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Réflexions sur l’utopie.

Textes et commentaires.

01/05/2016

Florent Bouzouane

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Sur l’utopie.

0- Ce qui est en question pour le philosophe, c’est l’homme lui-même et son rapport à la vérité. Que savons-nous de notre être essentiel et à quelle vérité pouvons-nous prétendre ? Est vrai ce que nous concevons grâce à notre raison : telle est la réponse la plus commune. Que faut-il penser d’une telle réponse si nous considérons l’imagination et l’imaginaire ?

1- Les utopies nombreuses qui jalonnent l’histoire de la littérature sont la manifestation extrême-car évidemment nous pouvons considérer le roman, la poésie…- d’une capacité mentale que nous pourrions considérer comme étant constitutive-qui nous définirait et nous distinguerait des animaux- de notre humanité : l’imagination. Les machines raisonnent, mais peuvent-elles inventer du nouveau, absolument ? Des lors, nous pourrions même admettre que la raison est un mode de l’imagination et renoncer à considérer celle-ci comme ce qui caractérise la nature humaine. Si la raison en effet relève de la nécessité logique, de la démonstration, elle n’en est pas moins comme l’imagination une faculté mentale qui construit un monde que le monde réel n’indique jamais immédiatement. Rien ne nous prouve en effet que le monde est logique et correspond aux constructions multiples de notre raison qui, d’ailleurs, ne s’avère pas unique, mais multiple comme l’imagination et l’imaginaire qui en est la conséquence. Le monde répond aussi à ceux qui imaginent ce qui semble impossible à réaliser. Le réel répond aussi aux désirs des audacieux ou à l’antique  : « Audaces fortuna juvat » -Virgile, Enéide-X, 284.

Faut-il comme l’affirme Pascal considérer l’imagination comme une partie décevante parce qu’elle nous trompe, nous illusionne, nous fait prendre « des vessies pour des lanternes » ? L’expression est judicieuse, car au lieu de nous éclairer et nous assurer d’un chemin sûr et solide, elle fait passer le faux pour le vrai et, inversement, nous pouvons croire que le vrai est faux parce que nous pouvons le sentir comme tel. Ne donnant aucune marque de sa qualité, nous ne savons pas si ce qu’elle propose ou impose est vrai ou faux. Elle relève en vérité de nos passions et de nos désirs-elle nous satisfait dit Pascal- ; elle est la pâte à partir de laquelle nous constituons notre rapport aux choses : les fous et les sages sont à la même enseigne. Mais si elle est notre seconde nature, quelle est donc cette première nature qu’elle occulterait au point de la nier  ? Et si elle ne nous indique pas qu’elle nous trompe quand elle nous fourvoie qui nous dira alors que la raison elle-même ne nous trompe pas quand elle nous assure de ce qui est vrai à partir de règles qu’il a bien fallu imaginer ? La raison peut-elle nous assurer du vrai comme le prétend Descartes ? Peut-on fonder la raison et le vrai lui-même contre l’imagination, fourbe sans doute, mais pas toujours. N’est-ce pas folie que de croire en la raison au nom de la Vérité  ? Mais pouvons-nous vivre sans vérités ?

Pascal-Pensées.

« Imagination - C’est cette partie décevante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux.

Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c’est parmi eux que l’imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.

Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres ; elle fait croire, douter, nier la raison, elle suspend les sens, elle les fait sentir  ; elle a ses fous et ses sages : et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison ».

3-Et si l’imagination était le fait même de la conscience humaine, capable de se séparer du réel, de ce qui est donné, et donc de constituer un monde impossible, possible….Utopique –inexistant.

Paul Valéry-Tel quel-1941 : « L’homme a inventé le pouvoir des choses absentes-par quoi il s’est rendu « puissant et misérable » ; mais enfin ce n’est que par elle qu’il est homme » 

Sartre, L’imaginaire.1940.

« L’objet imaginaire peut-être posé comme inexistant ou comme absent ou comme existant ailleurs ou ne pas être posé comme existant. …………………………………………………………………….

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 Pour qu’uns conscience puisse imaginer, il faut qu’elle échappe au monde par sa nature même, il faut qu’elle puisse tirer d’elle-même une position de recul par rapport au monde. En un mot il faut qu’elle soit libre [..] L’irréel est produit hors du monde par une conscience qui reste dans le monde et c’est parce qu’il est transcendentalement libre que l’homme imagine. »

André Breton, Premier manifeste du surréalisme-1924.

« Pape » du Surréalisme, André Breton fait l’éloge de l’imagination. L’imagination est notre liberté réelle puisqu’elle «  me rend compte de ce qui peut être » et qu’elle m’offre « la possibilité d’errer ».L’imagination invente des possibles que la raison ne peut soupçonner ; elle devient même en tant que telle un champ d’expérimentation mentale dont l’utopie est par exemple l’expression ou la réalisation. Rien ne doit arrêter l’imagination, ni l’erreur, ni la folie. Breton relativise justement la folie et d’une certaine manière la réhabilite dans la mesure où celle-ci est l’envers de la raison et du raisonnable ; mais si l’imagination a ses raisons que la raison ne connaît pas, nous pouvons au contraire, sans crainte nous abandonner à la puissance créatrice que les fous expérimentent sans le vouloir.

« Chère imagination, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas.

Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. Il répond sans doute à ma seule aspiration légitime. Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d’esprit nous est laissée. A nous de ne pas en mésuser gravement. Réduire l’imagination à l’esclavage, quand bien même il y irait de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur, c’est se dérober à tout ce qu’on trouve en soi de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c’est assez pour lever un peu le terrible interdit ; assez aussi pour que je m’abandonne à elle sans crainte de me tromper (comme si l’on pouvait se tromper davantage).Où commence-t-elle à devenir mauvaise et où s’arrête la sécurité de l’esprit ? Pour l’esprit, la possibilité d’errer n’est-elle pas plutôt la contingence du bien ?[................. ]Les confidences des fous, je passerais ma vie à les provoquer. Ce sont gens d’une honnêteté scrupuleuse, et dont l’innocence n’a d’égale que la mienne. Il fallut que Colomb partît avec des fous pour découvrir l’Amérique. Et voyer comment cette folie a pris corps, et duré. Ce n’est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l’imagination. »

4-La réflexion sur l’imagination et ses diverses créations -dont l’utopie n’est qu’un exemple- nous confronte à la question de savoir quel statut nous devons accorder à la raison. Ne faut-il croire que ce que commande la raison  ? La raison relève du nécessaire, au sens logique, ce qui signifie que cela ne peut être autrement. Mais ce qui est nécessaire est-il forcément possible et même souhaitable ? De plus ce qui relève de la raison peut n’être que raisonnable et manquer d’inventivité ou même d’audace. La raison peut échouer là ou l’imagination réussira. Ce qui est impossible selon la raison peut être possible avec l’imagination. Qui décidera ? Le réel ou l’expérience. Le réel est riche de possibles que la raison peut méconnaître et que l’imagination découvre et expérimente en pouvant s’aider de la raison. Et inversement, la raison pourrait-elle progresser sans le secours de l’imagination ? Il faut donc trouver la ligne juste entre la raison et la folie nécessaire de celui qui croit à l’impossible. Or cette ligne est difficile à trouver, parce qu’elle est la ligne du vrai, quand le possible et le nécessaire se joignent dans la grâce de la pensée et de l’action qui réussit. L’utopie s’alimente du réel de l’histoire et nous donne à penser un « non-lieu » niant la réalité dont les aspérités et les résistances heurtent les hommes. Nous découvrant le meilleur possible ou le pire possible, elle nous renvoie à notre réalité telle qu’elle est, le plus souvent décevante, et nous enjoint de le considérer enfin dans sa vérité crue, pitoyable et même sordide. Elle n’est pas réelle sans doute, mais en même temps elle indique du réel possible, imaginée et rationnelle, selon son mode. Elle n’est donc pas un rêve ou un délire, mais au contraire un indicateur imaginaire de notre raison confrontée au réel, raison qui ne pourrait rien sans elle, et qui serait froide et blanche comme une glace des pôles.

5-Mais ne devrions-nous pas distinguer Idéal et Utopie ? L’utopie en effet nous propose un Idéal : elle indique ce qui devrait être, ce qu’il faudrait réaliser pour que les choses s’arrangent. L’utopie comme l’idéal propose une perfection à atteindre et un bonheur à réaliser. Cela dit, lorsque nous pensons qu’un projet est irréalisable ou impossible, nous disons alors qu’il est utopique. Par contre, un Idéal ne sera jamais atteint, mais il peut être ce qui va orienter l’action et la transformation du réel. La différence entre l’utopie et l’idéal est analogue à la différence qui peut exister entre le piment et la moutarde. L’utopie excite notre désir de perfection très fortement au point de nous faire oublier le réel ; l’idéal serait, au contraire, plus proche de ce que la raison commande pour que les choses s’arrangent. Il est utopique par exemple de croire que la justice se réalisera enfin sur terre, mais il peut être bénéfique et nécessaire pour penser et agir d’être animé par un Idéal de justice et s’arranger au mieux avec le réel, avec le possible. L’idéal est un horizon de pensée er d’action, l’utopie propose la fin et les moyens, elle est un tout déjà conçu dans les moindres détails. L’idéal aurait donc une dimension formelle qui relève de la raison portée par une exigence morale, l’utopie prétend donner toutes les clés ou toutes les solutions. Quand l’idéal se mue en utopie, il impose la fin et les moyens et alors, au nom de ce qui devrait être absolument, sans tenir compte des aspérités du réel, des creux et

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des bosses, il se confond avec la réalité au point de rendre l’homme aveugle à la chair du monde et des hommes : l’utopie se mue en totalitarisme.

6-Platon et Rousseau. Voilà deux philosophes qui proposent un Idéal politique. Platon : La République. Rousseau : Le Contrat social. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de concevoir ce qui est nécessaire pour que les hommes réalisent ensemble leur nature essentielle. L’un et l’autre s’appuient sur la raison pour élaborer leur conception : ils construisent donc un modèle qui indique aux hommes la manière dont ils doivent s’organiser pour être ensemble contre les vicissitudes du temps qui détruit sans pitié, conserver l’unité du corps social contre la contingence historique et évidemment la malignité humaine faite d’égoïsme intransigeant.

-Le philosophe conçoit la société comme étant composée de trois classes ayant chacune leur fonction  : les artisans (besoins matériels), les soldats (défense), les gardiens (observance des lois) : production, défense et administration. Si être juste, c’est accomplir sa fonction propre, la société sera parfaite et durable si chacun selon son caractère et ses compétences naturelles reste à sa place. Chacun selon sa nature est propre à une fonction ; l’injustice naît du fait que les hommes ne sont justement pas à leur place compte tenu de leur nature et de leur caractère. Platon reconnaît la nécessité d’organiser les mariages afin que les hommes se reproduisent de telle manière que les mêmes natures perdurent et que le désordre soit, sinon impossible, du moins contrecarré par la permanence des caractères et des fonctions qui en découlent. Platon n’est certes pas démocrate  : il invente la sélection pour empêcher le désordre et l’injustice. Les philosophes doués de Science, possédant la dialectique, sage et connaisseur des hommes, seront les gouvernants et naturellement apte à cette fonction. Noter ici que la cité réalise un ordre qui imite l’ordre intérieur. Les désirs (artisans), le cœur(les guerriers) et l’âme(les philosophes). La justice pour chacun d’entre nous consiste à contrôler nos désirs certes, mais aussi et surtout à savoir orienter les fonctions de l’âme conformément à leur fonction naturelle.

Platon conçoit un Idéal dans la mesure où il pense l’ordre social et son unité en considérant la nécessité de concilier la nature individuelle et l’ordre du tout social. Que faut-il pour qu’il y ait justice sinon que chacun soit à sa place et y trouve finalement son compte suivant ce qui est donné et rendu à tous ? Chacun dépend de chacun et il est illusoire de croire que l’individu puisse être et se penser tout seul sans les autres. De plus, les difficultés ne naissent-elles pas aussi du fait que nous ne faisons pas ce qui convient à nos aptitudes ? L’utopie naît quand Platon instaure la sélection, voire quand il considère que seul le philosophe est apte à gouverner. Si les sciences peuvent être utile pour gouverner, faut-il pour autant croire que seul le philosophe en est capable ? Autrement-dit : existe-t-il une science du politique ? Si la politique est un art, est –elle pour autant une science ? Ce qui caractériserait alors le désir utopique, c’est le désir d’en finir avec le temps et l’histoire. L’homme finalement es-il réductible à une nature et un caractère ; de plus sa vie sociale doit –elle être réglementée selon des lois immuables correspondant à ce qu’il est ? L’utopie voudrait échapper au temps au point de nier l’homme et les transformations qu’opère le temps historique sur notre humanité.

Rousseau. Le Contrat social. Rousseau par la méthode s’inspire de Platon. Mais au lieu de concevoir un ordre aristocratique dont l’autorité et le commandement sont inséparables de la réalisation de la justice, il prétend concevoir une société dans laquelle chacun en tant que sujet rationnel participe à l’élaboration des lois et forme donc la volonté générale constitutive de la souveraineté. La formule célèbre du Contrat est la suivante : «Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui même et reste aussi libre qu'auparavant ». Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. ».

Rousseau s’inscrit dans une démarche purement intellectuelle ou formelle : il ne s’agit pas de penser les conditions historiques et concrète du gouvernement des hommes, mais de dégager les conditions formelles de l’ordre social de telle façon que la liberté et l’égalité naturelle soit conserver artificiellement par les clauses du contrat. On pourrait évidemment considérer qu’un tel projet est le summum de l’utopie dans la mesure où il prétend réaliser conceptuellement les conditions d’un ordre naturel. Mais pour Rousseau, il s’agit d’élaborer un modèle qui puisse servir à construire une organisation concrète en tenant compte de ce que sont les hommes et de ce qu’ils peuvent faire ensemble. De fait, Il faut résister à l’histoire en instituant un Etat susceptible de conserver la liberté contre les contingences historiques et contre des hommes enclins à cause de leur nature pervertie par l’histoire et ses progrès à satisfaire leurs désirs de puissance contre toute raison et même contre leurs intérêts les plus évidents. L’utopie nous donne la société telle qu’elle doit être, à l’inverse Rousseau nous

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donne uniquement des conditions qu’il faut adapter aux conditions concrètes. Ainsi, Rousseau élaborera une constitution pour la Corse-«   Projet de constitution pour la Corse   »-1778. Rousseau, Utopiste   ?

7-Utopie : L’une nie le réel et constitue une perfection au-delà de l’histoire. L’Utopie est un système clos, fermé, dans lequel le temps n’a aucune prise. Il s’agit pour l’utopiste de délivrer l’homme de l’inattendu, de l’imprévu qui constitue justement le fait de l’aventure historique des hommes. Il faut que le temps soit comme comprimé, rigoureusement réglementé de telle manière que les actions humaines ne puissent donner lieu à des occasions de penser et d’agir qui puissent mettre en cause ce qui a été conçu pour le bonheur de tous. Ou plutôt : les comportements sont prévus de telle façon que la pensée ne puisse se délivrer de l’ordre qui est imposé. L’unité du Tout est donc voulue pour elle-même au point de canaliser le flux des énergies. En somme, en pays d’Utopie, il n’y a pas de futur et tout est pensé dans le présent d’un ordre parfait. L’utopie se définit comme un monde imaginaire, lavé de toutes les scories de la liberté humaine-qui comme on sait peut vouloir tout et n’importe quoi- et des événements portés par les décisions et les actions des hommes dont « l’effectuation » historique et concrète peut produire ce qui n’était pas prévu. Il n’y a donc plus en un sens ni cause ni effet puisque toutes les causes et les effets sont compris dans un réseau de contraintes rigoureuses qu’elles soient spatiales, subjectives, sociales et politiques. Il y a dans toute utopie un bel exemple de fiction rationnelle qui explique d’ailleurs sa séduction et son emprise sur les consciences naïves, aspirées par un désir de pureté à la vue des difficultés des hommes à vivre ensemble et à combattre les torrents dévastateurs qui naissent sans qu’on s’y attende-bien qu’on s’y attende- de la vie sociale et historique des hommes.

THOMAS MORE, L’Utopie, extrait du livre II, 1516

« L’île a cinquante-quatre villes grandes et belles, identiques par la langue, les mœurs, les institutions et les lois. Elles sont toutes bâties sur le même plan et ont le même aspect, dans la mesure où le site le permet. La distance de l'une à l'autre est au minimum de vingt-quatre milles (1); elle n'est jamais si grande qu'elle ne puisse être franchie en une journée de marche. Chaque ville envoie chaque année en Amaurote (2) trois vieillards ayant l'expérience des affaires, afin de mettre les intérêts de l'île en délibération. Située comme à l'ombilic de l'île, d'un accès facile pour tous les délégués, cette ville est considérée comme une capitale. Les champs sont si bien répartis entre les cités que chacune a au moins douze milles de terrain à cultiver tout autour d'elle et parfois davantage, si la distance est plus grande entre elle et la voisine. Aucune ne cherche à étendre son territoire, car les habitants s'en considèrent comme les fermiers plutôt que comme les propriétaires. Ils ont à la campagne, au milieu des champs, des demeures bien situées en des lieux choisis, équipées de tous les instruments aratoires. Les citadins y viennent habiter à tour de rôle. Un ménage agricole se compose d'au moins quarante personnes, hommes et femmes, sans compter deux serfs attachés à la glèbe. Un homme et une femme, gens sérieux et expérimentés, servent de père ou de mère à tout ce monde. Trente ménages élisent un phylarque (3). Dans chaque ménage, vingt personnes chaque année retournent en ville après avoir passé deux ans à la campagne. Elles sont remplacées par autant de citadins. Ceux-ci sont instruits par les colons installés depuis un an et déjà au courant des choses de la terre. Ils serviront à leur tour d'instructeurs l'année suivante, car le ravitaillement ne doit pas souffrir de l'inexpérience des nouveaux venus. Ce roulement a été érigé en règle pour n'obliger personne à mener trop longtemps, contre son gré, une existence trop dure. Beaucoup cependant demandent à rester davantage parce qu'ils aiment la vie des champs ». Traduit du latin par Marie Delcourt1. Mille : mesure itinéraire romaine valant mille pas (= 1481,5 m). 2. Amaurote : capitale d'Utopie. 3. Phylarque : président d'une tribu en Grèce.

7-Thomas More assiste au mouvement des enclosures et de ses ravages sociaux dans la paysannerie. Ce mouvement voulu par l’aristocratie remet en cause l’ancien droit féodal. Le seigneur, en effet, louait au paysans une terre dont il pouvait avoir la jouissance et non, évidemment, la propriété. Il s’agit alors de créer de grands élevages de moutons favorisés par le développement de l’industrie lainière. Les anciennes règles féodales qui donnaient aux paysans la capacité de nourrir leurs familles se trouvent détruites. Si l’utopie est bien un monde clos, elle se présente aussi et surtout comme une réaction au mal du temps ; ici, le mal historique consiste à détruire des rapports sociaux constitutifs d’un ordre féodal donnant des droits aux paysans pour la culture des terres. Il faut y voir la naissance du libéralisme et conséquemment d’une liberté économique qui bouleversera le monde ancien, liberté dont nous sommes le résultat. La question est de savoir si nous pouvons en être sur le fond les héritiers et donc les continuateurs. Si l’utopie sort de l’histoire, c’est pour mieux mettre en évidence ses transformations et nous permettre de la juger. Elle a donc une fonction critique. Les choses peuvent être autrement et rien de ce qui est humain n’est naturel, même si tout ce qui se fait et se défait se réalise à partir de la nature. L’utopie s’inscrit dans l’histoire comme son refus et légitime notre aspiration à dépasser ce qui apparaît comme inéluctable. Nous renouvelons donc l’idée d’indicateur imaginaire. L’utopie nous donne à penser une autre surface de l’histoire, non pas résultat d’un processus inéluctable, mais possible à réaliser, ou dans tous les cas à faire, avec justement les moyens du bord, sans vouloir appliquer dans la chair de l’histoire et des hommes ce qui peut être pensé, imaginé. Faut-il penser en effet que tout désir utopique est voué à l’échec en prenant pour mesure les «  projets utopiques » du nazisme et du stalinisme ? L’utopie serait alors un idéal, un horizon dont nous savons très bien qu’il ne pourra jamais être réalisé tel quel, comme l’asymptote qui

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jamais ne se confondra avec la ligne des X. Si on ne peut pas éradiquer le mal, ne doit-on pas se donner les moyens concrets.de l’empêcher d’advenir   tant il est vrai que nous pouvons user des choses sans jamais les servir   ?-Cf. Campanella   : On notera la référence à la vie historique et donc réelle des apôtres qui vient confirmer la possibilité du désir que les choses soient autrement.

Tommaso Campanella, La Cité du Soleil

« Les Solariens attachent en général peu d'importance aux choses matérielles et s'en inquiètent à peine, car chacun reçoit tout ce qui lui est nécessaire, et le superflu ne lui est donné qu'à titre de récompenses honorifiques, ces récompenses se distribuant dans les grandes solennités où l'on offre aux héros ainsi qu'aux héroïnes, soit de belles couronnes, soit des vêtements somptueux, soit des mets plus exquis. Bien qu'ils portent des vêtements blancs le jour et dans la cité, pour sortir de la ville et pendant la nuit ils en portent de rouges, soit en laine, soit en soie. Ils détestent le noir, comme étant un symbole d'abjection, et c'est pour cela qu'ils méprisent les Japonais, qui aiment les couleurs sombres. Ils regardent l'orgueil comme le vice le plus exécrable, et toute action orgueilleuse est punie par une très grande humiliation. Aussi, ils ne croient pas s'abaisser en servant la communauté, soit à table, soit dans les cuisines, soit encore en prodiguant leurs soins aux malades. Ils disent qu'il n'est pas plus honteux de marcher avec les pieds, que de voir avec les yeux et de parler avec la bouche. C'est pourquoi tous remplissent les ordres qu'on leur donne, quels qu'ils soient, en en regardant toujours l'accomplissement comme honorable. Ils n'ont pas de ces serviteurs payés qui corrompent les mœurs, car ils se suffisent à eux-mêmes. Hélas ! il n'en est pas de même chez nous. On compte soixante-dix mille âmes à Naples, et c'est à peine s'il y a dix ou quinze mille travailleurs dans ce nombre. Aussi, ceux-là s'épuisent et se tuent par un travail au-dessus de leurs forces. Les oisifs se perdent par la paresse, l'avarice, les maladies, le libertinage, etc. Ils pervertissent les autres, en les retenant à leur service, parce qu'ils sont pauvres et faibles, et ils leur communiquent leurs propres vices. De là vient que le service public se fait mal, qu'il n'y a pas de fonctions utiles bien dirigées, que l'agriculture, la guerre et les arts sont délaissés par la plupart des citoyens, et que ceux qui s'en occupent le font avec dégoût.

Dans la cité du Soleil, au contraire, les magistratures, les arts, les travaux et les charges étant également distribués, chacun ne travaille pas plus de quatre heures par jour. Le reste du temps est employé à étudier agréablement, à discuter, à lire, à faire et à entendre des récits, à écrire, à se promener, à exercer enfin le corps et l'esprit, tout cela avec plaisir. Les jeux sédentaires, tels que les cartes, les échecs, etc., sont défendus. Les Solariens jouent à la paume, au sabot, ils luttent, lancent des flèches et des javelots et tirent de l'arquebuse. La pauvreté, disent-ils, engendre la bassesse, l'astuce, le dol, le vol, les trahisons, le faux témoignage, le vagabondage et la mendicité ; mais la richesse produit aussi l'insolence, l'orgueil, l'ignorance, la présomption, la tromperie, la vanterie, l'égoïsme et la grossièreté. Grâce à la communauté, les hommes ne sont ni riches ni pauvres. Ils sont riches, parce qu'ils possèdent en commun, pauvres, parce qu'ils n'ont rien en propre. Ils se servent des choses, mais ne les servent pas. C'est ce qu'ils admirent dans les religieux de la chrétienté, et encore plus dans la vie des apôtres.   »

8-Certes, l’utopie se sépare de l’histoire, mais elle répond aussi à ce qui est devenu,, pour anticiper, pour élaborer un possible dont l’histoire et sa matière sont potentiellement l’expression. Pour Ernest Bloch (philosophe allemand), l’homme est homme parce qu’il est habité par ce qui n’est pas encore advenu, dont le rêve éveillé, l’utopie par exemple, sont l’expression. L’homme est cette être qui ne se contente pas du donné, de ce qui est là. L’homme est homme non pas parce qu’il s’adapte, mais à l’inverse, parce qu’il refuse de se plier à ce qui s’impose à lui pour se projeter dans un ailleurs à partir de ce qui est donné. Dépassement donc et anticipation pour le meilleur.  « L’essence n’est pas ce qui a été ; l’essence du monde est elle-même au Front »(Bloch).Ou bien : « Je vibre. Très tôt déjà, je cherche. On est tout avide, on crie. On a pas ce qu’on veut » (Bloch, Le Principe Espérance, Tome1)

Le Principe Espérance   :Ernst Bloch, Tome 2-1959.

« Le baroque est l’époque de la centralisation du pouvoir royal, qui était alors progressiste. A cette concordance entre l’intérêt bourgeois et la monarchie correspondait maintenant une utopie entièrement basé sur l’autorité et la bureaucratie : la Civitas Solis de Campanella, parue en 1623. Ce qui y retentit ce ne sont plus les accents de la liberté comme chez More, mais le chant de l’ordre impliquant maître et surveillance………ce qui séduisait Campanella parmi les attrait de l’Amérique, ce n’était plus l’innocence paradisiaque des insulaires qui avait tant séduit More, mais l’ancien Empire des Incas et ses majestueuses constructions…………  Dans l’ensemble les rêves de Campanella étaient en en parfait accord avec la politique des grandes puissances de l’époque qu’il projette simplement sur un écran utopique. Non que Campanella désirât les élever au rang d’idéologie, mais il croyait en la réalisation des royaumes de ses rêves et soulignait la possibilité qu’avaient les grandes puissances alors existantes de devenir l’instrument propre à accélérer son avènement. Bien qu’il eut passé vingt sept ans dans les cachots de la réaction espagnole qui se méfiait de lui, Camapanella, qui aurait d’abord eu des rapports avec les Turcs, applaudissait à grands cris la suprématie des Espagnols et finalement celle des Français, mais uniquement parce qu’il la considérait dans les deux cas comme le lieu où se préparait le royaume messianique du Soleil. Il est révélateur qu’il ait encore dédicacé son ouvrage intitulé De sensu rerum et magia, réédité en 1637, à Richelieu, et cela avec des prétentions bien

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plus messianiques que courtoisement flatteuses : « La cité du Soleil, projetée par moi, à fonder par toi » ; en exprimant de la sorte son ambitieux espoir Campanella saluait aussi la naissance du futur Louis quatorze, d’ailleurs effectivement baptisé du nom de Roi Soleil. »

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9- la contre-utopie ? Il est clair qu’elle relève du souci d’inverser radicalement le projet utopique.Au meilleur pensable et imaginable, elle oppose le pire. Au lieu de nier l’histoire, elle nous y renvoie directement en soulignant les effets catastrophiques dont elle est réellement porteuse. Elle a donc une fonction de critique politique. Nous pourrions, par exemple, pour contrer l’optimisme technologique de ceux qui valorisent sans compter les bienfaits du numérique et de l’internet, imaginer une société de surveillance absolue, disciplinée dans les âmes et les corps, jusqu’à ce point de non retour où le réel et le virtuel seraient indiscernables. Il y aurait donc des bébés nourris au lait virtuel de vaches transparentes dont le meuglement ressemblerait à s’y méprendre à des barrissements d’éléphants. Les hommes, n’ayant plus de référents réels et sensibles, confondraient tout, et il suffirait, selon les besoins de quelques uns, d’appeler une pierre un nuage ou la guerre, la paix. Nous sommes certes dans l’utopie négative, mais aussi dans le roman d’anticipation, dans le roman de science-fiction. Nous pouvons penser au roman d’Orwell évidemment, 1984. Il pousse à bout et accomplit fictivement la logique historique du totalitarisme dont la finalité essentielle est de dominer la conscience même du sujet jusqu’à sa disparition «  dans le visage de l’autre ». « Il aimait Big Brother » .Il faut penser aussi à D-503 dans le roman de Zamiatine-« Je souris et ne puis m’en empêcher, car on m’a retiré une esquille : ma tête est légère et vide. Le bonheur est dans l’absence de conscience d’être à soi, dans son temps intérieur : l’utopie d’un bonheur absolument transparent et continu.

10 –Portée métaphysique : Utopie et contre-utopie semblent se rejoindre dans le même constat : c’est la liberté inséparable du temps de la conscience qu’il faut annihiler pour que les choses s’arrangent comme si ces deux genres littéraires pressaient du doigt sur la plaie de notre condition temporelle et finie. Comment en effet être heureux pour toujours sinon en niant le temps consubstantiel de la conscience ? L’utopie ou la contre-utopie viennent substantialiser la source même du temps dont la conscience est l’expression contingente : le devenir. Que ce soit dans le bien ou dans le mal, toutes deux atteignent une perfection efficace. L’utopie –et la contre –utopie !-, réalisent la mort de la pensée : On peut se demander quel plaisir il y a à penser dans un monde où plus rien n’excite le désir de penser. Ouf ! Que tout s’arrête enfin et qu’on en finisse !!!

Cioran   : Histoire et Utopie. […] Et d'où [les utopies] seraient-elles ces cités que le mal n'effleure pas, où l'on bénit le travail et où personne ne craint la mort ? On y est astreint à un bonheur formé d'idylles géométriques, d'extases réglementées, de mille merveilles écœurantes, telles qu'en présente nécessairement le spectacle d'un monde parfait, d'un monde fabriqué.

George Orwell, 1984, Gallimard, 1950, epilogue.

« Il regarda l’énorme face. Il lui avait fallu quarante ans pour savoir quelle sorte de sourire se cachait sous la moustache noire. Ô cruelle, inutile incompréhension ! Obstiné ! Volontairement exilé de la poitrine aimante ! Deux larmes empestées de gin lui coulèrent de chaque côté du nez. Mais il allait bien, tout allait bien. LA LUTTE ÉTAIT TERMINÉE. IL AVAIT REMPORTÉ LA VICTOIRE SUR LUI-MÊME. IL AIMAIT BIG BROTHER. »

Eugène Zamiatine Nous autres (épilogue) 1920

NOTE 40 – Des faits. La cloche. J’ai confiance. Il fait grand jour. Le baromètre est à 760. Est-ce moi, D-503, qui ai écrit ces quelques deux cents pages ? Ai-je jamais éprouvé tout cela, ou cru que je l’éprouvais ? L’écriture est de moi, mais, heureusement, il n’y a que l’écriture. Je n’ai plus le délire, je ne parle plus en métaphores absurdes, je n’ai plus de sentiments. J’exposerai seulement des faits. Je suis en parfaite santé. Je souris et ne puis m’en empêcher, car on m’a retiré une esquille : ma tête est légère et vide. Ou plus exactement, elle n’est pas vide mais plus rien d’étranger ne m’empêche de sourire. (Le sourire est l’état normal d’un être normal.)Voici les faits. Le même soir, on nous emmena vers le plus proche auditorium (c’était l’auditorium 112, que je connaissais déjà). Il y avait mon voisin qui avait trouvé la limite de l’univers, moi, et tous ceux qui n’avaient pas de certificat d’Opération. On nous attacha sur des tables pour nous faire subir la Grande Opération. Le lendemain, je me rendis chez le Bienfaiteur et lui racontai tout ce que je savais sur les ennemis du bonheur. Je ne comprends pas pourquoi cela m’avait paru si difficile auparavant. Ce ne peut être qu’à cause de ma maladie, à cause de mon âme. Le soir, je me trouvai avec le Bienfaiteur dans la fameuse Chambre Pneumatique – je la voyais pour la première fois. On y amena cette femme, pour qu’elle témoignât en ma présence. Elle se tut obstinément, le sourire aux lèvres. Je remarquai que ses dents étaient très pointues, très blanches, et je les trouvai jolies. On la mit ensuite sous la Cloche. Son visage devint très pâle et, comme ses yeux étaient grands et noirs, cela la rendit très jolie. Quand on commença de pomper l’air, elle renversa la tête et serra les dents en fermant à demi les yeux. Cela me rappela quelque chose. Elle me regarda ensuite, les mains serrées aux bras du fauteuil, jusqu’à ce que ses yeux se fussent complètement fermés. On la sortit, pour la faire revenir vivement à elle au moyen des électrodes, et on la remit sous la cloche. Cette opération fut répétée trois fois et jamais un mot ne sortit de ses lèvres. Ceux que l’on avait amenés en même temps qu’elle se montrèrent plus honnêtes. Beaucoup parlèrent dès le premier essai. Ils iront tous demain à la Machine du Bienfaiteur. On ne peut différer l’exécution car il y a encore, à l’ouest, des régions où règnent le chaos et les bêtes sauvages et qui, malheureusement, renferment une grande quantité de numéros ayant trahi la raison. Nous avons cependant réussi à établir, dans la 40 e avenue, un mur provisoire d’ondes à haute tension. J’espère que nous vaincrons ; bien plus, je suis sûr que nous vaincrons, car la raison doit vaincre.

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10-Rabelais semble sortir du lot. En un sens, l’Abbaye de Thélème est une contre-utopie : le temps des horloges et donc de la répétition du même-« image mobile de l’éternité »- est nié ; mais dans un autre sens, évidemment, elle est une utopie puisqu’elle est la réalisation effective de la liberté sans contrainte dans une sorte de fusion naturelle avec tous. Il faut y voir évidemment une critique de la vie monacale et, il est vrai, un symbole de l‘éducation humaniste. Mais encore ? Faut-il y voir l’actualisation joyeuse de la liberté originelle de l’homme non perverti par l’histoire et le pêché originel ? En effet, Thélème veut dire en grec volonté libre et cette volonté libre dans sa nature originelle et créée ne peut vouloir que le Bien(Augustin). Aucune contrainte ne peut venir pervertir ce qui se donne à nous dans sa pureté éternellement présente. C’est l’interdit ou la contrainte qui crée le désir contraire à soi et à tous, nous dit Rabelais. Il est vrai que rien dans les Evangiles ne nous interdit d’aimer la vie, même si le plaisir Rabelaisien peut sembler contradictoire avec un christianisme orthodoxe. Mais quoi  ? Dieu pourrait-il nous interdire d’aimer sa création et de jouir des biens qu’il soutient par sa main dans la vie qui est et qui vient ? Rabelais nous donne à penser la possibilité d’une nature humaine recouvrée dans une foi joyeuse et affirmative. D’ailleurs, le temps du bonheur se finit par le retour au temps présent comme si chacun d’entre nous avait essentiellement besoin d’une expérience originelle, intérieure et collective, à partir de laquelle il est possible enfin de savoir ce que nous sommes.

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11-Roman et utopie sont bien évidemment substantiellement différents. Alors que le roman nous inscrit dans ce qu’Aragon appelle « un mentir-vrai » qui vise à créer un effet de réalité pour le lecteur et sa lecture, l’utopie élabore un monde dont nous savons immédiatement qu’il est purement imaginaire et donc irréelle. La question est de savoir justement en ce qui concerne l’utopie s’il est possible ou impossible de vivre ainsi qu’on nous le dit. Ainsi, Dans le roman de Sébastien Mercier, l’auteur anticipe les transformations futures causées par la démesure de la monarchie et conséquemment condamne les rois et leur politique aristocratique. Versailles n’est plus que ruines, débris, même si pourtant il est encore possible « d’entrevoir une idée confuse de son antique magnificence ». Le passé est encore présent, il éclaire encore faiblement de sa puissance défunte, mais tout est consommé, l’utopie royale de Versailles a échoué et Louis quatorze-Sic transit gloria mundi-, pauvre vieillard, vient après coup légitimer son orgueil et sa folie. Ce qui est condamné de manière irrévocable, ce sont tous les projets historiques des « monstres couronnés », construits avec la sueur du peuple et servant à sa domination. Il faut donc rompre avec les temps anciens et instituer la République qui, seule, peut créer les conditions d’une vie heureuse pour tous(le bonheur est une idée neuve en Europe dira Saint Juste). L’utopie réalisée de tous les monarques de l’histoire appelle un commencement absolu ou une rupture effective du temps historique dominé par les puissants. Le futur ayant jugé le présent, Sébastien Mercier anticipe évidemment la Révolution et La République-1792- à partir d’une négation du présent inégalitaire. Le bonheur est donc possible, non pas à partir d’un imaginaire rêvé mais à l’inverse à partir de l’histoire réelle en considérant la volonté utopique des dominants n’ayant pour seul but que de conforter au cours des temps leur domination. Ce roman pourrait être considéré comme anti-utopique dans la mesure où l’utopie relève de l’égoïsme et de l’orgueil des rois : le seul projet qui vaille est, à l’inverse, de servir le Bien commun. Le roman se présente alors comme le tribunal de l’histoire.

12-Tous les romans d’anticipations et de sciences fictions se présentent aussi comme des jugements a postériori pour renvoyer le lecteur à son présent et à la nécessité de maîtriser et d’orienter l’histoire autrement . Pour juger de la vérité du présent, il nous faut imaginer son futur (qui devient l’avenir du lecteur) à partir de ce qu’il nous est donné d’apercevoir dans « les brumes des jours d’aujourd’hui » ; La raison sans doute prendrait peut-être le point de vue de l’adaptation et de la nécessité. C’est au nom de la raison et du raisonnable que le présent est toujours conservé. En somme, il faut rêver et ne pas croire ceux qui, au nom du présent, aussi catastrophique soit-il, prône la malheur futur à ceux qui prétendent le transformer .Si l’histoire en effet est l’Expérience que l’humanité fait d’elle-même, le roman la redouble en la transformant par l’imaginaire et se définit derechef comme son expérience mentale. Il est, malgré tous les paradoxes qu’on voudra objecter à une telle définition : l’expérience de la vérité du monde. Exit-la raison. « Ce que j’aime en toi, chère imagination, c’est que tu ne pardonnes pas ». André Breton.

13- Cette Expérience vraie du monde imaginé et réel qu’est le roman se justifie encore plus avec Georges Perec. «  Perec » nous inscrit directement dans l’imaginaire (« il y aurait »). L’histoire est évidemment récusée à première lecture, mais présente du fait même de la description réaliste qui pastiche le récit historique, le récit d’aventure et même le récit sociologique et ethnographique. C’est donc la littérature elle-même dans ses multiples productions qui devient ici matière historique travaillée par l’imaginaire comme si le narrateur continuait en la singeant une histoire littéraire du récit qui a reflété l’histoire réelle et l’histoire présente. Après tout en effet, il n’y a d’histoire qu’écrite et l’écriture du réel historique appelle sa subversion pour signifier au lecteur qu’il n’y a pas de récit innocent et donc que l’histoire devenue et réelle est problématique. Ainsi, La Cité du sport dont le narrateur nous fait la description devient réelle dans la mesure où elle est le produit écrit de tout ce qui précède. L’imaginaire, paradoxalement, devient réel puisqu’il est le travail écrit de transformation de l’écrit. L’effet de réel est donc percutant et l’utopie, pour le compte, absolument négative, avec pourtant les moyens d’une écriture forcément imaginaire. L’histoire des hommes devient elle-même irréelle comme si Perec obligeait son lecteur à s’interroger sur les vérités dont elle est porteuse. Qui fait l’histoire en effet  ? Ceux qui agissent et qui la font ? Certes. Mais, ce qui est passé est passé et ne reviendra plus : Le passé n’existe au présent que par ce qui en reste, mais l’histoire n’existe que par ceux qui la racontent, c’est à dire les historiens honnêtes et ceux qui ne le sont pas, ceux qui racontent ce qui convient aux dominants pour justifier leur autorité sur le présent. Qui raconte et pourquoi ? De plus, cet effet de vérité est redoublé par le statut même de la cité du sport qui nous revoit au présent : le spectacle du sport n’est-il pas dans le fond un outil de domination ? Quoi de plus affligeant en effet de voir des pauvres et des affamés applaudir des joueurs qui gagnent des sommes astronomiques ? De plus, le sport est aussi une des vertus fondamentales de l’idéologie fasciste prônant l’exercice physique et son spectacle comme symbole de la force et de son éclat. Il faut également prendre en compte le fait que l’extermination nazie opère la destruction des corps et des races dégénérés. Nous savons en outre que les nazis voulaient rendre invisible pour l’histoire cette extermination, ce qui redouble encore une fois notre interrogation sur le statut de l’histoire écrite par les dominants, et la disparition orchestrée par tous les pouvoir du passé historique qui dérange.

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Sébastien Mercier

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Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance chapitre 12.Collection L’Imaginaire, Gallimard. 1975

Il y aurait, là-bas, à l’autre bout du monde, une île. Elle s’appelle W.

Elle est orientée d’est en ouest ; dans sa plus grande longueur, elle mesure environ quatorze kilomètres. Sa configuration générale affecte la forme d’un crâne de mouton dont la mâchoire inférieure aurait été passablement disloquée.

Le voyageur égaré, le naufrage volontaire ou malheureux, l’explorateur hardi que la fatalité, l’esprit d’aventure ou la poursuite d’une quelconque chimère auraient jetés au milieu de cette poussière d’îles qui longe la pointe disloquée du continent sud-américain, n’auraient qu’une chance misérable d’aborder à W. Aucun point de débarquement naturel ne s’offre en effet sur la côte, mais des bas-fonds que des récifs à fleur d’eau rendent extrêmement dangereux, des falaises de basalte, abruptes, rectilignes et sans failles, ou encore, à l’ouest, dans la région correspondant à l’occiput du mouton, des marécages pestilentiels. Ces marécages sont nourris par deux rivières d’eau chaude, respectivement appelées l’Omègue et le Chalde dont les détours presque parallèles déterminent sur un court trajet, dans la portion la plus centrale de l’île, une micromésopotamie fertile et verdoyante. La nature profondément hostile du monde alentour, le relief tourmenté, le sol aride, le paysage constamment glacial et brumeux, rendent encore plus merveilleuse la campagne fraîche et joyeuse qui s’offre alors à la vue : non plus la lande désertique balayée par les vents sauvages de l’Antarctique, non plus les escarpements déchiquetés, non plus les maigres algues que survolent sans cesse des millions d’oiseaux marins, mais des vallonnements doux couronnés de boqueteaux de chênes et de platanes, des chemins poudreux bordés d’entassements de pierres sèches ou de hautes haies de mûres, de grands champs de myrtilles, de navets, de maïs, de patates douces.

En dépit de cette clémence remarquable, ni les Fuégiens ni les Patagons ne s’implantèrent sur W. Quand le groupe de colons dont les descendants forment aujourd’hui la population entière de l’île s’y établit à la fin du XIXe siècle, W était une île absolument déserte, comme le sont encore la plupart des îles de la région ; la brume, les récifs, les marais avaient interdit son approche ; explorateurs et géographes n’avaient pas achevé, ou, plus souvent encore, n’avaient même pas entrepris la reconnaissance de son tracé et sur la plupart des cartes, W n’apparaissait pas ou n’était qu’une tache vague et , sans nom dont les contours imprécis divisaient à peine la mer et la terre.

La tradition fait remonter à un nommé Wilson la fondation et le nom même de l’île. Sur ce point de départ unanime, de nombreuses variantes ont été avancées. Dans l’une, par exemple, Wilson est un gardien de phare dont la négligence aurait été responsable d’une effroyable catastrophe ; dans une autre, c’est le chef d’un groupe de convicts qui se seraient mutinés lors d’un transport en Australie ; dans une autre encore, c’est un Nemo dégoûté du monde et rêvant de bâtir une Cité idéale. Une quatrième variation, assez proche de la précédente, mais significativement différente, fait de Wilson un champion (d’autres disent un entraîneur) qui, exalté par l’entreprise olympique, mais désespéré par les difficultés que rencontrait alors Pierre de Coubertin et persuadé que l’idéal olympique ne pourrait qu’être bafoué, sali, détourné au profit de marchandages sordides, soumis aux pires compromissions par ceux-là mêmes qui prétendraient le servir, résolut de tout mettre en oeuvre pour fonder, à l’abri des querelles chauvines et des manipulations idéologiques, une nouvelle Olympie.

Le détail de ces traditions est inconnu; leur validité même est loin d’être assurée. Cela n’a pas une très grande importance. D’habiles spéculations sur certaines coutumes (par exemple, tel privilège accordé à tel village) ou sur quelques-uns des patronymes encore en usage pourraient apporter des précisions, des éclaircissements sur l’histoire de W, sur la provenance des colons (dont il est sûr, au moins, que c’étaient des Blancs, des Occidentaux, et même presque exclusivement des Anglo-Saxons : des Hollandais, des Allemands, des Scandinaves, des représentants de cette classe orgueilleuse qu’aux Etats-Unis on nomme les Wasp), sur leur nombre, sur les lois qu’ils se donnèrent, etc. Mais que W ait été fondée par des forbans ou par des sportifs, au fond, cela ne change pas grand-chose. Ce qui est vrai, ce qui est sûr, ce qui frappe dès l’abord, c’est que W est aujourd’hui un pays où le Sport est roi, une nation d’athlètes où le Sport et la vie se confondent en un même magnifique effort. La fière devise

FORTIUS ALTIUS CITIUS

qui orne les portiques monumentaux à l’entrée des villages, les stades magnifiques aux cendrées soigneusement entretenues, les gigantesques journaux muraux publiant à toute heure du jour les résultats des compétitions, les triomphes quotidiens réservés aux vainqueurs, la tenue des hommes : un survêtement gris frappé dans le dos d’un immense W blanc, tels sont quelques-uns des premiers spectacles qui s’offriront au nouvel arrivant. Ils lui apprendront, dans l’émerveillement et l’enthousiasme (qui ne serait enthousiasmé par cette discipline audacieuse, par ces prouesses quotidiennes, cette lutte au coude à coude, cette ivresse que donne la victoire ? ), que la vie, ici, est faite pour la plus grande gloire du Corps. Et l’on verra plus tard comment cette vocation athlétique détermine la vie de la Cité, comment le Sport gouverne W, comment il a façonné au plus profond les relations sociales et les aspirations individuelles.

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11- Que conclure ? L’imagination dans son sens le plus large relève de notre liberté  et la concrétise : nous sommes libres parce que nous pouvons faire être ce qui n’est pas et nous mesurer avec le réel. L’imagination est bien cette capacité qui nous permet de nous projeter au-delà du présent immédiat pour dépasser le donné naturel ou historique et mettre à distance ce qui est déjà-là. Nous pourrions même considérer l’imagination comme le fait même de la conscience en acte. De fait, l’utopie actualise nos rêves et met en question notre présent. Il est possible évidemment de se contenter de ce qui est, au nom de la formule bien connue « on n’y peut rien » ou ce sera toujours ainsi », mais une telle éthique relève de la servitude consentie et du choix de la médiocrité la plus crasse. En somme, l’impossible l’est jusqu’à preuve du contraire. Il est vrai que l’utopie peut devenir mortifère lorsqu’elle est voulue absolument. Mais qui a dit que le réel devait correspondre à nos rêves : un idiot sans doute, dans tous les cas un fou délirant qui a confondu son rêve avec ce qui est possible en commun. On peut donc essayer prudemment, sachant que la vraie prudence n’est pas forcément raisonnable et s’accompagne d’une clairvoyance dont l’imaginaire peut être l’arc tendu et la volonté la flèche. Il faut donc savoir viser et choisir le moment. Après tant de rêves déçus et alors que le brouillard augmente nous trouverons bien la passe.

Lisons un Maître et cela suffira : « Ils appellent cela du mirage ! dit Clifton ; eh bien ! Le diable est pour quelque chose là-dedans, vous pouvez m’en croire. C’est sûr lui répondu Gripper.

Mais le brouillard, en s’entrouvrant, avait, avait montré aux yeux du commandant une passe immense et libre qu’il ne soupçonnait pas ; elle tendait à l’écarter de la côte ;il résolut de profiter sans délai de cette chance favorable ;les hommes furent disposés de chaque côté du chenal ; des aussières leur furent tendues, et

Ils commencèrent à remorquer le navire dans la direction du nord.  » Jules Verne, Aventures du Capitaine Hatteras- 1866-. P.137- Folio Classique Edition de Roger Bouderie

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