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Resume :

Pour un peu, Shirley en aurait pleuré. Dire

qu'elle avait tant rêvé de ce voyage au Brésil !

A présent, ce périple tournait au cauchemar.

Et tout cela parce qu'elle avait voulu rendre

service à une inconnue rencontrée sur le

bateau qui remontait le fleuve Amazone. En

acceptant de porter une lettre à un certain

Riago da Santana, comment aurait-elle pu

savoir qu'elle se jetait dans la gueule du loup?

Car l'homme, pour une raison étrange, ne

semblait pas disposé à la laisser partir. Certes,

il n'avait rien tenté, ne l'avait même pas

menacée, mais elle le sentait, elle courait un

grand danger en restant chez lui. Il lui fallait

fuir. Quitte à s'aventurer dans la jungle... Car

les périls de la forêt vierge lui semblaient

encore préférables à la compagnie de Riago da

Santana!

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COLLECTION AZUR

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre :

DARK RANSOM Traduction française de JEANINE LAMIRAY

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1.

— Pardon, mademoiselle, puis-je vous demander un service ? Accoudée au bastingage, Shirley Graham regardait défiler la

jungle amazonienne, fascinée par les arbres s'élevant à des hauteurs vertigineuses dont les troncs disparaissaient sous des feuillages tentaculaires.

— Excusez-moi, mademoiselle... Cette fois, Shirley se retourna. La femme qui lui parlait n'était

autre que l'unique passagère européenne voyageant à bord du Manoela. La consonance anglaise de son nom aperçu sur la liste des passagers avait retenu l'attention de Shirley. D'ailleurs, elle s'en souvenait encore : Fay Preston.

— Pourriez-vous déposer ceci de ma part à l'hôtel de Mariasanta ? lui demanda la femme en sortant une enveloppe de son sac.

Shirley fronça les sourcils. Elle trouvait cette requête d'autant plus bizarre que son interlocutrice ne lui avait jamais adressé la parole.

— Pourquoi ne la portez-vous pas vous-même? demanda-t-elle. Nous arriverons à Mariasanta après-demain.

— Je ne vais pas jusque-là, répliqua la femme d'un ton un peu brusque. J'ai prévu de descendre à la prochaine escale et de retourner à Manaus par le premier bateau. Pour être franche, j'en ai assez de ce pays, de l'Amazone et des moustiques. Quant à ce rafiot... Vous ne pouvez pas imaginer à quoi ressemblent les cabines de première !

— Oh, si. Je voyage également en première classe... — Et vous supportez ces conditions horribles? Moi non ! Réprimant un sourire, Shirley considéra sa compagne

occupée à remettre de l'ordre dans ses boucles blondes malmenées par la brise. Force était d'admettre que sa présence

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sur une embarcation aussi rustique que le Manoela semblait bien incongrue. Maquillée avec soin, vêtue d'un tailleur élégant, Fay Preston eût été davantage à sa place dans un palace de Floride. Rien d'étonnant qu'elle se soit vite lassée de la paillasse qui leur tenait lieu de lit, et des sempiternels haricots rouges servis à tous les repas. Sans parler du confort plus que rudimentaire des « toilettes »...

Pour meubler la conversation, Shirley fit remarquer d'un ton badin :

— Vous êtes bien pressée de quitter le Manoelal Mariasanta n'est plus qu'à deux jours. Auriez-vous peur que notre bateau coule?

Mais Fay Freston, décidément très nerveuse, ne parut pas goûter la plaisanterie.

— Pas du tout, je... je ne voudrais pas manquer la correspondance pour le retour. Alors voilà, si ça ne vous ennuie pas de vous charger de cette lettre...

Laissant la suite de sa phrase en suspens, elle glissa l'enveloppe entre les mains de Shirley. Celle-ci la prit, sans pouvoir toutefois se défendre d'éprouver un inexplicable sentiment de malaise. Etrangement, cette femme ne lui inspirait pas confiance.

Furtivement, Shirley jeta un coup d'œil à l'enveloppe avant de la ranger dans son sac. Elle y lut, écrit d'une écriture ronde, enfantine presque : « Senhor R. da Santana ». Aucune mention d'adresse, pas même celle de l'hôtel.

Sans doute Fay Preston perçut-elle les réticences de Shirley car elle précisa avec un sourire contraint :

— Je devais retrouver des amis mais j'ai eu un empêchement. Voilà pourquoi je les préviens par écrit.

— Il me suffit donc de déposer cette lettre à l'hôtel, résuma Shirley pour conclure.

— Oui, mademoiselle. Et merci beaucoup. Merci mille fois. — Je vous en prie, répondit Shirley par pure civilité.

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Pensive, elle regarda Fay Preston s'éloigner de sa démarche chaloupée avant de s'absorber de nouveau dans la contemplation du paysage.

Voilà plusieurs jours que Shirley avait entrepris cette croisière sur l'Amazone à bord du Manoela. Si au début le fleuve s'étalait à perte de vue, tel un vaste océan, il s'était incroyablement rétréci à mesure qu'ils en remontaient le cours. Les berges se resserraient maintenant au point que la forêt vierge semblait par endroits à portée de main. Et loin de s'émousser, la fascination qu'exerçait sur Shirley cet univers mystérieux n'avait fait que croître à mesure qu'ils s'y enfonçaient. Ce voyage, elle en avait tant rêvé!

En se rappelant les réactions qui avaient accueilli sa décision de se lancer dans cette aventure, Shirley esquissa un petit sourire.

— Quoi ? Tu comptes partir pour le Brésil ? Dans la jungle? s'était écriée sa mère. Voyons, ce n'est pas sérieux ! Pourquoi voudrais-tu aller dans un pays pareil, loin de tout?

Pour être seule. Pour couper tout lien avec l'Angleterre et goûter enfin un peu de liberté et d'indépendance. Voilà quelles étaient les vraies raisons qu'aurait souhaité invoquer Shirley. Mais les avouer à sa mère, terriblement susceptible, lui aurait valu reparties cinglantes et interminables bouderies. Aussi s'était-elle contentée de répondre :

— Parce que j'ai toujours eu envie de connaître le Brésil. A son tour, sa sœur Sonia s'était mêlée à la conversation : — Ma pauvre Shirley, quelles drôles d'idées tu as! Quand tu

ne fais pas le ménage pour des petites vieilles acariâtres, tu décides de t'exiler dans la jungle, à l'autre bout du monde ! Comment se débrouilleront-ils sans toi, à l'agence?

— Ne parlons pas de ça ! avait décrété Mme Graham, agacée. C'est bien assez humiliant d'avoir une fille aide ménagère sans qu'on aborde le sujet dans mon salon.

Shirley, habituée à ces piques, avait simplement souri. — J'aime la compagnie des vieilles dames.

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Cette remarque, pourtant innocente, lui avait valu un rire narquois de la part de Sonia.

— Comme je te comprends ! Tu as toute raison de les apprécier, surtout cette Mme Hughes, d'ailleurs. Avec le magot qu'elle t'a laissé pour t'offrir un voyage... Soit dit en passant, la pauvre femme n'apprécierait sans doute pas que tu ailles dépenser cet argent dans la jungle amazonienne. Pourquoi ne pas choisir une autre destination? Un circuit des capitales européennes, par exemple... Avec un peu de chance, tu y trouverais peut-être un mari, qui sait?

Peu désireuse d'envenimer la conversation, Shirley n'avait pas répliqué. Un mari... Sonia entendait-elle par là un homme semblable à celui qu'elle avait épousé? Dévoré d'ambition, égoïste, opportuniste, Gordon était un être totalement dénué d'intérêt. Et de charme. A trente ans, il promenait sous ses costumes trois-pièces un ventre bedonnant dont aucun régime n'était venu à bout.

Voyant que Shirley ne relevait pas ses perfidies, sa sœur était revenue à la charge.

— Finalement, à force d'accepter d'écouter Mme Hughes radoter pendant des heures, tu as fini par être récompensée. C'est très habile. Félicitations.

Cette fois, Shirley eut bien du mal à garder son calme face à ces accusations dépourvues de fondement. Non, elle n'avait eu recours à aucune ruse pour s'attirer la sympathie de Mme Hughes. La vieille dame appréciait sa compagnie, et une sincère amitié s'était nouée entre elles au fil des visites de Shirley. Amitié de brève durée, hélas. La mort soudaine de son amie, emportée par une crise cardiaque, avait causé beaucoup de peine à Shirley.

Et quelle ne fut pas sa surprise de recevoir peu après une lettre du notaire l'informant du petit héritage que lui laissait Mme Hughes ! Shirley se souvenait mot pour mot du testament: « Pour ma jeune amie, Shirley Graham, afin qu'elle puisse voir du pays. » Bien que bouleversée par ce témoignage d'amitié, Shirley ne s'était pas senti le droit d'accepter cet argent.

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Le notaire, M. Beckwith, avait tenu à la rassurer sur ce point. — N'ayez pas de scrupules, mademoiselle Graham, vous ne

dépouillerez aucun parent proche en acceptant ce legs. Mme Hughes n'avait qu'un neveu, un certain Philip Hughes, qui est censé hériter du reste de ses biens. Malheureusement, ce jeune homme n'a donné aucune nouvelle à sa tante depuis des années. Nous ne savons pas où il se trouve, ni même s'il est vivant... D'après les informations que j'ai pu rassembler à son sujet, ce serait un personnage un peu spécial.

— Mme Hughes était convaincue que Philip était toujours vivant, avait répondu Shirley. Elle m'a beaucoup parlé de son neveu. Il serait parti chercher de l'or en Amérique du Sud.

— En effet... Une initiative hasardeuse, je le crains. Et qui a causé bien des soucis à sa pauvre tante. Nous allons tenter de retrouver la trace de ce jeune homme, évidemment, mais l'Amérique du Sud... c'est vaste!

Durant les jours suivants, Shirley avait maintes fois pensé au mystérieux Philip Hughes, et il lui était revenu en mémoire le détail d'une conversation qu'elle avait eue avec Mme Hughes, quelques semaines plus tôt.

— Philip et moi, nous nous sommes disputés, avait- elle confié à Shirley. C'est dommage, car j'aurais aimé que mon neveu prenne la succession de l'entreprise que dirigeait son père. C'était une affaire très prospère, mais Philip n'a rien voulu entendre. Il voulait courir le monde, persuadé que sa chance résidait ailleurs... Voilà, il est parti, et le temps a passé. J'ai reçu quelques lettres de lui en provenance du Paraguay, puis du Brésil, mais depuis deux ans, plus rien. Pas la moindre nouvelle.

A cette occasion, Mme Hughes avait montré à Shirley une photo qui les représentait, elle et son neveu. Ce dernier, grand, blond, vêtu d'un costume élégant, fixait l'objectif avec un sourire un peu hautain. Rien dans son allure ne permettait de soupçonner qu'il était en fait un aventurier en quête de grands frissons.

Mais les apparences pouvaient se révéler trompeuses ! Shirley en savait quelque chose... Qui parmi ses connaissances aurait pu

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se douter qu'elle se lancerait un jour dans un voyage aussi hasardeux? Elle si calme, si réservée, qui à vingt-deux ans vivait encore chez sa mère!

Et pourtant, être libre, autonome, s'installer dans un studio et mener sa vie comme elle le souhaitait, la jeune femme en avait souvent rêvé. Malheureusement, ces aspirations n'étaient pas du goût de sa mère qui avait crié à l'égoïsme et à l'ingratitude à chaque fois que Shirley avait manifesté quelques velléités d'indépendance. Tant et si bien que la jeune femme avait fini par y renoncer, la violence et les scènes familiales la rendant physiquement malade.

Pour ces vacances au Brésil, en revanche, Shirley avait résisté aux pressions maternelles, consciente qu'elle ne parviendrait jamais à conquérir sa liberté si elle cédait une fois de plus. Une attitude dont elle se félicitait aujourd'hui, d'ailleurs. Sans cette ténacité, elle ne serait pas là à contempler les paysages fabuleux de cette jungle amazonienne.

Décidant de jouer la carte de l'aventure, elle n'avait pas établi d'itinéraire précis. Elle comptait poursuivre sa croisière sur le Manoela aussi loin qu'irait le bateau, et ensuite... elle aviserait selon son humeur.

Comme elle appréciait d'aller et venir à sa guise, de découvrir ce pays au gré de sa fantaisie sans avoir de comptes à rendre... Et puis, qui sait, peut-être au hasard de ses pérégrinations rencontrerait-elle le neveu de Mme Hughes parti chercher fortune sur ces terres lointaines?

C'était un espoir que la jeune femme n'avait osé avouer à personne, pas même à elle-même au début. Retrouver la trace de Philip Hughes... Ne serait-ce pas formidable? Du reste, si elle avait choisi d'explorer la jungle amazonienne pendant ses vacances, il ne s'agissait pas tout à fait d'un hasard... Sans doute le neveu de Mme Hughes avait-il quitté le Brésil depuis longtemps, mais Shirley se souvenait parfaitement du nom de la localité d'où il avait écrit à sa tante pour la dernière fois : Laragosa...

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D'un geste vif, elle repoussa en arrière la masse de ses cheveux bruns pour admirer un vol d'aigrettes dérangées par le passage du bateau. Elle se sentait si bien... La vie ne l'avait guère favorisée jusqu'alors, mais tout allait changer. Ce voyage au Brésil marquait un tournant décisif dans son existence, elle en avait plus que jamais la conviction.

Un simple débarcadère de bois bordé de bâtiments aux toits de tôle ondulée, et derrière, un village de modestes maisons construites sur pilotis. Ainsi se présenta Mariasanta aux yeux de Shirley, le surlendemain. L'aspect plutôt sinistre du lieu entama quelque peu l'optimisme de la jeune femme. Trouverait-elle vraiment un hôtel dans cet endroit?

Fay Preston avait quitté le bateau la veille, lors de l'escale pour le ravitaillement, sans même dire au revoir à Shirley. Une attitude cavalière qui, d'ailleurs, ne l'avait guère surprise... Mais elle n'avait qu'une parole, et elle porterait cette lettre. Après tout, cela ne lui demandait pas un gros effort...

Munie de son sac à main dans lequel elle avait glissé son passeport et ses rares objets de valeur, Shirley débarqua dans le petit port de Mariasanta et se mit en quête de l'hôtel sans plus tarder.

Elle le trouva sans difficulté. Il s'agissait d'un petit établissement à l'enseigne si délavée par les pluies qu'on parvenait à peine à lire les lettres qui y étaient peintes. Après avoir gravi prudemment les marches branlantes du perron, la jeune femme pénétra à l'intérieur.

Il y régnait une chaleur suffocante. Suspendu au plafond, un ventilateur brassait l'air saturé d'humidité sans parvenir à rafraîchir l'atmosphère. S'essuyant le front avec un mouchoir, Shirley promena un regard alentour. L'endroit ressemblait à un bar, mais il était complètement désert. Pour signaler sa présence, elle frappa quelques coups discrets sur le comptoir, et bientôt, un homme de petite taille en manches de chemise écarta le rideau de perles situé près du bar. A la vue de Shirley, une expression de surprise se peignit sur son visage.

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La jeune femme rassembla ses maigres connaissances de portugais pour s'adresser à lui :

— Bonjour, monsieur. Vous parlez anglais? — Nao. Par chance, Shirley avait consulté au préalable son lexique et

elle put formuler tant bien que mal la suite. — J'ai une lettre pour M. da Santana. Loge-t-il ici? D'un signe de tête, son interlocuteur lui signifia que non.

Néanmoins, il prit l'enveloppe que lui tendait Shirley pour l'examiner avec circonspection avant de la glisser dans un tiroir.

Sa mission accomplie, la jeune femme décida de visiter Mariasanta en attendant le départ du Manoela. Elle s'apprêtait à prendre congé lorsque l'homme lui désigna le bar. Sans doute voulait-il lui proposer une boisson... Le cadre n'était guère engageant, mais Shirley avait vraiment très soif, et elle se laissa finalement tenter.

— De l'eau minérale, s'il vous plaît... Sans glace. Après lui avoir indiqué l'un des tabourets du bar,l'homme

sortit une bouteille d'un vieux réfrigérateur. Contre toute attente, le verre qu'il tendit à Shirley était d'une propreté irréprochable, et la jeune femme se désaltéra avec plaisir.

Sans doute peu désireux d'engager la conversation, le propriétaire de l'hôtel s'était de nouveau retiré dans son domaine, derrière le rideau de perles. Shirley consulta sa montre : il lui restait assez de temps pour commander un second verre d'eau. Les petits coups qu'elle frappa sur le comptoir ne réussissant pas à attirer l'attention du propriétaire des lieux, elle recommença, un peu plus fort. Cette fois, deux hommes écartèrent le rideau de perles.

La première pensée de Shirley fut qu'il s'agissait de clients. Mais en les voyant approcher, un sentiment de malaise l'envahit.

L'un d'eux, le plus petit, lui adressa la parole. Il portait un jean et une chemise écossaise aux couleurs fanées, ainsi qu'un vieux panama qu'il ôta d'un geste courtois.

— Senhorita, le bateau! Il attend.

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— Mon Dieu! Shirley sauta du tabouret et, après avoir fouillé fébrilement

dans son sac, elle jeta une pleine poignée de pièces sur le comptoir. Soit elle s'était trompée sur l'horaire du bateau, soit sa montre s'était arrêtée. Heureusement, le capitaine Gomez avait eu la bonne idée d'envoyer quelqu'un la chercher... Shirley n'avait vraiment aucune envie d'être retenue ici, à Mariasanta, jusqu'à ce que le Manoela redescende le fleuve!

Devant l'hôtel était garée une jeep. Le plus petit des deux hommes en ouvrit la portière et fit signe à Shirley de monter.

En d'autres circonstances, la jeune femme aurait sans doute réfléchi à deux fois avant de suivre des inconnus. Mais le temps pressait, et elle s'engouffra dans la voiture.

Cependant, à peine se fut-elle assise entre les deux hommes, le plus petit au volant et l'autre, un moustachu, à sa droite, que Shirley sentit revenir son inquiétude.

— J'ai changé d'avis, messieurs, je... Elle n'eut pas le temps de terminer sa phrase. La jeep venait

de démarrer, faisant une brusque embardée qui manqua propulser Shirley contre le pare-brise. Le temps qu'elle recouvre ses esprits, et le véhicule fonçait déjà vers la sortie du village... dans la direction opposée au port.

Refusant de céder à la panique, la jeune femme se tourna vers son chauffeur et s'efforça de lui sourire.

— Arrêtez-vous, monsieur! Vous vous trompez... Un engano. Je veux descendre.

— Nous aller vers bateau, lui répondit-il dans un mauvais anglais.

— Vous n'êtes pas sur la bonne route ! s'écria Shirley. Ignorant les protestations de la jeune femme,l'homme

accéléra en direction de la forêt. Eperdue, Shirley regarda tout autour d'elle. Que faire? Crier? Mais personne ne l'entendrait...

Non, il lui fallait garder son sang-froid. Après tout, il s'agissait sans doute d'un regrettable malentendu. Mais comment convaincre ces hommes de la laisser descendre?

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Soudain, une idée lui traversa l'esprit : elle n'avait qu'à leur proposer de l'argent !

Aussitôt, elle sortit de son sac la totalité de sa fortune, et elle brandit les billets de banque sous le nez de son compagnon de droite.

— Tenez, prenez tout! Et laissez-moi partir. L'homme saisit la liasse, l'examina... et la lui rendit en

souriant. — Mais c'est tout ce que je possède ! s'écria Shirley, au

désespoir. Je ne suis pas riche. Accablée, elle se tut. S'ils n'étaient pas intéressés par son

argent, que lui voulaient-ils? La réponse s'imposa d'elle-même, terrifiante : ils étaient en train de la kidnapper !

Comment fuir? Impossible, elle était leur prisonnière. Folle de frayeur, Shirley regardait défiler la route, réduite maintenant à une simple piste, en se demandant où ces hommes comptaient l'emmener. Ils affichaient l'un et l'autre une parfaite sérénité, et le chauffeur sifflotait gaiement.

— Bientôt, bateau, annonça-t-il à Shirley. — Mais non, il est dans la direction opposée, répliqua-t-elle,

sans plus se soucier s'ils la comprenaient ou non. Le chemin bifurqua soudain sur la gauche pour s'enfoncer

plus profondément dans la forêt. Shirley eut l'impression qu'ils s'engageaient dans un tunnel de végétation sans fin. Tout dans cette situation était si surréaliste, les arbres gigantesques, les cris rauques des oiseaux dans leurs branches, la course folle de cette jeep, la présence de ces deux inconnus à ses côtés, que Shirley avait l'impression de vivre un rêve. Ou plutôt un cauche-mar!

Bientôt, la jeep ralentit et Shirley aperçut une étendue d'eau devant eux. Son cœur se mit à battre follement. Serait-ce un miracle? Ce chemin conduisait-il au port, en fin de compte?

Mais bientôt, il lui fallut se rendre à l'évidence. Un simple canot à moteur était amarré le long de la berge à un embarcadère de fortune devant lequel la voiture acheva sa course.

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— Vous voyez! Bateau! s'exclama le chauffeur en poussant Shirley du coude.

— Ce n'est pas le bon, murmura-t-elle. Un engano. Les deux hommes échangèrent un coup d'œil furtif avant de

fixer Shirley d'un air compatissant. Profitant alors de ce qu'ils semblaient attentifs, elle sortit de nouveau la liasse de billets.

— Reconduisez-moi à Mariasanta, s'il vous plaît, je ne dirai rien à personne de ce qui vient de se passer. Tenez, prenez cet argent. Vous n'aurez aucun ennui, je vous le jure. Mais de grâce, laissez-moi partir...

— Monter dans bateau, senhorita, répondit le chauffeur d'un ton plus ferme.

Cette fois, Shirley capitula. A pas lents, elle se dirigea vers l'embarcadère, encadrée par les deux hommes. Ils ne la tenaient même pas, elle aurait pu s'enfuir. Mais où?

Un léger frisson la parcourut. Combien d'histoires lui avait-on racontées au sujet de ces gens partis à l'aventure dans la jungle amazonienne et que l'on n'avait jamais revus ! Sans compter qu'il lui faudrait des heures pour atteindre Mariasanta — si elle y parvenait — et que d'ici là, le Manoela aurait quitté le port. Le capitaine Gomez n'attendait jamais les retardataires.

Dans ce cas, quelle solution lui restait-il? La rivière? Non, impossible, elle ne nageait pas suffisamment bien. Et la perspective d'être dévorée par les piranhas ou par Dieu sait quelles autres créatures tapies dans les profondeurs du fleuve suffisait à dissiper en elle toute velléité de fuite.

Résignée, la jeune femme monta à bord du canot et s'assit à la place qu'on lui assignait. Vers quel funeste destin la conduisait-on?

Sans lui adresser un mot de plus, les deux hommes déroulèrent une toile de bâche au-dessus de l'embarcation. Peu après, le moteur vrombit et le canot s'élança à contre-courant. Au même instant, un grondement de tonnerre roula dans le lointain, tel un sombre présage.

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2 Une heure plus tard, l'orage éclatait et une pluie torrentielle

s'abattait sur la forêt. Il faisait si noir qu'on aurait presque cru que la nuit était tombée. De temps à autre, des éclairs zébraient le ciel, et le fracas du tonnerre déchirait les ténèbres.

Au début de son voyage sur le Manoela, Shirley avait déjà essuyé un grain de cette violence. A la différence qu'elle disposait alors d'un abri digne de ce nom... A présent, la bâche n'offrait qu'une protection dérisoire contre les trombes d'eau qui se déversaient sur le fragile canot. Shirley se sentait d'autant moins rassurée que le débit de la rivière, grossi par de précédents orages, était impressionnant. Le bateau avait toutes les peines du monde à lutter contre la puissance du courant et à éviter les branches charriées par les eaux boueuses.

Trempée jusqu'aux os, tremblant de peur et de froid, Shirley se demandait quand s'achèverait enfin ce calvaire. Au plus fort de la tourmente, elle songea soudain qu'elle allait mourir là, dans les flots déchaînés de cet affluent de l'Amazone.

Curieusement, ses deux compagnons ne paraissaient pas s'inquiéter outre mesure de la situation, et le calme qu'ils affichaient finit par rassurer un peu la jeune femme.

Enfin, le canot obliqua vers la berge, où Shirley distingua à travers le rideau de pluie une espèce de débarcadère. Sans doute étaient-ils arrivés...

Mais arrivés où? En fait, elle ne s'en souciait plus. Il y avait plus urgent : quitter cette coque de noix avant qu'un tronc d'arbre ne la dislosque!

Des silhouettes s'agitaient sur la rive. Lorsque le canot accosta, des mains se tendirent et Shirley se trouva enveloppée dans une cape imperméable qui lui arrivait aux pieds.

Etourdie par la violence de l'orage, par le brouhaha des voix, épuisée par toutes ces émotions, Shirley se rendit à peine

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compte qu'on l'entraînait. A peine eut- elle conscience de grimper sur un terrain rocailleux. Parfois, ses espadrilles glissaient sur le sol détrempé ou heurtaient un obstacle, et elle trébuchait, mais il se trouvait toujours un bras pour la retenir.

— Tenho muita pena, senhorita, murmura soudain une femme à côté d'elle.

Stupéfaite, Shirley s'immobilisa. Avait-elle rêvé, ou lui avait-on réellement présenté des excuses? D'ordinaire, les ravisseurs ne se donnaient pas la peine de faire preuve de courtoisie envers leurs victimes...

Soudain, aussi brutalement qu'il avait commencé, le déluge cessa. Autour d'elle, Shirley entendait des femmes parler avec excitation en portugais. On lui enleva sa cape, et son regard rencontra alors celui, empreint de curiosité et d'étonnement, d'une femme assez corpulente.

— Venha comigo, senhorita, dit l'inconnue en prenant Shirley par le bras.

D'autorité, elle la guida vers une grande maison de pierre, dont elle poussa la porte. Bientôt, Shirley longea un long corridor éclairé par des lampes à huile.

Peu à peu, la jeune femme reprenait espoir. Certes, on l'avait emmenée contre son gré, mais la courtoisie de cet accueil laissait supposer que ses ravisseurs ne nourrissaient aucune intention malveillante à son égard. Sans doute était-elle la victime d'un malentendu. Auquel cas, avec un peu de patience, il serait toujours possible de se tirer d'affaire.

Quelques instants plus tard, son hôtesse l'introduisit dans une chambre spacieuse, aux meubles sombres et massifs. Après les épreuves épuisantes qu'elle venait de subir, le grand lit, avec ses draps d'une blancheur immaculée, paraissait bien tentant.

Mais ce qui l'attendait dans la pièce attenante l'était plus encore : une baignoire d'où s'échappaient d'agréables effluves d'eau parfumée!

Après avoir déplié un petit paravent et l'avoir installé dans un angle de la pièce, la femme indiqua à Shirley avec force gestes qu'elle devait se déshabiller, et elle lui tourna le dos pour

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ménager sa pudeur. Rapidement, Shirley se débarrassa de ses vêtements trempés et, avec un soupir d'aise, elle se glissa dans l'eau.

Sans un mot, son hôtesse ramassa le linge mouillé et quitta la pièce. Interloquée, Shirley la suivit des yeux tandis qu'elle s'éloignait. Qu'allait-elle mettre en sortant du bain? Personne ne semblait avoir remarqué qu'elle n'avait aucun bagage...

La jeune femme haussa les épaules. Après tout, il serait toujours temps d'aviser le moment venu. Pour l'heure, mieux valait profiter de ce répit pour se délasser et reprendre des forces en prévision de la suite des événements.

Paresseusement, elle agita l'eau du bout du pied,libérant les effluves d'un subtil parfum de rose. Puis, la tête reposant sur le bord de la baignoire, Shirley ferma les yeux pour mieux savourer le calme de ces instants.

— Carinha, te serais-tu endormie? Cette voix masculine au timbre caressant arracha

brutalement Shirley à sa torpeur. Stupéfaite, elle ouvrit les yeux et aperçut un homme sur le seuil. Grand, la trentaine environ, solidement bâti, il avait d'épais cheveux bruns et des yeux noirs qui exprimaient un étonnement au moins égal à celui qu'elle-même éprouvait en cet instant.

Pendant quelques secondes, Shirley demeura paralysée, puis soudain, elle s'enfonça dans l'eau jusqu'au cou.

— Sortez, ordonna-t-elle. — Deus. Il n'y avait plus aucune douceur dans la voix de l'homme,

mais une incrédulité mêlée de colère. D'un geste brusque, il jeta à terre le paquet qu'il tenait, puis sortit en claquant la porte.

Mortifiée, Shirley se prit la tête entre les mains. Toute envie de s'attarder dans le bain l'avait quittée. Mais d'un autre côté, la perspective d'affronter cet homme, probablement le maître des lieux, l'emplissait d'appréhension. Peut-être parce qu'il lui avait paru terriblement impressionnant et... très séduisant.

Cependant, rassemblant son courage, Shirley sortit de la baignoire et se sécha. Après tout, il lui faudrait bien expliquer sa

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présence dans cette maison. Alors autant ne pas retarder le moment des explications.

Le paquet laissé par son visiteur s'était ouvert en tombant sur le carrelage. Piquée par la curiosité, Shirley s'en approcha et découvrit qu'il contenait un déshabillé de satin à parements de dentelle fine, de couleur ivoire. Il s'agissait là d'un vêtement sexy, fort coûteux sans doute, qui ne correspondait toutefois ni au goût de la jeune femme ni à ses mensurations. Mais faute de mieux...

Sans plus tarder, elle enfila la tenue, nouant le lien souple autour de sa taille, puis examina le résultat dans le miroir. Le déshabillé était trop grand pour elle, en effet, et ainsi vêtue — pour ne pas dire dévêtue —, elle se sentait complètement ridicule. Ce qui n'allait pas lui faciliter les choses lorsqu'elle engagerait la discussion avec le sympathique individu qui avait fait irruption dans la pièce quelques instants auparavant!

S'efforçant d'adopter une attitude très digne, Shirley ouvrit la porte qui donnait dans la chambre. L'homme était là, debout près de la fenêtre, en train de contempler la pluie qui tombait de nouveau. Bien qu'elle n'ait fait aucun bruit en entrant, il se tourna lentement vers elle, comme averti par un sixième sens. Il ne prononça pas un mot, se contentant de la dévisager avec curiosité.

— Qui êtes-vous? demanda-t-elle. — Ce serait plutôt à moi de vous poser la question, il me

semble! Il s'exprimait dans un anglais parfait, à peine teinté d'un léger

accent. Shirley n'en trouva pas moins le ton adopté par son interlocuteur fort déplaisant. De même qu'elle n'apprécia pas le regard insolent qu'il posait sur elle, la détaillant sans vergogne des pieds à la tête.

— Je m'appelle Shirley Graham, déclara-t-elle posément. — Cela, je le sais déjà, senhorita. Comme pour confirmer ses dires, il sortit de sa poche le

passeport de Shirley.

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— Vous avez fouillé dans mon sac? s'écria-t-elle, indignée. Comment avez-vous osé?

— Du calme, senhorita. Il me paraît normal de vouloir savoir qui j'abrite sous mon toit. A présent, dites-moi ce que me vaut l'honneur de votre présence.

— Vous avez le toupet de me poser la question alors que ces deux brutes à votre solde m'ont kidnappée à Mariasanta ?

— Pardon? Il fronçait les sourcils, l'air dérouté, et Shirley comprit que

l'heure des explications avait sonné. — Voilà, j'étais en train de boire un verre à l'hôtel de

Mariasanta lorsque vos hommes ont surgi pour m'informer que le bateau attendait. Dans mon esprit, ils parlaient du Manoela, aussi les ai-je suivis en toute confiance. Quand je me suis rendu compte qu'il y avait erreur sur la personne, j'ai tenté de les raisonner, mais ils n'ont rien voulu savoir.

— J'ignore à quel petit jeu vous vous livrez, mais votre histoire ne tient pas debout! Alors, dites-moi, où est la senhorita Preston?

— Mlle Preston ne viendra pas. D'après ce que j'ai compris, elle a décidé de repartir, de rentrer chez elle.

A ces mots, une lueur de colère brilla dans le regard de l'homme.

— Et si je comprends bien, vous avez décidé de la remplacer, n'est-ce pas? dit-il d'une voix dangereusement douce. Espérez-vous que je m'en montre reconnaissant ?

La question était assortie d'un regard si appuyé que Shirley eut l'impression de se tenir nue devant lui.

— Vous vous trompez, répliqua-t-elle d'un ton qu'elle voulait assuré. Je n'ai pris la place de personne! Je m'étais simplement rendue à l'hôtel pour déposer une lettre de la part de Mlle Preston... Je présume que vous vous appelez M. da Santana?

— Exact. Cette lettre, où est-elle? — Je l'ignore. Toujours à l'hôtel, je suppose. — Quel dommage ! Ainsi, je ne saurai jamais pourquoi mon

adorable Fay m'a fait faux bond.

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— A mon avis, elle trouvait le voyage sur le Manoela trop pénible. Le confort y était très... rudimentaire.

Curieusement, cette remarque pourtant anodine amena un sourire moqueur sur les lèvres de son interlocuteur, et un léger frisson parcourut la jeune femme.

— J'en conclus que — en dépit des apparences — vous êtes de constitution plus solide que Fay..., murmura-t-il. Cela vous sera sans doute utile.

Perplexe, Shirley médita quelques secondes sur la signification de ces dernières paroles. Cependant, lassée par les épreuves qu'il lui avait fallu endurer, elle préféra concentrer son énergie à dissiper le malentendu qui l'opposait à son interlocuteur, plutôt que de lui demander des explications qu'il ne semblait de toute façon pas prêt à lui donner.

— Je comprends que vous soyez déçu de ne pas voir Mlle Preston..., commença-t-elle.

— Déçu? C'est peu dire. Cela me chagrine sincèrement qu'elle ait pu m'oublier si vite. Voyez-vous, nous nous sommes rencontrés l'année dernière au Portugal. Je résidais chez des cousins. Nous avons été présentés à une soirée, et nous avons eu le coup de foudre. Ah, les moments qu'on a vécus ensemble, ma petite Fay et moi... Enfin, je ne m'attarderai pas sur ces détails. Pour résumer, à la fin de mon congé, Fay était si désolée que je l'ai invitée à passer quelque temps ici. Et voilà...

— En tout cas, croyez bien que je n'ai aucune envie de prendre sa place. Cette histoire n'est qu'un terrible malentendu, senhor...

— Riago. Je m'appelle Riago da Santana. — Je vous le répète, reprit Shirley avec ferveur, vos hommes

m'ont amenée ici de force. — Vraiment? Leur avez-vous résisté? demanda-t-il. Avez-

vous crié, lutté, frappé? — Je n'ai pas pour habitude de recourir à la violence. J'ai

résisté, oui, en essayant de les raisonner et... Découragée, elle s'interrompit un instant. Réussirait-elle

jamais à convaincre cet homme de sa bonne foi ?

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— Sachez simplement une chose, monsieur da Santana. Je ne suis pas venue ici de mon plein gré, et je n'ai qu'une envie : partir. Retourner à Mariasanta.

Cette déclaration lui valut un sourire narquois de la part de son interlocuteur.

— Ce n'est pas aussi simple que vous semblez le penser, ma chère. On ne peut se rendre à Mariasanta que par la rivière. Or, avec ces pluies diluviennes, il faudrait être fou pour s'y aventurer.

— Quand la rivière sera-t-elle de nouveau praticable ? demanda-t-elle.

— Cela, Dieu seul le sait. Mais rassurez-vous, senhorita, en attendant, vous êtes mon invitée.

S'il croyait la rassurer... La perspective de devoir demeurer sous le même toit que cet homme pendant une durée indéterminée la faisait frémir.

— Il doit bien exister un autre moyen de gagner Mariasanta! s'exclama-t-elle. Comment faites-vous en cas d'urgence? Il n'y a pas un hélicoptère qui...

— Je regrette, senhorita. Pour moi, le fait que vous soyez obligée de résider quelque temps chez moi ne constitue pas une situation désespérée.

— Eh bien, pour moi, si! s'écria-t-elle. Elle s'efforça aussitôt de se calmer. Perdre son sang- froid ne

ferait que la mettre dans une position plus embarrassante encore. Non, elle devait tenter d'analyser la situation avec lucidité.

— Je vous signale que je ne dispose même pas de vêtements de rechange, reprit-elle d'une voix plus posée.

— Quelle importance? Vous aurez toute liberté de puiser dans la garde-robe de mon invitée.

— Votre générosité me va droit au cœur, monsieur da Santana, mais comme vous l'avez sûrement remarqué, je n'ai pas la taille de Mlle Preston... ni ses mensurations!

Il balaya l'objection d'un geste.

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— Rosita, ma gouvernante, se fera un plaisir d'effectuer les retouches nécessaires.

Sans plus s'occuper d'elle, Riago da Santana se dirigea vers la porte. Pour lui, manifestement, le sujet était clos.

Shirley dut se faire violence pour ne pas courir après lui et lui crier qu'elle ne voulait ni de l'hospitalité qu'il lui offrait ni de la garde-robe de Fay Preston.

— Très bien, merci, dit-elle d'un ton sec. Avec courtoisie, il inclina la tête. — Tout le plaisir est pour moi, senhorita, répliqua-t-il d'un

ton qui laissait supposer qu'il n'en pensait pas un mot. Nous nous verrons plus tard, à l'heure du dîner.

Résignée, elle se contenta de confirmer d'un signe, et regarda la porte se fermer. Puis, à bout de forces, elle se laissa tomber sur le tapis. Des larmes de rage et d'impuissance lui montèrent aux yeux, qu'elle n'essaya même pas de refouler. Pourquoi avait-il fallu que le destin lui joue un aussi mauvais tour? Ses vacances étaient gâchées, irrémédiablement gâchées.

Désireuse d'affirmer son autonomie — aussi réduite fût-elle —, Shirley décida de ne pas assister au dîner. C'était compter sans la faim de loup qui se mit à la tenailler à mesure qu'approchait l'heure du repas. Il lui fallut trouver des vêtements, sinon à son goût, du moins qu'elle puisse porter sans rougir. Une entreprise qui se révéla plus difficile qu'elle ne l'avait tout d'abord pensé. Et pour cause : la garde-robe choisie par Riago da Santana pour sa maîtresse comportait des tenues extrêmement sexy, à mille lieues des petites robes simples que Shirley avait l'habitude de porter.

Un à un, la jeune femme élimina les vêtements que Rosita sortait du placard pour les lui présenter. Au fur et à mesure que les tenues s'entassaient sur le lit, la mine de la gouvernante s'allongeait. De toute évidence, Rosita craignait de se faire rabrouer par le maître des lieux...

Plus par compassion que par enthousiasme, Shirley finit par arrêter son choix sur une robe de coupe relativement sobre, de couleur bleu pervenche.

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— Celle-ci me convient, murmura-t-elle. Un sourire furtif éclaira les traits de la gouvernante. Morose,

Shirley enfila la robe et s'en remit aux mains expertes de Rosita, qui essaya, ajusta, épingla le vêtement. Il fallut effectuer de nombreuses retouches, car Fay Preston était manifestement aussi plantureuse que Shirley était mince et élancée.

Prenant son mal en patience, Shirley réfléchissait à la conversation qu'elle avait eue avec Riago da Santana. Certes, il s'attendait à trouver Fay Preston, et voilà qu'il découvrait une inconnue sous son toit. Il y avait de quoi se sentir déçu, et méfiant envers une femme qu'il n'avait jamais rencontrée auparavant. De là à penser qu'elle avait délibérément pris la place de Fay...

Non, il ne pouvait avoir envisagé cette hypothèse sérieusement. Shirley n'avait rien d'une créature sophistiquée et expérimentée, cela avait dû lui sauter aux yeux !

Tout simplement, furieux d'avoir été déçu par sa maîtresse, il avait déchargé sa mauvaise humeur sur la première personne venue. Mais lorsqu'il se serait calmé, tout rentrerait dans l'ordre. Du moins, Shirley l'espérait...

Plus tard, lorsque Rosita apporta la robe retouchée et repassée, Shirley s'examina devant le miroir. Un examen qui se prolongea et qui ne la mit pas de très bonne humeur. Bien sûr, la gouvernante avait fait merveille, et la robe lui allait à présent parfaitement bien. Mais Shirley se surprit à regretter de n'avoir pas des hanches plus rondes qui auraient donné plus d'allure au vêtement.

Là ne résidait pas le seul problème, de toute façon. Sans être laide, Shirley n'était le genre de femme sur qui les hommes se retournaient dans la rue. La nature avait doté sa sœur Sonia d'une superbe crinière auburn et d'un teint de porcelaine. Mais elle s'était montrée moins généreuse envers Shirley : de constitution plus frêle, la jeune femme possédait une chevelure d'un brun qu'elle trouvait terne, et un teint si pâle qu'il en paraissait presque diaphane. Seuls ses yeux noisette la satisfai-saient vraiment.

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Ce soir, ils brillaient d'un éclat inhabituel, constata-t-elle. Sans doute était-ce dû aux émotions de cette folle journée, ou à une légère poussée de fièvre. A moins que la perspective de revoir bientôt Riago da Santana n'explique ce changement soudain...

Une pensée qu'elle chassa aussitôt de son esprit. L'attitude du maître de maison à son encontre était significative : de toute évidence, elle ne lui plaisait pas. Par conséquent, inutile de se pavaner devant la glace...

Sans plus tarder, Shirley tourna le dos au miroir et quitta la chambre.

Riago da Santana l'attendait dans la salle à manger, une pièce un peu sombre au plafond bas, au centre de laquelle trônait une immense table de bois. Le couvert y était dressé pour deux.

Non sans contrariété, Shirley remarqua que le sien se trouvait placé immédiatement à droite de celui de son hôte, et non à l'autre bout de la table comme elle l'eût préféré.

L'arrivée de la jeune femme dans sa robe bleu pervenche ne suscita chez Riago da Santana qu'un regard indifférent. Evidemment, songea-t-elle, il avait acheté cette tenue pour Fay Preston... Sans doute ne soutenait-elle pas la comparaison!

— Puis-je vous offrir un verre? proposa-t-il cependant d'un ton courtois. Une batida, peut-être?

Shirley réprima une grimace de dégoût. A Belém, elle avait eu l'occasion de goûter cette boisson à base de jus de canne à sucre fermenté, beaucoup trop forte à son goût.

— Je préférerais un whisky, si vous en avez, répondit-elle. — Bien sûr. Même le whisky avait une saveur différente de ceux qu'elle

avait coutume de boire. De fabrication locale, il avait un goût un peu âcre qui piquait la gorge, et Shirley ne put s'empêcher de tousser à la première gorgée.

Le repas, en revanche, se révéla excellent. Il se composait d'un potage épicé à base de riz et de légumes, d'un canard en sauce dont elle ne put définir précisément les ingrédients, et

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enfin d'un pudding au chocolat, fort appétissant, mais dont elle n'accepta qu'une toute petite part tant elle se sentait rassasiée.

La seule erreur de Shirley consista à accepter un café. Car s'ils n'avaient pratiquement pas échangé une parole durant le dîner, il devenait difficile à présent de ne pas engager la conversation.

— Si vous le permettez, je vous appellerai Shirley, déclara-t-il soudain. Et je vous invite à utiliser mon prénom.

Troublée par le regard appuyé qu'il posait sur elle, elle baissa les yeux.

— Comme il vous plaira, senhor. — Senhor? répéta-t-il, amusé. Vous préférez les manières

cérémonieuses ? — Je préférerais surtout me trouver ailleurs qu'ici, voilà. — Dois-je en conclure que vous n'aimez pas ma maison? Son

histoire est pourtant intéressante. Figurez-vous qu'elle a été construite par mon arrière-grand-père à l'époque de l'âge d'or du caoutchouc. Vous n'ignorez pas, j'imagine, que notre pays a bâti sa fortune sur l'hévéa, cet arbre dont on tire le latex qui donne lui- même le caoutchouc.

— En effet, je le sais, répliqua sèchement Shirley. Je me suis documentée avant de venir dans votre pays. Je présume que les demeures les plus somptueuses de Manaus ont été construites à la même époque que celle-ci ?

— Tout juste. Il fut un temps où Manaus dominait par sa gloire et sa richesse toute l'Amérique du Sud. La situation a bien changé depuis... Les choses ont commencé à se dégrader lorsque d'autres pays se sont mis à cultiver l'hévéa. Notamment, la Malaisie. Bref, les cours du caoutchouc ont baissé, et ma famille s'est orientée vers d'autres activités plus rentables. Du même coup, la maison a été laissée à l'abandon. De nombreuses autres plantations ont subi le même sort, et la jungle a fini par reprendre ses droits. Mais de mon côté, je me suis juré de sauver le patrimoine de mes ancêtres.

— Cette décision vous honore, murmura Shirley pour meubler le silence qui suivit cette déclaration. Y a-t-il longtemps que vous vivez ici?

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— Environ deux ans. J'aime cet endroit, et je m'y sens bien. Et vous, Shirley, qu'est-ce qui vous a amenée au Brésil?

« Le goût de l'aventure », pensa-t-elle aussitôt. Pourtant, elle s'entendit répliquer :

— Je suis venue... retrouver quelqu'un. — Un homme? — Cela ne vous regarde pas. — Je me permets de vous faire remarquer que vous logez

sous mon toit. Cela m'autorise à manifester une certaine curiosité à votre égard, non?

— Je ne séjourne chez vous qu'à la suite d'un regrettable malentendu, monsieur Santana. Et croyez-moi, je n'ai pas l'intention d'abuser de votre hospitalité.

— Il ne faut jamais jurer de rien, vous savez, murmura-t-il. Je me souviens qu'il nous est arrivé de rester bloqués ici pendant des semaines à cause du mauvais temps.

A ces mots, la jeune femme ouvrit de grands yeux horrifiés. S'en apercevant, Riago da Santana éclata de rire.

— Tous mes projets de vacances sont anéantis et vous trouvez ça drôle? s'écria-t-elle, indignée. Eh bien, pas moi, figurez-vous!

— Veuillez m'excuser, je ne cherchais pas à me moquer de vous. Et si vous estimez que j'ai une part de responsabilité dans ce qui vous arrive, je veillerai à me racheter.

— Inutile, ne prenez pas cette peine. Je vous ai déjà causé assez d'ennuis comme ça.

Une immense lassitude gagna Shirley. En l'espace de quelques heures, son bel optimisme s'était envolé, et tout espoir de revoir le Manoela et d'y récupérer ses bagages l'avait désertée. Combien d'heures — de jours? — serait-elle contrainte de rester ici? Elle l'ignorait. Désormais, elle n'aspirait plus qu'à une chose : rejoindre Mariasanta, prendre le premier bateau en partance pour Manaus, et passer le reste de ses vacances à Rio de Janeiro ou dans un quelconque endroit « civi-lisé ». La jungle amazonienne et ses surprises, elle en avait eu son content!

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La voix de Riago da Santana la tira soudain de ses pensées. — Dites-moi, Shirley, où vivez-vous en Angleterre?

demandait-il. — Dans le Sud... — Dans une ville ou à la campagne? — Dans une toute petite ville. — Et quel métier exercez-vous ? Agacée par cet interrogatoire en règle, elle répondit,

laconique : — Je m'occupe de personnes âgées. — Ce doit être une activité très lucrative pour que vous

puissiez vous offrir un tel voyage... — Si je m'étais doutée de ce qui m'attendait au Brésil, croyez

bien que j'aurais choisi une autre destination ! Les îles grecques, par exemple. A ma connaissance, personne n'y a été enlevé!

— Décidément, vous n'en démordez pas! Pourquoi prétendez-vous avoir été kidnappée?

— Ma présence ici est la meilleure preuve que je ne mens pas. Pendant quelques instants, ils s'affrontèrent du regard. — A propos, vous ne m'avez pas raconté les circonstances de

votre rencontre avec Fay, dit soudain Riago. — Nous nous sommes connues sur le Manoela. Elle a

embarqué à Manaus, et moi, à Belém. Songeur, il alluma un cigare. — Ainsi, vous étiez de simples compagnes de voyage... Avez-

vous beaucoup parlé ensemble? — Très peu. Nous n'avions pas grand-chose en commun,

vous savez. Remarquant l'expression nostalgique de son hôte, Shirley

pensa qu'il avait peut-être envie d'évoquer sa maîtresse, et sans vraiment réfléchir à ses paroles, elle ajouta :

— C'est une très belle femme. Je... j'espère que vous n'êtes pas trop déçu qu'elle ait...

Shirley s'interrompit soudain, consciente, mais un peu tard, de s'aventurer sur un terrain délicat.

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— Vous voulez savoir si j'étais amoureux d'elle? demanda Riago da Santana. Eh bien, la réponse est non. Cela vous rassure?

Déconcertée, Shirley se tut. Pourquoi devrait-elle se sentir rassurée ? Les amours et plus généralement la vie privée de Riago da Santana ne la regardaient pas.

Pour mettre un terme à cette conversation devenue embarrassante, Shirley décida de prendre congé.

— Si cela ne vous ennuie pas, j'aimerais à présent me retirer dans ma chambre, annonça-t-elle en se levant. Boa noite.

— Até logo, Shirley. Sans connaître l'expression, elle supposa que cela signifiait

«dormez bien », et elle esquissa un sourire poli. Dans sa chambre, Shirley trouva les volets clos, ainsi qu'une

veilleuse brûlant sur la table de chevet. De petites attentions qu'elle devait certainement à Rosita...

A la pensée du confortable pyjama de coton qu'elle portait sur le Manoela, Shirley poussa un profond soupir. Naturellement, il n'y avait rien de semblable dans la garde-robe que Riago da Santana avait constituée pour sa maîtresse. Pas même une chemise de nuit. Un accessoire sans doute considéré comme superflu...

Bon gré mal gré, Shirley allait devoir dormir nue. Après s'être glissée entre les draps de coton blanc, elle se

coucha sur le côté dans sa position favorite et attendit le sommeil. Mais malgré sa fatigue, il ne vint pas.

Il faisait chaud dans la chambre, chaud et lourd. L'air semblait chargé d'électricité, comme dans l'imminence d'un nouvel orage, et Shirley ne cessait de se retourner dans le lit, en proie à une inexplicable agitation.

« Du calme, ma fille, songea-t-elle. Tu n'as vraiment rien à craindre ! »

Elle n'eut pas plus tôt formulé cette pensée que la porte de la chambre s'ouvrit, et que Riago da Santana entra dans la chambre.

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3 Pétrifiée, la jeune femme le regarda approcher et s'asseoir au

pied du lit. D'une main, il tenait une bouteille de whisky, et de l'autre, deux verres.

— Bonsoir, Shirley. J'ai apporté de quoi trinquer. L'air aussi digne que possible, elle remonta le drap jusque

sous son menton. — Je vous remercie, senhor, mais... en ce qui me concerne,

j'ai assez bu, murmura-t-elle. — Voyez-vous un inconvénient à ce que je prenne un dernier

verre? Sans attendre la réponse de la jeune femme, il se servit et

avala son whisky d'un trait. Puis, posant verre et bouteille sur la table de chevet, il commença à déboutonner sa chemise sous l'œil horrifié de la jeune femme.

— Que faites-vous? demanda-t-elle d'une voix mal assurée. — J'enlève mes vêtements. Vous vous déshabillez avant de

vous coucher, n'est-ce pas, carinha? Tout en parlant, il détaillait avec insolence le corps de la

jeune femme, que le drap dissimulait à peine. Maudissant une fois de plus le sort qui semblait s'acharner à lui jouer les pires tours, la jeune femme s'efforça de paraître sûre d'elle.

— Je vous prie d'aller vous déshabiller dans votre chambre, dit-elle d'un ton ferme.

— Eh bien, il se trouve que je suis ici dans ma chambre. Refusant de se laisser gagner par la panique, Shirley soutint

sans ciller le regard moqueur qu'il lui adressait. — Dans ce cas, soyez assez aimable pour me permettre d'aller

dormir ailleurs, murmura-t-elle. — Non, querida, n'y comptez pas. Vous savez aussi bien que

moi pourquoi vous êtes ici, même si vous vous obstinez à jouer les innocentes. Je reconnais que ce petit jeu m'a amusé pendant

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un temps, mais plus maintenant. J'aspire à un autre genre de divertissement.

Déjà, il avait ôté sa chemise et promenait à présent ses doigts à la lisière du drap, tout en prenant bien soin de ne pas effleurer la gorge de Shirley.

D'un geste brusque, elle repoussa la main audacieuse de son hôte, ce qui lui valut un regard réprobateur.

— Ma chère, un peu de pudeur, c'est charmant. Trop, cela devient lassant.

Comme hypnotisée, elle le regarda ôter son pantalon et le lancer négligemment sur le tapis, près de la chemise. Pendant une seconde, Shirley crut entendre le tonnerre gronder de nouveau, avant de se rendre compte qu'il s'agissait des battements effrénés de son cœur, dont l'écho semblait s'amplifier au point de l'empêcher de penser, d'agir...

Pourtant, elle devait trouver un moyen d'échapper à cette situation. Fuir! Il fallait fuir... Mais où aller, nue, dans cette jungle inhospitalière?

Non, mieux valait tenter de raisonner son hôte. En priant pour qu'il accepte d'écouter ce qu'elle avait à lui dire.

— Vous vous trompez, senhor, je vous assure... Je ne suis pas ici pour ce que vous imaginez. Je ne connaissais pas Fay Preston avant qu'elle me remette cette lettre pour vous sur le bateau. Jamais je ne me serais doutée que...

Elle n'alla pas au-delà, désarçonnée par le sourire ironique que ces propos faisaient naître sur les lèvres de Riago da Santana.

— Ainsi, vous voudriez me faire croire que vous étiez simplement venue déposer une lettre qui m'était adressée à l'hôtel de Mariasanta, et qu'en toute innocence, vous avez suivi mes hommes? Allons, Shirley...

— Mais c'est la vérité! s'écria Shirley, au désespoir. Comment pourrais-je vous en convaincre?

— A votre place, je ne m'obstinerais pas, dit-il d'une voix caressante. Cette comédie commence à m'ennuyer, et nous avons mieux à faire pour occuper notre temps.

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D'un geste déterminé, il enleva son slip, le seul vêtement qui lui restait. La jeune femme tourna la tête, ferma les yeux, et attendit la suite, le cœur étreint par une frayeur sans nom.

Bientôt, le matelas près d'elle s'affaissa. — Si vous me touchez, je crie ! — Criez autant qu'il vous plaira, querida. Mais si vous

espérez que quelqu'un vous entende, vous vous faites des illusions!

Lorsqu'il l'enlaça, Shirley se mit à trembler violemment. Elle n'avait aucune expérience des hommes, hormis quelques caresses timides, quelques baisers furtifs qui n'étaient jamais allés très loin. Et alors qu'elle ignorait tout des relations intimes d'un couple, la voilà qui se retrouvait brusquement nue dans les bras d'un homme dont elle devinait qu'il ne nourrissait pas de louables intentions envers elle. L'horreur de sa propre situation la plongea dans un désarroi infini.

Se débattre? A quoi bon? Shirley y avait déjà renoncé. Elle n'était pas de taille à lutter contre lui. Et puis, l'expérience serait doublement traumatisante si la violence s'en mêlait.

Fuir, lutter, le raisonner... Après avoir éliminé une à une ces différentes possibilités, Shirley en arriva à la terrible conclusion qu'il ne lui restait qu'une solution : se soumettre. Puisqu'il lui fallait, hélas, en passer par là, elle devrait concentrer tous ses efforts à se protéger émotionnellement contre ce qui allait suivre. Par conséquent, faire le vide dans son esprit, ne plus sentir, opérer en elle une sorte de dédoublement, comme si son corps se trouvait là dans ce ht avec cet inconnu, et son âme ailleurs, hors d'atteinte.

Pour y parvenir, elle devait se convaincre que ce qui allait s'accomplir entre eux serait un acte mécanique sans signification réelle. Elle resta donc de marbre lorsque Riago lui caressa le bras.

— Que vous sentez bon, querida... Votre peau est fraîche comme l'eau du désert.

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Comme elle s'obstinait à garder la tête tournée vers le mur, Riago lui glissa un doigt sous le menton et l'obligea à lui faire face.

En croisant le regard brûlant de désir dont il la couvait, Shirley frissonna. Non de peur cette fois... mais sous l'effet d'une sensation délicieusement troublante, dont elle fut aussi étonnée que révoltée.

De l'index, Riago suivit le contour des lèvres de la jeune femme, la ligne délicate du cou, puis il lui glissa une mèche de cheveux derrière l'oreille. Sous cette caresse aussi légère qu'un souffle de vent, la jeune femme frémit.

— Vous tremblez, querida? demanda-t-il. — Ça vous surprend? murmura-t-elle d'une voix à peine

audible. Je vous en prie, laissez-moi... — Vous me trouvez donc si repoussant? Incapable de parler, Shirley baissa les yeux pour ne plus voir

le feu de ce regard posé sur elle. Pour se donner courage, elle se dit que son calvaire serait bientôt terminé. Que sa passivité allait peut-être finir par lasser Riago...

De longues minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles Shirley s'efforça de rester immobile sous les caresses qu'il lui prodiguait. De toute évidence, malheureusement, Riago da Santana n'était pas pressé.

Pourquoi prolongeait-il ce supplice? Soudain, elle devina avec une poignante lucidité quel objectif il poursuivait : éveiller en elle le même désir qui le consumait ! Blessé dans son orgueil de mâle qu'elle ait osé repousser ses avances, Riago da Santana voulait qu'elle réagisse. En somme, il la voulait consentante et non soumise. Partenaire et non adversaire.

Cette certitude ranima son courage et sa détermination de demeurer plus inerte qu'un morceau de bois sous les baisers brûlants dont il la couvrait.

— Vous ne vous montrez pas très enthousiaste, Shirley... Sous le reproche qu'il lui adressait, elle crut déceler une

pointe de regret. Sans doute déplorait-il que sa technique de séduction n'ait pas obtenu le résultat escompté...

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— Navrée de vous décevoir, mais que voulez-vous, toutes les femmes que vous rencontrez ne peuvent pas succomber à votre charme!

— Je n'en rencontre pas autant que vous semblez le penser, répliqua-t-il, l'air amusé. J'estime simplement, carinha, que vous n'auriez pas dû m'inviter si vous ne vouliez pas de moi.

Stupéfaite, la jeune femme en resta sans voix. L'inviter? C'était le comble!

Comme elle s'apprêtait à protester avec véhémence, il la fit taire d'un baiser. Un baiser intense, à la fois tendre et terriblement sensuel, qui provoqua en elle un déferlement de sensations violentes où se mêlaient la peur, le désir et le plaisir. Jamais elle n'aurait osé imaginer qu'un simple baiser puisse susciter de telles réactions...

Comment résister? Brusquement, Shirley n'en avait plus la force ni l'envie. La chaleur de cette étreinte la grisait jusqu'à l'ivresse, anéantissant toute velléité de résistance. L'amertume, l'humiliation, la colère, tous ces sentiments qui l'assaillaient quelques instants auparavant disparaissaient, effacés par les caresses expertes de Riago. Shirley avait l'impression que son corps la trahissait, qu'elle ne s'appartenait plus, et cela l'effrayait et l'exaltait tout à la fois.

Soudain, le souffle court, Riago s'écarta légèrement d'elle, et il la contempla avec une intensité presque douloureuse.

— Querida... Je ne te donne aucun plaisir? Aucun? Elle ne s'attendait pas à une telle question. Voilà que le

conquérant fier et dominateur qu'elle devait haïr perdait un peu de sa belle assurance...

— Je... je ne sais pas, balbutia-t-elle. — Carinha, appelle-moi Riago. J'aimerais tant t'entendre

prononcer mon nom. Dans un sursaut de révolte, elle secoua la tête. Non, elle ne

ferait pas une chose pareille. Ce serait trop intime. — Je t'en prie, dis mon nom. Et embrasse-moi... Juste une

fois. Une seule.

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Déjà, Shirley sentait fléchir dangereusement sa volonté. En elle se livrait un combat furieux dont elle pressentait l'issue avec une redoutable intuition.

Et soudain, elle lui noua les bras autour du cou en même temps que ses lèvres prononçaient dans un souffle le prénom tant attendu.

— Riago... Les yeux mi-clos, elle lui offrit sa bouche, consciente qu'il n'y

aurait plus désormais de retraite possible. Ils s'embrassèrent à en perdre le souffle, unis dans une étreinte fougueuse, et Shirley se sentit emportée dans un tourbillon de sensations inouïes sur lesquelles la raison n'avait plus de prise. Plus rien n'existait que cette fièvre qui la consumait, ce plaisir dont elle ne pouvait plus se passer.

Grisée par le feu de la passion, elle se cambra. Lorsque Riago vint en elle, elle eut du mal à retenir un cri. Mais la souffrance fut bien vite remplacée par de voluptueuses sensations, et Shirley se détendit.

— Oh, querida..., chuchota Riago d'une voix rauque. En amant expert, il lui fit découvrir l'amour,déployant des

trésors de patience et de sollicitude qui bouleversèrent la jeune femme. Quel contrôle il gardait sur lui-même! Toute retenue oubliée, elle se laissa entraîner dans un ballet sensuel au rythme toujours plus soutenu, jusqu'à ce qu'un nouveau cri lui échappe, de pur plaisir cette fois.

Très doucement, Riago s'allongea à côté d'elle, un bras posé sur la hanche de sa compagne, comme s'il craignait qu'elle ne lui échappe.

Figée dans une immobilité de pierre, la jeune femme recouvra lentement ses esprits. En elle se mêlaient la stupeur, la honte, le remords, et surtout, l'incrédulité. Ne venait-elle pas de se donner à un inconnu? Formulé aussi froidement, son acte lui inspirait un inexprimable dégoût.

Frémissante, Shirley tenta de se dégager mais Riago resserra son étreinte et marmonna quelques mots inintelligibles en

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portugais. Quelques minutes plus tard, en entendant sa respiration lente et régulière, elle comprit qu'il s'était endormi.

Comme elle détestait ce détachement qui lui permettait de trouver le sommeil après ce qui venait de se passer! Evidemment, pour lui, il s'agissait d'un acte si banal! Alors que pour elle...

Comment avait-elle pu en arriver là ? Par quel étrange phénomène le rempart d'indifférence qu'elle s'était promis de lui opposer s'était-il brisé? C'était insensé! Jamais elle ne se pardonnerait une telle attitude!

« Et pourtant, il le faudra bien », songea-t-elle soudain, les larmes aux yeux. Vivre indéfiniment avec le poids de sa culpabilité sur le cœur, non, elle ne le pourrait pas. Certes, le mal était fait, rien ne l'effacerait jamais. Mais peut-être parviendrait-elle à oublier? Le temps n'est-il pas censé guérir toutes les blessures?

Lentement, elle tourna la tête vers l'homme allongé à son côté, vers cet étranger qui l'avait éveillée à un monde de passion dont elle ne soupçonnait même pas l'existence. Il était beau... très beau même, mais cela n'excusait rien. Retenant son souffle, Shirley examina ce visage au repos, les traits fermes et réguliers, les longs cils bruns, la bouche pleine et sensuelle... Les draps emmêlés découvraient sa cuisse puissante et nerveuse, le modelé des muscles de son dos.

Soudain, il tourna légèrement la tête et un sourire naquit sur ses lèvres, comme s'il faisait un rêve merveilleux. Shirley sentit alors une inexplicable bouffée d'émotion l'envahir. Refusant d'en chercher la cause, elle éteignit précipitamment la veilleuse pour chasser cette vision dérangeante, et tenter d'oublier ses tourments dans le sommeil.

Secoué, malmené, le canot se cabrait, incapable de lutter

contre le courant. Shirley, glacée d'épouvante, crut sa dernière heure arrivée : ce bateau allait chavirer d'une seconde à l'autre!

Bien qu'elle se trouvât seule à bord, une voix féminine lui parvint, vaguement familière.

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— Senhorita ? Brusquement, Shirley ouvrit les yeux, et elle reconnut Rosita,

penchée au-dessus d'elle. Le premier moment d'hébétude passé, tout lui revint en mémoire, tous les détails de cette incroyable nuit. Dieu merci, elle était seule ce matin dans le lit...

Pour dissimuler son désarroi, Shirley roula sur le côté, le visage enfoui dans l'oreiller.

— Senhorita é tarde. Tournant la tête, Shirley s'aperçut que Rosita lui montrait la

tasse de café déposée sur la table de chevet. Aussitôt, elle esquissa une moue dégoûtée. Comment aurait-elle pu avaler quoi que ce soit avec ce nœud douloureux qui lui serrait la gorge? Elle ne voulait pas plus de ce café que de l'hospitalité si chèrement payée du maître des lieux ! Qu'on lui rende ses vêtements et qu'on la ramène à Mariasanta, voilà quel était son unique souhait.

Mais d'abord, elle désirait prendre un bon bain. Faute de disposer d'un dictionnaire, Shirley dut faire appel à sa mémoire pour formuler sa demande.

— Faz favor... de me preparar un banho ? Rosita acquiesça d'un signe de tête et se hâta vers la pièce

attenante. Un long moment, Shirley demeura immobile, comme

prostrée. Elle se sentait si lasse... Elle n'avait presque pas fermé l'œil de la nuit, angoissée à l'idée que Riago puisse la réveiller pour exiger de nouvelles faveurs. Heureusement, il l'avait laissée en paix.

Lorsque, par hasard, son regard se posa sur le déshabillé de satin, un sentiment d'amertume mêlée de colère la submergea. Qu'on ne lui demande plus de porter ce vêtement! Il lui rappelait par trop Fay Preston, cette femme légère que Riago l'avait contrainte à remplacer !

Contrainte? Le mot n'était-il pas un peu excessif? Riago avait-il dû user de la force pour parvenir à ses fins?

Honteuse, Shirley dut bien admettre que non. Elle n'avait même pas tenté de lutter. Certes, il était plus fort qu'elle et il

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aurait certainement eu le dessus. Mais au moins aurait-elle conservé sa dignité. Tandis qu'à présent, il lui fallait affronter la triste réalité : durant un moment de folie, elle était devenue l'esclave de ses sens...

Quand Rosita parut, Shirley lui fit comprendre qu'elle souhaitait qu'on lui rende son jean et son chemisier. En guise de réponse, la gouvernante se dirigea vers la garde-robe de Fay Preston. Aussitôt, Shirley secoua énergiquement la tête. Cette fois, il n'était pas question qu'elle accepte de porter d'autres vêtements que les siens ! Elle se repentait bien assez d'avoir accepté la robe bleu pervenche...

Le bain fut pour elle une source de détente inestimable. Enfoncée jusqu'au cou dans l'eau parfumée, Shirley ferma les yeux pour mieux goûter ce moment de délassement. Elle entendait le brouhaha assourdi d'une conversation animée dans la chambre voisine. Sans doute Rosita s'entretenait-elle avec un autre employé... Et il n'était guère difficile de deviner de qui ils parlaient !

Shirley poussa un profond soupir. Combien de femmes Rosita avait-elle vues ainsi se succéder dans la chambre de Riago da Santana?

Lorsqu'elle ouvrit la porte de la salle de bains, elle trouva le lit fait, mais aucune trace de ses vêtements.

Peut-être la gouvernante les lui apporterait-elle plus tard? A moins que Riago da Santana n'ait donné des instructions pour qu'on ne les lui rende pas, afin de la garder prisonnière...

Cette perspective la fit frissonner, et elle s'allongea sur le lit, vêtue du seul drap d'éponge dans lequel elle s'était enveloppée au sortir du bain. Ce matin, la pluie avait cessé. Un rayon de soleil filtrant à travers les volets mi-clos projetait sur le parquet sa lumière vacillante. Tout était calme, paisible, aussi bien dans la maison qu'à l'extérieur. Bientôt, à la faveur de cette tranquillité, Shirley sentit ses paupières s'alourdir et une douce somnolence la gagner.

Sa dernière pensée consciente avant de s'endormir fut la vision d'un visage illuminé par le feu sombre et secret de la

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passion, et dont les lèvres lui murmuraient : « Appelle-moi Riago... »

Shirley fut réveillée par une odeur âcre et tenace qu'elle identifia aussitôt : il s'agissait de l'odeur d'un cigare.

Ouvrant les yeux, elle découvrit Riago da Santana installé sur une chaise à quelques pas, dans une pose nonchalante.

— Bom dia, senhorita. Aucune ironie ne se lisait sur le visage de Riago, ce matin.

Aucune trace de triomphe non plus, et encore moins de désir. En vérité, il arborait une expression plutôt sombre, presque taciturne.

— J'aimerais que vous me disiez de nouveau qui vous êtes, senhorita, et comment vous êtes arrivée ici.

Incrédule, elle le fixa pendant quelques secondes. S'agissait-il d'une nouvelle manœuvre pour la martyriser?

— A quoi bon répéter ce que vous savez déjà? demanda-t-elle. De toute façon, vous ne me croirez pas...

— Je veux quand même vous entendre! Parlez! Résignée, elle obéit, récitant sa tirade d'une voix monocorde.

Quand elle eut terminé, il déclara : — Hier, vous avez omis un détail dans votre histoire. Un

détail capital, senhorita. — Mais non ! s'écria-t-elle. Je vous assure que je ne vous ai

rien caché et... — Vous avez cependant omis de préciser que vous étiez

vierge. Elle s'attendait si peu à une telle réponse que, pendant

quelques secondes, elle garda le silence. — Ce n'est en général pas le genre de chose que l'on évoque

spontanément lorsqu'on rencontre quelqu'un! s'exclama-t-elle soudain. Vous m'imaginez en train de vous dire : « Bonjour, je m'appelle Shirley, j'ai vingt-deux ans et je suis vierge » ? Franchement, monsieur da Santana, c'est grotesque! De plus...

Elle s'interrompit un instant, le temps de reprendre son souffle.

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— De plus, reprit-elle, je ne pense pas que cela aurait changé quelque chose à... aux événements qui se sont produits hier.

A ces mots, Riago se leva d'un bond et écrasa son cigare dans le cendrier tout proche.

— Bien sûr que cela aurait changé quelque chose! s'écria-t-il. Je me suis trompé sur votre compte, et j'ai agi de façon impardonnable envers vous ! Je vous désirais si fort que votre manque d'expérience, pourtant évident, m'a échappé. Et voilà, j'ai commis l'irréparable.

— Comment vous est venue cette brusque prise de conscience? demanda la jeune femme, de plus en plus stupéfaite.

— J'ai une certaine expérience des femmes, Shirley, et je sais que je vous ai déshonorée.

Le ton grave qu'il avait employé, les mots eux-mêmes attestaient de l'importance qu'il accordait au sujet. Ce comportement, si différent de celui qu'il avait eu la veille, plongea la jeune femme dans la plus grande perplexité.

— N'est-ce pas une manière un peu... désuète de voir les choses? hasarda-t-elle.

— Pas pour les da Santana. La façon dont j'ai agi avec vous peut compromettre gravement l'honneur de notre famille. Pour éviter cela, lorsque le niveau de la rivière aura baissé, un prêtre de la mission de Laragosa viendra nous marier.

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4 Un silence de mort s'abattit dans la chambre. « Je rêve,

pensait Shirley. Tout cela n'est qu'un cauchemar... » Bientôt, elle allait se réveiller, et ce serait fini.

— Pouvez-vous répéter ce que vous venez de dire? s'entendit-elle demander d'une voix qui ne semblait pas lui appartenir.

— Vous avez parfaitement entendu, senhorita ! J'ai fait quérir un prêtre pour nous marier.

— Mais c'est impossible! Vous plaisantez, je suppose... — Pas sur un sujet aussi sérieux! — Alors, vous êtes fou. Complètement fou ! On ne se marie

pas simplement parce que.... parce qu'on a eu des relations sexuelles!

— Peut-être pas dans votre milieu, mais dans le mien, les choses se passent ainsi.

— Nous vivons au XXe siècle! Vous vous trompez d'époque. — De tels principes vous paraissent peut-être démodés,

senhorita, mais pour moi, ils ne le sont pas. Je vous ai séduite, et je n'ai qu'une façon de me racheter.

Shirley osait à peine en croire ses oreilles. Tout se bousculait dans sa tête, et elle ne parvenait pas à rassembler deux pensées cohérentes.

Prenant une profonde inspiration, elle s'efforça cependant d'adopter un ton aussi calme que possible :

— En somme, si j'avais été une femme... disons du genre de Fay Preston, vous m'auriez rendu ma liberté?

— Certainement. Après avoir passé ensemble quelques moments agréables, bien sûr.

Préférant ignorer la remarque, elle poursuivit son raisonnement :

— Mais comme vous avez découvert que vous étiez mon... mon premier amant, vous me proposez le mariage. Non! Je ne

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suis pas d'accord. Vos sentiments chevaleresques vous honorent, mais ils viennent trop tard! Que redoutez-vous? Que je porte plainte contre vous parce que vous m'avez «déshonorée» ? Soyez rassuré sur ce point. Je n'ai qu'une envie, la même que vous probablement, oublier ce qui s'est passé cette nuit. Alors voilà, rendez-moi mes vêtements, laissez-moi partir, et ce regrettable épisode ne sera plus qu'un mauvais souvenir.

Shirley était plutôt satisfaite de la façon dont elle avait présenté ses arguments. Cependant, le sourire conciliant qui accompagnait ses propos s'évanouit dès les premiers mots de Riago.

— Je regrette, senhorita, mais c'est impossible. — Pardon? Ecoutez, je suis prête à m'engager par écrit si ça

peut... — Non, vous n'y êtes pas. Nous ne parlons pas de la même

chose. Vous avez oublié, senhorita, ou vous n'avez pas cru, ce que je vous ai dit hier soir. Il n'y a pas moyen de partir d'ici. La rivière est impraticable, et d'après la météo, des orages risquent d'éclater dans les jours à venir.

Accablée, Shirley se cacha le visage entre les mains. — Allons, senhorita, ma compagnie vous serait-elle aussi

désagréable? Ces mots ranimèrent la colère de la jeune femme, une colère

à la mesure de son dépit et de sa désillusion. — Vous croyez vraiment que l'idée de rester enfermée dans

cette maison en compagnie d'un homme qui n'a pas hésité à abuser de moi me réjouit?

Elle le vit pâlir sous l'accusation. — Il faudra veiller à me parler avec plus de respect, Shirley.

Et si vous jugez que j'ai abusé de vous, c'est que vous avez bien mauvaise mémoire!

Décontenancée, elle ne fit aucun commentaire. Mais elle avait hâte désormais d'en finir, et elle recouvra un semblant d'assurance pour conclure cette discussion.

— Que les choses soient claires, monsieur da Santana. Je suis retenue ici, d'accord, mais dès que la rivière sera navigable, je

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partirai. Il n'est pas question que j'épouse un parfait inconnu pour une stupide question d'honneur familial. Car vous n'êtes pas seul concerné dans cette histoire, figurez-vous! J'ai mon mot à dire, moi aussi!

— Vous, et peut-être une troisième personne... Y avez-vous songé?

— Pardon? Que voulez-vous dire? — Ne suis-je pas assez clair, Shirley? Il se peut que vous soyez

enceinte, tout simplement. De stupeur, elle en eut le souffle coupé. L'éventualité lui

paraissait si grotesque! Certes, il n'était pas exclu que... — Impossible ! s'écria-t-elle. Et même si c'était le cas, je ne

me sentirais pas pour autant obligée de vous épouser ! A ces mots, le visage de Riago se contracta impercep-

tiblement. — Parce que vous croyez que je vous laisserais partir en

sachant que vous portez un enfant de moi ? Que je tolérerais que mon fils soit élevé à l'étranger sans même me connaître?

— Votre fils? Comment ça, votre fils? Et si c'était une fille? Oh, je me doute bien que, pour votre orgueil, une fille ne...

Shirley s'interrompit brusquement, consternée par le tour que prenait la conversation.

— Seigneur, ce n'est pas possible, gémit-elle. Je dois être aussi folle que vous pour discuter sur le sexe d'un enfant qui n'existe même pas!

— Nous serons fixés sur ce point dans quelques semaines tout au plus. D'ici là, nous saurons si oui ou non notre bébé existe.

Notre bébé... ! Deux jours auparavant, elle ne connaissait même pas cet homme, et voilà qu'à eux deux, ils avaient peut-être donné vie à un être humain. Cette situation devenait d'heure en heure plus irréelle...

Dans l'immédiat, cependant, Shirley ne perdait pas de vue sa préoccupation première : quitter cet endroit maudit ! A présent que Riago lui avait dévoilé ses intentions, fuir devenait plus qu'un simple souhait : une nécessité !

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Quoi qu'il en dise, il devait exister d'autres moyens que la rivière pour rejoindre Mariasanta ou d'autres lieux civilisés. La forêt, notamment. Certes, Shirley savait que s'aventurer dans une jungle épaisse que l'on n'appelait pas sans raison l'enfer vert comportait de grands dangers. Mais le sort qui l'attendait ici serait pour elle un enfer pire encore.

Sans doute y avait-il des chemins qui partaient de cette maison. Et ces chemins la conduiraient forcément quelque part! Riago avait parlé d'une mission à Laragosa. Ce qui supposait une communauté religieuse organisée, des principes moraux stricts... Si elle frappait à leur porte pour implorer leur protection, ils ne pourraient décemment la lui refuser.

Et puis, réflexion faite, mieux valait s'orienter vers Laragosa que vers Mariasanta. Car c'était là que Riago dirigerait en priorité ses recherches lorsqu'il constaterait que sa prisonnière avait disparu. Nul doute qu'il ne lésinerait pas sur les moyens pour retrouver sa piste, pensa-t-elle avec un frisson d'épouvante. Dieu sait qu'il lui avait donné suffisamment de preuves de sa détermination.

En somme, la plus extrême prudence s'imposait. Pas question par exemple de filer sitôt ses vêtements récupérés. Pour mettre toutes les chances de son côté, Shirley devrait feindre de capituler, d'accepter le projet de Riago. Même si cette perspective lui répugnait. Ce serait le prix de sa liberté.

— Vous êtes bien silencieuse, senhorita. — Vous préféreriez que je hurle et que je trépigne ? Il ne fallait pas non plus avoir l'air de rendre les armes trop

vite... En faisant mine de se soumettre progressivement, elle aurait une chance d'endormir la méfiance de Riago. Seulement, combien de nuits semblables à la précédente devrait-elle endurer? Question ô combien angoissante !

— Figurez-vous que vous n'êtes pas la seule à vous sentir contrariée par ces événements, Shirley. J'avais pris la décision de ne jamais me marier.

— Dans ce cas, ne m'épousez pas ! Vraiment, cela ne me vexera pas. Non, vous me reconduisez à Mariasanta et...

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— Allons, Shirley, cessez de vous obstiner. Il est impossible d'échapper à ce mariage. Depuis que j'ai découvert que vous étiez vierge, nous sommes engages dans un processus irréversible. D'autant qu'à présent, Rosita est au courant...

De tels arguments dépassaient l'entendement de Shirley. — Enfin ! Comment une domestique peut-elle exercer tant

d'influence? — Rosita n'est pas une domestique ordinaire. Elle me connaît

depuis le berceau. Elle a d'abord été ma nourrice. Pour moi, c'est un peu une deuxième mère. Et d'ailleurs, je parierais qu'à l'heure actuelle, elle a déjà raconté toute l'histoire à ma vraie mère.

— Votre mère est toujours en vie? — Oui. Pourquoi ne le serait-elle pas? — Je ne sais pas... A en juger par la façon dont vous vivez

dans cette maison, loin de tout, je pensais que vous n'aviez pas de famille.

Durant quelques secondes, il parut réfléchir. — Je vis comme si c'était le cas, déclara-t-il enfin. Mais outre

ma mère, j'ai également une sœur ainsi qu'un frère plus âgé. Ces derniers mots furent prononcés avec une pointe

d'amertume, et une soudaine tension alourdit l'atmosphère. — Vous ne les voyez jamais ? demanda Shirley, poussée par le

démon de la curiosité. — Depuis quelque temps, non. Sa sécheresse de ton dissuadait toute velléité de poursuivre.

Mais Shirley eut le sentiment qu'elle avait touché là un point sensible. Très sensible, même... Peut-être Riago était-il considéré comme un paria dans sa famille pour s'être ainsi retiré au cœur de la jungle.

Tout à ses pensées, Shirley n'avait pas remarqué que la serviette avait glissé de sa poitrine, révélant la grâce fragile de sa gorge. Voyant Riago se lever, elle rajusta le drap de bain d'un geste vif, aussi troublée qu'affolée par le regard ardent qu'il posait sur elle. D'instinct, elle s'était raidie, persuadée qu'il allait

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s'approcher du lit, mais contre toute attente, il se dirigea vers la porte.

— Je vous laisse vous reposer, Shirley. Prenez le temps de bien réfléchir à ce que je vous ai dit... Je vais charger Rosita d'enlever mes affaires.

— Vos affaires? Cette question valut à Shirley un sourire moqueur de la part

de son hôte. — En tant que future épouse, le plus grand respect vous est

dû. C'est la règle... Par conséquent, jusqu'à notre mariage, je dormirai dans une autre chambre. Ce qui devrait vous réjouir, car je n'ai pas l'impression que vous souhaitiez continuer de partager mon lit. Je me trompe ?

— Pas du tout! Et puisque vous ferez enlever vos affaires, peut-être pourrait-on me rapporter les miennes par la même occasion?

— Vous parlez des vêtements que vous portiez lorsque vous êtes arrivée? Franchement, je doute qu'on les ait gardés.

— Pardon? Vous les auriez jetés? De quel droit avez-vous...? — Ne vous fâchez pas, Shirley, ce n'est pas une grande perte.

Je vous en procurerai d'autres. En attendant, vous n'aurez qu'à puiser là-dedans, conclut-il en désignant la garde-robe de Fay Preston.

— Certainement pas! Frémissante d'indignation, Shirley s'était redressée, et la

serviette, une fois de plus, glissa sur sa poitrine. — Dans ce cas, Shirley, restez telle que vous êtes. Ce n'est pas

moi que cella dérangera... L'ironie de cette remarque ne fit que redoubler la colère de la

jeune femme, et elle le foudroya du regard tout en rajustant maladroitement la serviette.

Une main sur la poignée de la porte, Riago s'inclina avant d'ajouter :

— De toute façon, vêtue ou dévêtue, vous n'irez nulle part. Shirley en aurait hurlé de rage. Vous n'irez nulle part. De

quel droit la retenait-il chez lui contre son gré ? Mais il ne fallait

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surtout pas se laisser submerger par la colère. N'ayant qu'elle-même sur qui compter, elle aurait besoin de tout son sang-froid pour mener à bien ses projets.

Stoïque, elle se leva, choisit un slip et un soutien-gorge parmi les dessous les moins sexy de la garde-robe de Fay Preston et, bon gré mal gré, elle enfila la robe retouchée par Rosita. Quelle que fût sa répugnance à porter ces vêtements, elle devrait s'y habituer. S'identifier en quelque sorte à un acteur qui endosse un costume de scène pour les besoins de son rôle.

A peine sortie de la chambre, Shirley se trouva nez à nez avec Rosita qui l'entraîna gentiment mais fermement vers la salle à manger. Une bonne odeur de café flottait dans l'air, et d'appétissantes victuailles s'étalaient sur la table, certaines familières, d'autres moins : galettes, petits pains dorés, jus de fruits aux couleurs insolites... Shirley sentit l'eau lui monter à la bouche. Elle qui croyait n'avoir pas faim goûta un peu à tout, encouragée par Rosita qui s'empressait autour d'elle avec sollicitude.

Ce petit déjeuner fut suivi d'une visite de la maison, toujours sous la houlette de Rosita. Visite assortie de commentaires aussi abondants qu'animés. Même sans bien connaître le portugais, Shirley comprenait qu'on lui vantait le charme et la beauté des lieux. Encore fallait-il apprécier le style dépouillé de ces grandes pièces sombres meublées de façon austère!

Tandis qu'elles déambulaient de l'une à l'autre, une idée traversa soudain l'esprit de Shirley : peut-être Rosita avait-elle reçu pour ordre de ne pas la quitter d'une semelle ? Si cela devait se confirmer, voilà qui ne faciliterait pas son évasion...

Le circuit s'acheva par une pièce dans laquelle Rosita l'invita à entrer en se rengorgeant : « Le bureau du maître », annonça-t-elle. Classeurs, livres et dossiers s'alignaient sur des rayonnages dans un décor moderne qui tranchait avec l'aménagement traditionnel du reste de la demeure. Tout un pan de mur était occupé par un planning. Malgré sa curiosité, Shirley n'osa s'en approcher pour en déchiffrer les inscriptions. Cela l'aurait éclairée sur les activités auxquelles se livrait Riago da Santana

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dans ce no man's land. Sans doute étaient-elles liées à l'industrie du caoutchouc, puisque cette propriété était autrefois une plantation d'hévéas.

Tandis que les deux femmes quittaient le bureau, un appareil attira brusquement l'attention de Shirley : une radio! Un fol espoir fit alors battre son cœur plus vite. C'était donc d'ici que l'on pouvait communiquer avec l'extérieur! Dans la mesure où l'on savait utiliser cet engin barbare... Et puis, même en admettant qu'elle y parvienne, qui répondrait à son appel au secours? Qui comprendrait son message?

Personne... Si, quelqu'un! songea-t-elle, en proie à une soudaine

exaltation. Philip Hughes... Il avait donné de ses nouvelles pour la dernière fois depuis Laragosa. Même s'il en était parti, les missionnaires installés là-bas sauraient sans doute où il se trouvait... Pourrait-il refuser d'aider une compatriote en détresse? Sûrement pas. Surtout quand il apprendrait qu'elle avait bien connu sa tante...

Enfin, Shirley entrevoyait une lueur d'espoir. Bien mince certes, mais dans sa situation, cela suffisait à lui remettre du baume au cœur.

Du bureau, Shirley fut conduite dans le salon où la présence d'un plateau sur lequel on avait disposé une cafetière et deux tasses lui fit supposer que le maître de maison était attendu. Après que Rosita se fut retirée, Shirley s'installa dans l'un des fauteuils de cuir, en proie à une sourde angoisse. Malgré la promesse de Riago de ne plus exiger ses faveurs, elle appréhendait de se trouver en sa présence, ne fût-ce que pour partager un café avec lui. Quand il posait son regard sur elle, une étrange nervosité la gagnait, et il lui semblait voir dans les prunelles sombres de cet homme se refléter les images qu'elle aurait tant souhaité effacer à jamais de sa mémoire...

Comme Shirley avait hâte de quitter cet endroit, de tirer un trait sur ce qu'elle y avait vécu... Lorsqu'elle aurait mis suffisamment de distance entre elle et Riago da Santana, alors seulement, elle serait capable d'oublier, de redevenir elle-même.

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A moins... à moins que le mauvais sort ne s'acharne sur elle, pensa la jeune femme, portant la main sur son ventre.

Se pouvait-il qu'une vie palpite là, en elle? A cette pensée, un sentiment de panique la gagna. Seigneur... Et dire qu'elle devrait attendre dix jours, dix longs jours, avant d'avoir la certitude de ne pas être enceinte.

Alors qu'elle s'apprêtait à se servir du café, elle eut la nette impression qu'on l'observait, et elle suspendit soudain son geste. Tournant légèrement la tête, elle aperçut Riago, immobile sur le seuil. Il la couvait d'un regard intense, et la jeune femme sentit son cœur s'affoler. Pour dissimuler son trouble, elle se mit à remplir les deux tasses, agacée de ne pouvoir maîtriser le tremblement incontrôlé de sa main.

Déjà, Riago l'avait rejointe. Assis dans un fauteuil en face d'elle, il prit la tasse que lui tendait la jeune femme.

— Alors, Shirley, avez-vous passé une agréable matinée? — Oui, merci, répondit-elle d'un ton sec. Rosita m'a

témoigné beaucoup de gentillesse. Elle m'a fait visiter la maison. — Et comment trouvez-vous cette demeure? « Imposante », tel était le qualificatif qui d'après Shirley la

décrivait le mieux. Pourtant, elle se contenta de répliquer : — Plutôt lugubre. A ces mots, Riago fronça les sourcils. — Je conçois qu'elle manque un peu de chaleur. Vous savez,

il ne faut pas oublier qu'elle est restée longtemps inhabitée. — Pourquoi êtes-vous venu vivre ici? demanda Shirley à

brûle-pourpoint. Quelques longues secondes s'écoulèrent avant qu'il ne daigne

répondre : — Pour cultiver l'hévéa, déclara-t-il enfin. J'ai construit une

usine de traitement pour les caboclos, ces paysans qui saignent encore leurs propres arbres. Et j'ai planté moi-même de nouveaux arbres... A une époque où l'on détruit massivement les forêts, j'ai l'impression de rétablir un certain équilibre écologique. A une modeste échelle, bien entendu.

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— C'est vraiment cet idéal qui vous a poussé à vouloir résider ici?

— Pourquoi me demandez-vous cela? — Parce que, tout à l'heure, j'ai eu le sentiment que vous

alliez me répondre différemment. Riago posa sur Shirley un regard pénétrant où elle vit briller

fugitivement une lueur moqueuse. Et sur ses lèvres, elle crut alors reconnaître un sourire à peine esquissé, un peu étonné, un peu ironique.

— Vous êtes très perspicace, Shirley..., murmura-t-il. — Sans doute parce que je passe beaucoup de temps à

essayer d'entendre ce que les gens ne disent pas. — Par exemple? — Eh bien, pour ne parler que de mon métier, les vieilles

dames chez qui je travaille me racontent toujours une foule de choses. En général, il s'agit de détails d'apparence anodine qui en fait révèlent leurs angoisses. La peur de la maladie, de la mort, de la solitude...

— Est-ce si angoissant de vivre seul? — Lorsqu'on ne l'a pas choisi, oui! — Et vous, Shirley, avez-vous déjà souffert de la solitude ? Trop personnelle, trop brutale, la question déconcerta la

jeune femme. Il lui était difficile d'avouer — surtout à Riago da Santana! — que c'était au sein même de sa famille, entre sa mère et sa sœur, qu'elle avait le plus souffert de la solitude. Aussi préféra-t-elle éluder la question.

— Comme tout un chacun, je suppose..., répondit- elle. — Une réponse qui ne vient pas vraiment du fond du cœur !

Qui sont donc ces vieilles dames dont vous parliez? Trop heureuse de cette diversion, Shirley saisit la perche qu'il

lui tendait. — Ce sont mes clientes, d'une certaine façon,expliqua-t-elle,

beaucoup plus à l'aise sur ce terrain. Je travaille pour une agence qui propose une aide aux personnes âgées. Je m'occupe aussi bien de leurs courses, du ménage, que de les accompagner en promenade, et plus généralement, de leur tenir compagnie.

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— Voilà donc le métier que vous exercez en Angleterre, murmura Riago comme pour lui-même.

— Cela a l'air de vous étonner... — Oui... ou plutôt non. En fait, cela explique bien des choses.

Hormis le fait que vous ayez entrepris un voyage au Brésil. Et qui plus est, seule.

— Qu'y a-t-il là d'extraordinaire? A notre époque, bien des femmes voyagent sans être accompagnées. Que je sache, vous n'avez pas fourni une escorte à Mlle Preston pour se rendre dans votre pays !

— Fay est suffisamment mûre pour s'en passer, répliqua Riago avec ce sourire moqueur qui lui était familier. De plus, elle a travaillé à Lisbonne, elle parle couramment le portugais.

Sans autre transition, il ajouta : — Hier soir, Shirley, vous m'avez laissé supposer que je serais

le bienvenu dans votre lit. Stupéfaite, elle reposa brusquement sa tasse, renversant

quelques gouttes sur le plateau. — Pas du tout! s'exclama-t-elle. Comment osez-vous insinuer

que... — Dans ce cas, pourquoi étiez-vous d'accord quand je vous ai

dit « à tout à l'heure » ? Les yeux écarquillés, elle le fixa sans pouvoir prononcer une

parole. — Je comprends, poursuivit-il. Vous ne parlez pas le

portugais? — Très peu... Quelques mots seulement. — Ce qui explique le malentendu d'hier soir..., murmura

Riago, un pli amer aux lèvres. Dites-moi, Shirley, qui est cet homme que vous êtes venue rejoindre au Brésil?

Après l'émotion qu'elle venait d'avoir, cette nouvelle question la prit au dépourvu mais un réflexe de prudence la sauva. S'il s'imaginait qu'elle allait lui parler de Philip Hughes, il se trompait lourdement ! D'autant qu'à présent, Philip représentait son unique chance de salut.

— Ça ne vous regarde pas, déclara-t-elle d'un ton sec.

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— Je ne suis pas de cet avis, répliqua Riago d'un ton suave. Etant donné notre situation, je m'estime au contraire en droit d'être mis au courant. De toute évidence, cet homme n'est pas votre amant.

Troublée, la jeune femme sentit ses joues s'empourprer. — S'il ne l'est pas devenu, murmura-t-elle, c'est peut-être

simplement que l'occasion nous a manqué. — Eh bien, désormais, ma belle, il est trop tard. Mon épouse

ne fréquentera pas d'autres hommes, même pour d'innocentes relations.

— Pas si vite! Je ne suis pas votre épouse! — Pas encore, mais cela ne saurait tarder. Une telle détermination fit mesurer à la jeune femme toute la

difficulté de la tâche qui l'attendait, et le découragement la gagna.

— Il y a vingt-quatre heures à peine, vous ne saviez même pas que j'existais! s'exclama-t-elle. Et aujourd'hui, vous voulez m'épouser alors que nous sommes deux étrangers l'un pour l'autre.

— N'ayez crainte, nous aurons le temps de mieux faire connaissance avant l'arrivée du prêtre...

Loin de la rassurer, cette promesse assortie d'un sourire enjôleur ne pouvait qu'accroître le malaise de Shirley.

Soudain, Riago se leva et prit la jeune femme par la main pour l'obliger à se mettre debout. Ils se retrouvèrent alors l'un en face de l'autre, beaucoup trop près au gré de Shirley.

— Demandez à Rosita de vous préparer une autre robe pour ce soir, Shirley. Celle-ci ne me plaît pas.

— A vos ordres. Monsieur a d'autres exigences? — Oui. J'aimerais que vous me souriiez la prochaine fois que

nous nous verrons. Et dans l'immédiat... Laissant la suite de sa phrase en suspens, Riago attira la jeune

femme contre lui si promptement que Shirley n'eut pas le temps de réagir. Prisonnière de son étreinte, elle ne put se soustraire au baiser passionné qu'il lui infligea. Des deux mains, elle tenta désespérément de le repousser, mais en vain. Le combat était

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inégal et donc perdu d'avance. Bientôt, cependant, une délicieuse chaleur l'envahit, si troublante que, malgré elle, Shirley sentit sa colère s'évanouir. Et au lieu de lutter contre Riago, elle se serra contre lui, les bras noués autour de son cou.

Ce fut un long, un étourdissant baiser. Et il laissa la jeune femme en proie à un tumulte d'émotions qu'elle était incapable de contrôler.

N'osant affronter le regard de Riago, elle balbutia : — Vous... vous aviez promis de ne pas... — Et je tiendrai parole, carinha. Il lui glissa un doigt sous le menton pour l'obliger à lever la

tête vers lui. Dans ses yeux noirs brillait une flamme dont l'intensité subjugua Shirley.

— Il ne s'agissait que d'un baiser, Shirley. Un simple baiser pour vous convaincre que, désormais, vous ne penserez à aucun autre homme que moi. Vous comprenez?

— Oui..., dit-elle dans un souffle. D'un geste tendre, Riago lui prit la main et en effleura tour à

tour chaque doigt de ses lèvres. — Até logo, carinha... Retenant son souffle, elle le regarda s'éloigner puis, incapable

de tenir une seconde de plus sur ses jambes, elle se laissa tomber dans le fauteuil.

« Vous ne penserez à aucun autre homme que moi. » Cette phrase résonnait dans sa tête de façon lancinante. Et avec effroi, elle songea que cette prédiction pourrait fort bien s'accomplir...

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5 La pluie reprit à la tombée de la nuit. Trop nerveuse pour

trouver le sommeil, Shirley écoutait l'eau marteler le toit et ruisseler le long des gouttières. Cette pluie qu'elle avait d'abord maudite car elle interdisait son retour à Mariasanta devenait à présent son alliée : tant qu'elle persisterait, le prêtre resterait bloqué à Laragosa.

Ce soir, le dîner s'était révélé une épreuve de plus pour Shirley. Troublée par la confusion où l'avait jetée son dernier tête-à-tête avec Riago, elle avait limité leur conversation à de rares échanges, et sitôt le repas terminé, elle s'était esquivée dans sa chambre en prétextant une migraine.

Sa chambre... ou plutôt celle de Riago. Même si les affaires du maître de maison avaient été discrètement transportées ailleurs, la pièce gardait son empreinte, ne fût-ce que par la présence du lit. Ce lit qui lui rappelait cruellement l'outrage qu'elle avait subi.

Comment chasser ce souvenir? Comble d'ironie, plus elle s'appliquait à vouloir l'oublier, plus il la hantait... Et cet homme qu'elle ne demandait qu'à rayer de son esprit y devenait de plus en plus présent. Envahissant même.

Pour ne rien arranger, Shirley avait découvert de nouveaux détails de la vie de Riago, ce qui le lui rendait plus proche, même si ces informations n'avaient rien d'intime ou de personnel. Elle avait appris notamment pourquoi il parlait si bien l'anglais. Après avoir poursuivi des études universitaires en Angleterre puis aux Etats-Unis, Riago avait passé un an en Malaisie pour s'initier aux techniques de production du caoutchouc. Un séjour très agréable, selon ses propres termes, mais d'un intérêt limité.

— On ne peut comparer les conditions d'exploitation en Malaisie et les nôtres, ici, dans le Rio Tiajos, lui avait-il expliqué.

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Au Brésil, il n'a jamais été possible de planter l'hévéa en belles rangées régulières. Lorsque Henry Ford a tenté l'expérience dans sa ferme modèle de Fordlandia, il a échoué. Il n'avait pas compris que c'est l'Amazonie qui dicte sa loi, et non l'homme. Chez nous, l'hévéa a besoin de la protection d'autres arbres, sinon il devient la proie de toutes sortes de parasites.

— Il n'existe pas de traitement? avait demandé Shirley. — Pas contre toutes les maladies. Et puis, à vouloir trop

utiliser de pesticides, on bouleverse l'équilibre écologique, très fragile dans nos forêts. C'est pourquoi mon souci majeur a été de disséminer les jeunes arbres que j'ai plantés depuis un an et demi.

— La récolte du latex prend-elle beaucoup de temps ? — Oui. Mais vous savez, ici, dans la forêt vierge, le temps

compte si peu. « Pour Riago peut-être, mais pas pour moi ! » songea Shirley

au souvenir de cette réplique. Elle n'avait aucune envie de s'éterniser ici !

Dans la perspective de son évasion, une idée lui était venue cet après-midi : parvenir à convaincre Riago de lui faire visiter la plantation ainsi que l'usine de traitement. D'où l'intérêt qu'elle avait témoigné durant le repas pour les explications qu'il lui donnait sur la production du caoutchouc.

Cela étant, Shirley dut admettre que le sujet en soi l'intéressait. Cette aventure dans laquelle s'était lancé Riago la passionnait, de même qu'elle appréciait le respect qu'il témoignait envers la forêt. Manifestement, cet homme cachait une personnalité plus riche, plus complexe qu'elle ne l'avait imaginé.

Mais à quoi songeait-elle? Elle s'égarait... Résolument, Shirley reporta son attention sur son projet. Son objectif consistait à gagner la confiance de Riago afin d'obtenir qu'elle puisse plus ou moins aller et venir à sa guise. Car la jeune femme disposait d'un atout : son argent, qu'elle avait toujours dans son sac. Une fois introduite dans la plantation, il lui serait peut-être possible

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de soudoyer l'un des caboclos pour qu'il l'aide à recouvrer sa liberté.

Peut-être était-ce utopique... Mais dans sa situation, Shirley avait besoin de se raccrocher au plus petit espoir.

Au matin, bien que la pluie ait cessé, une forte humidité alourdissait l'atmosphère. « Un temps à moustiques! » pensa Shirley en avalant son comprimé quotidien contre la malaria.

Lorsqu'elle se rendit dans la salle à manger, elle eut la surprise d'y trouver Riago, assis à la table. Il n'était pas seul : un homme de petite taille se tenait à côté de lui, que Shirley reconnut aussitôt : il s'agissait de l'un de ses ravisseurs .

— Vous projetez un autre enlèvement? lança-t-elle en s'installant sur la chaise opposée.

— Inutile de faire de l'humour, Pedrinho ne comprend pas un mot d'anglais! répliqua aussitôt Riago. De plus, le sujet dont nous parlons ne prête pas à rire. Il paraît que des caboclos ont repéré des garimpeiros dans les parages.

— Qui sont ces gens? — Des hommes en quête d'or et de pierres précieuses. — Et alors? Où est le mal? demanda-t-elle. On n'a plus le

droit de chercher fortune en Amazonie? — Malheureusement, il se trouve que la plupart de ces

individus sont des criminels qui vivent de contrebande avec l'étranger. Ils possèdent de faux passeports, boliviens ou colombiens, et en général, ils sont armés. S'ils opèrent dans la région, les caboclos ont toute raison de s'en émouvoir.

Pensive, Shirley hocha la tête. De toute évidence, ce n'était pas le moment de solliciter une visite guidée de la plantation. Quelle malchance! Manifestement, il lui faudrait prendre son mal en patience...

— Comptez-vous organiser une chasse à l'homme? s'enquit-elle, un peu ironique.

— Non, je ne suis pas un adepte des méthodes musclées. Nous allons envoyer des patrouilles pour informer les garimpeiros qu'ils sont repérés et ne doivent plus approcher. Ces hommes ont des conditions de vie extrêmement rudes dans

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la jungle. Une alimentation déplorable, pas d'assistance médicale... Beaucoup ne survivent pas. Quand ce n'est pas la forêt qui les rend fous, il n'est pas rare qu'ils s'entre-tuent.

— C'est affreux! s'écria-t-elle. — Oui... N'oubliez pas que nous sommes ici dans la forêt

vierge, autrement dit, dans l'enfer vert. — Si vous considérez réellement ce pays comme un enfer,

pourquoi y habitez-vous? Riago haussa les épaules. — Il y a des endroits bien pires..., murmura-t-il. Et puis, ma

place est ici. Cette réponse sibylline attisa la curiosité de Shirley,

renforçant sa conviction qu'un mystère se cachait dans la vie de Riago. Cependant, elle se tut, consciente de la nécessité de maintenir une barrière entre eux. Trop bien le connaître, s'immiscer dans son intimité risquait de se révéler dangereux...

Peu après, Riago prit congé. Pedrinho et lui quittèrent la pièce, l'air aussi soucieux l'un que l'autre. Shirley en déduisit que ces garimpeiros devaient présenter une réelle menace.

Son petit déjeuner terminé, elle s'attarda à table, ne sachant que faire ni où aller. La perspective de passer une journée de plus à rôder comme une âme en peine dans la maison lui sapait le moral.

Après avoir longtemps hésité, elle se mit en quête de Riago qu'elle trouva dans son bureau, occupé à charger un pistolet. Un spectacle qui la laissa interdite.

— Quelque chose ne va pas, Shirley? — Vous... vous comptez vous servir de cette arme? — S'il le faut, oui. Pourquoi? Ça vous déplaît? — Je déteste la violence, quelle qu'elle soit. — Vous n'êtes pas seule dans ce cas. Malheureusement, il est

des circonstances où il faut savoir oublier ses beaux principes. Sur ces mots, il glissa le pistolet dans l'étui fixé à sa ceinture. — J'ai bien l'intention de me défendre, Shirley, ajouta-t-il.

Personne ne m'enlèvera ce qui m'appartient. — Vous parlez comme si vous étiez en guerre...

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— C'est parfois mon impression, figurez-vous! Tous les jours, je dois livrer une lutte sans merci pour protéger mon personnel et ma plantation. Et le principal danger, c'est l'homme... Mais j'imagine que vous n'êtes pas venue me trouver pour philosopher sur la violence?

— En effet. Je voulais vous demander à quoi je suis censée occuper mes journées. Tout le monde ici a une tâche bien précise, sauf moi, et je commence à m'ennuyer.

— Cela ne vous intéresse pas d'apprendre à diriger ma maison?

— J'ignorais que c'était le rôle qui m'était dévolu! D'autant que j'ai l'impression que vos employés se débrouillent très bien sans que je m'en mêle.

— Rosita est une vraie perle, j'en conviens. Ecoutez, puisque ce problème de langue vous ennuie, je vous trouverai un interprète... Le neveu de Rosita, Agenor, connaît un peu l'anglais. Je lui demanderai de venir.

— Très bien, mais dans l'immédiat, que me suggérez-vous Comme occupation?

Pendant quelques secondes, Riago parut réfléchir. — J'ai apporté une pleine caisse de livres quand je me suis

installé ici. Certains sont en anglais. Peut-être y trouverez-vous votre bonheur.

— Merci, mais si c'est pour lire le Guide du parfait producteur de latex...

— Non. Il y a plus intéressant, répliqua-t-il en souriant. Pourquoi ne pas vous lancer dans la couture?

— Passionnant. Vous n'avez rien de mieux à me proposer pour tuer le temps?

A peine eut-elle posé cette question qu'elle la regretta. Riago la détaillait des pieds à la tête avec une insistance qui la fit rougir.

— Vous pouvez toujours prendre soin de vous, murmura-t-il. Vous faire belle pour mon retour ce soir...

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Shirley se raidit. Devenir comme Fay Preston une créature sophistiquée qui passerait des heures à se baigner et se parfumer pour le seul plaisir de son amant? Certainement pas!

— Ça ne m'intéresse pas, répliqua sèchement Shirley. — Vous ne jugez pas utile de vous rendre désirable à mes

yeux? — Non. — Dommage... Mais je serai patient, ma douce. Vous

apprendrez à éveiller mon désir, et je saurai vous en donner le goût.

La voix de Riago s'était faite de velours, et un frisson de désir aussi violent qu'inattendu parcourut la jeune femme.

Mortifiée, elle riposta d'une voix étranglée : — Ça m'étonnerait ! Puis, tournant les talons, Shirley s'esquiva en direction de sa

chambre, tandis que le rire moqueur de Riago s'élevait derrière elle.

Allongée sur son lit, la jeune femme se cacha le visage dans les mains. Des mains qui tremblaient. Seigneur, comme elle devenait fragile et vulnérable en face de Riago... Il suffisait d'un rien, d'un mot de lui, d'un regard, pour qu'elle perde ses moyens. Quelles étaient ses chances de résister à un homme qui détenait sur elle un aussi redoutable pouvoir?

Préférant ne pas y songer, Shirley se leva, ouvrit rageusement le placard, et lorgna d'un œil mauvais la garde-robe comme si elle était la cause de tous ses maux. Finis ces ridicules déguisements! Désormais, elle ne porterait que des vêtements bien à elle!

Pendant sa visite de la maison en compagnie de Rosita, Shirley était entrée dans une pièce servant d'atelier de couture où se trouvaient des coupons d'étoffe. Elle avait notamment remarqué des imprimés de cotton aux couleurs vives. Sans être une couturière accomplie, Shirley s'était déjà confectionné quelques tenues par le passé. Pourquoi ne pas essayer de renouveler l'expérience? Tout compte fait, la suggestion de Riago n'était pas si mauvaise...

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Prudente, la jeune femme attendit néanmoins qu'il ait quitté la maison pour s'aventurer dans l'atelier. Là, elle choisit un joli tissu à dominante jaune et se mit à l'œuvre. Ciseau, épingles, boutons, assortiment de fils, rien ne manquait dans les fournitures.

Shirley était en plein travail lorsque Rosita, après avoir frappé à la porte, s'avança dans la pièce. Lorsqu'elle vit à quoi s'employait la jeune femme, une expression réprobatrice se peignit sur son visage.

— Ai, senhorita! Faisant mine de n'avoir rien entendu, Shirley lui adressa un

bref sourire avant de reporter son attention sur son ouvrage en cours.

Rosita lui fit alors comprendre qu'Agenor était arrivé. Résignée, Shirley se leva et suivit la gouvernante jusqu'au salon, portant sur un bras la robe grossièrement épinglée.

Au milieu de la pièce, une caisse posée à même le sol laissait voir une impressionnante quantité de livres. Tout près se tenait un adolescent d'une quinzaine d'années, qui tordait nerveusement entre ses mains un chapeau de paille.

Il salua Shirley avec déférence. — Bom dia, senhorita. Le patron désire que je serve

d'interprète à vous, articula-t-il dans un anglais hésitant. — C'est très gentil, Agenor. Peut-être pourrez-vous

m'apprendre aussi un peu de portugais, suggéra Shirley en souriant. Dans l'immédiat, j'aimerais que vous demandiez à votre tante de m'apporter la machine à coudre, s'il vous plaît.

Cette fois encore, Rosita ne dissimula pas sa désapprobation et Agenor expliqua que la senhorita n'avait pas à s'occuper de tâches aussi prosaïques. Rosita s'en chargerait.

Mais Shirley refusa tout compromis. — Je préfère coudre mes robes moi-même, déclara-t-elle. Au

moins, je suis sûre qu'elles me plairont. Le ton était sans réplique, et Rosita n'osa pas insister. Pendant qu'elle allait chercher la machine, Shirley fouilla

dans la caisse de livres et eut l'heureuse surprise d'y découvrir

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des auteurs classiques de la littérature anglaise, ainsi que tout un choix de romans contemporains.

Avisant des étagères libres dans un meuble au fond de la pièce, elle y rangea les différents volumes, hormis un roman de Stephen King qu'elle mit de côté pour le lire en premier. Agenor l'aida. Son anglais était des plus rudimentaires, mais avec des gestes — et de la bonne volonté — ils parvenaient tant bien que mal à communiquer.

Sur ces entrefaites, Rosita apporta la machine à coudre. Il s'agissait d'un modèle mécanique fort ancien, qui se révéla cependant en bon état de marche.

Tout en piquant les coutures de sa robe, Shirley se mit à bavarder avec Agenor. Sans doute était-ce la première fois que l'adolescent pénétrait dans la maison. De toute évidence, il était aussi impressionné par le cadre que par le patron, dont le nom revenait souvent dans la conversation.

Non sans étonnement, Shirley mesura à quel point Riago était respecté dans la région. Agenor ne tarissait pas d'éloges à son sujet. Elle apprit ainsi que non seulement il possédait une usine dotée d'un équipement très sophistiqué, mais qu'il s'occupait aussi du transport et de la commercialisation du caoutchouc à Manaus.

La nouvelle de son prochain mariage s'était répandue comme une traînée de poudre. Et selon Agenor, la cérémonie était attendue par tous avec impatience. Autant de détails qui consternèrent Shirley...

Elle ajustait la longueur de sa robe lorsqu'une soudaine clameur troubla le silence qui régnait dans la maison. Quelques secondes plus tard, la porte du salon s'ouvrait à toute volée, et Rosita parut, l'air tout excité.

Aussitôt, le jeune homme traduisit ses propos. — On a trouvé un homme dans la forêt. Blessé, très malade.

Peut-être va mourir. Le patron demande préparer un lit. Shirley se leva en hâte, prête à suivre Rosita. — Est-ce un employé de la propriété? — Non. Etranger.

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— Alors, un de ces garimpeiros, peut-être? — Non, senhorita. Senhor Don Riago n'emmènerait pas ici

garimpeiro. Vous, ne pas s'inquiéter. Je vous protège. — Merci, Agenor, répondit-elle, réprimant un sourire. Déjà, Rosita s'agitait en tous sens pour préparer la chambre,

donner ses ordres aux employées, envoyant l'une chercher de l'eau, l'autre la trousse de pharmacie du patron.

Shirley achevait de faire le lit lorsque Riago entra, suivi du blessé porté sur une civière de fortune.

Le pauvre homme était en effet dans un état déplorable. Sale, d'une maigreur à faire peur, le front entaillé d'une vilaine blessure sanguinolente, et les membres couverts de plaies infectées sous ses vêtements en lambeaux.

On déposa le malade sur le lit et, tandis que la jeune femme s'avançait, Riago la retint par le bras.

— N'approchez pas, c'est plus prudent, murmura-t-il. Cet homme a de la fièvre.

— D'après vous, il s'en sortira? demanda-t-elle. — Peut-être... Ne restez pas ici, votre présence n'est plus

nécessaire. Je vais l'examiner. Il faut trouver l'origine de la fièvre et soigner cette blessure qu'il a à la tempe.

— Mais vous n'êtes pas médecin? — Non, mais le médecin réside à Laragosa. En son absence,

c'est moi qui m'occupe des malades. Allons, Shirley, laissez-nous.

Elle obéit à contrecœur, non sans jeter un dernier regard au blessé. A cet instant, l'homme s'agita, marmonnant quelques mots entre ses dents.

Comme frappée de stupeur, Shirley s'immobilisa. Quelqu'un d'autre avait-il entendu ce qu'elle venait d'entendre? Sans doute pas. Riago était occupé à se laver les mains un peu plus loin. Quant à Agenor, il se tenait près de l'entrée, hors de portée de voix.

Par conséquent, Shirley était probablement la seule à avoir pu déchiffrer le sens du son rauque qui s'était échappé de la gorge du malade ; un juron... exprimé en anglais !

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« Mon Dieu, c'est un Anglais! » se répétait Shirley, encore sous le choc de sa découverte. Les jambes tremblantes, elle était appuyée contre la porte du salon où elle s'était réfugiée pour tenter de recouvrer ses esprits.

Par la pensée, elle essaya de se remémorer les traits de Philip Hughes sur la photo. Y avait-il une ressemblance entre les deux hommes?

Certes, l'allure générale, la stature, la couleur de cheveux pouvaient correspondre. Mais cela ne suffisait pas à établir qu'il s'agissait de la même personne. D'autant que l'état du blessé, sale, amaigri, couvert de plaies, rendait difficile toute comparaison.

« Pourvu que ce ne soit pas Philip Hughes ! » songea-t-elle, éperdue. Elle ne pourrait espérer le moindre secours d'un être aussi faible. A peine eut-elle conçu cette pensée que Shirley se la reprocha avec vigueur. Quel monstrueux égoïsme ! Se soucier de l'aide que cet homme était susceptible de lui apporter alors qu'il allait peut-être rendre son dernier soupir, c'était indigne !

Pour tenter d'oublier sa misère, Shirley se remit à son travail de couture. La robe prenait forme. A présent, il ne lui restait plus qu'à terminer les finitions. Elle cousait l'ourlet lorsque Riago parut dans la pièce. L'air morne, il se laissa tomber sur une chaise.

— Alors, comment va-t-il? s'enquit Shirley, le cœur battant à se rompre.

— Il a perdu connaissance. — Donc, vous n'avez pas pu l'interroger? Savoir qui il est et

ce qu'il faisait dans la propriété. — J'ai ma petite idée là-dessus. Quand il reviendra à lui, je lui

poserai quelques questions. — Vous avez bon espoir de le guérir, alors? — Je ne me hasarderai à aucun pronostic. Seul l'avenir nous

le dira. En tout cas, il a reçu les meilleurs soins. Rosita est une infirmière très compétente.

— Je pourrais l'aider, qu'en pensez-vous?

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— Cela m'étonnerait qu'elle accepte. Pour Rosita, vous n'êtes pas encore une femme mariée. Elle trouverait choquant que vous vous occupiez des soins corporels d'un inconnu.

Il s'interrompit un instant, puis ajouta : — Moi aussi, d'ailleurs, je préférerais que vous vous teniez à

l'écart de cet homme. — Pour les mêmes raisons mesquines et grotesques? s'écria-t-

elle, indignée. Je n'ai jamais rien entendu d'aussi stupide! — Stupide ou pas, je ne souhaite pas que vous entriez dans sa

chambre. Ulcérée, Shirley perdit patience. — C'est du despotisme, ni plus ni moins! Tout le monde ici

vous obéit à la baguette mais moi pas! Je n'accepte d'ordres de personne, vous m'entendez? Vous n'avez aucun droit sur moi.

— Pas encore, en effet... Mais bientôt, vous deviendrez ma femme, Shirley, et vous ferez vœu d'obéissance envers moi. Autant commencer tout de suite à prendre de bonnes habitudes, non?

Elle le regarda d'un air farouche, indifférente à la lueur de colère qui brillait dans les yeux de Riago.

— Désolée, vous ne m'intimidez pas! s'exclama-t-elle. Je ne me laisserai plus bafouer ! Je suis libre et je le resterai.

Brusquement, elle sentit le courage lui revenir. Plus rien ne pouvait l'arrêter désormais, et son trop-plein de rancœur se déversa en un flot de paroles :

— Je comprends mieux maintenant que votre maîtresse se soit évanouie dans la nature ! Elle se doutait de ce qui l'attendait. Aucune femme ne supporterait un macho tel que vous! Je n'ai pas l'intention de...

— Shirley, je vous demande de vous taire à présent, déclara-t-il d'un ton glacial. C'est un conseil que je vous donne.

— Vous me menacez, maintenant? Vous êtes déjà allé au bout du sordide dans ce domaine. Alors, vous savez... Vous ne trouverez pas pire que de me contraindre à vous épouser.

Avec une hargne dont elle ne se serait pas crue capable, elle enchaîna, haletante :

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— Quand j'y songe, quel procédé ignoble... En être réduit à enlever une femme pour pouvoir se marier! Eh bien, non, je ne suis pas d'accord! Je suis prête à tout plutôt que de vous avoir pour mari !

Cette déclaration fut suivie d'un long silence. — Dommage que vous envisagiez les choses de cette

manière, Shirley, déclara-t-il enfin. Malheureusement pour vous, cela ne modifiera en rien mes projets. Vous deviendrez mon épouse.

Sur cette sentence sans appel, Riago se leva et se dirigea vers la porte. Là, il tourna vers Shirley un visage d'où avait disparu curieusement toute trace de colère.

— Voyez-vous, j'ai courtisé autrefois une femme en la couvrant de fleurs, je lui ai donné tout mon amour. J'aurais donné ma vie pour elle... la vie d'un da Santana.

— Et elle vous a éconduit ? Quelle audace ! s'exclama Shirley, goguenarde. Refuser de porter le nom des da Santana, elle devait être folle!

— Pas vraiment... puisqu'elle a épousé mon frère. Mais vous comprendrez que je n'aie pas envie de retomber dans le piège des grands sentiments.

Sans plus s'occuper d'elle, il sortit et claqua la porte.

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6 Stupéfaite par cette révélation, Shirley en oublia

momentanément sa colère. Ainsi, Riago avait aimé une autre femme... Et pas n'importe laquelle : l'épouse de son frère!

S'était-il isolé ici, dans cet univers hostile, à la suite de cette déception sentimentale? Si tel était le cas, cela signifiait qu'il avait dû aimer passionnément cette femme... Etrangement, cette pensée rendit Shirley mélancolique.

Longtemps, elle demeura immobile sur la chaise, le regard perdu dans le vague, la robe inachevée posée sur les genoux. « Je lui aurais donné ma vie », avait-il dit. Comme ce devait être merveilleux d'inspirer de pareils sentiments à un homme. Surtout un homme comme Riago... Et sans doute avait-il beaucoup souffert que cet amour ne soit pas partagé.

Machinalement, Shirley se mit à ôter les fils de bâti de sa robe tout en laissant son esprit vagabonder. Quel effet cela lui ferait-il d'être aimée passionnément par Riago?

Consternée qu'une telle pensée ait pu lui traverser l'esprit, elle pressa convulsivement le tissu. Une épingle oubliée lui piqua alors le doigt, lui arrachant un léger cri de douleur.

Aussitôt, elle se ressaisit. Quelle idiote elle faisait de s'adonner à d'aussi stupides suppositions! Irritée, elle jeta son ouvrage sur le dossier d'une chaise pour essuyer avec son mouchoir la goutte de sang qui perlait à son index. Elle terminerait cette robe plus tard. Dans l'immédiat, la couture ne lui valait rien.

Un regard à sa montre lui indiqua qu'il était de toute façon l'heure de déjeuner. A l'instant où Shirley quittait le salon pour rejoindre la salle à manger, Rosita, plus loin dans le couloir, sortit de la chambre du malade, un plateau à la main. La jeune femme en profita pour jeter un coup d'œil furtif dans la pièce dont la porte était demeurée entrebâillée.

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Le blessé était seul. Allongé sur le lit, il dormait en respirant bruyamment. C'était l'occasion ou jamais de l'examiner de plus près!

Le cœur battant à se rompre, Shirley s'approcha à pas de loup. Comme elle scrutait fébrilement ses traits, l'homme s'agita dans son sommeil et marmonna quelques mots dont elle ne put cette fois comprendre le sens. De même, il lui fut impossible de déterminer si ce visage décharné, couvert d'une barbe de plusieurs jours, était ou non celui de Philip Hughes. Seul l'ave-nir le dirait...

Priant le ciel pour que le mystérieux inconnu se remette bien vite, Shirley s'éclipsa avant que Rosita ne la surprenne.

Cet homme était peut-être son unique chance de salut, il ne devait pas mourir!

Les jours passèrent. Près d'une semaine s'était écoulée depuis son arrivée à la fazenda, et Shirley constatait non sans étonnement que, déjà, elle avait pris certaines habitudes. Grâce à l'inaltérable soutien d'Agenor, elle était désormais capable de jouer un rôle actif dans la tenue de la maison. Rosita se consacrant à temps plein aux soins du malade, c'était elle qui la remplaçait dans certaines fonctions. Chaque matin, par exemple, Luisa, la cuisinière, venait la consulter pour la composition des menus ainsi que pour les instructions à transmettre aux autres domestiques.

Autant de tâches dont Shirley s'acquittait avec efficacité, et même — bien qu'elle osât à peine se l'avouer... — avec un certain plaisir. Après tout, c'était son métier de veiller à ce que tout marche bien dans une maison. Celle-ci, du fait de son isolement, nécessitait une organisation particulière, que Shirley découvrait au fil des jours.

Bien entendu, il n'y avait pas de supermarché dans la région pour se ravitailler. La viande provenait en grande partie de la chasse, le reste des provisions étant acheminé depuis Laragosa. Un congélateur permettait de conserver les denrées périssables. Il était alimenté par un générateur, mais bien qu'il y eût l'électricité dans la maison, on l'utilisait peu. Pour l'éclairage, on

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se servait surtout de lampes à huile, et pour cuisiner, du feu de bois.

Lorsque Shirley s'en étonna auprès de Riago, il lui répondit simplement que c'était la tradition. D'ailleurs, les procédés pouvaient sembler primitifs, mais tout cela fonctionnait très bien, et les domestiques ne paraissaient nullement regretter les commodités du monde moderne.

Force fut d'admettre à Shirley qu'elle aussi se faisait très bien à ce mode de vie simple et rudimentaire. Et même avec une facilité qui parfois l'alarmait. Car elle ne devait pas oublier qu'il lui fallait quitter cette maison !

Le temps passant, ses rapports avec Riago avaient changé du tout au tout depuis l'aveu de son amour déçu. Il était devenu distant, plus réservé. Sans doute regrettait-il de s'être montré aussi bavard. Mais au fond, tant mieux. Shirley ne tenait ni à devenir sa confidente ni à nouer des liens d'amitié avec lui.

Par ailleurs, il n'avait plus cherché à l'embrasser, ce dont elle se félicitait.

Pourtant — même s'il lui en coûtait de l'admettre — Riago exerçait sur elle une étrange fascination. Shirley fut étonnée, choquée même, de constater à quel point elle se sentait attirée par lui. Lorsqu'ils étaient seuls, elle se surprenait à l'observer à la dérobée, elle rougissait et pâlissait en croisant son regard, elle frissonnait en entendant sa voix...

A son insu, elle était tombée sous le charme d'un homme qu'en toute logique, elle aurait dû détester. Une situation qui n'était pas sans l'angoisser... Loin d'elle cependant l'idée d'accepter le mariage imposé par Riago ! Non, à aucun moment Shirley ne perdait de vue son objectif : s'évader à la première occasion.

Pour cela, elle comptait beaucoup sur l'inconnu soigné dans la maison et s'intéressait de près à l'évolution de son état de santé. L'homme était atteint de malaria. Contrairement aux craintes de Riago, il ne souffrait pas d'autres complications qui auraient pu lui être fatales.

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Malgré tous ses efforts, Shirley n'avait pu retourner dans la chambre du malade que Rosita gardait avec le zèle d'un gardien de prison. Quant à la relayer au chevet du blessé, il n'en était pas question. Ainsi que l'avait prédit Riago, cette suggestion de Shirley avait soulevé une tempête de protestation de la part de Rosita.

Pourtant, il lui faudrait approcher cet homme coûte que coûte. Et cela, avant que Riago ne l'interroge!

Un matin, l'occasion tant attendue se présenta enfin. Tout commença par l'annonce d'Agenor déclarant triomphalement à Shirley :

— L'homme plus malade ! Il veut manger. Se raser. Le cœur de la jeune femme fit un bond dans sa poitrine.

Riago était déjà parti pour la journée. C'était le moment d'agir! Mais bien sûr, il fallait encore trouver un moyen d'éloigner Rosita de la chambre...

— Quelle bonne nouvelle! s'exclama Shirley en réponse à Agenor. Ce malheureux est enfin tiré d'affaire. Au fait, Manoel est passé tout à l'heure pour dire que sa femme ressent les premières contractions. Elle ne devrait pas tarder à accoucher. Sans doute Rosita devrait-elle aller l'aider. Si vous pouviez lui transmettre le message, Agenor...

Il ne s'agissait pas vraiment d'un mensonge. L'épouse de Manoel, le contremaître de la plantation, approchait du terme de sa grossesse. Une grossesse difficile et d'autant plus angoissante pour la future maman qu'elle avait déjà perdu plusieurs bébés, suite à des fausses couches. Son mari était bien venu à la fazenda un peu plus tôt dans la matinée, mais pour un tout autre motif.

Agenor, mesurant l'urgence de la situation, répliqua : — J'y vais tout de suite, senhorita! Quelques instants plus tard, Shirley entendit Rosita sortir de

la chambre du malade et s'éloigner vers les cuisines tout en parlant avec Agenor.

Sans plus tarder, Shirley se rua au chevet du malade. Elle le trouva assis sur son lit, en train de manger du potage. Une

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expression de vive surprise se peignit sur ses traits quand il la vit.

— Qui êtes-vous? demanda-t-il en portugais. — C'est la question que je voulais vous poser, répondit-elle

en anglais. En proie à une indicible émotion, elle s'avança vers le lit.

Mon Dieu, c'était lui! C'était bien lui, Philip Hughes, elle le reconnaissait cette fois, aucun doute n'était permis !

Eperdue, elle contempla cet homme sur qui elle fondait tous ses espoirs. Depuis son arrivée, il avait beaucoup changé. Son visage, quoique très maigre encore, n'avait plus le teint cireux de la maladie. Les cheveux propres, rasé de frais, il était métamorphosé. Cependant, un large pansement recouvrait encore sa tempe.

En voyant le malade grimacer pour tourner la tête dans sa direction, Shirley comprit que la blessure était encore sensible.

— Vous vous appelez Philip Hughes, n'est-ce pas? Il la fixa quelques instants sans mot dire, impassible,puis un

sourire mélancolique se dessina sur ses lèvres. — Vous me l'apprenez..., murmura-t-il. Voyez-vous, j'ai reçu

un coup violent à la tête, et depuis, je ne me souviens plus de rien. Ni qui je suis ni ce qui m'est arrivé.

— Oh, non... ce n'est pas possible..., balbutia Shirley, incrédule.

Sa déception était à la mesure des espérances qui lui avaient fait battre le cœur quelques secondes plus tôt.

— Malheureusement, si, murmura-t-il. Croyez bien que cette situation n'a rien d'enviable. Je ne la souhaite à personne...

Consciente que le temps lui était compté, Shirley alla droit au but.

— Savez-vous où vous vous trouvez? demanda-t-elle. — D'après ce qu'on m'a dit, cet endroit serait une plantation

de caoutchouc, et elle appartiendrait à l'homme qui m'a soigné ces derniers jours... Si je puis me permettre, un détail m'intrigue. J'ai cru comprendre qu'il était brésilien, mais vous, de toute évidence, vous êtes anglaise.

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— Tout juste. Je voulais absolument vous parler. Voyez-vous, monsieur, je suis retenue ici contre mon gré.

La nouvelle causa son petit effet : l'homme fronça les sourcils, visiblement stupéfait.

— Vous plaisantez? — Pas du tout, c'est la vérité, je vous assure! s'écria-t-elle. Je

me suis trouvée ici par accident, et à présent, le propriétaire, Riago da Santana, refuse de me rendre la liberté.

— Pour quelle raison? — Je... je ne peux pas vous l'expliquer. Il faut me croire sur

parole. Et pour ce qui est de votre identité, je suis formelle, vous vous appelez bien Philip Hughes !

— Comment le savez-vous? — Je connais... ou plutôt, je connaissais votre tante. Elle m'a

parlé de vous et elle m'a montré des photos. Un long silence accueillit ces déclarations. L'homme fixait

Shirley d'un regard vide d'expression, comme si ces propos étaient dénués de signification pour lui.

— Si je comprends bien, murmura-t-il, ma tante est morte... Emue, Shirley confirma d'un signe de tête. — Comment l'avez-vous connue? demanda-t-il. — Je travaille comme aide ménagère en Angleterre. Mme

Hughes était l'une de mes clientes. Une personne charmante, que j'aimais beaucoup.

— Je ne doute pas de votre sincérité, mademoiselle, mais même si cette Mme Hughes était ma tante, malheureusement, je ne m'en souviens pas. Il y a un grand trou noir dans ma tête, c'est affreux, j'ai tout oublié de mon passé...

— Pourtant, vous n'avez pas oublié le portugais. — Pardon? — Lorsque je suis entrée dans la chambre, vous vous êtes

adressé à moi dans cette langue. — Vraiment? C'est étrange... Peut-être s'agit-il d'une

première lueur dans les ténèbres de ma mémoire. C'est un signe encourageant ! Jusqu'alors, je ne comprenais rien à ce que

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racontait cette femme qui s'occupait de moi. Heureusement que le propriétaire de cette maison, lui, parle parfaitement l'anglais.

Vaincue par le découragement, au bord des larmes, Shirley ne répondit rien.

— Il existe, paraît-il, une mission médicale dans une ville du nom de Laragosa, reprit soudain Philip Hughes. Ce da Santana compte faire venir un médecin pour m'examiner dès que la rivière sera navigable.

— A-t-il précisé une date? demanda fébrilement Shirley. — Non, mais d'après lui, cela ne saurait tarder. — Donc, j'en déduis que vous resterez ici tant que ce

médecin ne vous aura pas examiné? — Si cela ne tenait qu'à moi, je serais déjà parti. Je me sens

déjà beaucoup mieux. Mais je serais surpris que l'on m'autorise à quitter cette maison alors que je n'ai aucun souvenir. Mais pourquoi cette question? Seriez-vous si pressée de vous débarrasser de moi? ajouta-t-il avec un sourire attendrissant.

— Non ! Je voudrais que vous m'emmeniez lorsque vous déciderez de regagner la civilisation.

Pendant quelques secondes, il la dévisagea, manifestement stupéfait.

— J'en suis très flatté, mademoiselle euh... comment, au fait? — Graham. Shirley Graham. Ecoutez, c'est très clair. Je dois

absolument quitter cet endroit, et vous seul pouvez m'y aider. — Il est probable qu'en d'autres circonstances, j'aurais accédé

à ce... Brutalement, il s'interrompit, le regard fixé sur un point

derrière elle. Shirley n'eut même pas à se retourner pour savoir qui était là.

— Bom dia, senhor, déclara Riago en s'approchant du malade. Votre santé s'améliore à vue d'oeil et je m'en réjouis... Je constate également que ma noiva s'est présentée à vous.

— Noiva ? — Ma future épouse, si vous préférez. Shirley ne vous a pas

dit que nous allions nous marier?

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— Eh bien, je... non, pas encore, bredouilla Philip Hughes, les considérant tour à tour avec circonspection. Je... je vous souhaite d'être très heureux ensemble.

— Et moi, je vous souhaite de vous rétablir au plus vite... et de recouvrer la mémoire. A moins que vous ne préfériez oublier le passé, ajouta Riago d'un ton suave.

— Pour cela, il faudrait d'abord que je sache en quoi il consiste, répliqua Philip Hughes.

Impassible, Riago hocha la tête puis retira au malade son plateau de déjeuner qu'il posa sur la table de chevet.

— Nous vous laissons vous reposer. Sans plus tarder, il prit Shirley par le bras et l'entraîna hors

de la chambre. A peine eurent-ils atteint l'angle du corridor qu'il la fit pivoter vers lui sans douceur.

— Je parle donc si mal votre langue? Je vous avais demandé de ne pas approcher de cet homme, Shirley, et je vous surprends dans sa chambre !

— Pourquoi ne m'avez-vous pas dit qu'il était anglais? répliqua-t-elle sans se démonter.

— Parce qu'à mes yeux, ce détail n'a aucune importance. — Pour moi, en revanche, cela compte beaucoup! De plus,

cet homme est amnésique. Je suis sûre qu'en lui parlant de l'Angleterre, je parviendrai à réveiller sa mémoire.

— Et moi, je suis sûr que votre cher compatriote recouvrera sa mémoire sans votre aide ! Que je n'aie plus à vous le répéter, Shirley. Tenez-vous à l'écart de lui, sinon je risque de me fâcher pour de bon!

— Mon Dieu, j'en tremble de frayeur. Cette impertinence déchaîna la fureur de Riago. Jurant tout

bas, il attira brutalement la jeune femme dans ses bras. — Lâchez-moi! s'écria-t-elle. Vous me faites mal. Mais les cris ne parurent pas affecter Riago le moins du

monde. Une détermination farouche se lisait dans son regard et elle sut qu'il allait l'embrasser.

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N'obéissant qu'à son instinct, elle ferma les yeux, comme si le fait de ne plus le voir pouvait annihiler la fascination qu'il exerçait sur elle.

Mais il n'en fut rien. La chaleur du corps contre le sien était bien trop réelle, sa bouche, trop possessive, et immédiatement, Shirley se sentit fondre de plaisir sous le baiser fougueux. Son cœur s'affola et, sans plus de retenue, elle s'offrit aux caresses de son compagnon.

— Oh, carinha, comme j'aime te sentir vibrer dans mes bras, chuchota-t-il d'une voix altérée par le désir.

Cet aveu, loin d'inquiéter la jeune femme, ne fit que l'exalter plus encore, et elle lui tendit ses lèvres pour mendier un nouveau baiser. Plus rien ne comptait pour Shirley que la promesse du plaisir qu'ils allaient partager.

Seuls au monde, ils s'embrassaient à perdre haleine lorsqu'une voix scandalisée rompit soudain le charme.

— Senhor! Basta. Témoin de la scène, Rosita, à quelques pas de là, foudroyait

du regard le couple enlacé. Marmonnant quelques mots en portugais, Riago relâcha son

étreinte. Quant à Shirley, rouge de confusion, elle s'esquiva vers sa chambre tandis que Rosita se mettait à accabler Riago de reproches.

De toute évidence, en cet instant, il n'était plus aux yeux de son ancienne nourrice le maître que l'on respecte, mais le traître qui a profané le sacro-saint honneur familial...

Aussi bizarre fût-elle, cette situation ne préoccupa pas longtemps Shirley. Sa propre attitude l'inquiétait bien davantage. Comment avait-elle pu succomber aussi facilement aux baisers de Riago? Quelles folles pensées lui étaient passées par la tête pour qu'elle s'offre ainsi à lui au hasard d'un couloir? Oui, s'offrir, le mot n'était pas trop fort ! Car sans l'intervention de Rosita, il y avait fort à parier qu'elle ne serait pas seule en ce moment dans cette chambre... Quelle inconscience !

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Mais jamais Shirley n'aurait imaginé que ses sens puissent la trahir à ce point. Et tout cela pour un homme qui déclarait sans ambages ne plus vouloir aimer!

D'ailleurs, s'ils étaient allés jusqu'au bout de leur désir, qu'aurait signifié cet acte pour lui? « Les hommes peuvent faire l'amour sans amour », songea Shirley avec tristesse. Alors que pour elle, s'engager dans une relation purement charnelle, c'était s'exposer à d'inévitables souffrances. D'où l'urgence de fuir tant qu'elle en était encore capable. Car après être devenu le maître de ses sens, Riago pourrait bien aussi lui voler son cœur...

Enfermée dans sa chambre toute la journée, Shirley envisagea même le soir venu de s'y faire monter son repas. Mais finalement, dans un accès de fierté, elle se ravisa. Que Riago n'aille pas croire qu'elle avait peur de lui!

Ce fut donc d'un pas résolu que la jeune femme rejoignit la salle à manger quand vint l'heure du dîner. A sa grande surprise, elle y trouva Philip Hughes en train de se servir un whisky, presque ridicule dans les vêtements trop grands flottant sur son corps amaigri.

En la voyant entrer, il leva son verre vers elle. — Je vous prie d'excuser ma tenue, mais ces habits

appartiennent à M. da Santana, et nous sommes loin d'avoir la même corpulence, lui et moi.

Philip Hughes donnait surtout une telle impression de faiblesse que Shirley s'en émut.

— Je m'étonne de vous voir debout, déclara-t-elle. Croyez-vous vraiment que vous êtes en état de vous lever?

— Oh, je me sens encore un peu fatigué, mais ça va plutôt bien. Et puis, je me suis assez fait dorloter, non?

— Il faut que nous parlions, murmura-t-elle. Aussitôt, il l'arrêta d'un geste. — Doucement... Je ne tiens pas à avoir de problèmes avec

votre petit ami. Vous aviez omis de me préciser que vous étiez fiancés.

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— Je ne suis pas fiancée ! Il m'a demandé de l'épouser, et j'ai refusé.

— Qu'importe. Je suis amnésique, mais pas fou. J'ai eu un aperçu du personnage, et je suis certain qu'il vous passera la bague au doigt avec ou sans votre consentement. D'ailleurs, vous le savez aussi bien que moi.

— Est-ce une raison pour que je me résigne? demanda Shirley, un peu désarçonnée par les paroles de son interlocuteur.

Philip Hughes haussa les épaules. — Peut-être ce M. da Santana ne correspond-il pas à votre

idéal du prince charmant, mais admettez qu'il a au moins un avantage : il est riche...

— Mais je me moque de son argent ! Tout ce que je souhaite, c'est quitter cette maison. Et je partirai. Seulement, il me faut de l'aide.

— Désolé, ma belle, mais ne comptez pas sur moi. Da Santana est un homme influent et je préfère rester en bons termes avec lui. Moi aussi, j'ai des problèmes.

— Je suis certaine que je pourrai vous aider à les résoudre, l'assura Shirley avec toute la conviction dont elle était capable. Votre tante m'a tellement parlé de vous... Il y aura forcément un détail, une anecdote, qui réveillera votre mémoire.

La mine renfrognée, Philip avala son whisky d'un trait et s'en servit immédiatement un autre.

— Ma tante. Vous n'avez que ce mot à la bouche! Qu'est-ce qui me prouve qu'elle a existé? Je n'ai que votre parole...

— Pas du tout! Si vous retournez en Angleterre, M. Beckwith, son notaire, vous le confirmera. Mme Hughes vous a légué tous ses biens. Enfin... presque tous, ajouta-t-elle, poussée par un scrupule.

A ces mots, Philip posa sur elle un regard inquisiteur. — Comment ça, « presque tous »? — Elle m'a laissé aussi un peu d'argent pour... pour me

permettre de m'offrir un voyage à l'étranger. C'est grâce à sa générosité que j'ai pu me rendre au Brésil.

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— Vous m'en direz tant... Elle a dû vous laisser une coquette somme.

— Oui, reconnut honnêtement Shirley. Philip demeura quelques instants pensif puis, l'air radouci, il

déclara : — En tout cas, ce voyage aura été un bon investissement. En

devenant Mme da Santana, vous vous mettez à l'abri du besoin pour le reste de vos jours.

— Je vous le répète, l'argent ne m'intéresse pas ! Je veux simplement quitter cet endroit.

— Ça, ma chère, c'est votre problème! Si vous croyez, que pour vos beaux yeux, je vais courir le risque de m'attirer des ennuis avec votre fiancé, vous vous trompez!

Shirley sentit sa gorge se nouer. Quelle déception ! Quelle cruelle déception... Et pas seulement parce que Philip lui refusait son aide. Il se révélait tellement différent de ce qu'elle avait imaginé. Calculateur, cupide, égoïste... Heureusement que sa pauvre tante n'était plus là pour le voir!

Un bruit de pas dans le couloir arracha Shirley à ses réflexions moroses. Lorsqu'elle reconnut la voix de Riago s'adressant en portugais à l'une des domestiques, elle sentit ses joues s'empourprer. Comme elle aurait souhaité pouvoir disparaître sous terre!

Lorsque Riago les vit ensemble, elle et Philip, une brève lueur d'étonnement brilla dans ses yeux.

— Bonsoir. Et excusez-moi de vous avoir fait attendre, leur dit-il avec son habituelle courtoisie.

Puis il rejoignit Shirley, et lui prit la main pour y déposer un baiser.

— Quand vous connaîtrez la raison de ce retard, querida, je suis persuadé que vous me pardonnerez. Je viens d'avoir une conversation radio avec Laragosa.

Le cœur de Shirley se mit à battre sourdement, douloureusement.

— La rivière est...?

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— Exactement, vous avez deviné juste. La rivière est de nouveau praticable. Le père Gaspar sera ici après-demain. Plus que quelques dizaines d'heures, querida, et nous serons mariés!

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7. La nouvelle accabla Shirley, et ce fut au prix d'un effort de

volonté surhumain qu'elle réussit à ne pas fondre en larmes. Par besoin de se rassurer, elle avait réussi à se convaincre que

le Rio Tiajos ne serait pas navigable avant plusieurs jours, et qu'elle aurait ainsi tout le temps de mener à bien son projet. Or voilà qu'elle ne disposait plus que de quarante-huit heures pour mettre à exécution son projet d'évasion... Un délai bien trop court à son gré!

— Vous ne dites rien? feignit de s'étonner Riago. — Il n'est pas trop risqué de s'aventurer sur la rivière?

demanda-t-elle d'une toute petite voix. — En d'autres circonstances, nous aurions sans doute différé

le voyage de quelques jours, en effet. Mais étant donné l'urgence de la situation...

— L'urgence? répéta-t-elle, étonnée. — Oui. Je veux parler de l'amnésie de votre compatriote. Riago se tourna alors vers Philip Hughes que la tournure des

événements semblait pour le moins déconcerter. — Amigo, j'ai le plaisir de vous annoncer que le père Gaspar

sera accompagné d'un médecin. Je suppose que s'il l'estime nécessaire, vous serez transféré dans un hôpital à Manaus.

— Je suis sûr que cela ne sera pas nécessaire, s'empressa de dire Philip Hughes. A mon avis, il faut attendre que ma blessure à la tête guérisse. La mémoire me reviendra sûrement petit à petit...

— Et si elle ne revient pas? Non, je refuse de traiter à la légère un problème aussi sérieux, déclara Riago. Cela dit, il est bien dommage que vous n'ayez aucune idée de l'origine de cette blessure.

— Je me suis peut-être cogné contre une branche pendant que je délirais...

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Un sourire ironique se dessina sur les lèvres de Riago. — Possible, mais dans ce cas, la branche en question devait

se trouver dans la main de quelqu'un. Visiblement mal à l'aise, Philip Hughes vida son deuxième

verre de whisky. — Vous pensez qu'on m'aurait attaqué? demanda- t-il. Mais

qui? — Ce sera à vous de me le préciser... si tant est que la

mémoire vous revienne un jour... A votre place, amigo, je m'inquiéterais de savoir qui m'en veut au point de vouloir m'assommer!

Riago marqua une pause, le temps que son interlocuteur assimile bien ses propos.

— Et maintenant, je suggère que nous passions à table, déclara-t-il.

Durant le dîner, l'atmosphère fut à la morosité. Rongée par l'anxiété, Shirley mangea du bout des lèvres et Philip Hughes toucha à peine au contenu de son assiette. Pendant tout le repas, la jeune femme guetta le moment où il annoncerait à Riago qu'il connaissait au moins son nom. Curieusement, il n'en fit rien. Peut-être doutait-il toujours qu'elle lui ait dit la vérité...

Une nouvelle déconvenue attendait Shirley après le dîner. Elle qui espérait se retirer dans sa chambre aussitôt la dernière bouchée avalée dut malheureusement se résoudre à rester. Riago demanda en effet qu'on leur serve le café dans le salon.

Lorsque la jeune femme y entra, le plateau s'y trouvait déjà, apporté par Rosita. Maussade, Shirley procéda silencieusement au service sous l'oeil distrait de Philip Hughes. Riago ne les avait pas encore rejoints.

— Superbe cafetière, commenta Philip. C'est de l'argent massif, et d'un modèle très ancien apparemment...

— Peut-être. Je l'ignore, répliqua sèchement Shirley, qui commençait à trouver lassante cette obsession des considérations matérielles.

Elle lui tendit une tasse, puis demanda soudain : — Quand comptez-vous révéler votre nom à Riago ?

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A ces mots, Philip se rembrunit. — Que voulez-vous que je fasse ? Que je revendique une

identité sur la seule foi d'une photo que je n'ai même pas vue, et d'après le témoignage d'une personne que je connais à peine? Et si vous vous trompez?

— Je suis sûre que non! La jeune femme avait presque crié. Mais elle ne comprenait

pas pourquoi Philip se montrait aussi méfiant, et elle désespérait de jamais le convaincre.

— Ecoutez, pour être franc, tant que je n'ai pas la certitude de m'appeler Hughes, je préférerais que vous ne disiez rien à personne... Et surtout pas à votre fiancé.

Philip se mit à déambuler dans la pièce, sa tasse à la main, s'arrêtant ici ou là pour observer un objet précieux, un bibelot, un vase, une statuette ou les tableaux suspendus au mur. Pour la plupart, il s'agissait de portraits d'hommes en vêtements d'une autre époque.

Les désignant d'un geste, il déclara à Shirley : — Voilà les ancêtres des da Santana, je présume. Tous ceux

qui se sont acharnés à dépouiller les Indiens et à exploiter les pauvres. Il faut admettre que cela leur a réussi...

— C'est peut-être pour cette raison que Riago a essayé de se racheter en construisant une usine pour les caboclos et en trouvant des débouchés pour leurs produits !

— Da Santana, un philanthrope? Allons donc! J'ignorais que vous comptiez parmi ses défenseurs. A vrai dire, j'aurais même cru le contraire. Mais j'imagine que, la date du mariage approchant, vous considérez les choses différemment...

— Pas du tout! Cela dit, je ne crains pas de reconnaître le mérite de Riago. Il a fait de gros efforts pour aider les paysans de la région. D'ailleurs, tout le monde ici le respecte.

Philip ouvrit la bouche... et la referma aussitôt. Comme s'il s'apprêtait à démentir cette affirmation et s'était ravisé au dernier moment. Comme s'il en savait plus sur Riago et les da Santana qu'il le laissait supposer. Or s'il avait perdu la mémoire...

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A cet instant, un doute s'insinua dans l'esprit de Shirley. Et si l'amnésie de Philip Hughes n'était que pure comédie? L'estime spontanée qu'elle avait voulu lui témoigner en raison de l'affection qu'elle portait à sa tante s'effritait à chaque instant passé en sa compagnie. Elle trouvait le personnage déplaisant, et pour tout dire, louche.

D'ailleurs, si son amnésie était imaginaire, cela expliquerait qu'il ait si mal accueilli l'idée de rencontrer un médecin qui, lui, serait moins facile à abuser!

Le fil de son raisonnement amena Shirley à la conclusion que si Philip Hughes jouait effectivement la comédie, cela signifiait qu'il avait quelque chose à cacher. Quelque chose de suspect. Mais quoi?

Shirley en était là de ses réflexions lorsque Riago parut. — Vous êtes bien silencieux tous les deux, fit-il remarquer.

Pour deux compatriotes qui se retrouvent en pays étranger... — Nous avons parlé de votre mariage, répondit Philip. J'ai

l'impression que l'imminence du grand jour rend mademoiselle nerveuse.

— Vraiment? Je le regrette. Mais j'ai peut-être ce qu'il faut pour y remédier.

Riago s'approcha de Shirley, assise sur le canapé. — Voici mon cadeau de fiançailles, querida, dit-il en lui

passant un bijou autour du cou. Surprise, elle baissa les yeux et aperçut un pendentif. Et quel

pendentif! Il s'agissait d'un magnifique diamant taillé en forme de goutte d'eau, suspendu à une fine chaîne d'or. Shirley n'en croyait pas ses yeux. Comme pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas, elle porta une main tremblante sur le joyau.

— Riago... Je ne peux pas l'accepter. Ce bijou doit coûter une fortune et...

— Ça me fait plaisir de vous voir le porter, répondit-il avec calme. Je possède d'autres pierres, très belles, que je ferai monter en boucles d'oreilles plus tard. Peut-être pour la naissance de notre fils.

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Gênée qu'il évoque un tel sujet en présence de Philip Hughes, elle rougit violemment. Néanmoins, un coup d'œil dans sa direction la rassura : Philip n'avait d'yeux que pour le pendentif.

Ce fut d'ailleurs avec un enthousiasme non déguisé qu'il exprima son admiration pour le bijou.

— Quelle pierre superbe! s'exclama-t-il. Où l'avez-vous trouvée?

— Sur mes terres, répondit Riago d'un ton sec. Ne croyez pas, amigo, que les garimpeiros s'accaparent de tout ! J'ai fait tailler ce diamant à Manaus, précisa-t-il après une pause.

— C'est du très beau travail, déclara Philip. Mademoiselle a beaucoup de chance.

— J'ose espérer qu'elle partage cette opinion. Shirley, encore sous le choc, garda le silence. Ce n'était pas

tant la valeur du cadeau qui la laissait perplexe que la circonstance choisie pour le lui offrir, et plus encore, le mobile qui motivait ce geste. Si Riago imaginait la convaincre de l'épouser en la couvrant de diamants, il se trompait!

Et d'abord, pourquoi cette obstination à vouloir faire d'elle sa femme? Il ne l'aimait même pas. Une telle union était absurde! On ne sacrifiait pas son bonheur pour de stupides principes d'honneur familial ! Son bonheur, et celui de celle que l'on contraignait à ce mariage !

Car pouvait-elle imaginer pire torture que de vivre aux côtés de Riago en sachant qu'il n'éprouvait rien pour elle? Aucun bijou au monde, aussi fabuleux fût-il, ne pourrait la consoler de ce malheur...

Soudain, elle se figea, horrifiée par le tour qu'avaient pris ses pensées. Seigneur! Elle raisonnait comme si... comme si elle aimait Riago. C'était insensé!

— Que se passe-t-il, querida? demanda soudain Riago. Vous ne vous sentez pas bien?

Shirley grimaça un sourire et se leva. — Je... je dois être fatiguée. Si vous voulez bien m'excuser, je

vais me coucher.

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Il lui fallut prendre sur elle pour quitter le salon d'un pas mesuré et non courir, fuir, comme son instinct le lui commandait.

Dans sa chambre, Shirley se dévêtit avec des gestes d'automate et enfila le déshabillé de satin, désormais compagnon de ses jours. Elle tremblait, en proie à une extrême agitation qui lui interdisait tout espoir de trouver le sommeil. D'ailleurs, elle devait réfléchir, essayer de démêler l'écheveau de ses pensées...

Qu'elle soit tombée amoureuse de Riago la plongeait dans un désarroi absolu. Et pour cause : jamais elle n'aurait imaginé s'éprendre d'un homme en quelques jours à peine ! En fait, il lui avait suffi de la serrer une fois dans ses bras pour l'ensorceler. Comment aurait-elle pu lutter avec pour seules armes sa fragilité et son innocence ?

Eh bien, oui, elle l'aimait... Elle aimait un homme qui, de son propre aveu, ne pourrait jamais l'aimer en retour. Et qui cependant, lui imposait de l'épouser! Comment imaginer une situation plus cruelle?

Sur la joue de Shirley roula une larme qu'elle essuya d'un revers de main. Il n'y avait qu'un moyen d'échapper à ce calvaire: partir, fuir Riago. Car rester signifiait se condamner à souffrir pour le reste de ses jours...

Quelques minutes plus tard, s'armant de tout son courage, Shirley sortait de sa chambre pour se diriger vers celle qu'occupait Riago au fond du couloir.

Retenant son souffle, elle poussa la porte. — Que quer? Que voulez-vous? demanda aussitôt Riago. — Vous parler. — Vous n'auriez pas dû venir, Shirley, dit-il avec plus de

douceur. Il doit être très tard, et cela peut bien attendre jusqu'à demain.

— Non. Maintenant... Je vous en prie. Elle l'entendit soupirer et, dans la pénombre de la chambre,

elle le vit allumer la lampe de chevet.

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Au moment où leurs regards se rencontrèrent, une inexprimable émotion noua la gorge de Shirley.

— Je viens vous demander une dernière fois de me laisser partir, murmura-t-elle.

Aussitôt, le visage de Riago se ferma. — Vous connaissez ma réponse, Shirley. — Riago... je vous en supplie. Ce mariage serait une terrible

erreur. Nous n'allons pas gâcher notre vie l'un et l'autre à cause de... d'un malentendu.

— Pourquoi notre vie serait-elle gâchée? — Cela me paraît évident. Imaginez que dans quelque temps,

nous rencontrions, vous ou moi, quelqu'un... qui nous inspire un véritable amour, nous...

Elle dut s'interrompre un instant, tant il lui coûtait de prononcer ces derniers mots.

— J'ai déjà rencontré la femme de ma vie, Shirley. Mais elle ne veut pas de moi.

Shirley reçut cet aveu et le sourire mélancolique qui l'accompagnait comme une flèche en plein cœur.

— Riago, par pitié ! Nous ne pourrons pas jouer cette comédie toute notre existence. C'est impossible.

— Je ne joue pas ! lança-t-il. J'ai besoin d'une épouse et vous me convenez. Je n'en demande pas davantage.

— Eh bien, moi, j'attends autre chose de la vie! Je veux partir d'ici ! Ramenez-moi à Mariasanta.

— Impossible. — Pourquoi ? Puisque la rivière est de nouveau navigable... Je

ne vous chercherai aucun ennui, Riago, je vous le promets. Vous recouvrerez votre liberté et moi, la mienne.

— Comme s'il n'y avait rien eu entre nous? Non, Shirley, n'y comptez pas. D'ailleurs, le moteur du bateau est en réparation.

— Mais il doit bien exister un autre moyen pour partir d'ici ! Pour transporter le latex, vous utilisez forcément des...

— Cessez de vous bercer d'illusions, querida. Et puis, vous oubliez un détail... vous êtes peut-être enceinte.

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L'espace d'un instant, elle fut tentée de mentir, de répondre qu'elle détenait la preuve irréfutable qu'elle n'attendait pas de bébé. Cependant, pour une raison inexplicable, les mots moururent sur ses lèvres et pendant quelques secondes, elle demeura silencieuse.

— Mais vos parents, Riago? demanda-t-elle enfin. Votre famille? Y avez-vous songé ? Comment réagiront-ils en apprenant que vous épousez une parfaite inconnue?

— Vous savez, leur opinion m'importe peu. Je vous l'ai dit, j'ai très peu de liens avec ma famille.

— A cause de... de cette femme dont vous m'avez parlé ? balbutia Shirley avec peine. De votre belle-sœur?

— Oui, à cause d'elle, répondit Riago d'un ton brusque. Un jour, peut-être, je vous raconterai...

Le cœur de Shirley se serra. Elle en savait déjà plus qu'elle ne l'aurait souhaité sur le sujet.

— Mais pour l'heure, carinha, l'important est que vous deveniez ma femme. J'y tiens par-dessus tout, et c'est pourquoi je ne vous laisserai jamais partir. Jamais.

C'était sans espoir, elle n'obtiendrait rien de lui. Anéantie, au bord des larmes, Shirley préféra se retirer pour ne pas lui infliger le spectacle de sa détresse. Parvenue à la porte, il lui sembla entendre Riago l'appeler doucement. Mais sans doute n'était-ce qu'un effet de son imagination, et elle sortit sans se retourner.

Une trop grande nervosité l'habitait pour que Shirley pût trouver le repos. Toute la nuit, elle guetta plus ou moins consciemment un retour de la pluie qui retiendrait le père Gaspar à Laragosa.

Hélas, la Providence lui refusa son secours. Aucun bruit ne vint troubler le silence, hormis de loin en loin le hurlement d'un singe ou le cri d'un oiseau dont l'écho lugubre faisait frémir la jeune femme. Elle imaginait alors les mille et un dangers qui la guettaient si elle décidait de s'enfuir à travers la jungle.

Ne pouvant compter sur Philip Hughes, Shirley fondait désormais ses espoirs sur les caboclos. Ces hommes

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accepteraient sans doute de l'aider, pensait-elle, surtout si elle leur présentait une liasse de dollars. Restait cependant à atteindre un de leurs villages, dans la forêt... Comment s'y prendre?

Lorsque le jour se leva sur un ciel désespérément limpide et clair, Shirley comprit qu'elle n'avait plus le choix. Impossible d'attendre plus longtemps une pluie hypothétique, il lui fallait prendre elle-même son destin en main. Et sans délai!

Elle réfléchit à un plan d'action. D'abord, il lui fallait sélectionner la tenue la mieux adaptée à son évasion. Fébrilement, Shirley explora la garde-robe de Fay Preston et finit par dénicher au milieu des robes sexy et autres déshabillés vaporeux un ensemble pantalon de lin. C'était loin d'être l'idéal pour une expédition dans la jungle, mais elle devrait s'en contenter.

Le choix des chaussures en revanche se révéla plus ardu. Il n'était pas question de s'aventurer dans la jungle chaussée de talons aiguilles. Et évidemment, la panoplie de Fay Preston ne comportait aucune paire de chaussures de marche...

En désespoir de cause, Shirley décida de poursuivre ses investigations ailleurs. S'enhardissant, elle décida de se rendre dans la chambre de Riago. En principe, elle ne risquait pas de l'y rencontrer car il partait tous les jours travailler à l'aube.

Effectivement, la pièce était vide. A la vue du lit en désordre, Shirley se rappela Riago tel qu'il lui était apparu cette nuit, à demi nu, son corps magnifique dessiné sur la blancheur des draps, et une irrésistible bouffée d'émotion l'envahit.

Détournant résolument la tête, elle ouvrit plusieurs placards et finit par trouver ce qu'elle cherchait : une paire de bottes de cuir! Par précaution, elle secoua les chaussures avant de les essayer, au cas où une bête y aurait élu domicile.

Comme il fallait s'y attendre, elles étaient trop grandes. Mais avec deux paires de chaussettes et la pointe bourrée de papier, Shirley s'y sentit bien maintenue.

Avant de sortir, elle détacha la chaîne d'or et le diamant qu'elle portait au cou et les posa sur la commode. Rendre ce

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bijou à Riago revêtait à ses yeux une importance symbolique : plus explicite que tous les discours, cet acte signifiait qu'il n'existait plus aucun lien entre eux.

«Je ne vous laisserai jamais partir... » Ces mots résonnèrent soudain dans la tête de la jeune femme, aussi distinctement que si Riago venait de les prononcer. Que s'il était là, tapi dans la pénombre. Paniquée, elle fouilla la pièce du regard. Mais non, il n'y avait personne...

Sans qu'elle sût trop comment, ses pas la portèrent près du lit. Là, les larmes aux yeux, Shirley effleura l'oreiller d'une main tremblante.

« Mon amour. Mon unique amour... Adieu », pensa-t-elle.

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8 Discrètement, Shirley se faufila hors de la chambre... et

tomba nez à nez avec Philip Hughes. Interdite, elle se figea tandis qu'il la détaillait avec curiosité.

— Vous partez en expédition? demanda-t-il. — Cela ne vous regarde pas. Recouvrant son sang-froid, elle s'éloigna en direction de sa

chambre, la tête haute. Mais Philip lui emboîta le pas. — Allons, ne vous butez pas. Nous n'avons aucune chance de

nous en sortir si nous pratiquons la politique du chacun pour soi. Le mieux est d'unir nos efforts.

— Mais je croyais que..., commença-t-elle. — Eh bien, oui! Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas

d'avis. Philip la prit alors par le bras et l'entraîna dans le salon dont

il ferma soigneusement la porte. — Alors, par quel moyen comptiez-vous prendre le large ? — A vrai dire, je n'ai aucun projet défini, admit Shirley à

contrecœur. J'avais songé au bateau, mais il est en panne. — Comme par hasard ! Votre fiancé a pensé à tout. Je

reconnais bien là cette canaille. — Je vous signale tout de même que cette « canaille » vous a

sauvé la vie! — Non, ma chère, il m'ajuste accordé un sursis. C'est moi qui

sauverai ma peau en partant d'ici. Parce que cet endroit est malsain, je vous le dis.

— Je m'aperçois que votre amnésie semble se dissiper. Si tant est qu'elle ait jamais existé, d'ailleurs.

L'allusion n'ébranla nullement Philip Hughes. — Guérison spontanée. Le cas n'est pas rare... Mais trêve de

bavardage. Puisque nous ne pouvons plus compter sur le

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bateau, il faudra filer par la route. Tout bien réfléchi, je préfère cette solution. J'ai un rendez- vous à ne pas manquer.

— Un rendez-vous? — Avec des amis. — Ceux qui vous ont assommé puis abandonné? Un rictus amer contracta les traits de Philip. — Mignonne, je propose que nous ne nous posions pas trop

de questions, d'accord? Il ne me paraît pas nécessaire que vous connaissiez ma vie de A à Z. Est-ce que je vous demande, moi, pourquoi vous tenez absolument à fuir l'un des membres du richissime clan Santana?

Un silence digne eût été de mise en réponse à une pareille question. Cependant, la curiosité de Shirley l'emporta.

— Qu'est-ce qui vous fait supposer qu'ils sont riches ? — Riches? Vous voulez dire qu'ils roulent sur l'or! Un de leurs

ancêtres avait, paraît-il, prévu le déclin du caoutchouc et placé sa fortune dans des secteurs plus prometteurs. Les mines d'or, de bauxite, le café, l'élevage, et que sais-je encore. Bref, votre Riago reste un excellent parti... même s'il traverse depuis quelques mois une mauvaise passe.

— Je n'ai pas l'impression qu'il rencontre de problèmes particuliers ici, répliqua sèchement Shirley.

Un sourire réjoui s'épanouit sur le visage de Philip. — Nous ne devons pas parler des mêmes choses.

Visiblement, le filou ne vous a pas tout dit ! Croyez-vous que votre fiancé se soit installé dans ce coin perdu de son propre gré? Non, ma chère. Il est plus ou moins en exil, car monsieur a enfreint la loi du clan. L'affaire a fait le tour de toute la région il y a un an ou deux. Une histoire de femme...

— Je sais, l'interrompit Shirley. Il... il l'aimait et elle a épousé son frère.

— C'est tout ? Si vous ne connaissez pas la suite, vous ignorez le principal.

Impitoyable, Philip enchaîna : — Votre macho de Riago a très mal supporté d'être évincé

par un autre homme. Le fait est qu'on l'a surpris en train

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d'importuner la jeune mariée moins d'un mois après les épousailles. Vous imaginez la colère du mari... Les deux frères se sont disputés, ils en sont même venus aux mains. Pour finir, Riago a été chassé de sa famille et envoyé ici. Dieu seul sait s'il pourra réintégrer un jour le foyer familial. Bien sûr, le fait de prendre femme lui aussi constitue un premier pas dans cette voie. Voilà pourquoi, à mon avis, il insiste tant pour vous épouser. Vous représentez un atout majeur dans sa réhabilitation. Vous ne pensiez pas, j'espère, que da Santana était tombé amoureux de vous?

Elle serra les dents, blessée au plus profond d'elle- même par le ton narquois adopté par Philip.

— Non. Bien sûr que non! s'exclama-t-elle. D'ailleurs, je ne tiens pas à devenir... un instrument de respectabilité.

— Alors, que comptez-vous faire ? Partir d'ici à pied ? — Si je pouvais me procurer un véhicule... L'ennui, c'est qu'à

part la jeep dont se sert Riago, je n'en connais aucun. Le personnel doit pourtant en avoir un pour circuler dans la propriété. Vous, comment êtes-vous arrivé ici?

— Je ne m'en souviens pas. Et cette fois, je vous jure que c'est la vérité.

— A mon avis, nous devrions aller jusqu'à l'usine de traitement. Là, nous trouverons forcément un moyen de locomotion. Seulement, Riago risque d'y être. Et s'il nous surprend...

— Impossible. Da Santana n'est pas à l'usine aujourd'hui, déclara Philip.

— Qu'en savez-vous? — Je le sais, un point c'est tout. Vous connaissez le chemin

qui mène à l'usine? — Pas vraiment, non. Mais j'ai vu dans quelle direction part

la jeep le matin. Philip réfléchit un instant. — Ces caboclos, viennent-ils parfois ici? — Rarement, et uniquement quand Riago est présent. — Et ce jeune homme qui vous sert d'interprète?

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— Agenor, lui, me rend visite presque tous les jours. — Par quel moyen? — Eh bien... je l'ignore. C'est stupide, mais je n'ai jamais

songé à lui poser la question. Quelle idiote! J'aurais dû... — Inutile de vous lamenter! De toute façon, il est trop tard,

déclara Philip d'un ton sec. Espérons que ce gamin compte venir aujourd'hui, sinon, je vois mal comment nous pourrons nous échapper d'ici.

L'attente commença. Deux heures passèrent, deux longues heures pendant lesquelles ils guettèrent Agenor.

Shirley était sur des charbons ardents, car Riago pouvait rentrer à tout moment...

Aux affres de l'attente s'ajoutait la cruelle souffrance causée par les révélations de Philip, et notamment sa théorie concernant la présence de Riago dans ce no man's land. Peut-être n'étaient-ce que pures calomnies. Cependant, comment nier que ce récit concordait singulièrement avec les bribes d'information qu'elle connaissait déjà ? Il y avait de fortes chances pour que Philip dise la vérité. Du reste, quelles raisons aurait-il de mentir?

C'était bien à cause de cette femme — l'unique amour de sa vie — que Riago avait été mis au ban de sa famille. Elle, Shirley, ne représentait qu'un pion dans son jeu. Riago avait l'intention de se servir d'elle pour racheter son honneur.

Accablée, elle s'efforça de ne plus penser à cette situation désolante. Assis près de la fenêtre, Philip jouait aux cartes. Manifestement très nerveux, il se levait à intervalles réguliers et tournait dans le salon comme un fauve en cage.

Etait-ce une bonne idée de compter sur lui pour s'évader? Shirley commençait à en douter, plus que jamais persuadée qu'il trempait dans des affaires louches. N'allait-il pas lui attirer des ennuis?

Elle hésitait à sonner pour commander du café lorsque, soudain, la porte du salon s'ouvrit. Enfin, Agenor parut.

— Senhorita ! Quelque chose ne va pas? demanda-t-il d'emblée, l'air inquiet.

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Shirley s'aperçut que, victime de son émotion, elle l'avait regardé entrer comme s'il s'agissait d'une apparition. Très vite, la jeune femme se ressaisit.

— Tout va bien, Agenor. Vous arrivez à l'instant? Comment êtes-vous venu ici?

La question parut étonner l'adolescent. — Comme d'habitude, senhorita. Avec la camionnette de

mon cousin. Excusez-moi si je suis en retard mais... — Aucune importance, l'interrompit Philip. Votre cousin est-

il toujours dans les parages? — Sim, senhor. Il discute avec Rosita. — Parfait, répondit Philip. Dans ce cas, nous allons lui dire

un mot. Sans délai, il saisit Shirley par le poignet et l'entraîna. — Je dois aller chercher mon sac ! lui glissa-t-elle en aparté. — Au diable votre sac! L'important, c'est de filer! La camionnette était garée à l'extrémité d'un enclose où

évoluaient poules et cochons, juste derrière les cuisines. Et il n'y avait personne à l'intérieur du véhicule.

Sans hésiter, ils se mirent à courir et, d'un même mouvement, ils gagnèrent les sièges. Par un miraculeux hasard, les clés se trouvaient sur le tableau de bord !

— La chance nous sourit ! s'exclama Philip. Au fait, j'espère que vous savez conduire ce genre d'engin?

— Oui, répondit Shirley. A la grande surprise de la jeune femme, le moteur démarra

au quart de tour. Sans hésitation, elle enclencha la première et s'agrippa au volant tandis que le véhicule s'ébranlait.

Avant de disparaître, Shirley eut le temps d'apercevoir dans le rétroviseur Pedrinho et Rosita, surgis sur le seuil, l'air aussi éberlué l'un que l'autre.

— Prenez la direction de l'usine, ordonna Philip. A partir de là, je saurai me repérer.

— Nous aurions dû emporter une carte.

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— C'est fait, répondit-il en en sortant une de sa chemise. Elle ne risque pas de manquer à da Santana, il en avait une bonne douzaine dans son bureau.

— Vous êtes entré dans son bureau? Cette protestation indignée fut saluée par un ricanement. — Pourquoi me serais-je gêné? Je n'allais pas lui laisser sa

radio intacte pour qu'il puisse nous localiser. — Quoi? Vous... vous avez détruit la radio? Et s'ils en ont

besoin pour une urgence? — L'urgence, en l'occurrence, c'est moi! Je me moque de ce

qui peut arriver à une poignée de paysans ou à leur patron. Ce n'est pas le moment d'avoir des états d'âme, mignonne.

— Ne m'appelez pas ainsi! — Comment dois-je vous appeler alors? Shirley? — Non plus, répliqua-t-elle en rougissant. Philip la considéra d'un air moqueur. — Voyez-vous, senhorita, je commence à me demander si

vous ne seriez pas amoureuse du paria de la famille da Santana. — Oh, taisez-vous! Vous ne voulez pas que je vous

questionne. Alors, de votre côté, laissez-moi en paix. — Très bien. Il garda le silence tandis que Shirley, concentrée sur la

conduite, s'évertuait à éviter les nids-de-poule et les ornières qui rendaient la piste dangereuse. Une piste qui pénétrait toujours plus profondément au cœur de la forêt vers un improbable objectif.

Bientôt, une terrible angoisse s'empara de la jeune femme tant elle se sentait petite, impuissante, dans cet univers d'arbres immenses, de lianes et de feuillages tentaculaires qui limitaient la vue à quelques mètres. Quand elle regardait dans le rétroviseur, il lui semblait que la forêt se refermait sur leur passage pour les engloutir à jamais dans ses entrailles.

C'était ridicule ! Ses nerfs malmenés lui jouaient des tours. Il fallait se reprendre, faute de quoi son sang-froid l'abandonnerait au moment où elle en avait le plus besoin.

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Au détour d'un virage, l'œil de Shirley fut attiré par le miroitement de l'eau à travers les arbres. La rivière! Ainsi, au lieu de s'enfoncer dans la jungle comme elle le supposait, le chemin suivait le Rio Tiajos ou l'un de ses affluents. Quelle idiote de s'être tracassée inutilement... Mais quel soulagement aussi ! Tant qu'ils longeaient le fleuve, ils ne pouvaient pas se perdre!

Bientôt, son cœur fit un bond dans sa poitrine : un fin panache de fumée s'élevait au-dessus des arbres. Et une centaine de mètres plus loin, la jeune femme aperçut des maisons.

Un village de caboclos ! Les habitations, quoique différentes par leur taille, se

ressemblaient dans leur conception : elles étaient de construction légère, coiffées d'un toit de chaume, et se massaient en petits groupes le long du chemin. Femmes et enfants, alertés par le bruit de la camionnette, accoururent sur le seuil. A la vue de Shirley au volant du véhicule, une vive excitation les gagna et ils se montrèrent du doigt ce chauffeur inhabituel.

— Ne ralentissez pas. Filez tout droit, ordonna Philip. — Hé! Je ne vais quand même pas les écraser! Shirley était consternée que leur passage pût susciter tant de

curiosité. — Riago ne manquera pas de témoins pour lui indiquer

quelle direction nous avons prise, déclara-t-elle. Il balaya la remarque d'un geste. — D'ici là, nous serons loin. — Et si les caboclos retrouvent notre trace? — Ils n'iront pas plus loin que la piste d'atterrissage... A

moins qu'il ne leur pousse des ailes pour nous suivre dans les airs.

— Vous voulez dire que... que vous comptez vous enfuir par avion? C'est impossible. Il n'existe aucune liaison aérienne dans ce secteur.

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— Détrompez-vous, répliqua Philip avec un sourire condescendant. J'ai emprunté un petit bimoteur de façon très régulière pendant une assez longue période.

— Lorsque vous cherchiez de l'or? demanda-t-elle. — J'ai essayé, oui, dans la région d'Itaituba. Mais c'était trop

difficile, trop aléatoire. Aujourd'hui, je travaille... disons comme intermédiaire.

Alors qu'ils atteignaient la sortie du village, Shirley aperçut plus loin, sur la gauche, d'imposants bâtiments. Sans doute s'agissait-il de l'usine de traitement du latex... D'ailleurs, une odeur de produit chimique vint confirmer cette impression.

— En somme, reprit Shirley, vous trafiquez avec les garimpeiros, ces prospecteurs qui opèrent dans l'illégalité. Riago m'a parlé de ces individus, et il m'a mis en garde contre eux.

— Cela ne m'étonne pas! Vous savez, ce sont des hommes comme les autres. Je leur achète les pierres brutes que j'apporte à mes commanditaires, à Manaus. Vous n'imaginez pas la fascination que les pierres précieuses peuvent exercer! J'ai tenu en main des améthystes de la taille de votre paume! Des topazes aussi grosses qu'une orange, et des diamants... Des diamants fabuleux, purs comme de l'eau de roche, les plus belles pierres que l'œil puisse contempler.

— Très poétique ! Je présume que ces « homes comme les autres » sont ceux-là mêmes qui vous ont blessé et abandonné en pleine forêt...

— Je reconnais que nous avons eu un petit désaccord concernant une commission. Ce sont des choses qui arrivent, même entre gens sérieux. Malheureusement, cet incident a sonné le glas de ma carrière dans la région. Cette fois, je m'en vais pour de bon, et je pars pour la Bolivie. Voyez-vous, c'est ce qui me plaît en Amérique du Sud : cette diversité de pays, cette multitude d'opportunités pour celui qui a l'âme d'un conquérant.

— C'est ainsi que vous vous définissez? Pour moi, le terme de « contrebandier » vous conviendrait mieux.

Philip tourna la tête vers elle et lui jeta un regard mauvais.

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— Je vous trouve bien effrontée, ma chère... Prenez garde, les gens avec qui je travaille n'ont pas spécialement le sens de l'humour.

Shirley s'apprêtait à riposter qu'elle s'en moquait lorsqu'un homme surgit devant eux en agitant frénétiquement les bras.

— Ne vous arrêtez pas ! ordonna Philip d'un ton sans réplique.

Mais la jeune femme écrasa la pédale de frein. Cet homme, elle l'avait reconnu : il s'agissait de Manoel, le contremaître de la plantation.

D'un geste brusque, il ouvrit la portière de la camionnette. Une expression de stupeur se peignit alors sur ses traits lorsqu'il aperçut Shirley. Aussitôt, il se lança dans une tirade animée en portugais que la jeune femme dut bientôt interrompre.

— Je suis désolée, Manoel, je ne comprends pas... — Sa femme est sur le point d'accoucher, traduisit

brièvement Philip. Dites-lui que vous ferez envoyer des fleurs et décampons!

Shirley réfléchit un court instant, et soudain, elle blêmit. — Mon Dieu! s'exclama-t-elle. C'est pour cette raison que

Pedrinho est venu à la fazenda ce matin. Pour chercher Rosita... à cause du bébé.

— Et alors? Ce n'est pas notre problème, répliqua Philip. — Ana Maria a déjà perdu plusieurs bébés! Elle a besoin de

Rosita pour l'aider à accoucher. Si nous n'avions pas pris la camionnette, elle serait déjà là. Par notre faute, cet enfant risque de...

— Peu importe! On s'en va! Un tel égoïsme mit Shirley hors d'elle. — Non ! s'écria-t-elle. Il y va de la vie d'un enfant. Je retourne

à la maison chercher Rosita. — Pas question, mignonne! Vous vous rebellez? J'avais prévu

cette éventualité. Voilà qui vous fera peut-être revenir à de meilleurs sentiments...

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Tout en parlant, Philip avait sorti de sa poche le pendentif de diamant suspendu à sa chaînette, et il le faisait danser devant les yeux de Shirley.

Plus écœurée qu'indignée, la jeune femme toisa Philip avec froideur.

— Où avez-vous pris ce bijou? demanda-t-elle. — Là où vous l'aviez laissé. Lorsque je me suis aperçu que

vous ne le portiez pas, j'ai fureté un peu partout... Ce diamant, ma chère, c'est le prix à payer pour me suivre à bord de l'avion.

— Je ne monterai pas dans votre maudit avion! Il n'est pas question que je fasse un mètre de plus avec vous!

A ces propos succéda un silence tendu, pendant lequel ils s'affrontèrent du regard.

— Vous êtes folle, Shirley! Prendre le risque de tout compromettre à cause d'un marmot... J'ai une cache de diamants bruts quelque part dans la forêt. Nous allons les récupérer puis nous sauterons dans l'avion avant que cette canaille de Santana ne lance ses hommes à nos trousses. Ce matin, je l'ai entendu donner ses instructions par radio. Pour ne rien vous cacher, je n'ai aucune envie de passer dix ou vingt ans de mon existence dans une prison brésilienne! Allez, démarrez!

— Non. Vous partirez sans moi. — Fort bien. Si vous préférez rester dans ce pays et jouer la

dona da casa... Quoi qu'il en soit, je garde votre diamant. Après ce que vous avez extorqué à ma tante, petite chipie, vous me le devez bien !

Ces propos furent ponctués d'une gifle retentissante dont la violence fit basculer Shirley vers la portière ouverte. Poussée par Philip, elle alla mordre la poussière. Aussitôt, Manoel se précipita vers elle et la tira vers le bas-côté de la route.

Le coup, qui l'avait atteinte à la lèvre, faisait terriblement souffrir Shirley. Encore sous le choc, elle vit la camionnette s'éloigner sur le chemin en faisant de brusques embardées, et Manoel courir derrière, le poing brandi dans un geste menaçant.

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— Revenez, Manoel ! lui cria-t-elle, de toute la force de ses poumons.

Il obéit de mauvaise grâce. — Laissez-le, Manoel... Laissez-le s'enfuir, articula avec peine

la jeune femme. Manifestement, le pauvre homme était tiraillé entre son désir

de lui venir en aide et le tracas que lui causait sa femme. — Rosita? demanda-t-il en regardant alentour comme s'il

s'attendait à la voir surgir de derrière un buisson. — Desculpe, Manoel, répondit Shirley avec douceur. Rosita

n'est pas là. Elle est toujours à la maison. Un indicible désarroi se peignit sur le visage du malheureux. — Ne vous inquiétez pas. Nous enverrons quelqu'un la

chercher, lui dit-elle dans sa langue. Onde é Ana Maria ? Manoel lui fit signe de le suivre. Il occupait l'une des maisons

les plus spacieuses du village. Allongée sur le lit dans la pièce principale, Ana Maria se tordait convulsivement en gémissant. Une femme âgée, assise dans un angle de la pièce, marmonnait un discours inintelligible dont le débit monocorde évoquait des incantations. Au pied du lit se tenaient deux jeunes filles qui semblaient n'être là qu'en simples spectatrices.

L'entrée de Shirley suscita une vive émotion chez les personnes présentes. La jeune femme adressa alors à la future maman un sourire qui se voulait rassurant. Manoel, lui, avait sauté dans une vieille jeep pour aller chercher Rosita à la fazenda. Mais sans doute était-elle déjà partie à pied avec Pedrinho.

Shirley tenta d'expliquer à Ana Maria que l'aide allait arriver. Celle-ci la fixa de ses grands yeux bruns sans paraître comprendre.

— Calma... calma, répéta alors Shirley. De fait, sa présence semblait avoir un effet apaisant sur la

femme de Manoel. Bientôt, elle cessa de s'agiter et prit la main de Shirley, s'y accrochant comme à une planche de salut. Une fine sueur lui couvrait le front et elle avait le souffle court. Pour la soulager, Shirley se fit apporter de l'eau et, après avoir

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humecté un linge, elle en tamponna délicatement le visage de la future maman. Un visage contracté autant par la peur que par la douleur.

— Tout se passera bien, Ana Maria. Vous allez avoir un beau bébé, soyez sans crainte.

D'une voix douce, Shirley continua ainsi de lui parler au fil des minutes qui s'égrenaient. Les autres femmes se tenaient un peu à l'écart et observaient un silence respectueux, si bien que Shirley avait l'impression de se trouver seule avec Ana Maria.

Emportée par un élan inexplicable, elle lui raconta son existence en Angleterre, ce projet fou de vacances au Brésil, et l'enchaînement des circonstances qui l'avait contrainte à y demeurer.

— Et maintenant, conclut-elle, maintenant que j'ai une occasion de partir, je la laisse filer. Pourquoi ? Parce que j'ai fini par m'attacher à cette plantation, aux gens qui y vivent... Ce qui est une erreur de ma part, je ne peux pas me permettre de rester dans ce pays. Alors dis-moi, Ana Maria, pourquoi suis-je encore ici alors que j'avais la possibilité de m'enfuir? Pour quelle rai-son?

En réponse, Ana Maria poussa un long gémissement de douleur.

— Patience, Ana Maria... Rosita ne devrait plus tarder. Tout va s'arranger.

Pourtant, Shirley ne pouvait se défendre d'une sourde inquiétude. Même pour un œil non averti, il était clair que l'accouchement était imminent. La future maman avait du mal à respirer, et les contractions se succédaient à intervalles de plus en plus rapprochés. Pendant ces crises, sa main serrait celle de Shirley à la broyer.

« Mon Dieu ! Le bébé va naître », songea-t-elle. Affolée, elle fit signe à la vieille femme sur le seuil. Mais celle-ci se mit à se balancer d'avant en arrière en reprenant sa bizarre mélopée.

— Vous n'êtes pas d'un bien grand secours! s'écria Shirley.

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En désespoir de cause, elle appela les deux autres femmes qui reculèrent d'un même mouvement vers la sortie, visiblement apeurées.

L'instant d'après, Ana Maria poussait un étrange cri où se mêlaient souffrance et triomphe. N'écoutant que son instinct, Shirley se précipita auprès d'elle et l'aida à mettre au monde le bébé. Il s'agissait d'un garçon. Arraché à la chaleur sécurisante du ventre maternel, le petit être agitait spasmodiquement bras et jambes. Soudain, sa bouche s'ouvrit, laissant échapper un cri suraigu.

Emue aux larmes, Shirley lui essuya le nez et la bouche avant de le déposer entre les bras d'Ana Maria.

C'est alors qu'un brouhaha de voix se fit entendre de l'extérieur. La porte s'ouvrit d'une brusque poussée, et Rosita entra, suivie de Manoel. Son premier regard fut pour la jeune maman qui donnait le sein à son fils. Puis, en voyant Shirley, elle se rembrunit. Un flot d'instructions se déversa de ses lèvres et Shirley se trouva poussée vers la sortie. De toute évidence, Rosita tenait à prendre la situation en main.

Ce dont Shirley fut vivement soulagée. L'expérience qu'elle venait de vivre, aussi extraordinaire fût-elle, avait épuisé ses dernières forces, et elle se sentait exténuée.

Dehors, Agenor s'avança vers elle, en proie à une intense excitation.

— Mon Dieu, senhorita, vous voilà ! Le patron croyait vous disparue! Lui parti à votre recherche avec beaucoup d'hommes armés.

— Tout va bien, Agenor, ne vous inquiétez plus. Il ne m'est rien arrivé de fâcheux.

Peu après, ce fut Manoel qui vint vers eux. Un Manoel rayonnant de fierté. Il prit la main de Shirley et la baisa avant de se lancer dans un discours enflammé qu'Agenor se mit en devoir de traduire.

— Il veut vous remercier pour votre aide pendant la naissance de son fils, senhorita. Et Ana Maria également. Si vous voulez aller la voir...

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— Mais je n'ai rien fait, déclara Shirley. Je me suis contentée de... d'être là.

On l'entraîna à l'intérieur de la maison où la jeune maman berçait son bébé blotti dans ses bras. Le regard qu'elle posa sur Shirley exprimait toute l'étendue de sa reconnaissance.

— Obrigada, senhorita, murmura-t-elle. Bouleversée, Shirley contempla la figure fripée du nouveau-

né, puis lui prit doucement la main et la sentit se refermer sur la sienne. A cet instant, une violente émotion l'étreignit. Et elle sut sans l'ombre d'un doute qu'elle portait bien en elle l'enfant de Riago.

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9 Sur le chemin du retour, Shirley garda le silence, et ses

compagnons firent de même. Apparemment, la joie causée par la naissance de l'enfant se dissipait peu à peu, remplacée par un sentiment d'inquiétude. Une inquiétude dont Agenor révéla bientôt la cause à la jeune femme : tous se faisaient du souci pour Riago.

En découvrant qu'elle s'était enfuie avec Philip, Riago s'était lancé dans une poursuite effrénée à travers la jungle, s'exposant ainsi à de réels dangers. Même si Shirley s'était un peu rachetée en servant de sage-femme à Ana Maria, sa complicité avec Philip Hughes lui valait la disgrâce du groupe. Une réaction bien légitime... D'autant que si Philip — ce « vaurien » comme l'appelait Agenor — avait fui seul, Riago n'aurait jamais participé aux recherches.

Tandis que là, il risquait d'être pris dans le tir croisé de la petite guerre qui opposait depuis des mois les garimpeiros aux riches négociants en pierres précieuses de Manaus. Une guerre sans merci qui avait valu à Philip Hughes d'être blessé, et à d'autres, moins chanceux, d'y laisser la vie.

— Je n'ai pas pu l'empêcher de voler la camionnette, déclara soudain Shirley pour sa défense.

— Pedrinho aurait pu, lui. Mais comme vous dans la camionnette, senhorita, Pedrinho n'a pas eu le temps de récupérer son arme.

Honteuse, la jeune femme se tut. Lorsqu'elle entra dans la maison, elle fut frappée par le silence qui y régnait. Un silence de mort..., songea Shirley, cédant à un brusque mouvement de panique. Une réaction qu'elle se reprocha aussitôt.

Pourtant, elle ne pouvait se défendre d'un sentiment de culpabilité obsédant. Et si par sa faute, il arrivait malheur à

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Riago? En voulant fuir à tout prix pour échapper à ce mariage sans amour, elle n'avait pas hésité à pactiser avec un homme aux mœurs douteuses, sans songer aux conséquences possibles d'un tel acte...

Après avoir erré dans la maison, le cœur lourd, elle ouvrit la porte de la chambre de Riago. Le lit avait été fait, et la vue de ces draps blancs, bien tirés, la glaça.

Sans réfléchir, Shirley entra et s'assit sur le lit, une main posée sur son ventre dans un geste protecteur. Du hasard d'une nuit d'amour allait naître un enfant qui ne connaîtrait peut-être jamais son père. Et ce qui avait commencé par une farce pour tourner ensuite au mélodrame semblait à présent basculer dans la tragédie.

Anéantie, la jeune femme enfouit la tête dans l'oreiller, adressant tout bas au ciel une prière fervente. « Mon Dieu, rendez-le-moi, je vous prie. Rendez-le-moi sain et sauf, et je serai sienne quelles que soient ses conditions. »

Longtemps, elle demeura ainsi, repliée sur elle-même comme un animal traqué, jusqu'à ce que la fatigue ait raison de son tourment et qu'elle sombre dans le sommeil.

Un sommeil peuplé d'atroces cauchemars, et don’t Shirley s'éveilla en sursaut, ruisselante de transpiration. Le souffle court, elle s'assit, et là, dans la lumière du crépuscule, elle aperçut Riago sur le seuil.

Vivant ! Il était vivant ! Les cheveux hirsutes, le visage hagard et l'air épuisé, mais vivant!

Pendant un temps qui parut durer une éternité à la jeune femme, il la fixa sans mot dire.

— Pourquoi êtes-vous revenue? demanda-t-il soudain. — Je... je ne suis jamais vraiment partie. On ne vous a pas

raconté ? Je suis arrivée au village, et là, Ana Maria était sur le point d'accoucher... Alors, je suis restée.

Sans se rendre compte de l'incongruité de ses propos, elle ajouta :

— Ils ont l'intention d'appeler le bébé Carlos.

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Riago balaya la remarque d'un mouvement de tête,grimaçant comme s'il souffrait.

— Vous êtes partie... Vous vous êtes enfuie avec lui, avec l'Anglais. Il a volé la camionnette et il vous a emmenée, c'est bien ça?

— Oui... — Comment s'appelait-il? Vous le saviez, n'est-ce pas,

Shirley? Vous le connaissiez? — Oui... d'une certaine façon. Son nom est Philip Hughes. Riago avait parlé au passé et ce détail n'avait pas échappé à

Shirley. — Est-ce que... est-ce qu'il... — Il est mort, oui, déclara Riago. Il a été abattu. A ces mots, un frisson glacé parcourut la jeune femme. — Est-ce vous qui l'avez tué? demanda-t-elle. — Non. On a tiré sur lui au moment où il courait vers un

avion. Un type à bord de l'appareil l'a tué d'une décharge de mitraillette. Apparemment, on n'avait plus besoin de lui...

Shirley sentit les larmes lui monter aux yeux tandis que lui revenait en mémoire la photo où elle avait vu pour la première fois le jeune homme à côté de sa vieille tante.

La voix de Riago lui parvint comme de très loin : — Vous m'avez dit un jour que vous étiez venue ici pour

retrouver quelqu'un. Etait-ce cet homme? Cet Anglais ? — Oui, mais vous ne pouvez pas comprendre. — Qu'y a-t-il à comprendre? Elle ne répondit pas tout de suite. Que toute l'histoire lui

paraissait grotesque, rétrospectivement! Le Philip Hughes qu'elle espérait rencontrer n'était qu'un pur produit de son imagination, une illusion. Comment expliquer cela à Riago?

— Voyez-vous, reprit-elle avec peine, je ne le connaissais pas vraiment.

— Et cependant, il vous était assez cher pour que vous l'aidiez à s'enfuir. Pour lui confier votre vie... et peut-être même plus.

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— Non. C'est lui qui était censé m'aider. Seulement, les choses se sont mal passées. Je ne me suis pas rendu compte qu'il était dangereux. En fait, j'ai refusé de voir la vérité en face... pour garder mes illusions, probablement.

— Comment pourrais-je vous en vouloir, querida? J'ai été le premier victime de mes illusions, confessa Riago avec un sourire sans joie. Mais c'est bien fini.

Le temps d'une courte pause, et il déclara d'un ton brusque : — Demain, quand le bateau arrivera de Laragosa, je vous

confierai au père Gaspar qui vous emmènera à la mission. De là, vous pourrez rejoindre sans problème Manaus, ou n'importe quel autre endroit de votre choix.

Soudain oppressée, Shirley porta la main à sa gorge. — Vous me renvoyez? Pourquoi? — Parce que, comme vous me l'avez si souvent répété, je n'ai

pas le droit de vous retenir ici. Et puis, vous étiez prête à partir avec un autre homme, ce qui remet en question mes obligations envers vous.

— Philip Hughes ne représentait rien pour moi! Ecoutez-moi, Riago...

— Non, Shirley, à quoi bon? J'en ai assez entendu. Vous êtes libre désormais.

— Riago, je vous en prie... ne faites pas ça. Une lueur de colère brilla dans les yeux de Riago. — Qu'y a-t-il ? Vous craignez que je vous laisse partir sans un

sou? N'ayez crainte. Ceci devrait couvrir le montant de vos frais... et compenser les désagréments dont vous avez pu souffrir, dit-il en fouillant dans la poche de son pantalon.

Sans réfléchir, Shirley descendit du lit puis se dirigea vers Riago, scrutant désespérément son visage pour y déceler ne fût-ce que l'ébauche d'un sourire ou une étincelle d'émotion. Mais elle ne vit rien de tel.

— Je ne veux rien, Riago... Simplement que vous m'écoutiez. — Prenez quand même ceci. Il vous appartient à présent. Il ouvrit la main, et la jeune femme vit scintiller au creux de

sa paume le diamant qu'il lui avait offert.

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— Le capitaine Martinho l'a trouvé dans la veste de l'Anglais, précisa Riago. Si vous devez de nouveau l'offrir, Shirley, que ce soit au moins à quelqu'un digne de votre confiance...

Ces derniers mots se perdirent dans un murmure à peine audible. Soudain, Riago s'effondra, et la veste qu'il portait sur l'épaule glissa, révélant une large tache de sang.

Shirley secoua violemment la tête de droite à gauche, comme pour chasser l'effroi que lui inspirait le spectacle de ce corps inerte.

Il fallut que surgissent Rosita, Pedrinho et les autres pour que Shirley s'aperçoive qu'elle était en train de hurler.

— Nous devons enlever la balle, senhorita. Assise sur l'un des canapés du salon, les jambs repliées sous

elle, Shirley leva les yeux vers Agenor. On lui avait donné à boire du café allongé de cachaça, un rhum blanc local, ce qui n'avait pas atténué ses tremblements, ni cette sensation de froid qui lui glaçait le cœur.

Son esprit était hanté par l'image de Riago, si pâle, que l'on soulevait du sol pour le déposer sur le lit. Et cette tache écarlate qui s'élargissait...

Shirley s'efforça de dominer son émotion pour répondre avec calme à Agenor :

— Comment faire? Nous ne sommes pas médecins. — Pedrinho a déjà enlevé des balles, une fois ou deux. Rosita

dit qu'une balle dans le corps, c'est très mauvais, ça donne de la fièvre.

D'un léger mouvement de tête, Shirley approuva. Elle voulait bien le croire... Surtout sous de pareils climats où la plus petite écorchure dégénérait en infection si on la négligeait.

— Il faut faire vite, senhorita. Il perd beaucoup de sang. — Alors... allons-y! Comment allaient-ils procéder? Shirley l'ignorait,mais elle ne

pouvait rester plus longtemps à ne rien faire alors que Riago était peut-être en danger de mort!

Lorsqu'elle entra dans la chambre, un léger vertige la saisit en voyant le visage blême de son amant. Il s'agitait faiblement sous

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le drap, et des mots s'échappaient de ses lèvres dans un murmure inintelligible.

La gorge nouée par l'émotion, Shirley s'approcha du lit. Agenor, qui l'avait suivie, lui glissa tout bas à l'oreille :

— C'est mauvais signe, senhorita. Il ne veut pas Pedrinho. Il ne veut pas Rosita qui s'est occupée de lui depuis toujours. Toute sa vie, Don Riago a lutté. Plus aujourd'hui.

Curieusement, cette déclaration fit réagir la jeune femme. Comme par miracle, elle retrouva soudain des réserves d'énergie et d'assurance qu'elle ne croyait plus posséder.

— Faites sortir tout le monde, sauf Rosita et Pedrinho, ordonna-t-elle.

Sans perdre une seconde, Shirley s'assit au bord du lit, prit la main de Riago et se pencha vers lui.

— Il faut se battre, Riago, vous n'avez pas le choix, nous avons trop besoin de vous ici! Vous voulez me renvoyer. Très bien, mais nous en reparlerons quand vous serez rétabli. En attendant, je reste ici... et c'est moi qui décide.

Riago souleva péniblement les paupières et posa sur Shirley un regard vide.

— Nao, marmonna-t-il. Nao. Basta. Podo ir. — Non, personne ne s'en ira, décréta Shirley. Du coin de l'œil, elle surveillait Rosita occupée à préparer des

compresses. Pedrinho se tenait près d'elle. Sur un signe de Shirley, il s'approcha. Dans sa main, elle vit briller l'éclat métallique de la pince dont il allait se servir pour déloger la balle, et elle en eut la chair de poule.

A la vue de Pedrinho, Riago tenta de s'asseoir mais il retomba lourdement en gémissant.

— Nao, répéta-t-il à plusieurs reprises. Quelques instants plus tard, Agenor rejoignait Shirley. — Senhorita, le patron ne doit pas bouger. Vous, le maintenir

immobile pendant que Pedrinho travaille. Eperdue, elle hésita. Aussi affaibli fût-il, Riago demeurait

sans doute plus fort qu'elle. Et puis, s'il se débattait, cela risquait d'aggraver sa blessure!

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En cet instant, tous les regards étaient rivés sur Shirley. Tandis qu'elle était là, à réfléchir désespérément à une solution, une longue plainte rauque échappa à Riago. Alors, n'écoutant que son instinct, elle s'allongea sur le lit près de lui.

— Calma, namorado, chuchota-t-elle. Avec une extrême délicatesse, Shirley lui prit le visage entre

les mains, et elle l'embrassa par petites touches sur le front, les tempes, les paupières pour venir enfin lui effleurer doucement les lèvres.

Par bonheur, Riago ne tenta pas de la repousser. Et lorsque Pedrinho s'avança avec la pince, Shirley unit sa bouche à celle de son amant.

Soudain, tout le corps du blessé tressaillit comme sous l'effet d'une décharge électrique. Bouleversée, Shirley lui murmura des paroles de réconfort comme elle l'avait fait plus tôt pour Ana Maria, et lui caressa le front. Tant bien que mal, elle parvint à le maintenir immobile, et Pedrinho put opérer tandis que Rosita de son côté psalmodiait tout bas de ferventes prières. Chaque seconde paraissait durer un siècle.

Enfin, un cri de victoire de Pedrinho sonna la fin du calvaire. Mais la seconde d'après, Shirley sentit le corps de Riago devenir inerte dans ses bras. Incrédule, elle leva vers les autres un regard affolé.

— Vous l'avez tué... Il est mort. — Nao, senhorita, déclara Agenor. Simplement évanoui. La

balle est enlevée. Un soupir de soulagement échappa à la jeune femme. Elle

aussi se sentait tout près de défaillir, et elle crut vraiment perdre connaissance lorsque Pedrinho lui montra fièrement la balle au fond de la cuvette.

Rosita avait cessé de prier. Avec des gestes sûrs, elle désinfecta la blessure avant d'appliquer un pansement. Puis, remarquant la mine pâle et défaite de Shirley, elle s'adressa à Agenor qui traduisit ensuite ses propos :

— Il faut partir maintenant, senhorita. Rosita dit que vous devez vous reposer.

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— Non, je veux rester avec le senhor. — Rosita dit que le senhor aussi doit se reposer. Elle va

donner une tisane pour dormir. Pour vous, et pour lui. Après une hésitation, Shirley finit par suivre les conseils de

Rosita. Mieux valait en effet qu'elle se repose et que Riago la trouve à son chevet lorsqu'il reprendrait connaissance.

S'il reprenait connaissance..., ne put-elle s'empêcher de penser. Et cette idée la terrifia. Non, Riago ne pouvait pas mourir!

Une fois dans sa chambre, Shirley s'assit sur le lit, incapable de chasser son angoisse. Riago allait-il se remettre de cette terrible épreuve ? L'idée de le perdre plongeait la jeune femme dans le désespoir le plus absolu. Il faisait partie de sa vie à présent, elle l'aimait. Etre séparée de lui créerait dans son existence un vide dont l'immensité l'effrayait, et que rien ne pourrait jamais combler.

Car Shirley en était désormais convaincue : le destin l'avait conduite ici dans ce pays pour y rencontrer Riago. Ce même destin ne pourrait le lui enlever maintenant qu'elle osait s'avouer la réalité de ses sentiments pour lui! Ce serait trop cruel...

« Et dire qu'il ne saura peut-être jamais que je l'aime », songea-t-elle, effondrée.

Elle étouffait un sanglot, le visage enfoui dans l'oreiller, lorsque la porte de la chambre s'ouvrit. Avec une sollicitude toute maternelle, Rosita, mesurant sans doute l'étendue de la douleur qu'éprouvait la jeune femme, la déshabilla puis la coucha et lui fit boire une tisane. Un liquide verdâtre, d'un goût plutôt agréable, et qui devait posséder des vertus soporifiques, car peu de temps après, Shirley sombrait dans un sommeil réparateur...

Ce fut Rosita qui la réveilla le lendemain en la secouant sans ménagement. Aussitôt un affreux pressentiment étreignit Shirley.

— Que se passe-t-il ? Le senhor... ? — Sim.

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Rosita hochait vigoureusement la tête, avec dans le regard une lueur inquiète qui affola la jeune femme. En un éclair, elle sauta du lit et se saisit du déshabillé de satin.

— Mon Dieu, qu'est-il arrivé? Son état a empiré? Bien entendu, ses questions, formulées en

anglais,demeurèrent sans réponse. A la surprise de Shirley, Rosita lui prit le déshabillé et lui désigna sur une chaise des vêtements déjà préparés à son intention. Ah, non, elle ne s'arrêterait pas à des questions de bienséance s'il y avait urgence... Cependant, devant l'insistance de

Rosita, Shirley, exaspérée, finit par s'exécuter et enfila la robe qui l'attendait. Tergiverser n'aurait abouti qu'à perdre davantage de temps.

Mais les exigences de Rosita ne s'arrêtèrent pas là. D'autorité, elle tendit à Shirley une brosse à cheveux.

Et la jeune femme n'était pas au bout de ses surprises... Dans le couloir, tandis que Shirley se dirigeait vers la chambre de Riago, Rosita lui en bloqua l'entrée et lui fit signe de la suivre dans la direction opposée.

Cette fois, Shirley perdit patience. — Je veux voir le senhor ! s'écria-t-elle. Peine perdue. Rosita l'entraîna vers le salon en déclarant : — Senhor da Santana, sim ! — Quoi ? Vous voulez dire qu'il est levé ? Déjà ? Vous l'avez

autorisé à quitter la chambre ? C'est insensé. Vous allez le tuer! s'exclama-t-elle, oubliant dans sa colère que Rosita ne comprenait pas un mot d'anglais.

D'ailleurs, la gouvernante lui rendit la pareille en répliquant par un flot de paroles en portugais, puis elle ouvrit la porte du salon et poussa Shirley à l'intérieur.

Là, la jeune femme se trouva en face de deux hommes. Deux inconnus. Stupéfaite, elle les considéra tour à tour en silence, se demandant s'il s'agissait de policiers venus l'arrêter pour complicité d'évasion. Puis elle remarqua qu'ils souriaient. Timidement, certes, mais ils souriaient.

Sans se démonter, elle s'adressa à l'un d'eux :

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— Quem é o senhor? Que quer? Grand, plutôt bel homme, il était vêtu avec recherche. Sans le

connaître, Shirley lui trouva pourtant un air étrangement familier.

— Senhorita Graham? demanda-t-il avec un fort accent. Je suis très honoré de faire votre connaissance. Permettez-moi de me présenter. Jorge da Santana.

— Je... Bonjour, monsieur. Enchantée, murmura-t-elle en serrant la main qu'il lui tendait.

Sans doute remarqua-t-il qu'elle reportait son attention sur le deuxième visiteur demeuré en retrait, un homme nettement plus âgé, aux cheveux grisonnants et à la peau tannée par le soleil.

— Desculpe. Je vous présente le père Gaspar, que vous attendiez, je crois.

Shirley ne put réprimer un mouvement de surprise. Dans le tourbillon des événements, elle avait oublié la venue du prêtre de Laragosa.

— Est-ce qu'il ne devait pas y avoir aussi un médecin ? s'enquit-elle avec fébrilité.

— Le Dr Afonza est en ce moment même avec mon frère, l'informa gravement Jorge da Santana.

Soulagée, Shirley esquissa un sourire. Riago était enfin entre de bonnes mains.

— On a dû vous apprendre ce qui s'est passé, murmura-t-elle. Et dans quelles circonstances Riago a été blessé... Je suis désolée que vous soyez venu pour rien, ajouta-t-elle à l'adresse du prêtre.

— De nada, senhorita, répondit-il avec un sourire d'une surprenante douceur. Naturellement, je regrette que le mariage ne puisse avoir lieu, mais d'un autre côté, je me réjouis que l'on n'ait pas besoin de moi pour un autre motif... plus tragique.

— Nous ignorons encore si Riago est tiré d'affaire, déclara Shirley d'une voix altérée par l'émotion. Il a perdu tellement de sang...

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— Je m'en veux terriblement, intervint Jorge da Santana. Sans moi, Riago ne serait pas ici et ce drame aurait pu être évité. Pourvu qu'il veuille bien me pardonner...

Le prêtre lui jeta un regard aigu. — Un homme robuste comme Riago ne succombe pas d'une

balle dans l'épaule, amigo, déclara-t-il. Soyez sans crainte, votre frère survivra et vous pourrez mettre un terme à votre dispute.

— Que Dieu vous entende... Le père Gaspar se tourna ensuite vers Shirley. — Le Dr Afonza a dû terminer son examen. Peut-être

pourrions-nous voir le malade... Si vous nous le permettez, bien sûr!

— Suivez-moi, je vous prie. Shirley les précéda jusqu'à la chambre où Rosita, qui s'y

trouvait déjà, les accueillit. Le médecin, un solide gaillard, se lavait les mains.

— Comment va mon frère? demanda Jorge da Santana. Par égard pour Shirley à qui il adressa un salut poli, le

médecin répondit en anglais. — Avec un traitement par antibiotiques, il s'en sortira. Votre

frère a surtout besoin de repos. Aussi lui ai-je administré un léger sédatif.

— Puis-je lui parler? J'ai tant de choses à lui dire... La requête fut accueillie d'un froncement de sourcils

réprobateur. — Si vraiment cela ne peut attendre... Mais soyez bref. A pas lents, Jorge s'approcha du lit. — Riago... je ne te demande pas de me répondre. Hoche

simplement la tête si tu comprends. C'est au sujet de Melanie. Shirley eut l'impression que son cœur s'arrêtait de battre.

Melanie ! La femme qu'ils aimaient l'un et l'autre et que Jorge avait épousée...

— Elle m'a quitté, poursuivit Jorge. Elle est de nouveau libre. Je suis venu te l'annoncer moi-même pour... pour me faire pardonner le mal que je t'ai fait. Tu avais raison, mon frère, Melanie n'a jamais été mienne. Comprends-tu ce que je te dis?

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Un long silence accueillit cette déclaration. Tout le monde retenait son souffle, figé dans l'attente de la réponse de Riago.

Shirley porta une main à son cou. Elle avait la sensation d'étouffer. Melanie était libre, voilà ce qu'elle avait retenu des paroles de Jorge. Libre de retourner à son premier amour. De ne plus jamais le quitter.

Comme dans un état second, elle vit Riago hocher la tête en signe d'assentiment. D'un mouvement à peine perceptible... mais qui ne laissait pas l'ombre d'un doute.

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10 Nul ne s'aperçut que Shirley quittait la pièce. D'une

démarche d'automate, elle alla s'enfermer dans sa chambre, et là, appuyée contre la porte, elle se mit à trembler de tous ses membres.

Tout était fini. Fini avant même d'avoir commencé. Heureusement qu'elle n'avait jamais avoué son amour à

Riago ! Heureusement qu'il ne se doutait de rien au sujet du bébé ! Car maintenant que la femme de sa vie était libre, que vaudraient les grands sentiments, la loyauté, le sens de l'honneur?

Sans cet événement, Shirley aurait tout fait pour rester avec lui, tout fait pour le rendre... peut-être pas heureux, c'était illusoire, mais en tout cas, moins malheureux. Et cela, même si elle ne devait représenter qu'un pis-aller pour lui.

Mais étant donné les circonstances, quel plus beau cadeau pouvait-elle lui offrir que de lui rendre sa liberté? Jorge et Melanie allaient sans doute divorcer, et sitôt qu'un délai décent se serait écoulé, les deux amoureux pourraient convoler en justes noces. Et elle, Shirley, serait loin à ce moment-là.

Melanie... Elle prononça le nom à mi-voix. Il n'avait pas une consonance brésilienne. Par la pensée, Shirley essaya d'imaginer à quoi pouvait ressembler cette femme capable de causer tant de ravages dans le cœur des hommes. Sans doute était-elle merveilleusement belle...

Les larmes aux yeux, Shirley s'assit sur le lit. Avant d'entreprendre ce voyage, elle avait eu l'intention de donner une nouvelle orientation à son existence. Désormais, cela devenait davantage une nécessité qu'un rêve.

Inutile en effet d'envisager de retourner habiter chez sa mère alors qu'elle était enceinte. Shirley imaginait déjà le scandale que l'annonce de son état provoquerait dans la famille... Non,

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elle devait plus que jamais affirmer son indépendance. L'agence qui l'avait employée lui fournirait d'excellentes références grâce auxquelles elle pourrait trouver un travail à domicile où il lui serait possible de garder le bébé avec elle.

Mon Dieu, comment pouvait-elle former de tels projets alors qu'elle se sentait émotionnellement brisée? Comment pouvait-elle rester si calme, si maîtresse d'elle-même alors qu'en elle régnait le chaos?

Un coup sec frappé à la porte l'arracha à ses sombres réflexions.

— Oui? Qui est-ce? — Le Dr Afonza, senhorita. Puis-je entrer? D'un bond, Shirley se leva, et, le cœur battant, elle alla ouvrir. — Y a-t-il un problème? demanda-t-elle. L'état de Riago a

empiré? — Rassurez-vous, Riago revient de loin mais il se remettra.

Non, c'est pour vous que je viens, senhorita. J'ai eu l'impression tout à l'heure que vous alliez vous évanouir, et cela m'a inquiété.

— Vous savez, je ne suis pas du genre à m'évanouir facilement, déclara Shirley en s'efforçant de sourire.

— Peut-être, mais vous avez traversé des moments difficiles. Cette blessure de Riago... Et puis, il paraît que vous vous êtes aussi improvisée sage-femme, ce matin?

— Eh bien, je n'ai pas vraiment eu le choix! Pendant quelques secondes, le Dr Afonza l'examina d'un

regard pénétrant. — En tout cas, senhorita, cela n'explique pas que vous soyez

si pâle. Il posa un doigt sous le menton de Shirley pour orienter son

visage en pleine lumière. — Vous êtes blessée à la bouche. Comment est-ce arrivé? — J'ai reçu un coup, répondit-elle, évasive. Les sourcils froncés, il continuait de l'observer. — Etes-vous sûre de ne rien avoir à me demander, senhorita? — Non... non, vraiment.

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— Bien. Il est vrai que nous nous connaissons à peine... Peut-être aurez-vous davantage confiance en moi d'ici à quelques jours.

Sur ces mots, il la salua poliment. — A tout à l'heure pour dîner, senhorita. J'espère que nous

aurons à ce moment-là de bonnes nouvelles de Riago. — Je l'espère aussi. « D'ici à quelques jours. » Ces mots du Dr Afonza hantaient

encore Shirley longtemps après le départ du médecin. L'idée de devoir prolonger son séjour l'affolait. Son seul espoir désormais était de partir avec les visiteurs le plus tôt possible.

Hélas, une fois encore, la chance ne fut pas du côté de Shirley. Au cours de la soirée, elle apprit qu'ils comptaient prolonger leur séjour. Pour sa part, le père Gaspar avait prévu une tournée des villages environnants pour procéder à des baptêmes.

Aussitôt après le café, le Dr Afonza se leva de table. — Je vais voir mon patient, annonça-t-il. Voulez-vous

m'accompagner, senhorita? La proposition sonnait davantage comme un ordre, si bien

que Shirley n'osa refuser. — Vous n'avez rien mangé ! lui reprocha le médecin, chemin

faisant. Je vous ai observée pendant le repas. Ce n'est pas recommandé, surtout dans votre état.

Surprise, la jeune femme tressaillit. Dans son état? Le Dr Afonza se doutait-il que... ? Prudente, elle préféra ne pas s'enquérir du sens de cette dernière remarque.

— Je... je n'avais pas faim, balbutia-t-elle. Le contrecoup de toutes ces émotions, sans doute...

— Sans doute... Quelques secondes s'écoulèrent avant qu'il ne lui adresse un

sourire bienveillant. — Vous pouvez vous confier à moi. Je vous donne ma parole

que je saurai garder le secret. — Dans ce cas, j'aimerais vous poser une question. Avez-vous

déjà rencontré... Melanie da Santana?

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— Oui. Pourquoi? — J'aimerais savoir comment elle est, à quoi elle ressemble. — S'il ne s'agit que de cela, rien de plus simple.

Physiquement, c'est une très belle femme, grande, blonde, avec un sourire éblouissant... Que dire d'autre? Elle est un peu fantasque, à l'image de ces vedettes de cinéma dont tous les hommes rêvent. Une femme que l'on n'oublie pas, assurément.

— Je veux bien le croire, murmura Shirley, très émue. Merci, docteur Afonza.

— De nada. Comme ils parvenaient devant la chambre du malade, il

s'effaça pour laisser entrer Shirley. Contre toute attente, elle trouva Riago debout, le bras en

écharpe, vêtu simplement d'un pantalon. — Vous m'avez demandé mon avis et vous n'en tenez aucun

compte! s'exclama le Dr Afonza. Il me semble vous avoir conseillé de vous reposer.

— Je me suis assez reposé, répliqua Riago avec fermeté. Je ne vais pas rester au lit indéfiniment, j'ai des obligations.

— Puis-je tout de même refaire votre pansement ? Un instant, je vais chercher Rosita.

Il sortit aussitôt, imposant ainsi à Shirley un tête-à- tête dont elle se serait volontiers dispensée.

Pendant un long moment, ils n'échangèrent pas une parole. La première, Shirley rompit le silence.

— Je suis désolée, Riago, je ne voulais pas vous déranger... Ce n'est pas moi qui ai pris l'initiative de venir ici...

— Je sais. L'idée vient de moi. Nous devons parler, Shirley. — Franchement, je n'en vois pas la nécessité. — Moi, si, dit-il d'un ton plus mélancolique qu'autoritaire. Je

me suis montré très injuste envers vous. — Pourquoi? Vous n'avez rien à vous reprocher... Tout est

bien ainsi. Elle se perdait en babillage futile, sans signification réelle,

dans le seul but de tromper son malaise.

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— Que racontez-vous là, Shirley? Hughes vous a frappée, il vous a fait tomber de la voiture ! Il aurait fort bien pu vous tuer. Manoel était témoin, il m'a tout raconté.

A ces mots, Shirley sentit croître son embarras. — Tout cela est en grande partie ma faute, murmura-t-elle. Si

je n'avais pas eu la sottise de le suivre... En fait, je devais être... — ... désespérée? Prête à tout pour partir d'ici, même à

risquer votre vie? — Eh bien... oui. — Obrigado! — Je n'avais pas le choix, se défendit Shirley d'une voix à

peine audible. Nous n'aurions jamais pu trouver le bonheur ensemble... pour de multiples raisons. J'ai pris la seule décision possible, Riago. D'ailleurs, maintenant tout s'arrange... pour tout le monde.

— Vous trouvez? Désolé, mais je ne partage pas votre optimisme!

— Pourtant, vous allez enfin être heureux, mener la vie qui vous plaît, avec... avec ceux qui vous sont chers, balbutia-t-elle, incapable de prononcer le nom de Melanie. Vous voilà réconcilié avec votre famille. C'est un grand pas, une grande joie, non?

Loin d'approuver, il répliqua d'un ton plein d'amertume : — J'aurais préféré que notre réconciliation ait lieu dans

d'autres circonstances... Toute cette succession de problèmes... — Vous en aurez un de moins lorsque je serai partie.

Quoique j'ignore encore la date exacte de mon départ. Le père Gaspar ne regagnera Laragosa que dans plusieurs jours.

— Vous n'avez pas besoin de l'attendre, déclara Riago d'un ton sec. Pedrinho vous conduira à Mariasanta et restera avec vous jusqu'à l'arrivée du prochain bateau.

— Merci, c'est très aimable à vous, murmura Shirley. Elle avait l'impression étrange qu'une autre qu'elle-même

prononçait ces paroles, que toute cette scène était complètement irréelle.

Riago esquissa un sourire empreint d'une étrange mélancolie.

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— Aimable? Non, querida. Et vous le savez bien. Je m'en voudrai jusqu'à la fin de mes jours de vous avoir traitée comme je l'ai fait. J'espérais pouvoir me racheter, vous montrer que je suis aussi capable de tendresse... Hélas, ce n'était qu'un leurre, je m'en rends compte à présent.

— Cela n'a plus d'importance... — Savoir que vous partez en me détestant m'est

insupportable. — Je ne vous déteste pas. Je... je ne vous ai jamais détesté. — Venez, approchez..., dit-il en lui tendant la main. Le cœur de Shirley se mit à battre à tout rompre. Et malgré la

voix intérieure qui lui commandait de ne pas bouger... elle s'avança vers lui.

— Je ne vais pas m'attarder, Riago. Le Dr Afonza va bientôt revenir. Il faut vous reposer.

— J'ai toute la vie devant moi pour me reposer. Et quelques heures seulement à passer avec vous, carinha.

Fouillant dans la poche de son pantalon, il enchaîna : — Hier, je vous ai tenu des propos déplaisants, et je le

regrette. Alors, voilà, je voulais vous rendre ceci... sans conditions. Il est à vous, Shirley, vous êtes libre d'en disposer comme il vous plaira.

Tout en parlant, Riago avait glissé le pendentif autour du cou de Shirley.

— Non, Riago. Je n'ai pas le droit de l'accepter, dit-elle dans un souffle. Surtout maintenant. Gardez-le, vous le donnerez à... à quelqu'un d'autre.

Comme elle tentait de se dérober, il la retint. — Non, ce diamant vous appartient. Pour l'éternité. D'un doigt, il lui caressa la joue puis examina la blessure

qu'elle avait à la lèvre. Shirley, subjuguée, retenait son souffle. — C'est cette brute qui vous a fait ça? demanda-t-il. Silencieuse, elle confirma d'un signe de tête. — Et vous souffrez? — Parfois. — Avez-vous eu mal lorsque vous m'avez embrassé, hier?

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A ces mots, la jeune femme sentit ses joues s'empourprer. — Un petit peu, oui, murmura-t-elle. — Pauvre chérie... Très doucement, il dessina du doigt le contour des lèvres de

sa compagne. — Pensez-vous que je puisse tout de même vous embrasser

pour vous dire au revoir? Le cœur serré, Shirley songea que cela lui causerait une

souffrance intolérable, mais pas dans le sens où il l'entendait. Aussi esquissa-t-elle un mouvement de recul lorsqu'il se pencha vers elle.

— Je croyais pourtant que vous ne me détestiez pas, Shirley... — C'est la vérité... Mais ce n'est pas une raison pour que vous

m'embrassiez. Vous... vous appartenez à une autre. Laissez-moi, Riago, s'il vous plaît.

— Mais c'est à vous que j'appartiens! s'écria-t-il. Seulement, vous ne voulez pas de moi.

— Non... — Pourquoi? Cette maison vous déplaît? Vous la trouvez trop

isolée? Nous pourrions vivre ailleurs, vous savez. J'ai d'autres exploitations dans la région, et je possède une villa à Manaus. Vous n'aurez qu'à choisir, querida, mais de grâce, ne m'abandonnez pas.

Révoltée, Shirley le foudroya du regard. — Que me proposez-vous, Riago? De vous partager avec

Melanie? Non, j'en suis incapable! N'y comptez pas. — Melanie? répéta-t-il, l'air ébahi. Qu'a-t-elle à voir avec

nous? — Vous l'aimez. — C'est vrai, j'ai été épris d'elle autrefois. Mais depuis son

mariage avec mon frère, je n'éprouve plus rien pour elle. Il faut me croire, querida... A propos, savez-vous pourquoi elle a épousé Jorge ? Parce qu'elle se figurait qu'en tant qu'aîné de la famille, il hériterait tous les biens de mon père.

— C'est insensé... J'ai du mal à croire qu'une femme puisse agir ainsi.

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— C'est Melanie elle-même qui me l'a dit. En y mettant des formes, certes, mais à ses yeux, Jorge en tant qu'aîné, représentait un meilleur parti.

— Mais si elle vous aimait... — Allons, Shirley, il n'était pas question d'amour là-dedans.

Melanie n'avait que deux pôles d'intérêt dans la vie, les hommes et l'argent. Et elle n'hésitait pas à se servir de l'un pour obtenir l'autre. Seulement, sa cupidité l'a perdue. A la mort de mon père, mon frère, ma sœur et moi, nous avons reçu des parts égales. Imaginez la déconvenue de Melanie... Découvrir qu'elle s'était sacrifiée pour rien à un homme qu'elle n'aimait pas.

— Pourquoi ne l'avoir pas prévenue que l'héritage serait partagé ainsi?

— Parce que c'était une femme vénale, égoïste, sans cœur. Elle n'a eu que ce qu'elle méritait... J'ai bien essayé de mettre en garde mon frère contre elle, mais il en était fou amoureux, et il ne m'a pas écouté. Jorge a toujours été faible avec les femmes, il n'a pas su résister aux charmes de Melanie. Elle l'a littéralement ensorcelé.

— Vous aussi, elle vous a ensorcelé, répondit Shirley, incapable de se retenir. Vous m'avez avoué un jour... tout ce qu'elle représentait pour vous.

— C'était une femme très séduisante, et je reconnais qu'à une certaine époque, elle m'a beaucoup plu. Cette attirance a disparu à partir du moment où j'ai découvert sa véritable personnalité.

— Vraiment? — Pourquoi cette expression incrédule? demanda Riago,

intrigué. Que vous a-t-on raconté? Elle avait commencé, il lui fallait continuer. Et cela, malgré la

gêne terrible qui la paralysait. — Eh bien..., il paraît que même après son mariage, vous avez

fait des avances à Melanie. Votre frère... vous aurait surpris ensemble.

Riago esquissa un petit sourire amer.

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— En effet, Jorge nous a surpris ensemble. Mais laissez-moi vous révéler dans quelles circonstances. C'est Melanie, et elle seule, qui voulait renouer avec moi. Pour ma part, tout était fini entre nous depuis longtemps. Or, un jour que je me trouvais chez mes parents, Melanie est venue dans ma chambre et s'est offerte à moi. Elle en avait assez de Jorge, a-t-elle prétendu. Comme je ne lui cédais pas, elle a commencé par m'injurier, puis elle s'est déshabillée et s'est mise à hurler. Quand Jorge a surgi, accompagné de ma mère, cette chipie a soutenu que je l'avais entraînée dans ma chambre pour abuser d'elle.

L'expression de Riago s'était durcie à l'évocation de ce souvenir.

— Jorge était fou de rage, reprit-il. J'ai tenté de le raisonner, sans succès. Aussi, comme j'avais décidé de toute façon de relancer cette plantation d'hévéas, suis-je parti sur-le-champ. Je savais qu'un jour, mon frère finirait par découvrir la vérité au sujet de Melanie. Il lui a fallu du temps, mais voilà, c'est fait. Elle vient de le quitter pour un riche Texan, un magnat du pétrole. A présent, vous connaissez toute l'histoire, conclut Riago avec un soupir de lassitude.

Shirley était stupéfaite par ces révélations, mais un doute cependant demeurait dans son esprit.

— Je regrette d'insister, Riago, mais Melanie ne doit pas vous être complètement indifférente. Je me souviens de vous avoir entendu me dire, dans cette même chambre, que vous aviez rencontré la femme de votre vie, mais qu'elle ne voulait pas de vous.

— En effet, je m'en souviens très bien. Seulement, je ne parlais pas de Melanie, carinha... mais de vous.

Un brusque vertige s'empara de Shirley qui porta inconsciemment les mains à ses tempes.

— Non... ce n'est pas possible... D'un geste très tendre, Riago lui caressa la joue. — Pourquoi? Vous ne me croyez pas capable de découvrir

enfin l'amour? Le véritable amour. Parce que j'aurais commis

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une erreur avec Melanie, je serais condamné à jamais à la solitude?

— Mais vous ne m'aimez pas, murmura Shirley. — Bien sûr que je vous aime ! Vous êtes le rayon de soleil qui

manquait à ma vie. — Comment pouvez-vous dire des choses pareilles? Nous

nous connaissons à peine... — Et alors? Est-ce si important? Voyez-vous, carinha, j'ai

l'impression de vous avoir toujours connue... Vous êtes la femme que j'attendais.

Sa voix se fit soudain plus ardente pour ajouter : — J'espérais qu'un jour, ces sentiments deviendraient

réciproques, et que vous aussi, vous m'aimeriez. Hélas, je me rends compte que c'est impossible. Il s'est passé entre nous des événements qui... qui ont détruit votre confiance en moi ! Mais je ne vous en veux pas, querida. Vous avez toujours été d'une telle honnêteté à mon égard... Et puis, votre vie vous attend, là-bas, en Angleterre.

Bouleversée, elle le contempla longuement. — Non, Riago, rien ne m'attend. Rien ni personne. Ce fut au tour de Riago de paraître étonné. — Que voulez-vous dire? — Que lorsqu'on aime, tout devient possible dans la vie. — Dois-je comprendre que... que vous m'aimez? — Oui... Et je veux rester auprès de vous, Riago. Je veux

devenir votre épouse. Dès lors, toute parole devint inutile. En proie à une indicible

émotion, ils se regardèrent comme s'ils se voyaient pour la première fois. Et soudain, quelque chose dans l'expression de Riago changea. Ce fut comme si son visage rayonnait, illuminé par une sorte de flamme intérieure. De son bras valide, il attira la jeune femme et la serra contre lui.

— Oh, Shirley... Si tu savais combien de fois j'ai espéré t'entendre prononcer ces mots... Dis-moi que je ne rêve pas.

— Voilà la meilleure façon de te convaincre...

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Tremblante, elle se haussa sur la pointe des pieds pour lui offrir ses lèvres, et ils échangèrent le baiser passionné de deux amants qui se retrouvent au terme d'une longue et cruelle séparation. Un baiser passionné, plus éloquent que ne l'auraient été tous les discours.

Quand ils se séparèrent, haletants, Shirley se blottit contre le torse nu de Riago, ivre d'allégresse. Doucement, il lui caressa les cheveux.

— Ma chérie, mon amour... j'ai peine à croire ce qui m'arrive. Tu m'as tellement combattu...

— C'est surtout moi-même que je combattais, répliqua-t-elle. — Crois-tu que la paix soit enfin instaurée entre nous? Elle lui adressa un sourire tendre et moqueur à la fois. — Oh, il y aura probablement d'autres heurts. Il t'arrive

parfois d'être si intransigeant... — Et tu prends tout de même le risque? — Oui, Riago, l'assura-t-elle sans l'ombre d'une hésitation.

Que veux-tu, j'ai le goût de l'aventure! Soudain, la pensée du bébé amena un sourire sur les lèvres de

Shirley. La première de leurs aventures avait déjà commencé, l'une des plus belles, des plus enrichissantes qu'ils allaient vivre.

— Chéri, j'ai une grande nouvelle à t'annoncer...