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2 avril 2013 Zeus, Eschyle et Irène Bonnaud face aux demandeurs d’asile « Zeus, toi qui protèges les demandeurs d’asile / Tourne tes regards vers nous », clame le chœur. C’est ainsi que com- mence, bille en tête, « Les Exilées », en grec « Iketides », la pièce d’Eschyle, dans une nouvelle traduction d’Irène Bonnaud. Une nouvelle traduction qui fera date Une langue qui nous parle, nous touche, nous ébranle dans une Europe, et particulièrement une France, où les deman- deurs d’asile sont souvent considérés comme des pestifé- rés. « Nous sommes parties du delta du Nil Des bouches du fleuve et des buttes de sable fin Laissant derrière nous l’Egypte Terre de Zeus Qui partage ses pâturages avec la Syrie Nous avons fui. » Cette traduction est le pivot d’un spectacle que signe Irène Bonnaud sous le titre « Retour à Argos ». Avant d’y venir, attardons-nous sur cette traduction forte et opportune de la jeune helléniste (qui a déjà traduit « Prométhée enchaînée » du même Eschyle, « Antigone » de Sophocle et « Iphigénie chez les Taures » d’Euripide, traductions éditées chez Les Solitaires Intempestifs) et par ailleurs germaniste (traductions de Büchner, Müller ou Brecht). Opportune, car c’est une véritable redécouverte de cette pièce. On la connaissait (mal) sous le titre – un peu trompeur - « Les suppliantes ». Elle passa longtemps pour l’une des premières pièces de l’auteur, mal dégrossie, incomplète et pour ces raisons peu jouée. Or, il s’agit en fait de l’une des dernières pièces d’Eschyle, où se joue, en passant, la scène (primitive) de la démocratie. Adieu « Les suppliantes », bonjour « Les exilées » Beaucoup de pièces du productif Eschyle ne nous sont pas parvenues, et « Les exilées » ne l’est pas dans son entiè- reté. La fin manque ainsi que les deux autres volets de la trilogie dont la pièce faisait partie. Le chœur en est le princi- pal personnage, ce qui autorisa beaucoup d’interprétations et bévues parmi les doctes commentateurs. Pierre Vidal-Naquet a préfacé la reprise en folio des « tragédies » d’Eschyle dans la traduction de Paul Mazon, qui longtemps fit autorité. Il se sent obligé d’ajouter un « nota bene » au texte de Mazon présentant « Les suppliantes » comme « la plus ancienne » pièce de l’auteur, celle d’un « génie jeune qui n’est pas maître de toutes ses ressources ». Vidal-Naquet précise que Mazon ne pouvait pas savoir « au moment où il écrivait » (dans les années 20), qu’en 1952 un fragment de papyrus apporterait la preuve que la pièce est tardive – et donc celle d’un auteur aguerri – et non pré- coce – celle d’un débutant. Il n’empêche qu’on retrouve la même erreur suivie de la même fausse interprétation dans des éditions plus récentes du « théâtre complet » d’Eschyle, actuellement en circulation. LES BLOGS

Revue de presse retour à argos

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2 avril 2013

Zeus, Eschyle et Irène Bonnaud face aux demandeurs d’asile

« Zeus, toi qui protèges les demandeurs d’asile / Tourne tesregards vers nous », clame le chœur. C’est ainsi que com-mence, bille en tête, « Les Exilées », en grec « Iketides », lapièce d’Eschyle, dans une nouvelle traduction d’IrèneBonnaud.

Une nouvelle traduction qui fera date

Une langue qui nous parle, nous touche, nous ébranle dansune Europe, et particulièrement une France, où les deman-deurs d’asile sont souvent considérés comme des pestifé-rés.

« Nous sommes parties du delta du Nil

Des bouches du fleuve et des buttes de sable fin

Laissant derrière nous l’Egypte

Terre de Zeus

Qui partage ses pâturages avec la Syrie

Nous avons fui. »

Cette traduction est le pivot d’un spectacle que signe Irène Bonnaud sous le titre « Retour à Argos ». Avant d’y venir,attardons-nous sur cette traduction forte et opportune de la jeune helléniste (qui a déjà traduit « Prométhée enchaînée» du même Eschyle, « Antigone » de Sophocle et « Iphigénie chez les Taures » d’Euripide, traductions éditées chezLes Solitaires Intempestifs) et par ailleurs germaniste (traductions de Büchner, Müller ou Brecht).

Opportune, car c’est une véritable redécouverte de cette pièce. On la connaissait (mal) sous le titre – un peu trompeur- « Les suppliantes ». Elle passa longtemps pour l’une des premières pièces de l’auteur, mal dégrossie, incomplète etpour ces raisons peu jouée. Or, il s’agit en fait de l’une des dernières pièces d’Eschyle, où se joue, en passant, lascène (primitive) de la démocratie.

Adieu « Les suppliantes », bonjour « Les exilées »

Beaucoup de pièces du productif Eschyle ne nous sont pas parvenues, et « Les exilées » ne l’est pas dans son entiè-reté. La fin manque ainsi que les deux autres volets de la trilogie dont la pièce faisait partie. Le chœur en est le princi-pal personnage, ce qui autorisa beaucoup d’interprétations et bévues parmi les doctes commentateurs.

Pierre Vidal-Naquet a préfacé la reprise en folio des « tragédies » d’Eschyle dans la traduction de Paul Mazon, quilongtemps fit autorité. Il se sent obligé d’ajouter un « nota bene » au texte de Mazon présentant « Les suppliantes »comme « la plus ancienne » pièce de l’auteur, celle d’un « génie jeune qui n’est pas maître de toutes ses ressources ».

Vidal-Naquet précise que Mazon ne pouvait pas savoir « au moment où il écrivait » (dans les années 20), qu’en 1952un fragment de papyrus apporterait la preuve que la pièce est tardive – et donc celle d’un auteur aguerri – et non pré-coce – celle d’un débutant.

Il n’empêche qu’on retrouve la même erreur suivie de la même fausse interprétation dans des éditions plus récentesdu « théâtre complet » d’Eschyle, actuellement en circulation.

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L’Europe et « Les exilées »

Irène Bonnaud avait lu – dans le texte – cette pièce lorsqu’elle était étudiante, au moment de l’occupation de l’égliseSaint Bernard par des sans-papiers soutenus par des célébrités, et avait été frappée par « sa beauté et son actualitébouleversante ».

Tout cela reste vrai aujourd’hui, avec plus de force encore, après Sangatte, la Libye, les Afghans… la liste est longue.On ne saurait trop conseiller au ministre expulseur Vals et aux préfets de France rompus aux quotas de venir assister àune représentation des « Exilées », et à tout le moins de lire la traduction d’Irène Bonnaud.

La pièce d’Eschyle s’ouvre donc par un cri du chœur de 50 filles de Danaos, qui viennent demander asile à Argos(Grèce), après avoir traversé la Méditerranée, fuyant l’Egypte où elles sont nées, où on veut les marier contre leur gré,où le viol les menace.

Les voici, ces noiraudes, « les joues brûlées par le soleil d’Egypte », retrouvant le sol de leur ancêtre Io, dont Zeuss’était épris et que cette diablesse de Héra, avait transformé en vache tout en déléguant un taon pour lui pourrir la vie.Fuyant sa patrie, Io avait trouvé refuge en Egypte.

Io la bannie, une figure increvable

A partir de ce matériau, Irène Bonnaud a eu l’idée, très belle, de laconstruction de son spectacle « Retour à Argos ». D’une part en adjoi-gnant un prologue mettant en scène Io (l’ancêtre des filles) via un extraitde « Prométhée enchaîné » du même Eschyle ; il lui suffisait pour celade reprendre un pan de sa propre traduction déjà éditée.

D’autre part, en demandant un épilogue (qui manque à la pièce) à l’ac-trice – avec laquelle elle a déjà travaillé – et romancière ViolaineSchwartz, autour d’une Io d’aujourd’hui, tâche accomplie avec brio.

« La troupe vagabonde » de Mazon est donc devenue une horde de «demandeurs d’asile ». Toute pièce ancienne en langue étrangère se doitd’être régulièrement retraduite pour rester parlante. Et ce n’est pas seu-lement une question de vocabulaire, mais aussi de rythmes, de leviersde vitesse.

Les choix d’Irène Bonnaud (vers libre et parataxe) sont pertinents etdonnent à la langue d’Eschyle une vigueur et une simplicité insoupçon-nées, bref, une beauté fulgurante. C’est un peu comme si des plumesallant de Heiner Müller à André du Bouchet ou Jacques Dupin veillaientsur sa copie.

Chronique d’un blockhaus

Le choix de la scénographie est le fruit d’une semblable osmose. La talentueuse journaliste Haydée Saberan, qui vitdans la région lilloise, a publié « Ceux qui passent » (éditions Carnets Nord), un livre documenté et sensible sur lesmigrants qu’elle a souvent côtoyés à Calais et ailleurs.

Irène Bonnaud, artiste associée au Théâtre du Nord à Lille, a lu ce livre et les entretiens avec l’auteur parus dans lapresse. Haydée Saberan y évoque « un bunker de la Seconde Guerre mondiale », où les migrants qui ne pouvaient pasrentrer au centre de Sangatte trouvaient refuge.

De son côté, Matthias Langhoff, proche d’Irène Bonnaud (elle avait traduit les textes de son mémorable « CabaretHamlet »), lui a montré l’image d’un blockhaus d’une plage normande, puis il a bricolé autour deux ou trois choses avecPhotoshop sur son ordinateur comme il aime à le faire.

La scénographie du spectacle (finalement signée par Irène Bonnaud et son régisseur Christophe Boisson) est née de larencontre entre ces deux blockhaus (d’où les « remerciements à Matthias Langhoff » inscrits dans le programme).

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La naissance de la démocratie

Très belle scénographie que celle de ce blockhaus à demi enfoncédans les sables d’une plage. Sur l’un de ces coins se dresse un oli-vier, et sur son flanc gauche s’élèvent des mats à oiseaux lorgnantles dieux.

Des cinquante filles de Danaos, il n’en reste que trois (accompa-gnées par leur père). Les trois actrices Astrid Bayiha, Ludmilla Daboet Laetitia Lalle Bi Benie font front, s’accrochent au bunker commedes huîtres à leur rocher.

Le roi d’Argos (Jean-Baptiste Malartre), autorité calme d’un puissantdémocrate qui sait tout de même orienter les suffrages, se méfiepuis les écoute. Avant de les accueillir, il veut demander l’avis del’assemblée du peuple – au grand étonnement des exilées. Le peu-ple vote favorablement « comme un seul homme ».

C’est la naissance en acte de la démocratie. Imaginons un présidentde la République aller à la rencontre des réfugiés qui traînent leurmisère du côté de la gare du Nord et leur dire : ne craigniez rien, cepays est une terre d’asile hospitalière, je vais demander leur avisaux représentants du peuple…

La fin de la pièce (inachevée) est incertaine : les Egyptiens partis àla poursuite des fuyardes, débarquent. Tout est possible. La guerre,la paix, la trahison, la ruse, le suicide. Qu’en pense Zeus ?

Opération Zeus

Aujourd’hui, Zeus est un logo, un nom de code. « Zeus Xenios » est le nom d’une opération de la police grecque quien août 2012 a conduit à l’interpellation de plusieurs milliers d’étrangers, rappelle Irène Bonnaud dans la préface àsa traduction des « Exilées ».

L’épilogue se passe donc aujourd’hui, Violaine Schwartz montre une Io (lointaine héritière des filles de Danaos)devenue l’exilée de tous les pays, en prise avec les acronymes administratifs français et européens. Les AME, APE,APRF, les passeports, les empreintes, les questions, les rétentions, les fuites, les morts par noyade ou asphyxie,l’abandon, le rejet, l’expulsion...

Elle n’est plus Io, elle est un numéro, une indésirée, celle qu’on ne veut pas voir, compter, aider, accueillir. Beau par-cours de l’actrice Adeline Guillot, que l’on avait déjà remarquée dans « La salle d’attente » de Krystian Lupa.

Elle avait déjà travaillé avec Irène Bonnaud il y a quelques années, dans un spectacle qui était loin de valoir ce pas-sionnant « Retour à Argos », à mes yeux (qui n’ont pas tout vu) le meilleur, le plus accompli, le plus intense de tousses spectacles. Créé à Lille au Théâtre du Nord, « Retour à Argos » part en tournée mais ne passera pas par Pariset la région parisienne, comprenne qui pourra.

J.-P. Thibaudat

Photos: Frédéric Iovino

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