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Georges Didi-Huberman Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait sur le vif In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée T. 106, N°2. 1994. pp. 383-432. Résumé Georges Didi-Huberman, Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait «sur le vif», p. 383-432. L'histoire de l'art, avec Vasari, s'est constituée sur un certain nombre de catégories - un grand nombre d'entre elles liées au problème de l'imitation -, exemplifiées par des légendes, des récits d'origine. À partir de la fiction du portrait «sur le vif» de Dante par Giotto, cet article tente de saisir la dimension mythique du savoir vasarien, et sa valeur stratégique : constituer un savoir (l'histoire de l'art elle-même) tout en censurant d'autres savoirs, que seule une anthropologie de la ressemblance peut restituer sur la base d'archives, de recoupements, d'inférences. Le contre-motif du portrait «sur le vif» selon Vasari est ici trouvé dans les portraits votifs de la Santissima Annunziata de Florence : médiévaux et non «renaissants», cultuels et non artistiques, indiciaires (c'est-à-dire obtenus par empreinte) et non (v. au verso) iconiques, ils constituent sans doute un véritable maillon manquant dans la compréhension de ce réalisme florentin du XVe siècle, dont le buste controversé, dit de Niccolò da Uzzano, au Bargello, représente un exemple particulièrement frappant. Citer ce document / Cite this document : Didi-Huberman Georges. Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait sur le vif. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée T. 106, N°2. 1994. pp. 383-432. doi : 10.3406/mefr.1994.4334 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9891_1994_num_106_2_4334

Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait sur le vif

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Page 1: Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait sur le vif

Georges Didi-Huberman

Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari :la légende du portrait sur le vifIn: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée T. 106, N°2. 1994. pp. 383-432.

RésuméGeorges Didi-Huberman, Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait «sur le vif», p.383-432.

L'histoire de l'art, avec Vasari, s'est constituée sur un certain nombre de catégories - un grand nombre d'entre elles liées auproblème de l'imitation -, exemplifiées par des légendes, des récits d'origine. À partir de la fiction du portrait «sur le vif» de Dantepar Giotto, cet article tente de saisir la dimension mythique du savoir vasarien, et sa valeur stratégique : constituer un savoir(l'histoire de l'art elle-même) tout en censurant d'autres savoirs, que seule une anthropologie de la ressemblance peut restituersur la base d'archives, de recoupements, d'inférences. Le contre-motif du portrait «sur le vif» selon Vasari est ici trouvé dans lesportraits votifs de la Santissima Annunziata de Florence : médiévaux et non «renaissants», cultuels et non artistiques, indiciaires(c'est-à-dire obtenus par empreinte) et non(v. au verso) iconiques, ils constituent sans doute un véritable maillon manquant dans la compréhension de ce réalisme florentindu XVe siècle, dont le buste controversé, dit de Niccolò da Uzzano, au Bargello, représente un exemple particulièrementfrappant.

Citer ce document / Cite this document :

Didi-Huberman Georges. Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait sur le vif. In:Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée T. 106, N°2. 1994. pp. 383-432.

doi : 10.3406/mefr.1994.4334

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9891_1994_num_106_2_4334

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HISTOIRE DE L'ART

GEORGES DIDI-HUBERMAN

RESSEMBLANCE MYTHIFIÉE ET RESSEMBLANCE OUBLIÉE CHEZ VASARI :

LA LÉGENDE DU PORTRAIT «SUR LE VIF»

La ressemblance inventée, ou l'évidence comme légende

La Renaissance florentine a l'insigne réputation d'avoir, dans le domaine des arts visuels, réinventé l'imitation, et restauré par là quelque chose comme un âge d'or de la ressemblance. Explorée, maîtrisée, glorifiée, la ressemblance - qui n'est après tout qu'une relation et qui, au dire exprès d'Aristote, devrait s'entendre toujours différemment, différentielle- ment, dans la mesure où les pratiques qui la visent « diffèrent entre elles de trois façons : ou elles imitent par des moyens différents, ou elles imitent des choses différentes, ou elles imitent d'une manière différente1» -, la ressemblance, donc, sera devenue dans le cadre de l'humanisme une chose superlative, un terme si je puis dire, à entendre dans les deux sens que ce mot admet en français.

La ressemblance fut un terme dans la mesure, d'abord, où elle se concrétisait à travers les objets toujours plus prodigieux d'un «naturalisme intégral2» dont le Quattrocento nous a laissé, surtout dans l'art du portrait, tant d'œuvres, tant de chefs-d'œuvre peints ou sculptés. Un emblème significatif de ce «naturalisme intégral» peut être trouvé dans une admirable sculpture florentine - un comble de la ressemblance, aimerait-on dire, que les historiens de l'art ne savent toujours pas s'il faut l'attribuer ou non à Donatello : c'est un buste en terre cuite polychrome, en grandeur naturelle, donné comme le portrait de Niccolo da Uzzano, citoyen illustre de Florence3 (fig. 1). Sa datation probable vers 1432 nous montre combien la

1 Aristote, La Poétique, I, 1447a, éd. et trad. J. Hardy, Paris, 1932 (6e éd. 1975), p. 29 (je souligne). Significatif pour nous, le fait que ce sont là, pratiquement, les premiers mots de notre premier grand traité d'esthétique en Occident.

2 Cf. par exemple A. Parronchi, // naturalismo integrale del primo Quattrocento (1967), dans Donatello e il potere, Florence-Bologne, 1980, p. 27-37.

3 Cf. notamment L. Planiscig, // busto del cosidetto Niccolo da Uzzano non è

MEFRIM - 106 - 1994 - 2, p. 383-432

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Renaissance florentine sut accéder précocement à un réalisme extraordinaire, que signe là un travail probablement réalisé «sur le vif». L'historien des styles risquera d'ailleurs de s'en trouver tout dérouté, habitué qu'il peut être au caractère plus «ouvragé» des orfèvreries ghibertiennes ou bien, symétriquement, à l'héroïsme plus schématique d'un Nanni di Banco. En face de cela, le buste donatellien, cinquante ou soixante ans avant les terres cuites de Guido Mazzoni4, nous montre combien Γ« absolue ressemblance» aura pu constituer, dès le premier tiers du XVe siècle, la revendication fondamentale d'une œuvre plastique.

La ressemblance apparaît donc bien ici comme le terme même du travail artistique : à entendre cette fois comme sa raison (sa cause formelle), son enjeu, comme la fin ultime (la cause finale) de toute une esthétique vouée corps et âme, si l'on ose dire, aux pouvoirs de l'imitation. Une telle situation, on le sait, ne faisait que commencer; depuis les traités d'art du Cinquecento jusqu'aux évidences impensées de beaucoup d'historiens de l'art, aujourd'hui, la ressemblance humaine - et, partant, humaniste - aura constitué une espèce d'axiome de base, une donnée absolue, évidente, inutile à démontrer, pour comprendre ou pour simplement appréhender la culture visuelle de toute une époque. Mais que l'art du Quattrocento soit massivement et incontestablement mimétique, cela autorise-t-il - métho- dologiquement - de traiter la ressemblance comme un terme substantia- lisé, un axiome non problématique, une fin en soi? Faire de la ressemblance un terme substantialisé, un axiome, une fin en soi, n'est-ce pas la meilleure façon d'oublier, avec la prudence méthodologique d'Aristote, la nature essentiellement différentielle, donc problématique, la nature essentiellement relationnelle et relative de toute ressemblance?

Faire de la ressemblance un terme, oublier peu à peu la complexité et l'inévidence de sa nature relationnelle, voilà pourtant qui fut l'œuvre d'une longue tradition, tendue entre l'histoire de l'art académique de Vasari - revendiquée comme humaniste - et l'histoire de l'art «scientifique» - elle

dovuto a Donatéllo, dans Firenze e il mondo, I, 1948, p. 35-37. H. W. Janson, The Sculpture of Donatéllo, Princeton, 1957, II, p. 237-240. M. G. Ciardi Duprè dal Pog- getto, Una nuova proposta per il «Niccolo da Uzza.no», dans Donatéllo e il suo tempo. Atti delWlII Convegno internazionale di studi sul Rinascimento, Florence, 1968, p. 283-289. P. Barocchi et G. Gaeta Bertela (dir.), Donatéllo, Niccolo da Uzzano, Florence, 1986, rendent l'œuvre à Donatéllo, sur la base de sa récente restauration. J. Pope-Hennesy (Donatéllo, trad. J. Bouniort, Paris, 1993, p. 140-143) aura fini par y reconnaître «l'évidence [de] la paternité de Donatéllo» (p. 142), tandis qu'A. Rose- nauer (Donatéllo, Milan, 1993, p. 319-320) l'attribue à Desiderio da Settignano.

4 Cf. A. Lugli, Guido Mazzoni e la rinascita della terracotta nel Quattrocento, Turin, 1990, qui, curieusement, ne fait aucun sort au buste donatellien.

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aussi revendiquée comme humaniste - d'un Panofsky5. L'enjeu de cette tradition fut de boucler un système, dans lequel devaient progressivement s'estomper les différences, se résoudre les conflits, se recoudre les déchirures. Un tel système rend aisé, devant le buste donatellien, de mettre en boucle - de faire ronronner ensemble, idéalement - ces deux évidences esthétiques que sont l'imitation de la nature et celle des Anciens. Quoi de plus évident, en effet, que l'imitation de la nature dans le buste de Niccolo da Uzzano? Il suffit d'admirer comment l'artiste poussa le souci naturaliste jusqu'à rendre très exactement un grain de la peau, le défaut d'une verrue sur la joue gauche, la forme singulière d'une oreille, et ainsi de suite. Mais quoi de plus évident aussi que cette imitation de l'Antiquité, qui complète harmonieusement la singularité visuelle de ce visage, l'idéalise et l'universalise, la réfère à une culture classique, bref place la ressemblance naturelle et humaine du bourgeois florentin sous l'autorité d'une ressemblance culturelle, c'est-à-dire humaniste'? Non seulement l'artiste a vêtu le personnage d'un drapé à l'antique, mais encore son choix formel général - un buste en grandeur naturelle - reprend de manière caractéristique, et pour la première fois sans doute dans la Renaissance florentine, un choix typique de la statuaire romaine6.

L'impératif de ressemblance apparaît ainsi résumé, bouclé dans un système simple - apparence sensible et idéalisation, présent et mémoire, nature et culture, singularité et universalité - qui, de plus, prétend historiquement rendre compte de son «invention» stylistique au Quattrocento. Ou plutôt de sa réinvention, puisque la notion même de «Renaissance» {rinascita) se fonde, on le sait bien, sur une ambivalence structurelle qui fait de toute modernité une origine comprise comme rupture (ce qui est renaissant est moderno, dans le vocabulaire humaniste, s'opposant à tout ce qui est vecchio, c'est-à-dire médiéval) - mais aussi, bien sûr, une origine comprise comme répétition, au regard de quoi ce qui est moderno sera compris comme équivalent de l'antico (d'où, chez Vasari par exemple,

5 Je me permets, sur cette tradition «humaniste» de l'histoire de l'art, de renvoyer à une réflexion antérieure : G. Didi-Huberman, Devant l'image. Question posée aux fins d'une histoire de l'art, Paris, 1990, p. 65-168.

6 J. Pope-Hennessy (The Portrait in the Renaissance, Washington, 1966 [Bol- lingen Series, XXXV-12], p. 72-86) évoque ce rapport, sans toutefois nommer le buste en question : car il résiste à en faire une œuvre de Donatello. Le problème est cependant repris, de façon bien plus approfondie, par J. Schuyler, Florentine Busts : Sculpted Portraiture in the Fifteenth Century, New York-Londres, 1976, p. 114-145. On pourra également consulter l'article de I. Lavin, On the Sources and Meaning of the Renaissance Portrait Bust, dans Art Quarterly, XXXIII, 1970, p. 207-226.

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l'abus d'expressions du genre anticamente moderno ou modernamente antico)1.

Et dans ce mouvement de l'histoire rêvée, dans ce grand mouvement dogmatique de l'origine comprise à la fois comme rupture et comme répétition, la ressemblance apparaissait bien comme «le terme» par excellence, la chose magique à retrouver, le trésor intemporel ou transhistorique que la nature - ou Dieu créant l'homme à son image - avait de tout temps donné aux hommes, qui devaient la découvrir et la mettre en œuvre dans l'Antiquité, qui devaient l'oublier au Moyen Âge, et qui devaient, enfin, la reconquérir à l'âge «moderne». Dans ce mouvement idéal - idéaliste - de l'histoire, la ressemblance jouait bien le rôle d'un terme magique et subs- tantialisé : terme des moyens, des origines et des fins dernières. Terme désignant ce qu'il fallait maîtriser pour produire une œuvre d'art au sens «moderne»; terme désignant l'origine même de cette production; terme désignant ce qu'il avait fallu retrouver comme sens d'origine pour retrouver un sens de fin, une teleologie des arts visuels en général, les arti del disegno.

C'est bien à Vasari surtout - mais pas à lui seul, évidemment - que l'on doit, en histoire de l'art, ce cadre général d'intelligibilité. Et c'est bien dans un tel cadre que fonctionnent encore nos façons spontanées d'appréhender la Renaissance comme cet âge plus-que-parfait où «ce que l'on imita bien signifiait clairement», où se conj oignirent harmonieusement l'illusion et l'allusion, la mimesis et l'iconologia; où donc l'imitation exacte d'un bourgeois florentin du XVe siècle pouvait signifier exactement l'imitation d'un grand style de l'Antiquité8... Parlant de Donatello, Vasari a d'ailleurs clairement indiqué dans quel cadre théorique devait, selon lui, se régler l'éloge du sculpteur - et l'on constate immédiatement, à le lire, combien sa volonté de conjoindre à toute force les deux ordres d'imitation lui fait produire un raisonnement assez étrange du point de vue historique :

«En somme, tout ce que fit Donato fut si admirable {tanto mirabile) que

7 G. Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad. dir. par A. Chastel, Paris, 1981-1988, VII, p. 190, etc. Cf. J. Rouchette, La Renaissance que nous a léguée Vasari, Paris, 1959, p. 98-100 et 187-193. On retrouve l'expression ailleurs au XVIe siècle, cf. A. Petrucci, Anticamente moderni e modernamente antichi, dans Libri, scrittura e pubblico nel Rinascimento, Bari, 1979, p. 21-36.

8 Cf. I. Lavin, On Illusion and Allusion in Italian Sixteenth-Century Portrait Busts, dans Proceedings of the American Philosophical Society, CXIX, 1975, p. 353-362. J'ai critiqué, d'un point de vue méthodologique, ce cercle de l'imitation et de la signification dans une communication au colloque du Centre Ettore Majorana (Enee, 1992), intitulée Imitation, représentation, fonction. Remarques sur un mythe épistémologique, dans les actes à paraître sous le titre Fonctions et usages des images dans l'Occident médiéval, Paris, 1995.

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l'on peut dire que, par son métier, son jugement et son savoir (in pratica, in giudizio ed in sapere), il fut l'un des premiers qui représentât l'art de la sculpture et du bon dessin chez les modernes (l'arte della scultura e del buon disegno nei moderni); il mérite d'autant plus notre attention qu'à son époque les antiquités n'étaient pas encore exhumées de la terre9».

Admirable invention, en effet : Donatelle» serait parvenu à imiter, en plus de la nature, un grand style d'autrefois qu'il n'avait même pas sous les yeux... Mais la difficulté logique de ce raisonnement comme la difficulté historique de cette «prescience» s'atténueront sans doute si nous acceptons de suivre plus littéralement la dynamique même du dogme vasarien. Quelle est donc cette dynamique? Rien de moins qu'une sorte de maturation nécessaire, biologique, organique : un processus par lequel la rinascita menait depuis un moment déjà son travail de restauration du buon disegno. Travail mené d'abord dans le domaine pictural (et ne voyons pas de contradiction à ce qu'un sculpteur puisse retrouver le buon disegno de sa discipline propre sur la base d'une leçon picturale, puisque le disegno donne précisément, chez Vasari, la notion cardinale de tous les arts visuels). Travail inauguré par ce héros, ce miracle vivant que fut Giotto.

Il suffit alors de relire les deux premiers paragraphes de la très célèbre Vie de Giotto, écrite par Vasari, pour comprendre que s'y joue vraiment un récit d'orìgine pour tout ce qui va, dans la suite, se nommer la Renaissance, le buon disegno, l'art «moderne»... Ce récit d'origine engageait une conception de l'histoire de l'art - dont nous sommes les héritiers trop souvent inconscients -, autant qu'un dogme esthétique. L'une et l'autre organisés, structurés, valorisés par une certaine idée ou un certain idéal, un certain fantasme de la ressemblance et de l'imitation. Mon hypothèse de lecture sera ici que les deux paragraphes en question proposent quelque chose de bien plus considérable qu'une anecdote, fût-elle importante, ou qu'un exemplum : ils proposent une légende, c'est-à-dire un récit inventé aux fins d'une transmission, d'un devoir-lire et d'un devoir-comprendre (comprendre ce qu'est la Renaissance, l'humanisme en peinture, l'art «moderne» en général). Et même ils proposent ou condensent quelque chose de plus considérable encore, quelque chose dont ils sont l'éclatant symptôme narratif : je veux dire un mythe - un mythe de l'imitation, un mythe de la ressemblance -, qui se repère notamment, outre dans son enjeu, dans la structure même du récit, en particulier dans les polarités remarquables qu'il fait surgir et fonctionner.

Mythique, ce passage l'est d'abord au sens le plus immédiat, dans la mesure où le récit d'origine donne à son objet explicite - l'imitation pictu-

9 G. Vasari, Les Vies, op. cit., III, p. 252.

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rale de la nature, soit quelque chose qui devrait normalement apparaître comme l'exercice même d'une immanence - le caractère fabuleux, surnaturel, non naturel, d'une «résurrection» héroïque guidée, agie par le doigt même de Dieu :

«Les peintres sont sous la dépendance de la nature : elle leur sert constamment de modèle; ils tirent parti de ses éléments les meilleurs et les plus beaux pour s'ingénier toujours à la copier et à l'imiter (contraffarla ed imitarla s'ingegnano sempre). Cette dépendance éternelle, c'est à Giotto, peintre de Florence, qu'on la doit. Après tant de guerres et de malheurs, les règles de la bonne peinture et de ses différentes techniques avaient été oubliées. Giotto seul, bien que né parmi des artistes médiocres, les ressuscita (risuscitò) et, par un don de Dieu (per dono di Dio), les ramena des erreurs où elles se perdaient vers une voie que l'on peut considérer comme la meilleure. Ce fut un vrai miracle (e veramente fu miracolo grandissimo) qu'une époque si grossière et si maladroite ait pu permettre à Giotto de faire revivre le dessin que les artistes de ce temps ignoraient presque totalement10».

On comprend déjà que cette forme de récit donnait à la conception de l'histoire, qui en était l'enjeu, la structure même d'un miracle, et au système esthétique, dont j'ai parlé plus haut, la même structure qu'une construction mythique. Comme dans tous les bons mythes, en effet, il est question — ici implicitement, mais partout ailleurs de façon éclatante - d'une origine, d'un âge d'or où tout fut d'abord donné, où tout était parfait (on appelle cela, faut-il le rappeler : l'Antiquité); puis d'une longue période transitoire, de sommeil voire de quasi-mort - une longue période tout à tour malheureuse ou coupable, «maladroite» ou «grossière» (e grossa et inetta, come l'écrit Vasari) -, dans laquelle nous reconnaissons les «temps obscurs» du Moyen Âge; et enfin, il est question de ce miracle de Renaissance ou de «résurrection», sous l'espèce d'un jeune héros qui va modifier tout seul le cours du monde.

Comme dans tous les bons mythes, il est encore question - cela se lit dans les mots qui suivent immédiatement - d'un état de nature, au cœur de cette «campagne à quatrorze milles de Florence», une bonne distance pour être à la fois très loin et très près de la capitale des arts. Là, le père de Giotto, «laboureur et homme inculte» («personne naturelle», dit exactement Vasari : lavoratore di terra e naturale persona) élève son enfant, «modestement, selon sa condition11». Il est même pratiquement question d'un état prélangagier : Y infans Giotto - le fanciullo, écrit Vasari - n'a pour

10 Id., ibid., II, p. 102. J'utilise, par commodité pour le lecteur, la traduction française en cours, dont on voit bien, sur ce seul passage, qu'elle n'est pas exempte d'imprécisions. Je ne corrige que les contre-sens.

11 Id., ibid., II, p. 102.

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l'instant que l'animalité pour réelle interlocutrice. Toute son existence se résume à «garder quelques moutons qu'il menait paître tantôt dans un pâturage, tantôt dans un autre», et il vit ainsi, dans l'insouciance, probablement dans l'ignorance que son insouciance même le prédestiné déjà à modifier le cours de l'histoire - plus encore : à inventer toute une histoire (cela qui se nomme «l'histoire de l'art moderne»). On pense vaguement au berger Paris avant que ne viennent le visiter quelques déesses l'enjoignant, lui aussi, d'inaugurer toute une histoire (une autre histoire de conflits, plus épiques et meurtriers certes que dans la précédente)12.

Mais l'insouciance du héros mythique ne se pense comme prédestination, ouverture d'une histoire, que dans la mesure où il s'agit d'une insouciance douée, dotée, déjà touchée du doigt divin : car il y a, «dans tous les actes encore enfantins» de Giotto (in tutti gl'atti ancora fanciulleschi), «une vivacité et une rapidité d'esprit extraordinaires», et surtout cette «inclination naturelle» {inclinazione della natura) qui le fait «passer son temps à dessiner sur les pierres, sur la terre ou le sable» - comme un artiste des origines13. Et je répète que le fanciullo, guidé par ce que Vasari nomme un peu plus loin Y istinto della natura, n'a vraiment que l'animalité pour réelle interlocutrice, dans la mesure où ce qu'il dessine, avec une simple pierre pointue, c'est d'abord et surtout cette fameuse brebis dont le merveilleux enfant, un jour que Cimabue passait par là, «tirait le portrait d'après nature, sans l'avoir appris de quiconque, si ce n'est de la nature elle-même» (ritraeva una pecora di naturale, senza avere imparato modo nessuno di ciò fare da altri che dalla natura)14.

Mais les bons mythes ne font pas que raconter l'origine naturelle des choses, fût-ce sur un mode héroïque. Ils racontent surtout les conversions de la nature à la culture, l'accès d'une origine naturelle au langage, l'invention d'un langage de l'origine historique, voire la perméabilité des éléments pourtant contradictoires de la nature et de la culture15. Là-dessus, à nou-

12 Cf. H. Damisch, Le Jugement de Paris. Iconologie analytique 1, Paris, 1992, p. 77-98.

13 G. Vasari, Les Vies, op. cit., II, p. 102 (traduction modifiée). 14 Id., ibid. (traduction modifiée). C'est dans la version de 1550 que Vasari

emploie, au lieu du mot natura, l'expression istinto della natura. 15 Cf. C. Lévi-Strauss, Mythologiques, I. Le cru et le cuit, Paris, 1964, p. 281 : «II

ne suffit donc pas de dire que, dans ces mythes, la nature, l'animalité, s'inversent en culture et en humanité. La nature et la culture, l'animalité et l'humanité, y deviennent mutuellement perméables. D'un règne à l'autre règne, on passe librement et sans obstacle : au lieu qu'un fossé existe entre les deux, ils se mêlent au point que chaque terme d'un des règnes évoque aussitôt un terme corrélatif dans l'autre règne, propre à le signifier comme il le signifie en retour. »

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veau, le récit vasarien ne déçoit pas : encore quelques lignes et, par une rigoureuse permutation narrative, c'est l'immense poète Dante Alighieri qui vient prendre la place de la modeste brebis. Place désormais culturelle et langagière; place désormais socialement prestigieuse; place désormais urbanisée et chronologiquement située dans la contemporanéité culturelle du peintre, bref dans la «modernité» de l'histoire. De la campagne de Ves- pignano à la cité de Florence - dont Giotto, comme on le sait bien, va devenir l'artiste majeur -, nous sommes passés d'un temps de l'origine naturelle à un temps de l'origine historique, et ce, grâce à une substitution «totémique», si je puis dire : à l'animal bêlant se substitue la haute figure d'un humain parlant, mieux, d'un humaniste écrivant et pensant. C'est lui désormais que Giotto va ritrarre di naturale pour inventer la Renaissance, et il ne le fera plus d'une pauvre pierre taillée, comme devant sa brebis, mais en usant de stylets, de pinceaux, de pigments préparés, sur d'imposants échafaudages.

«Il sut si bien imiter la nature {divenne così buono imitatore della natura) qu'il chassa complètement la ridicule manière grecque [c'est-à-dire byzantine]. Il ressuscita l'art de la belle peinture, telle que la pratiquent les peintres modernes {risuscitò la moderna e buona arte della pittura), en introduisant le portrait sur le vif {introducendo il ritrarre bene di naturale le persone vive), ce qui ne s'était pas fait depuis plus de deux cents ans. Si quelqu'un avait essayé, comme nous l'avons dit plus haut, personne depuis longtemps n'avait eu des résultats aussi bons et aussi heureux que Giotto. Parmi les portraits qu'il exécuta, on peut voir encore aujourd'hui, dans la chapelle du Podestat de Florence, celui de Dante Alighieri, son contemporain et ami très intime {coetaneo ed amico suo grandissimo), poète d'une célébrité comparable à celle de Giotto en peinture16».

La figure de Dante nous apparaît certes, sous la plume de Vasari, comme moins mythique que celle de la brebis. Elle est vraisemblable - mieux : elle semble vérifiée, comme nous Talions voir -, elle est en tout cas inscrite dans l'histoire, dans la contemporanéité effective de Giotto, et à ce titre elle semble faire franchir un seuil au texte vasarien, un seuil de vérité historique. Pourtant, l'appel au prestigieux poète en tant que premier grand «portraituré sur le vif» de cette rinascita moderna ne répond pas moins que la brebis à un enjeu narratif et théorique, qui se déploie ici de façon «dialectique», dans la mesure où il opère une authentique relève des éléments jusque-là engagés. Vasari laisse donc la brebis à ses pâturages, en

16 G. Vasari, Les Vies, op. cit., II, p. 104.

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nous faisant accéder de plain-pied au monde même de l'histoire des arts. Mais il n'abandonne pas ce pour quoi la brebis avait été d'abord introduite : il gardera donc la Nature, qu'il faut désormais écrire avec une majuscule, dans la mesure où l'origine naturelle - immédiate, bucolique, insouciante, «en soi» - de l'art giottesque se voit ici relevée, élevée au rang d'un principe fondamental : c'est maintenant d'une Nature médiatisée, d'une Nature vouée à l'Idée et au souci du progrès, qu'il sera question dans toute cette conception de l'histoire de l'art17.

S'agissant de Dante, l'enjeu narratif et théorique du texte vasarien se déploie donc, très logiquement, sur deux fronts complémentaires : il s'agissait d'abord de constituer l'autorité, la légitimation naturalistes de cette peinture ressemblante à son modèle parce que travaillant «sur le vif» (dal vivo) ou «d'après nature» (di naturale). Remarquons à ce propos l'insistance de Vasari, dans son texte sur Giotto, à qualifier et à surqualifier la notion de portrait qui lui semble ici corrélative de la Renaissance elle- même : le portrait devra être «d'après nature» (di naturale), il devra représenter des «personnes vivantes» (le persone vive), et c'est en cela même qu'il signera la renaissance du «bon portraire» (il ritrarre bene, ainsi qu'il peut être ailleurs question, chez Vasari, du buon disegno)™. Il s'agissait ensuite de constituer l'autorité, la légitimation humanistes de cette peinture analogue, voire ressemblante au grand art poétique de Dante lui-même. Le gain était considérable, puisque l'imitation optique de la Nature pouvait se conjuguer sans contradictions apparentes avec l'imitation rhétorique - par excellence non optique et non naturelle - de l'Antiquité idéale.

Voici donc un récit qui dispose ses éléments — les associe, les permute, les dialectise — de façon à résoudre certaines contradictions et à les projeter imaginairement dans un événement unique, cristallin, miraculeux, ou plus simplement prestigieux. Qu'est-ce là d'autre, sinon un mythe? Souvenons- nous que, pour l'anthropologue, une première caractéristique du récit mythique réside dans l'évocation et la construction d'un passé qui, nous dit

17 Sur Vidée vasarienne et la tradition idéaliste de l'histoire de l'art, retournée mais restaurée par E. Panofsky, cf. Devant l'image, op. cit., p. 92-94 et 153-168.

18 Notons que la traduction d'A. Chastel aura tout simplement renoncé à rendre cette très stratégique insistance, résumant toute l'expression (il ritrarre bene di naturale le persone vive) par les simples mots «portrait sur le vif». Et notons encore que, dans cette «surqualification» du portrait sur le vif, l'adjectif vive, dans l'expression rittrare bene (...) le persone vive, signifie doublement : il signifie le processus (à savoir qu'un bon portrait, c'est le portrait de quelqu'un de vivant, et non une représentation d'après son moulage funéraire, par exemple, ou d'après mémoire) et il signifie le résultat (à savoir qu'un bon portrait «semblera vivant» pour qui le regarde).

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Lévi-Strauss, vient s'appliquer «comme une grille sur la dimension du présent, afin d'y déchiffrer un sens», et même d'y prescrire des comportements, des attitudes, des conceptions idéologiques19. Or, Vasari ne fait rien d'autre lorsqu'il érige, c'est-à-dire construit de toutes pièces, la figure de Giotto selon l'héroïsme miraculeux d'un double retour à l'Antiquité classique - c'est ici la dimension memorative ou temporelle du mythe - et à la Nature bien imitée — et c'est ici la dimension intemporelle d'une prescription esthétique prenant valeur absolue, cette «dépendance éternelle» que Vasari convoque si bien au début de son récit20.

Peut-être comprendra-t-on mieux, à la lumière de cette double temporalité significative du mythe, pourquoi la Renaissance fut pensée comme une invention paradoxale, tout à la fois origine, rupture dans l'histoire, et retour à des choses originaires ou plutôt éternelles, dont la ressemblance - qu'elle fût modélisée par une idée de la Nature ou par un dogme chrétien de la Création - donnait à coup sûr un paradigme essentiel21.

La ressemblance mythifiée, ou la légende comme savoir

Bien que Dante soit un personnage incontestable et bien réel de l'histoire artistique du Trecento, force est de constater que, dans l'économie propre au récit vasarien, il assume la même fonction que la brebis, c'est-à- dire la fonction d'un opérateur narratif de mythification. Que semble nous dire Vasari, dans cette narration présentée sous les traits d'un témoignage historique, mais dont la valeur de légende - ainsi que de parabole esthétique - n'échappe à personne? Il semble nous dire que si chacun aujourd'hui, entendant prononcer le nom de Dante, voit immédiatement le fameux profil anguleux, les traits émaciés, le regard sévère et le fameux petit chapeau qui recouvre les oreilles - c'est au peintre Giotto qu'il le doit pour toujours, Giotto qui décida un beau matin d'inventer l'art moderne, en traçant «sur le vif» les traits de son insigne ami.

19 Cf. C. Lévi-Strauss, Le champ de l'anthropologie (1960), dans Anthropologie structurale deux, Paris, 1973, p. 11.

20 À travers l'usage de l'adverbe sempre («toujours»). Sur les deux aspects - temporel et intemporel — du mythe, cf. C. Lévi-Strauss, La structure des mythes (1955), dans Anthropologie structurale, Paris, 1958, p. 231, ainsi que J. Pouillon, La fonction mythique, dans Le temps de la réflexion, n° 1, 1980, p. 83-98.

21 Sur le dogme chrétien de la ressemblance - particulièrement chez les présco- lastiques -, cf. l'étude sérieuse, mais peu problématisée, de R. Javelet, Image et ressemblance au XIIe siècle de saint Anselme à Alain de Lille, Paris, 1967.

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C'est effectivement la fresque du Podestat de Florence - l'actuel Bargello - et son détail célèbre, parmi une foule d'Élus, dans un Jugement dernier, qui aura joué dans cette histoire le rôle d'un prototype iconographique pour toutes les représentations subséquentes du grand poète toscan (fig. 2-3) : par exemple celles d'Orcagna, d'Andréa del Castagno, de Domenico di Michelino, de Botticelli ou encore de Signorelli, sans compter les innombrables enluminures de manuscrits22. Mais la tradition iconographique est une chose, le portrait - si l'on en reste à la définition vasarienne - en est une autre. Parmi les dizaines ou les centaines de bustes qui constituent, dans l'Antiquité, l'iconographie d'Homère, aucun ne peut être retenu comme un portrait. L'iconographie n'a que sa propre tradition (soit : une généralité) pour réfèrent, tandis que le portrait est censé se référer à l'absolue singularité d'une persona viva, comme l'écrit Vasari. La question qui se pose avec Dante et la fresque du Bargello demeure donc de savoir s'il s'agit véritablement d'un portrait au sens où Vasari nous l'expose - et au sens où, aujourd'hui encore, le musée florentin l'expose aux yeux des touristes -, à savoir un témoignage mimétique direct, pris «sur le vif», du visus, de l'aspect visible, du visage vivant de Dante par son «ami très intime» Giotto di Bondone... Rien n'est moins sûr, en vérité.

Cette fresque fut invisible pendant bien longtemps : un badigeon blanc la recouvrait tout entière, à une époque où la chapelle du Podestat ne servait plus que de garde-manger pour la prison attenante. Mais, en 1839, quelques lecteurs dévots de Dante et quelques lecteurs attentifs de Vasari pensèrent à réparer cette «honte devant l'histoire23». On ôta tant bien que mal le badigeon de chaux, et bien sûr on reconnut très vite le fameux portrait. Son état, pourtant, était fort médiocre : fiché dans l'œil, un gros clou défigurait le visage tant recherché, la couleur était très abîmée, les lacunes nombreuses (fig. 4). Mais il y avait le profil, le chapeau caractéristique, le livre sous le bras. Tout cela fut donc «reconnu» - comme en psychologie de la forme on parle de «reconnaître» une «bonne forme», et comme en liturgie on parle de la recognitio d'une relique sainte -, puis tout cela fut restauré, sur le mode le plus arbitraire qui soit : l'œil fut repeint (mais plus

22 Sur les représentations de Dante, cf. principalement R.T. Holbrook, Portraits of Dante, from Giotto to Raphael : a Critical Study, with a Concise Iconography, Londres, 1911, ainsi que l'indispensable ouvrage de P. Brieger, M. Meiss et C. Singleton, Illuminated Manuscripts of the Divine Comedy, Princeton, 1969.

23 «[...] volendo riparare a tanta vergogna», comme l'écrit G. Milanesi dans son commentaire de G. Vasari, Le Vite de' più eccellenti pittori, scultori ed architettori (1878), Florence, 1906, I, p. 372, note.

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petit que ne le laissait supposer l'original, et plus près du nez); la bouche fut redessinée en tirant les commissures vers le bas, histoire de conformer l'image au traditionnel sdegno dantesque; et les couleurs elles-mêmes furent modifiées24.

Rien de tout cela n'empêche, probablement, que ce détail de fresque - à une époque où elle était visible de tous - ait pu jouer le rôle d'un prototype dans l'iconographie de Dante. Mais son statut de portrait, et surtout de portrait «sur le vif», fut rapidement mis en doute par quelques critiques rigoureux. Depuis Gaetano Milanesi - l'éditeur de Vasari - qui, en 1865, émit ses premières réserves dans une «Lettre ouverte au Ministère de l'Instruction publique25», jusqu'à Ernst Gombrich, auteur d'un article stimulant sur le sujet26, les historiens ont articulé, toujours plus clairement, un faisceau de présomptions critiques qui aboutissent toutes au même résultat : à savoir que ce fameux visage peint n'est pas un «portrait sur le vif» de Dante par son «contemporain et ami très intime» Giotto di Bondone...Sa nature

24 La fresque fut découverte le 21 juillet 1840, et sa restauration fut immédiatement l'objet de polémiques passionnées. Cf. R.T. Holbrook, Portraits of Dante, op. cit., p. 73-103. «An American, Mr. Wylde, Signor Bazzi and two Englishmen, Mr. Rich and the artist Seymour Kirkup, resolved 1840 to search for the portrait, agreeing to pay all the expenses, whether the researches were successful or not. The first portion uncovered brought to light the portrait of Dante, which was immediately and barbarously restored by Marini. A hole had been knocked in the eye of Dante, and Mr. Kirkup says : "I saw the Minister of Public Works directing Marini how to paint a new eye, and they made it between them, too small and too near to the nose. . . Not contented with that they painted the rest of the face to match the new eye. The figure was dressed in the three colors worn by Beatrice... These colors being to radical for the time, 1840, all danger was avoided by changing the green to chocolate color"». Cité par P. Barocchi et R. Bettarini dans leur édition de G. Vasari, Le Vite..., Florence, 1969, II (commento), p. 350-351.

25 G. Milanesi, Lettera al Ministro della pubblica istruzione, dans Giornale del Centenarìo di Dante, 1865, p. 17-38.

26 E.H. Gombrich, Giotto's Portrait of Dante?, dans The Burlington Magazine, CXXI, 1979, p. 471-483 (repris dans New Light on Old Masters. Studies in the Art of the Renaissance, IV, Oxford, 1986, p. 11-31). Sur cette fresque du Bargello, cf. d'autre part G.B. Cavalcaseli^ et J.A. Crowe, A History of Painting in Italy, New York, 1903, II, p. 48-58; R.T. Holbrook, Portraits of Dante, op. cit., p. 104-138; G.L. Passerini, // ritratto di Dante, Florence, 1921; Ο. Wulff, Das Dante Bildnis, dans Kunstchronik und Kunstmarkt, XXXII, 1921, p. 909-912. Une importante bibliographie est donnée par G. Previtali, Giotto e la sua bottega, Milan, 1967, p. 335-336. Pour les spéculations «anthropologiques» visant à comparer le «portrait» du Bargello avec la forme du crâne de Dante, cf. F.J. Mather Jr, The Portraits of Dante, Compared with the Measurements of his Skull and Reclassified, Princeton, 1921, et F. Frassetto, Dantis Ossa. La forma corporea di Dante. Scheletro, ritratti, maschere e busti, Bologne, 1933.

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mimétique, et donc sa «ressemblance», ne sont rien d'autre qu'une construction mythique transmise par Vasari.

Un mensonge de l'histoire, donc. Une fiction, dont on peut ainsi résumer les données principales : premièrement, cette fresque η 'est pas de Giotto. Elle n'est qu'une œuvre d'atelier, et d'ailleurs fort inégale dans son style; elle fut commanditée par le Podestat Fidemini da Verano (1336- 1338), à une époque où Giotto était peut-être déjà mort ou proche de mourir (janvier 1337), consacrant ses dernières forces au grand projet architectural du campanile de la cathédrale27. Deuxièmement, ce visage que représente le détail de fresque n'est pas de Dante, en tout cas pas de ce Dante «contemporain» et «vivant» dont veut nous convaincre Vasari. Pourquoi cela? Parce que Dante était mort depuis seize années environ; parce qu'il était absent de Florence depuis trente-cinq ans au moins. Banni en 1301, sa condamnation avait été renouvelée en 1315 : il risquait donc le bûcher s'il réapparaissait dans la cité, et des images d'infamie se chargeaient sans doute de le faire apparaître sur la façade des palais - mais humilié, pendu par les pieds28. Surtout, Dante ne pouvait que très impro- bablement figurer parmi les Élus d'un Jugement dernier commandité par le parti même - les Guelfes noirs - qui l'avait banni et condamné à mort. On pourrait ajouter un argument supplémentaire en notant que la fresque du Bargello ne correspond même pas physionomiquement aux rares descriptions contemporaines du poète, qui nous l'évoquent comme un homme portant la barbe29 ...

Les historiens sont enfin parvenus à la conclusion, plus cruelle encore pour notre légende, que Dante et Giotto ne se sont probablement jamais connus. Tout, en effet, séparait les deux hommes : le peintre fut un rouage manifeste de la politique théocratique romaine, honnie par Dante qui voua

27 Cf. G. Previtali, Giotto e la sua bottega, op. cit., p. 128-129. 28 Cf. E.H. Gombrich, Giotto's Portrait of Dante?, art. cit., p. 475, et surtout H.

Wieruszowski, Art and the Commune in the Time of Dante, dans Speculum, XIX, 1944, p. 21-22. Sur la pratique des images «infamantes», cf. G. Ortalli, La pittura infamante nei secoli XIII-XVI, Rome, 1979, et plus récemment S.Y. Edgerton, Pictures and Punishment. Art and Criminal Prosecution during the Florentine Renaissance, Ithaca-Londres, 1985.

29 Sur les descriptions anciennes de Dante, cf. R.T. Holbrook, Portraits of Dante, op. cit., p. 16-28. Les textes de Boccace et de Villani se trouvent réunis dans G.L. Passerini, Le Vite di Dante, scrìtte da Giovanni e Filippo Villani, da Giovanni Boccaccio, Leonardo Aretino e Giannozzo Manetti, Florence, 1917. Notons par ailleurs que le «portrait de Dante» a été repéré par quelques commentateurs sur un autre visage des fresques padouanes de Giotto (il porte, lui aussi, le chapeau bien connu, mais reconnaît-on quelqu'un à son chapeau?). Cf. G. De Logu et G. Marinelli, // ritratto nella pittura italiana, Bergame, 1975, I, p. 67.

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aux gémonies tous ceux qui protégeaient Giotto et lui passaient commandes de ses œuvres : le pape Boniface VIII, notamment, et cette famille Scrovegni, de Padoue, que Dante sans hésitation précipite dans l'Enfer des avaricieux30. Quant à la fameuse citation de Giotto, dans le onzième chant du Purgatoire - citation régulièrement invoquée pour en déduire une familiarité «humaniste» des deux artistes -, son contexte immédiat nous la restitue pour ce qu'elle est en vérité : une allusion lointaine et inamicale, qui se prononce sur la corniche de l'orgueil. Dante n'y parle, un tercet avant de nommer Giotto, que de la «vaine gloire des œuvres humaines» (oh vana gloria de l'umane possei)31.

Il y aura donc eu, quelque part entre l'exécution de cette fresque et le récit vasarien, la mise en place d'une mythification de l'histoire. Peu importe qu'elle soit ou non l'œuvre de Vasari lui-même; car elle ne l'est bien sûr pas32. Il ne fait que la reprendre, mais il fait beaucoup plus que la transmettre : il la fixe et la cristallise dans le premier monument de notre histoire de l'art moderne. Et même avec elle il fonde le discours moderne de l'histoire de l'art. Ce qui importe ici est de reconnaître dans ce mensonge partagé, transmis, peu à peu stabilisé et finalement érigé en tradition, en savoir - en «histoire de l'art» -, la dynamique même d'une construction mythique33. On a fait justice {actuellement de ce mythe, c'est- à-dire qu'on l'a critiqué au regard de l'exactitude historique; mais on ne l'a pas fait théoriquement^ . C'est-à-dire qu'on n'a pas encore éclairé l'enjeu, la

30 Cf. Dante, La Divine Comédie, Enfer, XVII, 64-75. Sur l'impossible rapport de Dante et de Giotto, cf. E. Battisti, Giotto, Genève, 1960, p. 21-25.

31 Cf. Dante, La Divine Comédie, Purgatoire, XI, 91. 32 Elle se trouve déjà chez Filippo Villani dans son Liber de civitatis Florentie

famosis civibus («Pinxit [Giotto] speculorum suffragio semetipsum, sibique contem- poraneum Dantem in tabula altaris capette Palatii Potestatis...» On voit que Villani ajoute ici le motif complémentaire de l'autoportrait, et qu'il parle à propos de Dante d'un retable plutôt que d'une fresque), et surtout dans L. Ghiberti, / Commentali (e. 1447), II, 6, éd. O. Molisani, Naples, 1947, p. 35 (qui donne une version encore différente). On la retrouve aussi, avant Vasari, dans le Libro di Antonio BUH, éd. F. Benedettucci, Rome, 1991, p. 39.

33 Cf. M. Détienne, Une mythologie sans illusion, dans Le Temps de la réflexion, 1, 1980, p. 58-60, qui parle du mythe dans les termes d'un savoir partagé, mémorisé, répété, varié.

34 Cf. par exemple A. Chastel, Giotto coetaneo di Dante (1963), dans Fables, formes, figures, Paris, 1978, 1, p. 377-386, qui n'a aucun mal à passer de la «légende» du portrait de Dante par Giotto à la «signification historique» où s'« atteste à Florence même l'existence du couple Dante-Giotto» (p. 384). Sur la tradition esthétique de ce «couple», cf. P.L. Rambaldi, Dante e Giotto nella letteratura artistica, dans Rivista d'arte, XIX, 1937, p. 286-348.

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stratégie même de ce mythe dans la construction vasarienne qui est, je le répète, la construction de notre histoire de l'art, celle dont nous avons hérité et dont nous continuerons de partager la mythologie tant que nous n'en aurons pas questionné et critiqué les évidences, les axiomes majeurs.

Que faudrait-il donc entreprendre, au-delà de la simple critique factuelle? Au regard de l'objet, c'est-à-dire de la fresque elle-même et des œuvres qui lui sont historiquement, iconographiquement associées - œuvres qui dessinent, à ce titre, comme l'arbre ou le tableau des versions de la légende -, il faudrait tenter de comprendre la mise en place, toujours plus impérieuse, d'un paradigme mythique instaurateur de ressemblance. Comprendre cela nous aiderait à dénouer les fils dans lesquels nous restons pris lorsque, devant la fresque du Bargello, nous «reconnaissons» le visage de Dante, sa ressemblance, oublieux du fait que Γ« impression de portrait» qui s'en dégage puissamment ne doit rien à de réelles différences syntagmatiques, in praesentia, par rapport aux autres visages qui l'entourent35. En réalité - et selon la loi d'un subtil paradoxe -, nous n'individualisons le visage de Dante que sous la contrainte d'une généralité, d'un paradigme in absentia : c'est-à-dire sous la contrainte implicite d'une série iconographique immense et bien attestée... mais bien postérieure à la fresque elle-même.

Ajoutons à cela que la restauration - c'est-à-dire l'état dans lequel nous voyons cette fresque aujourd'hui - aura très probablement contribué

35 Cette «impression de portrait» fournit la base - en général peu sûre - d'un très grand nombre d'interprétations en histoire de l'art. La certitude qu'elle induit trouve son expression naïve dans de nombreux textes du début du siècle, par exemple celui de R. de La Sizerannh, Les masques et les visages à Florence et au Louvre. Portraits célèbres de la Renaissance italienne, Paris, s.d. [la 2e édition porte la date de 1914] : «Auquel d'entre nous n'est-il pas arrivé, tandis qu'il regardait les peintures d'un musée ou les fresques d'une vieille église, d'apercevoir, parmi les têtes impersonnelles de saints, d'anges, de dieux, de nymphes ou de satyres, de spectateurs ou de bourreaux, une figure dont il s'est dit : "C'est un portrait!" Pourquoi? Il n'aurait su le dire, mais la chose ne faisait pour lui aucun doute. C'est qu'il avait reconnu, dans cette figure, des caractères tellement individuels, à ce point particuliers et, par là, si vivants, qu'il lui paraissait impossible que le peintre ait pu les tirer de son imagination, mais certain qu'il les avait pris "d'après le vif", comme on disait autrefois. Et il est probable qu'il ne se trompait pas.» (p. I) Mais cette certitude perdure, elle tend à faire de l'interprétation une compétence de «chasseurs de têtes», de «Sherlock Holmes». C'est là une réduction de la méthode iconologique, que l'on retrouve par exemple dans les tentatives de C. Ginzburg, par exemple dans Indagini su Piero. Il Battesimo, il ciclo di Arezzo, la Flagellazione di Urbino, Turin, 1981.

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à individualiser le fameux visage : une grande lacune continue de manger celui du donateur, devant lui, et, juste derrière lui, d'autres visages semblent s'estomper, n'ayant sans doute pas été restaurés avec la même application, le même genre de soin, la même intention. Pour finir, le détail déclaré «Dante» semblera s'avancer vers nous, nous faire signe, en appeler discrètement à ce qu'on le remarque. Comprendre ce détail pour ce qu'il est (un élément paradigmatique remarquable) et non pour ce qu'il se donne (un syntagme remarquable), c'est comprendre qu'une tradition historique externe à l'œuvre même - anachronique et étrangère au travail de l'artiste - aura progressivement focalisé notre attention sur lui en nous contraignant subtilement à y reconnaître d'évidence le visage de l'Alighieri. Comprendre ce visage pour ce qu'il est (un choix iconographique) et non pour ce qu'il se donne (un témoignage pris sur le vif), c'est comprendre qu'il fonctionne dans la fresque comme un détail construit, faisant lui-même partie de l'opération légendaire, du «devoir-lire», de la prescription referentielle : il n'est qu'un moment, certes privilégié, dans la véritable histoire construite, reconstruite, de notre art «moderne».

Il faudrait, pour analyser exactement cette construction, ce paradigme, restituer à quel moment et dans quelles conditions l'exigence se fit sentir d'associer à la figure de Dante - qui, donc, ne fut probablement jamais portraituré «sur le vif» de son vivant, si j'ose dire - un aspect reconnaissable, fût-il schématique, mais signalétique et «caractéristique» pour cela. Nous pouvons approximativement situer ce moment vers 1350-1360, soit une trentaine ou une quarantaine d'années après la mort du poète (ce qui revient à dire : quinze ou vingt-cinq ans après la mort de Giotto). Plusieurs signes à cette époque témoignent en effet d'une volonté de réhabilitation civique, moyennant quoi Dante se voit inclus dans les séries d'« hommes illustres», ces uomini famosi par lesquels chaque cité italienne - et Florence plus que toute autre — construisait ses propres légendes d'origine, ses propres généalogies héroïques, réelles ou exagérées, historiques ou allégoriques. Ces uomini famosi auront déterminé tout à la fois des productions littéraires, mêlant chroniques et textes d'éloges, et des productions iconographiques : telles, à Florence, celles de Santa Maria Novella, de Santa Croce ou du Palazzo Vecchio, dont les inscriptions furent composées par Coluccio Salutati lui-même36. En 1396, un projet fut engagé dans la cathédrale de Florence pour construire un monument sculpté qui devait réunir les dépouilles des poètes célèbres, Zanobi di Strada, Pétrarque, Boccace, et

36 Cf. T. Hankey, Salutati's Epigrams for the Palazzo Vecchio at Florence, dans

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Dante bien sûr; mais le monument ne fut jamais construit, et l'on sait que les efforts des Florentins pour récupérer le corps de Dante enseveli à Ravenne furent voués à l'échec. C'est donc un «mémorial peint37» — non un tombeau, mais un portrait imaginaire : la substitution elle-même est éclairante - qui signala aux citoyens de Florence la gloire posthume de Dante Alighieri. Réalisé entre 1413 et 1439 par Antonio Neri, il fut remplacé en 1465 par un grand panneau de Domenico di Michelino, que l'on peut encore admirer dans la cathédrale (fig. 5).

Il est inutile d'insister, dans tout ce processus, sur le rôle décisif joué par la référence humaniste et son cadre d'intelligibilité. Deux textes bien connus, parmi les très nombreux qui pourraient être versés à ce dossier, suffiront à rendre clair l'enjeu de telles galeries de portraits dans cette problématique de la gloire publique et civique. Le premier est un passage de Y Histoire naturelle où Pline évoque l'invention de ces «galeries d'hommes célèbres» destinées à orner les bibliothèques : «II n'est pas plus grande preuve de réussite pour un individu, écrit Pline, que celle-ci : que tout le monde -soit avide de connaître quel aspect il a présenté. À Rome, l'invention remonte à Asinius Pollion qui, en fondant le premier une bibliothèque, fit des génies que l'humanité a connus une propriété publique {ingenia hominum rem publicam fecit)3S».

L'autre texte est remarquable parce qu'il donne du premier - qui en est l'horizon - une version dal vivo ; et à ce titre il peut être considéré comme une étape décisive dans cette construction du paradigme de ressemblance que manifeste si complètement, si définitivement, le récit vasarien. Il s'agit d'une lettre de Pétrarque à Francesco Bruni, datant de 1362, et où le poète raconte complaisamment l'admiration que lui vouait Pandolfo Malatesta - à preuve : celui-ci avait envoyé un peintre devant lequel Pétrarque accepta

Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XXII, 1959, p. 363-365. Sur l'iconographie des uomini famosi au XIVe et au XVe siècles, cf. notamment T.E. Mommsen, Petrarch and the Decoration of the Sala Virorum Illustrium in Padua, dans The Art Bulletin, XXXIV, 1952, p. 95-116; I. Toesca, Gli «Uomini famosi» della Biblioteca Cockerell, dans Paragone, III, 1952, n° 25, p. 16-20; J. Alazard, Sur les hommes illustres, dans II mondo antico nel Rinascimento. Atti del V Convegno internazionale di studi sul Rinascimento, Florence, 1958, p. 275-277; R.L. Mode, Masolino, Uccello and the Orsini «Uomini famosi», dans The Burlington Magazine, CXIV, 1972, p. 369- 378; D. Arasse, Portrait, mémoire familiale et liturgie dynastique : Valerano-Hector au château de Manta, dans /Ζ ritratto e la memoria. Materiali 1, dir. A. Gentili, Rome, 1989, p. 93-112.

37 Comme le dit fort bien E.H. Gombrich, Giotto's Portrait of Dante?, art. cit., p. 483.

38 Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 10, éd. et trad. J.-M. Croisille, Paris, 1985, p. 40.

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de poser di naturale, afin que son admirateur pût lire ses œuvres sous le regard de son portrait39...

Le caractère littéraire de toute cette problématique n'est pas fortuit. Car il n'y a pas, dans cette histoire construite, d'image sans sa légende : il n'y a pas de paradigme mythique instaurateur de ressemblance sans un paradigme mythique instaurateur de signification. Celui-ci s'élabora, comme je l'ai suggéré, à partir des années 1350, date à laquelle nous trouvons, dans le Commentarìus ad Dantis Comoediam de Benvenuto da Imola, un récit assez comique sur la rencontre de Dante et de Giotto qui l'accueille chez lui, à Padoue : le poète s'y étonnant ironiquement du contraste qu'il remarque entre la beauté des «figures feintes» - c'est-à-dire peintes - de Giotto, et la laideur extrême de ses «figures vraies», c'est-à-dire de ses propres enfants... Remarque à laquelle Giotto répond, non moins ironiquement : «C'est que je peins le jour, et ne fabrique que la nuit {quia pingo de die, sed fingo de nocte)40». Mais l'anecdote, comme on s'en doute, n'était déjà qu'un topos littéraire : elle reprend littéralement un passage des Saturnales de Macrobe41, ce qui nous renseigne bien sur la construction d'emblée littéraire du couple Dante-Giotto, et du paradigme esthétique qui en fut l'enjeu ultime.

À l'autre bout de cette chaîne littéraire42, nous trouvons donc un récit qui, comme je l'ai suggéré, fixait durablement l'ensemble rhétorique et légendaire de ce rapport «vivant» entre Dante et Giotto. Pourquoi le récit vasarien devait-il fixer cet ensemble plus durablement que tout autre? Parce qu'il fut donné, non comme un simple exemplum à la façon antique, mais comme un moment de l'histoire vraie, un moment du «progrès artistique» rétrospectivement observable, pour l'œil «moderne» du Cinquecento, depuis le Trecento giottesque. Nous sommes là, désormais, dans

39 Pétrarque, Lettere senili, I, 6, éd. et trad, italienne G. Fracassetti, Florence, 1869, p. 55-57. Le récit évoque, toutes proportions gardées, la légende d'Abgar et du Mandylion. Retenons d'autre part l'expression de Gombrich à propos de ce récit : «In a sense this text might be regarded as the Foundation Charter of our National Portrait Gallery». E.H. Gombrich, Giotto's Portrait of Dante?, art. cit., p. 480.

40 Benvenuto da Imola, Commentarìus ad Dantis Comoediam (vers 1350), cité par J. von Schlosser, Quellenbuch zur Kunstgeschichte des abendländischen Mittelalters, Vienne, 1896 (rééd. Florence, 1992), p. 348-349.

41 Cf. Macrobe, Saturnales, II, 2, 10, éd. et trad. H. Bornecque, Paris, 1938, I, p. 260-261 : «Chez Mallius, qui passait à Rome pour le meilleur des peintres [de son temps], se trouvait dîner Servilius Geminus. S'apercevant que les enfants de son hôte étaient laids {deformes), il dit : "Tu ne réussis pas aussi bien, Mallius, en sculpture qu'en peinture!" À quoi Mallius répliqua : "C'est que je sculpte dans les ténèbres et que je peins à la lumière" (in tenebris enim fingo, inquit; luce pingo)».

42 Cf. les textes recensés par J. von Schlosser, Quellenbuch, op. cit., p. 348-383.

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l'élément du savoir historique. Et c'est la totalité systématique du monument vasarien, en particulier la coexistence d'un tel récit avec la description concrète des œuvres pour ainsi dire objectivement cataloguées de Giotto, qui confère à l'anecdote du portrait «sur le vif» un statut bien différent. Voilà pourquoi sa nature légendaire se camoufle si bien derrière l'évocation d'une œuvre bien réelle - la fresque du Bargello -, à laquelle on est évidemment tenté de croire, puisqu'elle existe, jusque dans son rôle probable de prototype iconographique.

Cet aspect discursif - avec la stratégie de légitimation qu'il met en place - est fondamental. Il nous oblige à penser l'opération mythificatrice menée par Vasari au-delà de sa simple mise en cause factuelle, et donc au- delà de son incontestable valeur d'illusion. Lorsqu'au XIVe siècle Pétrarque évoque les vultus viventes, les «visages vivants» d'un tableau, ou bien les signa spirantia, les «signes [ou les statues] qui respirent» et à qui «il ne manque que la parole» {vox sola deesi), il se réfère plus à une tradition rhétorique stratifiée dans sa bibliothèque qu'à une description concrète des processus mimétiques de l'art de son temps43. Il situe donc clairement son discours dans l'élément du topos littéraire. Mais, lorsqu'au XVIe siècle Vasari construit l'histoire encyclopédique - et dogmatiquement articulée - d'une Renaissance toscane comprise comme restauration du buon disegno mimétique, il se réfère désormais, en homme du métier, à un état concret de l'art de son temps, et notamment à des processus indubitables de portraits «sur le vif», tels qu'on peut les admirer chez Raphaël ou chez Bronzino, par exemple.

Vasari aura donc situé son discours dans l'élément du topos, et dans le dépassement même de cet élément. Un tel dépassement, c'est l'état contemporain des arts visuels qui, je le répète, le lui aura permis. État contemporain marqué, notamment, par la remarquable floraison d'une trattatistica, une «littérature d'art» qui, parallèlement à la floraison des Académies - un nombre considérable en aura vu le jour dans la seule péninsule italienne entre le XVe et le XVIe siècle -, tendait à constituer un véritable logos des arts visuels et des pratiques imitatives en général44. À mi-chemin de

«Pétrarque, Rime, LXXVII-LXXVIII, éd. F. Neri, Turin, 1953 (éd. 1960), p. 146-147; Familiarum rerum libri, XVI, 1, Epistole, éd. U. Dotti, Turin, 1978, p. 364-366.

44 Cf. J. von Schlosser, La Littérature artistique (1924), trad. J. Chavy, Paris, 1984, p. 251-453. P. Barocchi (dir.), Scritti d'arte del Cinquecento, VII. L'imitazione. Bellezza e grazia, proporzioni, misure, giudizio, Turin, 1979. S. Rossi, Dalle botteghe alle accademie. Realtà sociale e teorie artistiche a Firenze dal XIV al XVI secolo, Milan, 1980.

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Pétrarque et de Vasari, le De pictura d'Alberti avait fait de la ressemblance une prescription théorique et pratique clairement articulée, demandant au peintre d'« observer la nature» (naturam intueamur), de «la regarder longtemps et avec soin» (diuque ac diligentissime spectemus), pour finalement «s'attacher à l'imiter en cela avec tout le soin et la réflexion possible» (in qua imitanda omni cogitatione et cura)45.

On comprend mieux, désormais, pourquoi l'épisode du portrait de Dante, dans la Vie de Giotto, occupe une position si cruciale : c'est qu'il occupe une position non seulement originaire, mais encore médiatrice et dialectique. Il résoud - à sa façon - un certain nombre de contradictions. D'un côté, en effet, il perpétue une tradition rhétorique qui fait du récit entier un topos caractéristique de la littérature humaniste. Ce que Vasari raconte de Giotto et de son portrait de Dante exécuté dal vivo - parce que c'est à Giotto qu'il veut remettre la palme de l'inventeur de la Renaissance -, d'autres l'avaient raconté de Cimabue traçant dal vivo le portrait de saint François, et d'autres encore l'avaient raconté de Simone Martini traçant dal vivo le portrait de Pétrarque46. Mais, d'un autre côté (et là réside l'aspect dialectique de cette opération), la forme de cette légende produit une forme de savoir : en transmettant un topos, Vasari nous a tout de même fait passer dans un champ discursif nouveau, le logos de la première histoire de l'art humaniste, où le portrait «sur le vif» aura effectivement joué un rôle déterminant.

Une forme de légende produit une forme de savoir : comprenons cet apparent paradoxe en constatant que Vasari ne s'est pas contenté de faire du portrait un récit d'origine, puis un genre par excellence de l'époque renaissante et de la performativité mimétique des «peintres modernes», comme il dit. Vasari a fait bien plus : il a fait du portrait sa méthode de travail historique et la forme même de son propre discours. L'élaboration des Vies, sur une trentaine d'années de travail47, s'identifie comme on le sait avec la constitution d'une véritable galerie de portraits - ceux des artistes dont il s'agissait de raconter les vies - surajoutés aux dessins de sa fameuse collection, qui lui servait en quelque sorte de «fichier» documentaire, de

45L.B. Alberti, De pictura, II, 35, trad. J.L. Schefer, Paris, 1992, p. 159-161. 46 Cf. J. von Schlosser, La Littérature artistique, op. cit., p. 90-91. 47 Dans sa dédicace à Cosme de Médicis (1550), Vasari souligne que l'ouvrage a

nécessité dix ans de préparation, et concède pourtant qu'il ne s'agit encore là que d'un «travail informe». Ce «travail informe» attendra encore dix-huit ans l'édition définitive (Giunti, 1568). Cf. G. Vasari, Les Vies, op. cit., I, p. 41-45, ainsi que R. Bet- tarini, Vasari scrittore : corne la Torrentiana diventò Giuntina, dans // Vasari storiografo e artista. Atti del Congresso internazionale nel IV Centenario della morte (1974), Florence, p. 485-500.

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base concrète pour toute son entreprise48 (fig. 6). Convertissant ces petits portraits en xylographies pour l'édition giuntina de 1568 (fig. 7), Vasari tenta même de concilier l'inconciliable, c'est-à-dire l'incertitude intrinsèque de ces portraits - leur hypothétique ressemblance, dans la majorité des cas -, avec les critères qu'il exigeait par ailleurs de tout portrait authentique : à savoir qu'il fût dal vero et di naturale :

«Si les portraits en effigie que j'ai placés dans l'ouvrage, en grande partie grâce à l'aide de Votre Excellence, ne sont pas toujours très fidèles {non sono alcuna volta ben simili al vero), et s'ils ne possèdent pas ce don de ressemblance qu'avec sa vivacité apporte la couleur {e non tutti hanno quella proprietà e simiglianza che suoi dare la vivezza de' colori), il n'en est pas moins vrai que le dessin des traits a été pris sur le modèle et ne manque pas de naturel {non è però che il disegno ed i lineamenti non sieno stati tolti dal vero, e non siano e propri e naturali); beaucoup m'ont été envoyés par des amis, de divers endroits, et tous n'ont pas été habilement dessinés49».

Souvenons-nous que la galerie des portraits qui auront fini par servir de frontispices à chacune des Vies se référait explicitement à la collection humaniste d'uomini famosi constituée par Paolo Giovio dans sa villa du lac de Corne - elle-même informée, bien sûr, par la référence plinienne évoquée plus haut50. Souvenons-nous aussi du célèbre «corridor de Vasari», construit pour Cosme 1er (le dédicataire des Vies), et qui prolonge les Offices jusqu'au Palais Pitti en ayant fini par faire office, justement, d'un musée de portraits qui compte aujourd'hui encore quelque chose comme sept cents œuvres (fig. 8). Souvenons-nous enfin que l'enjeu de tout cela, dans l'esprit même de Vasari, n'était rien d'autre que de constituer le discours même de l'histoire de l'art comme une galerie de portraits littéraires, une collection généalogique - voire épique, et souvent mythologique quoique souvent précise - d'individualités héroïques dont les frontispices de l'édition giuntina, une fois de plus, attestent toute l'importance stratégique51. Le genre massivement monographique et «périodique» de nos

48 Cf. E. Panofsky, Le feuillet initial du Libro de Vasari, ou le style gothique vu de la Renaissance italienne (1930), dans L'Œuvre d'art et ses significations, trad. M. et B. Teyssèdre, Paris, 1969, p. 137-187. L. Collobi Ragghianti, /Ζ Libro de' Disegni del Vasari, Florence, 1974.

49 G. Vasari, Les Vies, op. cit., I, p. 44. 50 Cf. W. Prinz, Vasari Sammlung von Kunstlerbildnissen. Mit einem kritischen

Verzeichnis der 144 Vitenbildnisse in der zweiten Ausgabe der Lebensbeschreibungen von 1568, supplément aux Mitteilungen des Kunsthistorischen Instituts in Florenz, XII, 1966. R. Pavoni, Paolo Giovio et son musée de portraits : à propos d'une exposition, dans Gazette des beaux-arts, CV, 1985, p. 109-116.

51 Cf. J. Kliemann, Le xilografie delle Vite del Vasari nelle edizioni del 1550 e del

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expositions, de nos livres d'art aujourd'hui, constituant quant à lui le legs le plus évident, c'est-à-dire le plus impensé, de cette stratégie fondatrice.

Le portrait «sur le vif» aura donc bien été le genre totémique et initiatique d'une Renaissance de l'histoire de l'art (au sens de la Geschichte der Kunst) - mais c'était pour faire du portrait, symétriquement, le genre épis- témique privilégié d'une histoire de l'art (au sens de la Kunstgeschichte) elle-même en train de naître ou de renaître. Le paradoxe consistant bien dans le fait que le point de vue «épistémique» et vérifié - le portrait «sur le vif» comme genre par excellence de la Renaissance picturale - se basait sur un point de vue «totémique» parfaitement affabulateur, développant en particulier un exemple princeps et prestigieux du ritrarre bene di naturale le persone vive... qui n'était en réalité ni dal vivo, ni di naturale, ni donc bene ritratto. Nombre d'anecdotes vasariennes revêtent ce statut de constructions mythico-épistémiques, valant à la fois comme mensonges, modèles rhétoriques de l'histoire (en tant que déroulement temporel de l'art), et comme savoirs, modèles gnoséologiques de l'histoire (en tant que discours sur l'évolution artistique).

Une forme de légende produit une forme de savoir : cela nous dit la fragilité intrinsèque de ce savoir - l'histoire de l'art -, originairement marqué par l'affabulation, le constant désir de légitimation, l'essentielle composante courtisane, voire opportuniste52. Cela nous dit, réciproquement, la prégnance remarquable de cette structure légendaire, qui ne s'est pas contentée de détourner des savoirs, mais qui en a produit de nouveaux, et d'authentiques; qui ne s'est pas contentée de détourner des faits, mais qui a produit et ordonné la facticité même - au double sens du mot - de l'art académique depuis le XVIe siècle. Car les légendes, qui transforment les faits (du point de vue de l'historien) se rendent capables de produire elles-mêmes de nouveaux faits, de constituer elles-mêmes de nouveaux ordres de faits (du point de vue de l'anthropologue). C'est bien leur efficacité, voire leur efficacité épistémique - ce qui ne veut pas dire leur vérité - qu'il faut interroger en ce contexte.

Et s'il faut continuer de nommer mythe (en un sens décidément non platonicien) cet ensemble étonnant qui conjoint à l'affabulation du mythos (au sens platonicien) la construction humaniste d'un topos et la valeur gno- séologique d'un logos - c'est que, pour l'anthropologue, une seconde caractéristique du mythe consiste à fournir ce que Lévi-Strauss nomme très bien

1568, dans Giorgio Vasari. Principi, letterati e artisti nelle carte di G. Vasari, Florence, 1981, p. 237-242.

52 Sur cet aspect de l'histoire vasarienne, cf. G. Didi-Huberman, Devant l'image, op. cit., p. 21-103.

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une matrice d'intelligibilité, capable d'articuler faits et fables, tableaux descriptifs et récits allégoriques, savoirs concrets et croyances extravagantes, tous ordres de réalités hétérogènes compatibilisés dans la grille mythique elle-même :

«Un mythe propose une grille, définissable seulement par ses règles de construction. Pour les participants à la culture dont relève le mythe, cette grille confère un sens, non au mythe lui-même, mais à tout le reste : c'est-à- dire aux images du monde, de la société et de son histoire dont les membres du groupe ont plus ou moins clairement conscience, ainsi que des interrogations que leur lancent ces divers objets. En général, ces données éparses échouent à se rejoindre, et le plus souvent elles se heurtent. La matrice d'intelligibilité fournie par le mythe permet de les articuler en un tout cohérent53».

Voilà pourquoi une forme de légende aura su se rendre capable de produire une forme de savoir. L'histoire de l'art vasarienne est tout cela en même temps, elle est ce mouvement même.

La ressemblance oubliée, ou le savoir comme censure

Mais qu'une forme de légende ait su se rendre capable de produire une forme de savoir - cela ne répond pas jusqu'au bout à notre question de départ, cela ne fait au contraire que démultiplier le questionnement. Pourquoi cette légende? À quoi exactement, dans le portrait de Dante par Giotto, fallait-il nous faire croire? Au caractère «vivant» de la mimèsis moderne, dont Vasari, bien au-delà des signa spirantia pétrarquiens, ne cesse de nous rabattre les oreilles54? On dit assez couramment que l'imitation est productrice de croyance55 - croire à ce qu'on voit, oublier la ressemblance comme relation, écraser voluptueusement le signe de ressem-

53 C. Lévi-Strauss, Les leçons de la linguistique (1976), dans Le Regard éloigné, Paris, 1983, p. 199-200. Cf. également Id., «La structure des mythes», art. cit., p. 254-255 (sur la mise en question de l'opposition entre pensée mythique et pensée positive); Id., De la possibilité mythique à l'existence sociale (1982), dans Le Regard éloigné, op. cit., p. 215-217 et 220-221 (sur le mythe comme tableau de règles et réponses à des questions), etc.

54 Cf. R. Le Molle, Georges Vasari et le vocabulaire de la critique d'art dans les «Vies», Grenoble, 1988, p. 99-155, qui recense les mille et une variations vasariennes sur la rhétorique du par che spiri, ou du tanto vivamente che non gli manca altro che il fiotto stesso...

55 Cf. K.L. Walton, Mimesis as Make-Believe. On the Foundations of the Representational Arts, Cambridge, (Mass.), 1990, et surtout le livre de D. Freedberg, The Power of Images. Studies in the History and Theory of Response, Chicago-Londres, 1989.

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blance sur son réfèrent, bref, faire du signe une chose vivante, ce qui est le contraire du signe (qui n'est ni une chose à strictement parler, ni vivant, ce qui ne l'empêche pas, bien sûr, de constituer une relation efficace) . . . Mais ne faudrait-il pas poser, devant la récurrence et même la débauche d'expressions de ce style, depuis Pétrarque jusqu'à Vasari et au-delà, la question introduite par l'historien Paul Veyne à propos de la mythologie grecque56? Les hommes de la Renaissance, les humanistes familiers de la rhétorique classique ont-ils vraiment cru aux pouvoirs «vivants» de l'imitation? Du moins y ont-ils cru dans les termes ou plutôt dans les détours - les topoï — à travers lesquels ils l'exprimaient?

Et encore, pourquoi cette légende? S'agissait-il simplement, comme on est tenté de le supposer, de reculer chronologiquement la notion de Renaissance - ou de «modernité» - à Giotto, alors qu'en général l'esthétique giot- tesque des visages demeure rétive à la pratique même du portrait «sur le vif»57? Vasari avait probablement intérêt, pour les besoins de sa périodisa- tion bien tranchée, à réduire les flottements stylistiques de ce Trecento encore médiéval et pourtant si novateur; si le système vasarien exigeait que la Renaissance fût une rìnascita du portrait «sur le vif», alors il fallait bien que le proto-héros de cette Renaissance fût l'introducteur en peinture du portrait «sur le vif»... Mais la légende vasarienne consiste-t-elle seulement à mettre des portraits «sur le vif» là où il n'y en avait pas, là où il n'y en avait pas encore, c'est-à-dire au Trecento? Cette légende ne fut-elle inventée ou utilisée que pour combler un vide, une absence? Ou bien, au contraire, pour camoufler, avec l'écran Giotto, autre chose, d'autres choses, d'autres genres d'objets?

J'ai parlé plus haut du portrait «sur le vif» comme d'un genre toté- mique de l'histoire vasarienne. Comme on a placé de grands totems à l'en-

56 Cf. P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes? Essai sur l'imagination constituante, Paris, 1983.

57 C'est la conclusion à laquelle semblait parvenir Warburg lorsqu'il opposait le cycle giottesque de la chapelle Bardi, à Santa Croce (Florence) - cycle dénué, disait-il, de «puissance temporelle» et d'« enveloppe charnelle» - au cycle de la chapelle Sassetti, peint par Ghirlandaio, entre 1480 et 1486, dans l'église de Santa Trinità, et où l'iconographie franciscaine se voit investie et presque étouffée par une théorie de portraits qui «transforme l'image des "pauvres éternels" de la légende en un objet d'apparat appartenant à l'aristocratie des riches commerçants florentins». A. Warburg, L'art du portrait et la bourgeoisie florentine. Domenico Ghirlandaio à Santa Trinità. Les portraits de Laurent de Médicis et de son entourage (1902), trad. S. Müller, dans Essais florentins, Paris, 1990, p. 105-106. Le cas de la chapelle Scrovegni (avec son système portrait-tombeau) est évidemment à considérer différemment.

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trée du Musée de l'Homme, on dispose souvent de beaux portraits à l'entrée des salles Renaissance de nos musées, ou sur la couverture de nos livres d'art consacrés à cette période. Parler de «totem», ce n'est ici qu'user d'une comparaison méthodologique (et non ethnologique au sens strict, encore que l'opérativité du concept demanderait à être interrogée plus avant). C'est tenter de donner un cadre à la question épineuse du mode d'existence de tout ce dont nous parle Vasari. Car le portrait «sur le vif» existe bien, et de façon aussi surabondante et emblématique dans les arts visuels de la Renaissance, que les totems existent bien dans les villages océaniens comme autant d'emblèmes, claniques ou non. Mais le portrait «sur le vif» n'existe pas au sens où Vasari veut nous le faire entendre dans le système discursif et historique qu'il met en place. Il n'existe pas plus que n'a existé le «totémisme» du XIXe siècle, celui de J.F. Me Lennan ou de J.G. Frazer : il n'est évident et spectaculaire que comme la «grande hystérie» de Charcot fut évidente et spectaculaire - soit comme la fantastique mise en scène qu'un savoir se donnait de lui-même58. Il serait donc comme la ressemblance hystérisée, le spectacle légendaire mis en scène autoritairement et efficacement par un discours en train de chercher les principes de sa fondation59. Il ne correspond en réalité qu'à un choix discursif, théorique : le choix de «certaines modalités arbitrairement isolées d'un système formel [entendons : un système formel bien plus large] dont la fonction est de garantir la convertibilité idéale de différents niveaux de la réalité sociale60».

Car c'est bien à un isolement arbitraire que Vasari procéda avec sa notion de portrait «sur le vif» : d'une part, il réduisait l'activité mimétique à une affaire qui fût interne, spécifique à l'histoire de l'art - et il faut bien

58 Je me permets cette association dans la mesure où c'est à travers elle précisément que Lévi-Strauss engage les toutes premières lignes de sa critique du totémisme : «II en est du totémisme comme de l'hystérie. Quand on s'est avisé de douter qu'on pût arbitrairement isoler certains phénomènes et les grouper entre eux, pour en faire les signes diagnostiques d'une maladie ou d'une institution objective, les symptômes mêmes ont disparu, ou se sont montrés rebelles aux interprétations unifiantes.» C. Lévi-Strauss, Le totérmsme aujourd'hui, Paris, 1962, p. 5.

59 Sur la «légende de l'hystérie» et le rôle des «manipulations de la ressemblance» dans la fondation du savoir psychopathologique au XLXe siècle, cf. G. Didi- Huberman, Invention de l'hystérie. Charcot et l'Iconographie photographique de la Sal- pêtrière, Paris, 1982 et, plus récemment, J. Carroy, Hypnose, suggestion et psychologie. L'invention de sujets, Paris, 1991.

60 C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, 1962, p. 96.

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avouer que cette attitude prévaut encore souvent -, c'est-à-dire aux enjeux esthétiques et humanistes d'une modernité consciente de son travail de «restauration du buon disegno». D'autre part, il réduisait les ressemblances produites à des termes substantialisés, comme je le suggérais au départ : des chefs-d'œuvre à produire - et auxquels «il ne manquerait que la voix» -, des enjeux esthétiques à concrétiser. Moyennant quoi, Vasari aura été contraint de faire du portrait un mythe au sens trivial du terme, c'est-à-dire une invention, une affabulation, une légende.

Comprendre le « totémisme » vasarien de l'imitation - et, au-delà, celui de toute la trattatistica académique du XVIe siècle -, cela reviendrait donc logiquement à rompre cet isolement arbitraire où reste tenue la notion de portrait lorsqu'elle est envisagée comme pur et simple genre des beaux- arts. Cela reviendrait à élargir la compréhension du «système formel» et social dont le portrait, de Giotto à Titien, ne fut sans doute qu'un élément parmi d'autres. Bref, cela reviendrait à envisager jusqu'au bout la ressemblance comme une relation — ou plutôt comme un ensemble de relations — anthropologiquement déterminée. Faire l'histoire de l'art du portrait, aujourd'hui, ce ne peut être qu'inclure cette histoire des objets d'art dans le cadre autrement complexe, tout à la fois synchronique et diachronique, pour reprendre les expressions classiques du structuralisme, d'une anthropologie de la ressemblance. Façon de comprendre le portrait - et, au fond, la mimesis elle-même - comme porté par un mythe, cette fois-ci au sens non trivial du mot : au sens d'un ensemble de relations multiformes, convertibles, transformables, qui engage de part en part la construction d'une poétique visuelle, non sur la base d'un «terme» ou d'un axiome esthétique énoncé dans quelque traité humaniste, mais sur la base d'une véritable heuristique formelle : soit un champ extrêmement large de relations possibles expérimentées dans la longue durée comme dans la «microhistoire», dans le style d'une époque entière comme dans chaque œuvre singulière. L'étude précise - matérielle et formelle - de cette construction devant, dans le meilleur des cas, nous permettre de mieux comprendre comment les hommes de la Renaissance ont pu «croire» aux pouvoirs de l'imitation, et comment ils ont réifié, œuvré cette croyance, dans ce genre d'objets que l'on nomme des portraits.

Mais revenons une fois encore à la légende vasarienne elle-même, et à l'enjeu de sa propre construction. Nous en sommes arrivés à l'hypothèse que cette légende avait produit, par le biais du portrait de Dante par Giotto, un totem caractéristique et prestigieux de la ressemblance humaniste : naturelle et culturelle, moderne et originaire, picturale et guidée par l'Idée d'un buon disegno - «vivante» enfin. Cette hypothèse appelle dès lors une question nouvelle : qu'est-ce qui, dans cette assumption glorieuse du buon

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Fig. 1 - Donatello, Buste de Niccolo da Uzzano, vers 1432. Terre cuite polychrome. Florence, Museo nazionale del Bargello. Photo A. Fleischer.

MEFRIM 1994, 2 28

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Fig. 2 - Atelier de Giotto, Jugement dernier, vers 1336-1338. Fresque. Florence, Chapelle du Podestat, Museo nazionale del Bargello. Photo Alinari.

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Fig. 3 - Atelier de Giotto, Jugement dernier, vers 1336-1338. Fresque (détail du «portrait» de Dante). Florence, Chapelle du Podestat, Museo nazionale del Bargello.

Photo Alinari.

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Illustration non autorisée à la diffusion Fig. 4 - G.B. Cavalcaselle, Le «portrait de Dante» avant sa restauration, 1840. Dessin à la plume et au crayon. Venise, Biblioteca Marciana (Codl. It. IV 2040 [12281]). Inscriptions : «[à droite] n. 1 sagoma del cappuggio copito da quella del calco fatto dal signor Kir- kup sopra l'originale prima del restauro. Questa sagoma combinerebbe colle operazioni che io avevo già fatto al Bargello, [à gauche] Cappuccio di Dante come credo fosse stato in origine n. 2 parte del cappuccio rosso di Dante r

ipassata ο rifatta e contorni alterati n. 5».

Fig. 5 - Domenico di Michelino, Dante illuminant la ville de Florence avec sa Divine Comédie, 1465. Tempéra sur panneau. Florence, Santa Maria del Fiore.

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Fig. 6 - G. Vasari, Libro de' Disegni, XVIe siècle. Dessin (encadrement et «portrait») encadrant un dessin de Spinello Aretino (attribué par Vasari à Cimabue). Paris, Bibliothèque de

l'École nationale supérieure des Beaux- Arts.

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Fig. 7 - G. Vasari, Portrait de Giotto, 1568. Xylographie servant de frontispice à la Vie de

Giotto.

Fig. 8 - G. Vasari, Le «corridor de Vasari», XVIe siècle. Florence (entre les Offices et le Palais Pitti).

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Fig. 9 - Schéma correspondant aux chapitres CLXXXI à CLXXXV du Libro dell'arte de Cennino Cennini.

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Fig. 10 - Schéma correspondant aux chapitres CLXXXI à CLXXXV du Libro dell'arte de Cennino Cennini. D'après D.V. Thompson, 1933.

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Fig. 11 - Anonyme florentin, Buste de Laurent de Médicis, début du XVIe siècle. Terre cuite polychrome. Washington, National Gallery of Art (Samuel H. Kress Collection).

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Fig. 12 - Donatello, Buste de Niccolo da lizzano, vers 1432. Terre cuite polychrome. Florence, Museo nazionale del Bargello (détail). Photo G.D.-H.

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Fig. 13 - Donatello, Buste de Niccolo da Uzzano, vers 1432. Terre cuite polychrome. Florence, Museo nazionale del Bargello (détail). Photo G.D.-H.

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Fig. 14 - Anonyme florentin, Buste de femme, XVe siècle. Bronze. Florence, Museo nazionale del Bargello (autrefois attribué à Donatello et référé à Ginevra Cavalcanti, femme de Laurent de Médicis). Photo Alinari.

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Fig. 15 - Anonyme florentin, Masque funéraire de Laurent de Médicis, 1492. Plâtre. Florence, Società Colombaria. Photo Alinari.

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Fig. 16 - G. Vasari, Portrait de Laurent de Médicis, vers 1534. Huile sur toile. Florence, Offices. Photo Alinari.

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Fig. 17 - Cigoli, Écorché, 1600. Bronze. Florence, Museo nazionale del Bargello. D'après un original en cire. Photo Alinari.

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Fig. 18 - G. Zumbo, Tête anatomique, fin du XVIIe siècle. Cire polych Florence, Museo della Specola.

rome.

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disegno humaniste61, qu'est-ce qui dans cette légende a été rejeté, censuré, exclus, anathémisé? Avec cette légende un savoir nouveau est né : notre propre discipline de l'histoire de l'art. Mais ce savoir nouveau n'a-t-il pas dû sa propre naissance à l'éradication d'un savoir plus ancien, d'un autre genre de savoir? Si cette légende a eu d'incontestables effets de connaissance, qu'est-ce donc que cette connaissance a voulu méconnaître? Qu'est-ce que cette nouvelle tradition a voulu oublier? Bref, si le portrait «sur le vif» de Dante par Giotto est un totem de l'histoire vasarienne, de quoi est-ce alors le tabou! Qu'est-ce que Vasari, en transmettant cette légende, n'a pas voulu dire, ou plutôt a voulu ne pas dire, sur le portrait, sur l'imitation, sur la ressemblance en général?

C'est là, une fois reconnu le caractère illusoire de cette construction, qu'il faut engager un autre type - symptomal — de recherche : c'est là qu'il faut aller voir dans les silences (et non pas seulement dans les informations, exactes ou inexactes) de Vasari; c'est là qu'il faut aller voir dans les absences (et non pas seulement dans les objets conservés) de nos musées de portraits. Il y a certes, à la question de savoir ce que Vasari a voulu oublier dans sa légende humaniste, une réponse manifeste et revendiquée par lui-même : il fallait oublier le Moyen Âge, puisque le Moyen Âge constituait, aux yeux de Vasari, le facteur d'oubli par excellence du buon disegno antique. Souvenons-nous de ce qui précède juste l'entrée en scène du personnage Giotto dans le texte vasarien : «Après tant de guerres et de malheurs [on croit là reconnaître une formule pour la chute de l'Empire romain], les règles de la bonne peinture avaient été oubliées» (ou plus exactement, comme les ruines romaines elles-mêmes, «enterrées» : essendo stati sotterrati... i modi delle buone pitture)62. Quoi de plus logique? Le Moyen Âge, facteur d'oubli de la «bonne peinture» et en particulier de l'art du portrait, devenait dans cette histoire, tout simplement, un légitime objet d'oubli63.

Mais les choses se compliquent dès lors qu'on accepte, comme je l'ai proposé, d'interroger les silences et de creuser les absences. On découvre alors cette chose surprenante : ce n'est pas parce qu'il n'y avait pas de por-

61 Je dis «glorieuse» à raison du fait que la «gloire» (gloria ou fama) entre dans la définition même du projet vasarien, résumé par son auteur comme un «travail que j'ai mené avec amour à bonne fin pour la gloire de l'art et l'honneur des artistes (per gloria dell'arte e atnor degli artefici)». G. Vasari, Les Vies, op. cit., I, p. 49.

62 Id., ibid., Π, ρ. 102. 63 II le restera plus ou moins dans toute la tradition humaniste de l'histoire de

l'art, Panofsky compris. Cf. J.-C. Bonne, Fond, surfaces, support (Panofsky et l'art roman), dans Pour un temps - Erwin Panofsky, Paris, 1983, p. 117-134.

MEFRIM 1994, 2 29

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traits «sur le vif» au XIVe siècle que Vasari en a inventé l'exemple princeps et légendaire à travers celui de Dante par Giotto. C'est, au contraire, parce qu'il y en avait... mais évidemment pas comme Vasari l'eût souhaité, et pas à l'image de ce que sa construction historico-dogmatique l'exigeait. Des portraits «sur le vif», il en existait au XIVe siècle bien ailleurs qu'en Toscane : en France, en Allemagne ou en Bohème, ce qu'attestent les exemples célèbres des têtes de rois et de reines disposés en 1301 par le comte d'Artois dans son château de Hesdin, ou bien des vingt-et-un bustes de l'empereur Charles IV et de son entourage à Prague, ou encore du fameux portrait peint de Jean le Bon, daté des alentours de 1350.

On pourrait certes arguer du caractère «nationaliste», exclusivement italien et même toscan> de l'histoire vasarienne, ainsi que d'une ignorance toujours possible, par l'auteur des Vies, de tels exemples. C'est pourquoi l'argument décisif quant au tabou vasarien doit être cherché à Florence même. Or, il existait bien à Florence, et depuis la fin du XIIIe siècle, des portraits «sur le vif» que Vasari eut sous les yeux, connut, regarda... et passa sous silence. Tel est donc le plus troublant dans tout ceci : non seulement qu'une histoire se soit constituée sur l'assomption de certains objets inexistants, légendaires - mais encore sur la dénégation de certains autres objets parfaitement existants, proches et encore bien visibles au XVIe siècle. Mais ces objets-là, je le répète, n'entraient pas dans l'histoire idéale, dans l'histoire construite de Vasari, indignes qu'ils étaient de figurer dans son musée imaginaire, et académique, de l'art. Donc il n'en parla pas, installant un silence stratégique qui allait finir par permettre leur totale destruction physique. Aucun musée d'art n'en conserve, à Florence ou ailleurs — du moins à ma connaissance -, la moindre trace.

Ces objets pourtant - ces objets passés sous silence par notre premier historien de l'art, ces objets désormais absents, invisibles, donc inexistants pour nos historiens de l'art aujourd'hui64 - ont constitué l'un des phénomènes mimétiques les plus importants de l'histoire florentine médiévale et renaissante. On n'en parle pas, puisqu'ils sont invisibles, alors qu'ils jouèrent un rôle considérable dans cette construction de visualité si puissante et spécifique de la civilisation florentine. Ils relèvent à l'évidence d'une anthropologie de la ressemblance, et ce n'est pas un hasard si leur existence fut évoquée, pour la première fois dans un essai sur le portrait

64 Une récente synthèse sur le portrait à la Renaissance n'en dit pas le moindre demi-mot. Cf. L. Campbell, Renaissance Portraits. European Portrait-Painting in the 14th, 15th and 16th Centuries, New Haven-Londres, 1990 (trad. Portraits de la Renaissance. La peinture des portraits en Europe aux XIVe, XVe et XVIe siècles, trad. D. Le Bourg, Paris, 1991).

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florentin - et fût-ce brièvement -, par le plus «anthropologue» de nos grands historiens de l'art, je veux dire Aby Warburg65. Nul mieux que lui ne tenta de penser jusqu'au bout l'histoire de l'art à l'aune de ses propres oublis, c'est-à-dire l'histoire des chefs-d'œuvre survivants (par exemple telle fresque de Ghirlandaio) à l'aune d'objets disparus, tout ce que l'histoire de l'art n'avait pas jugé digne de faire entrer dans son champ d'explication (par exemple ces guirlandes de fleurs en métal que le même Ghirlandaio, d'où son nom, fabriquait pour orner les coiffes des bourgeoises du temps)66. Nul mieux que lui, à son époque, n'utilisa les documents de l'Archivio florentin pour donner à ces objets disparus une dignité historique et anthropologique dépassant le cadre de la simple «curiosité régionale» où ils avaient été jusque là confinés.

De quoi s'agit-il, en l'occurrence? D'une «coutume solennelle et barbare», comme l'écrit fort bien Warburg67, liée au culte étrange, étrangement intense, de la Santissima Annunziata de Florence. Vers le milieu du XIIIe siècle, peut-être en 1252, cette église fut en effet le théâtre d'un miracle : un peintre, qui y exécutait une Annonciation, échouait à rendre la beauté du visage de la Vierge. Harrassé par tant de vains efforts, il s'endormit. À son réveil, le visage était là, devant lui, sur la fresque, extra- ordinairement vivant : un ange ou un archange - Gabriel lui-même, qui s'y entendait en Annonciation? - l'avait fait à sa place, comme on le compris bien vite. Autre intelligibilité, autre histoire; autre histoire, autre légende; et donc, autre fantasme du portrait «sur le vif», puisque la qualité miraculeuse de ce visage consistait évidemment dans le «vif céleste», si je puis dire, d'une ressemblance mariale (une ressemblance di naturale, ou plutôt di sumaturale) prête, désormais, à recueillir les vœux et le culte assidus des Florentins68.

Les chroniques du temps nous racontent que ce qui avait été le théâtre d'un miracle devint progressivement un teatro di meraviglie, un «théâtre de merveilles», c'est-à-dire un lieu qui allait vite - en cinquante ou soixante ans - se remplir d'une multitude d'objets extraordinaires, tous offerts à l'image miraculeuse de Y Annunziata, tous destinés à une fonction votive.

65 Cf. A. Warburg, L'art du portrait, art. cit., p. 108-110 et 125-127. 66 Id., ibid., p. 121. 67 Id., ibid., p. 109. 68 Cf. F. Bocchi, L'imagine miracolosa della Santissima Nunziata di Fiorenza,

Florence, s.n., 1592; O. Andreucci, // Fiorentino istruito nella Chiesa della Nunziata di Firenze. Memoria storica, Florence, 1857, p. 76-80. Cf. également quelques précieuses remarques de R.C. Trexler, Church and Community, 1200-1600, Rome, 1987, p. 20-40, sur la vie cultuelle florentine de ce temps.

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On trouvait là des tableautins ou des pale d'autels représentant, selon le schéma traditionnel, les donateurs agenouillés de profil; on trouvait des voti d'argento en métal repoussé; on trouvait de plus modestes voti di carta pesta, c'est-à-dire des effigies en papier mâché représentant, comme le veut un usage immémorial, les parties du corps investies par le donateur d'une demande ou d'un remerciement de guérison; on trouvait aussi, et en très grand nombre, des voti di cera de même fonction que les précédents. Et enfin, au milieu de tout cela, on trouvait des portraits, d'impressionnantes statues : des portraits de cire en grandeur naturelle, pris dal vivo au sens le plus radical du terme, c'est-à-dire moulés directement sur le donateur lui- même. Des portraits qualifiés, dans l'inventaire d'où je cite toutes ces expressions italiennes, de «naturels» et même de «plus que naturels» : voti grandi di rilievo al naturale e anco[r] più ch'ai naturale, fatti di cera e con altre mesture69.

Dès 1260, le pape Alexandre IV, un an avant sa mort - et probablement malade -, se faisait réaliser pour l'église un portrait de ce type. Un autre portrait votif en grandeur naturelle d'un certain duc Francesco est signalé en 1280. Vingt ans plus tard - en 1299 exactement -, l'affluence au sanctuaire de la Santissima Annunziata était telle qu'il fallut percer une nouvelle rue, qui n'est autre que la Via dei Servi, reliant aujourd'hui encore la cathédrale au sanctuaire mariai. Dans cette rue s'installèrent une trentaine de boutiques - nombre assez considérable — dans lesquelles chacun venait, à la mesure de ses moyens, faire réaliser son ex voto pour l'image miraculeuse. On nommait fallimagini («faiseurs d'images») ou ceraiuoli les artisans qui tenaient ces échoppes, ce qui en dit long sur le développement remarquable de cette technique du portrait en cire dans la Florence médiévale70. Et voici à peu près comment se passaient les choses : le donateur s'étendait sur une table, et l'on exécutait un moulage en plâtre de son visage et de ses mains. Que le procédé en ait été décrit dans quatre chapitres entiers du Libro dell'arte de Cennino Cennini doit attirer notre attention, non seulement sur la précision technique et même protocolaire de ce

69 F. Mancini, Restauratione d'alculni più segnalati miracoli nella S.ma Nunziata di Fiorenza... (1650), ms. transcrit et annoté par I. Dina, La SS. Annunziata di Firenze. Studi e documenti sulla chiesa e il convento, II, Florence, Convento della SS. Annunziata, p. 109, ainsi que G. Richa, Notizie istoriche delle chiese fiorentine divise ne' suoi quartieri, Florence, 1759, part. IV, vol. VIII, p. 7-8.

70 Cf. G. Masi, La ceroplastica in Firenze nei secoli XV e XVI e la famiglia Benin- tendi, dans Rivista d'Arte, IX, 1916, p. 126-136; G. Mazzoni, / boti della SS. Annunziata in Firenze. Curiosità storica, Florence, 1923. Et, en général, J. von Schlosser, Geschichte der Porträtbildnerei in Wachs, dans Jahrbuch der Kunsthistorischen Sammlungen des allerhöchsten Kaiserhauses, XXIX, 1911, p. 170-258.

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texte (par exemple lorsqu'il y est prescrit de gâcher le plâtre avec de l'eau de rose tiède si le visage à mouler est celui «d'un seigneur, d'un roi, d'un pape ou d'un empereur») - mais encore sur le fait qu'au XIVe siècle les techniques de moulage (improntare) n'étaient absolument pas distinguées des arti del disegno en général, comme ils le seront plus tard à l'époque de Vasari71 (fig. 9-10). C'est pourquoi le texte de Cennini vaut d'être cité en son long, dans son déroulement presque pénible de recette technique, qui contraste tant avec l'évidence narrative, avec l'aisance littéraire de la légende vasarienne.

«CLXXXi. Combien il est utile de mouler d'après nature. Il me semble désormais en avoir assez dit sur toutes les manières de peindre. À présent, je veux te parler d'un art qui est très utile (et qui fera grand honneur au dessin)72 en te faisant copier et imiter des choses d'après nature (ritrarre e simigliare cose di naturale); on désigne cet art par le verbe mouler (improntare).

CLXxxii. Comment on moule d'après nature le visage d'un homme ou d'une femme. Veux-tu avoir un visage d'homme ou de femme, de n'importe quelle condition? Suis cette méthode : choisis le jeune homme ou la dame ou le vieillard (bien que la barbe ou la chevelure soient difficiles à obtenir; mais fais en sorte que la barbe soit rasée). Prends de l'huile parfumée à l'essence de roses; avec un pinceau de petit-gris, plutôt gros, oins le visage (angeli la faccia); mets sur sa tête un bonnet ou un capuchon; prends une bande large d'un empan et longue d'une épaule à l'autre; entoures-en le sommet de la tête, sur le bonnet, et couds le bord, autour du bonnet, d'une oreille à l'autre. Mets

71 II suffit de comparer Cennini qui, parlant de cette technique de moulage, dit qu'«elle fera grand honneur au dessin» (e al disegno fatti grande onore) (C. Cennini, // Libro dell' arte, trad. C. Déroche, Paris, 1991, p. 323-324, traduction modifiée, cf. note suivante) - à Pomponius Gauricus qui, au XVIe siècle, évoquera la «nullité» artistique de toute technique basée sur le moulage et le plâtre : « Quant à la sculpture en plâtre, à peine un art, il n'y a personne à mentionner [comme artiste]» (Gypso autem ob tenue artificium, nullus). P. Gauricus, De sculptura (1504), éd. et trad. A. Chastel et R. Klein, Genève-Paris, 1969, p. 250-251. Inutile de dire que ces quatre chapitres - ainsi que toute la partie finale du Libro dell'arte, consacrée aux techniques d'empreinte en général - sont aujourd'hui encore fort peu lus des historiens de l'art.

72 Je modifie ici la traduction inconsciemment vasarienne - donc anachronique - de C. Déroche, qui admet ne pas trouver claire la leçon du plus ancien manuscrit (Laurenziano 23 P.78, Florence, Bibliothèque de San Lorenzo) : «la quale è molto utile (e al disegno fatti grande onore)». Ne comprenant pas que cette technique est d'abord très utile aux nombreux Florentins désireux, soit de faire réaliser un ex voto, soit de faire réaliser un masque funéraire, et que, dans l'esprit de Cennini, elle n'en fait pas moins honneur à l'étude mimétique et artistique des formes humaines - la traductrice saute, produit une ellipse et finalement referme cette technique du moulage sur une pure et simple affaire a' arti del disegno : «un art qui est très utile au dessin», traduit-elle (inconsciente, je le répète, d'imposer à ce texte médiéval un point de vue académique qui ne lui convient pas).

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dans chaque oreille, c'est-à-dire dans le trou, un peu d'ouate; et après avoir tiré le bord de la bande ou du morceau d'étoffe, couds-la au point de départ du col; fais un demi-tour au milieu de l'épaule et reviens jusqu'aux boutons devant. Fais de même et couds sur l'autre épaule; viens ainsi retrouver l'extrémité de la bande. Ces opérations terminées, fais étendre l'homme ou la femme sur un tapis, sur une table (rovescia l'uomo o la donna in su un tappeto, in su desco o ver tavola). Prends un cercle de fer, large d'un ou deux doigts avec les dents sur la partie supérieure, comme une scie. Le cercle doit entourer le visage (faccia) de l'homme et être plus long que le visage de deux ou trois doigts. Fais-le tenir par l'un de tes compagnons, au-dessus du visage, de façon à ne pas toucher la personne concernée. Prends la bande et tire-la, tour autour, en plaçant le bord qui n'est pas cousu sur les dents de ce cercle; fixe-le alors, entre la chair et le cercle (fermandolo in mezzo tra la carne e Ί cerchio), afin que le cercle demeure à l'extérieur de la bande; qu'entre la bande et le visage, il y ait tout autour deux doigts ou guère moins, selon l'épaisseur que tu veux donner au moulage de plâtre (sì come vuoi che la impronta della pasta vegna grossa). Je te dirai que c'est là que tu dois couler ton plâtre.

CLXxxin. Comment on permet de respirer à la personne dont on moule le visage. Tu dois faire exécuter par un orfèvre deux tubes de cuivre ou d'argent, qui soient ronds en haut et plus ouverts qu'en bas, comme une trompette; que chacun ait presque la longueur d'un empan et la grosseur d'un doigt; qu'ils soient aussi légers que possible. À l'autre extrémité, celle d'en bas, ils doivent avoir la forme des narines et être plus petits de façon à y entrer, de justesse, sans que le nez ait à s'ouvrir le moins du monde (e tanto minori, ch'entrino a pelo a pelo ne' detti busi, senza che il detto naso si abbi a aprire di niente). Qu'ils soient percés de petits trous serrés, à partir du milieu, jusqu'en haut et attachés ensemble : mais, en bas, là où ils entrent dans le nez, qu'ils soient écartés, artificiellement, l'un de l'autre, autant que l'espace de chair qui se trouve entre les narines.

CLxxxrv. Comment on coule le moule en plâtre, sur la personne vivante. Comment on l'enlève, comment on le conserve (...). Ces opérations exécutées, fais en sorte que l'homme (ou la femme) soit étendu; qu'il mette ces petits tubes dans ses narines et qu'il les tienne lui-même, avec sa main. Tu auras préparé du plâtre de Bologne ou de Volterra, fait et cuit, frais et bien tamisé. Aie près de toi de l'eau tiède dans une cuvette, et verse rapidement de ce plâtre sur cette eau. Dépêche-toi, car il prend aussitôt; fais-le fluide, [mais] ni trop, ni trop peu. Prends un verre et un peu de cette préparation; mets-en et remplis-en l'espace tout autour du visage. Quand tu l'as rempli, de façon égale, réserve les yeux pour les couvrir, après tout le visage (riserba gli occhi a coprire dìrieto a tutto il viso). Fais tenir la bouche et les yeux fermés, sans effort, car ce n'est pas nécessaire, comme si la personne dormait (sì come dormissi). Quand l'espace que tu as laissé vide est rempli, un doigt au-dessus du nez, laisse reposer un peu le plâtre, jusqu'à ce qu'il prenne. Souviens-toi de le mouiller et de le pétrir seulement avec de l'eau de rose tiède, si la personne dont tu fais le moulage est très importante, par exemple un seigneur, un roi, un pape, un empereur; pour d'autres personnes, n'importe quelle eau de fontaine, de puits, de rivière, suffit, si elle est tiède. Quand ta préparation est bien sèche, avec un canif ou un petit couteau ou des ciseaux,

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enlève délicatement tout autour la bande que tu as cousue; retire les petits tubes de son nez, avec précaution; fais-le s'asseoir ou se lever, en tenant dans ses mains la préparation qu'il a sur son visage, et en essayant de retirer délicatement sa figure de ce masque ou moule (tenendosi tratte mani la confezione, che ha al viso, adattandosi col viso gentilmente a trarlo fuori di questa maschera ο ver forma). Range-le et conserve-le avec soin73».

À partir de ces précieux moules - ces «formes» négatives - en plâtre, on tirait donc des positifs en cire. Visage et mains étaient ensuite montés sur un mannequin de bois et de plâtre (ce sont probablement les altre mes- ture dont l'inventaire, cité plus haut, faisait état), mannequin érigé à la taille exacte du donateur. Le tout était revêtu de ses vêtements réels, muni d'une perruque (ou à la rigueur les cheveux étaient peints), et la cire recevait sa coloration al naturale, elle «s'incarnait», pourrait-on dire en jouant sur le vocabulaire technique de cette opération, nommée le carnicino. Le résultat devait bien répondre à cette nuance d'«hyperréalisme» indiquée dans l'expression anco [r] più ch'ai naturale, et que manifestent en général, de façon toujours assez morbide, les sculptures en cire de nos actuels musées Grévin.

Or, ce phénomène, pour stupéfiant mais oublié — et même censuré — qu'il soit aujourd'hui encore74, ce phénomène constituait aux XIVe et au XVe siècles un aspect absolument central, majeur et réputé, de la société florentine. Ce n'était pas un à-côté «populaire» de la vie religieuse : c'était bien l'un de ses pôles les plus puissants. Les chroniqueurs, les voyageurs émerveillés en font foi dans leurs récits75. Et de quoi, d'abord, font-ils foi? Du nombre impressionnant de ces objets, entassés partout dans une église aux dimensions somme toute assez modestes. En 1630, alors que beaucoup avaient été détruits, on compta trois mille six cents tableaux votifs, environ vingt-deux mille ex voto en papier mâché, et six cents de ces effigies en grandeur naturelle, dont certaines étaient installées sur de grand chevaux de bois munis de véritables caparaçons. Dans les nouvelles de Sacchetti, les

73 C. Cennini, // Libro dell' arte, op. cit. , p. 323-330, traduction légèrement modifiée. Notons que le chapitre se clôt sur la production d'images en métal (cuivre, bronze, or, argent), ce qui nous indique l'usage directement sculptural qui pouvait être fait de cette technique.

74 Par exemple, un ouvrage savant comme le recueil dirigé par J.-R. Gaborit et J. Ligot, Sculptures en cire de l'ancienne Egypte à l'art abstrait, Paris, 1987, passe sans transition (p. 96-97) de l'ancienne Egypte au XVIe siècle. Les ex voto ne sont même pas mentionnés dans l'exposition organisée par E. Casalini, Tesori d'arte dell'Annun- ziata di Firenze, Florence, 1987.

75 Cf. par exemple la chronique de B. Dei (Cronica, p. 83) citée par P. Morselli, Immagini di cera votive in S. Maria dette Carceri di Prato nella prima metà del '500, dans Renaissance Studies in Honor of C. H. Smyth, Florence, 1985, II, p. 333.

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mots voti ou boti constituent des expressions idiomatiques pour signifier l'innombrable en général76.

Des archives du XVe siècle nous rapportent l'encombrement croissant du lieu, la nécessité de consolider les murs et plafonds avec des chaînes, afin que tous les ex voto pendus ou accrochés cessent de tomber sur la tête des fidèles - ce qui, comme on l'imagine, était interprété en tant que mauvais présage77. Dès 1401, la Commune publiait un édit qui faisait des voti un signe et même un privilège social de distinction : « Ne pourra mettre un ex voto en pied, qui ne soit homme de République, et habile dans les arts majeurs78». Être privé du droit à l'image votive pouvait faire partie des condamnations infamantes de l'époque. Être présent sous forme d'une statue de cire moulée, «prise sur le vif» - voire être présent sur son cheval caparaçonné — était une prérogative de tous les hommes puissants : Frédéric III d'Aragon, Francesco Gonzague, Isabelle d'Esté (dont on sait qu'elle tarda à payer son voto par une lettre, qui nous est restée, de l'artisan Benintendi réclamant son dû), tous ces personnages avaient donc leur effigie anco [r] più ch'ai naturale dans l'église, devant l'image de la Vierge. Les papes Léon X et Clément VII l'eurent également79.

Et l'on doit imaginer qu'au premier rang de toute cette société virtuellement réunie - ce peuple de statues, ce peuple de cire mêlé aux réels dévots de chair —, trônèrent les membres de la famille Médicis, et en particulier Laurent... Laurent le Magnifique, Laurent l'humaniste qui, ayant tout juste réchappé en 1478 à la conjuration des Pazzi, n'hésita pas à s'étendre lui aussi sur la table à mouler de l'artisan Benintendi, ne lui demandant pas moins de trois exemplaires pour son effigie dal vivo ; et le mode d'exposition de ces statues-là sut conjoindre, très stratégiquement, l'humble gratitude religieuse avec la haute affirmation du pouvoir absolu : «Dans une église de la via San Gallo, son image portait les mêmes vêtements qu'il avait le jour du meurtre de son frère Julien, lorsqu'il se présenta à sa fenêtre pour se montrer à la foule, blessé mais hors de danger. On put encore le voir au-dessus de la porte de la Santissima Annunziata en costume de citoyen de Florence, en lucco, et un troisième portrait de cire fut

76 Cf. G. Mazzoni, / boti della SS. Annunziata, op. cit., p. 18 et 27, qui cite également une rime du Burchiello (XVe siècle).

77 Id., ibid., p. 21-22. 78 «Non potere alcuno mettere voto in figura che non fosse uomo di Repubblica,

ed abile alle arti maggiori», cité par O. Andreucci, // Fiorentino istruito, op. cit., p. 86.

79 Cf. G. Mazzoni, / boti della SS. Annunziata, op. cit., p. 22-32.

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envoyé à l'église Santa Maria degli Angeli à Assise80». Aby Warburg fait d'ailleurs l'hypothèse intéressante que le buste en stuc polychrome de Laurent le Magnifique, conservé au musée de Berlin, pourrait constituer un rare témoignage direct de ces objets, «la copie d'une de ces productions votives81» (fig. 11).

Ce dernier exemple nous montre avec limpidité que ce que Warburg tentait de rapprocher anthropologiquement (un ex voto et une sculpture au sens classique, une production d'artisanat religieux et une production «artistique», laïque en tant que telle), la tradition vasarienne, elle, aura tenté de le séparer académiquement (puisqu'aussi bien Y Accademia fiorentina del Disegno n'admettait en son sein que des artistes «libéraux»). Il nous faut donc, à présent, tenter de préciser la différence de ces deux points de vue, ne serait-ce qu'en résumant ce dont Vasari, avec sa légende du portrait «sur le vif», aura imposé le tabou, pour que «tienne» sa doctrine esthétique et historique, pour que s'érige sans obstacle le totem giot- tesque du ritrarre bene di naturale le persone vive . . . On constatera qu'il n'y a pas ici de «tabou» à isoler en tant que chose - une chose qui serait «l'interdit» ou «le refoulé» de Vasari -, mais que c'est plutôt d'un complexe discursif qu'il s'agit : une série très articulée d'éléments interdépendants qui s'appellent l'un l'autre, qui s'engendrent mutuellement. Car tout se tient, dans cette doctrine, même si la valeur systématique n'en possède pas la rigueur d'une philosophie authentique (elle n'a pour elle que la rigueur lâche et impensée des «philosophies spontanées»). Résumons-en, pour finir, les données principales.

Le premier «tabou» - et le plus évident, le plus revendiqué dans toute cette histoire - n'est autre que celui du Moyen Âge lui-même. Il devait per-

80 A. Warburg, L'art du portrait, art. cit., p. 109. Cet épisode extrêmement significatif (et qui, non moins significativement, n'apparaît pas dans le livre d'A. Chastel, Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris, 1961) donne une version spécifiquement florentine de ce qui, ailleurs, s'instaure comme représentation du pouvoir absolu. Sur cette question, cf. l'étude classique d'E. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge (1957), trad. J.-P. et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989, ainsi que l'essai décisif de L. Marin, Le Portrait du roi, Paris, 1981.

81 A. Warburg, L'art du portrait, art. cit., p. 132 (note 8). Sur ce buste de Berlin attribué à un maître florentin et daté aux environs de 1480, cf. W. von Bode, Denkmäler der Renaissance-Skulptur Toscanas, Munich, 1892-1905, I (texte), p. 179 et pi. 555a. Mais la critique moderne considère ce buste comme une copie de la terre cuite polychrome de la collection Kress, aujourd'hui exposée à la National Gallery de Washington (fig. 11). Cf. U. Middeldorf, Sculptures from the Samuel H. Kress Collection. European Schools, XIV-XIX Century , Londres, 1976, p. 43-45; Κ. Langedijk, The Portraits of the Medici, 15th-18th Centuries, II, Florence, 1983, p. 1158-1162.

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mettre au «totem» de la rinascita moderna de s'ériger plus solidement, plus distinctement, plus héroïquement aussi. Vasari a construit sa légende du portrait «sur le vif» autour d'un oubli puissant, l'oubli que ce genre du ritrarre di naturale le persone vive avait d'abord été un genre médiéval, pratiqué au XIVe siècle - et peut-être dès la fin du XIIIe - selon des procédures étrangères au disegno classique, pour des raisons non humanistes, et dans un cadre autrement plus partagé, du point de vue social, que le mythe héroïque de l'invention giottesque aura voulu nous le faire croire82.

Le second «tabou» est bien sûr corrélatif du premier : c'est que le monde de la culture et de l'art, dont l'entreprise vasarienne devait contribuer à fixer durablement tant de paramètres académiques, ne pouvait pas être compris dans cette proximité gênante avec le monde du culte et des images que manifeste pourtant l'exemple-clé, le «maillon manquant» des portraits votifs florentins83. La culture artistique vasarienne propose, comme on l'a vu, une dialectique de la nature immanente et de la Nature vouée à Videa. Mais le culte de l'image miraculeuse, à la Santissima Annun- ziata, proposait une dialectique d'un tout autre genre, une dialectique littéralement mise en scène dans le face-à-face d'une ressemblance naturelle - celle des donateurs «présents» dans leurs moulages - et d'une ressemblance surnaturelle censée regarder (et sauver) la première depuis le visage rayonnant de la Vierge Annunziata.

Le troisième «tabou» engageait la notion même à se faire d'une telle ressemblance : car le face-à-face votif demeure sans ambiguïté sur la nature et sur l'enjeu relationnels des portraits «sur le vif» disposés devant l'autel de Y Annunziata ; il ne tente à aucun moment de fixer la ressemblance comme un terme, ce que Vasari, on l'a vu, a besoin de faire pour promouvoir téléologiquement, et même autotéléologiquement, sa doctrine esthé-

82 II faudrait à ce propos comparer la tentative vasarienne de «faire sauter le bouchon du Moyen Âge» (afin de retrouver une continuité idéale entre l'Antiquité et sa Renaissance), aux déclarations méthodologiques d'un historien comme J. Le Goff qui, défendant l'hypothèse d'un «long Moyen Âge», propose littéralement de «faire sauter le bouchon de la Renaissance» (J. Le Goff, L'Imaginaire médiéval. Essais, Paris, 1985, p. XII). Sur la question infiniment débattue des continuités et des ruptures entre Moyen Âge et Renaissance, cf. notamment les deux points de vue d'E. Panofsky, La Renaissance et ses avant-courriers dans l'art d'Occident (1960), trad. L. Verron, Paris, 1976, p. 13-52, et d'E. Garin, Moyen Âge et Renaissance (1954), trad. C. Carme, Paris, 1969.

83 Pour une étude historique et synthétique de cette mise en opposition du culte (des images) à la culture (de l'art), cf. H. Belting, Bild und Kult. Eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, Munich, 1990 (où l'image miraculeuse de la Santissima Annunziata est évoquée, p. 345 et 433, mais non les portraits votifs qui lui « répondaient » ) .

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tique. Car la ressemblance «sur le vif» n'est ici, à strictement parler, que la clause partielle d'une relation contractuelle bien plus vaste. Souvenons- nous que la relation votive, avec l'ambiguïté que porte le mot même de votum - qui, dans la Vulgate, traduit deux mots différents de l'hébreu biblique, entrelace à dessein la demande et le remerciement -, a toujours été définie par les liturgistes comme une pure relation, un mode du tractare avec Dieu84. Ainsi, la ressemblance moulée des donateurs d'ex voto ne fut- elle bien qu'un élément de transformabilité cultuelle, capable de faire varier la relation de contrat symbolique sur un éventail de possibilités où nous pourrions retrouver les distinctions aristotéliciennes évoquées au début de cette réflexion; car l'objet ex voto sait signifier par des moyens différents (formule écrite, papier mâché, tableautin peint, argent repoussé, cire fondue, statue érigée) et d'une manière différente (vœu de grâce demandée, vœu de grâce rendue), des choses différentes : à ce titre, la statue votive « hyperréaliste » est strictement équivalente - à une transformation près - d'une masse de cire informe que le donateur offrirait dans une quantité équivalente au poids de son propre corps85. Dans un cas, c'est à Y aspect visible que ressemble la statue, dans l'autre cas c'est au poids du corps qu'elle «ressemble», et de façon tout aussi exacte que dans le cas précédent. Jamais un historien néo-vasarien n'aura l'idée d'exposer côte à côte ces deux objets pourtant équivalents d'un point de vue qui n'est certes pas celui du «style» figuratif, mais qui touche à leur commune fonction (votive) autant qu'à leur commune opération (une authentique ressemblance «sur le vif»).

En fixant toute ressemblance possible sur la ressemblance aspectuelle - qui est une ressemblance naturelle, certes, mais qui n'est pas toute la nature -, Vasari aura donc fait de celle-ci le «terme» idéal d'une histoire de l'art, et non la variante possible d'une matrice de relations anthropologiques. Il aura, avec celui de la relation, mis en place un quatrième «tabou» correpondant à cette version univoque, «totémisée», qu'il donnait de Y imitation. Ce quatrième «tabou» est celui, dirai-je, de Y incarnation, ou plus exactement de la structure temporelle exigée par le cycle chrétien où Créa-

84 Cf. notamment Hugues de Saint-Victor, De sacramentis christianae fldei, II, 12, 2 (P.L., CLXXVI), col. 520, et la synthèse de P. Séjourné, Vœu, dans Dictionnaire de théologie catholique, XV-2, Paris, 1950, col. 3182-3234.

85 La pratique est signalée notamment, dans les pays méditerranéens au XIVe siècle, par A. Vauchez, La religion populaire dans la France méridionale au XIVe siècle, d'après les procès de canonisation, dans La religion populaire en Languedoc du XIIIe siècle à la moitié du XIVe siècle, Toulouse, 1976, p. 98. Cf. également L.M. Lombardi Satriani, Ex voto di cera in Calabria, dans La ceroplastica nella scienza e nell'arte, II, Florence, 1977, p. 533-547.

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tion, Chute adamique, Incarnation et Jugement dernier jouaient comme les actes d'un drame bien différent de cette légende épique où quelques héros toscans auront triomphalement «ressuscité» la Nature et l'Antiquité86. Car cette ressemblance d'eux-mêmes que les riches Florentins déposaient devant l'image miraculeuse, cette ressemblance n'avait rien d'une assomp- tion humaniste de leur humanité (et de leur apparence humaine). Elle était prestigieuse, certes, et civiquement marquante; mais elle restait tendue, selon les termes mêmes du contrat votif, entre la revendication de soi et l'humilité devant l'Autre (le grand Autre inapparent et divin). Cette ressemblance, surtout, demeurait suspendue à la loi d'une expectative, d'une attente que devait si bien mettre en scène le caractère «suspendu» - presque vivant, déjà, et néanmoins si éloquemment inanimé - de toute cette humanité de cire agenouillée devant YAnnunziata.

Cette attente n'est rien d'autre, au fond, que l'attente du Jugement dernier. Dieu a créé l'homme à sa ressemblance, Dieu a brisé cette ressemblance en l'homme lorsque la faute eut été commise; puis Dieu a envoyé son Verbe incarné - son fils, sa parfaite ressemblance — pour la rédemption de cette faute et la restauration de cette ressemblance originaire. Mais, pour le Florentin du XVe siècle, cette rédemption reste à venir, cette ressemblance demeure réservée. Voilà pourquoi il doit s'éprouver religieusement comme «suspendu» lui-même - déjà vivant, mais encore inanimé — dans un entretemps douloureux, pénitentiel, que les théologiens médiévaux, à la suite de saint Augustin, avaient si bien nommé la «région de dissemblance» {regio dissimilitudinisY1 '.

Il faudra donc, au contrat votif, rajouter une clause eschatologique qui, fût-elle implicite, lui donne tout son sens. Et s'il fallait imaginer la prosopopèe d'un tel contrat, nous pourrions donner ainsi la parole aux voti, comme des phylactères s'échappant tacitement du donateur figé devant la Vierge : «Tu m'as donné la vie, je Te la dois. Tu m'as laissé la vie sauve, moi, en échange, je Te donne, je Te laisse en gage ma ressemblance exacte, ma taille, mes plus beaux vêtements. Voilà ma façon de réifier, de concré-

86 Sur ce «tabou» de l'incarnation dans la tradition vasarienne et dans l'iconologie, cf. Devant l'image, op. cit., p. 218>247.

87 Sur la «région de dissemblance», cf. principalement A.E. Taylor, «Regio dis- similitudinis», dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, LX, 1934, p. 305-306. P. Courcelle, Tradition néoplatonicienne et traditions chrétiennes de la région de dissemblance, dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, XXXII, 1957, p. 5-23. G. Dumeige, Dissemblance, dans Dictionnaire de spiritualité, III, Paris, 1957, col. 1330-1346. Pour une implication de cette problématique dans le champ pictural de la Renaissance florentine, cf. G. Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, 1990, p. 17-111.

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tiser ma demande aussi bien que ma réponse à Ton bienfait : un objet moulé sur moi-même, que je place humblement devant Ton image médiatrice. Je veux signifier par là que c'est moi-même que je remets pour toujours entre Tes mains, à travers ce portrait pris sur "mon vif", cette ressemblance par contact de mon visage et de mes mains jointes en prière, comme une métonymie, presque comme une relique de moi-même. Cet objet que j'offre ex voto, c'est moi-même - parce qu'en Te demandant grâce, ou en Te rendant grâce, je me voue à Toi. Cet objet que j'offre ex voto, n'est-ce pas l'image de moi-même lorsque, à la fin des temps, âme sauvée - du moins je l'espère -, je serai à Tes pieds, comme cette image de moi présentement reste aux pieds de la Tienne?»

Comprenons, dans cette «clause eschatologique» du votum, que la ressemblance humaine est ici tout entière orientée par cette problématique de la ressemblance à Dieu, objet de tous les vœux parce qu'objet mythique de la perte, et parce que seuls les Élus la retrouveront au Paradis. Comprenons donc que le cadre anthropologique — au sens warburgien comme au sens théologique du mot, qui se rejoignent ici, sans bien sûr se confondre -, comprenons que le cadre anthropologique de cette ressemblance n'exigeait le portrait «sur le vif», l'imitation aspectuelle, que comme un moment de son processus. En aucun cas ce n'était une fin en soi, un «terme». Et cette ressemblance-là, d'autre part, n'était pas seulement une chose d'évidence visible, une chose «en acte», une chose donnée naturellement dans l'observation de la nature; elle était aussi un enjeu d'invisibilité et de virtualité, la récompense future et «en puissance» d'une certaine relation à la divinité, bref une chose à recevoir dans l'ordre glorieux du Jugement dernier. En ce sens, le portrait votif, si «réussi» fût-il, ne constituait qu'un fragile dépôt de cire, le gage provisoire d'une grande affaire destinée à se régler très tard : à la fin des temps, pas moins.

Il ne serait pas excessif, je pense, de comprendre ce rapport inquiet, ce rapport contractuel à la ressemblance - ainsi que la ritualisation de cette inquiétude contractuelle sous forme votive, voire sacrificielle - dans les mêmes termes où la Loi ancienne comprenait cet autre élément vital, mais intérieur, qu'est le sang lui-même : tout le sang appartient à Dieu, tout le sang retourne à Dieu, lit-on en substance dans le Lévitique88. De même, ici, toute la ressemblance - qui reste pourtant un élément de singularité per-

88 Lévitique, I, 1-17. Le lien constitutif de la ressemblance et de la consanguinité apparaît dans la théologie des Pères de l'Église, notamment chez Athanase d'Alexandrie. Cf. par exemple J. Lebon, Le sort du «consubstantiel» nicéen, dans Revue d'histoire ecclésiastique, XLVII, 1952, p. 485-529 etXLVIII, 1953, p. 632-682. G.C. Christopher, « Homoousios » dans la pensée de saint Athanase, dans Politique et théologie

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sonnelle, donc de portrait - est pensée comme appartenant à Dieu : toute la ressemblance appartient et retournera à Dieu, qui la distribue à chacun selon ses mérites, la reprend aux pécheurs, la restituera aux Élus seulement. Le dispositif votif offrant bien, dans ce contexte, comme une mise en scène propitiatoire de cet enjeu ultime.

On ne s'étonnera pas, soit dit en passant, que ce fût dans une matière surdéterminée comme la cire que ce «contrat de ressemblance» ait été mis en œuvre. Matière liturgique par excellence (elle se dépose, se transforme, se consume, s'échange et s'entasse aujourd'hui encore dans de considérables quantités le jour de la fête de la Santissima Annunziata, le 25 avril), matière régulièrement invoquée dans les passages eschatologiques des Psaumes (et par voie de conséquence dans d'innombrables textes mystiques, par exemple les superbes antiphonaires de saint François d'Assise89), la cire se rencontre, paradoxalement, dans toutes les occasions où cherche à se développer un modèle de la ressemblance efficace qui ne soit pas limité à la simple imitation des apparences. La cire est la matière des sceaux, elle est donc à la fois une matière métaphorique des contrats symboliques, et la matière privilégiée d'une ressemblance par empreinte, celle qui dit non seulement le contrat, mais encore le contact; celle qui dit la filiation, la généalogie; celle qui exprime le sacrement, donnant un modèle matériel précis pour l'une des notions capitales de la sémiologie chrétienne en général, la notion de character90.

Nous touchons là, sans aucun doute, à un cinquième «tabou» mis en œuvre par Vasari. Comment un modèle d'imitation commandé par l'idéalisme du buon disegno - rappelons que le disegno est une notion à deux faces, qu'elle suppose une «procession» de l'intellect (le dessein) à l'invention du tracé manuel (le dessin en tant que tel)91 -, comment donc un tel

chez Athanase d'Alexandrie, Paris, 1974, p. 230-253. J.B. Walker, Convenance épisté- mologique de l'«homoousion» dans la théologie d'Athanase, ibid., p. 255-275.

89 Cf. notamment Psaumes, XCVTI, 5 {sicut cera fluxerunt... a facie Domini), ou bien XII, 15 {et factum est cor meum tamquam cera liquescens), repris par François d'Assise, Écrìts, éd. K. Esser, trad, coll., Paris, 1981, p. 302-303, etc.

90 Sur le sacrement comme «caractère» d'impression, cf. notamment Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ilia, 63, 1-6, et la synthèse de H. Moureaù, Caractère sacramentel, dans Dictionnaire de théologie catholique, II, 1932, col. 1698-1708.

91 «Procédant de l'intellect {procedendo dall'intelletto), le dessin, père de nos trois arts - architecture, sculpture et peinture -, extrait à partir de choses multiples un jugement universel {cava di molte cose un giudizio universale). Celui-ci est comme une forme ou idée de toutes les choses de la nature {una forma overo idea di tutte le cose della natura), toujours très singulière dans ses mesures. (...) Et de cette connaissance {cognizione) naît un certain concept ou jugement {concetto e giudizio) qui forme dans l'esprit cette chose qui, exprimée par la suite avec les mains {poi espressa

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modèle de la ressemblance iconique pouvait-il faire place au modèle trop organique et trop peu «libéral» de cette ressemblance indiciaire, de cette forme non «inventée», mais produite directement par empreinte, de matière à matière, si l'on peut dire92? Comment ériger le «totem» d'un grand art du buon disegno ou du ritrarre bene, si l'on tient compte de ce savoir-faire mécanique, manuel, purement matériel et donc artisanal, que constitue le fait de mouler un visage ou une main? Mouler un visage ou une main, ce n'est ni observer, ni imiter la nature (comme Vasari en fait la règle de base de toute son esthétique); c'est dupliquer par contact et prolonger la nature; c'est même, dans le cas florentin, ritualiser la nature (puisqu'aussi bien la recette de Cennini pourrait se lire strictement comme une prescription rituelle, un protocole social). Comment donc l'idéalisme de l'histoire vasarienne pouvait-il inclure dans sa notion de l'art libéral une technique capable de produire une ressemblance exacte sans le concours, ni de Videa, ni de l'invenzione rhétorique?

On comprend en ce sens que l'unique mention accordée aux ceraiuoli, dans l'encyclopédie des Vies, ait cherché par tous les moyens à en restreindre la portée, voire à inverser les termes de la réalité. Vasari nous y signale en effet un certain Orsino, dont il néglige de nous donner le nom de famille : un simple artisan, mais ami et disciple de Verrocchio (et en fait mentionné à ce seul titre dans la biographie de celui-ci). Verrocchio, aux dires de Vasari, aurait «montré [à Orsino] comment il pourrait exceller» dans l'art du moulage sur le vif (gì 'incominciò a mostrare come potesse in quella farsi eccellente)92 '. Voilà bien, à mon sens, un exemple typique de dénégation vasarienne : il y a d'un côté l'énoncé de faits précis - c'est d'ailleurs dans ce passage même que l'épisode des trois voti de Laurent le Magnifique nous est conté pour la première fois -; et nous devons sans

con le mani), se nomme le dessin». G. Vasari, Les Vies, op. cit., I, p. 149-150 (traduction modifiée).

92 Référence faite, une fois encore, à la féconde terminologie peircienne de l'indicialité : à la différence de Γ «icône» ou du «symbole», Γ «indice» selon Peirce «est un signe qui renvoie à l'objet qu'il dénote parce qu'il est réellement, matériellement affecté par cet objet. (...) [Il] perdrait immédiatement le caractère qui en fait un signe si son objet était supprimé (...). Exemple : un moulage...» C.S. Peirce, Écrits sur le signe (1904-1914), trad. G. Deledalle, Paris, 1978, p. 140. Cette référence peircienne a été invoquée en histoire de l'art pour la première fois - et dans un contexte bien différent du nôtre - par R. Krauss, Notes sur l'index (1977), dans L'Originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, trad. J.-P. Criqui, Paris, 1993, p. 63-91.

93 G. Vasari, Les Vies, op. cit., TV, p. 291.

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doute faire crédit au texte de Vasari quant à l'amitié de l'artiste et de l'artisan, voire quant à la transmission, de la part de Verrocchio, d'un certain nombre de procédures sculpturales destinées à rendre plus convaincantes encore les images votives produites par moulage (par exemple la façon d'ouvrir les yeux, de faire pivoter la tête, de faire varier la gestique du mannequin, etc.). Mais l'essentiel est passé sous silence : à savoir qu'« Orsino» n'était autre qu'Orsino Benintendi, le plus fameux de tous les fallimagini, l'héritier d'une grande tradition familiale qui remontait au XIVe siècle. C'est donc à coup sûr de l'artisan Orsino que l'artiste Verrocchio a pu apprendre comment réaliser un excellent moulage sur le vif; mouler sur le vif, c'était le métier et la compétence de l'artisan ceraiuolo, non celle de l'artiste sculpteur. Nous voyons ici en quoi consiste l'opération dénégatrice : elle consiste à admettre un rapport (je sais bien que la sculpture réaliste du XVe siècle entretient un rapport avec la tradition des voti moulés sur le vif...) et à le défigurer en même temps, par exemple à l'inverser (...mais quand même, ce ne peut être qu'un artiste libéral pour savoir d'abord ce que ritrarre dal vivo veut dire)94.

C'est qu'il ne fallait à aucun prix confondre l'art avec l'artisanat. L'existence, le statut social même des Académies en dépendaient95. De même l'existence et le statut discursif de l'histoire de l'art comme «discipline humaniste». Faut-il s'étonner que tous les arguments d'attribution relatifs au buste de Niccolo da Uzzano aient, implicitement ou explicitement, tourné autour de cette question? C'est en effet parce qu'elle se base sur un moulage que cette sculpture a été - jusqu'à une date récente - refusée à Donatello. L'analyse technique révélait bien l'utilisation d'un moulage sur le vif : l'argile a même gardé les traces de la réunion des deux moules, une démarcation nette et profonde - non camouflée, donc - courant d'un côté à l'autre du cou, dans sa partie supérieure, et rejoignant la zone de naissance des cheveux (fig. 12-13). Middeldorf en 1936, Janson en 1957, Pope-Hen- nessy en 1968 puis en 1985 ont rejeté l'œuvre hors du corpus donatellien, arguant en général de son « réalisme non artistique » , trop littéral - trop peu humaniste, trop peu «idéalisé» - pour une œuvre contemporaine d'Alberti96.

94 L'édition française des Vies perpétue cette dénégation en ne sachant pas que faire d'Orsino Benintendi : «artiste inconnu», est-il noté, quand Aby Warburg et Julius von Schlosser avaient signalé le ceraiuolo florentin comme une célébrité absolue dans son art (pardon : dans son artisanat).

95 Sur les académies, cf. notamment S. Rossi, Dalle botteghe alle accademie. Realtà sociale e teorie artistiche a Firenze dal XIV al XVI secolo, Milan, 1980.

96 Cf. U. Middeldorf, compte rendu du livre de H. Kauffmann, dans The Art

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Ce schéma est encore un schéma vasarien. Il ne peut permettre de concevoir un artiste comme Donatello imitant les sépulcres antiques de Rome et pratiquant à ses propres fins une vieille recette d'artisanat religieux. Ajoutons que ce schéma tend à exclure de son intelligibilité, non seulement le processus indiciaire de l'empreinte - notre cinquième «tabou» -, mais encore les matières non nobles qui y sont associées : le plâtre, la cire et les altre mesture (cheveux postiches, vêtements réels, polychromie, etc.) qui ne pouvaient, de par leur rapport au collage ou à l'assemblage, entrer dans la définition canonique du mot sculpture97. Telle serait la sixième exclusion, le sixième «tabou» de l'histoire vasarienne; exclusion d'autant plus arbitraire qu'elle tend à méconnaître l'utilisation authentiquement humaniste de ces procédures votives transformées par un artiste tel que Donatello : car la référence qui se fait jour, à travers le visage moulé de Niccolo da Uzzano, n'est autre que la référence aux imagines généalogiques romaines, ces effigies d'ancêtres moulées sur le vif et disposées dans l'atrium des demeures patriciennes, quelquefois portées en processions publiques lors d'une pompa funebris des morts de la famille98. Mais, pour

Bulletin, XVIII, 1936, p. 570-585. H.W. Janson, The Sculpture of Donatello, op. cit., II, p. 237-240. J. Pope-Hennessy, Donatello (1968), Florence, 1985, p. 102. J'ai signalé (supra, note 3) que John Pope-Hennessy était tout récemment revenu sur ce rejet, et l'incluait désormais dans le corpus donatellien (Donatello, op. cit., p. MOMS). Quant au catalogue de C. Avery (Donatello. Catalogo completo, Florence, 1991, p. 40), il ne recule pas devant le paradoxe - ou le lapsus? - de donner un numéro à ce buste dans le corpus de Donatello, de louer sa «très haute qualité artistique», et même de le faire figurer comme illustration de couverture de son ouvrage... pour parler d'une œuvre «définitivement exclue du catalogue du sculpteur»! Sur l'analyse technique du buste, cf. A. Andreoni, Scheda di restauro, dans P. Barocchi et G. Gaeta Bertela, Donatello. Niccolo da Uzzano, op. cit., p. 14-17. Enfin, il n'est pas indifférent de savoir que le premier à avoir reconnu cette nature indiciaire du buste fut le sculpteur Adolf Hildebrand, ami de W. von Bode (ibid., p. 5) et auteur du fameux ouvrage «formaliste» Das Problem der Form in der bildenden Kunst, Strasbourg, 1893 (6e édition, 1908).

97 «L'art de la sculpture consiste à enlever un excès de matière pour n'en laisser que la forme du corps telle qu'elle est dessinée dans l'esprit de l'artiste». G. Vasari, Les Vies, op. cit., I, p. 119.

98 Cf. F. Dupont, Les morts et la mémoire : le masque funèbre, dans La Mort, les morts et l'au-delà dans le monde romain, dir. F. Hinard, Caen, 1987, p. 167-172, qui parle de l'imago comme d'«une des matrices de la pensée romaine» (p. 167). Les principales sources antiques pour les rites de l'imago sont Polybe, Histoires, VI, 53, éd. et trad. R. Weil et C. Nicolet, Paris, 1977, p. 136-137. Pline, Histoire naturelle, XXXV, 2, éd. et trad. J.-M. Croisille, Paris, 1985, p. 37-40. Juvénal, Satires, VIII, 1-40, éd. et trad. P. de Labriolle et F. Villeneuve, revues par J. Gérard, Paris, 1983, p. 102-103.

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l'histoire vasarienne, la sculpture impériale en marbre ou en bronze devait passer définitivement au premier plan de la référence antique, permettant de soumettre l'art du portrait aux exigences plus médiates - moins brutales - de l'allusion, de l'allégorisme, de la si bien dire idéalisation classique.

Comme on l'a vu, cette idéalisation aura permis que se développe quelque chose comme une axiomatique inhérente au discours esthétique : une axiomatique de la «bonne ressemblance» artistique (la Nature, les Anciens). Elle se postulait à travers des expressions telles que le fameux buon disegno vasarien. Elle inféodait les processus concrets de sa mise en œuvre au statut d'« applications» pures et simples, plus ou moins convenantes, entre regola et licenza. Elle procédait ainsi par simplification ou schématisation; et lorsqu'on lit sous la plume de Vasari la description d'une œuvre de Donatello, on a tout simplement l'impression que le buon disegno antique avait fait son héroïque voyage - via Giotto, Masaccio ou Brunelleschi - et venait fleurir tel quel jusque dans son propre buon disegno de sculpteur renaissant. C'était là simplifier, bien sûr, et c'était là exclure : le septième «tabou» de toute cette opération porte sur la nature profondément heuristique des processus concrets de l'imitation artistique, du XIVe au XVIe siècle.

Qu'entendre là par heuristique? L'expérimentation d'un champ d'hypothèses où rien, au départ, n'est exclu : où tout est bon, pour ainsi dire. C'est le contraire d'une procédure axiomatique". Lorsque Donatello utilise une technique médiévale (liée à un contexte cultuel spécifiquement florentin) dans une visée antiquisante, lorsqu'il associe la polychromie d'une terre cuite (modalité de tant d'objets «populaires») et la solution prestigieuse du buste impérial, lorsqu'il n'hésite pas à mouler directement un visage (façon de renoncer au «style» lui-même) tout en lui imprimant cette sublime torsion vers le haut qui lui confère quelque chose comme un regard et en tout cas une singularité d'œuvre sculpturale - il procède de façon heuristique, non de façon axiomatique. Il bricole, il associe. Il

99 «Heuristique vient du grec heuriskein qui signifie rencontrer, trouver par hasard puis trouver en cherchant, découvrir. L'heuristique désigne une méthode de recherche qui pose une hypothèse, sans se soucier de sa vérité ou de sa fausseté, en vue de donner une direction à la recherche. Elle s'immisce à la base de toute invention théorique en se distinguant radicalement de l'axiomatique, l'axiome étant une proposition vraie par définition». O. Grandet et E. Oger, Heuristique, dans Encyclopédie philosophique universelle, H. Les notions philosophiques, Paris, 1990, I, p. 1137. L'expression «tout est bon» est ici reprise de la définition que donne Paul Feyerabend de la démarche heuristique. Cf. P. Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance (1975), trad. Β. Jurdant et A. Schlumberger, Paris, 1979, p. 20-25.

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«compose», mais dans un sens qui n'est déjà plus celui de la compositio albertienne100. Et, comme dans beaucoup d'autres de ses œuvres majeures - la. Judith, par exemple -, il laisse visibles les traces de son bricolage, de son montage, de son processus heuristique. Pas plus qu'à Rodin cette nature expérimentale du travail formel ne lui fait peur; au contraire, il la revendique tacitement. Mais Benvenuto Cellini, au XVIe siècle, le lui reprochera en termes à peine voilés, tandis que l'histoire vasarienne, de tout cet aspect, ne dira mot, ou presque101.

Voilà donc bien malmenée la notion de disegno (le dessin-dessein), et avec elle le schéma théorique (idéaliste) qui la sous-tend. Rappelons que toute la légende vasarienne du portrait «sur le vif» était en quelque sorte programmée par ce schéma théorique : schéma impliquant, parmi d'autres choix, la prééminence du dessin bidimensionnel - et, au-delà, de la peinture - dans l'idée à se faire du progrès stylistique. C'est pourquoi il avait fallu qu'un peintre, Giotto, commandât tout le mouvement de cette Renaissance du buon disegno. Probablement l'histoire de l'art procède-t-elle encore sur ce schéma lorsqu'elle autonomise arbitrairement le portrait peint102, ou lorsqu'elle fait de l'histoire des styles une histoire dominée, commandée par des choix picturaux. Ne doit-on pas revoir ce schéma implicite, et lever en quelque sorte le «tabou» qui pèse théoriquement sur le rôle de la sculpture dans l'évolution des styles mimétiques, particulièrement en Italie? Pisano compte sans doute autant que Giotto dans le mouvement concret de la rinascita, et il n'est que de voir le développement admirable de la sculpture siennoise pour comprendre le rôle pilote et préfigurateur de la sculpture dans l'art du portrait lui-même103. Il n'est aussi que de rappeler l'abondance des exemples médiévaux, depuis Frédéric II jusqu'au pape

100 Cf. L.B. Alberti, Depictura (1435), trad. J.L. Schefer, Paris, 1992, p. 123, 145, 153, 159, 171, 189-193. M. Baxandall, Les humanistes à la découverte de la composition en peinture, 1340-1450 (1971), trad. M. Brock, Paris, 1989, p. 151-171.

101 Cf. B. Cellini, La Vie de Benvenuto Cellini fils de Maître Giovanni, florentin, écrite par lui-même à Florence (1571), trad. Ν. Blamoutier, Paris, 1986 (éd. 1992), p. 315. Vasari, quant à lui, admettait volontiers - mais sans bien sûr parler de moulage, de montage ou de «bricolage» - le tanto operare de Donatello : G. Vasari, Les Vies, op. cit., III, p. 254.

102 Ce que fait André Chastel en passant sous silence, dans son étude sur le donateur in abisso, tout le rapport, pourtant essentiel, à la sculpture. Cf. A. Chastel, Le donateur «in abisso» dans les pale (1977), dans Fables, formes, figures, Paris, 1978, II, p. 129-144. La même clôture se retrouve chez L. Campbell, Renaissance Portraits, op. cit.

103 Cf. par exemple E. Carli, Gli scultori senesi, Milan, 1980, ou la belle étude de I. Herklotz, «Sepulcra» e «monumenta» del Medioevo. Studi sull'arte sepolcrale in Italia, Rome, 1985.

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Boniface Vili, exemples dans lesquels la sculpture fut accusée précisément de permettre la mise en place de portraits qui étaient bien trop littéraux et «vivants» - donc idolâtriques - pour ne pas usurper quelque chose comme un pouvoir de la présence104.

La dernière polarité touche sans doute au nœud le plus crucial de ce grand mythe où la ressemblance visuelle aura trouvé sa forme la plus prestigieuse, certainement, de toute l'histoire occidentale (et cela, en tant même que «renaissance» et répétition supposées des prestiges de l'Antiquité). Cette polarité se déduit des mots eux-mêmes, c'est-à-dire qu'elle est à fleur d'évidence, bien qu'elle soit, le plus souvent, réduite au silence et à l'impensé. Si j'ai persisté à mettre des guillemets dans l'expression portrait «sur le vif», c'est que cette expression porte déjà en elle la polarité indissociable d'un «totem» et d'un «tabou», c'est-à-dire d'une chose revendiquée à toutes forces dans la mesure exacte de l'ombre où elle tente de maintenir sa propre part maudite. Ritrarre dal vivo, c'est littéralement tirer, ou plutôt retirer quelque chose - quoi? la ressemblance, bien sûr - du vivant, du visage vivant. Le sens latin du verbe trahere, qui se transmet tel quel dans la langue italienne, conjugue paradoxalement les deux actions de retirer (d'où le français «traire», par exemple) et de tracer (d'où le français «portraire»).

Il faut donc entendre dans la notion même de ritrarre dal vivo quelque chose comme un «totem» de vie, que redoublerait exactement son «tabou» de mort. Comment un Florentin de la Renaissance pouvait-il ne pas envisager une telle polarité en considérant le silencieux peuple de cire de la Santissima Annunziata, et en se considérant lui-même comme semblable à ce peuple-là? Comment ne pas comprendre que le fait de vouer sa ressemblance dal vivo à une image de cire consistait, dans le même temps, à la figer, à la nécroser en effigie, à la produire visuellement comme inanimée? Comment oublier que la technique du moulage «sur le vif» n'est après tout que l'adaptation minimale - deux simples tubes métalliques - d'une immémoriale technique de masques funéraires ? Considérons comme significatif, à ce titre, le fait que Cennino Cennini n'ait pas employé une seule fois l'adjectif vivo dans sa description du moulage : il parle seulement d'empreintes di naturale, laissant ouverte la question du mort ou du vif dans la production des ressemblances exactes qu'il préconise105.

Et c'est justement cela qui a dû gêner d'abord les commentateurs du

104 Cf. E. Castelnuovo, // significato del ritratto pittorico nella società, dans Storia d'Italia, V. I documenti, Turin, 1973, II, p. 1033-1035.

105 Sur l'aporie du «vivant» et du «mort» dans l'image, cf. A. Minazzoli, La première ombre. Réflexion sur le miroir et la pensée, Paris, 1990, p. 115-140. G. Didi- Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, 1992, p. 53-84.

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buste donatellien. Car la procédure du moulage induisait dans cet objet singulier l'association de deux humanités contradictoires : d'un côté, la belle humanité de l'humanisme (l'affirmation civique de l'individu, l'identification romaine dans la pourpre du drapé); mais, d'un autre côté, ce caractère humain trop humain, si l'on ose dire, ce caractère trop indiciaire- ment humain, qui rendait indécidable son statut de portrait : réalisé d'après la vie, «sur le vif», ou réalisé après la mort, «sur le cadavre»? À quelques pas du Niccolo da Uzzano, dans la même salle du Bargello, un autre buste - celui-là unanimement refusé à Donatello - transcrit directement, par simple verticalisation, la donnée de base du masque funéraire : monochromie du bronze noir, rigidité du buste et du visage, yeux clos, affaissement des joues, sur les côtés, dû au poids du plâtre (fig. 14). Ce buste, quoique bouleversant, ne possède certes ni l'ambiguïté, ni la virtuosité plastique du premier. Mais il nous révèle son horizon, il nous dit ce d'où le premier a dû partir : il nous dit son origine processuelle et peut-être sa condition fondamentale d'efficacité (la ressemblance inanimée); il nous dit également l'écart produit par l'œuvre donatellienne en tant qu'oeuvre «renaissante» (la ressemblance comme animation).

Vasari, lui, a voulu construire sa légende du portrait sur la seule animation : son «totem» principal, pourrait-on dire, c'est la vie, la vie seulement, le portrait «sur le vif» à quoi «il ne manquerait que la parole». Et, bien que chacune de ses expressions porte en elle-même la contradiction qui la constitue, tout ce qu'il énonce à propos de l'imitation vise manifestement à fonder l'idée de Renaissance comme une mythologie de la vie : le mot «Renaissance» semble, d'ailleurs, ne dire que cela106. L'auteur des Vies a bien voulu nous raconter - mais en y mettant toute l'autorité de Verrocchio - que Laurent de Médicis, ayant survécu à une tentative d'assassinat, et même «ressuscité» politiquement dans cette épreuve, s'était fait mouler trois ex voto qualifiés de vivissimim; mais il ne nous raconte pas que, quatorze ans après - en 1492 -, ce fut un moulage sans carnicino que l'on dut réaliser sur le visage mort du même Laurent (fig. 15). L'ironie de l'histoire veut aussi que, une soixantaine d'années plus tard, Ottaviano de Médicis ait

106 C'est à cette conclusion que revenait encore André Chastel, dans un livre où le mot mythe, quoiqu'utilisé de façon très floue, était hautement affirmé : «Tout est porté enfin par l'idée candide mais forte que les arts et les lettres, en un mot la culture, sont seuls aptes à triompher de la mort. Dans ces traits précis passe l'essentiel du rêve ou, comme on a préféré dire ici, du "mythe" qui emportait la Renaissance». A. Chastel, Le Mythe de la Renaissance, 1420-1520, Genève, 1969, p. 219.

107 G. Vasari, Les Vies, op. cit., IV, p. 291.

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commandé à Vasari lui-même de peindre un nouveau portrait de Laurent (fig. 16) : «vivant» selon toute apparence, mais posthume, bien sûr, et entouré de masques allégoriques dont l'un, vu par en-dessous, ne ressemble qu'à une tête morte. Le visage de Laurent, dans ce tableau célèbre des Offices, ne se réfère physionomiquement qu'à l'iconographie médicéenne108 : rien n'y subsiste de l'empâtement des traits réels que Vasari, pourtant, a certainement dû contempler un jour devant l'effrayant moulage di naturale.

De même, l'auteur des Vies a bien voulu nous entretenir de l'agrément qu'apporte l'usage de la cire dans la fabrication de « modèles réduits » ou de «figures» (piccioli modelli o figure) pour la sculpture en ronde bosse109. Mais il ne nous raconte ni la grandeur, ni la décadence - qui commence au XVIe siècle, précisément - des ceraiuoli de la Via dei Servi. Ce n'est donc certainement pas dans l'ouvrage de Vasari que l'on trouvera des éléments historiques pour comprendre la disparition, la destruction des ex voto de la Santissima Annunziata, sauf à comprendre que leur exclusion hors de la première histoire de l'art officielle les destinait irrévocablement à n'être pas «conservés», ni dans la mémoire des académiciens, ni dans les réserves de leurs grands musées des Beaux-Arts. Probablement faudrait-il analyser de près les conditions sociales et doctrinales de là religion post-tridentine à Florence pour mieux appréhender ce phénomène de censure et de disparition. Toujours est-il que les ex voto de la Santissima Annunziata furent mis à part dans un cloître, en 1665, et que, leur matière même les prédisposant à s'abîmer -à se défaire, à se défigurer —, ils furent tous détruits, d'un coup, en 1786110.

Pourtant, les ceraiuoli n'avaient pas cessé d'exister : la transformation des conditions artistiques et religieuses les avaient certes contraints d'abandonner le terrain traditionnel des images votives et des échanges de bons procédés avec certains artistes tels que Donatello ou Verrocchio. Mais ils n'oubliaient pas qu'ils avaient depuis toujours appartenu à la «Corporation des médecins et apothicaires» {Arte dei medici e speziali). Ils transmirent donc leur savoir-faire dans un domaine qui était déjà, d'une certaine façon, le leur : le domaine de Y anatomie. À un étage de distance du Niccolo da U zzano, au musée du Bargello, se trouve aujourd'hui encore le premier écorché connu, réalisé par le Cigoli en 1600, probablement avec

108 Sur le caractère allégorique de ce portrait, cf. U. Davitt Asmus, Corpus quasi Vas. Beitrage zur Ikonographie der italienischen Renaissance, Berlin, 1977, p. 41-68. Sur l'iconographie médicéenne en général, cf. l'étude monumentale de K. Lange- dijk, The Portraits of the Medici, 15th-18th Centuries, Florence, 1981-1987.

109 G. Vasari, Les Vies, op. cit., I, p. 122-124. 110 Cf. G. Mazzoni, / boti della SS. Annunziata, op. cit., p. 34-39.

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l'aide d'un artisan ceraiuolo (fig. 17). Et c'est ainsi que les fallimagini florentins devaient constituer la première grande école de céroplastique médicale dont un autre musée, sur l'autre rive de l'Arno, conserve toujours les innombrables et terrifiants chefs-d'œuvre111 (fig. 18).

Mais Vasari ne s'était occupé que d'art et de «Renaissance»; il ne s'était préoccupé que de donner naissance à un discours autonome appelé «l'histoire de l'art». Il avait pour cela inventé quelques légendes bien ficelées, afin que le mot rinascita pût signifier quelque chose pour tous, quelque chose d'évident. Il ne nous reste aujourd'hui qu'à tenter de déconstruire cet ensemble de légendes, afin d'y mieux saisir les tensions dialectiques, les polarités à l'œuvre, les nœuds de «totems» et de «tabous» : entre modernité et «âges sombres»; entre culture de l'art et culte des images; entre termes et relations; entre paradigmes d'imitation et paradigmes d'incarnation; entre ressemblances iconiques et ressemblances indiciaires; entre art et artisanat; entre une axiomatique du disegno et une heuristique des formes plastiques; entre un modèle pictural et un modèle sculptural; entre un «totem» de vie et un «tabou» de mort...

C'est tout cela qu'il faut appeler un mythe, et nous pourrions avancer l'hypothèse qu'il en fut de la ressemblance elle-même comme de ce mythe dont Lévi-Strauss nous apprend qu'il fournit aux hommes d'une société «une sorte d'outil logique destiné à opérer une médiation entre la vie et la mort112». C'est tout cela qu'il faut appeler un mythe, et probablement bien plus encore : car le mythe ne s'épuise pas plus dans l'énoncé d'une ou de plusieurs polarités - fussent-elles très générales - déductibles d'un récit d'origine, qu'il ne s'épuise dans l'énoncé — fût-il très légendaire - du récit lui-même. Pour saisir véritablement la dimension mythique du récit vasa- rien, il faudra encore la repenser différentiellement par rapport à d'autres récits, à d'autres motifs connexes, puisqu'aussi bien nous ne pouvons «définir chaque mythe [que] par l'ensemble de toutes ses versions113». Les polarités, à en croire l'analyse structurale des mythes, ne cessent en effet de se transformer elles-mêmes, donc de changer de codes, de messages, de contenus; elles deviennent homologies là où elles étaient oppositions; elles

111 Cf. B. Lanza et al., Le cere anatomiche della Specola, Florence, 1979. Sur l'Arte dei medici e speziali, cf. la monographie classique de R. Ciasca, L'Arte dei medici e speziali nella storia e nel commercio fiorentino dal secolo XII al XV, Florence, 1927 (rééd. 1977). Sur les corporations en général, cf. J. Larner, Culture and Society in Italy, 1290-1420, New York, 1971, p. 298-303.

112 C. Lévi-Strauss, La structure des mythes, art. cit., p. 243. 113 Id., ibid., p. 240-242.

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s'inversent en se répétant, selon une constante propension à se convertir, à passer d'un ordre d'efficacité à un autre. Voilà pourquoi elles requièrent une histoire, mais une histoire qui ne se réduise pas à l'évolution générale de formes visibles exprimant stylistiquement un contenu non moins général - la ressemblance - que l'on imaginerait stable. Car ce «contenu» est lui-même une relation, une forme en transformation, la résultante virtuelle du jeu entier des formes singulières qui l'incarnent. Si la ressemblance est structurée comme un mythe, alors elle n'est pas un terme, donné ou à prendre, mais un modèle opératoire, une «vaste machine combina- toire» productrice de régularités, mais aussi de déséquilibres et de dissymétries, où des problèmes sont heuristiquement posés et transposés, des solutions heuristiquement trouvées et elles-mêmes transposables114. Elle interdit en tout cas que l'on s'enferme pour la comprendre dans le choix d'un type d'objets jugés plus représentatifs que les autres : elle exige que l'on ouvre constamment le point de vue aux déplacements structuraux et mêmes aux exceptions, fussent-elles discrètes, fussent-elles oubliées par toute une tradition discursive. Warburg, il me semble, ne voulait pas dire autre chose en situant sa propre analyse du portrait florentin sous l'ombre d'un exergue magnifique, dû à Francesco Guicciardini :

«C'est une grande erreur que de parler des choses du monde indistinctement, absolument et, pour ainsi dire, par règle générale; chaque chose ou presque, en effet, relève de la distinction et de l'exception, en raison de la variété des circonstances, qui font qu'elle ne peut être fixée à l'aide d'une même mesure. Or, ces distinctions ou exceptions ne sont pas écrites dans les livres : il faut pour les saisir apprendre à saisir leur discrétion115».

Georges Didi-Huberman

114 Je résume ici très sommairement un certain nombre de propositions émises sur la structure des mythes par Claude Lévi-Strauss : Mythologiques, I. Le cru et le cuit, op. cit., p. 246 («La vérité du mythe n'est pas dans un contenu provilégié. Elle consiste en rapports», etc.); Mythologiques, 111. L'origine des manières de table, Paris, 1968, p. 406 (sur le déséquilibre et la dissymétrie); Mythologiques, IV. L'homme nu, Paris, 1971, p. 500-501 (la «vaste machine combinatoire»); De la possibilité mythique à l'existence sociale (1982), dans Le regard éloigné, Paris, 1983, p. 215-221, et La potière jalouse, Paris, 1985, p. 227-229 (problèmes transposés, règles possibles, réponses à des questions, etc.).

115 «È grande errore parlare delle cose del mondo indistintamente e assolutamente, e, per dire cosi, per regola; perché quasi tutte hanno distinzione ed eccezione per la varietà delle circumstanze, in le quali non si possono fermare con una medesima misura; e queste distinzioni e eccezioni non si trovano scritte in su' libri, ma bisogna lo insegni la discrezione» F. Guicciardini, Ricordi politici e civili, VI, cité par A. Warburg, L'art du portrait et la bourgeoisie florentine, art. cit. (l'exergue - si beau - est omis dans la traduction française!).