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RÉSUMÉdata.over-blog-kiwi.com/1/05/53/28/20140521/ob_b2b10a_1-mariage... · simples questions d'intérêt, mais elle se transforme en mariage d'amour parce qu'ils ont la chance

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RÉSUMÉ

Depuis qu'elle a découvert que son fiancé appréciait moins en

elle la femme que l'héritière, Caroline se méfie des hommes et de l'amour. Aussi s'est-elle doublement investie dans Fortune Cosmetics, la célèbre firme de produits de beauté créée par sa grand-mère, Kate Fortune, qui dirige d'une main de fer l'empire familial.

Or voilà que de curieux incidents viennent bientôt mettre en péril l'avenir de la prestigieuse entreprise. Quelqu'un, dans l'ombre, semble s'acharner contre Fortune Cosmetics, et Nick Valkov, le brillant chimiste d'origine russe qui est sur le point de mettre à jour un produit révolutionnaire, se trouve soudain accusé d'espionnage et déclaré persona non grata par les services de l'immigration. Dès lors, Nick n'a qu'un moyen pour échapper à l'expulsion: épouser une citoyenne américaine.

Afin de s'assurer de la confidentialité de l'opération, Kate ne trouve rien de mieux que de proposer à Nick d'épouser sa petite-fille. Un mariage blanc, évidemment, mais qui pour Caroline a tout du cauchemar : macho, dragueur, cynique et sûr de lui, Nick représente, en effet, tout ce qu'elle déteste. Mais peut-elle pour autant abandonner les siens et ruiner les espoirs d'une famille ?

Chères lectrices, Je suis Heureuse et fière d'avoir été choisie pour écrire le roman

qui ouvre la saga des Fortune. Personnellement, je trouve cette série passionnante, et j'espère que vous prendrez autant de plaisir à lire cette Histoire que j'ai eu à l'écrire.

On a coutume de dire que les gens riches sont différents des autres, mais je me suis rendu compte que c'était totalement faux lorsque j'ai commencé à raconter l'Histoire de Caroline Fortune : sa relation avec Nick Valkov suscite en elle des doutes et des espoirs semblables à ceux que nous éprouvons toutes.

C'est Nick qui m'a surprise, en fait. Quand l'éditeur m'a dit que mon Héros était chimiste, cela a d'abord évoqué pour moi l'image d'un homme terne, ennuyeux, passant ses jours et ses nuits dans un laboratoire poussiéreux rempli de cornues et d'éprouvettes. Il faut cependant se méfier des idées toutes faites, et je crois que je ne regarderai plus jamais un chimiste comme avant.

Au départ, l'union de Caroline et de Nick est motivée par de simples questions d'intérêt, mais elle se transforme en mariage d'amour parce qu'ils ont la chance de devenir amis. S'il y a un message dans Les Héritiers, je pense que c'est le suivant : les maris ne sont pas juste des maris, et les membres d'une famille simplement un ensemble de personnes unies par les seuls liens du sang. Ils sont — ou du moins ils devraient être — également des amis. C'est une vérité que le tourbillon de la vie quotidienne a tendance, me semble-t-il, à nous faire oublier. Caroline et Nick, eux, s'en souviennent. Je vous souhaite de connaître un bonheur égal au leur !

REBECCA BRANDEWYNE

Si vous achetez ce livre privé de tout ou partie de sa couverture, nous vous signalons qu'il est en vente irrégulière. Il est considéré comme « invendu » et l'éditeur comme l'auteur n'ont reçu aucun paiement pour ce livre « détérioré».

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre : HIRED HUSBAND

Traduction française de BÉNÉDICTE DUCHET-FILHOL

HARLEQUIN est une marque déposée du Groupe Harlequin et Amours d'Aujourd'hui ® est une marque déposée d'Harlequin S.A.

Originally published by SILHOUETTE BOOKS, division of Harlequin Enterprises Ltd. Toronto, Canada

Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les

articles 425 et suivants du Code pénal. © 1996, Harlequin Books S.A. ©2000, Traduction française : Harlequin S.A. 83-85,

boulevard Vincent-Auriol. 75013 Paris — Tél. : 01 42 16 63 63 Service Lectrices — Tél : 01 45 82 47 47 ISBN 2-280-07677-2 — ISSN

1264-0409

REBECCA BRANDEWYNE

Mariage sous contrat

AMOURS D'AUJOURD'HUI

Les confidences de Kate Fortune

« Je suis Kate Fortune, le chef de famille des Fortune. Une famille qui est toute ma fierté. N'est-elle pas ma plus grande réussite?

» Partis de rien, mon défunt mari Ben et moi avons créé les laboratoires Fortune Cosmetics, dont le nom est maintenant connu dans le monde entier.

» Mais la renommée et la richesse ne sont pas tout : la famille est un trésor autrement précieux. Rien n'est plus important à mes yeux que le bonheur de mes enfants et de mes petits-enfants, et je suis prête à tout — même à forcer un peu le destin — pour les aider à le trouver.

» Un pari ambitieux ? Sans doute. Mais j'adore les défis. Et quand j'ai formé un projet, rien ni personne ne peut m'empêcher de le mener à bien. »

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NEWS

ON EN PARLE CE MOIS-CI... "Un nouveau coup dur vient de frapper la famille

Fortune." L'avion privé de

Kate, fondatrice et P.-D.G. de la célèbre firme de cosmétiques à laquelle elle a donné son nom, s'est écrasé quelque part dans la forêt amazonienne et personne n'a revu depuis la doyenne des Fortune. Ses proches se sont refusés à toute déclaration, mais le bruit court qu'elle serait décédée... Cette disparition arrive au moment où la fameuse business-woman était sur le point de mettre sur le marché un produit qui, d'après certains de ses amis, promettait d'être le plus grand succès commercial de sa brillante carrière.

Le sort semble singulièrement s'acharner sur l'illustre famille. Cet accident tragique succède, en effet, à toute une série d'événements malchanceux qui se sont accumulés au cours des dernières semaines, et l'on peut se demander s'il s'agit bien d'un accident. On pense notamment à la menace d'expulsion qui est venue frapper le plus brillant chercheur de Fortune Cosmetics, suivie de ce mystérieux incendie qui s'est ensuite déclaré dans le laboratoire de la société. Quelqu'un a-t-il décidé de s'en prendre aux Fortune ? On prétend que

depuis l'accident de Kate, certains membres du clan craindraient pour leur vie... Mais qui en voudrait à cette puissante famille et pour quelle raison ? S'agit-il d'une banale histoire de concurrence ou, comme d'aucuns le laissent entendre, de raisons plus privées ? A l'heure qu'il est, on peut se demander si les Fortune réussiront à se sortir indemnes de cette nouvelle crise et à faire la lumière sur cette curieuse affaire qui risque d'entacher sérieusement leur réputation. Quoi qu'il en soit, nous serons là pour les suivre...

Liz Jones

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Prologue

Washington D.C. —Allez, mon lapin..., susurra la voix, dans l'écouteur. Avec toutes

tes relations, tu as forcément un ami ou deux aux services de l'immigration... Et je ne te demande qu'un tout petit service, un service qui ne présente de risque ni pour toi, ni pour l'employé à qui tu t'adresseras : l'expulsion d'un Russe ne dérangera personne ! Tu n'as qu'à prétendre avoir été informé de façon anonyme que Nicolai' Valkov était un ancien agent du K.G.B., ou bien qu'il trempait dans les activités de la mafia russe sur le territoire américain. Tu peux inventer ce que tu veux, l'essentiel étant que Valkov soit considéré comme un étranger indésirable et renvoyé dans son pays. Les services de l'immigration ne mettront pas en doute la parole de l'un des sénateurs les plus puissants du Capitole, alors fais ça pour moi ! Et en témoignage de reconnaissance, je viendrai spécialement à Washington pour fêter avec toi le succès de notre entreprise. J'apporterai du Champagne, et aussi ce déshabillé de dentelle noire que tu aimes tant...

Le sénateur Donald Devane se renversa dans son fauteuil de cuir bordeaux et ferma les yeux. Les images évoquées par la voix basse et rauque de la personne qu'il avait au bout du fil enflammaient ses sens. Son cœur battait la chamade et un feu délicieux courait dans ses veines au souvenir de la dernière occasion qu'il avait eue de voir ce déshabillé noir...

Les mains moites et la poitrine haletante, il mit deux bonnes minutes à recouvrer assez de sang-froid pour parler.

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— Je... euh... j'ai en effet quelques amis aux services de l'immigration, bredouilla-t-il, et je suis donc en mesure de te rendre ce service. Il me suffira de donner quelques coups de téléphone. En fait, c'est comme si ce Nicolaï Valkov était déjà dans un avion à destination de la Russie.

— Merci, mon lapin. Je savais que je pouvais compter sur toi. Appelle-moi dès que l'affaire sera réglée, et je prendrai le premier vol pour Washington. Tu attends sûrement ce moment avec autant d'impatience que moi, alors fais vite ! A bientôt, mon lapin!

Un petit rire sensuel suivit cette dernière phrase, puis la communication fut coupée.

Quand sa respiration et son pouls eurent retrouvé un rythme normal, Donald Devane appuya sur le bouton de l'Interphone et ordonna à sa secrétaire de lui passer l'Office national d'immigration.

Moins d'un quart d'heure plus tard, l'un des ordinateurs de cette administration mettait en route le processus qui aboutirait au retrait de la carte de séjour de Nicolaï Valkov, directeur de la recherche et du développement chez Fortune Cosmetics.

Un poste clé qui, aux yeux d'une certaine personne, faisait de lui un homme à éliminer par tous les moyens.

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1.

Minneapolis, Minnesota Caroline Fortune jeta un coup d'œil inquiet à sa montre au

moment où elle engageait sa Volvo bleu marine sur la rampe menant au parking souterrain de la grande tour d'acier et de verre qui abritait le siège social des laboratoires Fortune Cosmetics. Un accident sur le périphérique avait provoqué un énorme embouteillage, et la jeune femme craignait d'arriver en retard à sa réunion de 9 heures. S'il y avait une chose, en effet, que sa grand-mère, Kate Winfield-Fortune, ne supportait pas, c'était le relâchement dans le travail, et un manque de ponctualité constituait pour elle une faute professionnelle.

Un frisson secoua Caroline à la pensée qu'elle pourrait s'attirer les foudres de la vieille dame. Elle ne connaissait que trop le ton cinglant que pouvait prendre le P.-D.G. de Fortune Cosmetics dans ces moments-là. Et par-dessus tout elle redoutait le calme glacé qui accompagnait ses sentences ainsi que ce haussement imperceptible des sourcils et cette expression terrifiante de souverain mépris qui par le passé, déjà, avait réduit plus d'un cadre de Fortune Cosmetics — hommes et femmes confondus — à l'état de loque tremblante et bafouillante, allant même parfois — suprême humiliation — jusqu'à le faire pleurer !

Oui, Caroline avait assisté trop de fois à ce genre de scène pour ne pas se féliciter de n'avoir encore jamais été la cible de la colère de sa grand-mère, et elle entendait l'éviter dans toute la mesure du possible — surtout aujourd'hui : ce serait une façon vraiment désastreuse de commencer l'année.

Après s'être garée dans son emplacement réservé, elle prit son sac et son attaché-case de cuir noir sur le siège du passager,

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descendit de voiture et actionna la télécommande de fermeture centralisée des portières.

Les talons de ses chaussures Maud Frizon claquèrent sur le sol en béton tandis qu'elle courait vers la batterie d'ascenseurs qui desservait le gratte-ciel détenu par Fortune Cosmetics. Elle appuya sur le bouton d'appel et attendit un temps qui lui parut une éternité, mais un signal sonore finit par retentir, et les portes d'une cabine s'ouvrirent silencieusement devant elle.

Deux minutes plus tard, la jeune femme remontait le couloir central du dernier étage du bâtiment, où se tenait la réunion. Elle marchait d'un pas vif, tout en cherchant dans son attaché-case les notes préparées pour son exposé, si bien qu'elle vit Nicolaï Valkov arriver en sens inverse trop tard pour s'écarter. Les yeux fixés sur son propre attaché-case, qu'il avait ouvert et maintenait en équilibre précaire dans le creux de son bras, il ne regardait pas lui non plus où il allait. Ils se cognèrent l'un à l'autre et laissèrent tous les deux échapper leur mallette, dont le contenu se répandit sur l'épaisse moquette du couloir.

Sous la violence du choc, Caroline vacilla, et elle serait tombée si Nick, vif comme l'éclair, ne l'avait saisie par la taille pour la rattraper. Poussant un cri de frayeur, elle s'accrocha à lui le temps de se rendre compte qu'elle avait finalement évité la chute.

Son soulagement s'évanouit, cependant, quand elle eut suffisamment recouvré ses esprits pour sentir contre son corps la large poitrine et les cuisses musclées de Nick. Vaguement oppressée, elle prit soudain conscience de sa haute taille, de sa mâle beauté. D'autant que, pour ne rien arranger, leurs visages se touchaient presque, comme s'ils étaient sur le point de s'embrasser.

Jamais Caroline ne s'était trouvée aussi près de Nick Valkov. Sans doute est-ce pour cela qu'elle ne l'avait jamais perçu comme un homme, mais comme un simple collègue de travail. Jamais encore elle n'avait remarqué que ses cheveux de jais étaient aussi épais et brillants, ses yeux aussi noirs et perçants. Ni la troublante sensualité de cette bouche dont le sourire carnassier découvrait des dents à l'éclatante blancheur.

—Je n'ai pas eu le temps de prendre mon petit déjeuner ce matin, susurra-t-il de sa voix teintée d'accent russe, et j'avais très envie d'une brioche ; et voilà que cette délicieuse Mlle Fortune me tombe justement dans les bras.

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A ces mots, Caroline sentit ses joues s'empourprer sous l'effet conjugué de la colère et de la gêne.

S'il y avait un employé de la société qu'elle s'efforçait d'éviter, c'était bien Nick Valkov.

Il avait émigré aux Etats-Unis après l'éclatement de l'Union soviétique, et Kate Fortune l'avait alors engagé pour diriger le service de la recherche et du développement de l'entreprise familiale.

Depuis son entrée en fonctions, le comportement de Nick révélait des tendances machistes sans doute héritées de sa culture d'origine, mais qui déplaisaient profondément à Caroline : l'égalité entre les sexes, en effet, semblait être pour lui une pure abstraction. Caroline savait cependant pourquoi sa grand-mère l'avait choisi et lui payait un salaire très élevé : Nicolaï Valkov était considéré comme l'un des meilleurs chimistes du monde. Elle était donc bien obligée d'admettre que Fortune Cosmetics avait beaucoup de chance de le compter dans son personnel, même si cela ne lui donnait pas pour autant le droit de la rudoyer et de l'insulter !

— Délicieuse ? Méfiez-vous, monsieur Valkov ! s'écria-t-elle en essayant vainement de se dégager de l'étau des bras qui l'emprisonnaient. Vous risqueriez d'être surpris !

— Vous croyez? Je suis prêt à parier, au contraire, que sous vos dehors sévères vous êtes tout sucre tout miel.

Et à la grande indignation de Caroline — mais sans qu'elle puisse rien faire pour s'y opposer —, la main droite de Nick remonta le long de son dos et se posa sur le lourd chignon qui lui couvrait la nuque.

— Quelle tristesse ! reprit-il. Quand je pense que votre métier est de promouvoir la beauté féminine ! Pourquoi vous obstinez-vous à cacher ce que vous avez de plus beau ? Vous devriez porter vos cheveux dénoués, ce serait bien plus seyant... Si je m'écoutais, j'enlèverais toutes ces épingles, ne serait-ce que pour satisfaire ma curiosité. Je me demande en effet jusqu'où ils descendent... Jusqu'aux épaules ? Jusqu'aux reins ?

Furieuse, la jeune femme le fusilla du regard, mais garda le silence : elle n'avait nullement l'intention de se laisser entraîner dans une joute verbale avec un individu tel que lui. Celui-ci, toutefois, ne parut ni intimidé ni découragé par cette manifestation d'hostilité. Son sourire s'élargit au contraire, plus moqueur que jamais, et il observa d'une voix suave :

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—Vous refusez de me répondre ? Tant pis... Il y a cependant quelque chose dont je suis sûr, sans que vous ayez besoin de me le dire : les grosses lunettes perchées en permanence sur votre joli nez vous servent moins à corriger votre vue qu'à dissimuler votre visage. J'ai même la certitude que vous avez de très bons yeux.

Caroline détourna le regard. Pourquoi fallait-il que Nick Valkov allie la sagacité à l'impudence ? Car il avait raison : elle aurait très bien pu se passer de ses lunettes à monture d'écaille. Comme son chignon, elle les portait dans le seul but de se donner l'air sérieux, de cultiver l'image de la femme d'affaires efficace et pragmatique dont elle se servait pour cacher au reste du monde — et aux hommes en particulier — une nature émotive qui la rendait vulnérable.

— Je me moque de ce que vous pensez, monsieur Valkov, déclara Caroline en s'efforçant de parler sur un ton de froide dignité. De plus, ni vous ni moi n'avons de temps à perdre en bavardages stériles. Nous sommes tous les deux attendus dans la salle de conférences, et peut-être ne craignez-vous pas de mettre ma grand-mère en colère, mais ce n'est pas mon cas. Je vous prie donc de me lâcher, car j'ai bien l'intention, en ce qui me concerne, d'arriver à l'heure à la réunion. Elle commence dans cinq minutes à peine.

—La réunion ! répéta Nick avec un petit sursaut. J'avoue que notre... rencontre me l'avait fait complètement oublier.

Libérant aussitôt Caroline, il s'agenouilla pour l'aider à ramasser les papiers éparpillés sur la moquette.

Quand ils arrivèrent, deux minutes plus tard, en salle de

conférences, la jeune femme s'aperçut avec consternation qu'ils étaient les derniers. Kate Fortune était déjà installée à l'autre bout de l'immense table d'acajou où elle occupait, comme de coutume, la place d'honneur. Son fils aîné Jacob — père de Caroline et directeur général de Fortune Cosmetics — était assis à sa droite, et son avocat et ami de longue date Sterling Foster à sa gauche.

A côté de Sterling, le teint cireux de quelqu'un qui a la migraine, se trouvait Kyle Fortune, l'un des nombreux cousins de Caroline. Ses allures de playboy détonnaient au milieu de cette assemblée de gens à la mine sévère et aux vêtements stricts : affalé dans son fauteuil, il avait visiblement la gueule de bois, et à en juger par sa chemise

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froissée et sa cravate desserrée, il n'était même pas rentré chez lui pour se changer après une nuit sans doute passée dans quelque discothèque.

Le regard de Caroline se posa de nouveau sur sa grand-mère. Agée de soixante-dix ans, Kate Winfield Fortune avait remarquablement résisté aux outrages du temps : elle était à peine ridée, et seules quelques mèches blanches striaient ses cheveux auburn, dont la masse ondulée, ramenée souplement en arrière, auréolait un visage aux traits fins et aux pommettes hautes.

Bien que petite et mince, Kate ne donnait nullement une impression de fragilité. Une volonté et une énergie hors du commun s'exhalaient au contraire de toute sa personne, lui donnant un ascendant immédiat sur les autres. Et l'éclat de ses yeux bleus, brillants d'intelligence et de vivacité, prouvait, s'il en était besoin, que les années n'avaient en rien émoussé ses capacités intellectuelles.

Elle était la présidente-directrice générale du groupe Fortune, holding qui possédait, outre les laboratoires Fortune Cosmetics, une société immobilière implantée dans des dizaines de pays, ainsi que des participations dans plusieurs grosses compagnies pétrolières.

De tous les membres de sa nombreuse famille, c'était Kate que Caroline admirait le plus et à qui elle voulait ressembler. Elle avait malheureusement conscience de ne posséder ni le charisme, ni la témérité, ni l'indomptable énergie de sa grand-mère. Et même si elle avait jamais eu ces qualités, la douloureuse expérience de ses fiançailles, quelques années plus tôt, les lui aurait enlevées.

Alors très jeune et très amoureuse de Paul Andersen, un collègue de travail, elle avait été anéantie quand une conversation surprise en passant devant une porte ouverte lui avait appris que Paul ne la courtisait nullement par amour, mais par pur intérêt.

Profondément blessée, Caroline fuyait depuis les hommes, et consacrait toute son énergie à sa carrière, avec pour objectif de connaître la même réussite dans les affaires que sa grand-mère.

Son intelligence, alliée à une volonté de fer et à un travail acharné, lui avait déjà permis de gravir les échelons de la hiérarchie jusqu'au poste de responsable du marketing, et elle ne comptait pas s'arrêter là.

Dans une autre entreprise, une promotion aussi rapide aurait peut-être provoqué des jalousies et des accusations de favoritisme,

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mais pas chez Fortune Cosmetics, où personne n'ignorait que Kate traitait l'ensemble des employés, y compris les membres de sa famille, selon leurs seuls mérites.

— Bonjour, tout le monde ! dit Caroline en enlevant rapidement ses gants de cuir souple et son élégant manteau de laine beige avant de s'asseoir. Je pensais arriver plus tôt, mais un accident sur le périphérique a causé un embouteillage de plusieurs kilomètres.

— Sans compter que Mlle Fortune et moi sommes, nous aussi, entrés en collision dans le corridor, déclara Nick avec un sourire goguenard.

Il n'avait pas quitté Caroline des yeux depuis leur entrée dans la pièce et, tout en parlant, il lui adressait une petite moue réprobatrice, comme pour lui signifier que son tailleur Chanel et son chemisier de soie grège lui déplaisaient tout autant que sa coiffure et ses lunettes.

Malgré le trouble qu'avait fait naître en elle l'incident du couloir, elle s'obligea à soutenir son regard. Mais son embarras atteignit son comble quand elle s'aperçut que le chimiste ne se contentait pas de la détailler de la tête aux pieds : il la déshabillait littéralement du regard. Et ce avec une telle impudence qu'elle finit par avoir l'horrible impression d'être nue devant lui !

De plus en plus mal à l'aise, elle se dépêcha d'ouvrir son attaché-case et de plonger le nez dedans. Furieuse à la fois contre elle-même et contre lui, elle fut saisie d'une brusque envie de se lever et de gifler Nick. Il ne sourirait plus, alors, et cela lui montrerait que les Américaines ne se laissaient pas traiter comme de simples objets sexuels !

Mais Caroline avait été habituée depuis l'enfance à dominer ses pulsions. Elle se contenta donc de l'ignorer. La violence de sa colère, cependant, l'étonna. Que lui arrivait-il donc ? songea-t-elle. Qu'étaient devenus son calme et sa pondération coutumiers ? Il n'était pas du tout dans ses habitudes de perdre ainsi son sang-froid, et surtout pas à cause d'un homme. Les problèmes de circulation du matin l'avaient sans doute plus énervée qu'elle ne le pensait, mais il lui fallait se reprendre rapidement, si elle ne voulait pas que son exposé en pâtisse — d'autant que Kyle semblait maintenant s'être endormi dans son fauteuil.

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Cette constatation assombrit encore l'humeur de la jeune femme qui se maudit intérieurement d'avoir choisi Kyle comme adjoint, quelques mois plus tôt.

C'était l'un de ses cousins préférés mais, à l'instar de tous les hommes qu'elle connaissait, il faisait passer le plaisir avant le travail. En faisant ce constat, Caroline avait bien conscience d'être injuste — il y avait aussi des hommes professionnellement fiables —, mais sa fureur contre Nick Valkov la poussait aux jugements excessifs.

La voix de sa grand-mère interrompit ses réflexions. — Puisque tout le monde est là, je déclare la séance ouverte,

annonça la vieille dame. Kyle? Kyle ! Cela t'ennuierait-il de te réveiller et de nous accorder ton attention ?

Quand le coupable, tiré du sommeil par un léger coup de coude de Sterling Foster, ouvrit les yeux, ce fut pour rencontrer le regard sévère de sa grand- mère.

— J'ai le sentiment très net que Fortune Cosmetics va devoir tôt ou tard se passer de tes bons et loyaux services, reprit cette dernière. La vie de bureau ne te vaut rien. Je pense que tu aurais tout intérêt à aller vivre au grand air, et à te trouver un emploi qui t'oblige à te lever avec le soleil et à te dépenser physiquement. Au moins, le soir, cela te couperait l'envie de sortir — ce qui ne serait pas plus mal, vu la vie de patachon qui est la tienne en ce moment !

— Me lever avec le soleil ! Quelle horrible perspective ! s'écria Kyle. L'aube et le grand air sont les deux choses que je déteste le plus au monde.

Les paroles de son petit-fils arrachèrent un grognement irrité à Kate qui, au grand soulagement de Caroline, ne jugea cependant pas utile d'insister.

Elle se tourna à la place vers Nick Valkov et lui dit d'un ton péremptoire :

— Commencez, Nick ! Où en êtes-vous dans la mise au point de notre nouvelle crème de beauté ?

— Elle avance de façon très satisfaisante, répondit le chimiste. Puis, afin d'illustrer son propos, il se leva, contourna la table et

inséra une disquette dans l'ordinateur qui faisait partie de l'équipement informatique et vidéo de la salle. Quelques instants plus tard une première image surgit sur l'écran, faisant apparaître un schéma et des symboles chimiques auxquels Caroline ne comprit

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rien, mais que Nick, utilisant une flèche lumineuse, entreprit alors de commenter :

— Les précédentes réunions vous ont permis de suivre pas à pas les progrès de nos recherches. Eh bien, ce matin, j'ai le plaisir de vous annoncer qu'après des mois de tâtonnements, la crème révolutionnaire que mon service a été chargé de concevoir est tout près de voir le jour. Ce que vous avez devant les yeux est sa formule, présentée sous forme de matrice. Quand elle est combinée avec diverses propriétés de l'épiderme, voici ses effets, en théorie et d'après les résultats de nos tests...

Nick cliqua sur la souris, et un film vidéo de trente minutes se mit en route, présentant, en détail et en termes simples, le processus de régénération de la peau induit par les composants de la crème. L'image du début reparut ensuite sur l'écran, et Nick déclara :

— Vous remarquerez que cette matrice est encore incomplète. Il y a, en effet, dans la chaîne moléculaire un trou signalant l'absence d'un élément que j'ai baptisé l'élément X. Il nous reste à l'identifier, mais nous sommes malgré tout parvenus à réduire considérablement le champ des possibilités. Dès que nous l'aurons isolé — et cela ne devrait pas nous demander longtemps —, la fabrication du produit pourra commencer... Des questions ?

Jacob Fortune, que tout le monde appelait Jake, prit alors la parole :

— Arrêtez-moi si je me trompe, Nick, mais cette crème semble avoir des propriétés identiques à celles que possèdent le rétinol, l'acide salicylique et les composés hydroxyles comme l'acide glycolique. Elle va bien au-delà, cependant, et devrait révolutionner le marché des cosmétiques en réalisant une sorte de peeling chimique, opération que seuls les chirurgiens esthétiques et les dermatologues réalisent actuellement. L'avantage pour les femmes étant de pouvoir la faire chez elles, en toute sécurité et pour un prix relativement modique. De plus, si j'ai bien compris, l'utilisation régulière de ce produit en renforcerait les effets bénéfiques... C'est bien cela ?

— Exactement ! s'écria Nick, les yeux brillants d'excitation. Notre produit est réellement révolutionnaire. Son usage quotidien rendra en quelques mois à l'épiderme le plus flétri toutes les caractéristiques — texture, élasticité, etc. — d'une peau d'adolescente... l'acné en moins, évidemment !

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Nick laissa s'éteindre les rires qui avaient salué cette remarque, puis il continua :

— Après cette première phase de rajeunissement, deux ou trois applications par semaine empêcheront le processus de vieillissement de se réenclencher, et cela signifie que la plupart des utilisatrices du produit y resteront fidèles toute leur vie. Agissant comme un peeling chimique, cette crème devra naturellement obtenir une autorisation gouvernementale de mise sur le marché, mais cela ne devrait poser aucun problème. Au cours de nos travaux, nous avons en effet toujours veillé à respecter la réglementation en vigueur, et le dossier que nous présenterons à l'Administration est là pour en témoigner. Mais Sterling vous parlera mieux que moi de cet aspect légal des choses... Pour terminer, sachez que notre découverte fera l'objet d'une demande de brevet, qui nous sera sûrement accordée, et la concurrence s'en trouvera paralysée pendant un bon bout de temps. Nos parts de marché augmenteront donc de façon substantielle.

Le sourire charmeur qui ponctua cette dernière phrase irrita Caroline au plus haut point. Il n'aurait dû être permis à aucun homme de posséder une telle séduction, surtout quand s'y ajoutaient de remarquables facultés intellectuelles et un aplomb proche de la suffisance.

—C'est tout simplement génial ! s'exclama Kate, le visage radieux. Vous avez fait de l'excellent travail, Nick, et je suis certaine que vous identifierez vite l'élément X. Je pense également parler au nom de toutes les personnes présentes en disant que je me félicite un peu plus chaque jour d'avoir comme collaborateur un homme aussi brillant et dévoué que vous... Venons-en maintenant à ces parts de marché que vous évoquiez... Caroline, ta campagne publicitaire pour le lancement de notre nouvelle crème est-elle prête?

— Oui, grand-mère, répondit la jeune femme en commençant à chercher dans sa mallette les documents dont elle avait besoin pour sa présentation.

Après lui avoir cédé la place, Nick s'était dirigé vers une table dressée au fond de la salle où avaient été disposés une cafetière ainsi qu'un assortiment de viennoiseries.

— Ah ! il y a des brioches..., observa-t-il avec un clin d'œil complice à l'adresse de Caroline.

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— Merci du renseignement, dit-elle sèchement. Mais, contrairement à vous, je ne déjeune pas le matin.

Elle se hâta ensuite de rassembler ses papiers, mais ses mains tremblaient, et elle vit que son père et sa grand-mère la regardaient avec curiosité, l'air de se demander quel genre de rapports le chimiste et elle entretenaient. Certes, il n'y avait dans l'entreprise aucune règle interdisant aux salariés de nouer des relations personnelles, mais son cas à elle était un peu différent. Et Caroline ne se rappelait que trop bien sa mésaventure avec Paul Andersen ainsi que la déception que son erreur de jugement avait causée à son père et à sa grand-mère. Craignaient-ils en ce moment que l'histoire ne se répète avec Nick Valkov ?

— Dommage ! Vous ne savez pas ce que vous perdez ! rétorqua tranquillement celui-ci, avec un sourire narquois.

Puis, loin de paraître s'émouvoir de son regard furibond, il mordit dans sa brioche et se mit à la savourer avec une délectation appuyée.

Malgré sa colère, Caroline ne put s'empêcher de fixer la bouche de Nick et de noter la façon sensuelle dont il se passait la langue sur les lèvres entre chaque bouchée. Des images érotiques lui vinrent à l'esprit, et elle secoua vigoureusement la tête, autant pour les chasser que pour répondre à la provocation implicite.

Elle se hâta ensuite de baisser les yeux, mais son cœur battait la chamade, car elle ne pouvait se défendre contre l'idée que Nick avait lu dans ses pensées.

Avant de commencer son exposé, toutefois, elle se risqua à l'observer à la dérobée. Il ne souriait plus, ce qui l'aurait soulagée si elle n'avait constaté qu'il la regardait maintenant avec une étrange intensité, comme s'il la découvrait pour la première fois et la trouvait soudain très intéressante.

— Pardonnez-moi mon interruption, mademoiselle, murmura-t-il en revenant s'asseoir.

— Vous êtes pardonné, monsieur Valkov, déclara-t-elle aussi calmement que le lui permettaient les violentes émotions qui l'agitaient.

Une fois ses documents mis en ordre, elle s'approcha de l'ordinateur avec sa disquette de présentation. Elle dut néanmoins s'éclaircir la voix plusieurs fois avant d'être sûre de pouvoir parler sans trahir sa nervosité.

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— Comme vous le savez, commença-t-elle, nous avons envisagé plusieurs noms pour baptiser notre nouvelle crème. Après l'étude de marché réalisée par mon service, voici finalement celui que nous avons choisi, sous réserve, bien sûr, que vous l'approuviez...

Caroline cliqua sur la souris, et le logo des laboratoires Fortune Cosmetics apparut sur l'écran, avec en surimpression le mot « Divine ».

Suivit une vidéo qui expliquait le concept de la campagne publicitaire, puis montrait les différents projets qui seraient ensuite diffusés dans les médias.

Le spot télévisé débutait par un gros plan de la sœur de Caroline, Allison — top model et ambassadrice de la marque familiale —, et par cette question que posait une voix off, à la fois basse et mystérieuse : « Quel est son secret ? » Le clip se poursuivait par une série de séquences mettant en scène des femmes d'âges et de nationalités variés, mais toutes belles et jeunes d'allure. Elles étaient filmées dans diverses situations — au travail, au volant d'une voiture, dans la rue ou sur une plage —, avec souvent à leur côté un homme aussi séduisant qu'elles. Sur chaque image figurait le produit lui-même, conditionné dans un joli pot de verre doré, fidèle à l'esthétique qui constituait la signature des laboratoires Fortune Cosmetics.

Le spot se terminait par le retour d'Allison et de la voix off, qui annonçait : « Et maintenant que vous connaissez son secret, soyez, comme elle, non seulement femme, mais Divine. »

A la grande satisfaction de Caroline, des applaudissements saluèrent la fin de sa présentation.

—Magnifique ! s'écria Kate. C'est exactement le message que nous voulions transmettre : notre crème a le pouvoir de rendre belle n'importe quelle femme, indépendamment de son âge, de ses origines et de son mode de vie. Son nom — « Divine » — me semble par ailleurs fort bien choisi. C'est sensuel, mystérieux, féminin... bref, cela me semble parfait, et je vous demanderai, Sterling, de le déposer dans les meilleurs délais... Bravo, Caroline ! Je suis fière de toi. Continue comme ça!

Les éloges que lui adressa ensuite son père firent au moins autant plaisir à la jeune femme que ceux de sa grand-mère — si ce n'est plus. Sur le plan professionnel, en effet, Jake était un homme très exigeant. Caroline savait qu'il avait renoncé à ses rêves de jeunesse

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pour prendre la direction de Fortune Cosmetics, et que, malgré ce douloureux sacrifice, il en avait épousé les intérêts avec un zèle qui ne s'était jamais démenti. Sur le plan personnel, ensuite, tout compliment venant de son père réchauffait le cœur de la jeune femme, car elle avait conscience de compter moins pour lui que son frère aîné Adam dont Jake aurait tant souhaité pouvoir faire son successeur à la tête de la société.

Adam, cependant, ne s'entendait pas très bien avec son père, et l'idée de travailler un jour dans l'entreprise familiale ne l'avait jamais séduit. A dix- huit ans, il s'était même rebellé et engagé dans l'armée, causant ainsi une immense déception à son père. Caroline s'efforçait depuis de montrer à Jake qu'il pouvait reporter ses espoirs sur elle, mais c'était aujourd'hui la première fois qu'elle avait le sentiment de l'avoir favorablement impressionné. Sans doute comprenait-il mieux que tout autre dans la compagnie l'importance de l'enjeu représenté par la nouvelle crème de beauté de Fortune Cosmetics : le lancement de ce produit révolutionnaire serait assurément l'apogée de la brillante carrière de Kate dans les affaires.

La séance fut levée quelques minutes plus tard, mais pendant que les participants rassemblaient leurs papiers, la vieille dame précisa un dernier point.

— Avant que vous ne partiez, dit-elle, je voudrais vous rappeler que toutes les informations liées de près ou de loin au résultat de nos recherches doivent demeurer secrètes. L'espionnage industriel est un risque très réel dans notre secteur d'activité, et il ne faut pas que nos concurrents découvrent l'existence de cette crème avant sa mise sur le marché. Je suis impatiente de voir leur réaction à ce moment-là... Ils vont avoir une attaque !

Kate éclata de rire comme une petite fille espiègle, puis elle quitta la salle de conférences, suivie de Jake et de Sterling.

N'ayant aucune envie de se retrouver en tête à tête avec Nick Valkov, Caroline se hâta de déclarer à son cousin :

— J'ai à te parler, Kyle. Tu veux bien m'accompagner dans mon bureau ?

Même si cette requête lui fournissait un prétexte commode pour ne pas rester seule avec le chimiste, la jeune femme ne mentait pas : elle devait vraiment parler à Kyle.

L'expérience lui avait, en effet, appris à comprendre sa grand-mère à demi-mot, et elle savait que celle-ci ne s'était pas

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contentée de menacer Kyle en lui signifiant que Fortune Cosmetics aurait à se passer désormais de ses services. Elle l'avait bel et bien congédié.

Cette perspective la désolait, et pourtant elle savait que sa grand-mère avait raison: Kyle n'était pas fait pour travailler chez Fortune Cosmetics ; il n'avait ni le goût ni le sens des affaires. Pire encore, ses mœurs de séducteur invétéré nuisaient à l'entreprise. Il avait eu des aventures avec presque tous les top models employés pour promouvoir les produits de la société, et la dernière de ses conquêtes, Danielle Duvalier, avait été secouée par leur rupture au point de tomber malade. Au bord de la dépression nerveuse, elle s'était mise à dépérir, et Caroline avait dû l'envoyer, tous frais payés, se rétablir aux Bahamas.

Pour Kate, la vue de son petit-fils dormant à la réunion n'avait donc été que la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Et, malgré sa tristesse, Caroline était bien obligée de reconnaître que la décision prise par sa grand-mère de licencier Kyle était sévère mais juste.

Restait à en informer l'intéressé, et la jeune femme, qui détestait remercier un membre du personnel, même s'il lui était relativement indifférent — ce qui était loin d'être le cas en l'occurrence —, essaya de se préparer mentalement à cette pénible tâche pendant le trajet de la salle de conférences à son bureau.

— Ferme la porte et assieds-toi, dit-elle à son cousin quand ils eurent atteint leur destination.

Kyle obéit tandis que Caroline accrochait son manteau dans le placard situé près de l'entrée.

La pièce, grande et claire, était percée de larges baies vitrées qui donnaient sur le Mississippi, dont les eaux séparaient les villes jumelles de Minneapolis et de Saint-Paul. Afin de gagner du temps, ce fut à pas lents que la jeune femme la traversa pour aller s'installer derrière sa table de travail. Mais vint finalement le moment où il lui fallut se résoudre à annoncer la mauvaise nouvelle.

— Tu sais que tu es l'un de mes cousins préférés..., commença-t-elle.

— Oui, et je sais aussi que je t'ai déçue, l'interrompit Kyle avec un sourire désabusé. Je ne suis pas à la hauteur des fonctions dont tu m'as chargé et, à cause de mon manque de sérieux, je te pose plus de problèmes que je ne t'apporte d'aide. Pour couronner le tout, voilà que je m'endors à une réunion importante, et maintenant, tu es

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obligée de me renvoyer... Eh oui, Caro, tu n'es pas la seule à avoir compris ce que grand-mère voulait dire, ce matin, avec ses observations sur mon caractère ! Et, très franchement, je ne suis pas étonné : ça devait arriver un jour ou l'autre. Je suis même soulagé : cela m'évitera d'avoir à donner moi-même ma démission.

Kyle marqua une pause. Il souriait toujours, mais ses yeux bleus étaient graves.

— Tu m'as donné ma chance, reprit-il après s'être passé une main lasse dans les cheveux, et je regrette pour toi de m'être révélé un aussi piètre collaborateur. Tu m'as fait confiance, et je t'en remercie, mais grand-mère a raison : je n'ai pas ma place dans une entreprise comme Fortune Cosmetics. Je me demande même si j'ai ma place quelque part, car les soirées mondaines et les discothèques commencent terriblement à m'ennuyer. A vrai dire, ce n'est pas la première fois que je songe à partir loin d'ici et à aller m'installer en pleine nature pour devenir — que sais-je ? — bûcheron, guide de montagne, fermier... n'importe quoi, pourvu que je rompe avec mon mode de vie actuel. Ce ne sont malheureusement que de vagues aspirations, car je n'ai aucune des compétences requises pour les métiers que je viens de citer.

— Je te conseille quand même d'y réfléchir, déclara Caroline d'une voix douce. C'est peut-être là qu'est ta voie.

— Oui, j'ai sans doute trop essayé d'être fidèle à ce qu'on attendait de moi et de tromper mon ennui en jouant les play-boys. Il y a autant d'avantages que d'inconvénients à être un Fortune : soit nous cherchons à nous affirmer en refusant le modèle tracé par nos aînés, comme ton frère Adam qui s'est engagé dans l'armée à dix-huit ans, soit nous sommes victimes de l'image de richesse que véhicule notre nom, comme moi, ou comme toi qui fuis les hommes à cause de cet imbécile de Paul Andersen... Ne le prends pas mal, Caro : je ne te critique pas. Je compatis, au contraire, et Dieu sait que je n'ai pas fait mieux que toi, côté amour ! Si ce n'est que nous avons le problème inverse, tous les deux : je devrais sortir moins, et tu devrais sortir plus. Il m'a d'ailleurs semblé, ce matin, que tu intéressais beaucoup Nick Valkov...

A ces mots, Caroline sentit un brusque trouble l'envahir. — C'est ridicule ! protesta-t-elle avec véhémence. Nick Valkov peut

avoir toutes les femmes qu'il veut... Pourquoi s'intéresserait-il à moi ?

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—Tu ne te poserais pas la question si tu renonçais à porter ces grosses lunettes et cet horrible chignon, et si tu te regardais plus souvent dans la glace. Tu verrais alors que tu es belle, aussi belle qu'Allison et les autres top models de nos campagnes publicitaires.

— Tu es gentil, mais tu sais comme moi que ce n'est pas vrai. — Bien sûr que si, et je vais même te confier un secret : si tu

n'étais pas ma cousine, j'aurais depuis longtemps tenté de te séduire ! s'exclama Kyle avec un de ces sourires charmeurs qui avaient conquis et brisé tant de cœurs. Les princesses lointaines ont toujours constitué un défi excitant pour les hommes, et Nick Valkov ne fait pas exception à la règle. Je connais les signes, crois-moi : tu plais beaucoup à notre brillant chimiste.

Kyle se leva et se pencha par-dessus la table pour embrasser Caroline sur la joue avant de reprendre :

— Sors de ta tour d'ivoire, Caro ! Donne-toi une chance de réviser ton jugement sur les hommes ! Et ne te culpabilise pas à cause de moi : tu me rends service en me renvoyant. Je te laisse, maintenant... A bientôt !

Sifflotant gaiement, Kyle se dirigea d'un pas tranquille vers la porte. La jeune femme le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu dans le couloir, mais l'écho de leur conversation continua ensuite longtemps de résonner dans sa tête.

Son cousin avait-il raison? se demanda-t-elle. Nick Valkov la trouvait-il vraiment attirante ?

Non, finit-elle par conclure. Il s'était juste amusé à ses dépens, ce matin. Il ne lui portait aucun intérêt.

Absolument aucun.

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2.

La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Nick Valkov arriva devant la grille de sa maison, située en bordure de l'un de ces très beaux lacs qui s'étendent à l'ouest de Minneapolis. Après avoir appuyé sur le bouton de sa télécommande pour ouvrir les portes, et garé son cabriolet Mercedes, il prit sur la banquette arrière son attaché-case ainsi que le courrier qu'il avait récupéré au passage dans sa boîte aux lettres.

Une fois dans la salle de séjour, où d'immenses fenêtres offraient une vue panoramique sur le lac, Nick enleva ses gants de cuir, son épais pardessus de laine, son veston et sa cravate, qu'il jeta négligemment sur une chaise. Il déboutonna ensuite le col de sa chemise et s'approcha du bar pour se servir un doigt de vodka.

Son verre à la main, il alla s'asseoir dans un fauteuil et entreprit de trier son courrier, jetant dans la corbeille sans même les ouvrir les enveloppes au contenu visiblement publicitaire, et empilant le reste sur la table basse placée à côté de lui.

Une enveloppe qui portait le tampon des services de l'immigration attira soudain son attention. De quoi pouvait-il bien s'agir ? Intrigué, il l'ouvrit sans attendre. Lui demandait-on de faire de nouvelles démarches? Il lut d'un trait la missive imprimée qui lui était adressée et se figea, frappé de stupeur ! Il poussa un juron étouffé et relut une nouvelle fois la lettre pour bien se pénétrer de la teneur du message.

—Ce n'est pas possible ! marmonna-t-il, abasourdi. Il doit y avoir une erreur !

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Un mélange d'angoisse et de colère l'envahit tandis qu'il voyait en esprit s'écrouler tous ses espoirs, tous ses rêves d'avenir. Il était en train de vivre un vrai cauchemar. Pour une obscure raison, le ministère de l'Intérieur le considérait maintenant comme un étranger indésirable. On lui signifiait donc qu'il allait être expulsé des Etats-Unis ! Il devait se rendre au bureau de l'immigration le plus proche de son domicile avec son passeport et sa carte de séjour, après quoi il serait mis dans le premier avion à destination de son pays d'origine. Ces instructions étaient accompagnées des textes de loi fixant les peines prévues en cas de désobéissance.

Nick était effondré. Bien que la lettre ne le dît pas clairement, elle laissait entendre qu'on l'accusait d'être un ancien agent du K.G.B. C'était faux, évidemment, mais, s'il voulait rester aux Etats-Unis, il lui faudrait livrer un long et coûteux combat judiciaire pour prouver son innocence — et sans aucune garantie de succès, car ce serait au bout du compte sa parole contre celle d'une puissante administration.

L'idée de retourner en Russie ne le tentait pas du tout. Car, même s'il lui arrivait de regretter sa patrie — c'était d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles il avait choisi de s'installer dans le Minnesota, dont les lacs gelés et les paysages enneigés lui rappelaient son pays natal —, les graves problèmes économiques et politiques qu'elle connaissait depuis l'éclatement de l'Union soviétique y rendaient la vie très difficile.

Parvenu à ce stade de ses réflexions, Nick tendit la main vers le téléphone et composa le numéro de la ligne directe de Kate Fortune au bureau. Personne n'ayant répondu au bout de dix sonneries, il décida d'essayer de joindre la vieille dame à son domicile. Elle décrocha presque tout de suite, et, infiniment soulagé, il déclara :

— Kate ? Nick Valkov, à l'appareil. Désolé de vous déranger chez vous, mais il m'arrive quelque chose de grave, et j'ai pensé que vous deviez en être immédiatement informée... Vous avez un moment à me consacrer, ou bien préférez-vous que je rappelle plus tard ?

— J'ai invité Sterling à dîner et nous nous apprêtions à nous mettre à table, mais cela peut attendre. Parlez, je vous écoute. Que se passe-t-il ?

Après lui avoir parlé de la lettre des services de l'immigration, Nick observa :

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— Cette affaire m'inquiète beaucoup et me plonge en outre dans la plus profonde perplexité. Où le ministère de l'Intérieur est-il allé chercher l'idée que j'étais un ancien agent du K.G.B. ? J'ai bien effectué des recherches pour le compte du gouvernement, autrefois, mais elles ne touchaient en rien à des domaines sensibles. J'étais alors — et je suis toujours — résolument pacifiste : j'aimerais mieux mourir plutôt que d'aider un quelconque pays à développer des armes chimiques. Quelqu'un a peut-être cru par erreur que mes travaux antérieurs s'inséraient dans le cadre d'une opération secrète du K.G.B., je ne sais pas... En tout cas, à cause de ma participation à la conception de votre nouvelle crème et des énormes enjeux commerciaux qu'elle représente pour votre société, j'ai jugé préférable de vous mettre tout de suite au courant de la situation.

Nick soupira et, tendant la main vers son veston, sortit de la poche intérieure un paquet de cigarettes. Il le secoua pour en extraire une, qu'il alluma avant d'en tirer une grande bouffée.

L'ouïe fine et l'esprit vif de Kate lui permirent manifestement de comprendre ce qu'il faisait, car elle déclara sur le ton d'une mère grondant son fils :

— Je croyais que vous vouliez arrêter de fumer ! — Oui, j'en avais l'intention... enfin, j'en ai toujours l'intention,

mais cette menace d'expulsion me rend très nerveux. Je n'ai envie ni de retourner en Russie, ni de perdre mon emploi dans votre société parce que je serai trop occupé à me battre contre l'Administration pour travailler. — Ne vous tracassez pas, Nick. La mise au point de notre nouvelle crème est maintenant si proche, et vous y jouez un rôle si important, qu'il n'est pas question pour moi de me séparer de vous. Il faut juste trouver un moyen de déjouer les plans du ministère de l'Intérieur... Attendez, je vais appeler Sterling...

Kate posa ensuite la main sur le microphone, mais sa voix, bien qu'étouffée, restait assez forte pour que Nick comprenne ses paroles.

— Décrochez l'autre téléphone, Sterling, afin de pouvoir suivre la conversation ! Les services de l'immigration accusent Nick d'être un ancien agent du K.G.B., et ils veulent l'expulser. Ce serait une catastrophe : nous avons absolument besoin de lui, et, en plus, je ne peux pas laisser partir un homme qui en sait autant sur notre nouveau produit... Imaginez qu'un gouvernement étranger lui achète le secret de notre découverte, inverse la formule et mette sur

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le marché une crème qui flétrit la peau au lieu de la rajeunir... Toutes les femmes auraient l'air de centenaires au bout de quelques mois, et cela déclencherait la Troisième Guerre mondiale !

Malgré son anxiété, Nick ne put s'empêcher de rire. — Vous avez tout compris, Kate ! s'écria-t-il. Mes travaux font en

réalité partie d'une grande machination destinée à ébranler les fondements mêmes de la société. C'est la raison pour laquelle je n'ai ni épouse ni compagne, du reste : j'échapperai ainsi au massacre des hommes par leur femme ou leur maîtresse prise de folie meurtrière en se voyant vieillir de dix ans en dix semaines...

— Mais la voilà, la solution ! intervint Sterling. — Je dois me faire tuer par une enragée ? s'exclama Nick, interdit. — Non, vous devez vous marier. — Me marier ? Et pourquoi ? — Parce que, si vous épousez une Américaine, les services de

l'immigration ne pourront plus rien contre vous. Même si vous étiez vraiment un ancien agent du K.G.B., vous auriez alors légalement le droit de vivre aux Etats-Unis. Marié, vous n'aurez plus besoin de carte de séjour et serez définitivement à l'abri d'une expulsion.

— Dans ce cas, je descends tout de suite dans la rue et je demande en mariage la première femme que je croise, annonça Nick d'un ton narquois. Non, sérieusement, Sterling, vous jugez réellement les services de l'immigration assez bêtes pour croire que, juste après avoir reçu leur lettre, j'ai comme par hasard rencontré l'âme sœur, et que je l'ai épousée le lendemain? Ils comprendront immédiatement que c'est un stratagème !

— Nick a raison, Sterling, souligna Kate. Je trouve votre suggestion excellente, mais il faut procéder avec beaucoup de prudence, et aussi discrètement que possible. L'idéal serait que cela ne sorte pas de la famille.

— Qu'avez-vous en tête, Kate ? déclara l'avocat. Il la connaissait depuis si longtemps qu'il était presque capable

de lire dans ses pensées. Avant même qu'elle ne s'expliquât, il se doutait donc déjà de ce qu'elle allait dire.

— Je pense que j'ai plusieurs petites-filles ravissantes et célibataires, répondit la vieille dame, dont deux au moins — Caroline et Allison — travaillent pour Fortune Cosmetics. Allison est trop célèbre pour constituer un bon choix, car les journalistes sont à l'affût de ses moindres faits et gestes, mais Caroline... Caroline s'est

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toujours tenue à l'écart des médias, malgré le poste important qu'elle occupe dans la compagnie, et le développement de notre nouveau produit lui tient à cœur. Il m'a enfin semblé ce matin qu'elle ne vous déplaisait pas, Nick...

L'interpellé en resta muet de stupeur. Il avait l'impression de rêver et faillit se pincer pour se réveiller, mais non, il fallait se rendre à l'évidence : ce n'était pas un rêve. L'idée d'épouser Caroline Fortune ne lui en paraissait pas moins complètement extravagante.

Non que la jeune femme lui déplût, bien au contraire, mais les timides avances qu'il lui avait faites par le passé s'étaient toujours heurtées à un mur.

Ce n'était pas pour rien que le personnel de Fortune Cosmetics avait surnommé Caroline « le Glaçon ». Car si beaucoup d'hommes de la société rêvaient secrètement d'être celui qui la ferait fondre, depuis la rupture de ses fiançailles avec Paul Andersen, elle ne laissait aucun représentant du sexe masculin l'approcher.

— Vous ne dites rien, Nick ! finit par observer Kate. Dois-je en conclure que la pensée d'épouser ma petite-fille vous est odieuse, et que vous n'osez pas me l'avouer de peur de m'offenser ?

— Non, ce... ce n'est pas ça, bredouilla Nick. Caroline possède de nombreuses qualités. Elle est belle, intelligente, talentueuse, et la plupart des hommes seraient heureux de l'avoir pour femme. Tout le monde dans l'entreprise sait cependant que Paul Andersen lui a infligé une profonde blessure, et qu'elle s'est retranchée depuis dans sa coquille. Je suis donc persuadé qu'elle nous opposera un refus catégorique.

— Nous ne pouvons pas en être certains tant que nous ne lui avons pas posé la question, répliqua Kate. Mais je dois savoir auparavant si vous, Nick, seriez partant. Je reprendrai les mots que vous avez prononcés à propos de Caroline : vous êtes beau, intelligent, talentueux, et la plupart des femmes seraient heureuses de vous avoir pour mari. Néanmoins, si j'en crois la rumeur, vous êtes du genre à multiplier les aventures, et il n'en sera évidemment plus question si vous vous mariez avec ma petite-fille.

Le ton courtois mais ferme de la vieille dame indiquait clairement qu'elle entendait voir Nick traiter Caroline avec tous les égards dus à une véritable épouse, même si c'était l'intérêt et non l'amour qui avait motivé leur union.

Indigné que Kate doutât de sa probité, Nick s'écria :

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— Si j'épouse votre petite-fille, il est évident qu'elle pourra compter sur mon entière loyauté ! Ceci dit, je ne suis pas sûr que ce soit vraiment une bonne idée : Caroline et moi nous connaissons à peine, après tout !

— Je vous demande juste d'y réfléchir, et, la nuit portant conseil, vous me ferez part de votre décision demain matin. Sterling aura, d'ici là, étudié de près la réglementation en la matière, car il est inutile d'aller plus loin s'il s'avère que les services de l'immigration ont les moyens de déclarer ce mariage nul et non avenu, et donc de vous expulser quand même, pour finir. Je vais aussi mettre Jake au courant de la situation. Pour en revenir à vous, Nick, je veux que, dès votre arrivée au bureau demain, vous annuliez vos engagements de la matinée, afin que Sterling, vous et moi ayons tout le temps de discuter de cette affaire. Jake et Caroline se joindront à nous si nécessaire.

—Bien, murmura Nick. Malgré son apparente soumission, il continuait de penser que le

projet de Kate était insensé. La vieille dame ne lui laissait pas vraiment le choix, mais il trouvait indélicat, voire offensant, à l'égard de Caroline de lui proposer le mariage dans le seul but de le protéger, lui, d'une expulsion. Si on ajoutait à cela l'hostilité qu'elle lui avait toujours témoignée, il était presque sûr qu'elle refuserait.

Non, pas « presque », rectifia intérieurement Nick en raccrochant le téléphone. C'était une certitude absolue.

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3.

Assise dans le luxueux bureau de sa grand-mère, situé au dernier étage de la tour de verre et d'acier, Caroline avait du mal à se persuader de la réalité de la situation. Etait-elle vraiment là, à écouter la vieille dame parler calmement des problèmes de Nick Valkov avec les services de l'immigration et de la solution censée les régler, ou bien n'était-ce qu'un rêve — un mauvais rêve?

Hélas, elle savait bien, au fond, qu'il ne s'agissait pas d'un rêve, et elle se trouvait contrainte d'en tirer la seule conclusion possible : Kate avait brusquement sombré dans la sénilité, sinon jamais une idée aussi ridicule ne lui serait venue à l'esprit — la marier, elle, avec Nick Valkov !

Depuis qu'elle avait compris ce qu'on lui demandait, un tumulte d'émotions agitait Caroline. Elle était consternée à l'idée que sa grand-mère ait pu perdre à ce point sa lucidité légendaire, mortifiée aussi par la nature de la proposition qui lui était faite. Et elle était affolée, surtout, par le ton de la vieille dame qui lui laissait entendre qu'il n'y aurait pas d'échappatoire.

Lançant un regard furtif à Nick, elle constata avec surprise et soulagement qu'il ne la considérait pas d'un air moqueur, comme le matin précédent. Il paraissait même aussi ennuyé qu'elle.

Peut-être l'aurait-elle plaint, si cette répugnance évidente à devenir son mari ne l'avait blessée dans son amour-propre. Elle n'avait certes aucune envie de l'épouser, mais il aurait pu, au moins, lui épargner l'humiliation d'être traitée comme une simple marchandise. Car c'était bien ainsi que tout le monde semblait la considérer : son père n'avait-il pas promis à Nick, pour le

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convaincre, une grosse augmentation de salaire et une prime de deux cent mille dollars le jour du mariage ?

Un mariage qui équivalait en fait à une transaction commerciale, songea amèrement Caroline. Sa grand-mère et son père ne proposaient-ils pas à Nick de le payer pour se marier avec elle ? Oui, ils étaient prêts à tout pour conserver leur précieux chimiste, y compris à la sacrifier, elle et tout ce qui lui restait de fierté !

Au fond, c'était presque pire que si elle avait épousé Paul Andersen ! se dit-elle, envahie par une soudaine bouffée de colère. Car Paul, lui, l'avait traitée avec un minimum de respect — même si ce respect s'adressait plus à la riche héritière qu'à la femme en elle.

—Nous ne t'avons pas encore entendue, Caroline, observa Kate, préoccupée par le silence de sa petite-fille.

La vieille dame avait conscience de l'avoir mise dans une situation difficile, déplaisante, mais elle n'en était pas moins décidée à tout faire pour la persuader d'épouser Nick Valkov. Elle s'inquiétait de la voir vivre en recluse depuis la rupture de ses fiançailles avec Paul Andersen, ne s'intéressant qu'à son travail et tenant tous les hommes à distance.

Caroline avait maintenant vingt-neuf ans, et n'avait toujours aucun homme dans sa vie. Cette idée tourmentait Kate et l'irritait en même temps. Elle aurait préféré laisser les membres de sa famille trouver eux-mêmes le chemin du bonheur, mais sa petite-fille semblait se complaire dans la solitude, et la solitude — aux yeux de Kate, du moins — n'avait jamais rendu personne heureux. Caroline avait donc besoin d'un petit coup de pouce, ainsi que Nick, d'ailleurs : à trente ans et plus, il était temps, pour lui aussi, de songer à se marier et à avoir des enfants.

Comme Caroline continuait de se taire, Kate insista : — Nous aimerions connaître ton opinion, Caroline. Brusquement arrachée à ses réflexions, la jeune femme sursauta. — Excuse-moi, grand-mère, déclara Caroline. Si je suis restée

silencieuse, c'est parce que, très franchement, je ne sais pas quoi dire. Je regrette bien sûr que M. Valkov ait des problèmes avec l'immigration, mais j'ai du mal à croire qu'il n'existe pas d'autre solution pour le tirer de ce mauvais pas.

— Il n'y en a pourtant pas, lui annonça son père, sinon jamais je ne me serais rallié à ce projet. Seul le mariage de Nick à une Américaine lui évitera une expulsion qui aurait des conséquences

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désastreuses pour Fortune Cosmetics. C'est pourquoi nous n'avons pas le choix. Il faut se rendre à l'évidence. Nous avons investi des millions de dollars dans la mise au point d'une crème vraiment révolutionnaire, et nous ne pouvons pas nous permettre de perdre notre meilleur chimiste au moment précis où notre objectif est à portée de la main. Il s'agira de toute façon d'un mariage blanc et de courte durée : dès que le ministère de l'Intérieur ne s'intéressera plus à Nick, nous obtiendrons l'annulation de votre mariage, ou un divorce. Vous reprendrez ensuite tous les deux le cours normal de votre vie.

En sentant son cœur s'accélérer, Caroline se maudit de s'émouvoir si facilement, mais quand son père avait parlé de mariage blanc, des images évoquant juste le contraire s'étaient imposées à son esprit.

Comme la veille, elle eut la désagréable impression que Nick l'avait devinée, car il la fixait maintenant avec une étrange attention. Pire encore, la lueur qui brillait dans ses prunelles noires semblait indiquer que les mêmes images lui étaient venues à l'esprit.

—Alors, mademoiselle Fortune, que décidez- vous ? questionna-t-il soudain sans la quitter des yeux. Je suis désolé, croyez-le, que les circonstances m'obligent à me montrer aussi encombrant. Mais c'est ainsi. Je vous rappelle néanmoins que vous êtes libre de refuser.

La gorge de Caroline se serra et son pouls s'accéléra. Il était évident que tout le monde brûlait de l'entendre accepter, mais ce serait elle, et elle seule,

qui subirait les conséquences fâcheuses de cet arrangement... Elle seule qui aurait à supporter la présence envahissante de ce presque inconnu au quotidien.

— Il n'y a vraiment pas d'autre solution, Sterling ? demanda-t-elle, plus pour gagner du temps que dans l'espoir de trouver une échappatoire à son dilemme.

— Non, aucune, déclara l'avocat en la considérant avec compassion.

— Dans ce cas, j'accepte, se résolut finalement à dire la jeune femme. Je sais, grand-mère, ce que l'aboutissement des travaux de M. Valkov représente pour toi, ainsi que pour papa et pour Fortune Cosmetics dans son ensemble. Si je vous refusais mon aide, je me le

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reprocherais toute ma vie. Et ce ne sera pas un vrai mariage, après tout, enfin, pas au sens où...

Sa phrase s'acheva dans un murmure indistinct, mais Kate créa alors une heureuse diversion en s'approchant d'elle pour l'embrasser, avant de s'écrier :

— Merci, Caroline ! J'étais sûre de pouvoir compter sur toi. Jake et Sterling, venez avec moi. Nous allons devoir discuter des dispositions à prendre. Quant à vous, Nick, restez un instant avec Caroline. Vous en profiterez tous les deux pour faire connaissance, et je suppose que vous avez quelques points à régler ensemble.

Après avoir jeté un coup d'œil pensif au couple de « fiancés », la vieille dame quitta le bureau. Son fils et son avocat lui emboîtèrent le pas, et Caroline se mit à pianoter nerveusement sur la table, les yeux obstinément baissés afin de ne pas croiser le regard de Nick.

Cet homme allait devenir son mari... C'était inimaginable ! Comment avait-elle pu donner son accord à un plan aussi déraisonnable ? Bien sûr, elle avait déjà entendu parler de ces pseudo-mariages qui permettent à des étrangers d'obtenir un permis de séjour. Mais comment penser qu'elle en serait réduite un jour à pareille extrémité? Elle... avec Nick Valkov ! Les pensées les plus folles se bousculaient dans sa tête. Elle chassa résolument celle d'une nuit de noces passionnée, mais une autre bientôt la remplaça, tout aussi dérangeante quoique d'une tout autre nature : que savait-elle de Nick Valkov, en fin de compte, sinon qu'il était un brillant chimiste ?

Avant d'engager un cadre, certes, les laboratoires Fortune Cosmetics menaient une enquête approfondie sur son passé, mais le propre d'un espion n'est-il pas d'opérer dans l'ombre, en brouillant les pistes ? Et si le ministère de l'Intérieur ne se trompait pas, finalement ? Si Nick Valkov avait vraiment appartenu au K.G.B. ? Dans cette hypothèse, elle allait se retrouver liée à un homme retors et sans scrupules. Un homme qui pouvait fort bien, une fois marié et muni de sa prime de deux cent mille dollars, ne pas respecter sa partie du contrat et décider d'exercer ses droits conjugaux.

Des images de Nick et d'elle en train de faire l'amour assaillirent de nouveau Caroline. Pourquoi fallait-il toujours que ses pensées la ramènent à ce point précis ? songea-t-elle, désemparée.

Ce fut ce moment que choisit le chimiste pour rompre le lourd silence qui régnait dans la pièce.

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— Je... euh... je voudrais vous remercier de votre aide, mademoiselle, dit-il. Grâce à vous, je vais pouvoir rester aux Etats-Unis, mais je mesure le sacrifice que cela représente pour vous.

— Il faut que nous prenions dès maintenant l'habitude de nous appeler par nos prénoms, vous ne croyez pas ? observa la jeune femme. Nous devrons même apprendre à nous tutoyer, faute de quoi les services de l'immigration auront tôt fait de découvrir la supercherie, et nous nous serons alors donné beaucoup de mal pour rien.

— C'est certain, mais je suggère que nous procédions par étapes. Commençons déjà par laisser tomber le « monsieur » et le « mademoiselle ». Le reste viendra ensuite plus facilement.

Nick marqua une pause, comme pour rassembler ses idées, puis il déclara :

— Je pense également qu'il va nous falloir apprendre à être parfaitement honnêtes l'un avec l'autre. Nous nous trouvons tous les deux dans une situation aussi gênante qu'imprévue. Alors autant essayer de la rendre la plus agréable possible.

— Que proposez-vous ? — De passer un peu de temps ensemble afin de mieux nous

connaître. Aux yeux des autres, nous allons former un couple, et je souhaiterais que nous devenions amis à défaut d'être mari et femme, sinon notre cohabitation forcée risque de se révéler rapidement insupportable.

— Je suis d'accord, mais « un peu » de temps ensemble nous suffira-t-il pour bien nous connaître ? Moi, je pense qu'il faudrait...

— Le temps nous est malheureusement compté. Les circonstances m'obligent en effet à précipiter les choses : le

ministère de l'Intérieur semble très pressé de se débarrasser de moi, et je ne peux donc pas me permettre d'attendre. Je suis désolé de vous bousculer, Caroline, mais nous devons nous marier dès cette semaine. Une grande cérémonie est trop longue à préparer, sans compter qu'elle attirerait l'attention des médias, et celle de l'immigration par voie de conséquence. Vous espériez sûrement mieux pour votre mariage, mais nous n'avons pas le choix. Et, compte tenu des circonstances, je pense que cela vous est plutôt indifférent. Il faut, par ailleurs, que nous décidions très vite de

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l'endroit où nous habiterons : vais-je m'installer chez vous, ou vous chez moi ?

Au lieu de répondre, la jeune femme se leva et s'approcha de la rangée de fenêtres qui occupait presque entièrement l'un des murs de l'immense bureau. La ville s'étendait très loin en contrebas, et Caroline resta un long moment à la contempler. Elle ne possédait visiblement pas autant de sens pratique que Nick, car la situation continuait de lui paraître complètement irréelle.

—Tout cela est si soudain que j'ai du mal à mettre de l'ordre dans mes idées, finit-elle par avouer. Je pense, comme vous, que nous devons au moins essayer de devenir amis, et je comprends votre désir de vous garantir le plus vite possible de tout risque d'expulsion. Je ne m'attendais pas à un mariage aussi rapide, mais il faudra bien que je m'y résigne... Quant à notre futur domicile, je vis dans un appartement qui n'est pas très grand, mais qui a l'avantage d'être proche du siège de Fortune Cosmetics.

— Dans notre intérêt à tous deux, je crois qu'il vaudrait mieux privilégier l'espace plutôt que la proximité, observa Nick en venant rejoindre Caroline près de la fenêtre. J'habite une maison située en dehors de la ville, mais dont les nombreuses pièces nous permettraient, chacun, de conserver une relative indépendance. Notre... arrangement étant temporaire, nous devrons bien sûr conserver les deux logements. Si les services de l'immigration enquêtent sur nous, il nous suffira de prétendre que nous avons voulu conserver un pied-à-terre à Minneapolis.

— Oui, vous avez raison, convint la jeune femme. La patience et la gentillesse de son interlocuteur l'avaient un peu

apaisée, si bien qu'elle trouva enfin le courage de le regarder en face. — J'ai des excuses à vous présenter, déclara-t-elle en se tournant

vers lui. Je n'ai, jusqu'ici, pensé qu'à moi, et je viens seulement de me rendre compte que les choses n'étaient pas plus faciles pour vous. Si cela peut vous rassurer, sachez que je m'efforcerai de respecter votre vie privée. Et j'espère que vous en ferez autant pour moi.

— Je vous le promets, dit Nick. Il ponctua ces mots d'un sourire, mais ce sourire n'atteignit pas

ses yeux où, à sa grande surprise, Caroline vit une expression de sollicitude inquiète qui ne pouvait s'adresser qu'à elle.

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— Pour tromper les services de l'immigration, reprit-il, nous devons cependant unir nos efforts, et inventer notamment ensemble une histoire expliquant comment nous sommes tombés amoureux l'un de l'autre et pourquoi nous nous sommes mariés en secret. Dieu merci, vous êtes réfléchie, prudente et réservée, et nous pouvons par exemple raconter que nous ne voulions pas d'une grande réception, avec dîner de cinq cents couverts, discours et tout le tralala.

Bizarrement, la remarque de Nick sur son caractère vexa Caroline.

Réfléchie, prudente, réservée... Etait-ce vraiment ainsi qu'il la voyait ? que tout le monde la voyait ? se demanda-t-elle, le cœur serré. Oui, évidemment... Elle savait bien que, derrière son dos, les employés de Fortune Cosmetics l'appelaient « le Glaçon ».

Pour lui avoir donné ce surnom peu flatteur, ils ne devaient pas la considérer comme quelqu'un de très agréable à fréquenter. Il faut dire aussi qu'elle l'avait cherché, et cela ne la dérangeait pas jusque-là. Mais maintenant qu'elle allait devenir l'épouse de Nick...

—Prudente, réservée. Je... j'imagine que je ne suis pas le genre de femme qui vous attire habituellement, remarqua-t-elle.

— Si, détrompez-vous, je vous trouve très séduisante. Vous n'êtes pas du genre extraverti, et alors ? Je m'en accommoderai, et nous devrions arriver à vivre ensemble sans trop nous gêner. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, ma maison est assez grande pour nous permettre de nous isoler. Au fait, que diriez-vous d'aller la visiter aujourd'hui ? Vous choisiriez ainsi les pièces où vous souhaitez vous installer, et nous pourrions commencer dès demain à y transporter vos affaires.

— Alors c'est bien vrai, nous allons réellement nous marier ? observa Caroline d'un ton faussement léger.

Depuis mon entrée dans ce bureau, pourtant, je m'attends à me réveiller brusquement et à découvrir que tout cela n'était qu'un rêve.

—J'avoue que je ressens la même chose. Mais je vous promets de tout faire pour réduire les désagréments que cette situation vous causera.

Nick s'interrompit pour adresser à Caroline un sourire qui, celui-là, éclaira son visage tout entier, et le pouls de la jeune femme s'emballa.

— Il faut à présent que je descende au laboratoire, reprit le chimiste. Vous m'accompagnez jusqu'à l'ascenseur?

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— Non, j'aimerais être un peu seule, pour l'instant. Appelez-moi dans mon bureau quand vous serez prêt à m'emmener visiter votre maison. Je vais demander à ma secrétaire d'annuler mes rendez-vous de l'après-midi. Je serai donc à votre entière disposition à partir de l'heure du déjeuner.

— A mon entière disposition ? J'avoue que cette idée me plaît, remarqua Nick sur un ton malicieux. Oh ! ne me regardez pas de cet air furieux, Caroline ! Détendez-vous ! On ne se fiance pas tous les jours, et vous auriez pu tomber plus mal : imaginez que ç'ait été Otto, par exemple, que le ministère de l'Intérieur ait décidé d'expulser...

Assistant de Nick, Otto Mueller était un Allemand trapu aux traits forts et aux manières bourrues. Nick avait donc raison, pensa la jeune femme, amusée malgré elle : dans son malheur, elle avait de la chance.

La lueur de gaieté qui s'était allumée dans ses yeux s'éteignit cependant quand Nick, de façon totalement imprévue, se pencha vers elle et lui effleura la bouche d'un baiser.

—Excusez-moi, mais je n'ai pas pu résister ! déclara-t-il en se redressant. Il fallait absolument que je fasse la comparaison avec cette fameuse brioche.

Sur ces mots, il attrapa son attaché-case et sortit du bureau sans laisser à Caroline le temps de réagir. Interloquée, elle fixa la porte qui se refermait, et fit appel à tout ce qui lui restait de dignité pour s'empêcher de rappeler Nick et de lui poser la question qui lui brûlait les lèvres : « Et alors ? »

Mais quand elle eut recouvré ses esprits, son trouble céda très vite la place à la colère. L'envie brutale lui vint de fuir tout ça, et de reprendre sa parole. Hélas, ce n'était pas seulement Nick qu'elle punirait, mais également son père et sa grand-mère... Ils comptaient sur elle, et l'idée de les décevoir comme l'avait fait son frère Adam lui était odieuse.

Un soupir s'échappa de sa poitrine. Décidément, tout cela n'était guère romantique et ne ressemblait guère à ce mariage dont elle rêvait enfant, celui qui l'aurait unie pour toujours au prince de ses rêves, au père de ses enfants !

Comme pour donner matière à ces sombres pensées, ses yeux se posèrent sur l'élégant piédestal de marbre qui occupait l'un des angles de la pièce. Il servait de support à un bras d'albâtre, dont le

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poignet portait un bracelet de bébé en argent orné de petites perles et d'un cœur finement ciselé. De minuscules breloques y avaient été accrochées par Kate, comme autant de porte-bonheur, à chaque naissance de ses enfants et petits-enfants.

Ce bijou de famille avait beaucoup de valeur, car il passait pour avoir appartenu à l'une des grandes reines de l'histoire. Là n'était cependant pas la raison de la fascination qu'il avait toujours exercée sur Caroline : il témoignait aussi du bonheur qu'il y avait à fonder une famille dont l'esprit se transmettait de génération en génération.

A vingt-neuf ans, elle commençait à devenir sensible aux premières sommations de son horloge biologique... Combien de temps allait-elle perdre encore en épousant Nick Valkov ? N'en avait-elle pas déjà suffisamment gaspillé en sacrifiant volontairement sa vie privée à sa carrière ?

Soudain, le doute l'assaillit tandis que montait en elle un poignant sentiment de nostalgie. N'avait-elle pas eu tort d'accepter cette parodie de mariage et de brader si facilement les derniers rêves qui lui restaient ?

Mais il était trop tard pour revenir en arrière, et les regrets ne servaient à rien. Ses proches avaient besoin d'elle, et il lui fallait faire passer les intérêts de sa famille avant les siens.

Puisant du courage dans l'exemple de son père, qui avait renoncé jadis à ses rêves de jeunesse pour assumer la direction de la société, Caroline redressa les épaules et quitta le bureau de sa grand-mère d'un pas décidé.

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4.

Après le déjeuner, Caroline attendit le coup de téléphone de Nick avec un mélange d'appréhension et d'impatience qui l'empêcha de se concentrer sur son travail. Elle fut donc soulagée quand, vers 16 heures, il l'appela enfin : son agitation lui avait à peine permis d'effectuer la moitié de ses tâches de la journée, et elle savait qu'il était inutile de passer plus de temps derrière son bureau, à lire des dossiers sans en comprendre un mot.

—Je monte vous chercher, annonça le chimiste. Je crois que les gens doivent commencer dès maintenant à nous voir ensemble. Comme ça, si les services de l'immigration décident de fourrer leur nez dans nos affaires et posent des questions aux employés de Fortune Cosmetics, ils découvriront au moins quelques indices d'une discrète liaison entre nous. Ces indices seront venus tardivement, mais cela peut être interprété comme le signe que notre excitation à l'idée de nous marier bientôt nous a fait perdre notre prudence du début. Veillez donc à ce que votre secrétaire soit dans votre bureau quand j'y entrerai.

— Entendu, dit la jeune femme sans grand enthousiasme. Nick avait raison, elle en convenait, mais sa suggestion la

contrariait malgré tout. Les langues étaient allées bon train dans l'entreprise avant, pendant et après ses fiançailles avec Paul Andersen, et elle n'avait aucune envie d'être de nouveau le centre des conversations dans les bureaux, les couloirs, la cafétéria, et même sans doute à l'extérieur de la société.

— A tout de suite ! s'écria Nick. Lorsqu'il eut raccroché, Caroline appuya sur le bouton de

l'Interphone.

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— Les lettres que je devais signer sont prêtes, Mary, déclara-t-elle.

— Je viens les prendre, répondit sa jeune et sémillante secrétaire. Elle pénétra dans la pièce trente secondes plus tard, mais

Caroline ne lui remit pas immédiatement les lettres : elle feignit de les chercher au milieu des papiers qui encombraient sa table afin de laisser à Nick le temps d'arriver. Cela lui déplaisait de jouer ainsi la comédie, et elle poussa un petit soupir de soulagement en voyant la haute silhouette du chimiste s'encadrer dans la porte.

— Caro chérie... ! s'exclama-t-il. Oh ! excusez- moi, mademoiselle Fortune, je vous croyais seule.

Sa surprise et sa confusion paraissaient si sincères que Caroline se demanda d'où lui venait cet art de la dissimulation. Etait-ce un talent naturel ou acquis ? Et dans cette dernière hypothèse, comment l'avait-il développé ? En travaillant pour les services secrets soviétiques, comme l'en accusait le ministère de l'Intérieur ?

Sa raison eut cependant vite fait de balayer les doutes de la jeune femme, car si Nick était réellement un ancien agent du K.G.B., il n'aurait sûrement pas pris un emploi dans l'industrie cosmétique après avoir émigré aux Etats-Unis. Son choix se serait plutôt porté sur le secteur de l'électronique, de l'aéronautique ou de l'Administration, où son expérience de l'espionnage lui aurait permis de recueillir des informations sensibles et de les vendre ensuite très cher à des gouvernements étrangers ou à des groupes terroristes.

Le fait de connaître avant son lancement la couleur et le nom du nouveau vernis à ongles de Fortune Cosmetics avait peut-être de l'importance pour la concurrence, mais personne d'autre n'était prêt à acheter ce genre de renseignement, et un véritable agent secret n'aurait probablement même pas l'idée de s'y intéresser.

Parvenue à cette conclusion rassurante, Caroline inspira à fond et s'efforça de se mettre au diapason de Nick, dont le stratagème semblait marcher à la perfection : les yeux de Mary brillaient de curiosité.

— J'ai presque fini, Nick... enfin, monsieur Valkov, balbutia Caroline avec d'autant plus de naturel que son embarras, lui, n'était pas feint.

Puis elle tendit les lettres à la secrétaire, qui les prit et se dirigea vers la porte après avoir lancé à Nick un regard mi-admiratif,

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mi-charmeur, comme s'il était un acteur de cinéma beau, riche et célèbre.

Irritée sans trop savoir pourquoi, Caroline leva les yeux au ciel et déclara au chimiste quand ils furent seuls :

— Je ne pense pas que vous ayez à vous inquiéter pour la réussite de votre plan. Grâce à Mary, la nouvelle que vous

et moi entretenons une liaison va se répandre dans l'immeuble comme une traînée de poudre... Mais, franchement, vous n'avez pas l'impression d'être allé un peu loin en m'appelant « Caro chérie » ?

— Non, car c'est ainsi que je vous appellerais si nous étions réellement amants ! s'écria Nick en lui adressant ce sourire éclatant qui lui faisait éprouver de drôles de sensations au creux de l'estomac. J'ai entendu Kyle et Allison parler de vous en utilisant le diminutif de Caro, et il me plaît. Il vous irait même très bien si vous renonciez à vos tenues et à votre mine sévères.

Une lueur de malice dansait dans ses prunelles noires, rivées sur le visage de son interlocutrice. Comme celle-ci fronçait les sourcils, Nick eut un haussement d'épaules désinvolte et continua :

— De toute façon, une rumeur de plus ou de moins, quelle importance ? Le bruit court déjà que vous avez renvoyé Kyle... C'est vrai ?

— Oui, et je crains que les révélations de Mary, demain matin, n'amènent les gens à voir un lien de cause à effet entre nos relations et le départ de mon cousin.

— Ce sont les remarques que votre grand-mère lui a adressées à la réunion d'hier qui vous ont décidée à le licencier ?

— Absolument ! Mais revenons-en à notre futur mariage : si vous voulez que les choses marchent entre nous, vous devez cesser de critiquer mon apparence et mon caractère. Je ne m'habille et ne me comporte peut-être pas comme une joyeuse excentrique, mais cela ne fait pas pour autant de moi un glaçon... Oh ! inutile de prendre cet air faussement étonné ! Je sais très bien que tout le monde, ici, m'appelle ainsi derrière mon dos !

Caroline se rendit soudain compte qu'elle avait peu à peu élevé la voix jusqu'à crier, et cela l'inquiéta. Elle, naguère si fière de sa capacité à rester calme en toutes circonstances, comment avait- elle pu perdre ainsi son sang-froid en l'espace de quelques secondes ? Que lui arrivait-il donc ?

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D'autant que, pour ajouter à son humiliation, son accès de colère ne semblait nullement avoir impressionné Nick. Il avait l'air amusé, au contraire, et les coins de sa bouche étaient relevés en un sourire qui, bizarrement, exprimait de la satisfaction.

Comme la veille, la jeune femme dut se retenir pour ne pas faire disparaître ce sourire exaspérant du visage de Nick en le giflant.

—Le feu couvait donc sous la glace..., susurra-t-il. Et moi qui vous croyais difficile à émouvoir... Je me suis bien trompé, mais je me réjouis d'avoir une fiancée dotée d'un tempérament aussi fougueux. Si nous partions, maintenant ?

Outrée par l'impudence du chimiste, Caroline ouvrit la bouche pour répliquer, mais la referma aussitôt. Son instinct lui disait qu'aucune riposte n'entamerait l'assurance de Nick. Les joutes oratoires avec les femmes n'avaient visiblement pas de secret pour lui, et elle n'avait pas la moindre chance d'avoir le dernier mot.

Cette pensée acheva de l'irriter. Habituée à briller dans tous les domaines où l'envie la prenait de se risquer, elle découvrait qu'elle avait peut-être trouvé

son maître en Nick Valkov, et cela la perturbait étrangement. Le chimiste était allé entre-temps lui sortir son manteau du

placard, et il attendait maintenant pour l'aider à l'enfiler. En silence, Caroline lui tourna le dos et passa les bras dans les manches. Ceux de Nick se refermèrent sur elle pour rapprocher les deux pans du manteau, et ils la retinrent ensuite prisonnière. Troublée, elle tenta de se libérer, mais en vain. Resserrant au contraire son étreinte, Nick se pencha vers sa nuque et inspira profondément.

— Appassionato, murmura-t-il. C'est de tous nos parfums celui que je préfère... Un délicieux mélange de lis et de jasmin, de gardénia et de rose sauvage, avec une pointe audacieuse de vétiver, et un soupçon de musc. De quoi faire tourner la tête à l'homme le plus sage.

— Ce qui n'est pas vraiment votre cas, pourtant, rétorqua sèchement Caroline.

— Qu'en savez-vous ? Dépêchons-nous, à présent. Si nous voulons éviter l'heure de pointe, nous avons intérêt à partir maintenant.

Il lâcha ensuite la jeune femme et lui mit la main sur l'épaule pour la guider jusqu'à la porte. Ils traversèrent ainsi le bureau de

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Mary, qui les regarda passer d'un air intéressé, et se dirigèrent vers l'ascenseur qui les emmena au parking souterrain.

— Nous allons prendre ma voiture, décréta le chimiste. — Non, il vaut mieux que je vous suive dans la mienne, protesta

Caroline. Ainsi, vous n'aurez pas à me reconduire en ville. — Ça ne m'ennuie pas, au contraire, car nous pourrons bavarder

pendant le trajet, et commencer dès maintenant à faire connaissance.

Arrivé devant sa Mercedes, Nick ouvrit la portière du passager à la jeune femme. Puis il l'aida ensuite à attacher sa ceinture de sécurité.

— Je ne voudrais pas qu'il vous arrive quelque chose, expliqua-t-il d'un ton gentiment moqueur. Les jeunes et belles célibataires ne courent pas les rues, et je préférerais retourner en Russie plutôt que d'épouser quelqu'un comme Agnès Grimsby !

Cette dernière, qui travaillait à la cafétéria de l'entreprise, était l'équivalent féminin d'Otto Mueller, et l'idée de la voir parader au bras de Nick était si cocasse que Caroline éclata de rire.

— Moi, je trouve qu'Agnès et vous formeriez un couple charmant, observa-t-elle pendant que le chimiste s'installait au volant. Je me ferai même un plaisir de lui dire que vous vous intéressez à elle.

— Vous n'oseriez pas ! — Oh, si ! — Dans ce cas, je vais me débrouiller pour que ce brave Otto croie

avoir une chance avec vous et vous suive partout comme un petit chien.

— Non, par pitié ! — Alors ne me reparlez plus d'Agnès. — D'accord. Mais c'est vous qui en avez parlé le premier, je vous

le rappelle. — C'est vrai ? Alors je ne parlerai plus d'elle, je vous le promets. Cet échange de propos badins avait détendu Caroline, et elle se

sentait nettement mieux disposée à l'égard de Nick quand il mit le contact et passa la marche arrière pour quitter son emplacement de parking.

Quelques minutes plus tard, la Mercedes sortait de la ville et prenait l'autoroute en direction de l'ouest. Nick avait entre-temps allumé l'autoradio, et la musique classique diffusée en sourdine par les haut-parleurs finit de relaxer la jeune femme.

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— Quelle est votre couleur préférée ? déclara soudain le chimiste. — Le mauve. Pourquoi ? — Parce c'est l'une des choses que les services de l'immigration

risquent de nous demander s'ils décident d'enquêter sur notre mariage. Les vrais époux connaissent normalement ce genre de détails.

— Oui, c'est vrai. Alors, à vous, maintenant, je vous écoute : vous avez une couleur préférée ?

— Le bleu. Que voulez-vous encore savoir? Je fume des Player's, je bois de la Stoli... enfin, de la vodka Stolichnaya, j'adore le ballet, la neige, les promenades au clair de lune et, comme vous l'avez sans doute déjà deviné, la musique classique. J'ai trente-quatre ans, je mesure un mètre quatre-vingt six et je pèse quatre-vingts kilos — dont pas un gramme de graisse, car je pratique la musculation dans un club à raison de trois séances au moins par semaine... Vous croyez que vous arriverez à vous rappeler tout ça ?

— J'essaierai, mais franchement, Nick, j'ai la désagréable impression que vous me fournissez un dossier, comme si vous vouliez me préparer à quelque mission secrète... Vous me jurez que vous n'avez jamais appartenu au K.G.B. ?

— Je vous le jure. Vous savez, Caro, quand on a grandi comme moi derrière le rideau de fer, on prend la politique très au sérieux. La Russie a parcouru beaucoup de chemin au cours de ces dernières années, mais il lui en reste beaucoup à faire. Ceci dit, les travaux que j'ai menés là-bas avant mon départ avaient un caractère strictement civil, alors rassurez-vous : en m'épousant, vous ne vous lancez pas dans une aventure digne des films de James Bond.

Nick avait parlé sur un ton un peu amer, comme s'il soupçonnait son interlocutrice de ne pas avoir posé la question juste pour plaisanter, et, dans la mesure où ce n'était pas entièrement faux, la jeune femme se sentit obligée de s'excuser.

— Désolée, déclara-t-elle, mais je ne peux pas m'empêcher de me demander pourquoi le ministère de l'Intérieur vous accuse d'être un ancien espion.

— Je me le demande moi aussi, figurez-vous ! Je ne pense même qu'à ça depuis que j'ai reçu la lettre des services de l'immigration. Et comme je suis innocent, ces allégations cachent forcément quelque chose de louche.

— Mais encore ?

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— Eh bien, il est possible que, malgré toutes nos précautions, il y ait eu des fuites concernant la mise au point prochaine d'une crème de beauté révolutionnaire. Nos recherches se déroulent dans le plus grand secret, mais de nombreux employés de Fortune Cosmetics doivent en connaître l'existence, y compris des personnes qui occupent des postes relativement modestes et ne dédaigneraient pas d'arrondir leurs revenus. Si l'une d'elles est allée vendre à une société concurrente les informations qu'elle possédait sur notre futur produit, cette société s'est peut-être dit que l'élimination d'un élément clé du

programme — à savoir moi — tuerait le projet dans l'œuf. — J'avoue que cette idée ne m'avait pas effleurée ! s'exclama

Caroline, atterrée. Je pensais jusqu'à présent que les craintes de ma grand-mère à propos de l'espionnage industriel tenaient de la paranoïa, mais peut-être avez-vous raison. Dans ce cas, il nous faut absolument démasquer le coupable. Ne serait-ce que pour le mettre hors d'état de nuire à l'avenir. Le problème, c'est que cela risque de prendre des mois, et que, même si notre mariage vous protège, pour l'instant, des manœuvres déloyales de cette société concurrente, elle peut très bien s'attaquer à nous par un autre biais.

— Ne vous affolez pas, Caro : ce n'est qu'une hypothèse. Je n'ai aucune preuve de ce que j'avance, et l'espionnage industriel est loin d'être la seule explication possible à l'intérêt subit que me portent les services de l'immigration.

Pendant qu'il parlait, Nick s'était engagé sur une petite route bordée d'arbres. Une grande maison rustique apparut bientôt au détour du chemin, et il arrêta la Mercedes devant la grille. Caroline trouva que la demeure ressemblait à une maison de conte de fées nordique, avec son toit recouvert de neige, sa façade blanche éclairée par les derniers rayons du pâle soleil d'hiver, et le lac gelé qui s'étendait au- delà.

— Voilà, nous sommes arrivés, annonça Nick d'une voix douce. Cela vous plaît?

Pourquoi attendait-il pour ouvrir la grille ? se demanda-t-il soudain. Afin de laisser à Caroline le temps de bien voir la maison avant d'y pénétrer, évidemment, mais cette réponse appelait une autre question : pourquoi l'opinion de la jeune femme sur sa maison lui importait-elle autant ?

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— Oui, c'est très beau, déclara Caroline, mais... mais j'avoue que je suis étonnée. La simplicité de cette habitation ne cadre pas avec ce goût pour le luxe que vous montrez. Cela détonne par rapport à l'élégance de vos vêtements, le choix de votre voiture...

—Ah ! mais ce que vous connaissez de moi, c'est mon personnage public, expliqua Nick en souriant. Dans la vie privée, je suis très différent.

— Vraiment ? — Oui. — Vous me réservez d'autres surprises, alors ? — Qui sait ? L'avenir vous le dira. Sur ces mots, Nick actionna sa télécommande et franchit la grille,

qui se referma silencieusement derrière la Mercedes. Une fois la voiture dans le garage, il conduisit Caroline dans la maison, en allumant les lumières au fur et à mesure qu'ils avançaient.

L'intérieur de la demeure déconcerta autant la jeune femme que l'extérieur. La salle de séjour était immense, avec un plafond aux poutres apparentes et de grandes fenêtres qui occupaient presque tout un mur, offrant une vue magnifique sur le lac.

Une imposante cheminée de pierre occupait le centre d'un autre mur, et elle n'était pas là juste pour faire joli : des bûches s'empilaient de part et d'autre, tandis que des cendres, au milieu de l'âtre, et une bonne odeur de feu de bois témoignaient de son utilisation récente.

En fait, tout dans le décor plut à Caroline, depuis la moquette grège jusqu'aux deux escaliers de chêne

brut qui occupaient les extrémités de la pièce et menaient à une vaste mezzanine. Le mobilier mêlait le moderne et l'ancien, avec une certaine prédilection pour le style Art nouveau, représenté notamment par des lampes Tiffany et des vases Lalique. Beaucoup de ces derniers étaient remplis de fleurs fraîches — lesquelles, à cette époque de l'année, venaient forcément de chez un fleuriste.

Quoique très dépouillé, l'ensemble donnait une impression de grand raffinement et de confort que la jeune femme trouva très semblable à celle de son propre appartement. C'était ce genre d'atmosphère qu'elle aimait, une maison selon ses rêves où elle eût aimé un jour s'installer pour fonder un foyer.

Etrangement, ses goûts en la matière s'accordaient même si bien avec ceux de Nick que, l'espace d'un instant, elle joua à caresser

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l'idée d'un vrai mariage. Elle imagina qu'ils allaient habiter là ensemble comme un vrai couple et y élever leurs enfants.

« Enfin ! Reprends-toi ! se dit-elle aussitôt. Cette union n'aura de mariage que le nom, alors arrête de te ridiculiser en commençant à y voir autre chose ! Aurais-tu oublié que, hier matin encore, Nick Valkov t'était totalement antipathique ? »

—Donnez-moi votre manteau, et je vais ensuite vous faire visiter le reste de la maison, déclara ce dernier.

Quand elle eut obéi, ils sortirent du séjour pour pénétrer dans une grande cuisine, où des plantes vertes, des ustensiles en cuivre et des vanneries suspendues au plafond créaient une atmosphère gaie et chaleureuse. Rapidement, il lui fit également traverser les deux autres pièces que comportait le rez-de- chaussée : l'une qui faisait visiblement office de bureau, et une seconde, dont les murs étaient entièrement tapissés de livres.

Puis il la précéda dans l'escalier qui conduisait à l'étage, lequel comportait quatre belles et grandes chambres — dont, pour finir, celle de Nick !

C'était une pièce foncièrement masculine, constata-t-elle non sans gêne en y pénétrant, une pièce à laquelle les murs blanchis à la chaux et la cheminée de pierre auraient donné un air Spartiate s'il n'y avait eu pour l'agrémenter des objets d'art russe, et surtout un immense lit à baldaquin...

Soucieuse de masquer son trouble, Caroline se dépêcha de regarder ailleurs, car l'image de Nick et d'elle, nus et enlacés sur la couette, venait d'envahir son esprit.

Quelque autre signe dut cependant trahir son émoi, parce que son hôte observa alors :

— Si vous souhaitez dormir ici avec moi, vous serez évidemment la bienvenue.

— Je vous rappelle qu'il s'agira d'un mariage blanc, répliqua sèchement la jeune femme.

A sa grande surprise, elle vit une lueur de regret passer dans les prunelles de Nick. Avait-il changé d'avis depuis le matin? Car l'idée de devenir son mari n'avait guère alors paru l'enthousiasmer !

— En effet, déclara-t-il, mais vous ne pouvez pas me reprocher de tenter ma chance... Laquelle des trois autres chambres préférez-vous, dans ce cas ?

— Celle qui se trouve à l'autre bout du couloir.

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— Naturellement..., susurra Nick, les yeux maintenant brillants de malice. Elle sera prête à vous

accueillir dès demain. Vous voulez que je pose un verrou intérieur sur la porte ?

— J'ai pensé à vous le demander, figurez-vous, mais j'ose espérer que vous avez assez de sens moral pour rendre cette précaution inutile.

—J'ai effectivement — et malheureusement — des principes. Vous n'avez donc rien à craindre : je respecterai mes engagements. Autrement dit, je ne profiterai pas de mon statut de mari, pour vous sauter dessus à la première occasion... à moins, bien sûr, que vous ne me fassiez sentir que tel est votre désir.

Caroline ne put, cette fois, empêcher le rouge de lui monter au visage, et Nick observa d'un ton soudain grave :

— Vous n'avez pas l'habitude d'être taquinée par les hommes, n'est-ce pas? J'ai fait cela sans méchanceté. Je ne vous croyais pas si... émotive. A vrai dire, vous êtes un peu différente de ce que j'imaginais... Si nous redescendions, à présent? Nous allons dîner, et je vous reconduirai ensuite au siège pour que vous récupériez votre voiture.

— Je... Merci, mais... mais je préfère partir tout de suite, balbutia la jeune femme.

Les remarques de Nick sur son caractère l'avaient profondément troublée. Il était perspicace, dangereusement perspicace et elle craignait qu'il n'en profite. Il lui faudrait désormais se tenir sur ses gardes avec lui. Sinon il ne tarderait pas à percer ses défenses, et cela, elle ne le voulait à aucun prix.

— La nuit est déjà presque tombée, reprit-elle, et si j'accepte votre invitation, il sera très tard quand vous reviendrez de Minneapolis. Je n'ai d'ailleurs pas grand-faim et, si besoin est, je m'arrêterai dans un fast-food sur le chemin de mon appartement.

— Non, il n'est pas question que je vous laisse avaler ces horreurs ! Excusez ma franchise, mais un corps comme le vôtre mérite mieux.

Nick marqua une pause, le temps de détailler une nouvelle fois Caroline de la tête aux pieds, puis il poursuivit, mi-sérieux, mi-moqueur :

— A vrai dire, je regrette de plus en plus d'avoir accepté la clause du mariage blanc, mais il faudra bien que je m'y résigne... Venez, maintenant ! J'ai au réfrigérateur un bœuf Strogonoff de ma

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confection qu'il suffit de réchauffer, et dont la seule odeur vous ouvrira l'appétit.

Agacée, la jeune femme esquissa une moue sceptique, mais son hôte se mit à rire avec une franche gaieté qui eut raison de ses réticences et, quand il lui prit le bras pour la guider hors de la chambre, elle ne résista pas.

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5.

Les talents culinaires de Nick étaient bien réels, constata Caroline quand, un peu plus tard, ils se mirent à table. Et si elle pensait que la perspective d'un aller et retour jusqu'à Minneapolis en pleine nuit inciterait son hôte à accélérer le repas, elle se trompait : Nick ne semblait nullement pressé de la ramener en ville. Il paraissait au contraire se plaire en sa compagnie, et tout faire pour lui plaire à elle aussi. Et plus il se montrait aimable, plus elle sentait les battements de son cœur s'accélérer et une émotion indéfinissable l'envahir.

Pourquoi était-il si charmant avec elle ? songea Caroline. Cherchait-il à la séduire ? Il avait à Fortune Cosmetics une réputation de jouisseur : la perspective d'une longue période d'abstinence l'effrayait- elle, finalement ? Avait-il décidé de conquérir, faute de mieux, la seule femme que l'honneur lui permettrait de mettre dans son lit pendant de nombreux mois ?

Incapable de retenir plus longtemps sa curiosité, Caroline finit par lui demander sans ambages pourquoi il déployait tant d'efforts en son honneur.

— Je croyais vous l'avoir expliqué tout à l'heure, répondit-il avec sérieux. Si les services de l'immigration ont des doutes sur l'authenticité de notre mariage et décident de mener une enquête, notre cohabitation durera peut-être un an, voire deux. J'ignore ce qu'il en est pour vous, mais moi, je n'ai aucune envie de passer tout ce temps dans une ambiance d'hostilité plus ou moins larvée. J'essaie donc de vous disposer favorablement à mon égard. Je pensais, jusqu'ici, savoir m'y prendre avec les femmes mais, à en

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juger par votre question, je me flattais : vous êtes manifestement insensible à mes efforts.

— Non, pas du tout ! Je suis juste... déconcertée. — Pourquoi ? — Parce que je ne vous imaginais pas si... Comment vous

expliquer ? Vous m'avez toujours donné l'impression d'être un homme très...

— Arrogant, égocentrique et phallocrate ? compléta Nick en riant. Oui, comme vous le voyez, je connais mes défauts — dont le principal, je dois bien l'avouer, est de ne pouvoir supporter les imbéciles. Vous n'en faites heureusement pas partie. Vous êtes même sans doute l'une des femmes les plus intelligentes que j'aie jamais eu le plaisir de rencontrer, et, croyez-le ou non, cela m'inspire du respect.

Caroline prit le temps de réfléchir à cette surprenante déclaration, puis elle observa :

— Les hommes sont pourtant censés préférer les ravissantes idiotes.

— Peut-être, mais moi, je trouve les femmes intelligentes beaucoup plus intéressantes.

— Parce qu'il est plus difficile de les impressionner ? — Oui, et donc plus gratifiant de leur plaire, car elles sont

généralement volontaires, ambitieuses, indépendantes, et elles méprisent les hommes faibles.

— Cela ne les empêche pas de se tromper. — Vous dites cela à cause de vos fiançailles avec ce vulgaire

chasseur de dot ? — Vous êtes mal placé pour le critiquer ! Mon père ne vous a-t-il

pas promis une augmentation de salaire et une grosse prime si vous m'épousiez ?

— Ce n'est pas tout à fait la même chose, répliqua Nick. Dans notre cas, il s'agit d'un mariage arrangé. Je n'ai jamais prétendu vous aimer pour vous persuader de devenir ma femme. Andersen l'a fait, lui, et je trouve sa conduite ignoble... Mangez, maintenant ! Vous n'êtes heureusement pas comme votre sœur Allie, que son métier oblige à ressembler à un portemanteau.

— Comment pouvez-vous dire ça? Allie est superbe ! — Bien sûr ! Nul ne le conteste. Cependant, elle, au moins, elle le

sait. Ce qui n'est pas votre cas, Caro ! observa Nick d'un ton léger,

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mais avec dans les yeux une étrange gravité. Et pourtant vous êtes très belle. Comment se fait-il que vous l'ignoriez ? Est-ce à cause de cette canaille d'Andersen que vous avez perdu toute confiance en votre pouvoir de séduction ?

A court de mots, Caroline se tut. Faute de savoir comment l'interpréter, le compliment de Nick la gênait. Et puis, que lui répondre ? D'une façon générale, soit elle intimidait les hommes, soit elle les soupçonnait de ne s'intéresser qu'à son argent.

Nick, cependant, ne semblait appartenir à aucune de ces deux catégories. Visiblement, elle ne l'intimidait pas et, même si ce semblant de mariage lui rapportait beaucoup d'argent, il ne lui donnait pas accès à la fortune personnelle de sa femme. Il avait donc nul intérêt à la flatter.

Après le dîner, Caroline insista pour aider son hôte à ranger la

cuisine. Cette tâche presque achevée, Nick laissa la jeune femme la terminer et alla dans le séjour allumer un feu. Quand elle le rejoignit, des bûches flambaient gaiement dans l'âtre et des haut-parleurs invisibles diffusaient en sourdine La Belle au bois dormant de Tchaïkovski. Nick l'attendait, assis par terre devant la cheminée, le dos calé contre une table basse sur laquelle se trouvaient deux verres de cognac. Une douce pénombre régnait dans la pièce, seulement éclairée par les flammes et une lampe de coin.

Ce cadre aurait parfaitement convenu à la grande scène de séduction d'un film romantique, songea Caroline avec un petit pincement au cœur, et son hôte avait toutes les qualités requises pour tenir le rôle du jeune premier.

Une heure plus tôt, avant de préparer le repas, il avait enlevé sa veste et sa cravate, ouvert son col de chemise et remonté ses manches. Et à le voir maintenant installé dans une pose nonchalante, ses longues jambes musclées étendues devant lui, Caroline était bien obligée de l'admettre : malgré toutes

les réserves qu'elle nourrissait à l'encontre de Nick, il l'attirait beaucoup physiquement.

Lorsqu'elle s'approcha de lui, elle constata qu'il fumait une cigarette, les yeux fermés, avec, sur le visage, l'expression de jouissance d'un mélomane écoutant l'une de ses compositions

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préférées. Elle comprit alors d'instinct que c'était ainsi qu'il passait les soirées d'hiver laissées libres par ses diverses occupations.

— Il commence à se faire tard, Nick, dit Caroline. Il faut que je rentre.

— Oui, je sais que vous avez hâte de partir, murmura-t-il sans ouvrir les paupières et d'une voix suave semblable au ronronnement d'un chat, mais je crains que vous ne soyez contrainte de coucher ici.

En entendant cette déclaration inattendue, la jeune femme sentit son sang se figer dans ses veines. Un frisson d'angoisse la secoua, qu'elle parvint dans un premier temps à contrôler, mais qui la parcourut de nouveau, une fois la situation rapidement analysée : elle n'avait pas vu de maisons le long de la petite route qui menait à celle de Nick, et il n'y avait donc aux alentours aucun voisin proche chez qui courir se réfugier. Nick ayant insisté pour l'emmener dans sa voiture, elle se retrouvait par ailleurs sans aucun moyen de locomotion. Etait-ce un plan élaboré à l'avance ? Avait-il voulu la piéger ?

Mais non, c'était absurde, elle était en train de s'affoler pour rien, se dit-elle avant de chercher désespérément des raisons de ne pas céder à la panique. Nick avait dû vouloir plaisanter. Il n'avait certainement pas l'intention de la retenir prisonnière. C'était un être sain d'esprit, un chercheur de valeur de Fortune Cosmetics... Mais qu'en savait-elle après tout ? Le nombre quotidien de viols restait, aujourd'hui encore, effroyablement élevé. Etait-il, lui aussi, malgré les apparences, un déséquilibré ?

Un sentiment de totale impuissance submergea Caroline. Beaucoup plus fort qu'elle, Nick n'aurait aucun mal à la maîtriser, et même si elle courait dès maintenant s'enfermer dans l'une des chambres du premier étage, il était sûrement assez vigoureux pour enfoncer la porte d'un coup d'épaule.

—Je... je ne peux pas croire que vous ayez l'intention de me retenir ici contre mon gré, bredouilla la jeune femme, que vous vouliez me contraindre à... à coucher avec vous.

Les mots lui étaient venus difficilement, mais le simple fait d'avoir exprimé ses craintes lui avait donné du courage, et elle serra les poings, prête à se battre s'il le fallait.

Nick ouvrit brusquement les yeux et la fixa d'un air glacial qui la remplit d'effroi. Il cria ensuite quelque chose dont elle soupçonna que c'était un juron — mais sans en être certaine, car il avait parlé en

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russe —, puis il bondit sur ses pieds et s'approcha d'elle, le visage crispé et les mâchoires contractées.

Terrifiée, Caroline hurla, pivota sur ses talons et se rua vers la porte, mais Nick la rattrapa en deux enjambées. Il la saisit par les épaules et la força à se retourner tandis qu'affolée, elle lui bourrait la poitrine de coups.

Durant un instant qui parut à Caroline interminable, ils restèrent ainsi, elle à se débattre, lui à la maintenir prisonnière dans l'étau de ses mains, tout en continuant de pester en russe. Il dut cependant

finir par se rendre compte que la violence de son émotion lui faisait utiliser une langue inconnue de Caroline, car il repassa soudain à l'anglais.

— Bon sang ! Tenez-vous donc tranquille ! cria-t-il. Je ne vous veux aucun mal, voyons. Comment avez-vous pu imaginer le contraire ? Si je vous ai dit que vous alliez devoir coucher ici ce soir, c'est uniquement parce que, même sous la menace d'une arme, je serais dans l'impossibilité absolue de vous ramener en ville. Il vous suffit de jeter un coup d'œil dehors pour comprendre pourquoi !

La jeune femme tourna la tête vers l'une des fenêtres et poussa une exclamation étouffée devant le spectacle qui s'offrit à ses yeux : il neigeait à gros flocons, et depuis un bon moment à en juger par l'épais manteau blanc qui recouvrait déjà le sol.

— J'ai un chasse-neige, reprit Nick, mais il n'est pas équipé de phares et je suis donc obligé d'attendre demain matin pour m'en servir.

— Je... Excusez-moi, balbutia Caroline. Je ne suis qu'une idiote. J'ai cru que... que...

— Je sais ce que vous avez cru ! Mais, surtout ne le répétez pas, sinon je ne réponds plus de rien ! Franchement, est-ce ainsi que vous me voyez ? Comme un homme capable d'un acte aussi abject ?

— N... non, bien sûr que non. C'est juste que... vous êtes grand et fort, très viril, et que je vous ai toujours prêté des modes de pensée hérités d'une culture... différente de la nôtre. Alors quand vous avez parlé de me garder ici, j'ai eu peur, c'est vrai, et j'ai mal interprété vos propos. Je suis vraiment désolée...

La voix de la jeune femme se brisa, et elle se mordit la lèvre pour contenir les larmes qui lui nouaient la gorge.

Quand un peu de sang-froid lui fut revenu, elle poursuivit :

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— Vous l'ignorez — comme tout le monde, parce que je n'ai raconté cette histoire à personne —, mais après avoir découvert que Paul Andersen n'en voulait qu'à mon argent, j'ai eu une explication avec lui. C'était le soir, nous étions seuls dans mon appartement, et, au terme de notre conversation, il... il m'a agressée. Je ne sais pas ce qui lui a pris : ce n'est pas comme si nous... nous n'avions pas déjà fait l'amour ensemble, ou si l'emploi de la force avait la moindre chance de me persuader de changer d'avis et de l'épouser quand même... Il faut dire que Paul avait beaucoup bu, et heureusement, d'une certaine façon, car sans cela, je n'aurais pas pu avoir le dessus sur lui. Quoi qu'il en soit, j'ai réussi à le chasser de mon appartement, mais il m'avait tellement humiliée et déçue qu'ensuite, je... j'ai décidé de ne plus me fier à aucun homme. C'est la raison de...

— Chut... Inutile de continuer, je comprends, murmura Nick en l'attirant dans ses bras.

Pendant leur lutte, des mèches s'étaient échappées du chignon de Caroline, et Nick acheva de le défaire en retirant les épingles une à une. Il plongea ensuite ses doigts dans la masse soyeuse des cheveux libérés, qui tombèrent en cascade sur les épaules de la jeune femme.

Encore tourmentée par ses douloureux souvenirs, celle-ci ne protesta pas, et quand Nick lui enleva ses lunettes pour les poser sur la table la plus proche, elle s'en rendit à peine compte.

Au bout d'un moment, cependant, des sensations commencèrent d'affleurer à sa conscience, et avec une netteté grandissante : la chaleur du corps de Nick, le battement régulier de son cœur, le mouvement de sa main qui lui caressait doucement le dos...

Elle leva la tête vers lui, et leurs regards se croisèrent. Les yeux noirs du chimiste plongèrent dans les siens, une lueur étrange y brilla soudain et, avant que Caroline n'ait eu le temps d'esquisser un geste, Nick s'était penché et l'embrassait sur la bouche.

D'abord léger, presque timide, ce baiser devint plus ardent quand la jeune femme, prise de court, ne réagit pas. Et lorsqu'elle fut revenue de sa stupeur, il était trop tard : les lèvres de Nick avaient déjà allumé en elle le feu d'un désir irrépressible.

Comme mus par une volonté propre, ses bras s'enroulèrent autour du cou de son compagnon qui, en retour, la serra plus fort contre lui.

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Jamais aucun homme n'avait fait éprouver à Caroline un émoi aussi intense. Des ondes de volupté la parcouraient, de plus en plus puissantes... jusqu'à ce qu'un éclair de lucidité la ramène soudain à la réalité — et lui fasse prendre conscience qu'en s'abandonnant ainsi aux caresses de Nick, elle courait le risque de lui laisser croire qu'il pourrait tôt ou tard avoir avec elle les mêmes privautés que celles qu'il aurait eues avec une véritable épouse.

A cette pensée, Caroline rompit brusquement leur étreinte et recula d'un pas, mais elle tremblait encore d'émotion et dut poser une main sur la table voisine pour ne pas perdre l'équilibre, tandis que l'autre se portait machinalement à ses lèvres comme pour y chercher l'empreinte brûlante de celles de Nick.

— Il est vraiment tard, déclara-t-elle d'une voix mal assurée. Si nous allions nous coucher ?

A peine avait-elle prononcé ces mots que leur ambiguïté lui apparut tandis qu'un sourire énigmatique étirait la bouche sensuelle de Nick.

— Excellente idée ! observa-t-il. Ma chambre ou la vôtre ? — Ce n'est pas ce que je voulais dire, et vous le savez très bien ! — Vous êtes sûre que vos paroles n'ont pas involontairement

reflété vos désirs profonds, demanda-t-il d'un ton ironique, et qu'il ne s'agissait pas d'une sorte de lapsus freudien ?

Au lieu de répondre, Caroline se pencha pour ramasser les épingles à cheveux éparpillées sur le sol, puis elle se redressa et prit ses lunettes sur la table.

— Vous avez décidé de m'ignorer ? remarqua Nick. Tant pis... On ne peut pas gagner à tous les coups, et j'ai comme consolation de vous avoir vue sans votre chignon et vos lunettes, ce qui n'est déjà pas si mal.

Il escorta ensuite la jeune femme jusqu'à la chambre qu'elle s'était choisie et lui donna un de ses T-shirts en guise de chemise de nuit, avant de la laisser.

Une fois seule, elle se déshabilla et se doucha. En sortant de la salle de bains, cependant, elle entendit soudain Nick l'appeler depuis le couloir.

Ce fut seulement après lui avoir ouvert qu'elle eut conscience d'être en tenue plus que légère : le T-shirt lui arrivait à peine au milieu des cuisses, et elle ne portait rien dessous.

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La désagréable impression que Nick l'avait deviné la saisit en le voyant promener sur elle un regard sensuel, qui remonta le long de ses jambes nues, s'attarda sur l'endroit où ses seins gonflaient le tissu léger, puis sur le creux de sa gorge, où elle sentait battre une veine au rythme saccadé de son pouls...

— Vous... vous aviez quelque chose à me dire ? balbutia-t-elle. — Non... euh... je voulais juste vérifier, avant d'aller me coucher,

que vous n'aviez besoin de rien. — Merci, mais j'ai tout ce qu'il me faut. — Parfait, déclara Nick. Et si jamais vous changez d'avis, vous

savez où me trouver. Le double sens de ses paroles n'échappa pas à Caroline qui, plus

troublée qu'elle ne voulait l'admettre, se trouva une nouvelle fois à court de mots.

— Bonne nuit, Caro, reprit Nick avec un sourire satisfait. Dormez bien !

— Vous aussi. Sur ces mots, la jeune femme referma la porte sans douceur, puis

elle attendit, l'oreille aux aguets, que Nick s'éloignât. Aucun bruit de pas ne lui parvint, cependant, et elle comprit qu'il ne comptait pas bouger avant de savoir si elle tournerait ou non la clé dans la serrure.

Si elle le faisait, songea-t-elle, il en déduirait certainement qu'elle n'avait pas confiance en lui, mais, si elle ne le faisait pas, il verrait peut-être dans cette omission une invitation tacite à venir la rejoindre.

Ce fut Nick lui-même qui la tira de ce dilemme, en s'écriant avec un rire narquois :

—Je vous en prie, fermez à clé, si ça peut vous rassurer ! Je ne vous en voudrai pas.

Caroline l'entendit ensuite s'éloigner dans le couloir. Elle poussa un soupir de soulagement et alla se glisser entre les draps, où, malgré sa fatigue, le sommeil s'obstina à la fuir.

Obsédée par la façon dont le baiser de Nick avait embrasé ses sens, elle tourna et retourna longuement dans son esprit le problème de ses futures relations avec lui : pendant leur cohabitation forcée, parviendrait-elle à résister au désir de retrouver dans les bras de Nick les délicieuses sensations qu'elle y avait éprouvées un instant plus tôt ?

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Non, il n'y avait aucune chance ! Et cette certitude, soudain, avait quelque chose d'effrayant. Car, enfin, elle ne l'aimait pas ! Le seul moyen de s'arracher à l'emprise de cet homme, finit-elle par conclure, c'était de ne plus jamais le revoir, et elle résolut de lui annoncer dès le lendemain matin son intention de renoncer à leur projet de mariage.

Cette pensée tranquillisa Caroline, même si, juste avant de s'endormir enfin, elle eut l'intuition fugitive qu'il était déjà bien trop tard, et que cesser toutes relations avec Nick ne suffirait pas à le lui faire oublier.

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6.

La décision de Caroline ne survécut pas à la nuit : à peine réveillée, elle se rappela les raisons qui l'avaient convaincue d'épouser Nick. Du reste, à supposer même qu'elle s'en soit tenue à son dessein d'annuler ce projet de mariage, peut-être y aurait-elle finalement renoncé. Car quand, après s'être habillée et coiffée, elle alla rejoindre Nick dans la cuisine, le spectacle qu'il lui offrit était suffisamment agréable pour donner à toute femme l'envie de le contempler tous les matins. Ses épais cheveux noirs, coiffés en arrière, brillaient comme s'ils venaient d'être lavés et, loin d'avoir enfilé la veste de son élégant costume, il avait au contraire retroussé les manches de sa chemise, découvrant ses avant-bras musclés.

Nick devait s'être levé au moins deux heures avant elle, se dit Caroline en voyant par la fenêtre que la neige avait été déblayée devant la maison. Il avait, en outre, eu le temps de préparer le petit déjeuner — des œufs au bacon, des toasts, de la salade de fruits et du café, disposés au milieu de la table recouverte d'une jolie nappe à fleurs.

—Bonjour, Caro ! s'écria-t-il avec un grand sourire. Tu as bien dormi ?

Puis il s'approcha d'elle et lui effleura la bouche d'un baiser, comme s'il était déjà son mari et accomplissait là un rite matinal solidement établi.

La stupeur laissa la jeune femme sans réaction, et Nick observa d'un ton léger :

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— Maintenant que nous avons pris l'habitude de nous appeler par nos prénoms, le moment est venu de passer à l'étape suivante : le tutoiement. Il faut nous y exercer dès maintenant, si nous voulons que les gens croient à une histoire d'amour relativement ancienne entre nous.

— Je... euh... Sans doute, bredouilla Caroline. — Alors, tu as bien dormi ? — Oui, répondit-elle. Il lui répugnait de mentir, mais elle était encore moins disposée à

informer Nick que le souvenir de leur baiser l'avait obsédée au point de lui faire passer une nuit pratiquement blanche.

— Assieds-toi ! dit-il en lui tirant une chaise. Tu as faim ? Caroline eut alors conscience d'avoir faim, en effet, et cela

l'étonna, car elle ne mangeait jamais beaucoup au petit déjeuner. — Oui, déclara-t-elle, mais vous... tu n'aurais pas dû préparer tant

de choses. Le matin, je me contente généralement d'une tasse de café et d'un toast avalés en vitesse.

— J'en étais sûr ! Eh bien, il va falloir que cela change ! Tu sais quoi ? Il est urgent que nous apprenions tous les deux à prendre le temps de vivre. Sinon, on fait tout à moitié, et on ne profite jamais de rien.

Cette remarque déconcerta Caroline. Elle ne savait pas trop quoi en penser. D'un côté, Nick semblait lui

donner, non seulement un conseil, mais un ordre, et cette idée la révoltait.

D'un autre côté, il ne lui avait pas échappé que la déclaration de Nick contenait des mots comme « nous » et « tous les deux ». Et bien qu'elle tentât de se convaincre que c'était là une simple façon de parler, ces mots lui causaient une émotion inattendue, la remplissaient d'un étrange et fol espoir.

Nick essayait-il de lui faire comprendre qu'il avait l'intention de former avec elle un vrai couple, finalement ?

La question lui brûlait les lèvres, mais elle n'osa pas la poser. Du reste, elle n'avait rien à espérer.

— Quelle heure est-il ? demanda-t-elle en se rappelant soudain qu'ils étaient à plus de trente minutes de la ville.

— 8 heures, pourquoi ? — Parce que j'ai un rendez-vous à 9 heures. Désolée de te

bousculer, mais nous devons nous dépêcher.

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— Je crains que tu ne doives reporter ton rendez-vous. — Tu plaisantes, il n'en est pas question ! Même si le petit

déjeuner est devenu crucial pour toi, cela ne... — Non, tu ne comprends pas. Ce n'est pas à cause du petit

déjeuner que tu ne seras pas à 9 heures au bureau, mais pour une raison beaucoup plus importante : nous allons nous marier avant de nous y rendre.

— Quoi ? Nick s'essuya tranquillement les mains sur sa serviette, puis

déclara d'une voix lente, comme s'il raisonnait un enfant : — Autant le faire le plus vite possible, maintenant. Tu as passé la

nuit ici, avec moi, et tu as pu constater que je n'étais pas un maniaque sexuel. Alors, pourquoi tarder ? Je te rappelle que ta secrétaire nous a vus partir ensemble, hier après-midi, et elle n'est pas tombée de la dernière pluie. Attendre ne fera que t'exposer à des regards curieux et à des rumeurs malveillantes, tandis qu'à peine annoncée, la nouvelle de notre mariage deviendra un merveilleux sujet de conversation dans l'entreprise. Notre histoire fera rêver. Et au heu de chuchoter derrière notre dos, les gens viendront nous présenter leurs félicitations et leurs vœux de bonheur.

Le raisonnement de Nick se tenait, Caroline devait bien en convenir, mais le détachement mêlé d'ironie qu'il montrait, ainsi que cette façon qu'il avait de la placer au pied du mur, lui causait un sentiment proche de la panique. Elle protesta.

— Je ne sais pas, Nick... Tout cela est si soudain ! Je... je ne suis pas sûre d'être prête.

— Tu ne le seras pas davantage dans une semaine, alors autant te jeter à l'eau. Tu as peur, je le sais. Ta mésaventure avec Andersen t'a rendue méfiante à l'égard des hommes, et je peux comprendre tes réticences. Mais je ne suis pas Paul, et tu ne m'épouses pas non plus pour la vie. Que risques-tu ? A vrai dire, je pense même que l'expérience devrait se révéler profitable pour toi, et qu'elle pourrait avoir des vertus pédagogiques, pour ne pas dire thérapeutiques. Imagine : tu vas avoir l'occasion unique de vivre auprès d'un homme sans rien avoir à lui sacrifier en contrepartie ! Une belle revanche sur ton minable petit Andersen, non ? Et un contrat sans risque qui te permettra peut-être enfin de comprendre que tous les hommes ne se ressemblent pas, et que tes futures relations avec eux ne suivront pas forcément un scénario identique.

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— Je te croyais docteur en chimie, pas en psychologie ! observa Caroline d'un ton froid bien qu'en son for intérieur, elle admît la justesse du diagnostic établi et l'adéquation du remède prescrit.

— Je suis en effet chimiste de profession, rétorqua Nick, mais cela ne m'empêche pas d'avoir une assez bonne connaissance de la nature humaine... A présent, décide-toi : acceptes-tu oui ou non ce mariage ?

Une dernière chance de changer le cours des événements lui était offerte, songea Caroline, le cœur battant. Il lui suffisait de dire non.

Ce qu'elle ne fit pas. Les chasse-neige étaient entrés en action dès l'aube, si bien que

l'autoroute et le périphérique de Minneapolis étaient déjà déblayés quand Nick les emprunta pour se rendre dans le centre-ville.

Après s'être garé sur la place de la mairie, il coupa le contact et se tourna vers Caroline.

— Prête ? lui demanda-t-il avec un sourire d'encouragement — Oui, répondit-elle, le souffle court. — Non, tu ne l'es pas encore tout à fait..., murmura Nick. Puis, dans un geste totalement imprévu, il se pencha, tendit la

main vers les cheveux de la jeune femme, relevés dans leur habituel chignon, et se mit à en retirer les épingles. Trente secondes plus tard, ils se répandaient sur ses épaules comme un lourd et noir éventail.

— Pour... pourquoi as-tu fait cela? s'exclama- t-elle, stupéfaite. — Je n'aimais pas cette coiffure, alors je la remplace par une

autre, qui te va beaucoup mieux. Elle tenta d'arracher les épingles à Nick, mais il appuya sur la

commande électrique de sa vitre et les lança dehors. Puis, sans tenir compte de ses protestations, il lui enleva ses lunettes, regarda à travers et observa :

— Du verre blanc... J'avais donc raison : tu n'es pas plus myope que moi ! Nous allons donc pouvoir nous débarrasser de ces mochetés.

Et, joignant le geste à la parole, il jeta également les lunettes qui allèrent rejoindre les épingles à cheveux sur le bitume. Indignée, Caroline voulut descendre les récupérer mais, alors qu'elle ouvrait

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sa portière, une voiture arriva, dont la roue avant droite roula sur la monture, réduisant les verres en morceaux.

— Je... je n'en reviens pas ! balbutia-t-elle en fixant Nick d'un air incrédule. Tu es devenu fou ?

— Non. Je refuse simplement que ma femme s'enlaidisse. Tu vas porter mon nom, après tout. Et puis tu as de très beaux cheveux — ils me rappellent la fourrure des zibelines de Sibérie, si brillante et soyeuse. Tu as aussi de magnifiques yeux bruns, au fond desquels couve un feu mystérieux. Eh bien, je veux pouvoir admirer ces cheveux et ces yeux tout à loisir. Le statut de mari qui sera le mien dans quelques minutes m'en donne le droit, et comme tu aurais sûrement refusé de faire cela pour moi si je te l'avais demandé, j'ai décidé de prendre l'initiative. Tu es maintenant comme une femme — comme ma femme — doit être : infiniment belle, émouvante et désirable... On y va?

Caroline renonça à discuter. Quoi qu'en dît Nick, elle ne lui reconnaissait pas le droit d'agir comme il l'avait fait,

mais son impudence l'avait moins irritée que ses compliments ne l'avaient flattée, et elle préférait rester sur cette dernière impression.

— Très bien, allons-y, se borna-t-elle à déclarer. Bien qu'un mariage ne pût normalement se célébrer dans un délai aussi court, l'un des adjoints au maire présents ce

jour-là se trouvait être un ami de la famille Fortune, et il accepta volontiers de leur délivrer une dispense.

La cérémonie elle-même dura moins d'un quart d'heure et se termina avec le baiser traditionnellement échangé par les nouveaux époux. Nick attira alors Caroline contre lui et l'embrassa longuement, voluptueusement, comme s'ils étaient seuls et vraiment amoureux l'un de l'autre. Comme s'il ne faisait pas semblant...

Quand il la lâcha, elle avait les jambes molles et le cœur palpitant. Le fait qu'un seul baiser de Nick puisse lui causer un tel émoi la stupéfia. Elle n'avait jamais rien éprouvé de semblable dans les bras de Paul.

Mais la voix de Nick l'arracha bientôt à sa rêverie. — La récréation est finie, madame Valkov ! Il est temps d'aller

travailler. « Madame Valkov »... Ces deux mots achevèrent de ramener la

jeune femme à la réalité, et ses yeux se posèrent d'eux-mêmes sur sa main gauche. La veille, à l'heure du déjeuner, Nick était sorti lui

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acheter une bague de fiançailles ainsi qu'une alliance sertie de diamants. Caroline n'avait pas songé une minute à ce genre de détail et, si elle l'avait fait, sans doute se serait-elle attendue à un simple anneau d'or. Mais

Nick avait apparemment juré de la surprendre, ainsi qu'en témoignaient les pierres qui scintillaient maintenant à son doigt ; et, que cette libéralité soit due à la générosité ou au panache, elles lui révélaient au moins une autre facette de Nick — la largesse — en même temps qu'elles lui rappelaient, sans équivoque possible, que tout cela n'était pas un rêve, qu'elle ne s'appelait plus désormais « Mlle Fortune » mais « Mme Valkov ». Une évidence à laquelle, pour l'instant, il ne lui servait néanmoins à rien de se raccrocher, car la rapidité avec laquelle les événements s'étaient enchaînés l'avaient, de toute façon, mise en état de choc.

Un état qu'elle partagea bientôt, du reste, avec les principaux

membres de sa famille quand Nick et elle les eurent réunis dans le bureau de Kate pour leur annoncer leur mariage.

— Quoi ? s'écria la vieille dame. Les yeux écarquillés, elle se laissa tomber dans son fauteuil, et

cela si brutalement que la gourmette en or fixée en permanence à son poignet cliqueta. Ce bijou était un cadeau de Ben, son défunt mari, et une nouvelle breloque y avait été ajoutée à la naissance de chacun de leurs enfants et petits-enfants, si bien que le bracelet était à présent un objet très lourd et de grande valeur.

— Comment cela, vous vous êtes mariés ce matin ? reprit Kate, rouge de colère. Aurais-tu perdu la tête, Caroline ? Tu es une Fortune, sapristi, l'aînée de mes petites-filles, et en tant que telle, tu méritais une grande et belle cérémonie, pas un mariage à la sauvette, comme si...

— Ecoutez, Kate, coupa Nick que le courroux de la vieille dame ne semblait nullement impressionner, c'est notre mariage, à Caro et à moi, et nous avons fait ce qui nous a paru le mieux, compte tenu des circonstances.

— Non, Nick, vous avez agi dans votre seul intérêt ! protesta Jake en foudroyant le chimiste du regard. Vous saviez parfaitement que Sterling devait rédiger cette semaine un contrat stipulant que vous épousiez ma fille sous le régime de la séparation de biens.

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L'accusation cachée sous ces paroles n'échappa pas à Nick : il jura entre ses dents, en russe, et Caroline crut reconnaître le mot qu'il avait prononcé la veille au soir, signe qu'il était vraiment furieux !

— Si c'est seulement cela qui vous tracasse, sachez que l'argent de Caroline ne m'intéresse pas ! s'exclama-t-il — en anglais, cette fois. Sans être aussi riche que vous, je dispose néanmoins d'une fortune confortable, grâce aux investissements que j'ai faits au cours des dernières années. Par ailleurs, si je ne suis pas un héritier, je me flatte d'avoir quelques talents qui ne sont pas — dois-je vraiment vous le rappeler? — sans représenter une certaine valeur. Au total, j'ai donc plus d'argent qu'il ne m'en faut. Alors, soyez rassuré. D'autant que je suis tout disposé à signer le document dont vous parlez, Jake. Il n'est pas trop tard. Envoyez- le-moi par le courrier intérieur dès qu'il sera prêt.

— C'est bien mon intention. Et je ne vous conseille pas de revenir sur cet engagement ! répliqua l'interpellé.

— Je t'en prie, papa, calme-toi ! intervint brusquement Caroline. Nick n'a jamais eu l'intention de mettre la main sur mon argent.

La jeune femme avait beau savoir que son père n'agissait ainsi que pour la protéger, cette dispute la contrariait.

— C'est exactement ce que tu disais à propos de Paul Andersen, remarqua Jake. Dois-je te rappeler où ta naïveté t'a menée ?

— C'est assez, Jake, s'écria Nick dont les yeux lançaient à présent des éclairs. Primo, je vous interdis de me comparer à cette crapule d'Andersen. Secundo, je souhaiterais que vous parliez sur un autre ton à votre fille qui n'est plus une enfant, et qui est désormais ma femme. Et plutôt que de lui rappeler de mauvais souvenirs, vous feriez bien de rafraîchir votre propre mémoire, car vous oubliez une chose, mon cher : l'idée de ce mariage ne vient pas de moi, mais de vous — ou plus exactement de Kate et de Sterling. J'y ai simplement consenti en vous laissant en régler les détails juridiques. Faites ce qui vous plaira. En revanche, pour le reste, ce n'est plus votre affaire. Caroline et moi sommes parfaitement capables de nous débrouiller sans vous.

— Ma foi, je dois reconnaître que, sur ce point, vous n'avez pas tout à fait tort, dit Kate.

Elle avait observé Nick et Caroline en silence pendant qu'ils discutaient avec Jake, et sa colère avait vite cédé la place à un

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mélange de curiosité et de satisfaction. Elle trouvait que les jeunes mariés formaient un couple étonnamment soudé pour deux personnes qui se connaissaient depuis si peu de temps : ils avaient défendu d'une même voix leur initiative inconsidérée du matin, et ils s'étaient soutenus mutuellement face aux attaques de Jake.

Caroline portait en outre au doigt deux superbes bagues, que rien n'obligeait Nick à lui offrir. La vieille dame avait

enfin noté que, pour la première fois depuis plus de cinq ans, sa petite-fille apparaissait les cheveux dénoués et sans ces grosses lunettes à monture d'écaille qui lui cachaient la moitié du visage.

Ces changements la révélaient dans tout l'éclat de sa beauté, songea Kate en considérant la jeune femme avec tendresse, et c'était évidemment à Nick qu'en revenait le mérite.

Ce mariage débutait donc sous les meilleurs auspices, et Kate était si contente qu'elle se sentait disposée à pardonner aux deux coupables leur acte d'insubordination.

— Je suis d'accord, Nick, sur le fait que Caroline et vous avez le droit de prendre seuls les décisions qui vous concernent personnellement, continua-t-elle. Il n'en reste pas moins que, chez les Fortune, on n'a pas pour habitude de se marier à la sauvette. C'est ainsi, et je ne peux pas laisser ma petite-fille se marier sans marquer l'événement. J'aimerais donc que votre mariage ne soit pas rendu public pour l'instant. Cela nous donnera le temps de préparer une belle fête. D'autant que Nick étant maintenant marié sur le plan légal, rien ne presse, n'est-ce pas, Nick ?

Après avoir lancé un regard interrogateur à sa femme, le chimiste se tourna vers la vieille dame et répondit :

— C'est entendu, Kate, et je sais que je parle aussi au nom de Caro en vous remerciant de votre compréhension.

— Parfait ! Dans l'immédiat, que diriez-vous de prendre tous les deux une semaine de congé pour faire un bref voyage de noces? Ma secrétaire s'occupera des réservations.

— Est-ce bien utile grand-mère si notre mariage doit pour

l'instant rester secret ? — Rien de tel qu'un secret pour s'ébruiter. D'autant que Nick

devra très vite s'en prévaloir pour stopper la procédure d'expulsion. Ce voyage, du reste, ne sera pas inutile au cas où l'Administration déciderait de faire une enquête. Sans parler que ces petites vacances

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vous feront le plus grand bien à tous les deux. C'est mon cadeau. Je vous les offre.

Kate vanta ensuite les beautés d'une région située juste de l'autre côté de la frontière canadienne, un endroit qu'elle connaissait bien et qui lui semblait idéal pour une lune de miel.

— En utilisant le jet de la société, vous y serez en un rien de temps, conclut-elle. Je le mets à votre disposition.

— Merci, grand-mère, murmura Caroline. Sa reconnaissance était sincère, car même si la perspective de

passer plusieurs jours seule avec Nick la rendait nerveuse, elle se réjouissait de pouvoir ainsi échapper aux rumeurs qui ne manqueraient pas de circuler dans l'entreprise.

— Si tu n'as plus besoin de nous, poursuivit-elle, Nick et moi allons maintenant prendre des dispositions pour que le fonctionnement de nos services respectifs ne souffre pas de notre absence.

—Très bien ! dit Kate avec un signe de tête approbateur. Faites ce que vous avez à faire, et revenez ensuite me voir.

Lorsque les jeunes mariés furent partis, Jake se tourna vers sa mère et lui demanda en fronçant les sourcils :

— Que se passe-t-il, maman ? Tu as l'air radieux, alors qu'il y a dix minutes, tu fulminais. En plus, tu leur as donné

ta bénédiction ! Tu crois que c'est bien avisé ? Que savons-nous de Nick, après tout, en dehors de ce que nous a appris l'enquête menée avant son recrutement ? Et s'il était vraiment un ancien agent du K.G.B., comme l'en accuse le ministère de l'Intérieur? S'il ne tenait pas sa promesse et refusait de signer le contrat de mariage ?

— Ce n'est pas un ancien agent du K.G.B., et il signera le contrat, déclara calmement la vieille dame.

— Comment pouvez-vous en être certaine ? intervint Sterling. — Mettez cela sur le compte de l'intuition féminine, ou de ce que

vous voudrez, mais je suis sûre de mon fait... Autre chose, à présent... Vous avez remarqué la transformation de Caroline ?

— Eh bien, maintenant que tu en parles, oui, je lui ai en effet trouvé quelque chose de changé, répondit Jake. Peut-être portait-elle la ligne de maquillage que nous commercialiserons au printemps ? En tout cas, je me rappelle avoir pensé, en entrant dans la pièce, qu'elle était très en beauté.

— Moi aussi, indiqua Sterling.

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Kate leva les yeux au ciel avant de s'écrier, exaspérée : — Mais vous êtes donc aveugles, tous les deux ? Si Caroline n'était

pas comme d'habitude ce matin, c'est parce qu'elle avait dénoué ses cheveux et enlevé ces horribles lunettes derrière lesquelles elle se cachait. Et même si elle était un peu nerveuse — ce qui est normal pour une jeune mariée —, elle ne semblait pas malheureuse ; bien au contraire. Je dirais même qu'il émanait de toute sa personne un rayonnement caractéristique des femmes en train de tomber amoureuses. Mais elle ne le sait pas encore, alors ne lui dites rien, et à Nick non plus, car si je ne me trompe — et je me trompe rarement — il est dans les mêmes dispositions. A cette différence près qu'il en a peut-être conscience, lui... Oui, plus j'y réfléchis, plus j'ai la conviction d'avoir pris avec ce mariage l'une des meilleures initiatives de toute ma vie. Je suis même prête à parier que j'y gagnerai deux arrière-petits-enfants, sinon plus !

A cette idée, Kate eut un sourire mi-joyeux, mi- attendri, puis elle ordonna :

—Laissez-moi, à présent ! J'ai un voyage de noces à organiser et un mariage à préparer.

Jake et Sterling se levèrent en silence. Ils étaient visiblement interloqués, et la vieille dame devinait ce qu'ils pensaient et attendaient sans doute d'être dans le couloir pour se dire : qu'elle était devenue gâteuse.

Ah ! les hommes..., songea-t-elle quand la porte du bureau se fut refermée. Es ne comprenaient jamais rien à rien! Si cela n'avait tenu qu'à elle, les femmes n'auraient pas dirigé seulement des entreprises : elles auraient dirigé le monde !

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7.

Fidèle à sa promesse, Kate avait mis le jet de la société à la disposition de Caroline et de Nick. Une limousine, également fournie par la vieille dame, les avait emmenés à l'aéroport, et une autre était venue les prendre, au terme de leur voyage, pour les conduire à Maplewood Lodge.

Ce luxueux motel situé à la sortie d'un village tranquille était construit entre le bord d'un lac et une forêt d'érables. Il offrait à ses clients non pas des chambres, mais des bungalows individuels, et Caroline eut l'impression, tandis que la voiture roulait sur un chemin de terre cahoteux et enneigé, qu'ils se dirigeaient vers le plus isolé de ces bungalows.

— Grand-mère a dû séjourner ici l'été, observa-t-elle en regardant par la vitre teintée les flocons de neige qui voltigeaient dans l'air glacé. Cet endroit est sûrement splendide sous le soleil, mais elle n'a pas pensé qu'il n'aurait pas tout à fait le même agrément l'hiver.

— Moi, j'adore ce paysage, déclara Nick. Il me rappelle la Russie. — Ton pays te manque beaucoup ? — Oui, mais pas assez pour que j'aie envie de retourner y vivre

jusqu'à la fin de mes jours. Grâce à toi, je n'y suis heureusement pas obligé, et je tiens encore à te remercier de ce que tu as fait pour moi, car tu n'avais rien à y gagner, finalement.

— Mais si, puisqu'il s'agit de ma famille, rappela la jeune femme, secrètement émue par le regard chaleureux que Nick posait sur elle.

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Notre mariage était le seul moyen de permettre à Fortune Cosmetics de sortir le produit sur lequel nous avons tout misé.

Après une dernière secousse, la limousine s'arrêta devant leur bungalow. Le chauffeur descendit, et le groom qui les avait accompagnés se précipita pour leur ouvrir la portière.

Nick aida Caroline à descendre, puis, avant qu'elle n'ait pu esquisser un geste, il la souleva dans ses bras et se dirigea vers la maison.

— Que fais-tu ? Pose-moi immédiatement ! s'écria la jeune femme, gênée par le regard du chauffeur et du groom, qu'amusaient visiblement ses vains efforts pour se libérer.

— Arrête de protester, Caro, et surtout de me donner des coups de poing ! Tu ne vas tout de même pas m'empêcher de sacrifier à la coutume !

Sacrifier à la coutume ? Leur mariage n'en étant pas un vrai, l'idée était pour le moins saugrenue, songea Caroline. Mais de la part de Nick, apparemment, il fallait s'attendre à tout : c'était la personne la plus imprévisible qu'elle ait jamais connue.

Pendant que le chauffeur sortait du coffre les bagages et les provisions achetées au village, le groom ouvrit les rideaux et monta le chauffage, qui avait été allumé à l'avance, mais réglé sur une température relativement basse. Il faisait donc encore assez froid dans le bungalow, et Caroline garda son manteau pour le visiter.

D'apparence rustique à l'extérieur, à cause de ses murs de rondins, le bungalow était plein de raffinement à l'intérieur. La décoration simple mais élégante rappelait celle de la maison de Nick, avec ses tables anciennes, ses fauteuils profonds et son immense cheminée de pierre. De grosses poutres apparentes soutenaient le plafond, et un plancher de bois laqué apparaissait entre les riches tapis d'Orient disposés çà et là. Une cuisine et une chambre avec salle de bains attenante s'ouvraient de chaque côté du séjour.

Depuis la chambre où elle venait de pénétrer, Caroline entendit le chauffeur et le groom repartir. Elle parcourut la pièce des yeux. Comme dans le séjour, il y avait, là aussi, une grande cheminée, ainsi qu'un ravissant ensemble de meubles en pin — une armoire, une commode et un grand lit recouvert d'une courtepointe artisanale. Un grand lit... Une pensée, soudain, lui traversa l'esprit, et elle cria :

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— Nick ! Je... je crois qu'on ne nous a pas donné le bon bungalow. — Ah bon ? Et pourquoi ? déclara l'interpellé en venant la

rejoindre. — Parce que celui-ci compte une seule chambre. Il doit y avoir

une erreur : connaissant les modalités... particulières de notre mariage, ma grand-mère a sûrement demandé à sa secrétaire de nous réserver un bungalow à deux chambres. II faut que tu téléphones à la réception.

— Pour dire quoi ? Que, malgré notre statut de jeunes mariés, le bungalow nuptial ne nous convient pas? Car c'est ainsi que le groom l'a appelé devant moi... Et en plus, tu as vu le temps qu'il fait ?

Caroline regarda par la fenêtre. Le jour déclinait et la neige tombait maintenant à gros flocons.

— Tu as vraiment envie de ressortir ? reprit Nick. Sans parler de l'éventualité toujours possible où les services de l'immigration se livreraient à une petite enquête. Que penseraient-ils en découvrant que nous avons refusé de passer notre nuit de noces dans la même chambre ?

— Oui, évidemment..., murmura la jeune femme. — Alors nous allons rester ici, et trouver un arrangement. Je peux

très bien, par exemple, coucher dans le canapé du séjour. — Il ne doit pas être très confortable, nota Caroline. Puis, de peur que Nick n'interprétât cette remarque comme une

invitation à partager avec elle le seul ht du bungalow, elle souligna : — Je suis plus petite que toi. Il vaut donc mieux que ce soit moi

qui dorme dans le canapé. — Non, il n'en est pas question. Je te remercie de ta proposition,

mais je suis un homme galant. Installons-nous, à présent, et ensuite nous préparerons le dîner, d'accord ? A moins que tu ne préfères dîner à l'hôtel.

— Non, non. Il neige à plein temps dehors. Et il faudrait se changer pour dîner, mettre une robe ou une tenue élégante. Ici je me sens tellement plus en vacances !

— C'est bien ce que nous avait dit Kate : le luxe et le service, sans les contraintes. Nous avons bien fait de suivre son avis et de faire quelques courses, car cet endroit est vraiment ravissant.

Quand ils eurent regagné le séjour, Caroline vit que le groom, avant de repartir, avait pris soin d'allumer quelques lampes et de

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faire du feu dans la cheminée. Cela créait l'ambiance romantique d'un vrai nid d'amoureux.

— Que dirais-tu d'aller défaire tes bagages pendant que je range les provisions ? dit-elle à Nick afin d'échapper à l'atmosphère intime de la pièce.

Une fois dans la cuisine, elle rangea les différents produits qu'ils avaient achetés un instant plus tôt au village. Sa grand-mère les avait, en effet, avertis que le restaurant du motel fermait tôt. Et que, si celui-ci offrait une très bonne table, son atmosphère feutrée et un peu guindée n'incitait guère à la gaieté. Restait, bien sûr, le service de repas dans les chambres, mais celui-ci obéissait lui-même à des horaires bien précis. S'ils voulaient dîner tard sans être obligés d'aller au village, ils avaient donc tout intérêt à préparer leurs repas eux-mêmes, chaque bungalow disposant d'une cuisine ultramoderne et parfaitement équipée.

— Qu'aimerais-tu pour dîner, Nick ? questionna-t-elle, en allant passer la tête par la porte de communication avec le séjour, restée ouverte. Il est encore tôt et si tu as très faim, nous pouvons commander quelque chose au restaurant.

— Et obliger un malheureux serveur à sortir dans la neige et la nuit avec un plateau à bout de bras ? Pas question. N'avons-nous pas acheté de quoi nous préparer un vrai festin ? D'autant que nous sommes de jeunes mariés, rappelle-toi, et que recherchent en priorité les jeunes mariés ? La solitude.

Caroline frémit en voyant le regard de Nick se promener sur son corps et un sourire insolent conclure cette inspection. A quoi jouait-il en la regardant ainsi ? Que voulait-il lui signifier ? Ou lui cacher ? Son dépit ? Sa frustration ? Pensait-il, comme elle, avec regret, à ce qu'aurait dû être normalement sa nuit de noces? Ressentait-il, lui aussi, la déchirante nostalgie de ce qui aurait pu être — une merveilleuse nuit d'amour dans les bras d'un être aimé ? Sinon, que voulait-il lui dire par son sourire plein d'ironie ? Que la situation l'amusait ? Ou bien encore qu'il n'avait pas l'intention de se contenter longtemps d'un mariage blanc ?

Afin d'essayer d'oublier qu'elle était seule avec un homme extrêmement viril et séduisant, Caroline se détourna pour rentrer dans la cuisine.

—Je finis de défaire mes bagages et je suis à toi, lui annonça Nick.

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La jeune femme garda le silence, mais poussa un petit soupir de soulagement. Il valait mieux que Nick s'éloigne, avant qu'il ne découvre le trouble dans lequel la mettait sa présence. S'il ne l'avait déjà fait. Car non seulement Nick connaissait les femmes, mais il semblait doté d'un pouvoir d'observation redoutable. Pourrait-elle lui cacher longtemps l'élan qui la poussait vers lui, cette pulsion presque incontrôlable qui la privait de toute volonté en sa présence ? Et trouverait-elle dans les leçons du passé assez de force et de raison pour résister à une semaine de cohabitation dans un bungalow où le mauvais temps risquait de les confiner la plus grande partie de la journée ?

Nick Valkov, une seule chambre, une semaine... Elle n'avait pas besoin d'être chimiste pour comprendre que la

combinaison de ces trois éléments formait un composé hautement explosif.

75

8.

En attendant que Nick ait fini de défaire ses bagages, Caroline commença à s'activer dans la cuisine. Cela lui évitait de trop penser et elle espérait montrer ainsi à son mari que...

Mais qu'espérait-elle lui montrer, en fait ? Qu'elle ferait finalement une épouse acceptable ? Non, bien sûr que non. C'eût été ridicule ! Et pourtant... C'était si curieux, ce besoin qu'elle éprouvait soudain de quêter l'approbation d'un homme qui lui était, la veille encore, totalement indifférent ! Et plus curieux encore d'en faire le constat sans honte ni déplaisir.

Elle en était là de ses réflexions lorsque Nick entra dans la cuisine.

— Que nous fais-tu ? Mais dis donc, c'est royal ! — Tu aimes les légumes à la vapeur ? — J'adore. Va vite défaire tes bagages. Je m'occupe de la suite. Tu

vois une objection à ce que j'ajoute des tomates et des oignons rouges dans la salade ?

— Aucune, répondit-elle d'un ton léger. Une fois dans la chambre, elle ouvrit ses valises et sortit ses

vêtements. Avec surprise, elle constata que Nick ne s'était pas contenté de lui laisser plus de la moitié de la penderie ; il lui avait également réservé toute l'armoire et deux des trois tiroirs de la commode. C'était là un signe qui ne trompait pas, le fait d'un homme capable de délicatesse et d'attentions. Contrairement à ce qu'elle avait pensé un temps, Nick n'avait donc rien du célibataire égoïste, soucieux de son confort et prisonnier de ses petites habitudes.

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Le soin avec lequel ses costumes étaient suspendus et ses autres pièces d'habillement pliées, s'il ne la surprit pas outre mesure, acheva également de rassurer Caroline. Elle aurait mal supporté, en effet, de vivre sous le même toit qu'un homme négligent et désordonné.

Pourtant, bien que réconfortante, la découverte de ces aspects cachés du caractère de Nick la mit quelque peu mal à l'aise. Il y avait là quelque chose d'intime et de troublant qui lui donnait l'impression de pénétrer dans un domaine réservé. Car que savait- elle de Nick ? Trois jours plus tôt seulement, ils se saluaient à peine quand ils se croisaient dans les couloirs de la société, et ce n'était pas parce qu'ils étaient devenus mari et femme qu'ils se connaissaient mieux.

Oui, ce mariage avait beau lui sembler totalement irréel, elle avait bel et bien pris un gros risque en acceptant d'épouser un quasi-inconnu. Et elle avait beaucoup de chance, car elle aurait pu tomber plus mal. Cette pensée l'apaisa quelque peu, et ce fut d'un cœur plus léger qu'une fois ses affaires rangées, elle alla rejoindre Nick dans la cuisine.

— Si nous dînions au coin du feu ? suggéra Nick. Il y a devant la cheminée une table basse assez grande pour y mettre le couvert.

— Quelle bonne idée ! Ce sera comme une soirée-pyjama, mais sans pyjama ! s'exclama Caroline.

Dans son esprit, ce commentaire n'avait rien d'équivoque — elle voulait juste dire qu'ils porteraient autre chose qu'un pyjama —, et elle se rendit compte trop tard qu'il avait un double sens. Nick, lui, s'en aperçut immédiatement, car il susurra d'un air narquois :

— Je n'aurais jamais osé te le proposer, mais puisque c'est toi qui le demandes...

— Arrête ! s'exclama la jeune femme en essayant de cacher sa gêne. Je me suis mal exprimée, c'est tout, et tu le sais très bien !

— Désolé, mais je ne sais rien de tel. Peut-être s'agissait-il encore d'un lapsus freudien.

— Mais non ! se récria-t-elle. Il se trouve juste que, pour moi, le fait de dîner sur une table basse est associé aux soirées-pyjama de mon adolescence.

— Des soirées-pyjama ? Tu peux m'expliquer en quoi consistent ces festivités ?

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— Eh bien, oui, c'est tout simple. Aux EtatsUnis, les filles de quatorze-quinze ans se réunissent souvent chez l'une d'entre elles, entre amies, le vendredi soir. Après s'être mises en pyjama, elles passent souvent une bonne partie de la nuit à manger du pop-corn au coin du feu en se racontant des histoires effrayantes...

Nick éclata de rire, puis observa : — C'est donc à cela que jouent les adolescentes américaines le

vendredi soir ? A se faire peur ? — Oui, entre autres choses. — Mais encore ? — Elles se posent aussi des devinettes, se donnent des gages,

trempent les mains de celles qui s'endorment dans des bols d'eau glacée ou mettent leurs sous-vêtements au congélateur... Tout cela paraît très bête, n'est-ce pas ? J'ai du mal à croire que ces jeux m'amusaient, autrefois !

— J'espère bien qu'ils ne t'amusent plus, sinon je risque de me retrouver demain matin avec un caleçon dur comme du bois. Sans parler qu'ensuite, à cause de toi, je risque de passer la matinée en tenue d'Adam... le temps que mon caleçon décongèle ! Pourquoi rougis-tu, Caro ? Rassure-toi, je plaisantais !

La confusion de la jeune femme redoubla, car Nick avait peut-être plaisanté, mais pas de façon innocente, elle en était sûre. S'il avait voulu l'exciter, il ne s'y serait pas pris autrement, et, s'il avait pu lire en elle, la réussite de son stratagème aurait dépassé toutes ses espérances.

Mais que lui arrivait-il donc ? se morigéna-t-elle, en s'efforçant, sans grand succès, de chasser les images érotiques qui l'assaillaient. Il n'était pas dans ses habitudes d'avoir ce genre de pensées, et encore moins de laisser un homme lui tenir des propos grivois. L'ennui, c'est que cet homme-là était son mari... et que la situation, aussi artificielle qu'elle fût, n'en était pas moins terriblement ambiguë. Car si ce mariage était fictif, leur désir, lui, malheureusement, ne l'était pas. Si elle n'y prenait pas garde, Nick allait bientôt se croire autorisé à partager son lit !

Elle avait, en effet, de plus en plus de mal à lui cacher son trouble. Pourquoi fallait-il donc qu'il soit aussi attirant ? Les chimistes étaient censés être des gens chauves, myopes et ennuyeux, ou encore des excentriques polarisés sur leurs recherches qui passaient tout leur temps dans des laboratoires poussiéreux, au

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milieu de cornues et autres récipients remplis de mystérieuses décoctions. Ils ne brillaient généralement ni par leurs manières ni par leur humour, pas plus qu'ils ne passaient pour être des séducteurs. Ils ne portaient pas des costumes Armani, ils ne fumaient pas des Player's et ils ne buvaient pas de la vodka Stolichnaya. Bref, s'ils pouvaient jamais enflammer quelque chose, c'était tout juste une allumette pour mettre en marche leur bec Bunsen, mais en aucun cas les sens d'une femme de goût.

Un feu étrange n'en continuait pas moins de courir dans les veines de Caroline. Ce devait être à cause de la température qui régnait dans le bungalow, pensa-t-elle. Le groom avait sûrement réglé le thermostat trop haut, et à cela s'ajoutait la chaleur de la flambée et de la gazinière. Caroline eut envie d'enlever son pull-over, mais elle y renonça finalement : ce geste risquait de lui attirer de nouveaux persiflages de la part de Nick.

—Il y a une télévision à côté, observa-t-elle. Nous pourrions regarder les actualités en mangeant.

Quelques minutes plus tard, ils étaient assis par terre, devant la table basse, face à la télévision branchée sur une chaîne d'informations en continu. Mais à la grande consternation de Caroline, cela ne suffit pas à réduire Nick au silence.

— Champagne pour les jeunes mariés ! s'écria- t-il en débouchant la bouteille qu'il avait apportée de la cuisine.

Après avoir rempli deux flûtes, il en leva une et reprit : — Je connais de nombreux toasts en russe, mais pas la formule

qu'utilisent les Américains à l'occasion d'un mariage, alors... à nous, Caro !

— A nous, répéta-t-elle avant de trinquer avec Nick. Puis elle but quelques gorgées du liquide ambré, dont les bulles

lui chatouillèrent agréablement le nez, mais dont la chaleur ne tarda pas à faire de nouveau affluer le sang à ses tempes. Quelle idiote elle faisait ! se dit-elle, irritée par sa propre inconséquence. Pourquoi boire tout ce Champagne alors qu'elle aurait dû se contenter d'y tremper les lèvres ? Elle savait bien, pourtant, qu'elle ne tenait pas l'alcool, surtout à jeun. La preuve, c'est que la tête lui tournait déjà.

L'idée lui vint que Nick, plus encore que le Champagne, était à l'origine de ce vertige. Nick dont le regard s'était soudain chargé d'une insidieuse douceur. Ressentait-il, lui aussi, ce qu'il y avait

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d'intime et de sensuel dans leur promiscuité forcée ? Cette chaleur, cette attente, ce lancinant besoin d'oubli ?

Oh non, voilà que ça recommençait ! songea-t-elle, le corps saisi d'un nouvel accès de fièvre. A croire que le Champagne lui avait vraiment troublé la raison. Car qui aurait pu penser que la femme de tête qu'elle était aux yeux de tous — la Caroline Fortune froide, distante et tout entière occupée à faire carrière —, pourrait un jour se transformer en une midinette exaltée au point de fantasmer sur un inconnu ?

Mortifiée, Caroline baissa les yeux et fixa son assiette en priant pour que Nick n'ait pas perçu chez elle cette brusque flambée de désir. Car il en aurait certainement tiré des conclusions erronées. Alors qu'il ne s'agissait, somme toute, que d'un simple émoi né des circonstances par trop bouleversantes de cette soirée — une nuit de noces pour le moins singulière que Caroline allait passer seule dans son lit, tandis que son trop séduisant mari dormirait dans la pièce voisine.

Si près, et pourtant si loin...

80

9.

Après avoir rajouté une bûche dans la cheminée et attisé la braise avec le tisonnier, Nick se rassit près de la jeune femme et lui déclara en souriant :

— Qu'allons-nous faire maintenant pour nous distraire ? Nous raconter des histoires effrayantes ? J'en ai quelques-unes avec des sorcières russes à te proposer.

— Non merci ! Je crois bien être aussi peureuse maintenant que dans mon adolescence. Si j'écoutais tes histoires, je ne fermerais pas l'œil de la nuit. Je t'imaginerais derrière la porte, transformé en loup-garou et attendant que je m'endorme pour venir m'attaquer.

— C'est donc ainsi que tu me vois ? Comme un gros méchant loup dont il faut se méfier ? demanda Nick avec un haussement de sourcils ironique.

— Oui, un peu, admit la jeune femme. — Tu as tort : tu es en sécurité avec moi. Bien que l'idée de te

dévorer ne soit pas tout à fait pour me déplaire, tu peux dormir sur tes deux oreilles.

Ces mots causèrent une étrange déception à Caroline, proportionnelle à la secrète excitation

qu'avait fait naître en elle l'idée de Nick faisant irruption dans sa chambre...

— Si nous jouions aux cartes ? suggéra-t-elle pour détourner ses pensées — et celles de son interlocuteur — de ce sujet périlleux.

— Volontiers ! Que dirais-tu d'un strip-poker ?

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— Arrête, Nick ! s'écria Caroline, plus agacée que troublée, cette fois, par son apparente désinvolture. Pourquoi ne pouvons-nous pas parler ensemble deux minutes de suite sans que tu évoques les... le...

— Le sexe ? — Euh... oui. — La réponse me paraît évidente : nous sommes mariés, et ceci

est notre nuit de noces. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que certaines images m'occupent l'esprit. Je ne suis pas un saint, que diable ! Et je te trouve très... séduisante. J'ai même la faiblesse de croire que je ne te déplais pas non plus.

— Ce en quoi tu te trompes ! répliqua Caroline. C'était un mensonge, mais cela avait été plus fort qu'elle. D'instinct il lui avait fallu se protéger. Contre lui.

Contre elle-même. Contre cette étrange exaltation qu'un seul de ses regards faisait monter en elle. Et contre le ridicule qu'il y avait, enfin, à succomber au charme d'un homme qui ne l'avait épousée que dans le seul but d'éviter l'expulsion. Un sentiment qu'elle ne connaissait que trop bien, hélas. Car si on n'en mourait pas, il était difficile d'en guérir...

— C'est normal. Nous nous connaissons à peine, expliqua-t-elle d'une voix plus ferme — quoique sans grande conviction.

— Et alors ? L'attirance qu'éprouvent deux personnes l'une pour l'autre n'a rien à voir avec la durée de leurs relations. Souvent, c'est même exactement l'inverse qui se produit. C'est une question de phéromones. En termes plus simples, le courant passe ou ne passe pas, c'est tout, et le temps ne fait rien à l'affaire.

— Selon toi, l'intelligence et le cœur ne joueraient donc aucun rôle ? rétorqua Caroline.

Elle avait posé la question d'un ton léger, bien qu'elle éprouvât en réalité une profonde déception. Depuis qu'elle le connaissait mieux, Nick n'avait cessé de la surprendre, et son opinion sur lui avait commencé d'évoluer. Peu à peu, à la faveur de la curiosité qu'il avait éveillé en elle, était né un vague espoir. L'espoir qu'il fût différent de l'image qu'il avait jusqu'alors montrée de lui. A présent, elle se demandait si elle ne s'était pas trompée, et s'il ne venait pas tout simplement de jeter le masque qu'il portait depuis deux jours pour lui cacher ce qu'il était vraiment : un homme à femmes pour qui le sexe n'avait rien à voir avec l'amour.

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— Non, répondit-il. Le désir est un phénomène purement physiologique.

— Désolée, mais en ce qui me concerne, je ne conçois pas l'un sans l'autre. Avant de me donner à un homme, j'ai besoin de le connaître, de savoir que nous avons des choses en commun, que nous sommes... attachés l'un à l'autre. La recherche du plaisir pour le plaisir ne m'intéresse pas.

— Evidemment ! Tu es une romantique. — Tu as l'air de considérer cela comme un défaut ! — Non, mais c'est un trait de caractère qui complique beaucoup la

vie aux gens qui le possèdent. — Pourquoi ? Parce qu'ils prennent le risque d'engager plus que

leur corps dans une relation ? — Oui, notamment. — Et toi, tu refuses de le faire ? — Je n'ai pas dit ça. — Peut-être pas de façon explicite, mais c'est ce que tu

sous-entends, non ? — Non. Disons que je préfère me réserver. Et ne prendre ce risque

qu'avec quelqu'un dont je serais réellement amoureux. Je pense d'ailleurs que c'est le cas de la plupart des hommes. Contrairement aux femmes, nous attendons d'y être forcés pour analyser nos sentiments... Et maintenant, que dirais-tu d'interrompre cette intéressante conversation et de m'aider à dénicher un jeu de cartes ?

— D'accord, répondit Caroline, à la fois soulagée et déçue de se retrouver en terrain sûr. Tu sais jouer au gin-rummy ?

— Oui, mais afin de donner du piment à la partie, je propose que le perdant prépare le petit déjeuner demain matin.

— Marché conclu ! L'une des armoires du séjour contenait un échiquier, un damier

et plusieurs jeux de cartes. Nick et Caroline en prirent un et firent non pas une, mais trois parties de gin-rummy. Nick gagna la première et la dernière, remportant ainsi la victoire, et la jeune femme observa d'un ton désabusé :

— J'ai plus de chance que ça aux cartes, d'habitude. — Tu connais le proverbe : heureux au jeu, malheureux en

amour... L'inverse est peut-être vrai.

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— Peut-être, dit-elle avant de se lever, mais j'ai comme l'impression que mes éventuels soupirants se décourageront vite en apprenant que je suis mariée !

Nick, qui se dirigeait vers la cuisine avec les tasses vides, s'arrêta net. Il pivota sur ses talons, posa les tasses sur la table la plus proche et s'approcha de Caroline.

— Je suis navré, déclara-t-il en l'attirant contre lui. Je me rends soudain compte à quel point j'ai été égoïste. Tout s'est passé de façon si brusque et si imprévue que je n'ai pas songé une seconde à cet aspect des choses. Moi, j'étais libre, mais j'aurais dû penser à te demander s'il n'y avait pas déjà un homme dans ta vie. J'ai considéré comme allant de soi que...

— Non, ce n'est pas grave. Tu avais raison : il n'y a personne dans ma vie.

— Tant mieux, car j'aurais été désolé de bouleverser ton existence... Ceci étant, si tu as envie de sortir avec quelqu'un pendant notre mariage, je n'en prendrai pas ombrage. Je fermerai les yeux, selon la formule consacrée.

A peine avait-il prononcé ces mots que Nick eut conscience de leur fausseté : même si leur mariage n'était pas exactement un vrai mariage, Caroline était sa femme, et il ne supporterait pas de la voir s'intéresser à un autre que lui. Car sa raison avait beau lui ordonner de fermer les yeux, cela ne l'empêcherait pas d'être affreusement jaloux.

Cette possessivité soudaine l'étonna par sa force autant que par sa nature. Caroline n'était son épouse que de nom,

il le savait, et il n'avait aucun droit sur elle. Pourquoi, alors, l'image d'un homme la touchant, l'embrassant, l'affectait-elle à ce point ?

La voix de la jeune femme interrompit ses réflexions. — Merci, Nick, mais même si je devais rencontrer un autre

homme, je... je ne pourrais jamais faire ça. Nous ne sommes liés que par des questions d'intérêt, certes, mais je me sentirais quand même coupable. Sans parler des rumeurs qui risqueraient de circuler dans l'entreprise... Grand- mère serait dans tous ses états !

« Et moi aussi », songea Nick sombrement. — Oui, Kate serait sans aucun doute extrêmement contrariée,

observa-t-il. Elle a d'ailleurs pris soin de me mettre les points sur les i, dès la première minute où ce projet de mariage a été évoqué. Elle a été on ne peut plus claire en fixant ses conditions : il fallait que je

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sois un mari irréprochable. J'avoue d'ailleurs que, sur le moment, je me suis senti un peu insulté, parce que j'avais toujours eu l'intention de me montrer loyal envers toi, si jamais tu acceptais de m'épouser. Et j'y suis toujours résolu... Maintenant, revenons à des choses sérieuses : veux-tu un autre café ?

— Non, non. Excuse-moi, mais je crois bien que je vais aller prendre un bain. Il est tard, et je commence à avoir sommeil.

Pendant que Nick se réinstallait devant la cheminée, elle ouvrit les robinets de la baignoire dans laquelle elle versa une généreuse quantité d'huile parfumée. Fortune Cosmetics en fabriquait toute une gamme, et la jeune femme aimait le voile de douceur que ces produits laissaient sur la peau.

Après avoir posé sa chemise de nuit, son peignoir et une grande serviette sur un tabouret, elle ferma la porte à clé et se déshabilla. Le fait d'accomplir des actes aussi intimes à quelques pas seulement de Nick lui paraissait étrange et la rendait nerveuse. Que cela lui plaise ou non, cependant, ils étaient mariés, et elle allait devoir vivre avec lui dans une relative promiscuité jusqu'à ce que le ministère de l'Intérieur renonce à l'expulser et qu'ils puissent se séparer sans éveiller les soupçons.

Avec un soupir d'aise, elle se glissa dans l'eau. Elle aurait bien aimé pouvoir s'y attarder un long moment, mais cela n'était pas raisonnable : la fatigue et le Champagne aidant, elle risquait de s'endormir, et Nick serait alors obligé d'enfoncer la porte pour la sauver de la noyade. Elle l'imagina en train de la soulever dans ses bras, de la porter sur le lit et de lui faire du bouche-à-bouche afin de la ranimer...

Sa bouche... Les lèvres de Nick. Des lèvres douces sur les siennes, si chaudes, si caressantes tandis qu'elles glissaient vers son cou, ses épaules, ses seins...

Les yeux de Caroline s'ouvrirent soudain. Ses craintes n'étaient donc pas vaines : le sommeil l'avait bel et bien surprise. Elle se redressa et s'aspergea le visage pour être sûre de ne pas se rendormir.

—Caro ! Caro ? cria soudain Nick depuis la chambre. Puis il frappa à la porte, de plus en plus fort, avant d'en secouer

vigoureusement la poignée. — Ça va? demanda-t-il d'une voix anxieuse.

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— Oui, oui, ça va ! se hâta de répondre la jeune femme de peur que son rêve ne devînt réalité et que Nick n'enfonçât la porte.

— Il y a une éternité que tu es là-dedans, observa-t-il. Je commençais à m'inquiéter !

— Désolée, je... je libère la salle de bains tout de suite, bredouilla-t-elle en sortant rapidement de la baignoire.

Après avoir enfilé un peignoir, elle eut une hésitation : allait-elle ou non enlever son maquillage ? Certes, ce n'était pas très bon pour la peau de le garder la nuit, mais elle n'avait pas envie de se montrer à Nick le visage nu. Elle se reprit cependant et décida de se démaquiller. Cet homme n'était rien pour elle. Que lui importait d'être belle ou laide devant lui ?

Sa toilette terminée, Caroline ouvrit la porte et poussa un cri de surprise en se trouvant nez à nez avec Nick qu'elle croyait reparti dans le séjour.

— Tu... tu m'as fait peur ! — Excuse-moi, c'était bien involontaire... Tu es sûre que ça va ? — Oui. Pourquoi ? — Parce que ton comportement est étrange. Tu semblais tomber

de sommeil, tout à l'heure, et cela fait plus d'une heure que tu es dans la salle de bains.

Une heure ? songea la jeune femme, interdite. Son petit somme avait donc duré beaucoup plus longtemps qu'elle ne l'imaginait et, pour un peu, son rêve de noyade se serait presque réalisé.

— Désolée de t'avoir inquiété et obligé à attendre tout ce temps, déclara-t-elle d'un air contrit.

— Ce n'est pas grave, mais si tu te mettais au lit, maintenant ? Je vais prendre une douche rapide, en essayant de faire le moins de bruit possible.

Nick aurait pu ajouter que, si Caroline ne se dépêchait pas de se coucher et d'éteindre la lumière, ce serait une douche froide qu'il devrait prendre. Il le pensa seulement, mais son regard trahit sans doute son trouble, car la jeune femme rougit jusqu'aux oreilles en rapprochant les pans de son peignoir, puis elle s'esquiva sans un mot après avoir contourné Nick, visiblement attentive à ne pas le toucher.

Jurant entre ses dents, ce dernier pénétra à son tour dans la salle de bains et en referma la porte avec plus de force que nécessaire. Décidément, songea-t-il, leur pseudo-lune de miel risquait fort de ne

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pas être de tout repos ! Quelle ânerie, aussi, de penser qu'il pourrait maîtriser la situation. Comme si un homme qui désire une femme pouvait maîtriser quoi que ce soit. Le pire, c'était qu'il s'était engagé, pauvre fou, à ne pas consommer ce mariage. De quoi rendre la situation carrément intenable ! Au point qu'il en était presque à se demander s'il n'aurait pas mieux valu laisser les services de l'immigration l'expulser !

La hâte avec laquelle Caroline s'était couverte, loin de calmer l'émoi de Nick, n'avait réussi qu'à l'attiser. Il dut donc se résigner à prendre une douche froide. Le jet glacé, en s'abattant sur sa peau comme des milliers d'aiguilles, lui coupa le

souffle et lui arracha un nouveau juron. Assurément la personne qui avait préconisé ce remède contre le mal dont il souffrait devait être un peu sadique !

Secoué de frissons, Nick finit par tourner le robinet d'eau chaude, mais avec l'intense bien-être qui l'envahit surgit immédiatement devant ses yeux l'image de Caroline telle qu'elle lui était apparue un instant plus tôt. Avant qu'elle ne referme son peignoir, il avait eu le temps de distinguer à travers le tissu léger de sa chemise de nuit la rondeur de ses seins, ses hanches minces, ses longues jambes fines...

Il avait eu envie, alors, de la soulever de terre, de la jeter sur le lit et de lui faire l'amour jusqu'au petit matin. N'était-il pas son mari, après tout ? Dans son égarement, il avait même pensé qu'elle n'était pas assez forte pour lui résister, et que ses caresses lui feraient vite oublier qu'il la prenait malgré elle.

Oui, il avait pensé cela, mais la raison lui était vite revenue. Il n'était pas Paul Andersen et aurait été incapable de forcer une femme à faire l'amour avec lui contre son gré. Encore moins une femme comme Caroline. Car même si, sur le coup, celle-ci avait été consentante, un sentiment de honte et d'humiliation l'aurait certainement envahie peu après. Et elle n'aurait pas manqué de demander le divorce.

Le divorce. Pour la première fois, le cœur de Nick se serra à cette idée. Il en fut surpris. Que lui arrivait-il donc ? Ce mot ne signifiait rien pour eux. Non, il n'y aurait pas de vrai divorce, pas plus qu'il n'y avait eu de vrai mariage. Et, même si cela risquait de mettre ses nerfs à rude épreuve, il ne devait pas non plus oublier que son épouse ne le serait jamais que de nom.

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Arrivé à cette conclusion dont le seul mérite était d'être claire, Nick ferma les robinets, se sécha et enfila le pantalon de pyjama ainsi que la robe de chambre qu'il avait emportés pour ne pas offenser la pudeur de Caroline.

Cette précaution se révéla utile car, en sortant de la salle de bains, il constata que la jeune femme avait laissé la lampe de chevet allumée afin qu'il ne traversât pas la chambre dans le noir.

— Tu dors, Caro? demanda-t-il tout bas en s'approchant du lit. — Mmh... Non..., murmura-t-elle d'une voix ensommeillée. La vue de ce corps abandonné, de ces longs cheveux répandus sur

l'oreiller, ralluma le désir de Nick. Caroline était déjà à demi assoupie, et il aurait été si facile de se glisser près d'elle, de la prendre dans ses bras et de consommer leur mariage avant qu'elle n'ait suffisamment recouvré ses esprits pour l'en empêcher.

Oui, il aurait pu le faire... mais il ne le ferait pas ! — Bonne nuit, chuchota-t-il avant de se pencher pour embrasser

doucement la jeune femme sur le front et de quitter la chambre à pas de loup.

Une fois dans le séjour, il s'aperçut que Caroline avait préparé un lit de fortune sur le canapé, avec des couvertures et un oreiller. Il s'y installa aussi confortablement que le lui permirent les dix bons centimètres qui manquaient à la banquette pour lui

permettre d'étendre complètement son mètre quatre-vingt-six. Maudit soit l'imbécile qui s'était trompé dans la réservation et les

obligeait, Caroline et lui, à occuper le bungalow nuptial au lieu d'un pavillon à deux chambres ! songea-t-il tandis qu'il se tournait et se retournait sur sa couche exiguë. Si jamais il découvrait l'identité du coupable, il lui ferait passer un mauvais quart d'heure !

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10.

Les yeux fixés sur le paysage urbain qui s'étendait sous les fenêtres de son bureau, Kate Fortune ne put contenir un rire amusé. Elle était en train de penser à la réaction de Nick et de Caroline en découvrant qu'on leur avait attribué le bungalow nuptial de Maplewood Lodge.

La vieille dame n'avait évidemment pas chargé sa secrétaire, Louise Rhymer, de cette réservation, et elle ne s'en était pas non plus occupée elle-même. Bien que Louise et Will Bentley, le propriétaire du motel, fussent tous les deux des personnes fiables et discrètes, on ne pouvait exclure l'éventualité qu'ils trahissent le secret par inadvertance et que le jeune couple finît par apprendre le tour que Kate lui avait joué.

Le problème avait cependant été facilement résolu : c'était à sa gouvernante que la vieille dame avait demandé d'effectuer la réservation. Si Caroline et Nick exigeaient des explications à leur retour, elle pourrait ainsi rejeter la responsabilité de « l'erreur » sur Mme Brant.

Le ciel était gris et bas, au-dessus de Minneapolis, et Kate se demanda s'il neigeait, de l'autre côté de la frontière canadienne. Elle l'espérait, car cela bloquerait les jeunes mariés dans leur bungalow, et il se passerait alors ce qui devait se passer entre un homme et une femme attirés l'un par l'autre.

Leur mariage ne se terminerait ni par une annulation ni par un divorce, Kate se l'était juré. Il n'était peut-être pas en son pouvoir de

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commander au temps mais, pour le reste, elle avait la certitude d'avoir créé les circonstances les plus favorables possible à l'épanouissement d'un grand amour.

Des rumeurs circulaient déjà dans l'entreprise, selon lesquelles Nick et Caroline se seraient enfuis ensemble. La vieille dame s'était refusée à tout commentaire, se contentant de répondre par un sourire énigmatique aux timides questions qui lui étaient posées. De cette façon, le personnel saurait que, si une idylle s'était vraiment nouée entre sa petite-fille et le directeur de la recherche et du développement, elle ne s'y opposerait pas. Kate avait demandé à Jake et à Sterling d'adopter la même attitude.

Plus tôt dans la journée, elle avait croisé Paul Andersen dans un couloir. A l'air sombre qu'il arborait, elle avait tout de suite compris que la nouvelle lui était parvenue aux oreilles et qu'il brûlait d'entendre quelqu'un de crédible la démentir.

« Je ne vous dirai rien ! avait songé Kate en lui adressant un bref signe de tête. Vous avez déjà de la chance de travailler encore à Fortune Cosmetics après avoir brisé le cœur de ma petite-fille ! »

Elle s'était discrètement retournée, après, et avait eu la satisfaction de voir Paul desserrer légèrement son nœud de cravate, comme s'il étouffait. Elle avait appris au fil des ans à signifier d'un seul regard son mécontentement ou son mépris aux gens qui avaient suscité sa colère, les laissant ensuite se demander avec angoisse si elle allait les renvoyer. Et dans bien des cas, leurs craintes s'étaient matérialisées, car la vieille dame n'avait aucune indulgence pour les fautes de ses employés. En revanche, les plus doués ou les plus méritants bénéficiaient d'une promotion rapide.

« Il faut être sévère mais juste », disait toujours son défunt mari, et cette devise était à présent la sienne.

Se souvenant soudain de l'une des tâches qu'elle souhaitait accomplir ce jour-là, Kate s'arracha à ses pensées et quitta son bureau d'un pas décidé. Elle aurait pu appeler le laboratoire, mais Otto Mueller était un homme taciturne, dont elle n'aurait sûrement tiré aucune information au téléphone. Il serait plus facile de le faire parler s'ils étaient face à face, or elle voulait savoir si la mise au point de Divine avait progressé depuis le dernier exposé de Nick.

— Bonjour, Otto ! déclara Kate en pénétrant dans le laboratoire, le sourire aux lèvres.

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Le chimiste allemand gémit intérieurement. Quand la P.-D.G. de Fortune Cosmetics se montrait aussi aimable, mieux valait se méfier: elle avait en général une idée derrière la tête.

En réponse au salut de la vieille dame, il se borna donc à grommeler quelques mots inaudibles avant de reporter son attention sur l'éprouvette qu'il tenait à la main.

Cela, toutefois, ne suffit pas à décourager son interlocutrice. — Dites-moi, Otto, le champ des possibilités concernant l'élément

X s'est-il encore réduit, ces derniers jours ? demanda-t-elle. — Oui. — Vous pourriez m'en dire un peu plus ? J'imagine que vous

répugnez à discuter de vos travaux en l'absence de Nick, et votre loyauté vous honore, mais je vous rappelle que vous êtes mon employé, pas le sien. Alors, cet élément X ?

— L'Amazonie. — Quoi, l'Amazonie ? Faut-il que je vous soumette à la question

pour vous arracher une phrase complète ? Otto soupira. Que cela lui plaise ou non, il allait être contraint de

tout révéler à la vieille dame, et Nick serait très en colère contre lui, car il refusait d'informer quiconque — même Kate Fortune — de l'avancement de leurs recherches tant qu'il ne l'avait pas lui-même décidé. En apprenant à son retour que son assistant s'était laissé tirer les vers du nez, il lui adresserait de violents reproches, puis se vengerait en lui jouant un de ces tours dont il avait le secret.

— Nous pensons que l'élément X se trouve là- bas, marmonna Otto, mais ce n'est pas certain. J'ai encore des expériences à faire.

— Combien ? — Je ne sais pas exactement. Comme Nick et moi vous l'avons

déjà dit de nombreuses fois, la précipitation est l'ennemie du scientifique : seules la patience et la rigueur permettent d'obtenir des résultats fiables. Vous voulez qu'à cause d'une erreur due à votre impatience, le visage des utilisatrices de Divine se mette à ressembler à un masque d'Halloween ?

— Non, bien sûr que non ! — Alors vous allez devoir attendre. — D'accord, mais donnez-moi au moins une idée du temps qu'il

vous faudra pour identifier l'élément X. C'est une question de jours, de semaines, de mois ?

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— De semaines, peut-être, si nous avons de la chance et si vous me laissez travailler en paix.

L'Allemand lança un regard appuyé aux instruments ainsi qu'au monceau de notes qui l'entouraient, et Kate renonça à lui poser d'autres questions, mais elle était furieuse. Le ton sur lequel Otto venait de lui parler aurait causé son renvoi immédiat s'il n'avait été un chimiste aussi brillant.

L'honnêteté obligeait cependant la vieille dame à reconnaître chez les meilleurs de ses employés des traits de caractère qu'elle possédait aussi. Et elle prenait un secret plaisir aux différends qui l'opposaient parfois à Otto ou à quelque autre cadre doté d'une forte personnalité : ils la stimulaient.

L'envie l'avait démangée plus d'une fois de faire une farce à Otto — il était si raide, si sérieux ! —, mais le sentiment de sa propre dignité l'en avait toujours empêchée. Nick, lui, ne s'en privait pas, et Kate riait aux éclats quand elle entendait raconter les tours joués par Nick à son assistant.

Le plus récent avait consisté à verser un colorant chimique inoffensif dans le café d'Otto, qui s'était ainsi promené toute une matinée avec des lèvres et une langue violettes. Agnès Grimsby, qui travaillait à la cafétéria et avait un faible pour le chimiste allemand, avait manqué s'évanouir en le voyant au déjeuner — surtout quand Nick avait malicieusement insinué que c'était elle et sa cuisine qui étaient à l'origine du problème.

—D'accord, Otto, déclara Kate d'un ton sec, je vous laisse retourner à vos éprouvettes, mais veillez à m'informer sur-le-champ de toute découverte importante.

Un plan audacieux s'était déjà formé dans l'esprit de la vieille dame. Le développement d'une crème de beauté vraiment révolutionnaire était son idée. Elle en rêvait depuis des années et, maintenant que le but était tout proche, elle voulait apporter sa pierre à l'édifice.

Dès que l'élément X aurait été isolé, elle se rendrait donc en Amazonie aux commandes du jet de la société. Il n'était bien sûr pas question d'en parler à qui que ce soit, pas même à Sterling, car sa famille et ses amis s'opposeraient violemment à ce projet. Ils lui diraient que c'était un voyage trop long et trop fatigant pour une personne de son âge, surtout si elle l'entreprenait seule.

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Grâce à son excellente hygiène de vie, Kate se savait pourtant en meilleure condition physique que bien des femmes de quarante ans.

Oui, elle irait en Amazonie ! Ce que les pionnières de l'aviation avaient fait, Kate Winfield-Fortune pouvait aussi le faire !

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11.

Contrairement à leurs pires prévisions, et inconscients des manœuvres de la vieille dame, Caroline et Nick avaient fini par s'accoutumer à l'idée de leur proximité forcée. Mieux, s'étant soigneusement abstenus l'un et l'autre d'aborder les sujets sensibles, ils en étaient même venus à éprouver un certain plaisir à se trouver en compagnie l'un de l'autre. Tant et si bien qu'ils commençaient à penser que leur semaine de vacances à Maplewood Lodge risquait de passer bien vite, malgré le rythme lent et répétitif de leurs journées. La température, en effet, était toujours glaciale et le ciel bouché. Presque tous les matins en se levant, ils découvraient le paysage environnant recouvert d'une nouvelle épaisseur de neige. Des stalactites de glace pendaient des arbres et des toits, tandis qu'une couche de verglas de plus en plus dense se formait sur les chemins.

Il ne neigeait heureusement que la nuit, si bien que les jeunes mariés pouvaient profiter du grand air et de la nature. Ils faisaient de longues promenades en traîneau, dans le silence de la campagne que seuls perçait le claquement des sabots des chevaux sur le sol gelé, ou allaient marcher dans la forêt, ne revenant souvent qu'à la nuit tombée.

En rentrant de ces équipées, ils se relayaient dans la salle de bains, échangeaient leurs tenues mouillées contre des vêtements secs, puis s'installaient devant la cheminée avec une tasse de chocolat chaud. Ils faisaient ensuite alterner les parties de cartes et

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d'échecs, écoutaient de la musique ou regardaient un film à la télévision. Le reste du temps, ils parlaient.

Caroline n'avait encore jamais vécu avec un homme. Elle n'avait même cohabité avec personne depuis l'époque de l'université, où une autre étudiante partageait son appartement près du campus. Et elle se rendait compte seulement maintenant combien la solitude lui avait pesé. Il était si agréable d'avoir quelqu'un avec qui parler de tout et de rien, du temps qu'il fait ou de sujets plus sérieux, d'actualité ou de politique, ou bien encore des préférences de chacun en matière de livres ou de films ! D'autant qu'ils avaient par ailleurs un objectif commun pour les rapprocher.

—Viens vite, Caro ! s'était écrié Nick à plusieurs reprises tandis qu'il regardait la télévision.

Elle s'était alors précipitée dans le séjour pour voir sa sœur Allie lui sourire sur l'écran pendant qu'une voix off vantait les mérites d'un fond de teint ou d'un mascara des laboratoires Fortune Cosmetics. Bien que Caroline connût par cœur les films publicitaires de l'entreprise familiale — ils étaient pour la plupart nés de son imagination —, elle ne se lassait pas de les regarder, comme si elle doutait toujours de leur réalité ou de ses propres compétences.

—Je me rappelle très bien quand nous avons lancé cette nouvelle gamme de vernis à ongles, remarqua Nick, le dernier soir, devant l'image d'Allie tendant une longue main fine à l'homme en smoking qui la contemplait d'un air adorateur. C'est toi qui nous as convaincus qu'il fallait choisir le coloris le plus audacieux, pour la campagne de pub. Il faut dire que tu as parfaitement su le mettre en valeur.

— C'est l'une de nos teintes de vernis et de rouge à lèvres qui se vend le mieux, souligna Caroline.

Le compliment de Nick la remplissait d'une immense fierté et flattait aussi son amour-propre, car il signifiait que ce n'était pas à Allie ou à Kate, mais à elle qu'il pensait en voyant les spots de Fortune Cosmetics.

— Vraiment ? observa Nick. Eh bien, j'ai le plaisir de t'annoncer que l'idée d'une nouvelle ligne de rouges à lèvres, avec des textures très différentes, est en train de germer dans mon cerveau. Je commencerai à y travailler dès notre retour à Minneapolis, et je te parie que nous battrons avec ça tous les records de vente. J'ai même déjà un nom pour ce produit.

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— Ah bon ? Et depuis quand les chimistes baptisent-ils leurs créations ?

—Tu n'as pas envie de savoir comment je compte l'appeler ? — Si, admit la jeune femme en souriant. Dis-moi toujours. — « Baiser de Caroline » ! Car ce que j'ai en tête est à la fois doux,

épicé et très, très sensuel. Nick, qui était assis par terre, tendit alors la main, attrapa la

cheville de Caroline et tira. Déséquilibrée, la jeune femme vacilla et tomba sur les genoux de Nick, qui

l'avait saisie au vol pour ralentir sa chute. Il l'allongea ensuite sur le sol et se pencha vers elle.

— Et il n'est pas question que le service du marketing refuse ce nom, ajouta-t-il.

— Si tu t'imagines que ton mariage avec une Fortune te vaudra des privilèges dans l'entreprise, tu te trompes ! dit Caroline.

Sa voix se voulait désinvolte, mais son cœur battait la chamade. La bouche de Nick était à quelques centimètres de la sienne, et dans les yeux de braise qui la fixaient couvait un feu dont elle sentait la chaleur se répandre dans tout son corps.

— Je ne m'attends à aucun traitement de faveur au travail, déclara Nick, mais...

Il ne termina pas sa phrase. Ses lèvres se posèrent sur celles de Caroline, qui s'entrouvrirent d'elles- mêmes pour s'offrir à un baiser d'abord doux et léger, puis de plus en plus fougueux.

Incapable de résister au plaisir qui l'envahissait, la jeune femme laissa échapper un gémissement. Puis elle passa les bras autour du cou de Nick et plongea les doigts dans ses épais cheveux noirs. Une ardeur grandissante la possédait, que sa raison cherchait désespérément à calmer, mais le combat était rude et incertain.

Pourquoi suffisait-il à Nick de l'embrasser pour qu'elle devienne un jouet entre ses mains ? Il ne fallait pas, pourtant, qu'elle le laisse faire... Cela ne la mènerait à rien : il avait affirmé ne voir dans le désir qu'un simple phénomène physiologique, où les sentiments ne jouaient aucun rôle, et ce n'était pas vrai pour elle. Nick ne l'attirait pas juste physiquement: au cours de la semaine qu'ils venaient de passer, elle avait bel et bien commencé à s'attacher à lui.

Plus d'une fois, en effet, elle s'était surprise à oublier qu'ils n'étaient ensemble que contraints et forcés, que leur relation actuelle était factice, que sa grand-mère et son père avaient dû payer

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Nick pour le convaincre de l'épouser. Oui, tout cela n'était qu'un marché, et il n'était pas question qu'elle l'oublie — et maintenant moins que jamais, ajouta-t-elle intérieurement.

Les émotions n'étaient cependant pas comme de l'eau dont un simple tour de robinet suffit à couper le flot, et encore moins celles que lui procuraient les caresses enivrantes de cet homme. Dans ses bras, elle avait l'impression d'être belle, unique, et c'était un sentiment aussi étrange que merveilleux.

Hélas ! Lui ne voyait en elle qu'un simple objet sexuel et, en cédant à ses avances, elle n'allait pas manquer de s'exposer à de cruelles désillusions.

Le souvenir de sa douloureuse expérience avec Paul Andersen lui revint à l'esprit, lui donnant la force de dominer son désir.

— Non..., murmura-t-elle quand les lèvres de Nick quittèrent les siennes pour remonter le long de sa tempe. Arrête, je t'en prie...

— Pourquoi ? chuchota-t-il en lui mordillant l'oreille. Je suis ton mari.

— Je... je sais, mais de nom seulement, et à titre tout à fait temporaire. L'intimité dans laquelle nous vivons en ce moment te l'a peut-être fait oublier, mais nous avons décidé de reprendre chacun notre liberté dès que tes ennuis avec les services de l'immigration seront terminés.

— Oui, tu as raison... Nick poussa un grand soupir, se redressa et aida Caroline à se

relever. La vue de ses cheveux ébouriffés, de ses joues enflammées et de la petite veine qui battait au creux de son cou gracile lui arracha un second soupir. L'envie qu'il avait d'elle n'avait cessé de croître depuis leur arrivée à Maplewood Lodge, et toutes les douches froides du monde ne suffisaient pas à l'apaiser. Il ignorait même comment il avait trouvé, à l'instant, la volonté nécessaire pour rompre leur étreinte. Un dernier reste de sens moral, sans doute...

— Je suis désolé, Caro, déclara-t-il, je n'ai aucune excuse — si ce n'est qu'il faudrait être aveugle pour ne pas te désirer, et que j'ai malheureusement de bons yeux.

— C'est plutôt flatteur, observa la jeune femme avec un sourire un peu tremblant. Maintenant, Nick, il est tard, alors je vais aller me doucher, et j'irai ensuite directement me coucher.

— D'accord. Moi, je lirai en attendant mon tour, et peut-être même après. J'ai du mal à m'endormir, dans ce canapé.

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— Je t'ai pourtant proposé tous les soirs de t'y remplacer. La logique voudrait qu'il revienne au plus petit de nous deux.

— Oui, mais nous n'avons pas la même logique. La mienne obéit à des modes de pensée hérités d'une culture différente, pour reprendre ton expression, et elle m'interdit d'obliger mon épouse à dormir sur un canapé... Je n'ai plus qu'une nuit à y passer, de toute façon.

Cette remarque rappela à Caroline que leurs vacances touchaient à leur fin, et qu'ils devaient repartir le lendemain. A cette idée, un profond abattement l'envahit. Pour la première fois de sa vie, la perspective de retourner travailler ne lui disait rien. Elle avait envie que ce séjour avec Nick à Maplewood Lodge durât beaucoup plus. Mais c'était bien sûr impossible : sa grand-mère attachait trop d'importance à la mise au point de leur nouvelle crème pour laisser son meilleur chimiste et sa responsable marketing s'absenter trop longtemps — même si c'était elle, au départ, qui leur avait accordé ce congé.

Avec un soupir aussi malheureux que ceux de Nick tout à l'heure, la jeune femme se dirigea vers la salle de bains. Vingt minutes plus tard, elle se mettait au lit, la gorge étrangement nouée, comme si elle était au bord des larmes.

Ces huit jours lui avaient apporté plus de joies qu'elle n'en avait connu depuis des années, mais un regret lancinant en gâtait à présent le souvenir : elle n'aurait pas dû empêcher Nick de lui faire l'amour. Bien sûr, elle pouvait toujours continuer à se mentir et tenter de se convaincre qu'elle avait eu raison de se refuser à lui. Cela ne l'empêchait pas d'être, au fond d'elle-même, convaincue du contraire.

Et tandis qu'elle glissait dans le sommeil, une pensée angoissante lui traversa l'esprit : n'était-elle pas en train de tomber bêtement amoureuse de son pseudo-mari ?

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12.

Caroline se réveilla en sursaut et s'aperçut qu'elle claquait des dents. La température de la chambre semblait être descendue en dessous de zéro et, quand elle alluma la lampe de chevet, elle se rendit compte que son souffle formait en effet de petits nuages de condensation dans l'air glacé.

— N... Nick ! cria-t-elle, tremblant de froid et se frottant les bras pour essayer de se réchauffer.

— Attends ! J'arrive. Trente secondes plus tard, Nick entrait dans la pièce avec une

brassée de bûches, qu'il déposa devant la cheminée. — Que se passe-t-il ? demanda Caroline. — La chaudière s'est éteinte, répondit Nick. J'ai appelé la

réception, mais tous les agents d'entretien sont partis, à cette heure. La panne ne pourra donc pas être réparée avant demain matin.

Puis, comme la jeune femme commençait de se lever, il s'exclama:

— Non, reste couchée, ou tu vas attraper la mort ! Laisse-moi faire, je m'occupe de tout.

Même si cela l'ennuyait de l'admettre, Caroline fut soulagée de ne pas avoir à quitter le peu de chaleur qu'offrait le lit. Le fait d'être mariée à un homme un peu machiste avait au moins un avantage : dans une situation comme celle-ci, il prenait les choses en main.

Une fois le feu allumé, Nick ressortit, mais il revint peu de temps après et tendit une tasse fumante à Caroline.

— C'est du chocolat ? s'enquit-elle.

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— Non, un grog à ma façon : du thé additionné de cognac. Il n'y a rien de tel pour se réchauffer. Cela prévient et soigne aussi les rhumes. Ce n'est pas le moment de tomber malade, alors bois !

Tandis qu'elle avalait le liquide brûlant à petites gorgées, Nick tisonna le feu et y rajouta une bûche. La température de la pièce était déjà montée de plusieurs degrés, mais Caroline tremblait toujours de froid. Soudain, avant qu'elle n'ait eu le temps de deviner les intentions de Nick, il avait enlevé sa robe de chambre et se glissait entre les draps.

— Que... que fais-tu ? balbutia-t-elle. — J'applique le vieux principe d'échange de chaleur animale,

déclara-t-il. Tu as terminé ton grog ? Alors donne-moi la tasse et renfonce-toi bien sous les couvertures.

Trop transie pour protester, la jeune femme obéit et laissa Nick s'étendre près d'elle et l'enlacer étroitement. Puis il éteignit la lampe de chevet, et seule la lueur dansante des flammes éclaira désormais la pièce.

Le contact du corps de Nick contre le sien rendait Caroline nerveuse, mais il lui fallait bien reconnaître que la méthode était efficace : ses frissons cessèrent

rapidement, et elle finit même par se détendre. L'alcool ayant la réputation d'avoir des vertus relaxantes, le grog devait y être pour quelque chose, mais un intense sentiment de sécurité et de bien-être la gagna peu à peu.

— Ça va mieux? demanda Nick d'une voix douce. — Oui, beaucoup mieux. — Alors tout est parfait. Avait-il l'intention de dormir là? Caroline n'eut pas envie de le lui

demander. Elle était si bien, ainsi serrée contre lui ! Plus tard, elle mettrait ce qui s'était passé sur le compte du cognac, mais sans vraiment y croire, au fond. Toujours est-il que lorsque Nick, au bout de quelques minutes, commença de la caresser, à travers le fin tissu de la chemise de nuit, et de lui couvrir le visage de petits baisers, elle n'eut pas un mot ou un geste de protestation. Elle savait pourtant très bien où cela allait les mener, et il lui aurait été facile de le repousser. Mais elle n'en fit rien.

Pas plus qu'elle ne chercha à savoir si les arguments qu'elle se trouvait maintenant pour répondre aux avances de Nick n'étaient pas en définitive aussi fallacieux que ceux qui l'avaient convaincue

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de le repousser. De toute façon, Nick lui inspirait une profonde attirance, se dit-elle, et, contraints comme ils l'étaient de vivre ensemble, il n'était guère probable qu'elle puisse longtemps lui résister. Combien de temps parviendrait-elle à refouler son désir ? Une semaine ? Un mois ?

Elle l'ignorait, mais une chose pour elle, désormais, était sûre : elle succomberait tôt ou tard à la tentation, et que ce moment soit proche ou lointain importait peu, c'était son caractère inéluctable qui comptait. Alors pourquoi ne pas céder maintenant ? Avec un peu de chance, elle serait ensuite libérée de l'emprise de Nick.

L'idée lui vint que le contraire pouvait aussi bien se produire, qu'une nuit dans les bras de son mari lui donnerait peut-être envie d'en passer d'autres et renforcerait ses sentiments pour lui, mais elle refusa de s'y arrêter.

L'aurait-elle pu d'ailleurs? Déjà, avant que la bouche et les mains de Nick ne commencent de la caresser, elle s'était mise à avoir une conscience de plus en plus aiguë du contact de la poitrine nue de Nick contre sa paume, du battement accordé de leurs deux cœurs, du fait que son mari n'avait pas plus envie de dormir qu'elle, et qu'il était tout aussi tendu et excité.

Alors, quand les lèvres de Nick s'emparèrent des siennes, elle renonça à réfléchir et s'offrit à son baiser sensuel. Ses lèvres aussitôt s'ouvrirent pour accueillir la caresse de sa langue, ses jambes d'instinct s'écartèrent sous la pression de son genou. Si bien que, déjà conquise, elle ne protesta pas lorsqu'il la mit doucement sur le dos et releva le bas de sa chemise de nuit afin d'explorer les trésors qu'elle lui dissimulait.

Elle gémit de plaisir tandis qu'il effleurait sa chair d'une main indiscrète, l'aguichant de mille caresses sans jamais s'attarder nulle part, mettant tous ses sens en émoi et faisant monter sa fièvre à chaque attouchement.

Ses petits cris parurent augmenter l'ardeur de Nick : plus pressant, tout à coup, il s'allongea sur elle et fit glisser

les bretelles de sa chemise de nuit, découvrant ses seins ronds et fermes. Avec fièvre, il posa la bouche sur sa peau nue, descendit le long de sa gorge avant de refermer les lèvres sur la pointe dressée d'un mamelon qu'il mordilla avidement. Aussitôt, Caroline se cambra, comme électrisée, et des ondes de volupté de plus en plus puissantes la submergèrent pendant que Nick attisait le feu de sa

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passion par de langoureux mouvements de langue. Les lèvres de Nick remontèrent ensuite vers les siennes et les recouvrirent pour un baiser fougueux qui la précipita dans un tel tourbillon de sensations qu'elle ne sut bientôt plus ce qu'elle souhaitait le plus : que Nick assouvisse le désir lancinant qu'elle avait de le sentir en elle, ou qu'il continue de lui infliger cette délicieuse torture.

Mais il ne fit ni l'un ni l'autre. Se soulevant soudain sur un coude, il plongea son regard dans le sien et observa :

— Tu es bien silencieuse... Tu veux que je m'arrête ? Si c'est le cas, mieux vaut me le dire tout de suite, sinon je risque d'oublier que j'ai des principes, et de me rappeler seulement que tu es ma femme... Alors, que décides-tu ?

— Non, ne t'arrête pas, répondit Caroline. Etait-ce vraiment sa voix qui résonnait ainsi, rauque et presque suppliante ? se demanda-t-elle, surprise. Et

pourquoi n'avait-elle pas saisi la chance que Nick lui avait donnée de mettre un terme à cette folie ?

Quoi qu'il en soit, elle ne songea pas un instant à changer d'avis et laissa Nick finir de la déshabiller.

Il ôta ensuite son pyjama, et Caroline fut un instant désemparée en découvrant sa nudité. Elle ne détourna cependant pas les yeux, notant au contraire qu'il avait un corps magnifique, aussi vigoureux et musclé qu'elle l'avait imaginé.

Nick la reprit dans ses bras et lui chuchota à l'oreille : — Oh ! chérie, si tu savais comme j'ai envie de toi... Cette semaine

a été un enfer : je me demandais comment j'allais supporter d'être ton mari sans que jamais tu m'appartiennes... Mais tu es sûre, toi, de le vouloir ?

— Oui, murmura-t-elle. — Tu ne regretteras rien, demain matin ? — Si, sans doute, mais ça n'a pas d'importance. Fais-moi l'amour,

Nick, je t'en prie ! — Toute la nuit si tu le souhaites... Ecarte les jambes... Oui,

comme ça... Tu es si belle, si douce... La main de Nick se posa sur le sexe de la jeune femme et se mit à

le caresser avec une insupportable lenteur. La tension qui habitait Caroline devint alors si forte qu'elle se mit à gémir et s'agrippa avec fièvre aux épaules de son compagnon, l'invitant tacitement à la prendre.

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Mais Nick ne semblait pas pressé de répondre à son attente. Ses doigts se glissèrent en elle, explorant son intimité la plus secrète, tandis que ses lèvres allaient et venaient du lobe d'une oreille à la rondeur d'un sein, allumant mille volcans sur leur passage, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'un corps pantelant et ivre de désir entre ses bras.

Lorsque le spasme du plaisir la secoua, elle se pressa avec fièvre contre Nick. C'était apparemment

le moment que celui-ci attendait, car aussitôt il se redressa et la pénétra, d'une poussée puissante et profonde qui leur arracha un même gémissement de volupté. Un sourire ensorcelant sur les lèvres, il resta un moment immobile, comme pour mieux la laisser savourer cet instant de pur bonheur. Ensuite, les yeux dans les siens, il commença de bouger en elle sur un rythme de plus en plus rapide, l'entraînant inexorablement vers l'orgasme qu'elle sentit bientôt exploser en un déferlement de sensations.

Un instant encore, il attendit, soucieux sans doute de s'assurer qu'il venait bien de la mener au sommet de la jouissance. Puis, cédant enfin à l'urgence brutale du désir qui le tenaillait, il la saisit fermement par les hanches et s'abandonna sans frein à la recherche de son propre plaisir, avant de s'affaisser sur elle, baigné de sueur et la poitrine haletante.

Envahie alors par un merveilleux sentiment de plénitude, la jeune femme lui caressa doucement les cheveux. Il tremblait encore, et ce fut d'une voix entrecoupée qu'il demanda soudain :

— Il ne faisait pas froid, tout à l'heure, dans cette pièce ? — Si, déclara Caroline en souriant malgré l'émotion qui

l'étreignait, mais c'était avant que tu ne t'emploies à la réchauffer. — Si je m'étais douté de ce qui se passerait alors, j'aurais éteint la

chaudière dès la première nuit ! observa Nick en roulant sur le côté, puis en attirant de nouveau Caroline dans ses bras. En tout cas, plus question d'annuler notre mariage maintenant. Tu es bel et bien ficelée à moi, désormais.

Ces propos laissèrent la jeune femme perplexe. Qu'entendait-il par là ? Qu'ils étaient réellement devenus mari et

femme ? N'osant pas lui poser la question, de crainte sans doute de découvrir qu'il plaisantait, elle choisit de répondre par une boutade et remarqua :

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— Je suis surtout soulagée de savoir que j'ai quelqu'un pour me tenir chaud l'hiver.

— Compte sur moi ! s'écria Nick. Il la serra ensuite plus fort contre lui, et ils restèrent longtemps

enlacés, dans un silence complice que seul rompait de temps en temps le craquement d'une bûche.

Quand le feu commença de s'éteindre, Nick se leva pour remettre du bois dans le foyer. Une fois recouché, il entreprit de réchauffer Caroline d'une autre façon, et y parvint si bien qu'un véritable incendie ne tarda pas à l'enflammer tout entière.

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13.

En se réveillant le lendemain matin, Caroline crut avoir seulement rêvé que Nick avait passé une bonne partie de la nuit à lui faire passionnément l'amour. Elle était seule dans le lit et aucun feu ne brûlait dans la cheminée.

Et puis, au bout d'un moment, elle s'aperçut que sa chemise de nuit était par terre et qu'un tas de cendres froides remplissait l'âtre. Elle comprit alors qu'il ne s'agissait pas d'un rêve : ce qui devait rester un mariage blanc avait bel et bien été consommé.

Nick, lui, en revanche, s'était sûrement levé tôt : l'empreinte de sa tête sur l'oreiller, de son côté du lit, avait déjà disparu. Et bizarrement, la porte de la chambre était fermée.

Cette dernière constatation inquiéta Caroline car, toutes les nuits précédentes, elle avait laissé la porte ouverte pour que Nick puisse aller si nécessaire dans la salle de bains sans la réveiller.

Les pensées les plus folles se mirent à tourbillonner dans son esprit. Et si Nick, après l'avoir séduite afin de rendre leur union impossible à annuler, était reparti seul à Minneapolis ? Car si elle voulait rompre avec lui, maintenant, il n'y avait plus d'autre solution que le divorce, et il voyait peut-être là un moyen de gagner beaucoup d'argent : le contrat qui plaçait leur mariage sous le régime de la séparation de biens n'était en effet pas encore prêt au moment de leur départ pour le Canada. Nick avait promis de le signer, mais en avait-il vraiment eu l'intention, en fait ?

Une terrible détresse étreignit le cœur de Caroline. Si ses soupçons se vérifiaient, alors Nick était pire encore que Paul

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Andersen, et elle avait de nouveau fait preuve d'une absence totale de jugement. Elle avait du mal à le croire, mais comment expliquer autrement que Nick l'ait laissée seule après leur nuit d'amour, et qu'il ait refermé la porte de la chambre derrière lui ? Comment ne pas voir dans cette précaution la volonté de s'esquiver sans qu'elle l'entende ?

Une fois de plus, elle avait trop vite accordé sa confiance. Et elle s'était donnée à Nick sans penser le moins du monde aux conséquences. Si seulement elle n'avait pas bu ce grog ! songea-t-elle, désespérée. A présent, sa grand-mère allait être furieuse, et son père ne manquerait pas de lui rappeler les doutes qu'il avait exprimés sur l'intégrité de Nick à l'annonce de leur mariage précipité.

Un peu tremblante, Caroline se leva et se rendit dans la salle de bains. Une onde de soulagement l'envahit en constatant que les affaires de toilette de Nick étaient toujours sur la tablette du lavabo : il ne serait sûrement pas parti sans les emporter.

Puis elle aperçut son reflet dans le miroir et sursauta : était-ce vraiment elle, cette femme aux cheveux emmêlés, aux yeux cernés, à la peau couverte de petites marques bien reconnaissables — celles que laissent les fougueux baisers d'un homme ?

Ce rappel de la façon dont Nick l'avait embrassée et caressée, la nuit précédente, lui fît monter le rouge aux joues.

Par manque de confiance en elle et en son pouvoir de séduction, Caroline ne s'était jamais livrée à un homme avec autant d'abandon. Pourtant, elle se demandait à présent si elle n'avait pas quand même déçu Nick. Car s'il n'était pas parti, du moins ne s'était-il pas attardé au lit pour attendre son réveil et lui faire de nouveau l'amour...

Les insultes que lui avait criées Paul le soir où elle l'avait chassé de son appartement lui revinrent à la mémoire ; il l'avait notamment accusée d'être frigide et incapable de donner du plaisir à un homme. Elle avait tenté de mettre ces paroles blessantes sur le compte de l'ivresse et d'un vil désir de vengeance, mais l'attitude de Nick semblait confirmer les reproches de Paul. Pour quelle autre raison, sinon, aurait-il fui si vite le lit conjugal ?

Au bord des larmes, la jeune femme entra dans la cabine de douche et tourna les robinets. Ses tristes réflexions l'absorbaient tellement que, s'ajoutant au bruit de l'eau, elles l'empêchèrent d'entendre Nick arriver. Aussi fut-ce seulement quand il ouvrit la

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porte coulissante de la cabine et se glissa près d'elle qu'elle réalisa sa présence. Une présence aussi envahissante que troublante. Car il était nu.

— Nick ! s'écria-t-elle, interdite. Que... que veux- tu ? — Prendre une douche avec ma femme, répondit-il en souriant.

Désolé de t'avoir laissée seule aussi longtemps, mais les deux techniciens envoyés pour réparer la chaudière étaient aussi empotés l'un que l'autre : ils ont mis un temps fou à trouver la cause de la panne. En plus, l'un devait être un peu sourd, car il parlait très fort, et j'ai même surpris l'autre en train de te regarder dormir. J'ai failli l'assommer — et je l'aurais fait si tu n'avais pas été bien enfouie sous les couvertures.

—C'est... c'est pour ça que tu t'es levé tôt et que tu as fermé la porte de la chambre ? bredouilla Caroline.

— Evidemment ! déclara Nick en lui lançant un coup d'œil intrigué. Pourquoi cette question? Qu'es-tu allée imaginer ?

— Je... j'ai eu peur de t'avoir déçu. J'ai pensé que tu m'avais peut-être trouvée frigide, ou... ou pas à la hauteur.

Nick jura en russe, puis souleva le menton de la jeune femme pour la forcer à le regarder dans les yeux.

—Qui t'a mis dans la tête des idées pareilles ? demanda-t-il. Ce crétin d'Andersen, j'imagine ?

— Oui. — Quel ignoble individu ! Je lui donnerais volontiers la leçon qu'il

mérite ! A présent, Caro, écoute- moi : il n'y a pas de femmes frigides, juste des hommes égoïstes et maladroits — ce que je me flatte de ne pas être. La nuit dernière a été merveilleuse pour moi, et je pensais qu'elle l'avait également été pour toi.

— Elle l'a été. — Et tu doutes encore ? Très bien, je vois ce qui me reste à faire. Que dirais-tu de reprendre les choses là où nous

les avons laissées ? Joignant alors le geste à la parole, Nick enlaça Caroline et

entreprit de lui prouver qu'elle n'était pas plus frigide que lui égoïste et maladroit.

Après leur retour à Minneapolis, les jeunes mariés passèrent la

fin de la journée à transporter dans la maison de Nick une partie des

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vêtements et des bibelots préférés de Caroline. Ce fut, du reste, à cette occasion qu'éclata leur première dispute, car la jeune femme insista pour qu'ils fissent chambre à part.

— Je ne comprends pas ! s'écria Nick. Nous formons maintenant un vrai couple, non ?

Il avait l'air perplexe, et... blessé. Sans doute son ego souffrait-il de ce refus de partager son lit, songea Caroline.

— Pourquoi ? répliqua-t-elle sèchement. Parce que ton grog m'a brouillé l'esprit pendant quelques heures ? Non, excuse-moi, je suis injuste, reprit-elle avec plus de douceur. Je savais très bien ce que je faisais, mais avec tout ce qui est arrivé, et si vite, je... je ne sais plus trop où j'en suis. J'ai besoin de temps et de recul pour essayer de mettre de l'ordre dans mes idées. Je sais bien que pour toi tout cela n'a pas grande importance, mais pour moi si. Car je ne veux pas d'une relation fondée sur le seul plaisir physique. Tu me diras qu'il est un peu tard pour y penser. C'est vrai. Je reconnais que j'ai agi de façon idiote — et irresponsable en plus !

— Comment cela, irresponsable ? Caroline hésita à répondre : elle n'avait pas l'habitude d'aborder

des sujets aussi intimes avec un homme. Il fallait cependant que Nick connaisse la vérité, et elle finit par expliquer :

— Tu... tu n'as pas utilisé de préservatif, sans doute parce que tu me croyais sous contraception, mais... mais ce n'est pas le cas.

— Veux-tu dire que tu pourrais être enceinte ? — Oui. Aussi invraisemblable que cela soit, je n'ai absolument pas

pensé à ce détail. C'est fou, je sais, car ce serait une véritable catastrophe, mais c'est ainsi.

Un long silence suivit cette déclaration, puis Nick, les mâchoires serrées, observa d'une voix lente :

— Moi aussi j'aurais dû faire attention. Je suis désolé, j'ai agi en dépit du bon sens.

— Rien n'est sûr, heureusement. En tout cas, pour ma part, j'ai eu ma dose de folie. C'est pourquoi je préférerais que nous revenions à nos relations initiales.

— Tu crois vraiment que c'est possible ? — C'est ce que je souhaite, en tout cas, affirma Caroline en se

détournant pour que Nick ne voie pas ses yeux remplis de larmes. Car il comprendrait qu'elle mentait. Que contrairement à ce

qu'elle prétendait, elle n'avait pas du tout envie de se montrer

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raisonnable. Qu'elle rêvait, au contraire, de passer toutes ses nuits dans ses bras. Qu'elle se sentait, pour lui, prête à toutes les folies, y compris à devenir sa femme pour de bon et à faire plein d'enfants avec lui. Mais encore fallait-il que Nick le lui demande, ce qu'il ne semblait guère prêt à faire pour le moment.

Et qu'il ne fit d'ailleurs pas. Au lieu de cela, en effet, il se contenta de monter l'escalier avec

les valises, pour aller porter les bagages dans la chambre la plus éloignée de la sienne.

Allongé sur son lit, Nick fixait le plafond sans le voir. Il était

d'humeur morose. Depuis le matin, il ne pensait qu'à une chose : faire de nouveau l'amour avec Caroline. Il en avait le droit, bon sang ! Ils étaient mariés ! Et ils étaient amants, qu'elle le veuille ou non. Comment osait-elle nier cela après ce qu'ils avaient partagé ?

Peut-être le retour à Minneapolis l'avait-il brusquement ramenée à la réalité. Elle avait alors commencé à avoir des regrets, à songer qu'un Nick Valkov n'était pas assez bien pour elle — ou, plus vraisemblablement, pour sa famille. Qu'était-il d'autre, après tout, qu'un mari temporaire, acheté par les Fortune afin d'éviter à leur meilleur chimiste une expulsion qui aurait sonné le glas des espoirs de Kate ?

Si ce mariage n'avait pas été le seul moyen de voir s'achever le développement de Divine, Caroline n'y aurait jamais consenti, Nick en était certain. Il l'avait toujours su, au fond, et cela aurait dû le laisser aussi indifférent qu'au début, mais voilà... Comme un idiot, il était entre-temps tombé amoureux.

Caroline possédait toutes les qualités qu'il avait toujours recherchées chez une femme : belle, intelligente, elle était également cultivée et brillante, mais sans cette dureté qui caractérisait tant de femmes soucieuses de leur réussite professionnelle. Il y avait au contraire en elle une douceur, une timidité qui la rendaient infiniment attachante. Mieux Nick la connaissait, plus il en était convaincu : sous son apparente froideur, Caroline cachait une extrême sensibilité.

L'espace de quelques heures, elle s'était dépouillée pour lui de sa carapace, allant jusqu'à lui laisser croire qu'elle lui appartenait, mais la prudence l'avait ensuite décidée à battre en retraite.

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Il pouvait cependant la reconquérir, se dit Nick, à condition d'agir avec finesse et patience. Et il le ferait, parce qu'il ne voulait pas la perdre.

Non, quoi qu'elle en pense, et même si le ministère de l'Intérieur avait d'ores et déjà renoncé à le renvoyer en Russie, leur mariage ne se terminerait pas par un divorce.

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14.

Les services de l'immigration se rappelèrent cependant au bon souvenir de Nick dès le lendemain : deux de leurs employés l'attendaient dans son bureau quand il y entra, le lundi matin, après une longue discussion avec Otto Mueller sur l'état des recherches. Les fonctionnaires s'étaient installés dans les fauteuils les plus confortables de la pièce, mais ils se levèrent à l'arrivée de Nick et lui montrèrent leurs cartes officielles.

— Je suis Lyndon Howard, dit le plus âgé des deux, et voici mon collègue, Brody Sheffield. Nous aimerions vous parler, si cela ne vous dérange pas.

— Mais non, répondit Nick. Rasseyez-vous, je vous en prie ! Les deux hommes obéirent. Quand Nick eut pris place derrière sa

table, Howard toussota, puis sortit de la poche intérieure de sa veste une paire de lunettes et une feuille pliée en quatre.

— Nous vous avons adressé une copie de cette lettre il y a une dizaine de jours, monsieur Valkov, déclara-t-il après avoir perché les lunettes au bout de son nez et déplié le papier. Elle vous demandait de vous présenter à nos bureaux dans les plus brefs délais pour nous remettre votre carte de séjour avant d'être soumis à une procédure d'expulsion. L'avez- vous bien reçue ?

— Oui. — Puis-je vous demander pourquoi vous n'avez pas suivi nos

instructions ?

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— Parce que j'étais alors sur le point de me marier à une citoyenne américaine, expliqua Nick d'un ton affable, et que, d'après mon avocat, cela me donne automatiquement le droit de vivre aux Etats-Unis.

— Ce n'est pas tout à fait vrai, monsieur Valkov, et je pense que votre avocat n'a pas manqué de vous le préciser. En effet, si nous avons des raisons de croire que votre mariage est un simple subterfuge pour éviter l'expulsion, nous pouvons l'invalider et vous obliger à retourner en Russie.

— Oui, je suis au courant. Sachez toutefois que mon épouse et moi sortions ensemble depuis plusieurs mois déjà et avions prévu de nous marier au printemps, le temps d'organiser la grande réception qui devait marquer l'événement. Votre lettre a cependant bouleversé nos plans : elle a fait peur à ma femme, et nous avons décidé de nous contenter dans l'immédiat d'un simple mariage civil.

— Vraiment ? susurra Howard, l'air sceptique. Votre histoire sonne juste, mais vous nous permettrez quand même de la vérifier ?

— Bien sûr ! Vous voulez que je demande à ma femme de venir nous rejoindre ?

— Excellente idée ! Nick décrocha le téléphone et composa le numéro du poste de

Caroline. — Chérie? C'est moi. Tu as un moment de libre ? Parce que j'ai

dans mon bureau deux agents de l'immigration qui aimeraient te parler, alors si tu pouvais venir... Parfait ! A tout de suite !

Après avoir coupé la communication, il se tourna vers Howard et lui annonça :

— Elle arrive. — Très bien. Cela vous ennuie de répondre à quelques questions,

en attendant? — Absolument pas. Howard ordonna à son collègue de prendre des notes, puis il dit à

Nick : — Comment avez-vous fait la connaissance de votre femme,

monsieur Valkov ? — Par le travail. Elle est responsable marketing des laboratoires

Fortune Cosmetics, et nous sommes tombés l'un sur l'autre, au sens quasi littéral du terme, un jour où nous courions tous les deux à une

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réunion. Elle m'a immédiatement séduit — vous comprendrez pourquoi en la voyant — et je l'ai invitée à dîner chez moi un soir.

— Elle a accepté ? — Oui. Je l'ai emmenée dans la maison des environs de

Minneapolis où j'habite, et j'ai préparé un repas simple, composé de bœuf Strogonoff et de salade. Nous avons ensuite discuté au coin du feu en écoutant de la musique — une œuvre de Tchaïkovski, si mes souvenirs sont bons.

— Quand était-ce exactement ? — J'avoue que je ne me rappelle pas la date exacte, mais cela

remonte à plusieurs mois. — Et après, vous vous êtes revus ? — Souvent, oui. — Quand avez-vous décidé de vous marier ? —Peu de temps avant l'arrivée de votre lettre... Ah ! te voilà,

chérie ! Nick se leva et contourna son bureau pour aller à la rencontre de

sa femme, qu'il prit dans ses bras avant de lui effleurer la bouche d'un baiser.

— Je te présente M. Howard et M. Sheffield, des services de l'immigration, déclara-t-il. Messieurs, voici mon épouse, Caroline Fortune-Valkov.

— Fortune ! s'exclama Sheffield en jetant à son collègue un regard où se lisait la crainte de futurs ennuis prévisibles.

— Mais oui, indiqua froidement Caroline. Je suis la petite-fille de Kate Fortune et, comme Nick a déjà dû vous le dire, la sous-directrice du marketing de l'entreprise familiale.

Il n'était pas dans ses habitudes de chercher à impressionner les gens avec son nom et sa position sociale mais, compte tenu des circonstances, elle jugeait utile de le faire. En épousant Nick pour lui éviter l'expulsion, elle s'était rendue coupable d'un délit qui pouvait lui valoir une condamnation.

— Vous êtes sûrement très occupée, madame Valkov, observa Howard, et je suis désolé de vous importuner, mais je suis dans l'obligation de vous poser quelques questions. Si vous voulez bien vous asseoir...

La jeune femme alla s'installer dans le siège le plus proche de celui de Nick. Bien qu'ils aient répété cette scène plusieurs fois, son

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cœur battait à grands coups dans sa poitrine. Car elle n'avait plus droit à l'erreur.

Si seulement elle portait les lunettes qui lui per- mettaient autrefois de dissimuler une bonne partie de son visage

et de ses émotions ! pensa Caroline. Mais Nick les avait cassées... Elle regrettait aussi d'avoir les cheveux dénoués et de s'être soumise à la volonté de son mari, qui avait refusé de la laisser se rendre ce matin au travail habillée de l'un de ses habituels tailleurs gris. Il lui avait choisi à la place un ensemble de couleur vive que sa sœur Allie l'avait un jour persuadée d'acheter, et qu'elle étrennait aujourd'hui.

L'interrogatoire se passa pourtant bien. Aucune des questions de Howard ne la prit de court et, à en juger par l'air satisfait de Nick, il s'était vu poser les mêmes et avait donné des réponses identiques.

Au bout d'un moment, un silence s'installa dans la pièce, que Howard, manifestement embarrassé, finit par rompre.

— A présent, madame Valkov, vous voudrez bien m'excuser, mais il y a une question de nature plus... intime que je dois vous poser. Deux personnes qui s'épousent dans le seul but d'éviter l'expulsion à l'une d'elles se mettent généralement d'accord pour que ce soit un mariage blanc, afin d'en rendre l'annulation plus simple et plus rapide par la suite... J'aimerais donc savoir si le vôtre a été consommé ?

Les joues de Caroline s'empourprèrent. Trop gênée pour parler, elle se contenta de hocher affirmativement la tête. L'idée lui vint soudain que cette information allait peut-être arriver aux oreilles de sa grand-mère, et les battements de son cœur s'accélérèrent de nouveau.

— En fait, nous rentrons à peine de notre voyage de noces, annonça Nick en souriant aimablement à Howard. Nous avons passé une semaine à Maplewood Lodge, un motel situé juste de l'autre côté de la frontière canadienne. Je peux vous en donner l'adresse et le numéro de téléphone, si vous souhaitez vérifier. Je suis sûr que les employés se souviendront de nous. Nous occupions le bungalow nuptial, dont le chauffage est tombé en panne la dernière nuit de notre séjour.

— Ces renseignements nous seront en effet utiles, et je vous remercie de votre coopération, déclara Howard en se mettant debout. Je pense cependant que notre enquête confirmera vos dires.

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Si nous avons besoin d'autres informations, nous reprendrons contact avec vous.

— Vous savez où nous trouver, conclut Nick avant de lui tendre un papier sur lequel il avait inscrit les coordonnées de Maplewood Lodge. Ah ! une dernière chose avant que vous ne partiez... J'ignore où vous êtes allés chercher l'idée que j'étais un ancien agent du K.G.B., mais je tiens à vous préciser que je suis chimiste, et que je n'ai jamais rien été d'autre. Alors, je vous en prie, réfléchissez ! Si j'étais vraiment un espion, aurais-je choisi de travailler pour un fabricant de cosmétiques ? Vous croyez vraiment que je cache des émetteurs dans des tubes de rouge à lèvres et des caméras miniatures dans des poudriers ? Que je communique avec Moscou grâce à une radio cachée dans ma chaussure, et que j'appelle ma femme « camarade », pendant que vous y êtes ? Parce que, dans ce cas, je ne vois qu'une explication : vous aimez trop les films de James Bond.

Sheffield éclata de rire, mais le regard sévère que lui lança alors son collègue le fit cesser immédiatement.

— Je ne trouve pas qu'il y ait là matière à plaisanter, monsieur Valkov, observa Howard d'un air digne. Les Américains prennent très au sérieux tout ce qui touche à leur sécurité, figurez-vous ! Au revoir !

Quand les deux agents de l'immigration eurent quitté la pièce, Caroline se leva, s'approcha de Nick et lui posa la main sur l'épaule.

— Tu penses qu'ils nous ont crus ? demanda-t-elle, le visage anxieux.

— Je n'en sais rien, mais, quoi qu'il en soit, ils vont avoir beaucoup de mal à prouver que nous avons menti, et ils en sont bien conscients. Tu as eu raison, en plus, de leur dire que tu étais une Fortune. Ta famille a suffisamment de prestige et d'influence, surtout ici, à Minneapolis, pour que des petits fonctionnaires hésitent à harceler l'un de ses membres. A mon avis, ils vont marcher sur des œufs. Merci de ton aide, Caro chérie...

Nick saisit Caroline par la taille, l'assit sur ses genoux et posa les lèvres sur les siennes. Elle reconnut aussitôt l'odeur de café noir et de cigarette blonde, de savon et d'after-shave qui resterait sans doute toujours associée à lui dans son esprit, et qu'il lui suffisait maintenant de respirer pour que son cœur s'accélère.

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Le baiser de Nick se fit plus ardent, et Caroline faillit se laisser submerger par le désir. Un instant, elle caressa l'idée de s'abandonner aux mains de son époux. Ce serait si simple, si délicieux ! Il irait fermer à clé la porte du bureau, puis il l'allongerait sur la table ou par terre, sur l'épaisse moquette... Elle brûlait de connaître encore avec lui ce plaisir qu'il semblait être le seul à pouvoir lui donner. Qu'est-ce qui l'en empêchait? C'était son mari, après tout... Son mari, oui, mais pour combien de temps ?

— Non, murmura-t-elle. Il... il faut que je retourne travailler, et toi aussi. Cet intermède avec les agents de l'immigration a déjà bouleversé mon planning : j'ai dû dire à ma secrétaire d'annuler un de mes rendez-vous et de changer l'heure d'un autre. Et tu ne trouves pas, en plus, que les gens cancanent déjà assez comme ça à notre sujet ?

—Laisse-les cancaner, si ça leur fait plaisir. Et puis, nous avons tout fait pour ça, non ?

En leur absence, les langues étaient en effet allées bon train à Fortune Cosmetics. Ils avaient pu le constater dès leur arrivée, le matin : toutes les personnes qu'ils croisaient — que ce soit dans le parking souterrain, l'ascenseur, ou les couloirs —, leur jetaient des regards inquisiteurs, les plus audacieuses se risquant même à leur demander si la rumeur était fondée, s'ils s'étaient réellement mariés.

Obéissant aux instructions, ils n'avaient pas donné de réponse, mais contrairement à Nick, qui excellait à éluder les questions d'une boutade, Caroline s'était murée dans un silence contraint, à la fois irritée et gênée d'être de nouveau le centre des conversations dans l'entreprise.

— Ah ! j'ai failli oublier..., déclara-t-elle avant de franchir la porte. Grand-mère nous attend dans son bureau à midi pour un déjeuner informel. Il faudra lui parler de la visite des agents de l'immigration, tu ne crois pas ?

— Bien sûr. Notre histoire semble les avoir convaincus, mais on ne sait jamais : ils peuvent très bien revenir.

— J'espère que non ! Une séance d'interrogatoire m'a largement suffi ! A plus tard !

La jeune femme sortit du bureau, commença à remonter le couloir, et, bien que Nick ne se fût pas levé pour la raccompagner, elle eut l'étrange impression qu'il la suivait des yeux.

Non, elle ne se retournerait pas..., se dit Caroline. Non, elle ne...

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Il était nonchalamment appuyé au montant de la porte, les mains dans les poches, avec, au fond des prunelles, une lueur qui ne laissait aucun doute sur les sentiments que lui inspirait la silhouette de son épouse en train de s'éloigner.

Leurs regards se croisèrent, et Nick sourit malicieusement à la jeune femme avant de lui crier en russe quelque chose qu'elle ne comprit évidemment pas, mais qui ne devait pas être très convenable.

Dieu merci, il n'y avait qu'eux dans le couloir, et personne dans le service, à part Nick, ne parlait russe — du moins Caroline l'espérait-elle.

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15.

Le temps passant, la vie de Nick et de Caroline ne tarda pas à s'organiser selon un schéma invariable. Ils se levaient tôt le matin, préparaient à tour de rôle le petit déjeuner qu'ils prenaient ensuite sans se presser, en lisant le journal ou en regardant les informations à la télévision. Ils partaient ensuite travailler dans la Mercedes de Nick qui disait trouver stupide d'utiliser deux voitures pour aller au même endroit. Et quand Caroline avait fini par protester contre ce qu'elle considérait comme une atteinte à son indépendance, Nick lui avait expliqué qu'en fait, il ne voulait pas la savoir seule sur les routes verglacées, surtout la nuit. Touchée par cette sollicitude, elle avait cédé.

Les jours où le travail obligeait l'un ou l'autre, ou les deux, à rester tard au bureau, ils allaient dormir dans l'ancien appartement de Caroline. Nick y avait à présent apporté une partie de ses vêtements et des affaires de toilette.

Les autres soirs, ils regagnaient la maison au bord du lac, où la jeune femme se sentait maintenant comme chez elle, d'autant qu'au fil des semaines,

elle l'avait marquée de son empreinte par de menus changements de décoration.

Après le dîner, ils écoutaient le plus souvent de la musique ou se lisaient à haute voix des passages de leurs livres préférés. A son grand étonnement, Caroline avait découvert que Nick aimait, comme elle, les classiques et la poésie.

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— Pourquoi cela te surprend-il ? lui demanda-t-il le jour où elle fit une remarque à ce sujet.

— Parce que les classiques ne sont plus guère appréciés dans notre pays, aujourd'hui, et que la poésie est un genre encore plus délaissé. Surtout par les hommes.

— Eh bien les hommes ne savent pas ce qu'ils perdent. Car l'idée la plus banale peut devenir carrément sublime sous la plume d'un grand poète... Que veux-tu que nous lisions ce soir? Du Wordsworth ? Du Tennyson ?

— Oh oui, du Tennyson, s'il te plaît ! Tu avais commencé la première partie des Idylles du roi.

Et Nick se mit à lire, de sa voix grave et chaude, tandis qu'elle fixait le feu, dans la cheminée, et se laissait transporter dans un autre lieu, une autre époque.

Au bureau, ils continuaient de travailler sur Divine : Caroline mettait la dernière main à la campagne de lancement du produit, et Nick poursuivait ses recherches avec Otto Mueller. Il n'était pas rare qu'ils restent le soir bien après le départ des autres employés, et Nick apportait alors dans le bureau de son épouse un repas italien ou chinois commandé par téléphone. Ils le mangeaient sur place, puis chacun retournait à ses occupations.

La jeune femme n'avait jamais été aussi heureuse de toute sa vie — ni aussi désespérée. Car malgré ses bonnes résolutions et ses efforts pour garder ses distances avec Nick, il lui devenait de plus en plus cher. Au point qu'elle aurait certainement cédé à ses avances si Nick s'était montré plus empressé. Mais depuis la scène douloureuse de leur retour, il n'était plus jamais sorti de la réserve qu'elle lui avait imposée. Certes, cela ne signifiait nullement qu'il ait tota-lement renoncé à partager son lit, mais ce n'était là, au mieux, qu'une simple attirance physique, l'effet sans doute de ces fameux phéromones qu'il semblait si bien connaître.

C'est pourquoi elle devait absolument le chasser de son esprit et de son cœur. Oui, mais comment ? La réponse lui semblait moins évidente que jamais.

Songeant à la pile de dossiers en souffrance qui s'entassaient sur son bureau, la jeune femme soupira et pressa le pas. Elle n'aurait même pas le temps d'aller déjeuner aujourd'hui ; il lui faudrait se contenter d'une barre chocolatée achetée à l'un des distributeurs automatiques de l'étage.

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— Caroline ! Caroline ! Attends-moi ! C'était la voix de Paul Andersen. Elle se retourna et vit son

ex-fiancé qui courait pour la rattraper. Elle s'arrangeait d'habitude pour ne jamais être seule avec lui, mais là, le couloir était désert, aussi continua-t-elle son chemin, en accélérant même l'allure.

Moins de trente secondes plus tard, cependant, la main de Paul la saisissait par le bras et l'obligeait à s'arrêter.

— Caroline ! s'écria-t-il. Pourquoi m'ignores-tu ? — Parce que je n'ai pas envie de te parler. Lâche-moi ! — Tu pourrais être un peu plus aimable ! Je ne te demande que

quelques minutes de ton temps. Tu me dois au moins ça ! — Je ne te dois rien du tout. Lâche-moi, je te dis ! La jeune femme se libéra d'une brusque secousse et se remit en

marche. A en juger par son haleine, Paul avait bu plus d'alcool que d'eau minérale au déjeuner, et le souvenir de sa conduite, le soir de leur rupture, n'incitait pas Caroline à s'attarder en sa compagnie.

— Si tu ne me laisses pas tranquille, déclara-t-elle en constatant qu'il la suivait, j'appelle la sécurité.

— Le bruit court que tu t'es mariée avec Nick Valkov... C'est vrai? — Ça ne te regarde pas. — Bien sûr que si ! Nous avons été fiancés, et je pensais... enfin,

j'espérais que nous pourrions nous réconcilier. Ta famille a réussi à te convaincre que je n'en voulais qu'à ton argent, mais c'est faux.

— Ah bon ? — Oui. — A vrai dire, ça m'est plutôt égal ! Va-t'en, maintenant ! Je t'ai

assez vu. — Tu portes une alliance et une bague de fiançailles, Caroline,

alors pourquoi refuses-tu d'admettre l'évidence ? Tu sais ce que les gens disent derrière ton dos ? Que ton père a payé Nick pour t'épouser, qu'il t'a acheté un mari parce que tu étais incapable de t'en trouver un par toi-même. La seule question que je me pose, c'est : pourquoi lui ? –J'aurais fait tout aussi bien l'affaire, d'autant que je t'aimais, moi, à ma façon.

— Tu es vraiment un être abject! s'exclama la jeune femme. Les propos de Paul la blessaient profondément, même si elle le

soupçonnait d'avoir inventé la rumeur malveillante dont il parlait, ou, pire encore, d'en être l'initiateur.

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Cette dernière hypothèse était malheureusement la plus vraisemblable, songea Caroline, accablée, car Paul était assez perfide pour avoir vu là un bon moyen de se venger. Et il avait deviné une partie au moins de la vérité : son mariage avec elle avait effectivement rapporté beaucoup d'argent à Nick, même si ce n'était pas pour les raisons que Paul avançait.

L'idée que tous les employés de Fortune Cosmetics allaient bientôt savoir — s'ils ne le savaient déjà — que Nick ne l'avait pas épousée par amour, mortifiait la jeune femme.

Elle était maintenant arrivée devant son bureau, mais Paul n'avait toujours pas renoncé à la poursuivre. Alors qu'elle s'apprêtait à franchir la porte et à la lui refermer au nez, il l'attrapa de nouveau par le bras, et, cette fois, elle ne parvint pas à se dégager.

— Lâche-moi, Paul, tu me fais mal ! dit-elle à mi- voix. Installée derrière sa table, face à la porte ouverte, Mary venait de

décrocher le téléphone, et Caroline ne voulait pas l'alerter par des cris. Une scène entre Paul et elle aurait encore été abondamment commentée dans l'entreprise.

— Je te conseille de partir, reprit-elle. Ma secrétaire est en train d'appeler la sécurité.

C'était du bluff : elle ignorait en fait à qui Mary parlait. L'arrivée de l'ascenseur le lui apprit au moment où elle

commençait à désespérer de se débarrasser de son ex-fiancé : Nick en sortit comme un ouragan et se rua sur Paul.

— Ecartez-vous de ma femme, ou vous allez le regretter ! hurla-t-il.

— Il a un peu trop bu, expliqua Caroline, partagée entre le soulagement et le désir de calmer son mari.

Elle craignait en effet que les deux hommes n'en viennent aux mains. Paul n'était heureusement pas très courageux : un seul regard au visage menaçant et aux larges épaules de son rival lui suffit pour libérer Caroline et s'éloigner ensuite à grands pas. Nick voulut lui courir après, mais la jeune femme le retint par le bras.

— Non, laisse, je t'en prie ! déclara-t-elle. Il est parti, c'est l'essentiel.

— Il t'a brutalisée ? — Pas vraiment. Il refusait juste de me lâcher. — Peut-être, mais si ta secrétaire ne m'avait pas prévenu, qui sait

ce qui se serait passé ? Je monte voir Kate de ce pas pour lui

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demander de le renvoyer. Je suis sûr qu'elle verra comme moi dans son comportement d'aujourd'hui la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

Les protestations de Caroline furent impuissantes à détourner Nick de son projet.

— Ne discute pas ! s'exclama-t-il. Andersen a déjà essayé de te violer, et comme il a encore manifestement à la fois des vues sur toi et un penchant pour la boisson, il pourrait très bien recommencer. Tu travailles souvent tard le soir, et il n'y a alors personne à cet étage. Imagine qu'il vienne ici et t'agresse... Qui t'entendrait crier? Non, il doit s'en aller !

Lorsque Nick eut raconté toute l'histoire à Kate, celle-ci fut de son avis.

— Pourquoi m'as-tu caché ce qui était arrivé dans ton appartement ? demanda-t-elle à Caroline, qui avait accompagné son mari. Si je l'avais su, jamais je n'aurais gardé cet ignoble individu dans mon entreprise !

La vieille dame appela ensuite le chef du service où Paul travaillait, et lui ordonna de le licencier sur- le-champ. Cela fait, elle se tourna vers Nick et déclara :

—Je vous remercie de m'avoir informée de l'odieuse conduite de cet homme. Je tremble à la seule pensée de la menace qu'il représentait pour ma petite-fille.

— Caro est ma femme, Kate. Je me dois de la protéger. Nick avait donc agi par devoir, songea tristement Caroline.

Avait-elle vraiment été assez bête pour croire qu'il y avait eu à son ardeur à la défendre une autre raison que sa promesse d'agir en bon mari avec elle ?

— Passons à un sujet plus agréable, maintenant, dit Kate. Vous vous entendez bien, tous les deux ?

— Comme de jeunes mariés, répondit Nick en passant un bras possessif autour des épaules de sa femme.

— Parfait ! s'écria Kate en souriant malgré l'inquiétude que lui causait le silence de sa petite- fille. Parlons à présent de vos recherches, Nick... Où en sont-elles ? Vous me considérez sûrement comme une vieille radoteuse, mais tant pis ! Je suis tellement impatiente de voir mon rêve se réaliser que je ne cesserai pas de vous harceler avant d'apprendre que vous avez réussi à identifier l'élément X.

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— Oui, je m'en doute, observa Nick d'un air désabusé, et bien que nos expériences ne soient pas terminées, je vais vous en donner le résultat probable. Nous sommes maintenant presque certains que l'élément X est une plante censée pousser dans un seul endroit du globe : la forêt amazonienne. Son nom scientifique est Fions virginis, mais les Indiens l'appellent « la fleur de jouvence » et lui attribuent les vertus qui nous intéressent. Son existence même reste néanmoins à prouver, et les histoires qu'on raconte sur elle ne sont peut-être que des légendes, des mythes inventés de toutes pièces. Il faut donc s'assurer de sa réalité avant de partir à sa recherche. Nous sommes en train d'étudier des plantes à l'action de même nature, mais moins efficace, que celle prêtée à Floris virginis, afin de vérifier au moins que nous sommes sur la bonne piste. Mon instinct me dit cependant que nous le sommes, alors ne vous étonnez pas si, dans un avenir proche, je vous demande l'autorisation de monter une expédition en Amazonie.

— Merci de me prévenir, déclara posément Kate. L'exposé de Nick avait pourtant provoqué en elle une brusque poussée d'adrénaline, et elle savait qu'aucune

expédition ne serait nécessaire : car c'était elle, et elle seule, qui allait partir en Amérique du Sud et trouver la plante miraculeuse.

Nick et Caroline quittèrent peu après le bureau de Kate. Ils se

dirigèrent vers l'ascenseur mais, à mi- chemin, Nick prit sa femme par la main et l'entraîna dans l'une des salles de réunion qui donnaient sur le couloir. La pièce était vide et sombre ; les rideaux tirés indiquaient qu'une projection de film vidéo ou de diapositives venait d'y avoir heu, et le variateur de lumière avait dû rester sur la position la plus basse car, lorsque Nick actionna l'interrupteur placé près de la porte, les lampes encastrées dans le plafond ne produisirent qu'une faible clarté.

A la grande surprise de Caroline, cependant, Nick laissa les choses en l'état : au lieu de régler le variateur plus haut ou d'aller ouvrir les rideaux, il se contenta de fermer la porte et de tourner la clé dans la serrure.

— Mais que fais-tu ? s'écria la jeune femme. Et pourquoi m'as-tu amenée ici, pour commencer ? Que se passe-t-il ?

— Je m'apprêtais à te poser la même question.

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— Je... je ne comprends pas. — Tu n'as pratiquement pas ouvert la bouche pendant que nous

étions dans le bureau de ta grand- mère, et elle en a conclu que tu n'étais pas heureuse avec moi, je l'ai senti. Alors qu'y a-t-il ? Ai-je dit ou fait quelque chose qui t'a contrariée ? Es-tu en colère contre moi parce que j'ai obtenu le renvoi d'Andersen? Cela me paraît impossible, mais... mais serais-tu encore amoureuse de lui ?

— Bien sûr que non ! — Dans ce cas, explique-moi ce qui ne va pas. — Tout va bien, et je me demande pourquoi tu as l'air si certain

du contraire. — Je ne le sais pas moi-même, c'est juste une impression, mais

comme s'y ajoute à présent la certitude que tu me mens, j'exige des explications. Si ce n'est pas d'Andersen que tu es amoureuse, est-ce d'un autre homme ?

— Quelle idée ! Caroline était tellement mal à l'aise qu'elle avait répondu en

fixant ses pieds. Si Nick voyait ses yeux, il risquait en effet d'y lire qu'elle était bel et bien amoureuse — mais de lui.

— Regarde-moi, Caro ! ordonna-t-il en la prenant par le menton pour l'obliger à lever la tête. Tu m'avais dit que tu ne comptais avoir aucune liaison pendant la durée de notre mariage... Aurais-tu changé d'avis ?

— Non ! Et je n'ai pas de liaison, je te le jure. — Je préfère ça, parce que moi, j'ai changé d'avis : si jamais tu

décidais d'avoir une aventure, je ne fermerais pas les yeux ! s'écria Nick. Tu es ma femme, et je n'ai pas du tout aimé la façon dont cette crapule d'Andersen te serrait contre lui, tout à l'heure !

Ses prunelles luisaient de colère, et Caroline sentit un frisson d'excitation la parcourir : Nick se comportait comme un homme jaloux ! S'il l'était réellement, cela signifiait que, d'une certaine façon, il la considérait comme sienne, et cette pensée la remplit d'un fol espoir : peut-être Nick l'aimerait-il un jour, peut-être même était-il en train de tomber amoureux d'elle...

— Paul voulait savoir si je m'étais vraiment mariée avec toi, déclara-t-elle aussi calmement que le lui permit la force de son émotion. Je pense qu'il s'était mis en tête de me reconquérir et qu'il a été très déçu d'apprendre que la bonne affaire lui avait sans doute échappé. J'ai refusé de lui répondre, mais il a alors vu mes bagues et

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s'est empressé de me répéter une rumeur qui circule à Fortune Cosmetics : le bruit court, apparemment, que mon père t'a payé pour m'épouser, parce que c'était le seul moyen pour moi de trouver un mari.

— Quelle ignominie ! s'exclama Nick en attirant Caroline dans ses bras et en lui caressant doucement les cheveux. Je suis sûr que c'est Andersen lui- même qui a répandu cette calomnie.

— Peut-être, mais l'idée que certaines personnes y croient est malgré tout gênante et humiliante.

Les yeux de la jeune femme étaient maintenant voilés de larmes, et Nick resserra son étreinte.

— Ne t'inquiète pas, personne n'y croira, affirma-t-il. Tout le monde comprendra qu'Andersen médit de toi par dépit. Les clauses de notre mariage sont un secret bien gardé, et si j'entends quelqu'un déclarer que ta famille m'a acheté, je me charge de le faire taire.

— C'est pourtant bien la vérité, murmura Caroline. — Tu ne vois donc en moi qu'un homme vénal ? Est-ce pour cela

que tu refuses de partager mon lit depuis notre retour du Canada ? — Non, je ne t'accuse pas d'être vénal. Je voulais juste dire que

mon père t'a effectivement payé pour m'épouser, et que, sans cela, tu... tu aurais sans aucun doute continué de m'ignorer.

—Continué de t'ignorer ? répéta Nick, les yeux écarquillés. Tu te trompes, Caro ! C'est toi qui t'es toujours tenue à distance. Pas moi. Au contraire, tu m'as plu tout de suite. Et — je peux bien te l'avouer maintenant — j'ai eu envie de toi dès le premier instant où ta grand-mère nous a présentés, peu de temps après mon entrée dans la compagnie. Le problème, c'est que je n'ai jamais pu t'arracher plus de deux mots... du moins jusqu'à ce que notre mariage appa-raisse ensuite comme la seule issue pour terminer nos recherches sur Divine. Car je peux te dire que si tu m'avais témoigné avant le moindre signe d'intérêt, il y a longtemps que je serais devenu ton amant !

Nick avait prononcé cette dernière phrase d'une voix douce, mais une passion soudaine parut l'enflammer et, inclinant la tête, il s'empara des lèvres de Caroline.

Il n'y avait rien de tendre ni de timide dans ce baiser : il exprimait au contraire un désir à l'état brut qui coupa le souffle à la jeune femme et fit affluer le sang à ses tempes. Le cœur battant, elle s'agrippa à Nick tandis qu'il la faisait basculer en arrière, et la

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renversait sur la table de conférence après avoir écarté du pied le fauteuil qui le gênait.

Les lèvres toujours pressées contre les siennes, il se mit à la caresser et Caroline ne résista plus. Les sens enflammés, son souffle mêlé au sien, elle passa les bras autour du cou de son époux et lui ouvrit sa bouche, l'incitant à l'embrasser plus profondément encore.

Sans doute était-ce la réaction que Nick attendait pour donner libre cours à sa passion : se redressant à demi, il releva d'une main impatiente le pull-over de Caroline, puis son soutien-gorge, libérant ses seins qu'il se mit à pétrir d'une main possessive.

Après les avoir savamment taquinés jusqu'à ce qu'il sente durcir sous ses pouces leurs tendres pointes brunes, il en prit une entre ses lèvres et se mit à la sucer avec avidité. Caroline gémit de plaisir et enfonça les doigts dans l'épaisse chevelure de Nick. Elle avait tellement envie de lui que toute conscience du moment et du lieu l'avait maintenant quittée.

Aussi ne songea-t-elle pas à protester lorsqu'elle sentit les mains viriles s'égarer sous sa jupe puis remonter lentement le long de ses jambes en écartant les bandes élastiques du porte-jarretelles. Caroline n'aimait pas les collants, trop chauds et aussi inconfortables de son point de vue que l'antique corset, si bien qu'elle ne portait que des bas de soie.

Nick l'ignorait jusqu'à cet instant, et cette découverte le rendit fou de désir... mais aussi de jalousie. Maintenant qu'il connaissait ce détail, à la fois très intime et sexy, il savait qu'il ne verrait plus jamais sa femme au travail sans penser qu'elle ne portait sous sa jupe que des bas s'arrêtant à mi-cuisse et un minuscule slip de soie.

Sa femme. Une pulsion sauvage tout à coup l'envahit. Cette femme était à lui. A l'idée que, chaque fois qu'elle croisait les jambes — dans son bureau, pendant une réunion ou à la cafétéria —, un autre homme pouvait apercevoir la bordure d'un bas et un rectangle de peau blanche, il sentit la tension monter dans ses veines, et il dut se contenir pour ne pas se conduire comme le plus arriéré des machos et la sommer de choisir désormais pour aller au travail des jupes descendant au moins à mi-mollets.

Comme il lui avouait — avec des mots plus tempérés — le trouble et le dépit où le jetaient ces pensées, il eut la surprise de l'entendre rire, puis demander d'un ton taquin :

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— Changes-tu toujours ainsi d'avis ? C'est pourtant toi qui m'as conseillé de troquer mes sages tailleurs contre des tenues plus sexy, je te le rappelle... Est-ce ma faute, si la mode est aux jupes courtes ?

— Non, bien sûr, mais je n'ai pas envie pour autant que tous les hommes de l'entreprise sachent que ma femme se promène toute la journée les cuisses nues.

— Ne t'inquiète pas, tu seras toujours le seul à le savoir. Caroline jeta un coup d'œil au visage de son mari, et son pouls

s'emballa : il était jaloux ! Elle baissa vite les paupières pour cacher ses pensées et reprit :

— J'ignorais que tu avais quelque chose contre les bas... J'achèterai des collants, si tu préfères.

— Non, surtout pas ! s'écria Nick avant de poser de petits baisers sur la joue, la tempe et les cheveux de Caroline. Parce que, dans ce cas, je ne pourrai plus te faire ça...

Sa main venait de se faufiler sous le bord du slip de soie, pour s'insinuer dans la tiède moiteur de la chair. La jeune femme se cambra, puis se mit à onduler lascivement sous la caresse des doigts de Nick, qui l'amena très vite à un degré de plaisir et d'attente presque insupportable. Elle était prête, ouverte pour lui. Elle voulait le sentir en elle, et il ne pouvait pas l'ignorer, mais il continua de la tourmenter, la conduisant plusieurs fois au bord de l'orgasme pour finalement la laisser inassouvie.

Etait-ce afin de se venger de la longue attente qu'elle lui avait fait subir, des interminables nuits blanches passées à la désirer ? Sourd à ses suppliques, il ne cessa de promener les lèvres sur sa gorge, ses seins, son ventre, abusant d'elle de mille façons jusqu'à la rendre folle de désir. Eperdue, elle tenta encore de lui enlever sa chemise, de dégrafer son pantalon, mais il lui saisit les poignets de sa main libre et les lui maintint fermement au-dessus de la tête.

— Nick... Je t'en prie..., murmura-t-elle. — Oui ? — Fais-moi l'amour ! — Mais n'est-ce pas ce que je suis en train de faire, ma beauté ? — Arrête de te moquer de moi... Tu sais très bien ce dont j'ai

envie... — Ah bon ! Tu crois ? Avec un petit rire, Nick se remit à la caresser et à l'embrasser, à la

pousser au bout d'elle-même en l'excitant des doigts et du bout de la

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langue, en la traquant dans les replis les plus secrets de sa chair. Puis, tandis qu'elle s'arc-boutait contre ses lèvres en gémissant, il lui demanda d'une voix soudain enrouée :

— Que veux-tu ? Tu veux me sentir en toi, c'est ça ? — Oui... Oh oui ! Il dégrafa alors son pantalon, et une telle fièvre le dévorait qu'il

ne prit même pas le temps d'enlever son slip à Caroline : il se contenta d'écarter le fin liséré de dentelle, puis, lui relevant les jambes, il la posséda d'un seul coup, sans hésitation. Elle jouit à

l'instant même où leurs corps s'unissaient, et un spasme si violent la secoua que Nick le ressentit jusqu'au tréfonds de son être. Creusant alors les reins, il s'enfonça profondément en elle et accéléra sans retenue le rythme de ses assauts, avant d'exploser à son tour, submergé par une onde de plaisir d'une extraordinaire intensité.

A bout de souffle, les tempes battantes, il s'abandonna ensuite un instant contre Caroline, la tête posée au creux de son épaule puis, après un dernier baiser, il se redressa lentement et rajusta ses vête-ments.

Une lueur espiègle brillait dans ses yeux et un sourire satisfait flottait sur ses lèvres quand il se recula et regarda Caroline, encore allongée sur la table de conférence. Avec ses cheveux en bataille, sa bouche rouge toute gonflée des baisers qu'il lui avait donnés, avec ses seins nus marbrés de rose et sa jupe relevée jusqu'en haut des cuisses, elle était belle à damner un saint.

—J'espère que ce n'est pas ainsi que se déroulent toutes vos réunions, madame Valkov ! susurra-t-il.

— Oh ! mon Dieu..., s'écria-t-elle en jetant un regard affolé à sa montre. En fait de réunion, j'en ai une dans un quart d'heure !

Un peu hagarde, elle se redressa et répara d'une main tremblante le désordre de sa coiffure et de ses vêtements, puis, un semblant de lucidité lui étant revenu, elle observa :

— Nous n'aurions pas dû, Nick ! Nous étions d'accord pour ne pas recommencer.

— Ah bon ? Tu ne m'as pourtant pas dit de m'arrêter. Autant que je me souvienne, tu m'as même supplié de brûler les étapes.

— Oui, j'ai perdu la tête, comme chaque fois que tu me touches... C'est effrayant !

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— Effrayant ? « Merveilleux » me semble un terme plus approprié... Tu as pris beaucoup de plaisir, avoue-le ! Moi aussi, et nous referons l'amour ce soir.

— Non. Pas question. — Mais si, ma toute belle. Tu verras. Je sais comment te

convaincre à présent. La jeune femme s'abstint de répondre. Que lui dire sans s'exposer

à son ironie ? Ne venait-il pas de lui prouver qu'il avait tout pouvoir sur ses sens et qu'il n'avait nul besoin de lui demander son avis ? Elle aurait dû avoir honte de se montrer si faible. Mais la honte n'était rien comparée à l'intense excitation que la promesse de Nick venait de réveiller en elle, à cette joyeuse exultation qui venait de naître au creux de son ventre, dans l'attente fébrile du plaisir anticipé.

Le cerveau en ébullition, elle se dirigea vers la porte. Avant d'aller à sa réunion, il lui fallait repasser par son bureau afin de retoucher son maquillage, que les baisers de Nick avaient sûrement mis à mal.

La jeune femme espérait ne rencontrer personne en chemin :

telle qu'elle était, la nature de ses occupations les plus récentes devait sauter aux yeux.

Cet espoir s'évanouit néanmoins à peine le seuil franchi, car elle se trouva alors nez à nez avec sa grand-mère. Caroline ouvrit la bouche pour

s'excuser, mais la vieille dame la réduisit au silence d'un geste de la main.

— Non, ne dis rien, déclara-t-elle en considérant sa petite-fille et Nick d'un œil amusé. Au moins, pourrai-je ainsi faire semblant de ne rien avoir vu. Je vous demanderai cependant de vous livrer désormais à ce genre d'activité en dehors des heures de bureau. Filez, maintenant ! Non, une dernière chose encore : je vous autorise à m'appeler « grand-mère » si vous le souhaitez, Nick.

Sur ces mots, Kate s'éloigna d'un pas vif, et Caroline murmura, stupéfaite :

— Elle ne s'est pas fâchée... J'ai même eu l'impression que... qu'elle était plutôt contente !

—Et pourquoi se serait-elle fâchée ? remarqua Nick avec un grand sourire. Nous sommes mariés, après tout !

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16.

—Tu m'as causé une grosse, une très, très grosse déception, mon canard ! susurra la voix, dans l'écouteur. Tu m'avais dit que tu connaissais des gens aux services de l'immigration et que tu t'arrangerais pour les convaincre d'expulser Nicolaï Valkov, mais il est toujours là... Et ça me contrarie tellement que j'ai bien envie de cesser toutes relations avec toi. Je n'aime pas les gens qui manquent à leurs promesses. Il est impossible de leur faire confiance.

Cette fois, le sénateur Donald Devane ne se renversa pas dans son fauteuil de cuir bordeaux, tous ses sens en émoi. Il se raidit, au contraire, et rentra la tête dans les épaules, comme un collégien fautif se préparant à s'entendre notifier son renvoi de l'école.

Et s'il transpirait aussi abondamment que quelques semaines plus tôt, ce n'était pas sous l'effet de l'excitation sexuelle, à présent, mais de la peur. Il craignait de ne plus jamais revoir la personne à qui appartenait cette voix basse et rauque, de ne plus jamais toucher ce déshabillé de dentelle noire qui l'émoustillait tant. Et il craignait, par-dessus tout,

qu'un coup de téléphone anonyme ne mette les médias au courant d'une liaison jusque-là restée secrète. Il avait une femme, des enfants, et les Américains étaient très chatouilleux sur la moralité de leurs hommes politiques. Des élections allaient bientôt avoir lieu et, si la presse se déchaînait contre lui, il perdrait son siège au Parlement.

Pourquoi s'était-il laissé entraîner dans une aventure aussi risquée ? se demanda le sénateur, accablé. Il devait être ivre, le jour

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où cela s'était produit, ou trop emporté par la passion pour songer aux conséquences... Quoi qu'il en soit, il fallait trouver une solution. Sa carrière en dépendait.

— Tu... tu peux me faire confiance, déclara-t-il tout en maudissant ce bredouillement incontrôlable qui trahissait sa frayeur et comfirmait à la personne, au bout du fil, l'étendue du pouvoir qu'elle avait sur lui. Je... je te débarrasserai de Nicolaï Valkov comme je te l'ai promis. Son mariage imprévu avec une citoyenne américaine a un peu compliqué les choses, c'est tout. Il a pris tout le monde de court.

— Pourquoi n'as-tu pas. pensé à ce genre de manœuvre, justement ? Valkov n'a rien d'un imbécile ! C'est même l'un des plus grands chimistes du monde... Tu croyais peut-être qu'il allait attendre sans rien faire d'être renvoyé en Russie ?

— N... non, murmura le sénateur en sortant un mouchoir de sa poche pour essuyer son front ruisselant de sueur, mais... mais jamais je n'aurais imaginé qu'il épouserait une Fortune... Cette famille est aussi puissante que les Kennedy, les Rockefeller, les... les...

— Inutile de te creuser la cervelle ! J'ai compris l'idée générale. — Alors tu comprends aussi sûrement que... que la situation a

radicalement changé ! Les laboratoires Fortune Cosmetics comptent parmi les cinq cents plus grosses entreprises des Etats-Unis, Kate Fortune est l'une des dix femmes les plus riches du pays, et Caroline est l'aînée de ses petites-filles ! Or tu m'avais dit que l'expulsion de Nick Valkov ne dérangerait personne.

— Et c'est toujours vrai... sauf en ce qui concerne son idiote de femme ! Il paraît que les Fortune ont payé Valkov pour l'épouser, parce qu'il n'aurait pas voulu d'elle autrement! Ce mariage n'en est donc pas un vrai ; c'est une mascarade destinée à permettre à Valkov de rester aux Etats-Unis, et toi, tu t'en sers comme d'une excuse pour fuir tes responsabilités ! Je n'aime pas du tout ces manières, Donald, et tu sais ce qui arrive aux gens qui me déplaisent ?

Songeant aux personnages haut placés qui avaient succombé avant lui au charme du déshabillé de dentelle noire, et que des photos très compromettantes envoyées à la presse avaient fait tomber depuis, le sénateur Devane frissonna. Il connaissait l'existence d'un coffre où des photos semblables, avec lui en vedette, étaient enfermées.

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— Ou... oui, je le sais, balbutia-t-il, mais tu es injuste : j'ai déployé beaucoup d'efforts pour essayer de tenir ma promesse, et deux agents des services de l'immigration sont allés poser des questions à Nick Valkov et Caroline Fortune. Ils ont malheureusement conclu qu'il n'y avait rien de louche dans leur mariage.

— Eh bien, moi, je ne suis pas du même avis, et je te suggère d'user de toute ton influence pour persuader le

ministère de l'Intérieur de rouvrir le dossier Valkov, et le plus tôt possible, sinon tu t'en mordras les doigts... Tu vois ce que je veux dire, ou tu désires des précisions ?

—Non, c'est inutile, mais... mais tu dois m'accorder un peu de temps. Les Fortune étant directement concernés par cette affaire, il faut agir avec circonspection, élaborer un plan qui...

—Ecoute-moi bien, Donald ! Tu n'es pas la seule personne à qui je puisse m'adresser pour obtenir satisfaction. Nul n'est irremplaçable, toi pas plus que les autres, alors je te conseille d'appeler les services de l'immigration demain à la première heure, sinon c'est moi qui donnerai quelques coups de fil... à la presse.

Devane entendit un rire moqueur, puis un déclic. Plus mort que vif, il raccrocha, ouvrit le tiroir de son bureau et chercha désespérément sa boîte de médicaments pour le cœur. Son pouls battait si vite qu'il craignait d'être au bord de l'infarctus.

Maudit soit le jour où il avait rencontré la cause de ses tourments présents ! songea le sénateur. Demain, il téléphonerait aux services de l'immigration, mais ce soir... Ce soir, il allait se soûler pour oublier l'espace de quelques heures le terrible guêpier dans lequel il était tombé.

Reculant son fauteuil, Devane se pencha et ouvrit le compartiment secret aménagé dans l'épaisseur de sa table. Il en sortit une bouteille de whisky et un verre, qu'il remplit d'une main tremblante et vida d'un trait.

Avant que l'alcool ne commence à lui embrumer le cerveau, une dernière pensée lui traversa l'esprit : s'il ne trouvait pas un moyen sûr de tenir sa promesse, c'en était fini de lui, et sur tous les plans : non seulement sa carrière politique serait anéantie, mais sa femme demanderait le divorce et ses enfants ne voudraient sans doute plus lui parler. Il perdrait tout, et la tentation du suicide le prendrait alors peut- être...

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C'était donc sa vie même qui était en jeu dans cette affaire, et Devane n'avait aucune envie de mourir prématurément s'il pouvait l'éviter.

Il lui fallait, par conséquent, se débarrasser de Nick Valkov, coûte que coûte.

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17.

Minneapolis, Minnesota Cela avait pris des mois, mais toute chaîne a ses maillons faibles :

des employés a priori honnêtes, mais couverts de dettes et prêts à faire une entorse à leurs principes pour les rembourser, d'autres encore qui nourrissent en secret des griefs contre leur patron, sans parler de tous ceux qui, après un renvoi, brûlent de se venger.

Dans le cas présent, plusieurs de ces maillons avaient été utilisés — même si l'homme en train de s'introduire subrepticement dans les locaux de Fortune Cosmetics ignorait lesquels. Les motivations et les méthodes de la personne qui l'avait engagé lui étaient indifférentes. Tout ce qui lui importait, c'était la grosse somme d'argent qu'allait lui rapporter ce contrat.

A la boîte postale ouverte une dizaine de jours plus tôt, il avait reçu un plan du siège social de l'entreprise, l'emploi du temps des vigiles et du personnel d'entretien, ainsi qu'un badge et une carte magnétique lui permettant d'accéder aux endroits les plus sensibles de la compagnie, dont le laboratoire — son objectif de ce soir.

L'homme commença cependant par se rendre au sous-sol où, après avoir déposé un instant le gros sac suspendu à son épaule, il ferma la vanne qui commandait l'alimentation en eau de l'immeuble.

Il fallait se dépêcher, à présent : quelqu'un pouvait s'apercevoir à tout moment de cette coupure et, au lieu de la mettre sur le compte

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d'un problème touchant l'ensemble du quartier, demander à un technicien de descendre vérifier les installations.

Reprenant son sac, l'homme se dirigea en hâte vers l'ascenseur de service, pressa le bouton d'appel et consulta sa montre. Bientôt minuit... Tous les employés devaient être partis, à cette heure, et les femmes de ménage avaient théoriquement quitté la partie du bâtiment qui l'intéressait, mais, par précaution, il portait quand même un uniforme de gardien. Il avait aussi une cagoule dans sa poche, au cas où il aurait besoin de dissimuler son visage. Comme le badge légitimait sa présence dans les locaux, c'était peu probable, mais mieux valait jouer la sécurité.

Dans son métier, en effet, l'imprévoyance menait tout droit à l'arrestation et à la prison.

L'ascenseur arriva et ses portes s'ouvrirent. Constatant qu'il était vide, l'homme se détendit un peu. S'il y avait eu quelqu'un, les choses auraient pu mal tourner.

La chance semblait cependant vouloir lui sourire ce soir, songea-il en entrant dans la cabine et en appuyant sur le bouton correspondant à l'étage où se trouvait le laboratoire.

Malgré l'heure tardive, Nick n'avait pas du tout sommeil. La découverte qu'il venait de faire l'avait même excité au point de l'empêcher sans doute de dormir pendant tout le reste de la nuit : il savait maintenant de façon certaine que l'élément X était la mystérieuse fleur de jouvence des Indiens d'Amérique du Sud. Si cette plante existait vraiment, elle l'attendait dans la forêt amazo-nienne; sinon, il aurait toujours la possibilité d'associer les propriétés spécifiques de plusieurs espèces voisines. La fleur de jouvence possédait cependant à elle seule toutes les propriétés qui l'intéressaient, et elle valait donc la peine d'être recherchée.

Nick vérifia une dernière fois la formule affichée sur l'écran. Il la copia ensuite sur une disquette, qu'il mit dans la poche de sa blouse blanche, avant d'éteindre l'ordinateur et de ranger le matériel utilisé pour ses dernières expériences.

Cela fait, il gagna son bureau, ouvrit le coffre encastré dans l'un des murs et y déposa la disquette. Après avoir refermé la porte et tourné les molettes du cadran de façon à ne pas les laisser sur les chiffres de la combinaison d'ouverture, il empocha la clé, éteignit les lumières et quitta la pièce.

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Pauvre Caro..., pensa-t-il en se dirigeant vers l'ascenseur. Elle l'attendait pour partir et s'était sans doute endormie sur le canapé de son bureau. Cela s'était produit plusieurs fois, ces temps derniers. Comment l'accueillerait-elle ce soir ? Bien qu'elle essayât toujours de le tenir à distance, il y avait des jours, où quand il venait, comme aujourd'hui, la rejoindre très tard dans son bureau, Nick parvenait à la persuader de faire l'amour avec lui.

Au fil des semaines, il avait appris à reconnaître les moments où elle était le plus vulnérable, le plus susceptible de répondre à ses avances amoureuses. Il se sentait bien un peu coupable de profiter ainsi de la situation, mais c'était pour le bon motif : il voulait conquérir le cœur de la femme qu'il aimait et craignait par-dessus tout de la perdre.

Arrivé devant la porte de Caroline, Nick sortit une clé de sa poche et l'introduisit dans la serrure. Après l'incident avec Paul Andersen, il avait ordonné à la jeune femme de s'enfermer à partir de 18 heures.

Comme il l'avait prévu, elle dormait sur le canapé, recroquevillée sous une couverture de laine tricotée au crochet. Le sommeil lui donnait l'air paisible et innocent d'une enfant. Elle semblait si jeune, si fragile ! Et en même temps si femme ! Emu, Nick s'approcha doucement et l'embrassa sur la bouche afin de la réveiller. Mais quand elle entrouvrit les paupières et lui adressa un sourire embrumé, il comprit qu'ils ne rentreraient pas tout de suite à l'appartement.

L'homme sortit de l'ascenseur et longea à pas de loup les couloirs

faiblement éclairés. Une fois devant la porte du laboratoire, il glissa sa carte magnétique dans le dispositif de déverrouillage et le voyant lumineux passa aussitôt du rouge au vert.

Au moment de pousser le battant, sa nervosité l'incita à penser qu'une alarme allait peut-être se déclencher, mais rien ne se produisit.

Rassuré, l'homme traversa la grande salle. Le plan qu'il possédait indiquait que la porte du bureau de Nick Valkov se trouvait au fond de la pièce. Il y entra et dirigea le pinceau de sa torche électrique sur l'un des murs... Le coffre était bien là où il s'attendait à le voir. L'homme esquissa un petit sourire de satisfaction. Quand les

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informations reçues étaient exactes, les choses étaient toujours plus simples.

Il examina le coffre — un modèle perfectionné avec serrure à combinaison et blindage, qui ne serait sûrement pas facile à forcer.

Posant son sac sur le sol, l'homme en sortit divers outils et entreprit de dévisser la serrure. Il estimait à trente minutes environ le temps que lui prendrait l'ouverture complète de la porte.

Caroline s'en voulait, une fois de plus, de sa faiblesse. Elle passait

ses journées à se conforter dans la résolution de ne plus céder à son mari, mais il arrivait toujours à abattre ses défenses. Non par la force, bien sûr, mais il avait le don singulier de savoir précisément quand elle lui opposerait le moins de résistance — voire aucune.

En ce moment même, alors qu'ils venaient de s'aimer sur le canapé du bureau, elle brûlait de recommencer. Les mains de Nick qui se promenaient sur sa peau nue ravivaient avec art la flamme de son désir.

— Nick... , murmura-t-elle. — Mmh ? — Je t'ai déjà dit que nous ne devions plus faire ça. — Arrête-moi, alors ! déclara-t-il tout en continuant ses caresses.

Un mot de toi, et je ne te touche plus. C'était la vérité, la jeune femme le savait. Il lui aurait suffi de le

demander pour que Nick rompît leur étreinte, et elle ouvrit la bouche dans cette intention, mais comme chaque fois qu'elle croyait avoir enfin trouvé la volonté nécessaire pour le repousser, il la réduisit au silence en s'emparant de ses lèvres. Et ensuite, toute envie d'interrompre cette délicieuse montée vers l'extase la quitta.

Il était près de 1 heure du matin quand Nick referma le bureau de

Caroline. Cette dernière, qui était allée appeler l'ascenseur, l'attendait dans le couloir, et ils montèrent ensemble dans la cabine. Mais là, par habitude, la jeune femme pressa le bouton de l'étage du laboratoire au lieu de celui du parking souterrain.

— Zut ! marmonna-t-elle. Je me suis trompée... Tu vois, la vie nocturne ne me vaut rien.

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— Ce n'est pas grave, observa Nick en appuyant sur le bon bouton. Nous perdrons à peine une minute, et ton appartement n'est pas loin. Tu seras vite couchée.

L'ascenseur se mit en marche, pour s'immobiliser un instant plus tard. Ses portes s'ouvrirent, découvrant l'entrée du laboratoire, juste de l'autre

côté du couloir. Mais alors qu'elles commençaient à se refermer, le bras de Nick jaillit pour les en empêcher.

— Que se passe-t-il ? demanda Caroline, surprise. Tu as oublié un document dans ton bureau ?

— Non, mais le voyant du système de verrouillage du laboratoire est au vert, répondit Nick d'une voix inquiète en actionnant le dispositif d'arrêt de l'ascenseur. Il y a donc quelqu'un à l'intérieur. Regagne ton bureau par l'escalier de secours et appelle la sécurité. Tu fermeras ensuite ta porte à clé et tu n'ouvriras à personne d'autre que moi. Tu as bien compris ?

— Oui, mais que comptes-tu faire, pendant ce temps ? — Dire deux mots à la personne qui s'est introduite dans le

laboratoire. La jeune femme n'eut pas le temps de protester : Nick était déjà

dans le couloir. Le coffre venait de céder, et l'homme promena le faisceau de sa

torche à l'intérieur. Une seule disquette lui apparut ; il la prit et la fourra dans la poche de sa veste, puis rangea ses outils et suspendit le sac à son épaule.

De retour dans le laboratoire, il scruta les étagères à la recherche des produits les plus inflammables mais, comme le temps pressait, il attrapa finalement des flacons au hasard et en répandit le contenu sur le sol.

Il s'apprêtait à gratter une allumette et à la jeter le plus loin possible de lui lorsqu'il entendit le signal sonore annonçant l'ouverture des portes de l'ascenseur du couloir.

Quand il pénétra dans le laboratoire, Nick se croyait prêt à affronter n'importe quel danger, et pourtant ce qui se produisit alors le prit complètement par surprise : de hautes flammes s'élevèrent

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d'un coup devant lui, l'aveuglant et l'obligeant à reculer tant leur souffle et leur chaleur étaient intenses.

La première pensée de Nick ne fut cependant pas pour sa propre sécurité, mais pour celle de sa femme et l'anéantissement possible de ses travaux sur Divine. Il entendit Caroline crier et comprit qu'elle n'avait pas obéi à son ordre de quitter l'étage.

Un homme jaillit soudain de l'épaisse fumée qui remplissait à présent la pièce. La tête couverte d'une cagoule, il se rua vers la porte, et Nick se lança à sa poursuite. Il craignait que le malfaiteur ne s'empare de Caroline et ne l'utilise ensuite comme otage, pour se protéger ou obtenir une rançon. Dans les deux cas, la vie de la jeune femme serait en danger.

Nick rattrapa l'homme dans le couloir, le saisit à bras-le-corps, et ils roulèrent tous les deux par terre, sous les yeux épouvantés de Caroline.

Les détecteurs d'incendie avaient déclenché la sirène d'alarme, mais pas les diffuseurs d'eau fixés au plafond, nota-t-elle brusquement. Comme Nick semblait prendre le dessus sur son adversaire et qu'elle ne pouvait de toute façon rien faire pour l'aider, la jeune femme descendit le couloir en courant et ouvrit le placard mural contenant l'un des extincteurs placés à chaque étage. L'appareil était si lourd et volumineux qu'elle eut du mal à le soulever et finit par se résoudre à le traîner derrière elle jusqu'à la porte du laboratoire.

Après avoir rapidement lu les instructions écrites sur le réservoir, elle dirigea la lance vers les flammes et pressa le levier. Une grosse giclée de mousse carbonique s'échappa de l'embout et s'abattit sur le brasier, dont la violence diminua un peu.

La fumée âcre qui tourbillonnait dans l'air piquait les yeux de Caroline et lui brûlait la gorge. A demi asphyxiée et secouée par des quintes de toux irrépressibles, elle continua néanmoins de lutter contre l'incendie.

Ses efforts ne seraient cependant pas suffisants pour sauver le laboratoire, comprit-elle bientôt, et il était même possible que le feu se propage au bâtiment tout entier.

—Nick ! hurla-t-elle, affolée. Nick ! En entendant Caroline l'appeler, le chimiste jeta un coup d'œil

dans sa direction et mesura aussitôt la gravité de la situation. Son adversaire, qu'il avait réussi à plaquer au sol, profita de cette

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seconde d'inattention pour se dégager d'un brusque coup de reins, bondir sur ses pieds et s'enfuir.

Le temps que Nick se relève lui aussi, les pas de l'homme résonnaient déjà dans l'escalier de secours. Renonçant à le poursuivre, Nick se pencha pour ramasser un objet tombé de la veste du malfaiteur pendant leur lutte, et il reconnut la disquette qu'il avait déposée dans le coffre de son bureau une heure plus tôt. Il la mit dans sa poche, puis courut prendre le second extincteur du couloir et alla aider Caroline à combattre les flammes.

Des vigiles alertés par la sirène arrivèrent alors, et Nick leur cria : — Que l'un de vous descende au sous-sol ! L'incendiaire a dû

couper la vanne d'alimentation ; c'est pour ça que les diffuseurs d'eau n'ont pas fonctionné... Que les autres bloquent toutes les issues du bâtiment, pendant ce temps ! L'homme s'est enfui par l'escalier de secours. Appelez aussi les pompiers, la police et Mme Fortune !

Pendant que le gros de ses collègues s'éloignait, l'un des vigiles décrocha son téléphone portable de sa ceinture. Les pompiers étaient déjà en route, annonça-t-il à Nick une minute plus tard — le système d'alarme incendie de l'immeuble était relié à la caserne.

Peu de temps après, de puissants jets d'eau commencèrent à tomber du plafond, et, au grand soulagement de Caroline, les flammes ne tardèrent pas à s'éteindre. Elle posa son extincteur par terre, puis alla s'adosser au mur ; ses efforts l'avaient épuisée et elle respirait avec difficulté.

— Caro ! Ça va ? demanda Nick en se débarrassant lui aussi de son extincteur et en s'approchant d'elle, l'air anxieux. Tu n'as rien?

— Non, murmura-t-elle. Je suis juste fatiguée. — Dieu soit loué ! Mais pourquoi ne m'as-tu pas obéi ? Cet

homme aurait pu te prendre en otage, te kidnapper, te faire du mal... ou pire. Et

dans tous les cas, jamais je ne me le serais pardonné. Sans se soucier des gens qui les entouraient, il attira la jeune

femme dans ses bras et ne desserra son étreinte qu'à l'arrivée des pompiers et de la police — suivis de près par Kate et Sterling Foster.

— Que s'est-il passé, Nick? s'exclama la vieille dame après avoir embrassé du regard le laboratoire dévasté et le grouillement d'uniformes qui avaient envahi les lieux.

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— Un homme s'est introduit dans mon bureau et a essayé, heureusement sans succès, de subtiliser la disquette contenant la formule complète de Divine, répondit Nick. Il a ensuite arrosé le sol du laboratoire de produits chimiques, mis le feu et tenté de s'enfuir. Caro et moi, qui étions par chance restés travailler tard ce soir, nous sommes efforcés de limiter les dégâts : elle est allée chercher un extincteur pendant que je me battais avec le malfaiteur, mais il s'est échappé et j'ai dû renoncer à le poursuivre. Caro avait besoin de moi pour lutter contre l'incendie, qui risquait de se propager à tout l'immeuble. Je suis désolé de ne pas avoir pu faire plus.

— Vous n'avez rien à vous reprocher, décréta Kate. Vous avez pris la bonne décision. Si le bâtiment avait brûlé, il y aurait peut-être eu des blessés, voire des morts, et je suis fière du courage que vous avez montré tous les deux. Vous êtes aussi parvenus à empêcher le vol de la formule de Divine, ce qui était d'une importance capitale. Quant au laboratoire, il sera remis en état, et c'est tout. J'ai déjà demandé à une équipe d'entretien de venir nettoyer ; elle travaillera toute la nuit, et nous aurons demain matin une meilleure idée de l'ampleur des dommages... Dépêchez-vous d'emmener votre femme se coucher, à présent. Elle ne tient plus debout.

— Excuse-moi, grand-mère, dit Caroline en étouffant un bâillement, j'aurais voulu rester avec toi pour t'épauler, mais c'est vrai que je suis épuisée.

Kate l'embrassa, puis la poussa doucement vers Nick et observa : — Ne te tracasse pas, je comprends. Il est tard, et, après toutes ces

émotions, tu as besoin de te reposer. — Nous allons dormir à l'appartement, indiqua Nick. Bonsoir...

grand-mère. — Bonne nuit, déclara la vieille dame d'une voix pleine de chaleur

et de bienveillance. A demain ! Dès que les jeunes mariés furent partis, Sterling demanda à Kate: — Nick vous appelle « grand-mère », maintenant ? Qu'est-ce que

cela signifie ? — Cela signifie, mon cher ami, que j'ai trouvé à ma petite-fille

l'homme de sa vie. — Comment le savez-vous ? Ils se connaissent à peine ! — Peut-être, mais je viens d'apprendre sur Nick quelque chose de

très intéressant.

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Pour taquiner son interlocuteur et ménager ses effets, Kate n'en dit pas plus, et Sterling, visiblement dévoré de curiosité, fut contraint d'insister :

— Eh bien, qu'avez-vous appris ? — Que Nick a déposé les deux cent mille dollars versés par Jake

sur un compte bloqué destiné aux enfants issus de son union avec Caroline.

— Vous plaisantez ! s'écria l'avocat, médusé. — Pas du tout ! Je vous avais parié que ce mariage m'apporterait

au moins deux arrière- petits-enfants, vous vous rappelez? Eh bien, j'avais raison... J'espère que vous accorderez plus de confiance à l'intuition féminine, désormais ! A présent, allez me chercher le policier chargé de l'enquête. Je veux que le responsable de ce forfait soit retrouvé et puni. L'un de nos concurrents a manifestement découvert que nous étions sur le point de commercialiser une crème de beauté révolutionnaire, et il a essayé de nous en voler la formule. J'ignore de qui il s'agit et comment il a fait, mais je n'ai nullement l'intention de le laisser recommencer. Il n'est pas encore né, celui qui réussira à contrecarrer l'un de mes projets !

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18.

Une fois arrivés dans leur appartement du centre-ville, ils prirent le temps de se doucher pour débarrasser leur peau et leurs cheveux de l'odeur de fumée et des fragments de mousse carbonique qui y avaient adhéré. Ensuite, contrairement à leurs habitudes, ils se couchèrent ensemble, et Nick enlaça Caroline, mais il se contenta de la tenir serrée contre lui, comme s'il sentait que c'était justement cela dont elle avait besoin.

— Je suis très inquiète, dit-elle, la tête posée sur la large poitrine de son mari. Ce qui vient de se passer confirme ta première hypothèse : l'idée selon laquelle quelqu'un aurait porté de fausses accusations contre toi afin que les services de l'immigration t'expulsent et que tu ne puisses pas terminer tes recherches. Pourquoi aurait-on voulu subtiliser la disquette et détruire le laboratoire, autrement ?

— C'est en effet la seule explication. Une société concurrente a dû avoir vent de la mise au point imminente de Divine. Comment? C'est bien ça le problème. Il y a quelqu'un qui les informe. Il

va falloir mener une enquête à l'intérieur de l'entreprise. — C'est vraiment affreux de se dire qu'il y a un espion à Fortune

Cosmetics, et qu'il y a des gens, quelque part, qui cherchent à nous nuire. D'autant que l'incident de ce soir montre qu'ils sont prêts à aller très loin, et qu'ils peuvent même se montrer dangereux... Imagine que cette société rivale s'en prenne directement à grand-mère, maintenant !

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— J'en doute, déclara Nick en caressant doucement les cheveux de Caroline, même si les événements de cette nuit doivent tous nous inciter à redoubler de prudence — et toi la première. Car ta réaction de ce soir était certes courageuse, mais tu n'en as pas moins oublié ta propre sécurité. Et je tremble rétrospectivement à l'idée des risques auxquels tu t'es exposée en restant près du laboratoire pour essayer de m'aider : tu aurais fort bien pu être prise en otage par le cambrioleur, blessée ou même tuée dans l'incendie... Je ne te cache pas que cela m'inquiète, et j'ai bien envie d'engager quelqu'un pour te protéger.

— Un garde du corps, tu veux dire ? — Oui. — Tu crois qu'on irait jusqu'à m'enlever, moi ou un membre de

ma famille ? — Je l'ignore, mais mieux vaut prévenir que guérir, et, en tant que

mari, je suis responsable de toi. Il est de mon devoir de te protéger. Nick n'ajouta pas que si par malheur il la perdait, il en mourrait.

Les cris de Caroline, au moment où l'incendie s'était déclaré, la menace qu'avait constituée pour elle son face-à-face avec le malfaiteur, le danger qu'elle avait couru en luttant contre les flammes : tout cela le bouleversait encore. Car il avait compris alors que, pour sauver la vie de sa femme, il était prêt à tout, non seule-ment à livrer la formule de Divine, mais à sacrifier si nécessaire sa propre vie.

Pourtant, comment confier ses craintes à Caroline sans lui révéler, en même temps, son amour ? Un aveu qu'il ne pouvait malheureusement pas se permettre pour l'instant, car s'il réussissait parfois à la persuader de partager son lit, il ne cherchait pas pour autant à se leurrer sur les sentiments qu'elle éprouvait à son égard : l'amour, en effet, pour elle, ne faisait toujours pas partie du contrat.

Dans le silence qui se prolongeait, Caroline essayait de trouver

dans les paroles de son mari une raison d'espérer, mais elle ne cessait de buter sur le mot « devoir ». Un mot en apparence innocent, mais qui lui donnait, une fois de plus, la preuve quelle avait échoué : le désir que Nick avait pour elle et auquel, contre toute prudence, elle n'avait pu s'empêcher de céder, ne s'était pas

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transformé en amour. Ce constat la déchirait, car elle ne savait plus quoi faire pour conquérir le cœur de celui qu'elle aimait.

Bien qu'elle eût changé son apparence physique pour plaire à Nick, son caractère, lui, n'avait pas changé. Malgré tous ses efforts, elle manquait toujours d'assurance dans ses relations avec les hommes, incapable qu'elle était d'oublier la façon dont Paul Andersen l'avait manipulée. Nick aurait-il

préféré une femme plus audacieuse ? Etait-il aussi satisfait qu'elle le croyait sur le plan sexuel ? Comment savoir, après tout, s'il ne cachait pas sa déception de crainte de la blesser. Ou s'il ne la voulait pas dans son lit faute de mieux, parce qu'il ne pouvait avoir aucune autre femme pendant toute la durée de leur mariage.

Caroline se reprochait par moments de ne pas avoir assez de fierté pour trouver là un motif de le repousser, mais son désir pour lui était hélas plus fort que son orgueil.

Une chose l'étonnait cependant, dans le comportement de Nick : bien qu'elle lui eût dit n'utiliser aucun moyen de contraception, il ne prenait pas plus de précautions maintenant que durant leur voyage de noces. Sans doute pensait-il qu'elle s'était fait prescrire la pilule depuis. En tout cas, il n'avait pas abordé de nouveau le sujet, et elle non plus, pour une raison bien différente : même si cela l'ennuyait d'abuser Nick, elle désirait en effet un enfant de lui. Après le divorce, il assumerait pleinement son rôle de père — elle le connaissait désormais assez bien pour en avoir la certitude — et elle souhaitait garder de leur union plus que des souvenirs : une part de Nick qui lui appartiendrait et qu'elle pourrait chérir jusqu'à la fin de ses jours.

Un peu réconfortée par cette idée, Caroline se décida finalement à rompre le silence.

—Je me demande si Paul n'a pas quelque chose à voir avec les événements de ce soir, observa-t-elle. Notre mariage l'a mis très en colère, et son licenciement encore plus. Il doit, en outre, savoir que tu n'y es pas étranger, et comme ce sont ton laboratoire et tes recherches qui étaient visés, Paul me semble être un suspect possible.

— A moi aussi, et je vais engager dès demain un détective privé pour enquêter sur lui... Mais, dis-moi, comme se fait-il que tu ne dormes pas encore ? Je croyais que tu étais épuisée.

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— Je le suis, mais tellement de pensées se bousculent dans ma tête que je doute de trouver le sommeil avant des heures et des heures.

— C'est normal, compte tenu des circonstances... Tu veux boire quelque chose ? Un chocolat chaud, par exemple ?

— Oui, bonne idée ! — Madame sera servie dans quelques minutes. Nick alluma la lampe de chevet et sortit du lit. Caroline le suivit des yeux pendant qu'il traversait la chambre et

ne put s'empêcher d'admirer sa silhouette athlétique, ainsi que le séduisant contraste de sa peau mate avec la couleur bordeaux de son caleçon de soie — le seul vêtement qu'il portait.

— Je me trompe, ou tu as rajouté de la vanille en poudre ? demanda la jeune femme quand Nick revint avec une tasse fumante.

— Aurais-tu, par hasard, un nez de parfumeur ? Non, non, tu ne te trompes pas. Tu aimes ?

— J'adore ! Cela me rappelle mon enfance. — Je savais que tu aimerais ça. — Vous êtes un homme selon mon cœur, monsieur Valkov !

déclara-t-elle d'un ton léger avant de tremper ses lèvres dans le liquide parfumé.

— J'espère bien ! répliqua-t-il sur le même ton. Mais l'expression de ses yeux noirs, rivés sur Caroline, était empreinte d'une étonnante gravité, comme s'il ne plaisantait pas et qu'il espérait vraiment s'être fait

aimer d'elle. Par crainte de se ridiculiser, toutefois, la jeune femme se retint de l'interroger ou de lui dire sans détour qu'elle lui appartenait, corps et âme, depuis longtemps déjà...

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19.

La tentative de cambriolage et la destruction du laboratoire avaient persuadé Kate qu'elle ne pouvait plus se permettre d'attendre. Le départ en Amazonie d'une expédition montée par Fortune Cosmetics attirerait à coup sûr l'attention des médias et alerterait non seulement les auteurs du complot dont Nick et la société étaient déjà victimes, mais aussi le reste de la concurrence.

Elle devait donc partir au plus vite. Jake la remplacerait jusqu'à son retour ; il s'occuperait de la réfection du laboratoire et du renforcement immédiat du dispositif de sécurité. La vieille dame avait rédigé une longue note de service donnant le détail des mesures à prendre, et elle en avait envoyé une copie à Sterling. Son fils et son avocat sauraient bien, à eux deux, régler en son absence les problèmes les plus urgents.

Mise au courant du projet de Kate, sa gouvernante tenta de l'en dissuader, mais la vieille dame déclara : —Aussi fâcheux qu'ils soient, les événements de la nuit dernière me fournissent une excellente excuse pour ne pas me rendre au bureau aujourd'hui. Vous allez appeler ma secrétaire et lui dire que j'ai été très secouée, que j'ai passé une mauvaise nuit et que je garde le lit jusqu'à plus ample informé. Je vous autorise même à invoquer mon « grand âge » pour expliquer mon état.

— Cela peut justifier un arrêt de quelques jours, madame Kate, mais après ? Vous ne pensez tout de même pas qu'il vous faudra moins d'une semaine pour faire le voyage jusqu'en Amérique du Sud

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et découvrir, en pleine forêt vierge, une plante dont l'existence n'est même pas certaine?

— Non, je ne suis pas présomptueuse à ce point. En fait, c'est seulement ma présence là-bas qui doit rester secrète pendant quelques jours. Une fois sur place, j'achèterai du matériel et des vivres, je me trouverai un guide et, juste avant de partir en expédi-tion, j'enverrai un télégramme à Jake et à Sterling pour leur dire où je suis. Ils ne pourront alors plus m'arrêter : le temps qu'ils réagissent, je serai injoignable.

— Ça ne me plaît pas du tout, madame Kate ! annonça Mme Brant en secouant la tête d'un air réprobateur. Après tout, nous ne savons pas qui était à l'origine des actes criminels de cette nuit. Est-ce même l'un de vos concurrents? Vous n'en savez rien. C'est peut-être un simple individu qui veut vous nuire, comme ce Paul Andersen dont je vous ai entendue parler l'autre jour. Ou un fou qui pour x raisons vous veut du mal... Comment savoir si celui ou ceux qui ont agi ainsi ne vont pas recommencer? En plus, en tant que P.-D.G, vous êtes directement menacée : votre argent et votre célébrité font de vous la cible idéale d'un enlèvement et d'une demande de rançon, voire même d'un simple chantage — votre vie contre la formule de Divine. Vous feriez donc mieux de rester chez vous et d'engager un garde du corps plutôt que de partir à l'autre bout du monde. Si seulement vous partiez dans un endroit civilisé encore ! Mais avouez que la forêt amazonienne est le dernier des endroits où séjourner !

— Justement ! Personne n'aura l'idée d'aller me chercher là-bas, alors vous n'avez pas à vous inquiéter : j'y serai en parfaite sécurité. Maintenant, assez parlé ! J'ai hâte de m'en aller. Vous avez téléphoné au mécanicien comme je vous l'avais demandé ? Le jet de la société est prêt à décoller ?

— Oui, répondit à regret la gouvernante. — Parfait ! Alors appelez le chauffeur et dites-lui de mettre mes

bagages dans la voiture ! Comprenant à l'expression de sa patronne que rien ne la ferait

changer d'avis, Mme Brant soupira, mais obéit. Quelques minutes plus tard, Kate était en route pour l'aéroport. —Je suis sûr que cela cache quelque chose ! s'écria Jake en

ponctuant ses paroles d'un coup de poing sur la table de la salle où il

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avait réuni Caroline, Nick et Sterling. Maman n'est jamais malade, et même si les événements de l'autre nuit l'ont secouée, elle n'est pas femme à garder le lit et à se laisser abattre. Elle est plutôt du genre à partir elle- même à la recherche du cambrioleur et arpenter toute la ville jusqu'à ce qu'elle l'ait trouvé, pour le traîner ensuite par la peau du cou jusqu'au commissariat le plus proche.

— C'est vrai. Il n'empêche que le choc a très bien pu la fatiguer. Grand-mère ne paraît pas son âge et nous avons donc tous tendance à l'oublier, mais je te rappelle qu'elle a soixante-dix ans, papa, observa Caroline.

Sa voix tremblait un peu, car elle partageait les craintes de son père : depuis son entrée dans l'entreprise familiale, jamais encore elle n'avait vu sa grand-mère s'absenter du bureau pour des raisons autres que professionnelles.

— Non, je suis d'accord avec Jake, déclara Sterling, le front plissé d'inquiétude, il y a quelque chose de bizarre. Même si Kate ne se sentait pas bien, elle accepterait de répondre au téléphone ou de recevoir ses proches. Je suis allé sonner à sa porte hier soir, et Mme Brant n'a pas voulu me laisser entrer. Je ne suis pourtant pas juste l'avocat de Kate : je suis également son meilleur ami. Nous dînons ensemble au moins trois fois par semaine depuis la mort de Ben !

— Jake et Sterling ont raison, Caro, intervint Nick en posant la main sur celle de sa femme dans un geste de réconfort. Ce soi-disant choc nerveux ne ressemble pas du tout à ta grand-mère. Je pense que l'un d'entre nous devrait se rendre chez elle et refuser de partir avant de savoir ce qui se passe exactement.

— Je suis d'accord ! s'exclama Jake. Maman est en train de manigancer quelque chose, j'en donnerais ma tête à couper ! Comme je vous le disais à l'instant, je ne serais pas du tout étonné si elle arpentait en ce moment même les rues de Minneapolis, déguisée en clocharde et interrogeant toute personne

en qui elle croirait reconnaître un indicateur de police. Ce fut finalement à quatre qu'ils se présentèrent chez Kate. Et la

vérité, qu'à force d'insister ils parvinrent à obtenir de Mme Brant, était bien pire que ce que Jake avait imaginé.

— En... en Amazonie? bredouilla Sterling avant de se laisser tomber dans un fauteuil, comme si ses jambes avaient ployé sous lui.

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— Pourquoi maman aurait-elle demandé à Bucky de l'emmener là-bas? s'écria Jake, stupéfait. Elle n'a rien à y faire.

Bucky était le pilote du jet de la société. — Bucky ne l'a pas emmenée, c'est elle qui était aux commandes

de l'appareil, annonça la gouvernante à contrecœur, car elle savait que cette précision allait renforcer les craintes de ses interlocuteurs. J'étais contre ce voyage dès le début, croyez-moi, et je me suis efforcée de convaincre Mme Kate d'y renoncer, mais vous la connaissez... Quand elle a pris une décision, rien ni personne ne peut l'arrêter. Le cambriolage et l'incendie du laboratoire l'ont beaucoup inquiétée. Elle s'est dit que l'envoi d'une expédition dans la forêt amazonienne augmenterait encore l'intérêt des médias pour Fortune Cosmetics, et que l'existence de Divine risquerait alors d'être dévoilée avant l'heure à toute l'industrie des cosmétiques.

— Elle est donc passée à l'action, remarqua sombrement Nick. Je n'en reviens pas ! Il n'est même pas certain que la fleur de jouvence existe vraiment... Je m'en veux de vous alarmer encore plus, mais il faut regarder les choses en face : non seulement Kate est peut-être partie pour rien, mais elle s'est mise dans une situation très périlleuse.

— Comment cela ? demanda Caroline, au bord du malaise. Elle ne se sentait déjà pas bien en se levant le matin — sans doute

le contrecoup de la frayeur éprouvée la nuit du cambriolage, avait-elle pensé —, et l'angoisse que lui causait maintenant la folle entreprise de sa grand-mère aggravait son état.

— Le criminel ayant réussi à s'échapper, expliqua Nick, nous ne savons pas qui est à l'origine des actes de malveillance commis contre nous. Nous ignorons aussi leur but ultime. Le vol de la formule de Divine est l'une des hypothèses possibles, mais ce n'est pas la seule. Kate est donc peut-être en danger. De plus, toutes les tribus indiennes d'Amérique du Sud ne sont pas amicales. Certaines accueillent encore les étrangers à coups de flèches enduites de poisons foudroyants comme le venin de grenouille ou le curare. De nombreuses personnes parties explorer la forêt amazonienne n'en sont jamais revenues. Une expédition comme celle-ci aurait dû être soigneusement préparée, et non improvisée en quelques jours avec des moyens de fortune.

Jake, visiblement anxieux, déclara alors :

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— L'un de nous va prendre l'avion pour Rio de Janeiro, et je crois préférable que ce soit vous, Sterling. Maman ne me pardonnerait jamais d'avoir abandonné la société avant d'avoir mis en place toutes les nouvelles mesures de sécurité.

— C'est aussi mon avis, dit l'avocat, et je vais m'occuper tout de suite de la réservation. Je vous avoue cependant que je ne suis pas sûr de retrouver

la trace de Kate. Elle peut être n'importe où, à l'heure qu'il est. —En effet, convint Nick, mais pendant que vous serez en ligne

avec l'aéroport, profitez-en pour demander si Kate a déposé un plan de vol. Dans l'affirmative, cela nous donnera son itinéraire et sa destination finale.

—Excellente idée ! s'écria Caroline en serrant la main de son mari dans la sienne.

Au cours des quelques jours précédents, son amour pour lui avait encore grandi. Il semblait se sentir aussi bien dans sa famille que s'il en avait toujours fait partie, et il s'était comporté pendant le cambriolage et l'incendie du laboratoire avec le sang-froid et l'autorité d'un homme de décision. L'inquiétude que lui inspirait maintenant le sort de Kate était manifestement sincère, et son analyse de la situation comme la pertinence de ses remarques témoignaient de son intelligence. Caroline avait pu constater par ailleurs qu'il s'était gagné le respect de son père et de Sterling — ce que Paul Andersen n'avait jamais réussi à faire.

— Si nous retournions travailler, à présent ? proposa Jake en se massant les tempes comme si une migraine commençait de le tarauder. Auparavant, cependant, madame Brant, je dois vous dire que je désapprouve vivement votre comportement dans cette affaire. Je connais votre loyauté envers ma mère, mais en l'occurrence elle a pris des risques insensés, et vous auriez dû m'avertir.

— Oui, monsieur Jake, vous avez peut-être raison, admit la gouvernante d'un air contrit. Car si jamais il arrivait malheur à Mme Kate parce que je ne vous ai pas prévenu, je me le reprocherais toute ma vie.

L'avion survolait la forêt amazonienne, immense tapis vert coupé

en deux par les eaux troubles du fleuve qui lui donnait son nom.

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C'était un spectacle grandiose, songea Kate en jetant un coup d'œil par la vitre du cockpit.

Elle avait effectué le long trajet par petites étapes, en se disant que c'était là la façon dont le pilote de la société aurait lui-même procédé. Elle refusait d'admettre, avec Mme Brant, que les années lui avaient enlevé ne serait-ce qu'un peu de son endurance d'autrefois.

Quoi qu'il en soit, elle avait maintenant atteint sa destination, et c'était tout ce qui comptait. Elle allait se poser à l'aéroport de Rio de Janeiro, puis commencer de préparer son expédition. Une fois prête à partir, elle enverrait un télégramme à Jake et à Sterling pour les rassurer. En attendant, l'idée que son grand projet était enfin sur le point d'aboutir l'excitait tellement qu'elle n'avait pas pu résister à la tentation d'aller admirer d'abord, depuis les airs, cette forêt où se cachait la mystérieuse fleur de jouvence.

Impatiente de décoller, une heure plus tôt, Kate avait négligé d'inspecter auparavant l'intérieur du jet. Elle ne savait donc pas qu'un passager clandestin y était monté pendant la nuit. Ce ne fut que quand il sortit de sa cachette pour se glisser dans l'habitacle qu'elle s'aperçut trop tard de sa présence : il lui avait déjà appuyé le canon d'un pistolet sur la tempe.

—Ecoute-moi bien, la vieille, déclara-t-il d'une voix dure qui donna le frisson à Kate, écoute bien, parce que, si tu ne fais pas exactement ce que je te dis, tu le paieras de ta vie ! Tu as bien compris ?

Kate hocha affirmativement la tête et se força à dominer sa peur. Cet homme devait être celui qui avait mis le feu au laboratoire et tenté de voler la formule de Divine, pensa-t-elle. Comment avait-il réussi à s'introduire dans l'appareil ? Mystère, mais une chose au moins était sûre : cela ne le mènerait à rien. Elle n'était peut-être plus toute jeune, mais elle avait encore de la ressource. Son âge pouvait même jouer en sa faveur, car le malfaiteur la prenait cer-tainement pour une femme fragile et sans défense. Eh bien, il allait vite se rendre compte de son erreur !

— Je veux que tu atterrisses sur la première piste que tu trouveras, décréta l'homme.

— Il n'y a que des arbres à des kilomètres à la ronde, répliqua Kate. Je ne vois aucune piste, ni même un espace de terrain

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découvert assez grand pour me poser. Ce n'est pas un Piper Club mais un jet que je pilote, au cas où vous ne l'auriez pas remarqué.

— Ne discute pas. Tu fais ce que je te dis, ou je te fais sauter la cervelle ! cria l'homme en accentuant la pression du canon sur la tempe de Kate.

—Très bien... Il y a là-bas une trouée qui ressemble à un tronçon de route, et je vais essayer d'atterrir, mais tant pis pour vous si l'avion s'écrase : je vous aurai prévenu.

— Contente-toi de m'obéir, vieille bique ! rugit l'homme. En silence, Kate actionna le manche, et l'appareil commença à

descendre. La manœuvre délicate qu'elle allait devoir effectuer ne l'empêchait pas de réfléchir. Le pirate ne savait sûrement pas piloter un avion, sinon il aurait pris lui-même les commandes. Mais si elle lui était utile pour l'atterrissage, il n'en serait pas de même après, alors que comptait-il faire d'elle ? La retenir prisonnière ? La droguer, puis l'abandonner en pleine forêt, sans vivres et à la merci des bêtes sauvages ?

Quitte à mourir, Kate préférait que ce ne soit pas au terme d'une longue agonie, et un plan audacieux se forma en une seconde dans son cerveau. A peine les roues du jet avaient-elles touché le sol que, d'un brusque revers de main, elle écarta le pistolet de sa tête, bondit sur ses pieds et tenta de se frayer un passage entre le siège du pilote et le pirate.

Une âpre lutte s'engagea tandis que l'appareil cahotait sur la surface inégale de la route, moteur emballé et ailes agitées d'oscillations de plus de plus fortes.

Ces secousses profitèrent d'abord à Kate : son adversaire perdit soudain l'équilibre, et le pistolet tomba par terre. La vieille dame crut pouvoir le ramasser la première, mais le temps qu'elle se penche, l'homme s'était jeté en avant pour le récupérer et le pointait sur elle. Il se releva ensuite, et Kate comprit qu'il allait tirer, mais un cahot particulièrement violent la projeta alors contre la porte du cockpit, qui s'ouvrit sous le choc.

Kate bascula dans le vide, heurta durement le sol et roula plusieurs fois sur elle-même. Une douleur aiguë lui transperçait la hanche, et elle s'entendit gémir, jusqu'à ce qu'un bruit assourdissant vienne soudain couvrir tous les autres : l'une des ailes de l'avion avait rencontré un arbre et s'était détachée du fuselage.

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Brusquement déséquilibré, le jet poursuivit un bref instant sa course folle avant de percuter de plein fouet un second arbre et d'exploser dans un grand jaillissement de flammes et de débris.

Même si elle en avait eu la capacité physique, Kate n'aurait pas eu le temps de s'éloigner : un fragment de l'appareil détruit lui heurta brutalement la tête, sa vue s'obscurcit, et elle perdit connaissance.

Alertés par le fracas de l'accident et la lueur de l'incendie, un

groupe d'Indiens accourut sur les lieux. Ils n'étaient pas hostiles aux étrangers et possédaient une longue expérience de la médecine par les plantes.

Ils fabriquèrent rapidement une civière avec des branches et des lianes tressées. Ils y déposèrent ensuite la vieille dame inconsciente et l'emmenèrent dans leur village, au cœur de la forêt vierge.

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20.

— Que se passe-t-il, Caro? demanda Nick d'une voix inquiète en se précipitant dans la cuisine après avoir entendu sa femme pousser un cri.

Le visage baigné de larmes, Caroline reposa le combiné d'une main tremblante et courut se réfugier dans les bras de son mari.

— Nick ! Oh ! Nick..., bredouilla-t-elle entre deux sanglots. Grand-mère... est... Elle est morte.

— Morte? Mais c'est impossible ! Tu en es sûre ? — Oui. C'était... papa, au téléphone. Sterling vient de l'appeler

d'Amérique du Sud. On a localisé le jet de la société. Grand-mère a dû avoir des ennuis... de moteur ou quelque chose comme ça, parce qu'elle a... essayé d'atterrir dans la forêt. Mais l'avion s'est écrasé et... a ensuite explosé.

— Est-on sûr qu'elle est morte, qu'elle n'a pas été éjectée ? — Oui, malheureusement. On a retrouvé au milieu des débris le...

corps de grand-mère, ou du moins ce... qu'il en restait, car le feu... l'avait presque entièrement calciné. Oh ! mon Dieu, Nick...

—Chut... Calme-toi, Caro ! Je sais combien tu aimais Kate. Je comprends ta peine et je la partage. Viens en haut avec moi, tu vas t'étendre un moment.

Hébétée de douleur, la jeune femme se dirigea vers la porte, mais ses larmes l'aveuglaient, et elle trébucha. Nick la souleva alors de terre et la porta dans sa chambre, l'allongea sur le grand lit, puis tira

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les rideaux pour protéger la pièce du soleil couchant, de jour en jour plus brillant maintenant que l'hiver commençait de céder la place au printemps.

Il se rendit ensuite dans la salle de bains, humecta un gant de toilette qu'il alla poser sur le front de Caroline. Puis il descendit au rez-de- chaussée chercher un verre dans lequel il versa deux doigts de cognac qu'il lui fit boire lentement.

Il s'allongea ensuite près d'elle, l'attira contre lui et la berça doucement jusqu'à ce qu'elle finisse par s'endormir.

Une sourde angoisse étreignait le cœur de Nick tandis qu'il contemplait sa femme assoupie. Il lui trouvait mauvaise mine depuis le soir du cambriolage, et, bien qu'elle ne lui eût rien dit, il la soupçonnait d'être enceinte. La méthode de contraception qu'elle utilisait devait l'avoir trahie, mais elle le lui avait caché. Etait-ce parce qu'elle avait l'intention de le quitter bientôt, ou celle d'inter-rompre sa grossesse, ou les deux ?

Nick était cependant fermement décidé à ne pas la laisser faire. Il était prêt à tout pour l'en empêcher, même à la garder enfermée s'il le fallait jusqu'à la naissance du bébé.

Ses pensées revinrent soudain à Kate. Il avait du mal à croire que la mort était vraiment parvenue à vaincre une femme comme elle — énergique, combative et si indomptable en apparence ! Il n'y avait cependant aucune raison de mettre en doute l'identité du cadavre retrouvé, puisque la vieille dame était seule dans l'avion au moment de l'accident.

Les ennuis de moteur qui semblaient en être la cause méritaient en revanche que l'on s'interroge : n'étaient-ils pas la conséquence d'un acte de sabotage ? Mais Sterling avait sûrement eu la même idée, et il veillerait à ce que l'appareil soit examiné par des experts.

Ce problème-là se réglerait sans lui, songea Nick. Sa priorité à lui, dans l'immédiat, consistait à protéger Caroline. Instinctivement, ses bras l'enlacèrent plus étroitement. Il se sentait capable de tuer quiconque tenterait de lui faire du mal, à elle et à leur enfant.

Les jours passèrent. Caroline était à peine remise du choc causé

par la mort de sa grand-mère qu'une lettre des services de l'immigration arriva lui demandant, ainsi qu'à Nick, de se présenter pour un nouvel interrogatoire. Décidément, songea-t-elle, le destin

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semblait vouloir ne lui laisser aucun répit. Depuis le début de l'année, sa vie n'était que bouleversement. Il y avait d'abord eu la menace d'expulsion de Nick et leur mariage précipité, puis l'incendie du laboratoire et la mort de sa grand-mère, et maintenant ce rendez-vous qui planait comme une nouvelle menace.

— Nous sommes obligés d'y aller ? demandât-elle d'une voix inquiète quand Nick l'eut informée du contenu de la missive.

— Oui. A moins d'entrer dans la clandestinité, ce que ni toi ni moi ne pouvons nous permettre, je ne vois pas comment l'éviter. Nous y sommes légalement tenus et, si je ne vais pas à ce rendez-vous, le ministère de l'Intérieur aura un prétexte pour me déclarer hors-la-loi. Tu n'as pas à t'inquiéter, d'ailleurs : les services de l'immigration nourrissent peut-être des soupçons sur l'authenticité de notre mariage, mais ils n'ont aucune preuve pour les étayer. Si nous ne voulons pas attirer de nouveau leur attention, cependant, je crains que nous ne soyons forcés de rester mariés pendant encore un bon moment.

— Nous savions dès le départ que cette situation ne serait pas facile à vivre, souligna Caroline avant de se détourner pour cacher à Nick ses yeux remplis de larmes.

— Oui, certes, mais... Nick ne termina pas sa phrase : Caroline venait de quitter en hâte

la cuisine, et ses pas résonnaient déjà dans l'escalier. Il se lança à sa poursuite, mais le temps qu'il arrive au premier

étage, elle s'était enfermée dans la salle de bains de sa chambre et avait ouvert les robinets de la douche. Le bruit de l'eau devait l'empêcher de l'entendre frapper à la porte, songea-t-il. Que lui dire, de toute façon ? On ne pouvait pas forcer une femme à vous aimer. Envahi soudain par un terrible sentiment d'impuissance, il soupira. Mais tandis qu'il promenait un regard triste sur la pièce où Caroline s'était installée, l'idée lui vint soudain que là sans doute se trouvait une partie du problème : il n'aurait pas dû laisser sa femme dormir ailleurs que dans sa chambre à lui.

Cette pensée lui redonna de l'énergie : se précipitant alors vers la penderie, il commença de décrocher les vêtements qui s'y trouvaient.

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Après avoir arrêté l'eau, dont elle espérait que le bruit avait couvert celui de ses sanglots, Caroline sortit de la salle de bains et écarquilla les yeux en découvrant sa chambre dans le plus grand désordre : le placard ainsi que tous les tiroirs de la commode étaient ouverts, et leur contenu s'entassait pêle-mêle sur le lit.

— Nick ! s'écria-t-elle. Qu'est-ce qui te prend? — Je déménage tes affaires, répondit-il en se dirigeant vers la

porte, une pile de vêtements dans les bras. Imagine que les services de l'immigration nous rendent une visite surprise et s'aperçoivent que nous sommes installés dans deux chambres séparées... Ils ne croiront plus un mot de ce que nous leur dirons, ensuite ! C'est cela que tu souhaites ?

— N... non, balbutia Caroline. Bien sûr que non ! Son cœur battait à grands coups dans sa poitrine, Nick

voudrait-il aussi qu'elle passe désormais toutes ses nuits avec lui ? La réponse lui fut donnée le soir même, quand ils montèrent se

coucher. Alors que la jeune femme s'apprêtait à s'éloigner dans le couloir pour gagner son

ancienne chambre, Nick l'attrapa par la main et la tira en arrière en s'écriant :

— Hep ! Où vas-tu comme ça ? — Mais... me coucher, bredouilla-t-elle, à la fois troublée et

effrayée par l'intensité avec laquelle les yeux noirs de son mari la fixaient.

— Dans ce cas, tu te trompes de direction, déclara-t-il d'une voix ferme. A partir de maintenant, nous dormirons dans le même lit... le mien.

Puis, comme s'il craignait qu'elle ne protestât, il la souleva dans ses bras et la porta dans sa chambre.

Les mains nouées autour du cou de Nick, Caroline était en proie aux émotions les plus contradictoires. Devait-elle résister ou céder à la volonté de son mari? Elle avait l'impression d'être une captive de l'ancien temps enlevée par un beau cosaque mais, malgré ses idées féministes, elle ne pouvait se défendre de trouver cela excitant.

Son émoi grandit encore quand Nick la déposa sur le lit, puis alla fermer la porte à clé. Il n'alluma aucune lampe, si bien que la chambre était seulement éclairée par les rayons argentés de la lune entrant par les fenêtres dont les rideaux étaient restés entrouverts.

— Déshabille-toi, Caro ! ordonna-t-il une fois revenu près du lit.

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Sur ces mots, il commença de déboutonner sa chemise, et la jeune femme ne songea à rien d'autre. Ses doigts tremblaient sous l'effet conjugué de la nervosité et de l'impatience, tandis qu'elle enlevait ses vêtements, puis rabattait le couvre-lit.

Son cœur battait maintenant si fort qu'il lui semblait sur le point d'éclater. Une fois couchée, elle tendit la main pour remonter la couverture, mais Nick ne lui en laissa pas le temps : nu lui aussi, il s'étendit à côté d'elle, et son poids creusa le matelas de telle sorte que Caroline bascula contre lui.

— Ne te cache pas, dit-il. Je veux te voir tout entière pendant que je te fais l'amour.

Puis l'emprisonnant dans ses bras, il posa ses lèvres sur les siennes et se mit à lui dévorer la bouche en un baiser violent et possessif. Comme chaque fois que Nick la touchait, Caroline sentit tous ses sens s'embraser, et un long frémissement la parcourut tandis qu'elle entrouvrait docilement les lèvres pour l'accueillir plus profondément encore. Il était tout pour elle, et elle voulait s'offrir à lui sans réserve. Peut-être ce don total d'elle- même finirait-il par faire comprendre à son mari qu'elle l'aimait, songea-t-elle vaguement, à défaut de pouvoir lui avouer tout haut ses sentiments.

— J'adore te toucher. Tu as un corps si doux, si tendre, si féminin..., chuchota Nick tout en promenant langoureusement ses mains sur la peau nue de Caroline. Et il est à moi... Il n'y en a pas une parcelle qui ne m'appartienne, tu le sais, Caro, n'est-ce pas ?

— Oui, murmura-t-elle, à la fois surprise et heureuse de le voir se montrer aussi passionné à son égard.

Il lui entoura alors les seins de ses mains, et se mit à les caresser lentement, tout en les agaçant de la bouche, des dents, de la langue...

Des vagues de plaisir inondèrent Caroline comme le flux d'une marée de plus en plus puissante. Une lave incandescente se déversa bientôt dans ses veines. Toute pudeur envolée, elle se mit à gémir et à répondre à chaque sollicitation de Nick, s'offrant avec fièvre à ses attouchements.

Ses paumes allaient et venaient sur les épaules et le dos de son amant, dont elle s'émerveillait de sentir les muscles frémir sous ses doigts. Ses lèvres posaient des baisers brûlants sur le torse viril tandis qu'elle s'enivrait du goût salé de sa peau, et de cette odeur désormais familière — mélange d'after-shave, de vodka et de

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cigarettes blondes — devenue pour elle éminemment masculine et érotique.

Lorsqu'il l'invita à lui ouvrir les jambes, elle crut qu'il allait enfin satisfaire le besoin presque désespéré qu'elle avait d'assouvir sa passion, mais il glissa la main entre ses cuisses et se mit à explorer les doux replis de son sexe avec un art qui ne fit qu'attiser davantage le feu qui la dévorait.

— Nick, je t'en supplie..., l'implora-t-elle. — Pourquoi me supplier ? demanda-t-il sans cesser de la torturer

par de lents mouvements de doigts. Si tu as envie de quelque chose, tu n'as qu'à le prendre, ma chérie !

Jamais Caroline ne se serait crue capable d'une telle audace, mais enhardie par le défi sensuel qu'il lui lançait, ainsi que par le violent désir qui la possédait, elle renversa Nick sur le dos, et se mit à califourchon sur lui. Elle poussa un cri de bonheur en sentant le membre dur et palpitant de son mari s'enfoncer en elle. Rien n'égalait la perfaction de cet instant où son corps de femme ne faisait soudain plus qu'un avec celui de l'homme qu'elle aimait.

Les bras de Nick s'enroulèrent alors autour de ses hanches, et il garda rivés sur son visage des yeux où brillait un mélange d'ardeur et de triomphe tandis qu'il commençait d'aller et venir en elle.

Il semblait savoir d'instinct comment épouser son rythme pour lui procurer les sensations les plus fortes, et quand elle se mit à le chevaucher avec frénésie pour atteindre le point culminant du plaisir, il se cambra et lui emprisonna les hanches jusqu'à ce que la jouissance fonde sur elle avec une intensité qui lui coupa le souffle.

Alors, sans attendre, il la fit basculer sur le côté afin de venir sur elle et, lui soulevant les reins, il plongea au plus profond de cette féminité offerte. Un violent frisson le parcourut, et des tremblements l'agitaient encore quand, avec un soupir d'aise, il enfouit son visage dans les cheveux déployés de Caroline.

Ils restèrent ainsi de longues minutes, immobiles et silencieux, puis Nick se redressa, effleura d'un baiser les lèvres de sa femme et s'écarta d'elle. Il lui passa ensuite un bras autour des épaules et, de sa main libre, sortit du paquet posé sur la table de chevet une cigarette qu'il alluma.

Après en avoir tiré quelques bouffées, et comme Caroline se taisait toujours, il eut envie de savoir ce qu'elle pensait, et lui demanda d'une voix douce :

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—Alors, tu regrettes d'avoir changé de chambre ? — Non, répondit-elle — si bas qu'il l'entendit à peine. Mais il l'entendit tout de même, et un fol espoir lui remplit le

cœur. — Tu... tu comptes vraiment me garder ici ? reprit-elle. — Oui. Au grand soulagement de Nick qui s'attendait à des

protestations, elle ne dit rien. Etait-il possible, se demanda-t-il soudain, que le bonheur qu'ils

venaient de partager signifie davantage, pour elle aussi, que l'union de deux corps ?

Il n'osa cependant pas lui poser la question. Il s'était juré de ne pas la brusquer, et de patienter jusqu'à ce que Caroline soit prête à le considérer comme son mari, à part entière et pour toujours.

Car si, finalement, son attente se révélait vaine, il s'effacerait afin de lui permettre de trouver l'homme qui saurait la rendre pleinement heureuse.

Par une étrange ironie, le hasard voulut que la date fixée pour

leur entretien avec les services de l'immigration fût le 1er avril. Il faut dire que peu de jours auraient mieux convenu à la

circonstance, songea Caroline avec amertume tandis que Nick garait la Mercedes devant le bâtiment administratif. N'étaient-ils pas là pour mystifier le gouvernement, pour faire croire que leur mariage était fondé sur des sentiments profonds et réciproques ?

Une bien triste comédie, en vérité. Car si sonamour pour son mari n'aurait pu être plus profond, il n'était pas question, hélas, de réciprocité, sinon Nick se serait sûrement déjà déclaré.

A la tristesse de la jeune femme se mêlait pourtant une secrète exaltation, car le test de grossesse acheté quelques jours plus tôt lui avait appris, le matin même, qu'elle était enceinte. Cet enfant, elle le désirait plus que tout au monde ; elle regrettait seulement de ne jamais pouvoir former avec lui et Nick une vraie famille.

Ainsi partagée entre des émotions diverses dont l'intensité était le seul point commun, Caroline ne remarqua pas les regards admiratifs que lui lançaient les hommes croisés dans les couloirs de l'immeuble.

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Nick, lui, les remarqua et, irrité, finit par passer un bras possessif autour des épaules de sa femme pour décourager d'éventuels audacieux.

Howard et Sheffield s'étaient vu retirer son dossier, découvrit Nick un moment plus tard. Sans doute leurs supérieurs les avaient-ils jugés trop crédules. Quoi qu'il en soit, ce fut dans le bureau d'une certaine Mme Penworthy que Caroline et lui furent introduits. C'était une femme grande et forte, à qui des lunettes à monture d'acier et des cheveux gris tirés en arrière donnaient un air sévère. Elle ne devait se laisser ni attendrir ni duper facilement.

La fonctionnaire prit le temps d'examiner ses visiteurs de la tête aux pieds avant de les inviter à s'asseoir — sur un ton autoritaire qui n'était pas sans rappeler celui de Kate Fortune s'adressant à un employé récalcitrant. Nick avança un siège à

Caroline, qui lui parut très nerveuse, puis s'installa dans un autre et attendit que leur interlocutrice engageât la conversation.

Après avoir ouvert une chemise cartonnée et parcouru des yeux les documents qu'elle contenait, Mme Penworthy déclara d'une voix froide :

— Je ne vais pas perdre mon temps à vous poser les mêmes questions que mes collègues. Vous semblez les avoir convaincus de l'authenticité de votre mariage, mais nous avons reçu depuis des informations selon lesquelles vous vous seriez en fait mariés uniquement pour éviter à M. Valkov d'être expulsé du territoire américain. Son renvoi en Russie aurait même été si dommageable aux laboratoires Fortune Cosmetics qu'il aurait reçu une grosse prime pour contracter ce mariage. Est-ce vrai ?

— Non, répondit Nick sans ciller. — Dans ce cas, monsieur Valkov, auriez-vous la bonté de

m'expliquer pourquoi M. Jacob Fortune a effectué un virement de deux cent mille dollars sur votre compte bancaire le jour même de votre mariage — ce qu'une enquête complémentaire nous a permis d'établir ?

— Si vous savez cela, madame, vous savez sûrement aussi que j'ai, peu après, déposé cette même somme sur un compte bloqué destiné aux enfants que nous aurons, ma femme et moi. Les fonds que m'a donnés mon beau-père n'avaient pas d'autre destination.

Caroline eut de la peine à contenir une exclamation de stupeur. Ainsi, Nick n'avait pas gardé les deux cent mille dollars ?

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songea-t-elle. L'argent ne faisait pas partie des raisons qui l'avaient persuadé de l'épouser ? Et il avait parlé d'enfants... De leurs enfants...

— Vous semblez surprise, madame Valkov, observa la fonctionnaire, à qui rien n'échappait visiblement. Je peux vous demander pourquoi ?

— A... à cause de la générosité de mon père, bredouilla Caroline. Je... euh... je ne connaissais pas le montant exact de la somme versée à l'intention de... de nos futurs enfants. C'est mon mari qui tient les comptes du ménage.

— Ecoutez, madame Penworthy, intervint Nick, nous gagnerions tous du temps si, au lieu d'essayer de nous piéger sur des points de détail, vous nous laissiez vous exposer la situation telle que nous la voyons. Les informations reçues par vos services proviennent à notre avis d'un concurrent des laboratoires Fortune Cosmetics qui cherche à leur nuire. Vous avez certainement appris la mort de Kate, la grand-mère de ma femme, dans un accident d'avion... Eh bien, je pense — et je ne suis sûrement pas le seul — que cet accident est dû à un sabotage et que les accusations portées contre moi relèvent du même complot. Vous avez raison au moins sur un point : en tant que directeur de la recherche et du développement, je joue un rôle clé dans l'entreprise, et mon expulsion lui porterait un coup sérieux. C'est pour cela qu'il y a d'abord eu cette ridicule allégation selon laquelle j'aurais appartenu au K.G.B., et qu'on essaie maintenant de vous faire croire que mon mariage avec Caroline est un simple subterfuge pour m'éviter d'être renvoyé en Russie... Il

me paraît pourtant évident que mon épouse et moi formons un vrai couple — un couple très heureux, même.

Le plaidoyer de Nick ne semblant pas avoir convaincu Mme Penworthy, Caroline lui dit d'une voix douce :

— J'aime mon mari, je vous en donne ma parole. La preuve, c'est que j'attends un enfant de lui.

Elle avait laissé échapper ces deux secrets sans réfléchir, poussée par la seule volonté d'épargner à Nick de nouveaux ennuis avec le ministère de l'Intérieur. Quand elle mesura le choc que ces révélations risquaient de causer à Nick, cependant, elle rougit et baissa les yeux de peur de croiser le regard de son mari et d'y lire de la consternation.

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Sa surprise n'eut donc d'égale que sa joie quand il se pencha vers elle, lui prit la main et déclara à la fonctionnaire :

— Moi aussi, j'aime ma femme, et je suis tellement heureux et fier de la savoir enceinte que, d'ici un mois, mes collègues de travail me bâillonneront sûrement tous les matins pour m'empêcher d'en parler. Si c'est une fille, nous avons décidé de l'appeler Katherine.

— Et si c'est un garçon ? demanda Mme Penworthy à Caroline. — Sacha, comme son grand-père paternel, répondit la jeune

femme. C'est le diminutif russe d'« Alexandre ». Pour la première fois depuis le début de l'entretien, l'expression

de la fonctionnaire s'adoucit. — Je crois que je vais pouvoir refermer votre dossier,

annonça-t-elle. Il faudrait en effet être aveugle pour ne pas voir que vous vous adorez, tous les deux, et je suis d'accord avec vous : les laboratoires Fortune Cosmetics sont la cible d'un mystérieux complot, dont vous avez été les victimes. Je vous présente mes excuses, au nom de mon administration, pour vous avoir soumis à toutes ces tracasseries. Nous ne vous ennuierons plus.

Lorsqu'ils eurent quitté le bâtiment, Nick aida Caroline à remonter dans la Mercedes avant de s'asseoir au volant et de mettre le contact. Mais, au lieu de démarrer, il se tourna vers sa femme et lui déclara, le visage grave :

— C'est vrai, ce que tu as dit à Mme Penworthy ? Tu m'aimes donc réellement ?

— Oui, avoua-t-elle. Tout ce que j'ai dit est vrai, et je porte bien ton enfant. J'aurais préféré te l'annoncer dans d'autres circonstances, mais...

— Ne t'inquiète pas : je le savais. Je m'en doutais déjà depuis un certain temps, mais même si je n'étais pas chimiste, je serais capable de lire le résultat d'un test de grossesse... Tu as jeté celui que tu as fait ce matin dans la poubelle, sans penser qu'il pourrait me tomber sous les yeux.

Nick tendit la main, la posa sur le ventre de Caroline et reprit : — Moi non plus, je n'ai pas menti, tout à l'heure : l'idée d'avoir en

enfant de toi me rend fou de joie. Et nous en ferons d'autres, ma chérie — enfin, si tu le veux bien — car nous n'allons pas divorcer. Je t'aime, Caro, et je n'ai qu'une envie : passer le restant de mes jours avec toi.

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— Oh ! Nick, je..., commença la jeune femme d'une voix étranglée par l'émotion.

Les mots moururent sur ses lèvres : Nick venait de l'enlacer, et sa bouche se rapprochait de la sienne...

Au bout d'un long moment, ils rompirent leur étreinte, et Nick attira tendrement Caroline contre lui.

—Alors, madame Valkov, demanda-t-il d'un ton taquin, que décidez-vous ? Je garde mon emploi de mari ou non ?

— Vous le gardez, monsieur Valkov, répondit- elle avec un sourire radieux, et je vais même vous titulariser. A vie !