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ethnographiques.org Page 1 Numéro 26 - juillet 2013 Sur les chemins du conte Revisiter le conte en politique : la chasse sauvage des soldats inconnus Catherine Velay-Vallantin Résumé En juin 1940, Clemence Dane, auteure de pièces de théâtre et de scénarios pour le cinéma, reçoit commande par la BBC d'une série de pièces radiophoniques destinée à construire pour le grand public une représentation héroïque de la Grande-Bretagne. Ce sera The Saviours : Seven Plays on One Theme, diffusée régulièrement à partir de novembre 1940 jusqu'en novembre 1942. Après avoir débuté en plein Blitz de Londres, la série met en scène des figures nationales salvatrices telles que l'enchanteur Merlin et le roi Arthur. L'ultime épisode du 11 novembre 1942, The Unknown Soldier, montre le roi Arthur, blessé, s'incarner dans le corps du Soldat Inconnu de la Première Guerre Mondiale et prendre la tête d'une armée furieuse de soldats morts au combat, sans sépulture, avides de revanche. On reconnaît ici le thème folklorique de la Chasse sauvage : la légende et les contes auxquels elle est associée donnent sens, de 1916 à 1942, aux rituels populaires de deuil et de commémoration, comme aux propagandes politiques nécessaires à la re- création et à la mobilisation d'un pays combattant. Est ici analysé l'enchevêtrement des récits, des rituels populaires et savants et des réceptions politiques contrastées de ce nouvel aspect de la légende arthurienne. Abstract Revisiting the political tale : the Wild Hunt of the unknown soldier. In June of 1940, Clemence Dane, author of plays and scenarios, receives an order from the BBC to create a series of radio plays intended to portray a heroic representation of Great Britain. She writes The Saviours : Seven Plays on a Theme, regularly broadcasted from November of 1940 until November of 1942. Launched while London was experiencing the full force of German bombing, the series stages such figures of national salvation as Merlin the Enchanter and King Arthur. The last episode on November 11th, 1942, called « The Unknown Soldier », portrays a wounded King Arthur, materialized in the body of the Unknown Soldier of World War I. He is at the head of an army of the dead, soldiers without graves who are eager for revenge. We recognize here the folk theme of the Wild Hunt : the legend and the tales with which it is associated give meaning, from 1916 to 1942, to popular rites of mourning and remembrance, and serve as the political propaganda necessary for the recreation and the mobilization of a country at war. This essay analyzes the borrowings

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Numéro 26 - juillet 2013Sur les chemins du conte

Revisiter le conte en politique : la chasse sauvagedes soldats inconnusCatherine Velay-Vallantin

RésuméEn juin 1940, Clemence Dane, auteure de pièces de théâtre et descénarios pour le cinéma, reçoit commande par la BBC d'une série depièces radiophoniques destinée à construire pour le grand public unereprésentation héroïque de la Grande-Bretagne. Ce sera The Saviours :Seven Plays on One Theme, diffusée régulièrement à partir de novembre1940 jusqu'en novembre 1942. Après avoir débuté en plein Blitz deLondres, la série met en scène des figures nationales salvatrices tellesque l'enchanteur Merlin et le roi Arthur. L'ultime épisode du 11 novembre1942, The Unknown Soldier, montre le roi Arthur, blessé, s'incarner dansle corps du Soldat Inconnu de la Première Guerre Mondiale et prendre latête d'une armée furieuse de soldats morts au combat, sans sépulture,avides de revanche. On reconnaît ici le thème folklorique de la Chassesauvage : la légende et les contes auxquels elle est associée donnentsens, de 1916 à 1942, aux rituels populaires de deuil et decommémoration, comme aux propagandes politiques nécessaires à la re-création et à la mobilisation d'un pays combattant. Est ici analysél'enchevêtrement des récits, des rituels populaires et savants et desréceptions politiques contrastées de ce nouvel aspect de la légendearthurienne.

AbstractRevisiting the political tale : the Wild Hunt of the unknown soldier. In Juneof 1940, Clemence Dane, author of plays and scenarios, receives an orderfrom the BBC to create a series of radio plays intended to portray a heroicrepresentation of Great Britain. She writes The Saviours : Seven Plays ona Theme, regularly broadcasted from November of 1940 until Novemberof 1942. Launched while London was experiencing the full force ofGerman bombing, the series stages such figures of national salvation asMerlin the Enchanter and King Arthur. The last episode on November11th, 1942, called « The Unknown Soldier », portrays a wounded KingArthur, materialized in the body of the Unknown Soldier of World War I. Heis at the head of an army of the dead, soldiers without graves who areeager for revenge. We recognize here the folk theme of the Wild Hunt :the legend and the tales with which it is associated give meaning, from1916 to 1942, to popular rites of mourning and remembrance, and serveas the political propaganda necessary for the recreation and themobilization of a country at war. This essay analyzes the borrowings

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across narratives, popular and scholarly. It also investigates the mixedpolitical reception that characterized this new instantiation of theArthurian legend at the time.

URL: https://www.ethnographiques.org/2013/Velay-VallantinISSN : 1961-9162

Pour citer cet article :Catherine Velay-Vallantin, 2013. « Revisiter le conte en politique : la chassesauvage des soldats inconnus ». ethnographiques.org, Numéro 26 - juillet 2013Sur les chemins du conte [en ligne].(https://www.ethnographiques.org/2013/Velay-Vallantin - consulté le 03.11.2021)

ethnographiques.org est une revue publiée uniquement en ligne. Les versions pdfne sont pas toujours en mesure d’intégrer l’ensemble des documents multimédiasassociés aux articles. Elles ne sauraient donc se substituer aux articles en ligne qui,eux seuls, constituent les versions intégrales et authentiques des articles publiéspar la revue.

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Revisiter le conte en politique : la chasse sauvagedes soldats inconnusCatherine Velay-Vallantin

Sommaire

IntroductionL’histoire du roi HerlaLa chasse sauvageLe nationalisme galloisLe roi Arthur et Winston Churchill s’en vont en guerreThe savioursPropagande par temps de guerreAutels de rues pour soldats et chevaux sans sépulturesUnknown ArthurNotesBibliographie

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Introduction

Faire un usage politique des contes n’est pas une nouveauté, loin s’enfaut. Dès l’Epoque moderne, les conteurs lettrés ont trop proclamé lecaractère traditionnel de leurs récits pour qu’on n’y discerne pas, d’unefaçon récurrente, des traits proches d’une histoire politique, une histoirecélébrée comme une science civique. Que les contes traitent dephénomènes individuels ou locaux, qu’ils mettent en scène un habileorphelin, tueur de dragons, restaurateur d’un royaume à la dérive, ouencore des animaux rusés donneurs de leçons gouvernementales, ilsparlent de la conquête et de la défense d’un trône, et parfois même del’administration d’un État : leur usage devient ainsi nécessaire à laconstruction identitaire, en particulier dès lors que les notions d’identitéet de tradition nationales s’élaborent dans les milieux lettrés. A dire vrai,tout conte est susceptible d’usages politiques, que ce soit le fait de sonauteur, de ses destinataires ou encore qu’il faille l’attribuer au rapportparticulier que les seconds entretiennent avec le premier : contes desorigines, qui enracinent les privilèges d’un groupe humain dans un sol enen invoquant l’autochtonie, ou qui inscrivent le destin d’une nation dansune durée qui fait preuve ; mythes de fondation ou de rupture, quimettent en scène un commencement absolu ; contes apologétiques…tous ces contes, toutes ces versions, tous ces motifs qui s’enchevêtrentdans les rubriques arbitrairement classificatoires des « contes d’animaux», des « contes merveilleux » et des « contes romanesques », sont autantde discours historiques. Les modulations narratives diverses des uns etdes autres, des contes comme des discours historiques, s’entrecroisentau gré des usages politiques propres à chaque groupe social, à chaqueépoque. Au XXe siècle, l’idéologique et le politique ont investi le conte àl’exclusivité d’autres genres narratifs. Des exemples visibles ne manquentpas.

Londres, 1940 : au plus haut niveau de l’État, la politique investit leregistre du conte. Quel type de récits faut-il choisir, pour mieux engendrerla réappropriation nationale des leçons exemplaires, celles données par lalongue et ancienne lignée des combattants et des résistants celtes ?Quels contes sélectionner, depuis la saignée de la Grande Guerre, pourmieux fonder une communauté de destins, pour mieux restaurer unecontinuité nationale au présent : un présent dont les jours s’égrènentdouloureusement sous le Blitz ? Mais par dessus tout, c’est une affaire depropagande : quel récit identitaire sera le plus crédible, le mieux écouté,dans et hors les murs ? Ce sont de vieilles questions, de vieux problèmes :depuis le XIXe siècle, les historiens doivent les résoudre partout dansl’Europe héritière de la cassure radicale que la Révolution a inscrite dansle destin national de chaque pays. Pour autant, y a-t-il usure des grandsrécits nationaux et plus généralement des contes idéologiques ? Même sien ce premier XXe siècle, il existe indubitablement des rapports de plusen plus mouvants entre le savoir historique et les différentes formes defiction qui le véhiculent, et avec lesquelles il se doit de négocier, lafabrication toujours recommencée d’un conte national reste d’actualité(Lévi, 2001). A Londres, donc, Winston Churchill fait appel à une écrivainedéjà connue pour son investissement idéologique, Clemence Dane, quiréécrit sa version de la Chasse sauvage.

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Clemence Dane (1888-1965)Clemence Dane (1888-1965).

L’histoire du roi Herla

La Chasse sauvage, récit médiéval à la longue fortune, est d’abordl’histoire de la mesnie Hellequin, ou encore celle du roi Herla.

Le roi Herla est signalé pour la première fois en 1181, et sa légende nousa été restituée par un clerc d’origine galloise. Le clerc gallois, célèbrepour son esprit caustique, c’est Walter Map, attaché à la chancellerie duroi d’Angleterre Henri II Plantagenêt, la cour la plus brillante, la plusbigarrée de son temps, la plus contestée aussi. Il compose entre 1181 et1189 un recueil de récits, De Nugis Curialium, les Contes de courtisans,évoquant la ressemblance entre cette cour précisément, lieu de «bagatelles courtisanes », et celle d’un roi des « très anciens Bretons », leroi Herla. Il est arrivé une curieuse aventure au roi Herla, nous dit-il :l’histoire commence alors que de longues tractations sont en cours pourpermettre au roi Herla d’épouser la fille du roi des Francs. Le jour del’arrivée des ambassadeurs francs, le roi des Pygmées les devance, seprésente à Herla, et lui prédit l’heureuse conclusion des prochainespalabres. En échange de quoi, il s’invite à la noce. Le voilà, ce nain à labarbe rougeoyante, au ventre hérissé de poils, et dont les cuissess’achèvent en pieds de chèvre, monté sur un bouc, qui propose au roiHerla un « traité éternel » : « Je participe à tes noces et toi aux miennesun an plus tard, jour pour jour ». Marché conclu ! Le roi des Pygmées offrealors cadeaux et victuailles en abondance, ses serviteurs répandentnectars et mets succulents dans des vaisselles d’or et d’argent, ilsdistribuent bijoux et soieries, « poursuivis par la reconnaissance de tout lemonde ». Puis ils disparaissent au chant du coq. Un an plus tard, jour pourjour, donc, le roi des Pygmées se présente à la cour, et rappelle sapromesse au roi Herla qui ne peut qu’obtempérer. « Ils entrent dans unecaverne sous un rocher immensément haut, et après quelques ténèbres,

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ils traversent une lumière qui ne semblait pas provenir du soleil ou de lalune ». Le roi Herla assiste aux noces de son hôte, et repart comblé deprésents, « des chevaux, des chiens et des faucons, et toutes les chosesnécessaires à la chasse à courre et à la fauconnerie ». Hôte parfait, le roides Pygmées raccompagne son invité à la porte de la caverneenténébrée, lui offre un petit bouledogue, posé sur le licol du cheval, et luiintime l’ordre de ne mettre pied à terre que lorsque l’animal sautera de samonture. Herla chemine de par son royaume qu’il reconnaît avec peine.Un berger vient à sa rencontre, Herla s’enquiert de la reine qu’il a quittéeil y a trois jours à peine. Le berger s’étonne : « Je comprends à peine talangue, car je suis Saxon et toi Breton. Je n’ai jamais entendu le nom decette reine (…). Mais je crois que cette reine des très anciens Bretons futl’épouse du roi Herla qui a disparu vers ce rocher avec certains pygméeset n’est plus jamais réapparu. Les Saxons ont pris possession de ceroyaume il y a déjà deux cents ans, après en avoir chassé les habitants ».Désespéré, Herla comprend alors le décalage temporel dont il est victime.Ses compagnons effrayés mettent pied à terre et sont aussitôt réduits enpoussière. Herla n’a plus qu’à attendre le bon vouloir du petit chien. Maisvoilà des siècles qu’il poursuit ses rondes folles avec les compagnons quilui restent, car le petit chien n’a jamais sauté du licol de son cheval. Sonerrance le punit d’avoir conclu un pacte avec le roi des morts et préfigure,selon Walter Map, les tribulations de la cour d’Henri II [1].

La Chevauchée du roiHerla

La Chevauchée du roiHerla

Une version moderne de laChevauchée du roi Herladestinée à des enfants de

7-9 ans.MARK Jan, 2001. King Herla’s

Ride (Illustrated by Jones,Jac). Ed. Scholastic.

Cette histoire est la plus ancienne version du conte Amis dans la vie etdans la mort, qui s’articule autour de trois éléments fondamentaux : ladouble invitation, le traitement merveilleux du temps, la violation del’interdit (ne pas toucher terre, ne pas s’alimenter) dont la conséquence,dans la plupart des versions, est la mort du héros [2]. Retenons ici lethème du pacte entre le vivant et le mort. Il est essentiel au récit puisqueWalter Map en fait l’erreur foncière du roi Herla et la raison de sonchâtiment. Pacte diabolique, certes, mais aussi, déséquilibre deséchanges : par ses dons redoublés, le roi des Pygmées ruine la relation deréciprocité qu’il avait lui-même proposée. Le pauvre roi Herla estparalysé, écrasé par les largesses somptueuses du roi de la caverne. Mais

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qui est donc ce « roi des Pygmées » ? Le roi des morts, en fait, le roi denos ancêtres préhistoriques, de ces divinités chtoniennes qui séjournentmaintenant dans un lieu à la fois souterrain et parallèle à celui desvivants : voyage dans l’autre monde, donc. La fortune de ce conte estimmense : d’autres versions médiévales, telles que le Lai de Guingamor,l’exploitent tout aussi bien, l’enrichissant de motifs merveilleux ;l’égarement du héros guidé par un animal étrange, un sanglier blanc ouun oiseau magique, en terra incognita, devient le prétexte d’une quêteamoureuse. Quant aux versions orales collectées depuis le XIXe siècle,elles évoquent la promesse mutuelle que se font deux amis de s’inviter àleurs noces respectives. C’est toujours la même histoire : quand lepremier se marie, le second est déjà mort ; il apparaît au survivant etl’entraîne dans l’au-delà. L’épilogue est constamment catastrophique :transgressant l’interdit, qui porte sur la parole, ou bien sur la nourriture,ou encore sur le simple fait de toucher terre, le héros est réduit enpoussière. Poussière maudite, puisque les os du mort ne pouvant êtreréunis, il ne peut être décemment enterré (Ginzburd, 1992 : 238-239).

La chasse sauvageEt bien sûr, ce qui attire l’attention, c’est que l’histoire du roi Herla est lapremière occurrence de cette légende attestée en Occident et connuesous le nom de Chasse sauvage. A partir du XIe siècle, dans toutel’Europe, une série de textes en latin et en langues vulgaires parle desterrifiantes apparitions de la Chasse sauvage, de l’Armée furieuse, de laChasse Arthur ou Artus, de la Mesnie Hellequin ou Herlequin… lesdénominations abondent. On reconnaît dans cette bande furieuse latroupe des morts, plus précisément la troupe des morts avant l’heure,soldats morts au combat ou bien enfants non baptisés. A leur têtealternent des personnages mythiques, Odin, Charlemagne, Arthur,Herlechinus… Car le nom même de la Mesnie Herlequin serait issu dunom de notre roi Herla, à la tête d‘une chasse d’autant plus sauvage quele fameux petit chien, don du roi des Pygmées, est un canis sanguinarius,traduit en anglais par bloodhound : ce terme, qui exprime bien la cruautéde l’animal, renforce l’identité cynégétique de la mesnie d’Herla.Chasseur sanguinaire et chef de guerre tout à la fois, Herla est leprécurseur de tous ces rois des morts qui épouvantent les vivants par leurcruauté, leur violente rancune et leur grossièreté. Lorsqu’il apparaît en roides morts, prêt au combat, même Arthur, l’élégant Arthur chevauche uneespèce de gros bouc, à l’image du roi des Pygmées, comme sur cettemosaïque de 1165 au cœur de la cathédrale d‘Otrante. Mais tous lestémoignages concordent : l’apparition menaçante de ces morts inapaisésest bien vite réinterprétée dans un sens chrétien et moralisant, en étroiteaffinité avec l’image du purgatoire en cours d’élaboration [3].

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Wodan’s wilde Jagd (La chasse sauvage de Wodan)Heine Friedrich Wilhelm (1882).S o u r c e :http://en.wikipedia.org/wiki/File:Wodan%27s_wilde_Jagd_by_F._W._Heine.jpg

Le nationalisme gallois

En Grande-Bretagne, les conteurs nourrissent leur fonds narratif de tousles détails de cette Chasse sauvage. Katherine Briggs signale plusieursversions collectées depuis la deuxième moitié du XIXe siècle [4]. Mais siles plus anciennes évoquent des revenants, il n’est pas question du roiHerla, on lui préfère d’autres héros : au Pays de Galles, le chasseurGwynn Ap Nudd et ses chiens blancs aux oreilles rouges ; en Cornouaille,le moine corrompu Dando et ses chiens, depuis 1883 ; ou bien, plus aunord du pays, dans le Yorkshire, George Villiers, duc de Buckingham,depuis 1898, hantent les landes désolées.

Mais en 1914, Montague Rhodes James édite le texte latin de Walter Map.

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En 1923, il en publie à Londres une traduction anglaise. Montague RhodesJames, érudit médiéviste et écrivain, est conservateur de bibliothèque àOxford puis de musée à Cambridge, enfin il est provost à Eton ; il estsurtout connu pour ses histoires de fantômes qu’il publie avec un succèsretentissant dès 1904, sous forme de séries, de feuilletons, de collections.La mode qu’il a lancée n’en finit plus : de nos jours encore, la télévisionbritannique adapte ses histoires, la radio en fait des feuilletons haletants,des compositeurs s’inspirent de ses scénarios, des pièces sont montéesau théâtre, et après le cinéaste Jacques Tourneur en 1957, Hollywood etStephen King se réclament de son influence. Il aurait été bien surprenantque le Pays de Galles échappe à ce raz de marée. Car, au Pays de Galles,on s’était déjà émus de la destinée d’Herla : Ella Mary Leather, active «county collector » sur sa terre natale, avait publié en 1904 un recueil decontes et légendes du vieil Herefordshire. Elle ressuscite Herla, dans unrecueil de contes, légendes et chansons, The Folk-Lore of Herefordshire,et elle a l’habileté de le publier tout d’abord à Hereford puis à Londres en1912. Le succès est immédiat et surtout, national. Gageons que c’estcette édition-là qui, deux ans plus tard, a aiguisé chez le grand médiévistede Cambridge l’aiguillon de la concurrence.

Et c’est ainsi qu’Herla est revenu d’entre les morts : le voici adoubé à lafois par une folkloriste de terrain et un scientifique. En fait, cela faisaitquelque temps qu’on s’acharnait à lui redonner vie : depuis la fin duXVIIIe siècle, les savants et les patriotes gallois redécouvraient le passé etles traditions de leur pays, et quand ces traditions leur paraissaientinadaptées, ils créaient de toutes pièces un passé qui n’avait jamaisexisté. « L’image du Pays de Galles était alors celle d’une sorte de trouperdu et pittoresque où chaque gentilhomme, tout désargenté qu’il fût,passait son temps à rabâcher sans fin des arbres généalogiquesremontant à Enée » [5]. Il fallait en finir avec cette conviction que le Paysde Galles était un pays arriéré et revenir à l’ancienne vision galloise del’histoire : enquêter sur l’origine des Gallois en tant que nation, rappelerleur conversion au christianisme et la vie fastueuse et raffinée de leursprinces. L’histoire de ces origines se composait d’un ensemble de mythes,de contes et de fables qui montrait combien les Gallois étaient le premierpeuple, et le plus important, des îles britanniques. Deux auteurs ont alorsjoué un rôle capital dans cette réhabilitation : Geoffroy de Monmouth, etbien sûr, Walter Map. On commença par éditer leurs textes, par lestraduire, ensuite on partit à la quête des anciens bardes des Mabinogion,et des druides, et puis à la seule vue de quelques robes paysannes, ondessina un costume « populaire » gallois, proche de celui de MotherGoose, enfin bref : on suivit la piste des Celtes, et tout ceci prit la formed’une mode, la « Celtomanie ». La conclusion qui s’en dégagea fut que lesGallois étaient issus des Celtes et que ces anciens Celtes avaient unpassé glorieux.

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King ArthurKing Arthur

King Arthur, the Wild Hunt est une pièce de théâtrecontemporaine (2012) dont l’affiche reprend le tableaude la Chasse sauvage (Åsgårdsreien en norvégien) de

Peter Nicolai Arbo (1872).Source :

http://danceandtheatrecornwall.co.uk/whats-on/2012/8/17/king-arthur-the-wild-hunt-tehidy-woods-camborne-

redruth

A partir du XIIe siècle, les historiens gallois, plagiant l’Enéide, ont cherchéà rattacher leur nation à la ville de Troie : afin de rétablir un lien avec lepassé disparu, de « réparer le fil du temps qui s’est rompu »(Malmesbury, 1887 : 2), il leur a fallu inventer les livres qui encontenaient l’histoire. Écrire et diffuser des contes, des légendes, desmythes, donc : c’est ainsi qu’ils ont cherché à légitimer les origines qu’ilsont assignées au pays de Galles et à en assurer la mémoire. Un telscénario ressemble à l’« invention » des reliques par un christianisme enquête de héros. Mais à l’Époque Moderne, il fallait aussi inventer unelittérature nationale ; le roi Herla ne suffisait plus : un roi plus prestigieux,connu de tous, un héros susceptible d’incarner tout le Royaume Uni étaitnécessaire, un roi qui depuis toujours conquiert les esprits et les cœurs.On n’eut pas à chercher bien loin : dans le Somerset, les nuits d’hiver, onentendait le roi Arthur, ses chevaliers et ses chiens hurler près du vieuxchâteau de Cadbury [6], et à Avalon, ils « dormaient » depuis troplongtemps, il était temps de les réveiller.

Le roi Arthur et Winston Churchill s’en vont en guerre

Paraphrasant Alfred Lord Tennyson, et les vers romantiques, imprégnésde « celtomanie », de sa Morte d’Arthur, Winston Churchill a très vitemobilisé le roi Arthur pour la défense de l’Angleterre : « Every mornbrought forth a noble chance, and every chance brought forth a nobleknight », a-t-il clamé à la Chambre des Communes le 4 juin 1940, louant

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lors de l’évacuation des troupes anglaises de la « poche » de Dunkerquele courage et le sacrifice des aviateurs de la Royal Air Force, identifiéscomme autant de « Knights of the Round Table » [7]. Dans The Birth ofBritain, écrit pendant et après la guerre, il va plus loin : Arthur est investid’une mission civilisatrice et chrétienne :

« And wherever men are fighting against barbarism,tyranny, and massacre, for freedom, law, and honour,let them remember that the fame of their deeds, eventhough they themselves be exterminated, may perhapsbe celebrated as long as the world rolls round. Let usthen declare that King Arthur and his noble knights,guarding the Sacred Flame of Christianity and thetheme of a world order, sustained by valour, physicalstrength, and good horses and armour, slaughteredinnumerable hosts of foul barbarians and set decent folkan example for all time » (Churchill, 1955 : 47).

Il n’est donc pas surprenant de voir en 1940 l’armée du roi Arthur envahirles ondes de la BBC. Depuis le XIXe siècle, au moins, l’Angleterre contedes récits oraux traitant d’un Arthur « dormant », entouré de sa cour, telsque King Arthur at Sewingshields, collecté dans le Northumberland en1846, ou encore The Fairies of Merlin’s Craig, collecté en Ecosse en 1889[8]. Mais dès la déclaration de guerre, une fois Arthur réveillé par WinstonChurchill, ce sont des feuilletons, des séries théâtrales ou romancées quimettent en évidence son rôle à la fois guerrier et civilisateur : sil’Angleterre espère son retour, c’est pour mieux se défendre cette foisencore contre l’invasion de ces nouveaux Saxons, les nazis.

The saviours

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Portrait de Clemence DanePortrait de Clemence Dane, jeune artiste.

Au Royaume Uni, si Arthur devient un héros définitivement national, toutle mérite en revient au talent politique de Winston Churchill : car c’estbien lui qui décide d’ignorer Herla, décidément trop gallois, et de fairemain basse sur la légende d’un Arthur dormant pour fédérer les forcesrésistantes de toute l’Angleterre. Il fait alors appel à Winifred Ashton, plusconnue sous son pseudonyme Clemence Dane. Née en 1888, décédée en1965, Clemence Dane est un auteur à succès de pièces de théâtre, denouvelles, de contes pour enfants, de séries radiophoniques ettélévisuelles ; et elle devient au début des années 30 un auteur descénarios cinématographiques : c’est ainsi qu’en 1930, Alfred Hitchcocklui demande de participer à l’écriture du scénario de Murder !Personnalité intelligente et libre, à la culture éclectique et foisonnante,oscillant avec aisance entre indécence et innocence, elle fait preuve d’unévident talent littéraire et d’une sensibilité féministe qui lui valent d’êtremaintenant reconnue et rééditée par des maisons d’édition telles queVirago’s Lesbian Landmarks series : son Regiment of Women, paru en1917, récit sans concession sur l’homosexualité adolescente, et son essaiThe Women‘s Side paru en 1926, sont maintenant des classiques des «gender studies ». Dès 1931, son amitié avec Val Gielgud et Noël Cowardlui ouvre les portes de la BBC, où Val Gielgud produit sa pièce, WillShakespeare an invention in four acts, reprise à la télévision en 1938.Aussi bien dans ses romans que dans ses pièces de théâtre, elle croiseplusieurs registres, se jouant des barrières génériques et temporelles,insérant côte à côte personnages réels et rôles fictifs, les sœurs Brontë,William Shakespeare, ou bien Elizabeth la reine vierge ou encore Alice aupays des merveilles.

En 1939, elle signe The Arrogant History of White Ben, époustouflantedystopie, où elle envisage l’avenir d’un monde soumis à la dictatured’Hitler. D’autres auteurs, comme Murray Constantine en 1937 avec saSwastika Night, ont eux aussi imaginé un futur soumis au fascisme ;d’autres encore, comme Nancy Mitford, dans Charivari, écrit en 1935 etenfin publié récemment, dénoncent la fascination opérée par le fascisme

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sur les aristocrates et les suffragettes anglaises. Mais la spécificité deClemence Dane est de déconstruire les mécanismes du pouvoirmédiatique nazi sur toutes les femmes, aristocrates et travailleuses uniesdans leur passion commune pour le Führer : une petite fille détentriced’une racine de mandragore magique joue à l’apprentie sorcière et donnevie à un épouvantail, White Ben Campion, qu’elle revêt ensuite desvieilles loques des disparus de la Grande Guerre [9]. Pourvu alors d’uncharisme et d’un pouvoir de manipulation inédits, habité par les « voicesof the dead » entendues à l’église qui lui rappellent les sacrificesconsentis depuis des siècles face à toutes les invasions, y compris faceaux vikings, White Ben décide de l’extermination de ses semblables, sansque personne n’y trouve à redire, y compris — et surtout — les femmes.Démontant avec une rare modernité les ressorts de l’instrumentalisationmédiatique, Clemence Dane analyse sans concession l’usage pervers desémotions et des affects féminins. Elle livre cette terrible analyse : « Inthose days women were the inflammable element in any crowd. Thewomen had lost their patriotism when they lost their men and their homes: and when the first war-prosperity ended in penury they becamedangerous ». Sa conclusion, proche des analyses freudiennes du début dusiècle et de celle de Tolkien dans Beowulf, reste assez sombre, malgrél’heureux épilogue de sa dystopie : « Time travellers report indeed thatthe savants of a thousand years hence have proved, (…) that White BenCampion was no more than the wish fulfilment of a backward people, andthat he personifies in their folk-lore the naturel human instinct to maltreatthe harmless and destroy the happy » [10].

Mais dès juin 1940, c’est cette lucidité et ce pessimisme qui construisentClemence Dane en combattante. A ce titre, elle reçoit commande par laBBC d’une série de sept pièces de théâtre de soixante minutes chacune,The Saviours : Seven Plays on One Theme, diffusées régulièrement àpartir du 24 novembre 1940 jusqu’au 11 novembre 1942. Parallèlement,les pièces sont jouées à Covent Garden. Elles sont d’abord publiées le 19juillet 1942 par l’éditeur Doubleday, puis par William Heinemann au coursde la même année, en novembre. Des chansons composées par RichardAddinsell, qui travaille avec Clemence Dane depuis longtemps, «England’s Darling », « The Hope of Britain », « The May King », sontdiffusées séparément, sous la forme de feuilles volantes, durant lesannées 1940-42. Par la suite, après la Victoire de mai 1945, les piècesseront rejouées, au théâtre et à la radio, en particulier pour les fêtes ducouronnement de la reine Elizabeth II en 1953.

A la suite de la publication de la série chez Heinemann, The TribuneMagazine Archive du 13 novembre 1942 fait un compte rendu élogieux dutexte sous le titre « The Free Britisher » ; l’intrigue est brièvementrésumée : l’incarnation de Merlin en différentes figures salvatrices de lanation, le roi Arthur, Alfred le Grand, la reine Elizabeth, le jeune Essex,l’Amiral Nelson, Robin des Bois, qui exhortent le pays à l’union et à larésistance. Parmi tous, le commentateur fait son choix : « Give me RobinHood and let the rest have rooms in the Ministry of Information. RobinHood, as portrayed by Clemence Dane, is the free Britisher ». Car : « Howfreshly Miss Dane tackles this bright legend, and once shown to us, it is nolonger a legend but living truth ». Plus que tout autre slogan, le messageessentiel de Robin, « To dare is to be alive », est celui que retient leTribune Magazine Archive. Ce choix est à la fois surprenant et intéressant: car Arthur n’est pas spontanément sélectionné pour représenter leRoyaume Uni ; quitte à faire un choix, le Tribune Magazine Archive lui

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préfère un héros populaire, dépourvu de tout sang royal. De son côté,Clemence Dane explique en prologue combien il est nécessaire en tempsde guerre de convoquer l’ensemble des grandes figures nationales, mêmesi elle en privilégie une, le roi Arthur : « If ever an Arthur were needed heis now… it becomes clear that Arthur has in a sense already returned, andwill always return, whenever young Britons rise up to fight for thepreservation of the people’s right, for a purer justice and a stronger,cleaner land » [11]. Après avoir débuté en plein Blitz de Londres, la sérieévoque donc un Merlin appelant à la résistance contre les nazis et unArthur messianique, quelque peu trahi par des Pictes collaborateurs, maiscependant porteur de l’« indestructible spirit » de l’Angleterre jusqu’à lavictoire finale. La série a un succès considérable et dans le rôle d’Arthur,le jeu de l’acteur Marius Goring est salué des critiques comme « the mostsuccessful of all ». L’épisode le plus troublant est diffusé le 11 novembre1942 : The Unknown Soldier, où l’on voit Arthur blessé s’incarner dans lecorps du Soldat Inconnu de la Première Guerre Mondiale et prendre latête d’une armée furieuse de soldats morts au combat, sans sépulture, etavides de revanche : on reconnaît sans peine le scénario classique de laChasse sauvage.

Propagande par temps de guerre

Une interrogation surgit immédiatement : par quel revirement idéologiqueClemence Dane est-elle parvenue à replacer les revenants sans sépulturede la Grande Guerre du « bon côté » ? Ces mêmes revenants n’étaient-ilspas les meilleurs soutiens de l’épouvantail nazi White Ben Campion ? Lecompositeur Richard Addinsell joue un rôle dans cette conversion.Clemence Dane le connaît depuis 1928 : cette année-là, ils collaborent àla réalisation au théâtre The Old Vic de la pièce Adam’s Opera ; en 1932,il produit la musique de l’adaptation d’Alice in Wonderland que ClemenceDane a écrite pour Broadway ; mais c’est en 1937 pour le film Fire OverEngland, traduit en français sous le titre L’Invincible Armada, qu’ilss’engagent sur le même terrain, celui de la restauration d’unereprésentation nationale, une Angleterre unie derrière son chef d’État, enl’occurrence ici Elizabeth Iere, la reine vierge, une des figures préféréesde Clemence Dane : elle est scénariste du film, il en signe la musique.Mais dès 1939, Addinsell va plus loin, il œuvre aux côtés de producteursde cinéma pour des documentaires et des films de propagande. Le 3novembre 1939 — et le 27 décembre en France — sort le premier film depropagande anglais, The Lion Has Wings, dirigé par Alexander Korda. Cefilm, dont Addinsell est le compositeur musical, présente plusieurscaractéristiques intéressantes : dès son ouverture, il inclut des scènes deFire Over England, rendant ainsi un hommage appuyé aussi bien àElizabeth Iere qu’à Clemence Dane elle-même, ce qui n’a sans doute pasmanqué de flatter la romancière. En revanche, l’épilogue est une pierredans son jardin : l’héroïne, Mrs. Richardson, épouse d’un officier retraitéde la Royal Air Force, jouée par Merle Oberon, rappelle les sacrificesséculaires des femmes britanniques qui ont perdu tant de fils et d’épouxlors des précédentes guerres, mais, ajoute Mrs. Richardson, elles saventrésister, lucides, aux séductions trompeuses d’un orateur et elles sont ànouveau prêtes à se mobiliser pour défendre leur « British way of life »contre la barbarie nazie. En cette envolée lyrique — si ennuyeuse que leWing Commander Richardson s’en endort —, Merle Oberon contredit doncfortement, terme à terme, la dure analyse socio-historique de Clemence

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Dane.

Si Korda s’oppose ainsi à la satire féministe de White Ben, c’est qu’amiproche de Churchill, il est chargé de l’organisation des combatsmédiatiques à venir. Nommé par Chamberlain en septembre 1939Premier Lord de l’Amirauté au sein du Cabinet de Guerre, le futur PremierMinistre a déjà tout prévu : anticipant la chute de Chamberlain dont lapopularité est catastrophique, il se prépare au pouvoir ; il n’y sera qu’àpartir du 10 mai 1940, mais malgré ses réserves sur l’utilité de la BBC, ilsait déjà le poids que devra prendre le tout nouveau Ministère del’Information, créé le 4 septembre 1939, au lendemain de la déclarationde guerre du Royaume Uni. En fait, ce Ministère ne sera guère populaireauprès de la presse qui craint de perdre son indépendance. Cependant,après les passages rapides de ministres impopulaires, le Ministère aura àsa tête en juillet 1941 Brendan Bracken, qui parviendra à être soutenu àla fois par la presse et par Churchill en personne, ce qui lui vaudra derester en fonction jusqu’à la victoire. Dans ce contexte, Korda s’estengagé dès l’été 1939 à produire au plus vite, en un mois, un film depropagande, épargnant ainsi à l’industrie et à la diffusion du film anglaisla faillite que la Grande Guerre de 14-18 avait provoquée (Balfour, 2010 :155) [12]. Clemence Dane répond, tout comme Addinsell, auxcommandes du Ministère de l’Information. Le 19 juillet 1941, alors que laBBC diffuse The Saviours depuis 9 mois, sort sur les écrans This England,réalisé par David MacDonald, production anglo-américaine : le film glorifiel’esprit de résistance qui soude ouvriers, paysans et propriétaires terriens,au cœur de Cleveley, petit village typique de la « Britishness », depuis letemps des invasions normandes, jusqu’aux agressions espagnoles etnapoléoniennes, et enfin, face aux nazis. Addinsell en signe la musique.

Comme on le voit, de la radio au cinéma, le message d’un Royaume Uniqui fait bloc autour de ses valeurs et de ses chefs de guerre, est déclinéau fil d’un catalogue historique de périodes-clés, sélectionnées une bonnefois pour toutes, et selon des scénarios stéréotypés, message martelé,réitéré, jusqu’à la victoire finale. Le 14 juillet 1940, à la Chambre desCommunes, Churchill parle d’une « guerre des peuples (…), d’une Guerrede Guerriers Inconnus » :

« This is no war of chieftains or of princes, of dynastiesor national ambition ; it is a war of peoples and ofcauses. There are vast numbers, not only in this Islandbut in every land, who will render faithful service in thiswar, but whose names will never be known, whosedeeds will never be recorded. This is a War of theUnknown Warriors ; but let all strive without failing infaith or in duty, and the dark curse of Hitler will be liftedfrom our age » [13].

The Saviours, et plus encore l’épisode The Unknown Soldier que leprogramme de la BBC, Radio Times, préfère intituler The UnknownWarrior, est donc en parfaite cohérence avec les exigences ministérielles.

En 1957, Val Gielgud jugera deux épisodes de The Saviours, England’sDarling, diffusé le 2 février 1941, et The Unknown Soldier, « as

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outstanding among broadcast plays » (Gielgud, 1957 : 100). En pleineguerre, la seule critique négative vient de Grace Wyndham Goldie,productrice à la BBC, chargée de 1935 à 1945 d’une rubriquehebdomadaire dans The Listener, magazine conçu par la BBC, « amedium for intelligent reception of broadcast programmes by way ofamplification and explanation » des programmes qui sont juste annoncéspar l’autre magazine officiel, Radio Times. C’est dire le poids de GraceWyndham Goldie, dont la carrière à la radio et à la télévision eut uneinfluence considérable, en particulier politique, jusqu’à sa retraite en1965. Or Wyndham Goldie n’apprécie pas du tout l’anachronismepolitique de The Saviours :

« Dane made Arthur…an early Socialist standing for therights of labour against Big Business, and thought, for allI know, there may be excellent evidence to support this,yet the effect of sticking a modern conception ofdemocracy into a medieval story was as incongruous inits effect as if she had crowned a suit of fifteenth-century armour with a black bowler hat » [14].

A première vue, la réaction de Wyndham Goldie paraît pour le moinsinadéquate et excessive : car The Saviours répond aux lois du genreallégorique et il ne vient à l’idée de personne que Clemence Dane aitvoulu écrire une reconstitution historique. Mais en effet, proclamant lanécessité nationale d’un débat démocratique et d’un pouvoir partagéavec les forces vives de la nation, The Saviours est bien un manifestesocialiste. On approche là tout le talent de Clemence Dane : elle réussit àimprimer une singularité politique à sa pièce, alors même que TheSaviours s’insère apparemment sans effort dans le socle pédagogiqueprescrit par le Ministère de l’Information. Plus que tout autre, l’épisodeThe Unknown Soldier est polémique car il fait suite à un long débatpolitique sur la question des monuments aux morts de la Grande Guerre.

Autels de rues pour soldats et chevaux sans sépultures

Pour Winston Churchill qui redoute l’implantation d’une « CinquièmeColonne » sur le sol britannique, le pacifisme est l’ennemi intérieur.Depuis 1935, date à laquelle 86 % des Anglais déclaraient qu’« au cas oùune nation menace d’en attaquer une autre, les autres nations doivents’entendre pour la forcer à s’arrêter par des mesures économiques, etnon militaires » [15], la situation a peu à peu évolué en faveur de lamobilisation. Mais la British Union of Fascists créée en octobre 1932 parOswald Mosley diffuse à 100 000 exemplaires, dès janvier 1940, unebrochure intitulée « The British peace : how to get it », le 27 du mêmemois, Churchill est chahuté par la foule à Manchester aux cris de « ViveMosley ! Vive la paix », et de février à juin 1940, des meetings pacifistesréunissent de plus en plus de partisans, jusqu’à ce que Mosley et 80cadres de la BUF soient internés, en vertu du Defence Regulation quisuspend l’Habeas Corpus pour les suspects de sympathies nazies, et que1300 pacifistes soient emprisonnés. Sans exagérer l’impact de cesmeetings, il reste que ce pacifisme fasciste, parfois rejoint par des

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travaillistes et des communistes, exploite une détresse populaire, cellequi a surgi dès 1916, lorsque des familles endeuillées ont désespéré dene pouvoir donner une sépulture à leurs fils disparus au combat.

Dans l’histoire riche et complexe des monuments aux soldats inconnusérigés en Europe à partir de 1920, la Grande-Bretagne présente unesingularité : dès août 1916, à la demande de mères et d’épousesendeuillées, des révérends anglicans commencent à ériger des autelsdans les rues en hommage aux soldats disparus sans sépulture. Ces «street war shrines » sont de modestes petits sanctuaires, en forme detriptyques, faits de bois et de papier, sur lesquels on inscrit le nom desmorts au combat, aux corps méconnaissables, laissés le plus souventsans sépulture. Ils se situent au coin des rues ou devant les portes desdisparus. Le tout premier est érigé à South Hackney, faubourg du nord-estde Londres, voisin du Victoria Park, puis d’autres apparaissent dansd’autres quartiers populaires et ouvriers de l’East London. De petitsservices religieux y sont tenus, réunissant parents, amis et voisins dessoldats. L’on y dépose des fleurs, l’Union Jack et d’autres drapeauxpropres aux régiments des soldats tués, une croix ou un crucifix, deslettres, des prières sur des feuilles volantes, l’on y grave des sloganspatriotiques ou sentimentaux. Peu à peu, les noms inscrits sont constituésen listes, « The Roll of Honour », où l’on décline les noms des soldats tuésmais aussi ceux des combattants encore en vie, en particulier de cessoldats victimes du « shell shock » que la douleur et la terreur ont rendusi amnésiques et si hagards qu’ils ne savent plus évaluer le temps quipasse, à l’instar des fantômes de la mesnie d’Arthur. Les « street shrines» incarnent clairement la définition qu’ Yvonne Verdier donne du conte : «un véritable petit rite parlé » (Verdier, 1995 : 15).

Sanctuaire de boisSanctuaire de boisBrighton, paroisse de St. Paul’s Church. Les noms des disparus sontécrits à la main sur du papier.Photo : Steve Larkinson.Source :http://www.northstoneham.org.uk/warshrine/history/movement.html

Sanctuaire d’un quartier populaireSanctuaire d’un quartier populaire de l’Est de LondresLes sanctuaires étaient si fleuris qu’on les a décrits comme de «verts oasis ».Source :http://www.northstoneham.org.uk/warshrine/history/movement.html

Phénomène spontané, ces autels sont donc érigés à l’initiative des mèreset des épouses : ces femmes restituent les témoignages de combattantsqui, une fois la Manche traversée, bien souvent pour la première fois deleur vie, découvrent en France une architecture religieuse différente, etdeviennent sensibles aux pratiques catholiques. Sur le front, des rumeursenflent : on raconte combien les calvaires et les autels catholiques sontépargnés par les bombes dévastatrices. Les croix, les crucifix des « streetwar shrines » deviennent, par une sorte de contiguïté magique, dans unmouvement de protection rétrospective, et dans l’espoir d’intercessionsdivines, des talismans protecteurs des âmes inapaisées des soldats sans

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sépulture. Le London Evening News s’empare du phénomène, lesmagasins Selfridges, avec l’accord du Lord Maire de Londres, lancent unesouscription. Un œcuménisme religieux se fait jour, entre catholiques etjuifs de l’East End, en particulier lors de la consécration d’un autel dans lequartier de Bethnal Green où les prières sont dites en anglais puis enhébreu. Inquiète, l’Eglise d’Angleterre préfère alors se démarquer de sesrévérends. Elle a mis au point un « évangélisme de guerre » et craintd’être débordée par l’ampleur de cette « popish superstition » : ellesouligne alors que les prières aux défunts vont à l’encontre des Trente-Neuf Articles de l’Eglise d’Angleterre. Mais comment appréhenderl’émergence de ces pratiques que l’Eglise juge superstitieuses ? Commentcanaliser la souffrance des familles ? Dans la confusion, la controversereligieuse s’installe. De son côté, la famille royale, soupçonnéed’indifférence, prend la mesure de l’ampleur du phénomène : la ReineMary prouve sa compassion par une visite à une famille endeuillée etdépose une gerbe au pied d’un sanctuaire, espérant ainsi en limiter lapropagation. Rien n’y fait : le phénomène se propage. L’on tente, en vain,la désacralisation d’un autel à Ilford en 1916. Le mouvement atteindrason point culminant avec l’érection du Great War Shrine de Hyde Park, quicroulera sous un amoncellement de fleurs et réunira 200 000 personnesdu 4 au 15 août 1918. Peu à peu, pourtant, les choses se normalisent :dès 1917-18, des autels de pierre, aux normes standardisées par la mairiede Londres, sont construits à la place des tout premiers « street shrines »en bois [16].

Tribute to DaddiesTribute to Daddies« Tribute To Fighting Daddies Decorating London… 1914-1918 ».Accès à la vidéo (19’) sur le site de la British Paté :http://www.britishpathe.com/video/tribute-to-fighting-daddies-decorating-london-stre/query/shrines

Queen MaryQueen Mary« Queen Mary Decorates Street Shrine, 1914-1918 ».Accès à la vidéo (58’) sur le site de la British Paté :http://www.britishpathe.com/video/queen-mary-decorates-street-shrine/query/shri

Deathless Soldiers« Britain’s Deathless Soldiers, 1917 ».Accès à la vidéo (58’) sur le site de la British Paté :http://www.britishpathe.com/video/britains-deathless-soldiers/query/shrines

Unknown ArthurLe mouvement spontané des « street shrines », élargi aux comtés du sud,se réfère dès 1916 à ce qu’on a appelé un « patri-passionism » nourri deréférences hagiographiques et légendaires : s’inspirant des calvairesbretons, les « street shrines » en appellent à la protection de saintGeorges et de saint Michel. On y prie d’autant plus ces saints guerriers,chevauchant des montures féeriques, qu’on associe aux soldats défuntsles chevaux qui étaient leurs compagnons sur le front.

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Meriden War MomerialMeriden War MomerialLe soldat inconnu entre St George et Arthur, MeridenWar Memorial (1918).

War Horse MemorialWar Horse MemorialMémorial aux chevaux morts à la guerre dans l’église de Saint-Jude-on-the-Hill,paroisse de Hampstead Garden Suburg.Source : http://www.stjudeonthehill.com/2009/10/horse-memorial.html

Des autels pour ces animaux tués au combat sont érigés, proches de ceuxconsacrés à leurs maîtres. C’est alors que ces soldats, parfois issus derégiments de cavalerie, sont dénommés « unknown Arthur » [17]. En fait,c’est tout d’abord sur le front que les soldats eux-mêmes en appellent àla protection du roi Arthur, quand ils ne vont pas jusqu’à s’identifier à lui.C’est le cas de ce soldat, Wilfred Owen, qui écrit à sa mère en août 1916 :« To battle with the Super-Zeppelin, when he comes, this would bechivalry more than Arthur dreamed of. Zeppelin, the giant-dragon, thechild-slayer, I would happily die in any adventure against him » [18]. Iln’est pas rare que les chevaux des régiments de cavalerie soient nommés« Caball », du nom donné au destrier d’Arthur — et d’ailleurs aussi à sonchien. Souvent très jeunes, ces soldats arrivent sur les champs de bataillenourris de légendes médiévales, de romans de chevalerie, de récitshistoriques appréhendés pendant l’enfance, dans les public schoolslorsqu’ils sont issus de milieux aisés, et plus généralement grâce à lalittérature de jeunesse. Au front, dès 1914, une confusion s’opère entresaint Georges et un roi Arthur de plus en plus christianisé, souventaccompagné de Galaad, dont la composante christique est privilégiée.Des légendes, issues de l’hagiographie médiévale, courent dans lestranchées et parviennent aux familles endeuillées, parfois même par lapresse : c’est ainsi que la fameuse histoire des « Angels of Mons »,archers d’Azincourt avec saint Georges à leur tête, venus au secours desBritish Expeditionary Forces lors de la retraite de Mons, est véhiculée parun journaliste du journal londonien Evening News du 29 septembre 1914[19].

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Westminster (1920)Westminster (1920)

Dans un diaporama consacré à l’Abbaye de Westminster, la BBC commenteainsi cette photographie : « The abbey has several associations with war - the

most poignant of which is the grave of the Unknown Warrior, being filled inhere on 18 November 1920 ».

Source : http://www.bbc.co.uk/news/uk-11799118

Le tissu composite des rituels associés aux « street shrines » et deslégendes issues du front de guerre a créé — ou renforcé — unmouvement aussi bien populaire qu’artistique, le « spiritual medievalism», qu’il est difficile de rattacher à telle ou telle catégorie et pratiquereligieuses, qu’elles soient protestantes, anglicanes ou catholiques. Apartir de 1920, à la suite de la France, lorsque le Royaume Uni installe letombeau du soldat inconnu à l’abbaye de Westminster, prenant ainsi lerelais des sanctuaires et des cénotaphes municipaux, lescommémorations sont inspirées de ce « médiévalisme » religieux : onpuise dans les récits hagiographiques médiévaux et dans les romans dechevalerie des exemples de rédemption chrétienne qui permettent demagnifier le sacrifice des soldats ; on reconstitue des lieux derecueillement « gothiques » pour favoriser les suppliques d’intercessiondivine en faveur des blessés incurables du « shell shock » ; réinsérée aucœur de récits folkloriques, la mort au combat est représentée comme unlong et profond sommeil enchanté. Il n’en faut pas plus pour que despersonnages tels que la Belle au bois dormant soient au cœur descommémorations. Mais bien entendu, c’est surtout la figure d’Arthurdormant à Avalon qui est exploitée. Le 11 novembre 1920, lors de lacérémonie de dévoilement du tombeau du soldat inconnu à Westminster,les journalistes en larmes à l’écoute de l’hymne de John S. Arkwright « OValiant Hearts », imaginent un « unknown warrior » reposant jusqu’aujour de son triomphal retour, et rappellent Walter Scott et Alfred LordTennyson, en particulier The Passing of Arthur (Goebel, 2007 : 268).D’une manière générale, c’est tout le Royaume Uni qui requiert Arthurpour les sculptures de ses monuments aux morts et pour les vitraux deses chapelles. Les artistes du Arts and Crafts Movement, les Pré-Raphaëlites et les « Gothic revivalists » privilégient les thèmes issus de lalégende arthurienne, d’autant plus qu’ils leur sont conseillés par le RoyalAcademy War Memorials Committee qui préside aux choix des sujetshistoriques et religieux ; en 1919, le Victoria and Albert Museum organise

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une exposition de ces œuvres, légitimant ainsi au plan national lessélections thématiques opérées au sein de la matière arthurienne [20].Mais il reste que, sensibles aux « street shrines » populaires, les artistesfocalisent leurs œuvres sur l’image du soldat souffrant, démuni etabandonné : mettant en avant le sacrifice inutile de jeunes vies au profitde nations capitalistes, ils dépassent la dimension christique d’un Arthurdormant plus à Glastonbury qu’à Avalon, et restituent une lecture «socialiste » de la légende arthurienne. Ce mouvement littéraire etartistique, le « socialist medievalism », devient si important qu’il abordeles rivages du politique : se pose alors la question de l’unité du RoyaumeUni et du patriotisme.

Unknown warrior 1Unknown warrior 1Une des premières vues du tombeau du soldat inconnu à Westminster.Source :http://www.ypressalient.co.uk/Great%20War%20Extra/Photos%20of%20Men%20Who%20Fought%202.htm

Unknown warrior 2Unknown warrior 2De nos jours, le tombeau du soldat inconnu à l’abbayede Westminster.Source :http://en.wikipedia.org/wiki/The_Unknown_Warrior

Unknown warrior 3Unknown warrior 3De nos jours, le tombeau du soldat inconnu à l’abbaye de Westminster.Source : http://en.wikipedia.org/wiki/The_Unknown_Warrior

Très vite, dès 1918-1920, le gouvernement britannique se heurte auproblème de la dénomination du soldat inconnu : on évite le mot « Soldier» pour mieux l’historiciser en « Warrior », terme neutre qui présente aussil’avantage d’être utilisé pour n’importe quel corps d’armée. On hésiteentre « Unknown Combatant », « Unknown Comrade » et « UnknownFighting Man » (Goebel, 2007 : 34). L’allégorique « Unknown Arthur » issudes rues londoniennes s’impose le 11 novembre 1920 lors de lacérémonie de dévoilement du tombeau de Westminster. Il paraîtnécessaire de recentrer la nation autour d’Arthur : déjà en octobre 1916,lors de la cérémonie d’inauguration des statues des « great Welshmen »de l’hôtel de ville de Cardiff, parmi lesquelles se trouvent Arthur etGalaad, Lloyd George craignant un isolement du Pays de Galles, rendaithommage au « code de l’honneur gallois », initié par Arthur, « a new codeof honour, that restrained, ennobled, exalted, engentled the brute forcesof Europe for centuries » [21]. Mais en fait, il y avait déjà bien longtempsque l’identité galloise se pensait britannique. Et d’ailleurs, Arthur futmoins souvent représenté sur les monuments aux morts gallois que danstout le Royaume Uni. En 1916, la crainte d’une brèche dans l’uniténationale est donc sans fondement. Le danger est ailleurs : le sentimentd’abandon des familles endeuillées s’incruste durablement. Si leursouffrance ne remet pas en cause le patriotisme dont leurs soldats furentinvestis, elle les rend sensibles au pacifisme, de quelque bord politiquequ’il soit.

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Wellington BomberWellington Bomber

Le Wellington Bomber fut le premier bombardier utilisé au début de la secondeguerre mondiale. Lourds et peu maniables, les Wellington Bombers se sontsouvent abîmés en mer et une légende a évoqué les ombres des aviateurs

sans sépulture se réunissant sous la bannière de la Chasse Arthur.

Que faire de cette douleur intime et collective, celle du deuil impossible ?Dans une société qui voudrait tant oublier et qui n’en finit pas de sesouvenir, il n’y a pas plus de certitudes que de corps à pleurer. «Unknown Arthur » : toute la détresse de la population britannique estcontenue dans cette étrange construction sémantique. Comment unsoldat peut-il rester inconnu alors qu’on le gratifie d’une dénominationaussi prestigieuse que celle du premier chef de guerre anglais résistantaux invasions saxonnes ? Et inversement, une fois qu’il a revêtu lesdéfroques du soldat inconnu et qu’il habite son pauvre corpsméconnaissable, comment ce roi légendaire, figure tutélaire de laGrande-Bretagne, peut-il souffrir d’un défaut d’identité ? Comment peut-on être à la fois inconnu et identifié ? Il n’existe qu’un seul être quicombine ces deux registres apparemment inconciliables : c’est lerevenant à la tête de son armée des ombres qui hante le pays jusqu’à ceque Winston Churchill lui offre la paix.

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Notes

[1] Voir Schmitt (1989). Voir également Perez (1988).

[2] Friends in Life and Death, conte-type 470 dans la classificationinternationale d’Antti Aarne et Stith Thompson (1961). Il s’agit aussi desmotifs D 2011 Years thought Days, F 116 Journey to the Land of theImmortals, F 377 Supernatural Lapse of Time in Fairyland dans StithThompson (1961). Voir également Giuseppe Gatto (1979). La Chassesauvage est parfois associée au conte-type 766, The Seven Sleepers, etest constituée des motifs F 377 Supernatural lapse of time in fairyland, F379.1 Return from fairyland, F 378.1 Tabu : touching ground on returnfrom fairyland, C 521 Tabu : dismounting from horse, C 927.2 Falling toashes as punishment for breaking tabu, E 501.1.7.1 King Herla as wildhuntsman.

[3] Sur La Chasse sauvage, voir Carlo Ginzburg (1992 : 112 sq), ClaudeLecouteux (1997), Jean-Claude Schmitt (1981, 1984, 1994), ThomasGreen (2007 : 237 et 261). Voir également les travaux de JacquelineSimpson, Présidente de la Folklore Society, qui a établi le corpus médiévalbritannique des histoires de revenants et de la Chasse sauvage (2003).

[4] Katharine M. Briggs (1970 : Part : 363, 426 et 498 et 1967 : 49-52).Voir également Jacqueline Simpson (1976).

[5] Voir Prys Morgan (2006 : 57). Voir également Kenneth O. Morgan(2002 : 238, 362-363).

[6] Jennifer Westwood (1985 : 8), Katharine M. Briggs (1967 : 51) et StithThompson (1961) qui isole deux motifs propres au retour d’Arthur : A 580: Culture hero expected return : Divinity or hero is expected to return atthe proper time and rescue his people from. their misfortunes. A 571 :Culture hero asleep in mountain.

[7] Winston Churchill, « We Shall Fight on the Beaches », June 4, 1940,House of Commons,http://www.winstonchurchill.org/learn/speeches/speeches-of-winston-churchill/128

[8] Voir Katharine M. Briggs, (1970, Part B, « Fairies » : 215 et « Locallegends » : 243).

[9] Voir Clemence Dane (1939 : 19-20 et 79). Le motif de latransformation de l’épouvantail en être humain est répertorié par StithThompson (1961 : motif D. 435.1 : Transformation : statue to person ).

[10] Cité par Elizabeth Maslen (2001 : 69-70). Voir Jenny Hartley (2004).

[11] Clemence Dane, « The Men Who Saved Our Land », Radio Times, 22novembre 1940, 5, cité par Roger Simpson (2008 : 45-46).

[12] Voir Donald L. Hoffman (2002) et Cécile Vallée (2006).

[13] Winston Churchill, « War of the Unknown Warriors », July 14, 1940,

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House of Commons,http://www.winstonchurchill.org/learn/speeches/speeches-of-winston-churchill/126-war-of-the-unknown-warriors

[14] Grace Wyndham Goldie, « Heroes on Sunday », Listener 25, 2January 1941, 28.

[15] « Peace ballot » de 1935 (cf.http://hgc.ac-creteil.fr/spip/Pacifisme-et-pacifistes).

[16] Voir Alex King (1997 : 47-50) et Mark Connelly (2002 : 25).

[17] Voir David W. Lloyd (1998 : 89) et Paul Fussell (1975 : 175).

[18] Cité par Stefan Goebel (2007 : 228).

[19] Cité par Stefan Goebel (2007 : 247). Voir Arthur Machen (1915) etDavid Clarke (2002).

[20] Voir Carolyn Malone (2012). Voir aussi Raymond H. Thompson (1985,1996) et Debra N. Mancoff (1992).

[21] David Lloyd George, « The Great Men of Wales », in The GreatCrusade, page 29, cité par Stefan Goebel (2007 : 192).

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