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Restructuration de l’Orient À propos de la Durasie de Marguerite Duras Osamu Hayashi La représentation de l’Asie chez Marguerite Duras est complexe, voire ambiguë, à cause de la double position, de colonisateur et de colonisé, qu’elle occupe surtout par rapport à l’Indochine où elle est née et a passé l’essentiel de son enfance. Peu fidèle à la géographie réelle, et éloignée de la vieille image de l’Orient, produit exotique de l’Orientalisme du XIX e siècle, la Durasie est une création imaginaire de l’écrivain qui, en résistant au “piège de l’exotisme” et au “racisme involontaire inhérent nécessairement à tout exotisme”, cherche sa place pour parler de l’Asie et de soi-même. En 1984, Claude Roy, dans un article sur L’Amant, parle de la Durasie (66). Par ce néologisme, il entend l’univers asiatique particulier à l’œuvre de Marguerite Duras, univers qu’elle a construit par son écriture, non seulement dans ses écrits à caractère autobiographique comme Un barrage contre le Pacifique ou L’Amant, mais aussi avec ses fictions comme Le Vice-consul, India song ou Hiroshima mon amour, dans lesquelles l’Asie est plus libre- ment traitée. Nous allons nous pencher sur cette Durasie en la replaçant dans une discussion plus générale sur la représentation de l’Asie, pour discerner sa spécificité ainsi que celle de l’écriture durassienne. D’abord il faut rappeler que dans l’histoire de la littérature c’est plutôt l’Orient que l’Asie qui a exercé sa fascination sur les Européens. Ici l’Orient ne désigne pas un ensemble purement géographique, mais une idée ou un concept que l’Occident s’est construits sur les cultures autres et exotiques, y compris celles des pays asiatiques. C’est cette idée de l’Orient qui a stimulé l’imagination de nombreux écrivains et qui les a incités à créer, à leur tour, leur propre univers oriental. Le phénomène a été le plus actif au XIX e siècle, siècle de l’orientalisme : Théophile Gautier, dans Le Pavillon sur l’eau, et surtout dans Le Roman de la momie, et sa fille Judith, dans ses romans chinois et japonais, ont inventé tout un Orient fantasmatique et fantasque ; Nerval, Chateaubriand et Flaubert se sont eux-mêmes rendus dans des pays orientaux pour en garder les traces sous forme de récits de voyage, tandis que

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Restructuration de l’Orient À propos de la Durasie de Marguerite Duras

Osamu Hayashi

La représentation de l’Asie chez Marguerite Duras est complexe, voire ambiguë, à cause de la double position, de colonisateur et de colonisé, qu’elle occupe surtout par rapport à l’Indochine où elle est née et a passé l’essentiel de son enfance. Peu fidèle à la géographie réelle, et éloignée de la vieille image de l’Orient, produit exotique de l’Orientalisme du XIXe siècle, la Durasie est une création imaginaire de l’écrivain qui, en résistant au “piège de l’exotisme” et au “racisme involontaire inhérent nécessairement à tout exotisme”, cherche sa place pour parler de l’Asie et de soi-même.

En 1984, Claude Roy, dans un article sur L’Amant, parle de la Durasie (66). Par ce néologisme, il entend l’univers asiatique particulier à l’œuvre de Marguerite Duras, univers qu’elle a construit par son écriture, non seulement dans ses écrits à caractère autobiographique comme Un barrage contre le Pacifique ou L’Amant, mais aussi avec ses fictions comme Le Vice-consul, India song ou Hiroshima mon amour, dans lesquelles l’Asie est plus libre-ment traitée. Nous allons nous pencher sur cette Durasie en la replaçant dans une discussion plus générale sur la représentation de l’Asie, pour discerner sa spécificité ainsi que celle de l’écriture durassienne.

D’abord il faut rappeler que dans l’histoire de la littérature c’est plutôt l’Orient que l’Asie qui a exercé sa fascination sur les Européens. Ici l’Orient ne désigne pas un ensemble purement géographique, mais une idée ou un concept que l’Occident s’est construits sur les cultures autres et exotiques, y compris celles des pays asiatiques. C’est cette idée de l’Orient qui a stimulé l’imagination de nombreux écrivains et qui les a incités à créer, à leur tour, leur propre univers oriental. Le phénomène a été le plus actif au XIXe siècle, siècle de l’orientalisme : Théophile Gautier, dans Le Pavillon sur l’eau, et surtout dans Le Roman de la momie, et sa fille Judith, dans ses romans chinois et japonais, ont inventé tout un Orient fantasmatique et fantasque ; Nerval, Chateaubriand et Flaubert se sont eux-mêmes rendus dans des pays orientaux pour en garder les traces sous forme de récits de voyage, tandis que

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Pierre Loti, ayant parcouru en navire les quatre coins de l’Orient, a publié des romans exotiques fortement épicés et parfumés à l’orientale.

C’est en 1950 que Marguerite Duras publie Un barrage contre le Pacifique où elle transpose ses souvenirs d’enfance dans l’Indochine fran-çaise des années 20. Pendant cette première moitié du XXe siècle, l’Orient, qu’il soit proche ou extrême, s’imposait comme une réalité, une actualité socio-politique. En particulier l’Asie, faisant l’objet de la colonisation européenne, devenait à peine compatible avec ses anciennes images orientales. En 1937, le célèbre indianiste Sylvain Lévi, ayant vu le progrès des études orientales en Europe, donne l’une des ultimes définitions de l’Orient :

Mais d’abord, qu’est-ce que l’Orient ? En principe, une simple expres-sion géographique ; en fait, une conception brutale qui scinde l’huma-nité en deux tronçons, et qui remplace à ce titre la vieille notion hellé-nique des Barbares. Elle exprime, dans sa rudesse symbolique, l’orgueil satisfait de l’Occident en présence d’un monde entier qu’il englobe dans le même mépris.

(86)

L’intention de Lévi était, bien entendu, d’exorciser la vieille notion d’Orient. Autrement dit, l’orientalisme était encore persistant dans l’esprit des Européens, comme nous le voyons avec l’exemple de la mère de Suzanne dans Un barrage contre le Pacifique qui décide de partir après les “ténébreuses lectures de Pierre Loti” (23). Comme Edward Said nous l’enseigne dans son fameux essai, l’orientalisme était toujours sous-tendu par le désir des Occidentaux d’imposer leur eurocentrisme par rapport à l’autre et à l’ailleurs, sans prendre en compte la diversité des cultures englobées. En ce sens, l’orientalisme était non seulement contemporain du colonialisme, mais aussi coextensif à celui-ci. En fait, sa vie a été prolongée sous la politique colonialiste qui se servait de l’esthétique orientaliste pour se masquer ou s’embellir par des images exotiques attrayantes.

Si l’Asie reste ainsi hantée par l’Orient, comment la littérature pourrait-elle la représenter ? Il nous semble – et nous allons le voir – que c’est justement à cette question que Marguerite Duras a cherché à répondre dans son écriture avec la structuration de la Durasie.

Un barrage contre le Pacifique où l’écrivain relate la misère de sa famille peut bien être lu comme un roman anti-colonialiste révélant la réalité

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et le mensonge de l’impérialisme. Blanche et française, la jeune Marguerite était certainement du côté des colonisateurs en Indochine. Mais sa famille ruinée, et sa mère devenue folle à cause des administrateurs corrompus qui lui avaient vendu une concession incultivable, elle avait de bonnes raisons pour s’opposer au colonialisme. D’ailleurs, née et ayant grandi sur le lieu, elle n’avait pas besoin de l’orientalisme pour voir l’Asie, et elle était bien placée pour s’apercevoir du décalage entre le rêve orientaliste et la réalité de la colonie. C’est sans doute pour cette raison qu’elle caractérise les lectures de Pierre Loti comme “ténébreuses”, en employant cet adjectif au sens équivoque, qui semble refléter la méfiance de la narratrice à l’égard de l’orientalisme.

Pourtant la redécouverte assez récente de son premier ouvrage, L’Empire français, publié dix ans avant Un barrage contre le Pacifique, a amené plus d’un lecteur à remettre en question la position idéologique de l’écrivain, surtout dans le cadre des études postcoloniales. Il s’agit d’un livre de propagande de caractère pro-colonialiste que Marguerite Donnadieu a co-écrit avec Philippe Roques à la commande du Ministère des Colonies où elle était alors chef de bureau. Bien que l’écrivain elle-même l’ait renié jusqu’à sa mort, parlant d’erreur de jeunesse, certains critiques s’interrogent sur sa continuité possible avec les ouvrages signés Duras. Par exemple, Marie-Paule Ha, constatant que la critique dans Un barrage contre le Pacifique s’adresse seulement à la corruption de l’administration, et non au colonialisme lui-même, insiste sur la constance de l’idéologie pro-colonialiste dans l’œuvre durassienne (cf. Ha, surtout le quatrième chapitre “Duras on the Margin”). Rappelons d’ailleurs ce passage de Emily L. qui nous décontenance par son ton brutalement raciste :

Vous m’avez dit : Espèce de raciste à la gomme. J’ai dit que c’était vrai. J’ai dit ce que je crois. Je ne pouvais pas m’empêcher de rire aussi. J’ai dit : – La mort est japonaise. La mort du monde. Elle viendra de Corée. C’est ce que je crois. Vous, vous aurez peut-être le temps de la voir à l’œuvre. Vous avez dit que c’était possible.

(14)

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Il est vrai que la narratrice se corrige en se faisant appeler “raciste à la gomme”, mais la raison qu’elle a d’associer la mort au Japon et à la Corée reste obscure, et son intention bien douteuse...

La difficulté de discerner l’idéologie de Marguerite Duras et de la considérer comme un précurseur des écrivains postcoloniaux provient, nous semble-t-il, de l’ambiguïté de la position qu’elle entretient vis-à-vis des colonisateurs français et des indigènes indochinois. Comme nous l’avons déjà vu, par sa “race” et sa nationalité, elle était incapable de se dissocier du groupe des colonisateurs et de s’intégrer à celui des indigènes, des sub-alternes, en dépit de la sympathie ou de la compassion qu’elle aurait pu avoir pour eux. D’autre part, elle était exclue de la société blanche de la colonie à cause de la pauvreté de sa famille et de sa relation scandaleuse avec un Annamite. Exclue ainsi des deux côtés, où pourrait-elle se situer pour parler de l’Asie ? Dans L’Empire français, Marguerite Donnadieu parle à la place du Ministère des Colonies. Mais, devenue Duras, elle cherche sa place, une place qui ne soit ni celle des colonisateurs ni celle des colonisés, car un écrivain digne de ce nom ne parle pas à la place des autres.

Si, dans Un barrage contre le Pacifique, Marguerite Duras semble prendre le parti – pour ne pas dire, la place – des colonisés, en dénonçant l’injustice de la politique colonialiste, ce roman conserve, comme Julia Waters le remarque, une certaine parenté avec L’Empire français, surtout dans la description exotisante de l’Indochine, dont voici un exemple : “À l’ombre d’un bananier croulant sous les fruits, le couple colonial, tout de blanc vêtu, se balançait dans des rocking-chairs tandis que les indigènes s’affairaient en souriant autour d’eux” (23). Certes, il s’agit de l’image d’une affiche de propagande sur laquelle la narratrice jette un regard cynique et désapprobateur. Mais la contradiction pourrait consister dans le fait que la narratrice, pour se faire anti-colonialiste, est obligée de se mettre à la place des colonisateurs et de s’approprier leur esthétique orientaliste dans son écriture. Et pour surmonter cette contradiction, Marguerite Duras choisira de s’exclure de la dualité de ce rapport et d’écrire à partir d’une position de tierce personne.

Dans ce contexte, Hiroshima mon amour nous paraît un ouvrage significatif. Ce scénario de film est aussi une œuvre de commande. L’auteur dira plus tard dans Les Yeux verts : “si Hiroshima ne [lui avait] pas été commandé, [elle] n’aurai[t] rien écrit non plus sur Hiroshima […]” (23). Pourtant le fait qu’elle n’ait jamais été à Hiroshima lui permet d’aborder le sujet de l’extérieur. Le caractère franco-japonais du film ainsi que le choix

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d’un couple franco-japonais comme protagonistes l’aident à réfléchir sur le rapport entre l’Europe et l’Asie au-dehors du colonialisme dans lequel elle est impliquée de façon ambivalente. Notons aussi que la forme scénaristique oblige la narratrice à minimiser son insertion dans le récit. En prolongeant ainsi la tentative de Moderato Cantabile dont le point de vue narratif est souvent comparé à celui d’une caméra cinématographique, Hiroshima mon amour influencera la narration des œuvres ultérieures.

Dans ce scénario, nous trouvons l’opposition, d’une part, du héros japonais et du soldat allemand et, d’autre part, d’Hiroshima et de Nevers en France. Par un procédé similaire au souvenir involontaire proustien, l’héroïne française, à travers sa rencontre avec le Japonais à Hiroshima, se souvient de son amant allemand à Nevers. À première vue, ce procédé peut paraître problématique. La superposition du Japonais et de l’Allemand, puis d’Hiroshima et de Nevers, rappelle le procédé eurocentrique souvent utilisé par des orientalistes pour neutraliser l’altérité de l’Orient par le renvoi à des équivalents occidentaux. Mais, comme elle le dit clairement dans les appen-dices du scénario, Marguerite Duras est bien consciente du “piège de l’exotisme” (1991, 151) ainsi que du “racisme involontaire inhérent nécessai-rement à tout exotisme” (151). Son objectif est d’introduire de l’égalité entre les deux, pour que Hiroshima soit Nevers, et le Japonais l’Allemand, et non de niveler, voire annihiler, la différence de l’autre, comme l’Europe l’a fait en occidentalisant l’Asie au nom de l’universalité.

En conseillant, dans les mêmes appendices, de choisir un acteur japonais non typé, elle dit : “Monsieur Butterfly n’a plus cours. De même Mademoiselle de Paris. Il faut tabler sur la fonction égalitaire du monde moderne. Et même tricher pour en rendre compte” (151). Elle sait que le rapport entre l’Europe et l’Asie, qu’il soit révisé ou égalisé, est sans cesse exposé au “piège de l’exotisme” et au risque d’être réassimilé au rapport non-égalitaire entre l’Occident et l’Orient. C’est pourquoi Marguerite Duras triche elle-même dans son écriture. D’une part, elle fait se rejoindre Nevers et Hiroshima dans leurs absences respectives. À Nevers, l’héroïne française s’est oubliée elle-même devant la mort de son amant allemand. Ce dont elle se rappelle à Hiroshima n’est rien que cette perte de soi ainsi que la perte de toute mémoire sur Nevers. Et c’est dans ce blanc, cette absence, que Nevers rejoint la ville d’Hiroshima qui est, elle aussi, devenue son propre oubli à l’instant du bombardement nucléaire. D’autre part, les mots “Hiroshima” et “Nevers”, ne référant plus aux lieux, et ainsi égalisés comme noms de nulle

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part, maintiennent pourtant chacun leur propriété distinctive. Rappelons la fin d’Hiroshima mon amour :

ELLE Hi-ro-shi-ma, c’est ton nom. Ils se regardent sans se voir. Pour toujours. LUI C’est mon nom. Oui. [On en est là seulement encore. Et on en restera là pour toujours.] Ton nom à toi est Nevers. Ne-vers-en-Fran-ce.

(124)

Décomposés en syllabes, les mots “Hiroshima” et “Nevers” sont déjà privés de leur fonction de toponymes ainsi que de la signification idéologique que pourrait impliquer l’opposition de la ville asiatique à la ville européenne. Réduits à leur propre matérialité, ils parviennent enfin à faire coexister Hiroshima et Nevers, puis le Japonais et la Française respectivement nommés par ces noms, dans une relation onomastique égalitaire où ils pourront garder leur différence et leur indépendance par rapport à l’autre.

Six ans après Hiroshima mon amour, Marguerite Duras retourne partiellement à son souvenir de l’Indochine pour retrouver le personnage de la mendiante dont elle a déjà parlé dans Un barrage contre le Pacifique, de façon anecdotique, comme la jeune fille qui vient vendre son enfant à la mère de Suzanne (1985, 119-21).

Dans Le Vice-consul dont l’histoire se passe en Inde, la mendiante est pratiquement le seul personnage asiatique qui aurait pu représenter les peuples colonisés et incarner leur pauvreté, leur souffrance et leur silence. Tel n’est pas le cas. “Elle marche, écrit Peter Morgan” (9). Par cet incipit1, Marguerite Duras impose d’emblée l’antagonisme qui fait de la mendiante ce que Madeleine Borgomano appelle une “figure écrite de l’impossibilité d’écrire” (484), figure de l’autre incontournable et non maîtrisable pour l’homme occidental et pour son écriture. En fait, l’histoire de la mendiante ne se présente que comme une invention de Peter Morgan. Tout ce qu’il sait d’elle est le fait qu’ “[e]lle est là, devant la résidence de l’ex-vice consul de France à Lahore” (29), tandis qu’il s’interroge, sans trouver la réponse, sur la 1. Pour une analyse minutieuse de cette phrase, voir Marini, surtout le premier chapitre “(S)’écrire avec...”.

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possibilité même d’écrire sur elle : “Comment la retrouver dans le passé ? rassembler même sa folie ? séparer sa folie de la folie, son rire du rire, le mot Battambang... du mot Battambang ?” (183). La mendiante se trouve ainsi privée de toute histoire permettant de repérer son identité, excepté le nom de la province cambodgienne qu’elle prononce : “Battambang”. Pourtant réduit, comme “Hiroshima” et “Nevers”, à “trois syllabes [qui] sonnent avec la même intensité, sans accent tonique, sur un petit tambour trop tendu” (21), ce mot se transforme en un nom négatif, qui, par son absence même de référent, peuvent désigner non seulement la mendiante mais toute l’altérité asiatique qu’elle représente.

C’est avec tous ces noms de lieux dysfonctionnants que Marguerite Duras construit sa Durasie. Celle-ci n’est nullement fidèle à la géographie réelle, ce dont l’écrivain est parfaitement consciente mais ce qui est aussi selon elle “inévitable” :

M.D. - Faut que je dise tout de suite que la géographie est inexacte, complètement. Je me suis fabriqué une Inde, des Indes, comme on disait avant..., pendant le colonialisme. Calcutta, c’était pas la capitale et on ne peut pas aller en une après-midi de Calcutta aux bouches du Gange. L’île, c’est Ceylan, c’est Colombo, The Prince of Wales de Colombo, il est pas là du tout [sic].

(Duras, Gauthier 1974, 169)

Si la Durasie se distingue de l’Orient imaginaire des écrivains du XIXe siècle, comme ceux de Gautier ou de Loti parsemés de noms propres faussement orientaux, c’est parce que les noms de lieux chez Marguerite Duras ne constituent plus le support ni des fioritures descriptives exotisantes, ni, comme nous venons de le voir, des lieux réels qu’ils devraient désigner. À propos de la “chimie” qui se passe dans sa tête au moment de l’écriture, l’écrivain explique :

M.D. - Mais d’habitude c’est des lieux. Tu vois, je pourrais presque les chiffrer, l’endroit A, l’endroit B, l’endroit C, l’endroit D, et ça crie à l’endroit C, les cris arrivent en A, l’endroit D ne reçoit pas de cris, tu vois ?

(Duras, Gauthier, 170)

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Chez elle, les noms de lieux sont variables au sens mathématique du terme. Les endroits nommés Calcutta, Lahore, Hiroshima ou Battambang peuvent être appelés par tous les noms, tandis que ces noms, tels des signifiants flottants, peuvent aller désigner n’importe quel lieu2. Hiroshima n’avait pas besoin d’être une ville de delta pour se nommer Saïgon-sur-le Mékong, même si l’écrivain choisit souvent des endroits à proximité de l’eau pour situer les lieux de son histoire. À moins que cette présence de l’eau ne symbolise la fluctuation et l’inconsistance des lieux.

Par ailleurs, qu’y a-t-il d’indien dans La Femme du Gange ? Aucune image ne rappelle les Indes, et aucune allusion n’y est faite dans le dialogue entre les personnages anonymes qui déambulent sur une plage d’apparence neutre, tout au moins non asiatique (fictivement nommée “S. Thala”), tandis que les voix extérieures à l’image – qui pour Marguerite Duras ne sont pas exactement des “Voix off” (1973, 103) – évoquent, avec la voix de la narratrice dans la partie descriptive du scénario, de manière fragmentaire les Indes du Vice-consul :

Où est-ce ? Un quai de douane de là-bas, de la Mésopotamie du Gange, perdu ici, à S. Thala ? Ces villas résidentielles, closes, blanches, celles du quartier anglais de Calcutta ? Ces nuages, ceux d’une mousson qui avance continent flottant, pour aller crever sur le Népal ?

(124)

Si, dans Hiroshima mon amour, le passé à Nevers ressurgit dans le présent à Hiroshima sous forme de flash-back, les Indes évoquées par ces divers noms de lieux ne ressuscitent jamais à S. Thala. Et comme pour anticiper sur leur non-représentabilité, la plage de S. Thala est elle-même préalablement définie comme un lieu indéfinissable :

LE VOYAGEUR Où est-on ? LA FEMME Ici c’est S. Thala jusqu’à la rivière. (Geste.)

2. En ce sens, l’ubiquité d’Aurélia Steiner à Vancouver, à Melbourne et à Paris serait aussi interprétable comme la variabilité infinie du lieu.

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LE VOYAGEUR Et après la rivière ? LA FEMME Après la rivière c’est encore S. Thala.3

(120)

Abdelkebir Khabiti affirme dans Figures de l’étranger que Marguerite Duras fait toujours une littérature exotique, bien que l’exotisme ne soit pas son thème principal. En fait, même s’il n’y avait pas de description orientaliste, le choix du thème de l’Asie et la citation de divers noms de lieux asiatiques ne suffiraient-ils pas à produire un effet exotique auprès des lecteurs européens non avertis ? Aussitôt prononcés, les noms comme “Le Gange” et “Calcutta” ne peuvent-ils pas affecter la plage de S. Thala pour la rendre exotique et pour y faire apparaître le fantôme de l’Orient ? Et n’est-ce pas pour éviter cette ré-exotisation que l’auteur rejette la validité même du nom propre “S. Thala” ?

Voyons L’Amant. Sous un masque de récit autobiographique, les souvenirs déjà racontés dans Un barrage contre le Pacifique ou Le Vice-consul y sont corrigés, rectifiés et transformés en d’autres souvenirs, comme la Lancia noire à Calcutta remplacée par la Morris-Léon Bollée, ou la cantine de Réam, lieu de la première rencontre avec le Chinois, transposée sur le bac du Mékong. Pluralisé, brouillé et jamais défini, le passé révèle son incertitude, sinon son absence, à tel point que la narratrice déclare que “L’histoire de [s]a vie n'existe pas” (14). D’autre part, l’identité des personnages n’est plus repérable que par des noms de lieux attachés : le je devient “fille de l’institutrice de Sadec” (110), le Chinois “homme de Cholen” (92 et passim), “homme obscur de Cholen, de la Chine” (92) ou “amant de Cholen” (121, et passim), Anne-Marie Stretter “dame de Vinhlong” (110), la mendiante “folle de Vinhlong” (103). Quant à Hélène Lagonelle, la narratrice, en amputant son nom comme “Hélène L.” (90), puis “H. L.” (124, 125), n’hésite pas à la renvoyer à la Chine (“Hélène Lagonelle est de la Chine”, 92). Ainsi deviennent-ils tous des figures anonymes habitant en Durasie, ce non-lieu qui n’existe que dans une histoire imaginaire. Mais, en même temps, la Durasie continue à faire l’objet d’une ré-exotisation, comme nous le constatons, d’une part, dans l’adaptation cinématographique 3. La même définition de S. Thala se trouve également dans L'Amour : “– Ici, c’est S. Thala jusqu’à la rivière. [...] Après la rivière c’est encore S. Thala” (19-20).

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de Jean-Jacques Annaud avec ses images d’un bel Orient, et, d’autre part, dans l’historicisation réaliste, telle qu’elle est souvent effectuée par les critiques postcolonialistes qui cherchent à l’analyser, à tort ou à raison, dans le seul contexte socio-politico-historique.

Infini et indéfinissable, l’univers asiatique de Marguerite Duras échappe à toute fixation sur une géographie réelle, tandis qu’il reste toujours locali-sable par les noms propres de ses villes qui le ramènent finalement à l’Orient. Demeurant ainsi sous la menace continuelle de sa propre destruction, la Durasie nécessite une reconstruction permanente. Cette ambivalence est aussi celle de la position de l’écrivain face à son écriture sur l’Asie, car la tentative de s’exclure du rapport colonisateurs-colonisés la conduit chaque fois à la réaffirmation inévitable de sa double appartenance à celui-ci.

Rappelons le sens étymologique du mot “Orient” : le côté de l’horizon où se lève le soleil. Marguerite Duras n’attend pas ce lever du soleil. Inaugurant le film India song avec l’image d’un soleil couchant, elle lance un défi à l’Orient. Évoquant la “nuit en plein soleil” (22) à Athènes dans Le Navire Night – et n’oublions pas que la Grèce a fait partie du monde oriental –, elle inverse l’Orient, le détourne et le détruit dans l’espoir de voir un nouvel Orient qui est la Durasie, dont la naissance, ou la genèse, est annoncée par cette “aurore” à la fin de L’Amour :

On entend : – Pendant un instant elle sera aveuglée. Puis elle recommencera à me voir. À distinguer le sable de la mer, puis, la mer de la lumière, puis son corps de mon corps. Après elle séparera le froid de la nuit et elle me le donnera. Après seulement elle entendra le bruit vous savez... ? de Dieu ?... ce truc... ? Ils se taisent. Ils surveillent la progression de l’aurore extérieure.

(143)

Marguerite Duras espère l’avènement possible d’un nouveau lieu où l’Occident et l’Orient, l’Europe et l’Asie, voire le soi et l’autre, coexistent dans un rapport égalitaire, et aussi d’une nouvelle écriture qui lui permette de représenter l’Asie, son Asie, sans la laisser envahir par les idéologies pré-existantes ou négativiser comme absence. Pour que cette “aurore” ne soit pas de nouveau engloutie par l’ancien soleil levant oriental, elle a continué à restructurer sa Durasie pour résister à la menace de cet Orient et pour le

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menacer à son tour, tout comme sa mère qui avait bâti et rebâti son barrage contre le Pacifique...

Ouvrages cités Borgomano, Madeleine, “L'Histoire de la mendiante indienne”, dans

Poétique 48 (1981), 479-94. Donnadieu, Marguerite et Philippe Roques, L’Empire français (Paris :

Gallimard, 1940). Duras, Marguerite, L’Amant (Paris : Minuit, 1984). ——, L’Amour (Paris : Gallimard, 1971). ——, Emily L. (Paris : Minuit, 1987). ——, Hiroshima mon amour, 1960 (Paris : Gallimard-Folio, 1991). ——, Nathalie Granger suivi de La Femme du Gange (Paris : Gallimard,

1973). ——, Le Navire Night, suivi de Césarée, Les Mains négatives, Aurélia

Steiner, Aurélia Steiner (Paris : Mercure de France, 1979). ——, Un barrage contre le Pacifique, 1950 (Paris : Gallimard-Folio, 1985). ——, Le Vice-consul, 1966 (Paris : Gallimard-L’Imaginaire, 1977). ——, Les Yeux verts, dans Cahiers du Cinéma 312-313, juin 1980. Duras, Marguerite et Xavière Gauthier, Les Parleuses (Paris : Minuit, 1974). Ha, Marie-Paule, Figuring the East (New York : State U of New York P,

2000). Khabiti, Abdelkebir, Figures de l’étranger (Paris : Denoël, 1987). Lévi, Sylvain, “Les Etudes orientales : leurs leçons, leurs résultats”, dans

Mémorial Sylvain Lévi, éd. Louis Renou (Paris : Hartmann, 1937), 85-97.

Marini, Marcelle, Territoires du féminin avec Marguerite Duras (Paris : Minuit, 1977).

Roy, Claude, “Duras tout entière à la langue attachée”, dans Le Nouvel Observateur, 31 août 1984, 66-67.

Said, Edward W., L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, 1978, trad. de l’américain (Paris : Seuil-Points, 2005).

Waters, Julia, “Marguerite Duras and Colonialist Discourse : An Intertextual Reading of L’Empire français and Un barrage contre le Pacifique”, dans Forum for Modern Language Studies 39 (2003), 254-66.

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