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RETOURS DE DIEU À L'ÈRE POSTMÉTAPHYSIQUE Jean-Louis Schlegel Editions Esprit | Esprit 2012/3 - Mars/avril pages 118 à 130 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2012-3-page-118.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Schlegel Jean-Louis, « Retours de Dieu à l'ère postmétaphysique », Esprit, 2012/3 Mars/avril, p. 118-130. DOI : 10.3917/espri.1203.0118 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h35. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h35. © Editions Esprit

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RETOURS DE DIEU À L'ÈRE POSTMÉTAPHYSIQUE Jean-Louis Schlegel Editions Esprit | Esprit 2012/3 - Mars/avrilpages 118 à 130

ISSN 0014-0759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-esprit-2012-3-page-118.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Schlegel Jean-Louis, « Retours de Dieu à l'ère postmétaphysique »,

Esprit, 2012/3 Mars/avril, p. 118-130. DOI : 10.3917/espri.1203.0118

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Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit.

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Jean-Louis Schlegel

L’ÉTOILE de la Rédemption de Franz Rosenzweig s’ouvre sur cesmots :

Rejeter la peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux,voilà ce qu’ose faire la philosophie. Tout ce qui est mortel vit danscette angoisse de la mort, chaque naissance nouvelle multiplie l’an-goisse d’un nouveau fondement, car elle multiplie ce qui est mortel.[…] Que l’homme se terre comme un ver dans les plis de la terre nue,devant les tentacules sifflants de la mort aveugle et impitoyable, qu’ilpuisse ressentir là dans sa violence inexorable ce que d’habitude ilne ressent jamais : que son Je ne serait qu’un ça s’il venait à mourir,et que chacun de ses cris encore dans sa gorge puisse clamer sonJe contre l’Impitoyable qui le menace de cet anéantissement inima-ginable –, face à toute cette misère, la philosophie sourit de sonsourire vide et de son index tendu, elle renvoie la créature […] versun au-delà dont elle ne veut absolument rien savoir1.

Écrite dans les tranchées des Balkans en 1917-1918, cette entréeen matière, très expressionniste dans son style, porte les traces dela violence où elle est née, l’écho du bruit assourdissant des obus,« tentacules sifflants de la mort aveugle et impitoyable ». Le thèmede la mort est donc contextualisé ici, à la fois comme expériencevécue – dans les tranchées – et mise en scène écrite – l’expres-sionnisme allemand des années 1920. Et le reproche, lui, va à« la » philosophie.

1. Franz Rosenzweig, l’Étoile de la Rédemption (1921), trad. de l’allemand par AlexandreDerczanski et Jean-Louis Schlegel, Paris, Le Seuil, 1982 (rééd. revue en 2003), p. 19-20.

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«La » philosophie qui, dans sa sagesse de l’Un et du Tout, a réussià noyer dans sa brume, dans la nuit du néant, la mort et l’angoissequ’elle suscite. C’est bien de « l’honorable confrérie des philosophesde l’Ionie à Iéna », de celle qui, depuis Parménide, voudrait extirperde la conscience le dard venimeux de la mort, qu’il est question. Maisplus spécifiquement, l’objet singulier du courroux de Rosenzweig estmontré du doigt : c’est la « philosophie du Tout » de Hegel. N’a-t-ilpas résolu « la grande question que lui soumet le déroulement del’histoire universelle, celle du rapport entre science et foi », réduisantainsi au silence « la voix qui prétendait posséder la source du savoirdivin par une Révélation jaillissant par-delà la pensée » ?

Rosenzweig, on le sait, préférera opter pour la « nouvellepensée » et quitter l’« Ancien Testament » de la philosophie avec seséléments (Dieu/les dieux, le monde et l’homme), ou plutôt les réin-terpréter selon les scansions temporelles-éternelles du miracle dela Création, de la Révélation et de la Rédemption, qui signifient des« liaisons » et mettent en jeu d’autres mots ou plutôt d’autresréalités, comme la vie, la voie, la vérité, l’amour, le commandement,les pronoms « il », « je » et « tu »…

Marcher simplement avec ton Dieu – rien d’autre n’est réclaméqu’une confiance totalement actuelle […] La chose la plus simplede toutes et du fait même la plus difficile.

On est à la toute fin de l’Étoile, au moment où s’ouvrent les battantsdu porche du sanctuaire. « Pour quelle destination ? […] Tu ne lesais pas ? Pour la vie. » Rosenzweig, de fait, franchit le gué – pour« vivre ». Dans sa théologie philosophique, l’individu, l’« âme »(Je) qui a dit « Tu » (à Dieu et aux autres) est insérée dans un« peuple » (Nous) et passe de la Mort à la Vie… Tel est le « miracle »(de la Révélation) – un mot qui dit assez combien on quitte les terresde la philosophie des Lumières et l’idéalisme de la Raison. MaisRosenzweig est d’avant l’âge postmétaphysique.

Emmanuel Levinas

Levinas, qu’il a si fortement inspiré, est beaucoup plus circons-pect – nonobstant l’« embardée » que lui reproche DominiqueJanicaud dans le Tournant théologique de la phénoménologie française2. L’« expérience de la guerre » ou de la violence en général

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2. Dominique Janicaud, le Tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, Éd.de l’Éclat, 1991, p. 25 sqq.

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remplace chez Levinas l’expérience première de la mort, pourinviter à briser la Totalité et parler de l’Infini. Il évoque « l’extra-ordinaire phénomène de l’eschatologie prophétique » (annonçant la« paix messianique ») qui « viendra se superposer à l’ontologie dela paix3 ». Car tel fut son combat : démontrer que la métaphysiqueest guerre.

Laissons le dépassement des limites, la « captation », les déspipés, la « manipulation » métaphysique, la « logomachie auto -référée » que dénonce si durement Janicaud. Le chef d’accusationest pertinent, mais seulement dans la logique de Janicaud : celled’une phénoménologie qui resterait dans la sécularité pour ainsi direou dans l’empyrée d’une phénoménologie purement immanente,neutre dans ses descriptions, fidèle aux limites « scientifiques » quelui avait assignées Husserl. Il est vrai que Ricœur aussi, queJanicaud exonère du tournant théologique de la phénoménologie, acritiqué implicitement l’« hyperbole » lévinassienne, c’est-à-dire

la pratique systématique de l’excès dans l’argumentation philoso-phique. L’hyperbole apparaît à ce titre comme la stratégie appro-priée à la production de l’effet de rupture attaché à l’idéed’extériorité au sens d’une altérité absolue4.

Cependant, ces critiques visent moins la forme que le contenu, etpersonne ne conteste en fin de compte le résultat de la transgression« métaphysique » de Levinas par rapport à la phénoménologie :qu’elle a donné l’une des œuvres philosophiques majeures duXXe siècle. Et qu’il a puissamment contribué à la critique de la méta-physique.

Jean-Luc Nancy

Quelles raisons ou quels intérêts, à tous les sens de ces mots,pourrions-nous avoir à continuer, à l’ère postreligieuse ou postmé-taphysique, ou à l’âge séculier (Charles Taylor), le lien ou la confron-tation entre philosophie et théologie (ou religion, ou foi, ou croyance,ou métaphysique) ? Jean-Luc Nancy, « déconstructeur » du chris-tianisme, les accumule dans l’« Ouverture » de la Déclosion(Déconstruction du christianisme5, 1).

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3. Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, La Haye, Martinus Nijhoff Publishers, 1961, p. 10.4. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1996, p. 388-

389 ; voir D. Janicaud, le Tournant théologique…, op. cit., p. 35. Voir aussi P. Ricœur, « Levinas,penseur du témoignage », dans Lectures 3, Paris, Le Seuil, coll. « Points », p. 81-104.

5. Jean-Luc Nancy, la Déclosion, 1.Destruction du christianisme, Paris, Galilée, 2005. Lescitations qui suivent sont tirées de cette « Ouverture ».

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Il s’agit d’ouvrir la simple raison à l’illimitation qui fait sa vérité […]Il ne s’agit pas de repeindre les cieux, ni de les reconfigurer : ils’agit d’ouvrir la terre obscure et dure et perdue dans l’espace (p. 9).

Rien à voir en principe, avec un « retour du religieux », en philo-sophie ou ailleurs : le retour des religions ne fait qu’« aggraver » lesdangers qu’elles ont fait courir depuis toujours à la pensée, à laliberté, au droit des hommes.

Ce que les Lumières n’ont pas jusqu’ici éclairé, ce qu’elles n’ontpas su illuminer en elles-mêmes, cela ne demande qu’à s’en-flammer sur un mode messianique, mystique, prophétique, divi-natoire et vaticinatoire […] dont les effets d’incendie seraient plusimpressionnants encore que ne l’ont été ceux des exaltationsfascistes, révolutionnaires, surréalistes, avant-gardistes oumystiques de toute espèce… (ibid.).

Ces visions apocalyptiques d’une « surrection religieuse » ontl’air de travailler la conscience du philosophe. Ce ne serait passurprenant : Jean-Luc Nancy s’est exprimé à diverses reprises surce sujet. Mais c’est sa tentative d’en éclairer les raisons qui importe,et celle qui l’emporte est une hypothèse politique sur une infirmitéou une aporie supposée de la démocratie, qu’on pourrait formulerainsi : la « religion de la cité », depuis Athènes, Rome, l’Étatmoderne, la République…, est incapable d’assumer la relève, la« succession », la « suppléance des religions d’avant6 la cité qui, parelles-mêmes, faisaient lien social et gouvernement » (p. 13).

La philosophie (et la science avec elle) s’est en quelque sorte inti-midée elle-même par l’exclusion qu’elle avait prononcée d’unereligion dont, en sous-main, elle ne cessait de se nourrir – sans pourautant, il faut y revenir, s’interroger réellement sur cette « sécula-risation », ni, par conséquent et pour répéter ce mot, sur la « laïci-sation » (ibid.).

On ajouterait volontiers qu’une partie des philosophes français a étéexagérément intimidée d’abord par les Lumières comme horizonindépassable et indépassé de toute pensée future, ensuite parl’Église catholique, parangon de ces religions qui font que « ce quidans la foi ouvrait le monde en lui-même à son propre dehors (et nonà un arrière-monde, paradis ou enfer) se referme et se rabougrit dansune gestion intéressée du monde » (p. 15).

La laïcité constitutionnelle n’est pas en cause, mais une doctrinelaïque pour laquelle le monde enfin transparent serait un monde sans

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6. « D’avant » au sens temporel ou au sens logique.

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les religions, ou un monde avec une religion éclairée, ou une « reli-gion civile » éclairée mais inaperçue du plus grand nombre. Pourtant,la transparence d’un monde éclairé en totalité serait-elle l’idéal dela Raison ? Simplicité bucolique d’un certain athéisme laïque !Dans la foulée, Nancy ironise sur

l’illusion d’une histoire édifiante de la libération de la raisonmoderne, jaillissant toute armée de la tête de Bacon et de Galiléeet délivrant par ses seules forces tout le territoire asservi par lacroyance métaphysique (p. 17).

Depuis Nietzsche, Heidegger et Wittgenstein, depuis Freud, depuisDerrida et Deleuze,

s’indique avec insistance la même nécessité, la même exigence dela raison : celle d’éclairer sa propre obscurité, non pas en la baignantde lumière, mais en acquérant l’art, la discipline et la force de laisserl’obscur émettre sa propre clarté (p. 15).

On est loin ici, certes, de l’attestation. Non seulement les reli-gions – le christianisme et avec lui tous les monothéismes – n’ontfait que « conforter la clôture et la rendre plus étouffante », nonseulement les griefs contre le christianisme ne sont pas levés(« depuis le désaisissement de la pensée jusqu’à l’ignoble exploi-tation de la douleur et de la misère »), mais l’unique axiome duchantier ainsi ouvert sera celui-ci : « Il n’est à aucun égard questionde seulement suggérer qu’un philosophe pourrait “croire en Dieu”(ou en des dieux) », et il est « uniquement question de se demandersi jamais la foi s’est en vérité confondue avec la croyance », lescroyances n’étant en rien propre à la religion, mais pullulantpartout… Tout de même, étrange question : il est douteux en effetqu’on puisse discriminer entre foi et croyance en dehors d’uneoption théologique (ou d’une règle de foi) sur ce qu’est et impliquela foi. Peut-il y avoir pour le philosophe ou le sociologue « laïque »autre chose que des croyances ?

Même si la position est finalement différente voire inversée, leparcours de Nancy n’est pas sans rappeler celle de Habermas, quis’interroge sur les « déraillements » sociaux et éthiques de la moder-nité et est amené par eux à redonner une place à la parole religieuse.Dans les deux cas, la raison du souci de la religion est politique.L’avantage de Habermas est que sa proposition prend immédiate-ment figure (à travers des communautés religieuses instituées etreconnues par l’État), tandis que le questionnement métaphysiquede Nancy en reste à l’idéalité. Mais si l’on active à l’inverse l’in-terrogation spéculative de Nancy, on ne voit plus le statut ou le sens

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de la proposition habermassienne : comment entendre la paroleéthique et sociale des religions dans une société postmétaphy-sique, qui semble chez lui un fait avéré et indiscuté ? Cette parolesemble alors provenir d’une pure extériorité. Donner aux religions(monothéistes ?) un rôle de correctif contre les catastrophes de lamodernité, équivaut toujours à les instrumentaliser. Il n’est pas sûrd’ailleurs qu’elles aspirent à ce rôle de gardiennes ultimes, ensurplomb, de l’éthique – à moins qu’elles s’y précipitent sansréflexion, ce qui serait plus que risqué pour la société et pour elles.

Alain Badiou

Si l’on cherche un exemple emblématique d’écart entre foi reli-gieuse et intérêt pour le religieux – un certain religieux –, il faut lireAlain Badiou. Son essai remarqué sur Paul7 en a surpris plus d’un.Paul est lu par Badiou à travers la grille singulière et puissante desa philosophie de l’événement (et aussi sa conception du militantrévolutionnaire) comme figure éminente de l’affirmation d’un singu-lier universel – présent dans l’événement de la résurrection duChrist :

En définitive, pour Paul, l’événement-Christ n’est que résurrection.Il éradique la négativité, et si la mort est requise… pour la construc-tion de son site, il reste une opération affirmative irréductible à lamort même. Le Christ a été tiré « ek nekrôn », hors des morts. Cetteextraction hors du site mortel établit un point où la mort perd sonpouvoir […] Pourquoi, de ce qu’un homme est ressuscité, s’ensuit-il qu’il n’y a ni Grec ni Juif, ni mâle ni femelle, ni esclave ni hommelibre ? (p. 77-78).

Telle est la question de cet essai « roboratif » (Ricœur), où Badiou(re)donne sens à ce qui paraît, dans l’histoire du Christ, le plusincroyable aujourd’hui (en fait depuis toujours, si l’on en croit saintPaul lui-même, qui bataille déjà pour défendre la foi en la résur-rection face à des chrétiens de Corinthe manifestement sceptiques8).

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7. Alain Badiou, « Les essais du Collège international de philosophie », Saint Paul. Lafondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997. Pour une lecture de ce texte philosophique (enmême temps que des essais de Stanislas Breton, Giorgio Agamben et Jakob Taubes sur Paul),voir P. Ricœur, « Paul apôtre. Proclamation et argumentation. Lectures récentes », dans Esprit,février 2003, intitulé « L’événement saint Paul : juif, grec, romain, chrétien » (avec des articlesde Stanislas Breton, Michaël Fœssel et Jean-Claude Monod).

8. « Si l’on proclame que le Christ a été relevé d’entre les morts, comment certains d’entrevous peuvent-ils dire qu’il n’y a pas de résurrection des morts ? S’il n’y a pas de résurrectiond’entre les morts, Christ non plus n’a pas été relevé. Et si le Christ n’a pas été relevé, vide alorsest notre proclamation, vide aussi votre foi. Il se trouve même que nous sommes de faux témoinsdevant Dieu » (1 Corinthiens 15,12-15).

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Badiou aurait pu être un Corinthien : l’historicité de la résur-rection, dont les exégètes et les théologiens ont tellement débattu,de même que son sens théologique classique (la libération de la mortpersonnelle) n’ont pas d’intérêt pour lui. Du point de vue du réelhistorique, la résurrection du Christ est une « fable » : c’est préci-sément ce qui dans l’histoire de Jésus n’a aucune chance de releverd’une historicité quelconque, donc c’est ce qui est le moins crédible.Mais alors, pourquoi la résurrection du Christ et pourquoi Paul ?

À Paul revient le mérite d’avoir débarrassé le message chrétiende toute ambiguïté, de l’avoir « dégagé de la littérature prophétiqueet apocalyptique surabondante à l’époque », pour le ramener à uneseule affirmation : Jésus, fils de Dieu, et Christ à ce titre, est mortsur la croix et ressuscité. L’événement de cette proclamation faitrupture et met en marche l’histoire, elle la fait même changer de cap.L’ambition de Badiou est donc de restituer et de justifier ce qui faitévénement dans l’invention de Paul – la résurrection du Christcomme surrection et insurrection –, et qui est aussi et précisémentce qui délégitime toutes les récupérations ultérieures par desdoctrines et des communautés religieuses, ou par les « dimensionsles plus institutionnelles et les moins ouvertes du christianisme » :

Pour moi, Paul est un penseur-poète de l’événement, en mêmetemps que celui qui pratique et énonce des traits invariants de cequ’on peut appeler la figure militante (p. 2).

La pure subjectivité ou la singularité absolue associée à une univer-salité sans frontières, et ses effets dans le réel : tel est l’intérêt deBadiou pour la figure de Paul, non sans quelque identification,peut-être bien, avec elle… Voir leur biographie et leur transgressioncroisées : si Paul était « circoncis dès le huitième jour, de la raced’Israël, de la tribu de Benjamin, hébreu issu d’hébreu ; pour la Loi,Pharisien ; pour le zèle, persécuteur de l’Église ; pour la justicelégale, irréprochable9 », Badiou est pour sa part « héréditairementirréligieux », avec « quatre grands-parents instituteurs, dressé plutôtdans le désir d’écraser l’infamie cléricale » (p. 1).

Badiou se situe en effet résolument « après la mort de Dieu »,pour reprendre le titre du « Prologue » qui ouvre le Court traité d’on-tologie transitoire10. Un texte sur Dieu et sa mort qui mériterait d’êtremieux connu – même s’il ne convainc pas entièrement. Un« prologue » donc, placé hors des chapitres du livre : Badiou a-t-il

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9. Lettre aux Philippiens 3, versets 5-6.10. A. Badiou, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Le Seuil, 1998, p. 9-24.

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pensé à celui qui ouvre l’évangile selon Jean ? La mort de Dieu estici placée en « prologue », dit-il, pour indiquer que tous les déve-loppements ultérieurs sont à concevoir « comme une méditation,dans l’éclaircie de la mort de Dieu, de ce qu’il faut penser sous cemot : “ici” » (p. 24). La mort de Dieu qui éclaire : voilà au moins unebonne nouvelle ! Une fois encore, Badiou s’emploie à philosopherà coup de marteau, comme Nietzsche (qu’il combattait rudement surl’interprétation de Paul), pour asséner que dans cette formule, Dieu,nom propre, est trivialement mort, mort comme est mort le « trisaïeulCasimir Dubois ». Soit. Force est pourtant de constater que nousnous en occupons encore, mais c’est que s’il est peut-être en traind’agoniser sans fin, il se pourrait aussi que son embaumementrevête des « formes successives » qui traversent les siècles. Eneffet, à y bien regarder, la réalité est celle-ci : Dieu est mort depuiscinq siècles (sinon depuis Paul, depuis le refoulement de la résur-rection du Christ), mais on ne cesse de l’enterrer encore, indéfini-ment ! La psychanalyse par exemple, dernière en date de ces formes,est un bon témoin du « rapport finalement ambigu » toujours entre-tenu avec la question de Dieu. Aves des témoins empiriques : cespsychanalystes « éminents et talentueux » que furent FrançoiseDolto et Michel de Certeau, sans oublier finalement Lacan lui-même.

On aurait pu attendre de Badiou qu’il y regarde de plus près pources trois-là. Mais pourquoi le ferait-il, puisque lui prend au pied dela lettre la formule « Dieu est mort ». Et que « la religion aussi, c’estfini. Il y a là, comme Jean-Luc Nancy l’a fortement énoncé, de l’ir-réversible » (p. 12). Il faudrait démêler ici ce qu’il en est réellement,car, comme nous l’avons vu, dans la Déclosion, Nancy est moinspéremptoire que Badiou ne le prétend… Mais soit : « Nous n’avonspas à croire aux spectres. »

On peut accorder à Badiou que les intégrismes n’annoncent pasnécessairement, loin de là, un retour du religieux. Il se peut mêmeque ce « type subjectif » d’une religion factice et mortifère annoncepour de bon la mort de Dieu. Mais les foules fanatisées – à supposerque le « retour du religieux » soit exclusivement le fait d’inté-gristes – n’interrogent-elles vraiment en rien le philosophe persuadéde la mort de Dieu – surtout quand l’un d’eux, Jean-Luc Nancy, yvoit une possible mise à feu de la planète ? On veut bien queBadiou prône ensuite de laisser ouvertes, contre le Dieu vivant etle Dieu de la métaphysique, les chances du « Dieu du poème ». Ilimporte d’en finir, dit-il, avec le motif de la finitude, « et son escorte

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herméneutique » (p. 21), d’en finir avec toute promesse, d’accueillirla pensée « que le destin de toute situation soit la multiplicité desensembles ». « Ici est le lieu du devenir des vérités. Ici noussommes infinis. » Mais n’est-il pas dommage d’échouer ainsi, in fine,poème à l’appui, sur la platitude de l’Ici présent, fût-il (très hyper-boliquement, très poétiquement) infini ? La convocation de l’art poursurmonter (au sens de la célèbre Aufhebung hégélienne) les aporiesde la pensée et du réel – Badiou l’a beaucoup pratiquée dans leSiècle pour dépasser esthétiquement les grands écarts du XXe siècle,« siècle de fer » – va finir par devenir une facilité philosophique11…

Jacques Derrida

Avec Derrida, nous sommes encore dans un autre univers depensée. Ce qui frappe d’abord dans Foi et Savoir12, c’est l’ampleurdu champ de la religion – et non de la foi – que dessine l’exposé« improvisé » de Derrida. D’où le souci inverse, très derridien, decontraster l’« abstraction » du propos par la particularité ducontexte, du lieu et du moment :

Peut-être faudrait-il encore situer son propos, le limiter dans letemps et dans l’espace, dire le lieu et le paysage, le moment passé,un jour, dater le furtif et l’éphémère, singulariser, faire comme sion tenait un journal, dont on allait déchirer quelques pages. Loi dugenre (l’éphéméride, et déjà vous parler intarissablement du jour).Date : le 28 février 1994. Lieu : une île, l’île de Capri. Un hôtel, unetable autour de laquelle nous parlons entre amis, presque sansordre, sans ordre du jour, sauf un mot, le plus clair et le plusobscur : religion (p. 11).

Mais de souligner aussitôt, à bon droit, que la tablée réunie faitcomme si nous avions quelque sens commun de ce que « religion »veut dire à travers les langues que nous croyons (que de croyanceà ce jour, déjà !) savoir parler (ibid.).

On voit – ou on devine – la démarche déconstructrice, celle d’undoute méthodique quasi cartésien sur la possibilité de savoir ce dontil s’agit avec la religion. Il n’empêche : malgré la modestie annoncéedu propos (« une sorte d’avant-propos schématique et télégra-

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11. A. Badiou, le Siècle, Paris, Le Seuil, 2005. Sur le présentisme et ses liens avec le futu-risme, voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, LeSeuil, coll. « Librairie du XXe siècle », 2003.

12. Jacques Derrida, Foi et Savoir, suivi de le Siècle et le Pardon, Paris, Le Seuil, 2001.Foi et Savoir porte en sous-titre Les deux sources de la religion aux limites de la simple raison.

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phique »), l’improvisation de Derrida (à la demande de GianniVattimo) couvre des programmes entiers d’histoire, de sociologie,d’anthropologie, de philosophie des religions et même de théo-logie. Tout le savoir religieux, ou presque, est déroulé, commeautant de questionnements, sur la table de l’hôtel.

Mais pour Derrida, la question est moins le « pourquoi » que le« comment », premier mot de Foi et Savoir. « Comment « parler reli-gion » ? de la religion ? Singulièrement de la religion, aujourd’hui ?Comment oser en parler sans crainte et tremblement à ce jour ? »(p. 9). Se présente plutôt de suite l’ancien : la religion liée au salut– « c’est-à-dire le sain, le saint, le sacré, le sauf, l’indemne, l’immun(sacer, sanctus, heilig, holy), et leurs équivalents supposés dans tantde langues ». Or qui dit « salut » doit-il parler de « rédemption,devant ou d’après le mal, la faute ou le péché » ? Nous avons déjàévoqué cette difficulté : de quel mal parle-t-on ?

Supposons qu’il y ait une figure exemplaire et inédite, voire du malradical qui paraisse marquer notre temps et nul autre.

En l’identifiant, il sera éventuellement possible d’accéder

à ce que peut être la figure ou la promesse du salut en notre temps,et donc la singularité de ce religieux dont on dit dans tous les jour-naux qu’il fait retour (p. 10).

On pressent que la question est destinée à prendre distance avecl’idée de rédemption d’un mal conçu comme faute ou péché. Eneffet, on n’est pas déçu : le mal de notre temps selon Derrida, le malauquel se relie la question religieuse, est désigné d’entrée de jeucomme le « mal d’abstraction », « d’abstraction radicale », qui n’arien de commun avec la « figure abstraite de la mort » (i.e. le malle plus « concret » pour Rosenzweig !), mais n’est autre que l’« arra-chement radical et le déracinement de l’abstraction », qui passe pardes « lieux d’abstraction que sont la machine, la technique, la tech-noscience et surtout la transcendance télé-technologique ». Il faudradonc impérativement traiter aujourd’hui, si on parle religion, desujets comme « religion et mekhanê », « religion et cyberespace »,« religion et numéricité », « religion et digitalité », « religion etespace-virtuel »… car

au regard de toutes ces forces d’abstraction et de dissociation(déracinement, délocalisation, désincarnation, formalisation, sché-matisation universalisante, objectivation, télécommunication, etc.),la « religion » est à la fois dans l’antagonisme réactif et la suren-chère réaffirmatrice (p. 10).

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Un sociologue des religions averti ne démentirait rien desréalités concrètes qui se cachent sous ces abstractions dévastatrices,mais, me semble-t-il, plutôt qu’un appui dans le réel social, il fauty reconnaître l’empreinte de l’analyse des ravages du système tech-nique (le Gestell) à l’ère postmétaphysique par Heidegger – desravages qui sont devenus des « essences » abstraites. De là vient(c’est dit quelques lignes plus loin) qu’il faut procéder avec le mot« religion » comme Heidegger avec le mot « être » au début deSein und Zeit :

Comme Heidegger pour ce qu’il appelle le Faktum du lexique del’être (à l’ouverture de Sein und Zeit), nous croyons (ou croyonsdevoir) pré-comprendre le sens de ce mot [religion]… Or, rien n’estmoins pré-assuré qu’un tel Faktum (dans ces deux cas, juste-ment !), et toute la question de la religion renvoie peut-être à ce peud’assurance (p. 11).

Il importe donc, comme le fait la suite du texte, de déconstruire lemot et la chose « religion » et tout un environnement de mots et deréalités qui le/la concernent de près ou de loin (la langue et la nation– « corps historique de toute passion religieuse » –, la communauté,la liberté, les droits de l’homme, l’Europe, la lumière du « phéno-mène » en Grèce, la Méditerranée, Rome, la Révélation mono-théiste, les Lumières, l’universalité de la démocratie républicaine),dans le contexte de la « mondialatinisation ».

Il nous faudra revenir sur le devenir et la sémantique de ce nom,« la religion », au travers à la fois de son occidentalité romaine etde son lien contracté avec les révélations abrahamiques (p. 18).

La déconstruction de la part chrétienne de l’Occident se pour-suit (sans la rejeter) à travers Kant et la religion dans les limites dela simple raison. Qu’est-ce que la mondialatinisation, sinon « cettealliance étrange du christianisme, comme expérience de la mort deDieu, et du capitalisme télé-technoscientifique », sur le dos delaquelle les fondamentalismes et les intégrismes font leur sur -enchère ? À la fin de son intervention, Derrida évoque un retrait« désertique », « archi-originaire », « le lieu le plus anarchique etanarchivable », plus originaire que le religieux de la religion, un liend’avant la religion, qui pourtant relie et recueille (pour reprendre lesdeux fonctions traditionnelles de la religion) :

Il relierait de pures singularités avant toute détermination socialeou politique, avant tout intersubjectivité, avant même l’oppositionentre le sacré (ou le saint) et le profane (p. 29).

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On reconnaît sans trop de peine, dans ces efforts du dernierDerrida pour investir le religieux, ceux du premier pour penser la« différance », avec l’usage démultiplié de métaphores logiques etspatio-temporelles pour dire une sorte d’indicible, de faille, d’écartindépassable dans toute représentation, de non-coïncidence et denon-appartenance de soi à soi. Sortir de la présence. Cependant, ladifficulté reste toujours l’appropriation de ces réflexions par unsujet, et plus encore, ici, par des sujets constitués en communautéspolitiques ou religieuses, ou les deux à la fois. Où pourrait seréaliser une jointure ? On ne le voit pas. Rendons-lui cette justicequ’il reconnaît la nécessité des deux sources – d’un « savoir » etd’une « foi », et de leurs rapports conflictuels13.

�Au-delà de leur singularité, on peut reconnaître ce qui est

commun à ces réflexions sur Dieu, la religion et la foi à l’âge post-métaphysique14. Il est d’abord frappant de constater à quel point,sans renier l’idée d’autonomie, tous rejettent avec vigueur toute pers-pective de clôture ou de fermeture sur soi autosuffisante de cetteidée phare des Lumières. Tous ont intégré, donc, la critique de cetteautonomie – à l’encontre, peut-être d’un monde scientifique et poli-tique qui est toujours persuadé que l’émancipation non réalisée vientd’une insuffisance de l’autonomie. Tous insistent au contraire surune hétéronomie persistante, irréductible : c’est cela précisémentqu’il faut tenter de « penser ». Est-il besoin de dire qu’aucun de ceuxqui ont été passés en revue ne se livre pour autant aux religions révé-lées et constituées – qui, paradoxalement, relèveraient volontierspour eux de la clôture ou de la mondanité fermées sur soi qu’ilsdénoncent.

Ce qui est peu vu, et que Rosenzweig par exemple avait simagnifiquement souligné, c’est que la religion s’inscrit dans unetemporalité longue ; elle lui donne une épaisseur – passé, présent,futur –, ou encore elle célèbre et relève le temps à travers sa ritua-

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13. Sur Derrida, voir aussi Jean Greisch, le Buisson ardent et les lumières de la raison.L’invention de la philosophie de la religion, 3 t., Paris, Cerf, 2002 et 2004 ; Hent de Vries,« Jacques Derrida (1930-2004). Différance et messianisme », dans Philippe Capelle-Dumont(sous la dir. de), Philosophie et Théologie à l’époque contemporaine. Anthologie, t. 3 : Jean Greischet Geneviève Hébert (sous la dir. de), « De Henri de Lubac à Eberhard Jüngel », 2011, p. 313-321 ; Guy Petitdemange, Philosophes et philosophies au XXe siècle, Paris, Le Seuil, 2003, p. 409-461.

14. Je m’inspire ici pour partie de l’ouvrage de Ghislain Lafont, théologien bénédictin, Dieu,le Temps et l’Être, Paris, Le Cerf, coll. « Cogitatio fidei », 1986 (en particulier p. 113-128).

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lité festive et orante. Dans la philosophie postmétaphysique, une foisépuisées les idéologies collectives, on ne voit pas bien ce qui donnedu poids à la temporalité, d’autant plus qu’il n’y a aucun récitfondateur pour les individus postmétaphysiques (à moins que l’on« reconnaisse » tous les récits à égalité), de même qu’il n’y a pas defutur avec un horizon d’attente. Le souci du politique invoquéressemble trop souvent à de l’incantation.

Force est de constater que malgré certaines réticences, qu’ondiagnostique ou non un « retour », chacun est forcé de constater la« puissance du religieux ». Et ce à l’époque postmétaphysique !Mettre l’effervescence entière sous la rubrique de l’intégrisme et dufondamentalisme est cependant un peu court. Reconnaissons àNancy et à Derrida la volonté de prendre au sérieux cette affaire :la religion, c’est aussi du savoir, il faudrait même dire des savoirs,innombrables. Et à tous le mérite d’oser encore parler métaphysique– même si c’est pour en faire la critique la plus radicale15. Ce quiest insupportable, finalement, c’est d’annoncer la « fin de la méta-physique » comme une sorte de bloc compact tombé du ciel telle unemétéorite morte, alors que, comme dans un volcan éteint, le feumétaphysique continue de couver dans les entrailles de la « mondia-latinisation ».

Jean-Louis Schlegel

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15. Le « pragmatisme » avait-il sa place ici ? Dans la présentation qu’en fait Jean-PierreCometti (Qu’est-ce que le pragmatisme ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2010), il fautbien reconnaître que « Dieu », ou ce que les pragmatistes appellent peut-être encore ainsi,occupe une place plus que modeste – conforme finalement à une philosophie qui revendiqueofficiellement la modestie par rapport à l’hubris conceptuelle et spéculative de la métaphysique.

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