(rich text format) à télécharger

Embed Size (px)

Citation preview

Le droit de rver.

Gaston Bachelard, Le droit de rver. [1970]9

Gaston Bachelard [1884-1962][1970]

LE DROITDE RVER

Un document produit en version numrique par Daniel Boulagnon, bnvole,professeur de philosophie en FranceCourriel: Boulagnon Daniel HYPERLINK "mailto:[email protected]" [email protected] HYPERLINK "http://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_boulagnon_daniel.html" Page web dans Les Classiques des sciences sociales.

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: HYPERLINK "http://classiques.uqac.ca/" http://classiques.uqac.ca/

Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: HYPERLINK "http://bibliotheque.uqac.ca/" http://bibliotheque.uqac.ca/

Politique d'utilisationde la bibliothque des Classiques

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, mme avec la mention de leur provenance, sans lautorisation formelle, crite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue.Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle:- tre hbergs (en fichier ou page web, en totalit ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques.- servir de base de travail un autre fichier modifi ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la proprit des Classiques des sciences sociales, un organisme but non lucratif compos exclusivement de bnvoles.Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est galement strictement interdite.L'accs notre travail est libre et gratuit tous les utilisateurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Prsident-directeur gnral,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Cette dition lectronique a t ralise par Daniel Boulagnon, professeur de philosophie en France partir de:

Gaston Bachelard (1934),

LE DROIT DE RVER.

Paris: Les Presses universitaires de France, 1re dition, 1970, 250 pp. Collection la pense.

Polices de caractres utilise: Times New Roman, 14 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format: LETTRE US, 8.5 x 11.

dition numrique ralise le 30 octobre 2014 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

Gaston Bachelard (1970)

LE DROIT DE RVER

Paris: Les Presses universitaires de France, 1re dition, 1970, 250 pp. Collection la pense.

A LA PENSE

COLLECTION DIRIGE PAR PHILIPPE GARCIN

LE DROIT

DE

RVER

PAR

GASTON BACHELARD

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

1970

REMARQUE

Ce livre est du domaine public au Canada parce quune uvre passe au domaine public 50 ans aprs la mort de lauteur(e).

Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o il faut attendre 70 ans aprs la mort de lauteur(e).

Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.

[249]

Table des matires

Quatrime de couvertureAvertissement des diteurs [5]

Premire partieARTS [7]

Les nymphas ou les surprises d'une aube d't [9]Introduction la Bible de Chagall [14]Les origines de la lumire [32]Le peintre sollicit par les lments [38]Simon Segal [43]Henri de Waroquier sculpteur: l'homme et son destin [47]Le cosmos du fer [54]Une rverie de la matire [60]La divination et le regard dans l'uvre de Marcoussis [63]Matire et main [67]Introduction la dynamique du paysage [70]Le Trait du Burin d'Albert Flocon [94]Chteaux en Espagne [99]

Deuxime partieLITTRATURE [123]

Balzac: Sraphta [125]Edgar Poe: Les Aventures de Gordon Pym [134]Rimbaud l'enfant [150]La dialectique dynamique de la rverie mallarmenne [157]V.-E. Michelet [163]Germe et raison dans la posie de Paul Eluard [169]Une psychologie du langage littraire: Jean Paulhan [176]Jacques Brosse: L'ordre des choses [186]

Troisime partieRVERIES [193]

L'espace onirique [195]Le masque [201]Rverie et radio [216]Instant potique et instant mtaphysique [224]Fragment d'un journal de l'homme [233]

Rfrences bibliographiques [247]

LE DROIT DE RVER

QUATRIMEDE COUVERTURE

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresUn dlicieux recueil... Ce petit livre, d un sage fort savant de notre poque folle, est l'un des plus rafrachissants qui se puissent trouver aujourd'hui (L'Aurore) Il y est question de tout: de la main du graveur, du test de Rorschach, de la radio, de la posie de Paul Eluard, de la meilleure faon de s'endormir. Et, une fois encore, on est sduit par l'intelligence et l'humour d'un des rares hommes qui aient possd jusqu'ici ce que C. P. Snow appelle les deux cultures... Une des penses gniales de notre sicle (Jean-Louis Ferrier, L'Express) Il faut lire ce petit livre merveilleux, ruisselant de clart et qui met l'esprit en tat de perptuelle excitation... Ne craignez pas la dispersion ou la fatigue, sauf la fatigue de suivre un esprit particulirement agile. D'abord le livre a une unit relle, celle du regard, ensuite ce regard a le don d'clairer, d'animer les objets sur lesquels il se pose... L'admirable est la fermet de la dmarche de la phrase et de l'intelligence (Robert Kanters, Le Figaro littraire) Le Droit de rver contient des pages qui donneront la meilleure image d'une intelligence en action, et sans rebuter, pensons-nous, ceux que la philosophiepourrait mettre en dfiance... Nous lui trouvons le charme, l'invention inoue, la beaut humaine d'un rveur qui est un grand crivain (Lucien Guissard, La Croix) Il est curieux que ce livre, qui n'est aprs tout qu'un ensemble d'essais, contienne autant de force explosive que d'autres ouvrages, capitaux, du mme auteur. C'est que Bachelard est jamais un penseur trange, on dirait plutt tranger, et qu'il le reste quoi qu'il crive, produisant les mmes chocs par deux petites phrases que par toute une page ou un chapitre d'analyse. Et puis, le lecteur est moins tendu... Jamais on n'aura trouv meilleur titre que pour ce livre-ci et le titre n'est pas de Bachelard car c'est bien d'un ouvrage de revendication qu'il s'agit.- La pense de Bachelard est toujours la proclamation et la rclamation d'une libert retrouve, ou retrouver (Encyclopdie du monde actuel, Lausanne) ... Un titre que l'auteur n'aurait pas reni... Bachelard ajoute ses songes ceux de ses auteurs et nous invite les enrichir de nos propres rves (Claude Mauriac, Le Figaro) Chaque page de ce livre est un excitant pour la pense (Le Monde).

[5]

LE DROIT DE RVER

AVERTISSEMENTDES DITEURS

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresGaston Bachelard n'avait pas prvu de son vivant le rassemblement des textes publis dans le prsent ouvrage. Il n'est pas sr qu'il et reconnu notre choix, qu'il et agr l'ordonnance de ce recueil et le titre mme que nous avons inscrit en tte du volume (titre extrait du chapitre o il se dpeint moins comme un philosophe l'ouvrage que comme un rveur ou, mieux, comme un penseur qui s'octroie le droit de rver).Il nous a paru cependant que les essais ici runis taient lis par un principe d'unit trs visible et, comme et dit Joubert, qu'ils groupaient avec eux-mmes. Qu'il nous parle de Monet ou de Chagall, de Balzac ou d'luard, de la coquille ou du nud de corde, c'est l'attache, l'intersection du songe et de la rflexion que se place toujours celui qui dclarait on le verra plus loin que le monde est intense avant d'tre complexe et que la philosophie devrait tre restitue ses dessins d'enfant.Ph. G.

[6]

[7]

LE DROIT DE RVER

Premire partie

ARTS

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matires[8]

[9]

Premire partieARTS

Les nymphasou les surprisesdune aube dt

Il n'y a point de Polype, ni de Camlon, qui puisse changer de couleur aussi souvent que l'eau.Jean-Albert Fabricius,Thologie de l'Eau, trad. 1741

I

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresLes nymphas sont les fleurs de l't. Elles marquent l't qui ne trahira plus. Quand la fleur apparait sur l'tang, les jardiniers prudents sortent les orangers de la serre. Et si ds septembre le nnuphar dfleurit, c'est le signe d'un dur et long hiver. Il faut se lever tt et travailler vite pour faire, comme Claude Monet, bonne provision de beaut aquatique, pour dire la courte et ardente histoire des fleurs de la rivire.Voici donc notre Claude parti de bon matin. Songe-t-il, en cheminant vers l'anse des nymphas, que Mallarm, le grand Stphane, a pris, en symbole de quelque Lda amoureusement poursuivie, le nnuphar blanc? Se redit-il la page o le pote prend la belle fleur comme un noble uf de cygne... qui ne se gonfle d'autre chose sinon de la vacance exquise de soi.... Oui, dj tout la joie d'aller fleurir sa [10] toile, le peintre se demande, plaisantant avec le modle dans les champs comme en son atelierQuel uf le nnuphar a-t-il pondu la nuit?Il sourit d'avance de la surprise qui l'attend. Il hte le pas. MaisDj la blanche fleur est sur son coquetier.Et tout l'tang sent la fleur frache, la fleur jeune, la fleur rajeunie par la nuit.Quand le soir vient Monet l'a vu mille fois la jeune fleur s'en va passer la nuit sous l'onde. Ne conte-t-on pas que son pdoncule la rappelle, en se rtractant, jusqu'au fond tnbreux du limon? Ainsi, chaque aurore, aprs le bon sommeil d'une nuit d't, la fleur du nympha, immense sensitive des eaux, renat avec la lumire, fleur ainsi toujours jeune, fille immacule de l'eau et du soleil.Tant de jeunesse retrouve, une si fidle soumission au rythme du jour et de la nuit, une telle ponctualit dire l'instant d'aurore, voil ce qui fait du nympha la fleur mme de l'impressionnisme. Le nympha est un instant du monde. Il est un matin des yeux. Il est la fleur surprenante d'une aube d't.Sans doute un jour vient o la fleur est trop forte, trop panouie, trop consciente de sa beaut pour aller se cacher quand le soir tombe. Elle est belle comme un sein. Sa blancheur a pris un rien de rose, un ton rose-tentation-lgre sans lequel la couleur blanche ne pourrait avoir conscience de sa blancheur. Cette fleur, ne l'appelait-on pas, en d'autres temps: la quenouille de Vnus (Clavus Veneris)? Ne fut-elle pas, dans la vie mythologique qui prcde la vie de [11] toute chose, Hraclion, cette forte Nymphe morte de jalousie pour avoir trop aim Hracls?Mais Claude Monet sourit de cette fleur soudain permanente. C'est celle-l mme quhier le pinceau de Monet a donn l'ternit. Le peintre peut donc continuer l'histoire de la jeunesse des eaux.

II

Oui, tout est nouveau dans une eau matinale. Quelle vitalit il doit avoir ce fleuve-camlon pour rpondre tout de suite au kalidoscope de la jeune lumire! La seule vie de l'eau qui frissonne renouvelle toutes les fleurs. Le plus lger mouvement d'une eau intime est l'amorce d'une beaut florale.L'eau qui bouge a dans l'eau des battements de fleur, dit le pote Gloria Alcorta, Visages, Ed. Seghers, p. 13.. Une fleur de plus complique toute la rivire. Un roseau plus droit donne des rides plus belles. Et ce jeune iris d'eau perant le vert fouillis nnupharesque, il faut que le peintre nous dise tout de suite son triomphe surprenant. Le voici donc, tous sabres dehors, toutes feuilles tranchantes, laissant pendre de trs haut, en une ironie blessante, sa langue soufre au-dessus des flots.S'il l'osait, un philosophe rvant devant un tableau d'eau de Monet dvelopperait les dialectiques de l'iris et du nympha, la dialectique de la feuille droite et de la feuille calmement, sagement, pesamment appuye sur les eaux. N'est-ce pas la dialectique mme de la plante aquatique: l'une veut surgir anime d'on ne sait quelle rvolte contre l'lment [12] natal, l'autre est fidle son lment. Le nympha a compris la leon de calme que donne une eau dormante. Avec un tel songe dialectique, on ressentirait peut-tre, en son extrme dlicatesse, la douce verticalit qui se manifeste dans la vie des eaux donnantes.Mais le peintre sent tout cela d'instinct et il sait trouver dans les reflets un sr principe qui compose en hauteur le calme univers de l'eau.

III

Et c'est ainsi que les arbres de la berge vivent dans deux dimensions. L'ombre de leur tronc augmente la profondeur de l'tang. On ne rve pas prs de l'eau sans formuler une dialectique du reflet et de la profondeur. Il semble que, du fond des eaux, on ne sait quelle matire vienne nourrir le reflet. Le limon est un tain de miroir qui travaille. Il unit une tnbre de matire toutes les ombres qui lui sont offertes. Le fond de la rivire a aussi, pour le peintre, de subtiles surprises.Parfois du fond du gouffre monte une bulle singulire: dans le silence de la surface, elle balbutie cette bulle, la plante soupire, l'tang gmit. Et le rveur qui peint est sollicit par une piti pour un malheur cosmique. Un mal profond gt-il sous cet Eden de fleurs? Faut-il se souvenir avec jules Laforgue du mal des Ophlies fleuries

Et des nymphas blancs des lacs o dort Gomorrhe.

Oui, l'eau la plus riante, la plus fleurie, dans le plus clair matin, recle une gravit.Mais laissons passer ce nuage philosophique. Revenons, avec notre peintre, la dynamique de la beaut.[13]

IV

Le monde veut tre vu: avant qu'il y et des yeux pour voir, l'il de l'eau, le grand il des eaux tranquilles regardait les fleurs s'panouir. Et c'est dans ce reflet qui dira le contraire! que le monde a pris la premire conscience de sa beaut. De mme, depuis que Claude Monet a regard les nymphas, les nymphas de l'Ile-de-France sont plus beaux, plus grands. Ils flottent sur nos rivires avec plus de feuilles, plus tranquillement, sages comme des images de Lotus-enfants. J'ai lu, je ne sais plus o, que dans les jardins d'Orient, pour que les fleurs fussent plus belles, pour qu'elles fleurissent plus vite, plus posment, avec une claire confiance en leur beaut, on avait assez de soin et d'amour pour mettre devant une tige vigoureuse portant la promesse d'une jeune fleur deux lampes et un miroir. Alors la fleur peut se mirer la nuit. Elle a ainsi sans fin la jouissance de sa splendeur.Claude Monet aurait compris cette immense charit du beau, cet encouragement donn par l'homme tout ce qui tend au beau, lui qui toute sa vie a su augmenter la beaut de tout ce qui tombait sous son regard. Il eut Giverny, quand il fut riche si tard!, des jardiniers d'eau pour laver de toute souillure les larges feuilles des nnuphars en fleurs, pour animer les justes courants qui stimulent les racines, pour ployer un peu plus la branche du saule pleureur qui agace sous le vent le miroir des eaux.Bref, dans tous les actes de sa vie, dans tous les efforts de son art, Claude Monet fut un serviteur et un guide des forces de beaut qui mnent le monde.

[14]

Premire partieARTS

Introduction la Bible de Chagall

I

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresUn il d'aujourd'hui, un il de peintre projetant sur toute chose lumire et splendeur, regarde, chaque page de ce livre, au fond mme des tnbres de l'histoire lgendaire. Cet il vivant regarde le plus grand des passs: il dcouvre, il voit, il montre les tres de la vie premire; il fait vivre pour nous ce grand temps immobile o les tres naissent et croissent comme des tiges inflexibles, o les hommes sont, de premier jet, des tres surhumains. Oui, Marc Chagall, ce peintre qui sait placer, comme un crateur d'univers, le rouge et l'ocre, le bleu fonc et le bleu tendre va nous dire les couleurs du temps des Paradis. Chagall lit la Bible, et, tout de suite, sa lecture est une lumire. Sous son pinceau, sous son crayon, la Bible devient naturellement, en toute simplicit un livre d'images, un livre de portraits. Sont ainsi runis ici les portraits d'une des plus grandes familles de l'humanit.Quand, dans ma solitude de lecteur, je mditais sur le Livre Saint, la voix tait si forte que je ne voyais pas toujours le Prophte. Tous les Prophtes avaient pour moi la voix des Prophties. Regardant maintenant [15] les planches de ce beau recueil, je lis autrement le vieux livre. J'entends plus clairement parce que j'y vois plus clair, parce que Chagall, ce voyant, dessine la voix qui parle.En vrit, Chagall m'a mis de la lumire dans l'oreille.

II

Quel privilge pour un crateur de formes, pour un peintre de gnie, de recevoir la tche de dessiner le Paradis! Ah! tout est paradis l'il qui sait voir, qui aime voir. Chagall aime le monde parce qu'il sait le regarder et surtout parce qu'il a appris le montrer. Le Paradis est le monde des belles couleurs. Inventer une couleur nouvelle est, pour un peintre, une jouissance paradisiaque! Dans une telle jouissance, le peintre regarde ce qu'il ne voit pas: il cre. A chaque peintre son paradis. Et qui sait mettre les couleurs d'accord est sr de dire la concorde d'un monde. Le Paradis est d'abord un beau tableau.Dans les rveries premires de tous les rveurs de Paradis, les belles couleurs mettent en paix tous les tres du monde. Tous les tres sont purs puisqu'ils sont beaux; tous vivent ensemble; les poissons nagent dans l'air, l'ne ail accompagne les oiseaux, le bleu de l'univers allge toutes les cratures. Rvez un peu comme cet ne vert qui rve si bien au ciel qu'il a une colombe dans la tte, tout parfum qu'il est d'avoir emport dans l'azur le muguet qu'il a cueilli sur la terre.Ainsi le paradis a la dimension d'une lvation. Il faudrait des pomes et des pomes pour dire tout cela. Mais un seul dessin de Chagall condense toutes ces [16] puissances. Une seule peinture se met parler sans fin. Les couleurs deviennent des paroles. Qui aime la peinture sait bien que la peinture est une source de paroles, une source de Pomes. Qui rve devant la planche du Paradis entend un concert de louanges. Le mariage des formes et des couleurs est une union prolifique. Les tres sortent du pinceau du peintre, vivants et aussi fconds que les tres sortis de la main de Dieu. Les premiers animaux de la gense sont les mots d'un vocabulaire que Dieu enseigne aux hommes. L'artiste connat des impulsions de cration. On sent bien qu'il conjugue tous les temps du verbe crer; il a tous les bonheurs de la cration.Quelle joie alors pour nous de voir un artiste qui cre vite; car Chagall cre vite. Crer vite, grand secret pour crer vivant. La vie n'attend pas, la vie ne rflchit pas. Jamais d'bauches, toujours des tincelles. Tous les tres de Chagall sont des tincelles premires. Dans ses scnes cosmiques, Chagall est ainsi le peintre de la vivacit. Son Paradis ne languit pas. Mille rveils sonnent dans le ciel avec les vols d'oiseaux. L'air entier est ail.

III

Sur fond d'oiseaux, dans ce Paradis qui chante avant de parler, apparat l'homme, l'homme cr double, mle et femelle, comme le dit le verset de la Gense (I, 26-28). Un rve d'androgyne traverse plusieurs planches du livre. Les corps sont unis, primitivement unis, avant d'tre spars. En y rvant bien, Chagall ne dtache pas l'homme et la femme l'heure de la tentation. Eve est un peu en avance, mais Adam [17] ne la retient gure. Eve a des ides de pomme, mais la main d'Adam est bien prs, dj tendue vers les pommes. Le peintre est ici un bon psychologue de la tentation partage. Quand le serpent parle, Adam reste un peu en arrire, mais il est l. Quelle psychologie de la tentation dlgue! Adam ne dit-il pas l'Eve de Chagall: Va, ma belle, connais la tentation, la tentation seulement. Caresse, mais ne cueille pas, ou encore, nuance plus subtile, Ne cueille pas, mais caresse... Dans son ivresse de voir, un peintre sent tout cela; lui, il caresse du regard les beaux fruits du monde sans les dtacher de l'arbre.Ainsi le dessinateur nous donne un des grands instantans du destin humain. Il a sensibilis l'instant dcisif de la lgende. Le dessin concentre tous les commentaires du psychologue. Les paroles viennent aux lvres de quiconque rve sur le tableau. On voit la tentation, donc on la parle, chacun sa manire. Il est ainsi des rveurs qui trouvent des voix sductrices pour aider le serpent. Chagall nous a donn une scne parlante. suivre son crayon, nous voici, peu ou prou, acteur dans ce grand drame de la tentation.

IV

Mais la femme a cueilli la pomme. Par ce seul geste le Paradis a t dvast. Dieu le Crateur est maintenant Dieu le juge. Dans ses tableaux Chagall dessine cette rvolution et de Dieu et des hommes. Dieu, dans le ciel, apparat comme un index vengeur. Eve et Adam fuient devant le doigt dress de ce Dieu du Courroux.Mais, bont chagallienne, dans la planche en couleurs [18] o Dieu maudit Eve, devant la femme crase par ses fautes, Chagall a dessin un agneau tonn. Un agneau? Bien plutt, cet animal chagallien, complexe d'ne et de chvre, androgyne animal qui se glisse dans de nombreuses toiles de Marc Chagall. Ce petit signe de la tranquille innocence des btes ne souligne-t-il pas la dramatique responsabilit des hommes devant les joies de la vie?En tout cas, voici le Paradis ferm. Toute la Bible maintenant va dire la destine des hommes. Les prophtes vont dire un des plus grands destins de l'humanit: le destin d'Isral.

V

Le dynamisme de l'histoire d'Isral est le dynamisme des grandes figures. Le temps du monde se lit sur les visages. Tout le prsent ouvrage a t fait la gloire du visage. Marc Chagall nous prsente les hros du destin, ceux qui par l'ardeur d'un regard redressent et relancent le psychisme d'un peuple. Nous avons ainsi un grand livre de l'animation humaine. force de beaucoup dessiner, force de dessiner bien, Chagall est devenu psychologue: il russit individualiser les Prophtes.Mais quel est l'ge de Marc Chagall quand il dessine les Prophtes? Dans la simple vie humaine, Chagall n'aime gure qu'on lui parle d'un dixime septennat. Mais, le crayon en main, face aux tnbres des temps anciens, trs anciens, Chagall n'a-t-il pas cinq mille ans? Il vit au rythme des millnaires. Il a l'ge de ce qu'il voit. Il voit job. Il voit Rachel. De quels yeux ne la regarde-t-il pas, sa Rachel? Qu'est-ce [19] qui bouillonne dans son cur de dessinateur des millnaires pour que tant de lumire sorte de tous ces traits noirs?Ne feuilletez pas le livre. Gardez-le ouvert l'une de ses grandes pages, une page qui vous parle. Et vous allez tre pris par une des grandes rveries de la temporalit, vous allez connatre la rverie des millnaires. Chagall va vous apprendre avoir, vous aussi, cinq ou six mille ans. Ce n'est pas avec des chiffres, ce n'est pas en courant sur la ligne de l'histoire qu'on peut percer les tnbres des millnaires. Non, il faut beaucoup rver rver en prenant conscience que la vie est un rve, que ce qu'on rve au-del de ce qu'on a vcu est vrai, est vivant, est l, prsent en toute vrit devant nos yeux. Je rve tant devant certaines planches de Chagall que je ne sais plus gure dans quel pays je suis, dans quelle profondeur des temps je me trouve enseveli. Ah! que m'importe l'histoire puisque le pass est prsent, puisqu'un pass qui n'est pas le mien vient de s'enraciner en mon me et de me donner des rves sans fin. Le pass de la Bible est une pope de moralit. La profondeur du temps est redouble en une profondeur des valeurs morales. Les savants de la palontologie nous disent une tout autre histoire. Avec des chiffres ajusts un calendrier de fossiles, ils nous parlent d'un homme quaternaire. J'imagine assez bien cet tre vtu de peaux de bte et mangeant de la viande crue. Je l'imagine mais je n'en rve pas. Pour entrer dans les songes de l'homme, il faut tre un homme. Il faut tre un anctre, tre vu dans une perspective d'anctres, en transposant peine des figures qui sont dans notre mmoire. Tous les visages runis dans le [20] livre de Chagall sont des caractres. En les contemplant on est pris dans une grande rverie de moralit. entrer dans ces rveries de moralit, nous dpassons l'histoire, nous dpassons la psychologie. Les tres prsents par Chagall sont des tres moraux, des exemplaires de vie morale. Les circonstances autour d'eux ne drangent gure la figure centrale. Le destin moral de l'homme trouve ici ses grands promoteurs. Prs d'eux, nous devons prendre des leons d'nergie destinale, avec eux nous pouvons plus courageusement accepter notre destin. Ainsi une rverie immmoriale nous donne des impressions de permanence. Ces anctres de la moralit, ils demeurent en nous-mmes. Le temps ne les a pas uss. Ils sont immobiliss par leur grandeur. Les petites vagues de la temporalit s'apaisent autour du souvenir de tels anctres de la vie morale. Un temps la mesure des certitudes de la vie morale s'installe au fond des mes. Dans la Bible on vit l'histoire d'une ternit. Bien souvent, quand je mditais sur un Prophte de Chagall, me venait aux lvres le distique de Rimbaud:

Elle est retrouve!Quoi? l'ternit!

VI

Mais, pour recevoir toutes les richesses de rverie qui sont les bienfaits de l'uvre illustre, pour rompre aussi le fil de l'histoire qui nous donne plus de penses que d'images, je crois qu'il faut aller un peu l'aventure, sans grand souci de l'ordre des pages. C'est du moins de cette manire que j'ai organis mon plaisir.Alors, avant d'approcher des Prophtes, j'ai voulu [21] partager le ravissement de Chagall quand il dessine les femmes de la Bible. La puissance d'anima des pages de la Bible est sans doute masque par l'animus des Prophtes. Mais, ds que l'on se rend sensible la solidit du fminin, ds que l'on mesure l'action destinale de la femme, des figures douces et fortes sortent de l'ombre. Quelle joie pour moi de voir illustrs des noms qui sont, pour un vieil colier franais, des gtes de rverie. J'ai couru bien vite, en ouvrant le recueil, aux pages qui nous peignent l'histoire de Booz endormi. Et j'ai vu Ruth, plus simple, plus vraie que je ne l'ai jamais imagine. J'ai, si j'ose dire, joui de la synthse de Victor Hugo et de Marc Chagall. J'ai remis la glaneuse au centre, au sommet de ma rverie de moisson. En notre poque de moissonneuses-lieuses, nous avons perdu le sens de l'pi. Mais voici qu'avec Chagall nous nous souvenons qu'il faut beaucoup d'pis perdus pour faire une gerbe et qu'une bonne glaneuse peut devenir, en une obscure patience, l'pouse du Seigneur des domaines. Le peintre comme le pote nous rendent la grandeur des origines. Nous rentrons dans le rgne de la simplicit. Cette femme toute droite, avec une gerbe heureusement pesante sur la tte, n'est-elle pas, loin des froides allgories, une divinit de l'pi, l'pouse promise l'homme qui fait pousser le bl?

Les femmes dessines par Chagall sont fortement individualises. Je donnerai de leur haut caractre plusieurs exemples. Mais allez voir tout de suite le vis--vis de Mose et de sa femme Sephora. On la sent presque coquette, Sephora. Coquette devant Mose, quelle audace! Scne si trange que, malgr [22] mon oreille tendue, je n'ai rien su des mots qui sortaient de la bouche du Prophte.En tout cas, les femmes de Chagall se savent regardes. Elles coutent le regard des hommes. Le regard, autant que les paroles, les obligent se dcider, les contraint suivre la ligne du destin d'Isral. Voyez les planches consacres Esther. Deux fois Mardoche la regarde. D'abord, comme s'il tait une figure du nuage, une figure d'en haut. Ensuite, tout proche et en toute clart, Mardoche aux yeux vifs adjure l'hsitante: Vas toucher le sceptre du roi et tu sauveras ton peuple. Esther est l, toute blanche, immobile, hsitante. Enfin, elle accomplit l'acte suprme de l'hrosme fminin. Elle gravit, comme on gravit un calvaire, les marches du trne. Avec ce drame, Racine a fait une tragdie. Chagall concentre la tragdie en trois tableaux. nous, rveurs, de parler ces tableaux. Mais alors, quel triomphe pour une psychologie du dessin, pour cet art de saisir, dans toute une vie, les instants dcisifs, les instants o se formule une destine. Pour moi, je dcouvre l qu'un grand peintre peut tre un hypnotiseur. Le regard de Mardoche m'hypnotise. La tragdie dessine par Chagall est une tragdie du regard. Si Mardoche n'avait pas eu un il si noir, l'histoire du monde en et t change.Voici un autre drame de la vie fminine, drame plus simple, plus commun. Le dessin va le rehausser. Quand Sara chasse Agar, le peintre nous dit d'abord l'extrme courroux de la femme lgitime et la dtresse de la servante sduite par le matre. Mais, d'une planche l'autre, il semble que la fugitive grandisse. Elle emporte au dsert le plus grand des trsors: un [23] enfant d'Abraham. Qu'elle est belle cette page o, dans le repos de sa solitude d'abandonne, Agar caresse son fils Ismal! N'entend-elle pas comme un cho des paroles que le Seigneur a dites Abraham? N'aie point de chagrin pour cet enfant, ni pour ta servante. Je ferai aussi devenir le fils de la servante une nation, parce qu'il est de ta race (Gense, XXI, 12). Le fils an de toutes les femmes de la Bible ne tient-il pas le destin d'une nation? Les femmes de la Bible ne rvent-elles pas cette prennit qu'un fils donne leur existence? Le destin inscrit dans l'existence du fils est la consolation suprme de la femme afflige. Chagall a dit tout cela en deux pages. Aprs la page mditative, toute noire, o Agar caresse Ismal, vient la page toute blanche o Agar entend les consolations de l'ange du ciel. La servante, elle aussi, a droit une ligne. Le Seigneur protge tous les ans d'Isral.Le mme drame du destin de la race recommence quand Jacob doit choisir entre les deux filles de Laban dont l'ane s'appelait La et la plus jeune Rachel.Mais La avait les yeux tendres et Rachel avait la taille belle (Gense, XXIX, 16, 17).Une planche de Chagall nous montre Rachel accueillant Jacob. Le regard dit tout. Comme elle regarde Jacob!En ces temps heureux, les belles femmes avaient de belles servantes. Chagall sait cela: toute une suite de dessins disent cette floraison des puissances fminines. Et comme le destin presse, les servantes viennent au secours des pouses infcondes. La et Rachel donnent ainsi leur servante Jacob. Jacob pouse et La et Rachel. Chagall ne peut nous donner que les [24] figures dcisives d'une si confuse histoire. Mais il nous fait comprendre que la gloire de la femme est de donner un fils Jacob, de servir les destines d'Isral.Dans ces temps de Jude, la gloire d'avoir un fils immortalise un nom. Les noms des femmes bibliques ne sont pas phmres. Les dessins qui portent le nom de Rachel ne quittent plus la mmoire. Chagall, en illustrant les prestiges de la fille de Laban, a consacr un nom d'origine. Chagall nous fait voir l'tre mme d'un nom pris l'instant de toute premire dnomination. Je contemple son album comme un album de noms. Quand on lit le texte dans le Livre, les noms ne sont parfois qu'un amas de syllabes. On croit connatre un tre parce qu'on ple son nom. On est pris par un grand rve de la sonorit. Pour un rveur de mots, quelle splendeur fminine que le nom de Rachel.Rachel! Rachel, quel bonheur d'oreille! Et voici que Chagall en fait un bonheur des yeux. Le dessinateur fait, avec de grands noms, des tres vivants.Mais si je m'abandonnais toutes les ondes de fminit qui partent des femmes dessines par Marc Chagall, j'oublierais les Prophtes. Je veux donc maintenant aller voir, et mieux voir, aid par Chagall, les grands visages de la Prophtie.

VII

Cette fois encore, je cours, sans souci de l'ordre des pages, aux visages dominants. Qui rsistera la curiosit de savoir tout de suite comment le peintre voit job, Daniel, Jonas?La premire page sur job est la page de sa misre. [25] Mais, en sa misre, du moins il est seul. En contemplant l'homme dans sa simple misre, il semble que ma piti s'endorme. J'accepte le malheur.Combien plus douloureuse est pour moi la page suivante o Satan vient tenter l'homme malheureux. Ce Satan joyeux, ce Satan au ventre un peu gros, ce Satan au visage moderne, un instant, me fait rire. Et soudain, je me reproche d'avoir ri. Dans cette page le peintre a dialectis l'ironie. Est-elle un jeu, est-elle une cruaut? Satan est-il assez intelligent pour esprer tenter un Prophte?Mais job est inbranlable. Il reste pensif, tranquille en sa misre. Quand il prie, il est un matre de la prire douce, sans vhmence. Le peintre qui illustre le Livre de job nous fait vivre en profondeur les instants de la rsignation dlicate.En contraste avec les pages qui illustrent, avec job, la non-violence, nous rencontrons le noir visage de l'Ecclsiaste. La page est trs chagallienne. L'oiseau de Chagall est ici un astre gal au croissant de la Lune. N'apporte-t-il pas les tables de la loi? Le profil du prophte nous rend la tristesse de ses paroles lgendaires.

VIII

On tourne la page pour revivre en coutant le Cantique des cantiques. Chagall est ici en pleine vie, car il nous montre nouveau un monde orn de femmes. Ces planches sont, pour moi, le monde fminin en expansion. Le destin du monde c'est de crer des femmes. Une femme ne nat-elle pas, par exemple, des harmonies du vent, dans les branches d'un arbre? Une femme ne repose-t-elle pas, toute blanche et [26] grasse, sur une palme agrandie? Il semble que des instants de Paradis viennent de sonner. A ce signal de bonheur retrouv, Chagall dessine de beaux corps enlacs, des ttes couronnes qui embrassent de belles filles; de belles formes blanches viennent clairer le ciel du soir, vivre dans l'extase d'un vol avec les oiseaux du bonheur.

IX

En se rveillant des joies exubrantes qu'il eut en illustrant le Cantique des cantiques, Chagall a vcu le cauchemar de Balthasar.Le festin est fini. On a bu dans les vases sacrs vols la maison de Dieu Jrusalem. Mais, quand le sacrilge est ainsi son comble, une main sans bras crit sur la muraille: Men, Men, Thkel Upharsin. Daniel expliquera le prodige. Mais c'est l'instant d'pouvante que Chagall voulait dire. Il a mis l'pouvante dans les doigts mmes du Roi de Babylone. Le tremblement est dans les os de Balthazar. Le Livre ne dit-il pas que les genoux du Roi heurtaient l'un contre l'autre? Tout le visage de Balthasar porte le signe d'un cataclysme psychologique. Alors un roi du monde est renvers par un prsage. Les mots fatidiques travaillent, par-del le cur de l'homme, toutes les forces de l'univers. Les mots crits sur la muraille bouleversent l'histoire. En deux pages, Chagall nous rappelle cette rvolution dans le destin d'Isral.

X

Mais de tous ces malheurs de roi, je rve mal. Dans mon aventure de lecteur je suis impatient d'arriver aux gtes de mes grands songes. Que de fois depuis [27] que j'ai le livre de Chagall dans ma chambre, dans cette petite baleine qu'est ma chambre aux flancs couverts de livres, je suis revenu nourrir ma rverie avec les images de Jonas !Chagall ne ruse pas avec la lgende. Le poisson est l, parfois plus petit que le Prophte, parfois dj digrant le naufrag! Ainsi le veulent les rveries qui jouent jusqu' l'invraisemblable sur la dialectique du contenant et du contenu. La mer aussi n'est-elle pas, elle seule, un gigantesque poisson? Jonas est vraiment dans le sein des eaux. C'est le monde des eaux qui a, ds le premier naufrage, englouti le Prophte: Les eaux m'avaient environn jusqu' l'me; l'abme m'avait envelopp de toutes parts; les roseaux m'avaient entour la tte (Livre de Jonas, 11, 6). Mais, du fond de ce spulcre marin, du fond de ce tombeau vivant qu'est le poisson engloutissant, Jonas prie le Seigneur. Le ventre de la baleine est un oratoire.Vient alors l'instant o Jonas quitte le monde des cailles pour tre vers sur la plage de sable. Jonas retrouve les hommes. Son destin de Prophte commence et Chagall nous le montre courant Ninive pour y porter la parole de Dieu.Ayant relu les quatre chapitres de la Bible pour bien situer les dessins de Chagall, je reviens contempler le visage de Jonas. Je ne sais si ce visage porte tmoignage des exploits du naufrag. Mais il me parle, il me regarde. C'est, pour moi, une des plus grandes figures du prsent livre. Mais tant d'autres visages m'attirent! Je vais sans fin de Jonas Daniel, de Daniel Jonas. Daniel, la tte sur son oreiller, sort d'un songe. Jonas ne sort-il pas, lui aussi, d'un grand [28] rve? N'avons-nous pas, nous aussi, des rves d'engloutissement? Le dessin d'un grand artiste ne peut-il pas rveiller en nous les puissances oniriques qui ont cr les plus anciennes lgendes? Nous entrons alors dans un au-del du pittoresque. On commence par sourire quand on voit la tte de Jonas dans la gorge du poisson, et puis on se trouve pris dans des rveries qui ne rient plus. Soudain tout devient grave, tout devient vrai. La nuit qui nous prend dans son propre sommeil est un ocan d'eaux dormantes. Alors, mme quand le matin est un peu clair dans notre me retrouve, nous savons bien que, comme Jonas, nous venons d'tre sauvs des eaux.

XI

Ainsi, feuilletant loisir, en une grande libert de rverie, le livre de Chagall, j'ai d'abord t retenu par les planches qui rveillaient en moi des lectures oublies. Tous, tant que nous sommes, nous avons un muse intime o sont gards les grands tres de l'histoire et c'est un des grands charmes de l'album de Chagall que cet album devient bientt un album de souvenirs.Mais le livre de Chagall a un autre bienfait. Il nous force rouvrir la Bible, l'ouvrir des pages dont nous ne savions pas la richesse. Je veux dire maintenant, en toute humilit, comment, avec Chagall, je suis all la dcouverte de mes prophtes perdus.Les figures surgissent alors pour moi, toutes nouvelles, sur le fond mme de mon ignorance. Je les vois avant de les entendre et je cours au Livre pour savoir ce qu'ils ont dit.[29]Voici Nhmie, le Prophte qui prie Dieu jour et nuit pour obtenir d'un roi l'autorisation de rebtir Jrusalem. Les flammes sont encore vivantes qui brlent la Ville. Nhmie pleure et prie, la paupire gonfle et la lvre lourde. Chagall dessine le profil de la dsolation.Voici Jol. Trois visages diffrents sont ici ncessaires pour nous montrer le Prophte appelant au repentir et le Prophte promettant le pardon. Par la faute des hommes le poison est dans le grain des moissons. Qu'on entende les exhortations du Prophte et l'univers entier sera guri de ses plaies. Les oiseaux emplissent le ciel et l'oiseau de Chagall apporte en son bec les fleurs de la paix. Cet oiseau, dans la deuxime planche, est l'annonciateur de l'ange qui parat au ciel du troisime dessin.Voici Amos, le Berger Prophte, le Prophte qui agit: je mettrai le feu la maison de Hazal et ce feu dvorera le palais de Ben-Hadad (Livre d'Amos, 1, 4).Le palais brle. Chagall dessine Amos sur un fond d'incendie. Je cherche un coin de paix dans ce monde en flammes. Une bergerie reste vivante dans le dsastre des palais. J'y dcouvre l'homme et la femme tran-quillement endormis. Les moutons aussi y reposent en paix. Le Berger-Prophte sait bien que les moutons prservent les hommes des malheurs de la guerre.Quelle curieuse impression je reois quand j'intgre ainsi un dtail infime dans une scne grandiose! Il me semble que je descende dans les profondeurs d'une psychologie de crateur. Quand tout flambait, Chagall a voulu que quelque chose survive, que deux tres aimants dorment tranquillement dans un coin [30] sombre de son tableau. Les flammes de l'incendie destructeur ont une clart de soleil. Mais, dans l'ombre, le bonheur humain est, lui seul, une petite lumire.Le noir chagallien est habit.

XII

Le livre de Chagall se termine par une illustration des visions de Zacharie. Ces visions annoncent, pour Jrusalem et pour Sion, la fin des temps d'preuve. Le chandelier sept branches, lumire du Temple, claire tout l'univers. Dans cette lumire universelle, l'ange du ciel parle au Prophte, guide le Prophte. Le grand cheval roux dont parle le Livre sacr traverse un ciel de songe. Des routes s'ouvrent qui montent au firmament. Pour l'homme aussi il y a des chemins qui mnent au ciel.On comprend pourquoi depuis si longtemps on rencontre dans les dessins de Marc Chagall des moutons et des nes, ces bons compagnons de l'homme, qui gravissent sur les montagnes des nuages, bien au-dessus des montagnes de la terre. L'univers entier: btes, hommes et choses, a un destin d'lvation. Le peintre nous invite cette ascension heureuse. On se sent plus lger en contemplant ces voyageurs du ciel, ces voyageurs inattendus que nous croyions rivs la terre. Il semble ici que nous touchions une dtermination de toute l'uvre du peintre: Marc Chagall dessine trop bien pour tre un pessimiste. Il a confiance en son crayon, confiance en son pinceau, donc le monde est beau. L'univers est digne d'tre peint. Il fait bon, on est bien dans un monde qui est beau. La [31] joie de peindre est une joie de vivre. L'univers les dessins de Chagall nous le prouvent a, au-del de toutes les misres, un destin de bonheur. L'homme doit retrouver le Paradis.

XIII

En choisissant un itinraire de lecture, entre beaucoup d'autres, je n'ai pu dire toutes les richesses de l'ouvrage de Chagall. Il faudrait tout un livre pour commenter une telle uvre. Au-del des prfrences qui nous ont retenu, il faudrait connatre les prfrences mmes de l'artiste. Tout n'est pas dvoil. Le peintre, bien entendu, n'a pas nous dire la raison de ses choix. Mais, devant l'exubrance d'une telle richesse d'illustration, se pose prcisment le problme d'une philosophie de l'illustration. Pour comprendre ce problme on devrait revivre la solitude du peintre devant sa page blanche. Cette solitude est grande, car rien ne l'aide pour faire sortir des tnbres de l'histoire la physionomie des tres disparus. Rien n'est copier. Tout est crer.Et quelle tche que celle de dessiner des Prophtes, de donner chacun l'originalit d'un visage. Les Prophtes de Chagall ont cependant un trait commun, ils sont tous chagalliens. Ils portent la marque de leur crateur. Pour un philosophe des images, chaque page de ce livre est un document o il peut tudier l'activit de l'imagination cratrice.

[32]

Premire partieARTS

Les originesde la lumire

I

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresOn rpte sans fin que les fables de La Fontaine sont des drames condenss, on rappelle que le fabuliste fut un observateur qui courait les champs et qui coutait toutes les histoires du monde. Tout le long de son uvre, il raconte ce qu'il a vu. Mais voici l'inverse: Marc Chagall voit ce qu'on lui raconte. Mieux, il voit tout de suite ce qu'on allait lui raconter. Il est vision crante. Il est peinture remuante. Aussi nous rvle-t-il des lumires la fois profondes et mobiles. En plaant o il faut les clarts, il raconte.Par quel admirable don des synthses a-t-il, dans ses eaux-fortes, condens encore davantage les fables si condenses du fabuliste? C'est parce qu'avec sret et bonheur il a surpris l'instant dominant du rcit. Regardez bien une des gravures et la gravure va se mettre, toute seule, fabuler. Chagall a su prendre le germe mme de la fable. Alors, devant vous, tout va germer, crotre, fleurir. La fable va sortir de l'image. Par exemple, vous savez tout quand le peintre vous montre les deux sottes chvres, cornes contre cornes, sur la planche troite qui sert de pont [33] au-dessus de l'abme. Si vous ne vous souvenez plus de la fable, regardez bien l'image, elle va vous donner la morale de l'histoire. En vous faisant voir, Chagall vous fait parler. Prolongez votre plaisir de voir les deux fronts affronts et vous trouverez des rimes. Le peintre de gnie vous forcera tre un pote de talent.Parfois, il tait difficile d'illustrer la comdie. Mais l'il chagallien lit au fond des curs. Allez voir la page o le savetier doit finalement vous dire les malheurs d'un financier. Pour moi, je l'entends rire, ce Grgoire! Je l'entends rire du rire mme de Chagall, d'un rire de pleine vie, tout l'ardeur d'tre vivant. Jamais avant l'eau-forte de Chagall, le savetier Grgoire n'a frapp si fort l'empeigne, n'a tordu si vigoureusement la tte pour tirer le ligneul. Ne devinez-vous pas pourquoi? C'est que Chagall, le rapide Chagall, a saisi l'ouvrier dans sa gaiet finale, dans une gaiet jamais vcue auparavant, dans cette surgaiet que donne une dlivrance, aprs qu'il a rendu le trsor et non pas avant de le recevoir foin des soucis! Le coq peut chanter. Les voleurs ces bons lurons! peuvent venir visiter la cave du savetier. Ils seront bien attraps. Depuis hier, Grgoire a rapport au financier les maudits cus, les cus qui empchent de travailler. Chagall sait tout cela, dit tout cela. Il conte avec la pointe qui court sur le cuivre poli, avec le pinceau qui met sur les vifs mouvements des joies supplmentaires. Il conte, il fabule avec ses yeux ouverts. Saisissez donc l'instant chagallien et vous aurez le tmoignage des forces amasses dans une vision unitaire. Chagall est un condensateur.[34]Mais voyez encore la fable Le renard et les raisins, que La Fontaine fait tenir en huit vers. Elle est ici en pleine page. La grappe est enfle comme la grenouille d'une autre fable pour exciter l'envie du renard. Mais le renard chagallien sait combien longues sont les diagonales dans le format d'un grand livre, il reste donc tranquillement dans son coin. N'a-t-il pas une pointe de rouge au bout de son museau, n'a-t-il pas sur le visage cette flamme qu'on voit au nez d'un bon vigneron? Le vin de toute la treille ne mettrait pas une teinte de plus. Le renard de Chagall est ivre de la joie de ddaigner. Oui, Chagall, comme La Fontaine, sait que cela vaut mieux que de se plaindre. L encore, la morale se fait toute seule, avec des lignes et des couleurs. L'il aigu de Chagall a tout entendu du dialogue entre la bte et le fruit.

II

Ainsi la preuve est faite: les tableaux sont des rcits. Ils disent leur faon les fables les plus disertes. L'espace bien peupl de volumes et de couleurs met en marche les personnages, les hommes et les btes. Il n'y a plus rien d'immobile dans un tableau de Chagall. Au ciel, les nuages s'en vont lents ou vifs, suivant qu'un mouton dort ou qu'une preste belette monte l'arbre. On sent que la tempte va se calmer aussitt le chne dracin. Maintenant que le drame est consomm, le roseau peut se redresser. Chagall a su tout dire des mouvements ariens, il a mis les justes bourrelets aux bords des nuages agits. Le ciel de Chagall n'est jamais un espace inoccup. Le ciel [35] de Chagall a toujours quelque chose faire. Chagall est un mobilisateur.Cet art des contours si visible dans les nuages chagalliens, si sensible dans ces fronts d'ouragans auxquels Chagall donne pleine force, on le saisira si l'on examine une eau-forte non colore. Alors l'aquafortiste doit avec mille traits fins tisser ses ombres, il doit amener ses ombres tout prs des centres de clart. Tout prs mais non trop prs. Jamais Chagall ne voudrait brutaliser la frange, arrter cette sempiternelle vibration des contours qui donne la vie mme tout ce qu'claire la lumire du jour, ft-ce la cruche sur la table ou la borne du chemin. Voyez, sentez comme Chagall serre doucement le corset d'ombre autour d'une poitrine de cygne. Quel travail du noir il faut savoir mener pour produire une telle blancheur!

III

Quelle merveilleuse poque que la ntre o les plus grands peintres aiment devenir cramistes et potiers. Les voil donc qui font cuire les couleurs. Avec du feu ils font de la lumire. Ils apprennent la chimie avec leurs yeux; la matire, ils veulent qu'elle ragisse pour le plaisir de voir. Ils devinent l'mail quand la matire est encore molle, quand elle est encore un peu terne, peine luisante. Marc Chagall est tout de suite un matre de cette peinture satanique qui dpasse la surface et s'inscrit dans une chimie de la profondeur. Et dans la pierre, dans la terre, dans la pte, il sait garder vivant son vigoureux animalisme. Encore une fois, nous en avons la preuve, [36] il tait prdestin crire des fables, inscrire des fables dans la matire, sculpter des tres fabuleux dans la pierre.Et chez Chagall la vie est si intense que les poissons, en leur vivier ptrifi, gardent leur dynamique de flches. Si libres aussi sont les oiseaux chagalliens qu'enferms dans leur cage de pierre ils continuent de voler.Nous sommes bien devant le bestiaire ternel, le bestiaire cr ds la Gense, heureusement mis en rserve dans l'Arche de No. Allez voir la cramique de Chagall pour que vous sachiez comment tous les animaux du monde s'taient fraternellement entasss. Cette communaut du vivant, cette ternit de la vie, voil la philosophie de Marc Chagall. Et la preuve que cette philosophie est concrte, qu'elle est si vraie qu'on peut la peindre, vous la saurez ds que vous aurez compar, dans luvre de Chagall, la Lda caressant le cygne la femme lutine par le coq. Ah! les coqs de Chagall, que feraient-ils sur terre s'il n'y avait pas de femmes? Et leur bec, quel bec!Dj, dans une primitive sculpture est-elle chagallienne ou est-elle assyrienne? Chagall nous entrane dans une immense rverie. La femme-coq accumule toutes les ambivalences, formule toutes les synthses. Nous sommes ici la source mme de toutes les images vivantes, de toutes les formes qui, dans leur ardeur paratre, se mlent, se bousculent, se recouvrent. Le vivant et l'inerte s'associent. Les objets de bois et de pierre deviennent des tres de chair et de muscles: le violoncelliste est un violoncelle, la cruche est un coq.[37]Et, du plus loin des ges, les patriarches reviennent nous dire les lgendes lmentaires. Marc Chagall a dans l'il tant d'images que pour lui le pass garde les pleines couleurs, garde la lumire des origines. Encore une fois, tout ce qu'il lit, il le voit. Tout ce qu'il mdite, il le dessine, il le grave, il l'inscrit dans la matire, il le rend clatant de couleur et de vrit.

[38]

Premire partieARTS

Le peintre sollicitpar les lments

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresAvant l'uvre, le peintre, comme tout crateur, connat la rverie mditante, la rverie qui mdite sur la nature des choses. Le peintre, en effet, vit de trop prs la rvlation du monde par la lumire pour ne pas participer de tout son tre la naissance sans cesse renouvele d'un univers. Aucun art n'est plus directement crateur, manifestement crateur, que la peinture. Pour un grand peintre, mditant sur la puissance de son art, la couleur est une force crante. Il sait bien que la couleur travaille la matire, qu'elle est une vritable activit de la matire, que la couleur vit d'un constant change de forces entre la matire et la lumire. Aussi, par la fatalit des songes primitifs, le peintre renouvelle les grands rves cosmiques qui attachent l'homme aux lments, au feu, l'eau, l'air cleste, la prodigieuse matrialit des substances terrestres.Ds lors, pour le peintre, la couleur a une profondeur, elle a une paisseur, elle se dveloppe la fois dans une dimension d'intimit et dans une dimension d'exubrance. Si, un instant, le peintre joue avec la couleur plate, avec la couleur unie, c'est pour mieux gonfler une ombre, c'est pour solliciter ailleurs un rve de profondeur intime. Sans cesse, durant son travail, le peintre mne des songes situs entre la matire et la lumire, des songes d'alchimiste dans lesquels il suscite des substances, augmente des luminosits, [39] retient des tons trop brutalement clatants, dtermine des contrastes o l'on peut toujours dceler des luttes d'lments. Les dynamismes si diffrents des rouges et des verts en sont des tmoignages.Aussi ds qu'on rapproche les thmes alchimiques fondamentaux des intuitions dcisives du peintre, on est frapp de leur parent. Un jaune de Van Gogh est un or alchimique, un or butin sur mille fleurs, labor comme un miel solaire. Ce n'est jamais simplement l'or du bl, de la flamme, ou de la chaise de paille: c'est un or jamais individualis par les interminables songes du gnie. Il n'appartient plus au monde, mais il est le bien d'un homme, le cur d'un homme, la vrit lmentaire trouve dans la contemplation de toute une vie.Devant une telle production d'une matire nouvelle, retrouvant par une sorte de miracle les forces colorantes, les dbats du figuratif et du non-figuratif se dtendent. Les choses ne sont plus seulement peintes et dessines. Elles naissent colores, elles naissent par laction mme de la couleur. Avec Van Gogh, un type d'ontologie de la couleur nous est soudain rvl. Le feu universel a marqu un homme prdestin. Ce feu, au ciel, grossit justement les toiles. Jusque-l va la tmrit d'un lment actif, d'un lment qui excite assez la matire pour en faire une nouvelle lumire.

Car c'est toujours par son caractre actif qu'un lment primordial sollicite le peintre. Un choix dcisif est fait par le peintre, un choix o il engage sa volont, une volont qui ne changera pas d'axe jusqu' l'accomplissement de l'uvre. Par un tel [40] choix, le peintre atteint la couleur voulue, si diffrente de la couleur accepte, de la couleur copie. Cette couleur voulue, cette couleur combative entre dans la lutte des lments fondamentaux.Voyons par exemple la lutte de la pierre et de l'air.Un jour, Claude Monet a voulu que la cathdrale ft vraiment arienne arienne dans sa substance, arienne au cur mme de ses pierres. Et la cathdrale a pris la brume bleuie toute la matire bleue que la brume elle-mme avait prise au ciel bleu. Tout le tableau de Monet s'anime dans ce transfert du bleu, dans cette alchimie du bleu. Cette sorte de mobilisation du bleu mobilise la basilique. Sentez-la, en ses deux tours, trembler de tous ses tons bleus dans l'air immense, voyez comme elle rpond, en ses mille nuances de bleu, tous les mouvements de la brume. Elle a des ailes, des bleus d'aile, des ondulations d'ailes. Un peu de ses pourtours s'vapore et dsobit doucement la gomtrie des lignes. Une impression d'une heure n'et pas donn une telle mtamorphose de la pierre grise en pierre de ciel. Il a fallu que le grand peintre entendt obscurment les voix alchimiques des transformations lmentaires. D'un monde immobile de pierres il a fait un drame de la lumire bleue.Bien entendu, si l'on ne participe pas, du fond mme de l'imagination des lments matriels, au caractre normalement excessif de l'lment arien, on mconnatra ce drame des lments, cette lutte de la terre et du ciel. On accusera d'irralit le tableau au moment mme o il faudrait, pour avoir le bnfice de la contemplation, aller au centre mme de la ralit lmentaire, en suivant le peintre dans sa [41] volont primitive, dans sa confiance indiscute un lment universel.Un autre jour, un autre songe lmentaire retient la volont de peindre. Claude Monet veut que la cathdrale devienne une ponge de lumire, qu'elle absorbe en toutes ses assises et en tous ses ornements l'ocre d'un soleil couchant. Alors, dans cette nouvelle toile, la cathdrale est un astre doux, un astre fauve, un tre endormi dans la chaleur du jour. Elles jouaient plus haut dans le ciel, les tours, quand elles recevaient l'lment arien. Les voici plus prs de terre, plus terrestres, flambant seulement un peu comme un feu bien gard dans les pierres d'un foyer.L encore, on mutile les rserves de rverie que contient l'uvre d'art si l'on n'adjoint pas la contemplation des formes et des couleurs une mditation sur l'nergie de la matire qui nourrit la forme et projette la couleur, si l'on ne sent pas la pierre agite par le travail intrieur du calorique.Ainsi, d'une toile l'autre, de la toile arienne la toile solaire, le peintre a ralis une transmutation de matire. Il a enracin la couleur dans la matire. Il a trouv un lment matriel fondamental pour enraciner la couleur. Il nous invite une contemplation en profondeur, en nous appelant la sympathie pour l'lan de coloration qui dynamise les objets. Avec de la pierre, il a fait, tour tour, de la brume et de la chaleur. On s'exprime bien pauvrement quand on dit que l'difice baigne dans un crpuscule voil ou dans un crpuscule clatant. Pour un vrai peintre, les objets crent leur atmosphre, toute couleur est une irradiation, toute couleur dvoile une intimit de la matire.[42]Si la contemplation de l'uvre d'art veut retrouver les germes de sa cration, elle doit accueillir les grands choix cosmiques qui marquent si profondment l'imagination humaine. Un esprit trop gomtrique, une vision trop analytique, un jugement esthtique qui s'encombre de termes de mtier, voil autant de raisons qui arrtent la participation aux forces cosmiques lmentaires. Cette participation est dlicate. Il ne suffit pas de contempler une pice d'eau pour comprendre l'absolue maternit de l'eau, pour sentir que l'eau est un lment vital, le milieu primitif de toute vie. Que de peintres manquant de la sensibilit spciale requise pour les mystres de l'eau durcissent la nappe liquide et font, comme dit Baudelaire, nager les canards dans de la pierre! L'adhsion la substance la plus douce, la plus simple, la plus soumise aux autres lments a besoin d'une extrme sincrit et d'une longue compagnie. Il faut longtemps rver pour comprendre une eau tranquille.Ainsi les lments, le feu, l'eau, l'air et la terre, qui ont si longtemps servi aux philosophes pour penser magnifiquement l'univers, restent des principes de la cration artistique. Leur action sur l'imagination peut sembler lointaine, elle peut sembler mtaphorique. Et cependant, ds qu'on a trouv la juste appartenance de l'uvre d'art une force cosmique lmentaire, on a l'impression qu'on dcouvre une raison d'unit qui renforce l'unit des uvres les mieux composes. En fait, en acceptant la sollicitation de l'imagination des lments, le peintre reoit le germe naturel d'une cration.

[43]

Premire partieARTS

Simon Segal

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresLe vritable destin d'un grand artiste est un destin de travail. Vient dans sa vie une heure o le travail domine et conduit la destine. Les malheurs et les doutes peuvent longtemps le tourmenter. L'artiste peut plier sous les coups du sort. Il peut perdre des annes une prparation obscure. Mais la volont d'uvre ne s'teint pas quand une fois elle a trouv son vrai foyer. Alors commence le destin de travail. Le travail ardent et crateur traverse la vie de l'artiste et donne cette vie des vertus de ligne droite. Tout va vers le but dans une uvre qui grandit. Chaque jour, cet trange tissu de patience et d'enthousiasme devient plus serr dans la vie de travail qui fait d'un artiste un matre.Se donner corps et me son uvre, reprendre chaque toile une mditation de son art pour que cette toile nouvelle soit l'expression de son me profonde, voil le secret du destin crateur de Simon Segal. Waldemar George, dans une tude minutieuse et pntrante, dit les russites fourmillantes d'un tel labeur. Le tmoignage d'admiration que je voudrais apporter, en ces quelques pages, est un tmoignage de philosophe, d'un philosophe qui n'aime dans la vie que ce qui l'merveille.Aux sombres heures de la guerre, Simon Segal, forc de se cacher, ne quitte pas sa mansarde. Il y travaille comme un forcen, recrant ce qu'il a vu, [44] crant ce qu'il est avide de voir. C'est une priode de fermentation, mal dtache d'un long pass astreint aux servitudes du mtier. Quel difficile clat dans la carrire d'un peintre que la rvolution en profondeur par laquelle il dcide de devenir lui-mme, d'tre, lui aussi, malgr les savantes prparations, un primitif, le primitif d'une peinture vraie, d'une peinture qui sera sa vrit!Mais tout change pour Segal, en Segal, quand la Libration le rend au monde des vivants. L'enferm de la mansarde court vers la mer. Bientt la terre n'est plus pour lui qu'un promontoire, le sommet d'une falaise. C'est sur la mer que le ciel a ses justes assises. L'immense horizon de l'ocan va dire au peintre les dsirs de vision de l'il humain. Segal deviendra le peintre des hommes qui voient loin. Il verra avec eux, pour eux, un univers qui ne s'arrte pas de grandir. C'est au cap de la Hague, l'extrmit du Cotentin, que Segal va chercher son univers inimitable.L, un village est lui qui lui permettra de nous rvler l'humanit, tour tour dolente et farouche, des hommes de la mer. Avec des couleurs, le peintre nous dira des solidits, toutes les solidits, celles du toit, de la muraille, de l'homme. L, chaque maison, chaque pr, chaque enclos s'entoure d'un horizon marin individualis. Et une lutte est sensible dans les toiles de Segal. Il sait que sur un paysage tranquille la tempte peut souffler. Il faut que le paysage tranquille ait sa rserve de duret; il faut que le paysage tranquille garde la trace d'une primitivit sauvage. En exprimant ce caractre dur, abrupt, primitif, il semble que Segal vienne en aide une Nature qui [45] doit rsister. Il accrot la ralit de toute chose en lui donnant de la rsistance. Ds lors, le village normand de Jobourg au cap de la Hague est Simon Segal, comme Auvers-sur-Oise est aux dernires douleurs de Van Gogh, comme Tahiti est la patrie dg grand exil.Oui, Segal a construit avec ses toiles le village. Il a refait les toits, ciment les murailles. Il en a meubl les maisons jusqu' donner chaque objet, chaque ustensile un vertige d'individualisation. Quand la tempte fracasse le ciel, Segal reste dans sa cuisine. En une ivresse d'humilit, ce peintre des horizons dessine le rchaud, la cuvette, la cafetire invraisemblablement rose, la cruche en cuivre qui vient d'un autre ge. tous ses objets, il met la marque segalienne, la marque d'une rverie qui voit partout des tres singuliers, des tres qui ont quelque chose de personnel dire au peintre songeur, au peintre penseur. Segal saisit cet instant de personnalit qu'ont tous les objets quand un peintre les regarde en dcidant que vraiment il en fera une uvre. C'est en ces instants, prcisment, que se noue ce complexe de patience et d'enthousiasme qui fait d'une vision phmre une uvre durable.Puis le peintre va l'table. Il sait qu'il est bon pour un peintre de la vie d'expliciter son bestiaire, de lier sympathie avec nos frres infrieurs. La truie aussi bien que l'ne demandent qu'on fasse leur portrait. Ils talent si sincrement des vies singulires! Pour la chvre ce serait la trahir que de la peindre devant la mangeoire. Pour Segal, les chvres sont des profils de la falaise. Sur fond d'un ciel immense, les chvres normandes de Segal broutent tour tour des flocons de nuage et des ajoncs pineux.[46]Viennent enfin paysans et pcheurs, rudes et simples parce qu'ils vivent sur les toiles de Segal leur vie intrieure. On les dirait tonns qu'un peintre veuille fixer leur visage sur une toile. Leurs grands yeux s'ouvrent davantage, s'largissent encore. Des portraits faits par Segal, les gens de mon village eussent dit ce qu'ils disaient d'un enfant rveur et fivreux: Ses yeux lui mangent le visage. Tout s'ordonne en effet dans le portrait pour gagner un regard, le regard qui dit des fonds d'me. Tout est sacrifi pour atteindre cette dominante de la physionomie humaine. Que d'autres copient, dessinent, photographient; qu'ils fassent des portraits en mesurant, en comparant. Segal veut le regard, tout le regard, tout ce que le regard peut transmettre dans une communication de conscience. Il y a dans le regard, saisi par un tel peintre, une perspective des profondeurs. Par-del les apparences, Segal va chercher des fonds d'tre, je ne sais quelle histoire lointaine d'un tre qui oublie le prsent.Un jour, Simon Segal a voulu faire mon portrait. C'tait un jour d'hiver o j'tais tout songeur. Je songeais la vie qui m'a fait je ne sais pourquoi! philosophe. Je songeais aux tches inacheves, inachevables. Bref, Segal me surprit dans une heure de mlancolie. J'ai sans doute d'autres heures. Mais le tmoignage est l de ma vie difficile. Le peintre, j'en suis sr, a dit en son langage une de mes vrits.Car lorsque je regarde un peu longuement le portrait que Simon Segal fit de moi un soir d'hiver, voil qu' un tiers de sicle de distance stupeur! souvenir! dans mes propres yeux, je vois le regard de mon pre.

[47]

Premire partieARTS

Henri de Waroquiersculpteur: lhommeet son destin

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresDeux vers de Robert Browning me venaient la mmoire tandis que je songeais devant les tres crs dans le bronze et la terre par Henry de Waroquier:

From Browning some pomegrenate which, if cut deep down the middle,Shows a heart within blood-tinctured with a veined humanity De Browning quelque fruit de grenade qui, fendu par le milieu, Rvle un cur rouge de sang et tout vein d'humanit.(Traduction Mary Duclaux.).

N'est-ce pas en effet le besoin d'aller au cur des choses, le dsir de fendre la grenade au milieu pour y voir natre ce qui empourpre les fruits de la terre, bref n'est-ce pas le dmon de la matire qui sollicite le peintre qui devient modeleur et sculpteur? Au lyrisme de la couleur qui fut la joie de sa vie, il adjoint le lyrisme de la matire qui fait trembler d'motion les doigts sur la glaise. Chez Henri de Waroquier, cette leon d'approfondissement est si directe, si concrte, si sincre qu'un philosophe ne peut rsister un tel enseignement. Toutes les uvres du matre sont des mditations sur la substance. La substance y est prise dans son acte, dans l'acte qui donne les formes, dans [48] cette finesse d'tre qui varie les colorations. Les preuves abondent qu'une imagination complte doit imaginer non seulement les couleurs et les formes mais encore la matire dans ses vertus lmentaires. Dans la matire sont les germes de la vie et les germes de l'uvre d'art. Les recherches de Waroquier sont autant d'impulsions de la vie naissante.Mais restons d'abord dans le monde des surfaces, encore tout prs des lueurs tales, des lumires composes, et voyons quelle tonalisation l'artiste prouve quand il participe aux forces colorantes. Qu'on contemple la srie des Ldas et l'on va comprendre ce qu'est un mythe qui nat dans la substance. Car Waroquier a vraiment suivi l les forces molculaires de la coloration. Il a oblig la lumire du ciel travailler dans la matire. Les longs pinceaux du soleil, il les a conduits, en de savants dtours, sur les plaques o dormait quelque bromure d'or, quelque chlorure savamment agenc. Par un jeu d'crans, de transparents, il a construit le labyrinthe de la lumire. Comment ne pas vivre en sympathie avec l'artiste, avec le sorcier souriant qui fait travailler le soleil sa place, avec l'astrologue mticuleux qui conjoint l'or solaire et l'or terrestre, un or des rayons et un or masqu dans des sels et des sulfures.Qu'on ne s'tonne pas que la lumire soit alors immdiatement mythologique. Dans une mythologie naturelle, imprime au cur des lments, vont natre ensemble le cygne tout la luxure de sa blancheur et l'tre fminin soulev peine de terre gonfl d'une sve printanire. Nous voici l'origine des origines, cet uf cosmique qui assemble et enferme les forces du ciel et de la terre. Alors l'artiste dveloppe les [49] images, fait sortir l'image, comme un dieu mathmaticien tire l'une aprs l'autre toutes les consquences d'une vrit premire. Du cygne et de Lda un uf va natre, car toute grande vision du monde doit partir de l'uf cosmique. Et puis les amours de la femme et du ciel vont clabousser l'univers; de cet amour vont surgir des astres latescents, des dlires plantaires. En une astronomie incendie, Henri de Waroquier met en branle des cieux peupls d'toiles saisies dans leur primitive normit. Ce sont l, dit-il, des autocopies. Oui, le soleil travaillant dans la matire ingnieusement offerte par l'homme se reflte lui-mme sur la matire. Dans bien des pages de potes, l'astre qui illumine est aussi un astre qui voit; pour bien des potes, le soleil est l'il du ciel. Dans les autocopies de Waroquier, le voici, ce soleil, devenu le peintre mme de sa propre lumire. Immense narcissisme qui achve au ciel les songes tranges de Lda.Mais faisons un pas de plus; voyons Waroquier quitter la surface, vivons son merveillement quand il manie la matire plastique, quand il vit en lui-mme et hors de lui-mme la plasticit. Alors le peintre reconnat que l'bauche est plus qu'une esquisse. Il arrte ici l'usure des mots, il rompt les paresseuses synonymies du langage qui dcline vers l'abstraction. Il sait que l'bauche est une ralit qui vit, qui pourrait vivre, qui pourrait survivre. Ainsi le modeleur reconnat le sens profond des mtamorphoses. Pour un modeleur, l'tre intermdiaire est un tre achev. Faut-il le conserver? Faut-il le dtruire? Faut-il qu'aujourd'hui soit l'implacable ngation d'hier? Ah! que d'hiers perdus qu'on voudrait retrouver![50]Mais que l'imagination s'adonne de toute sincrit aux mtamorphoses et la voici qui fait des monstres, des monstres qui sont des rserves de force, des sources inpuisables d'agressivit. Vous en verrez qui, placides sous les premiers coups de l'bauchoir, se formulent ensuite en cornes et dents. Un lautramontisme est en germe dans les germes de la vie, dans l'onirisme fondamental qui mne toute vie. Laissez s'accomplir les germes et pousser les levains et vous avez la vie dans toute la grandeur de ses brutalits. Le peintre reculerait peut-tre fixer des formes aussi audacieuses, mais puisqu'il s'agit d'un temps de la mtamorphose, d'une heure embryonnaire de luvre d'art, l'homme qui jouit de la puissance dmiurgique de modeler va jusqu'au bout des forces nes dans la substance de la terre. Il vit une heure complte de la vie et il sort de cette histoire tout apais. Modeler, c'est psychanalyser.Et quand vient l'heure extraordinaire pour un rveur des autres lments de donner la terre amoureusement caresse la sanction du feu, quand, aprs avoir ml terre et eau, l'artiste confie au four luvre pour que la terre reoive les vertus finales de la flamme et la soudaine lgret arienne d'une matire dlicatement solidifie, alors l'motion est son comble. Je la retrouvais cette motion, moi pauvre philosophe, quand Waroquier me donnait tenir dans les mains cette tte dipienne paradoxalement fragile. Et je pensais aux grandes ternits de la beaut chrement conquise. De telles uvres, quel ge ont-elles? L'homme les rve comme la nature les et rves. Sous son corce rougie au feu, la terre, la glaise, la poussire mle d'eau n'ont pas encore cess de vivre [51] la vie lmentaire. Un homme qui cre au sommet d'une longue vie de cration, les projette ces lments terre, eau, feu, principe thr dans la vie humaine la plus dramatique.Dans cette courte histoire de la force et de la duret conquises, il faudrait suivre Henri de Waroquier jusqu' l'incrustation de la figure humaine c'est--dire de la destine humaine dans le bronze. Nul besoin alors d'une mtaphore pour donner un nom l'Otage. Il est l dans son immdiate grandeur, face aux forces qu'il affronte, cr surhomme par une adversit inhumaine.Voyez aussi, dans la plus dnude des figures, l'homme aux paupires baisses, aux oreilles inutiles, tout une sorte de mditation ovode, rendu sa forme d'tre cr essentiel. Comment ne pas le sentir, sous le bronze, comme vein d'humanit, with a veined humanity ?Tous ces tres forms durant vingt ans de travail obstin, en marge du bonheur de peindre, ils apportent tous la scurit de luvre essentielle. De l'Ange au Gisant, ils disent la vie complte la vie simple et la vie dramatique. Mais puisque le commentaire d'un philosophe ne peut tout accompagner, restreignons nos remarques l'extraordinaire srie dipienne qui reprsente comme une ligne de cration continue dans luvre de Waroquier.Vingt-quatre fois Henri de Waroquier a repris le grand songe de l'homme marqu par le Destin. Si l'on pouvait mettre en ordre ces vingt-quatre stations du calvaire dipien, on aurait une tragdie de terre et de bronze qui dirait la fois la misre et la grandeur humaines, misre et grandeur que seule la sculpture [52] peut condenser en visage. Je ne sais quel est le visage qui restera dans ma mmoire. Le sculpteur me fait rver, me fait penser. Parfois un visage d'dipe me renvoie au pass, il me semble que je contemple dipe aux yeux crevs. Oui, je retrouve son regard, avant que l'infortun sache vraiment la vrit, quand dj cependant il cherche l'horrible vrit; son noir regard est si droit, ce regard vient de si loin comme n dans le rocher de la tte qu'il plie les tempes.Et puis, dans une autre vision, il semble que le casque se serre sur la tte, que la tte soit un casque; la voix, comme une chouette sauvage, soupire dans la cage du cur. La fatalit est intime. dipe va savoir, dipe va apprendre le secret que les hommes laissent dormir dans les eaux immobiles du pass.Et il faudra qu'un soir de suprme tristesse le sculpteur fasse un dipe accabl, l'homme qui totalise la tragdie, l'homme aux yeux qui ont maudit la lumire, l'homme qui a ananti et le soleil et le regard et l'esprance.Mais le bronze n'accepte pas dfinitivement la dfaite des hommes, le bronze est le symbole de l'invincible, le bronze est roc et courage. Et Henri de Waroquier, tout ses songes de force, vivant dans la familiarit de la solidit inconditionne, gurit le bronze de sa transitive faiblesse. Il achve la mtamorphose dipienne. La gloire d'une couronne revient grandir le front tourment. Sans chercher aucun souvenir de culture, par la force mme de sa vision crante, le sculpteur nous fait comprendre qu'dipe aveugle est, au fate de son destin, un visionnaire. Aux vieillards de Colonne ne dit-il pas: Je suis aveugle, il est vrai; mais mes paroles ne le seront pas. [53] Tout homme qui a souffert n'est-il pas un annonciateur?Jamais je n'ai si bien compris qu'en contemplant les dipes d'Henri de Waroquier qu'une sculpture n'est pas un instantan. Henri de Waroquier sur un seul visage a concentr la souffrance continue, la souffrance qui marche sans rpit comme une fatalit. Oui, lisez un seul visage crit dans le bronze par Henri de Waroquier et vous lirez toute la tragdie de l'homme en lutte hroque avec la Fatalit.

[54]

Premire partieARTS

Le cosmos du fer

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresLe cosmos du fer n'est pas un univers immdiat. Pour l'aborder il faut aimer le feu, la matire dure, la force. On ne le connat que par des actes crateurs, courageusement duqus.Avant d'entrer dans la forge cratrice, Eduardo Chillida a tent des destins beaucoup plus simples. Il voulait tre sculpteur. On lui mit, suivant le classique apprentissage, les mains dans la glaise. Mais, raconte-t-il, ses mains tout de suite se rvoltrent. Plutt que de mouler, il voulait dgrossir. Puisqu'il fallait apprendre travailler les espaces solides, il mania d'abord le ciseau contre des blocs de pltre. Mais le pltre ne lui donnait que des dlicatesses bon march! La lutte des mains, il la veut fine et forte. La pierre calcaire et le granit font de Chillida un sculpteur accompli.De telles rveries de la duret progressive peuvent-elles s'arrter l? Le ciseau n'est-il pas le vainqueur quotidien de la pierre? Le fer est plus dur que le granit. l'extrmit de la rverie dure, rgne le fer.Au surplus ce grand lutteur des matires dures trouve que la masse interne des statues garde une rsistance inattaque. Il rve d'une sculpture qui provoquerait la matire en son intimit. La sculpture de la pierre enferme, pour Chillida, un espace appesanti, un espace que le crateur humain a laiss sans [55] travail. Pour nous aider jouir de l'espace matriel en ranimant les forces essentielles, la pierre ne peut plus rien. La pierre est masse, elle n'est jamais muscles. Eduardo Chillida veut connatre l'espace muscl, sans graisse ni lourdeur. L'tre du fer est tout muscle. Le fer est force droite, force sre, force essentielle. On peut construire un monde vivant dont tous les membres sont de fer. Chillida jette le ciseau et le maillet. Il prend la pince et la masse forgeronne.C'est ainsi qu'un sculpteur est devenu forgeron.

Mais la rvolution esthtique o nous entrane Eduardo Chillida demande encore une plus grande dcision. Il nous faut dcharger le fer de toutes ses tches traditionnelles, de toutes les obligations utilitaires. Avec le fer, l'artiste n'est pas condamn faire des objets. Il lui faut faire des uvres, ses uvres. Le fer, comme la couleur, a droit l'originalit. Le fer de Chillida n'est le fer de personne. Ce singulier forgeron mne vraiment des rves de fer, il dessine avec du fer, il voit avec du fer. Et tandis qu'il est dans ma chambre, me contant ses enthousiasmes de travailleur, je le vois tendre l'oreille: il coute le fer propager sa force travers les espaces matriss; il entend le fer rpter sa puissance en des formes qui sont comme autant d'chos matrialiss. Les chos! c'est le titre que Chillida a donn aux cinq anneaux amoureusement placs comme les osselets d'une immense oreille externe. Car l'artiste mne tous ces rves, des rves de silence et de musicalit, dans le fracas de sa forge.[56]Et en voici de plus grands: Chillida veut que le fer nous rvle des ralits ariennes. Au village de la cte basque o il vit, il va difier sur un rocher face la mer une antenne de fer qui doit vibrer tous les mouvements du vent. Cet arbre de fer qu'il fera crotre du rocher, il l'appelle Le Peigne du Vent. Le rocher, lui seul, en son pic isol rpondrait massivement aux fantaisies de la tempte. Le fer multipli en ses branches par le marteau rveur donnera toute son ampleur la chevelure du vent.D'autres pices ariennes doivent tre suspendues. Elles disent leur harmonie en tous les azimuts. Elles sont si solidement composes qu'on oublie le fil qui les soutient. Une sorte de libert de symboles est en elles. Chaque rveur peut y enfermer ses songes. Pour moi, ces uvres du fer volant sont des cages-oiseaux, des oiseaux-cages, des cages qui vont s'envoler; mais je ne force personne rver comme je rve, lire comme je le fais le destin de telles uvres qui ralisent une synthse de la substance et du mouvement. Avec le fer, le mouvement fort a trouv sa substance vritable. Ce qu'il y a de sr, c'est que Chillida veille la rverie du fer en libert.D'ailleurs, dans toutes les uvres de Chillida, le fer impose ses propres initiatives. L'uvre se dveloppe sans plan ni dessin pralables. Ce forgeron qui veut raliser en toute puret la rverie forgeronne est hostile toute maquette. Un modle rduit ne serait qu'un rseau de fils de fer ploys par des doigts paresseux. Ce serait la ngation mme du gnie de la forge.Avec quelle ferveur Chillida me raconte la croissance autonome d'une uvre! Il revit en parlant le [57] diagramme de son travail. Tel jour, le plus gros marteau a sans cesse travaill; la pice dix fois fut remise au feu. Tel autre jour, sur la pointe de l'enclume, petits gestes, le marteau, content de sonner, forgeait une image lgre. Quelle diffrence entre le jaillissement des tincelles sous les coups excessifs et les petites fuses du fer qui s'assombrit! C'est dans de telles expriences que le forgeron sent tous les drames si divers! du fer et du feu.Mais une heure vient o le travailleur sait que le drame est fini, que les dimensions de l'uvre sont atteintes. L'espace est conquis. Le sculpteur-forgeron est sr alors d'avoir fait dire au fer ce que la pierre ne pouvait pas dire. Il a trouv le secret de la solidit dbarrasse de toute inertie.Si l'on tait tent de dsigner de telles uvres sous le titre gnral de ferronnerie abstraite, on perdrait tout de suite le bnfice de l'tonnante stimulation qu'elles donnent l'imagination matrielle. Ce serait ne juger que par les formes des uvres qui sont faites la gloire de la matire Nous avons longuement insist dans diffrents ouvrages sur l'imagination de la matire. Cf. en particulier La Terre et les rveries de la volont, Ed. Corti.. Ici, le forgeron nous convie ses longues rveries sur l'image matrielle du fer. Il connat l'me complexe du fer. Il sait que le fer a des sensibilits tranges. Des fers qu'on croit achevs par des mtallurgies savantes continuent vivre sourdement. Peu peu, ils reoivent on ne sait quelle patine interne qui ressort la forge sous la violence du marteau. Mais combien plus complexes encore deviennent les fers abandonns! Pour les portes de [58] la basilique franciscaine consacre la Vierge d'Arangazu, Eduardo Chillida a voulu partir d'un fer appauvri, d'un fer vieilli, dlaiss. Il a martel le fer rouill. La rouille est maintenant insre dans le mtal, inoffensive, rconcilie. Elle est prte aux merveilles d'un fer incorruptible. Elle apporte des valeurs fauves au gris implacable du mtal. Et les portes sont heureusement la fois jeunes et vieilles, solides au seuil de la nouvelle glise.Sans doute le temps n'est plus o les bons couteliers enterraient de longues annes l'acier qu'ils devaient travailler. On lit cependant encore dans un livre trs positif consacr au mtier de serrurier dans l'Encyclopdie RoretLandrin, Serrurier, Encyclopdie Roret, p. 39 et 41, 1866.: Le fer et l'acier paraissent acqurir de la qualit par un long sjour hors de la lumire, dans des lieux obscurs et humides... Les forgerons qui ont besoin d'une pice de fer d'une grande tnacit emploient de prfrence des riblons qui ont sjourn longtemps dans un mur, tels que des gonds de portes et de grilles... En Espagne, les bons canons de fusils se font avec de vieux fers de mules; c'est pour cela que les escopettes les plus estimes portent le nom d'herraduras sur leur canon.Les traditions et les rveries sont consonantes: le vrai forgeron ne peut oublier les rves primitifs. La rverie concrte le domine. Tout devient histoire en lui, longue histoire. Il se souvient de la rouille et du feu. Le feu survit dans le fer froid. Chaque coup de marteau est une signature. Quand on participe non seulement luvre ralise, mais l'ouvrage pris dans sa force et ses rveries, on reoit des impressions [59] la fois si concrtes et si intimes qu'on sent bien qu'ici les sductions d'un art abstrait sont inefficaces.

Ainsi, avec l'uvre du fer esthtis, en face d'un cosmos mtallique, il faut non pas seulement contempler, il faut participer au devenir ardent d'une violence cratrice. L'espace de luvre n'est pas seulement gomtris. Il est ici dynamis. Un grand songe rageur a t martel.Mais tous ces songes ne se trouvent-ils pas, notre insu, en nous-mmes, simples hommes aux mains ples? Ce qui nous est offert ici, n'est-ce pas un grand rve de primitivit humaine? Trs loin, dans un pass qui n'est pas le ntre, vivent en nous les rveries de la forge. Il est salutaire de les faire revivre. Quel conseil de forces, de jeunes forces, dans Luvre de Chillida! Quel appel l'nergie matinale! Quel cosmos du matin vigoureux! Depuis que j'ai pingl au coin de mes rayons de livres trois photographies des uvres de Chillida, je me rveille mieux. Je suis tout de suite plus vif. Le travail me plat. Et il m'arrive, vieux philosophe que je suis, de respirer comme un forgeron.

[60]

Premire partieARTS

Une rveriede la matire

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresL'encre, par ses forces d'alchimique teinture, par sa vie colorante, peut faire un univers, si seulement elle trouve son rveur. La preuve en est ici, dans ce noir album, dans l'mouvante contradiction du noir et du blanc. En vingt-quatre pages, Jos Corti rend l'encre rveuse tous ses cristaux perdus. Le chimiste la voulait neutre, cette encre, bien dissoute en ses sels, en ses sulfates, bien lie en sa gomme lgre, indiffrente tout ce qu'avec elle on crit. Mais si avant toute criture, avant toute volont de dessiner des objets, avant toute ambition de rvler des signes, un grand songeur obit aux rves intimes d'une substance magique, s'il coute bien toutes les confidences de la tache, voici que l'encre se met dire, noir sur blanc, ses pomes, se met dessiner les formes du lointain pass de ses cristaux. Car, en somme, qu'a voulu faire Jos Corti? L'encre seule peut le rvler, car ces Rves d'encre sont vraiment les rves de l'encre. Jos Corti s'est vraiment soumis la volont du noir liquide; il a senti au fond de cette volont je ne sais quelle nostalgie du fer et de l'alun qui voulaient l'un et l'autre s'tendre, lutter, s'associer, revivre, prolifrer, se bousculer, crer.Nous voici donc devant le monde immdiat de l'encre. C'est tout naturellement le monde minral, le minerai retrouv. Jamais la forme ne peut tre plus [61] proche de la matire que dans la beaut minrale. La beaut des durs minerais produit ici, sous nos yeux, la beaut de leurs minrales coquilles ! quoi pourraient donc servir la mollesse, les chairs, les lymphes qui chez les invertbrs amassent, petites journes, de grossires cuirasses? Le monde minral fait directement son travail, sa rose des sables, ses sombres basaltes. L'encre circule comme un sang noir et la plume ou le pinceau ou quelque instrument de sortilge, en rvant, suivent la fibre, la pointe. Au sein de l'encre la pierre recommence germer.Alors le blanc mme de la page se met lui aussi fleurir. On admire qu'avec une encre aussi noire l'auteur ait pu trouver la matire de tant de blancheurs. Une fois de plus on doit reconnatre que les forces oniriques sont toutes-puissantes. Quand on rve en toute sincrit, les lignes de force du rve suivent leur propre discipline; la boucle est pure nature, toute aisance, sans mise en plis. L'acte minral va de soi sa vritable fin. La pierre s'enroule, le sulfate darde. Toutes les richesses sont dehors.Ces hiroglyphes du monde minral, quelle gographie en profondeur ne nous font-ils pas songer? Edgar Quinet ayant caractriser les mythes et les pomes de la Chine ternelle et immobile, donnait toutes ses images comme la traduction d'une criture cosmique, comme une criture toute naturelle qui prend la terre entire comme critoire. Les signes du monde d'en bas, le dessin des coteaux et de la rivire, la crevasse de la carrire sont, dans cette vue, soumis un dchiffrage qui a autant de sens que la lecture astrologique des constellations. C'est une semblable lithomancie que nous invitent les Rves d'encre de [62] Jos Corti. Notre sort est li des vrits cristallines; des formes aux dures convergences mtalliques.Que chacun des lecteurs des lecteurs qui lisent les signes choisisse donc ici le minerai de son propre destin: le marbre, le jaspe, l'opale; que chacun trouve la grotte o vgte la pierre qui lui est conjointe; que chacun ouvre la gode qui est le cur secret cach sous la froideur unie du galet! S'il sait choisir, s'il coute les oracles de l'encre prophtique, il aura la rvlation d'une trange solidit des rves. Baudelaire, aprs tant de cauchemars fuyants, aimait trouver dans ses nuits ce qu'il appelait des rves de pierre, les beaux rves de pierre!. Jos Corti nous donne lui aussi ses rves de pierre, ses pomes de pierre, sa posie d'encre.Et toutes ces pages sont tonalises par cette volont de structure solide, de permanence minrale, volont puise dans les puissances du noir. Il est dans certains feux ivres de rsine une volont qui veut la totale noirceur de sa fume. Les beauts de l'uvre de Jos Corti procdent vraiment de ces volonts matrielles profondes. Le noir mis jour par les rves d'un pote de l'encre, le noir sorti de ses propres tnbres nous livre sa splendeur.

[63]

Premire partieARTS

La divinationet le regard dans luvrede Marcoussis

HYPERLINK \l "tdm" Retour la table des matiresIl est, dans toute divination, une spiritualit vive et mlancolique, un mlange de secrte srnit et de lgre angoisse, car le devin donne toujours un peu de sa propre lumire pour clairer les autres. On voit s'animer cette fine et mobile dialectique, avec ses jeux indfinissables de dlicat sacrifice, dans tous les regards des Devins gravs par Louis Marcoussis. Savent-ils, voient-ils, sentent-ils dj le grand malheur dfinitif, celui qui dramatise ncessairement le haut destin d'un homme? En tout cas, la spiritualit devineresse qui dcouvre dans une me encore ignorante de soi le fond obscur de volont fatale porte toujours, dans Luvre du Matre, la marque d'une tristesse lointaine. L'il du devin trouve alors le moyen d'tre la fois tendre et aigu, il est piti et courage.Ce regard, qui tait celui de Marcoussis, il se ranime seize fois pour nous dans le regard des seize prospecteurs. Regardez-les regarder et vous aurez une mesure de la volont de voir, du courage de voir. Alors vous comprendrez qu'une telle volont dans la lumire de l'il peut sonder l'incroyable. Et la valeur humaine d'une si grande volont de voyant console bientt de toutes les tristesses de la dcouverte. Que le devin regarde l'astre ou la main, l'oiseau ou le d, [64] la carte ou la clef, qu'il cherche la substance de l'avenir dans le nuage gonfl ou au nud cristallin de la sphre limpide, le regard devinant suit toujours la fois deux principes contraires de la pntration: l'intelligence et la sympathie, la force d'me et la dlicatesse du cur.Ds lors, si l'on veut avoir le double bnfice de l'uvre de Marcoussis, il faudra mditer cet album toujours deux fois, en s'exerant systmatiquement aux contemplations complmentaires de l'intelligence et de l'intuition, en cherchant les rsonances sur les deux registres humains, celui des peines fidles et celui des surprises provoques. Entre ces deux contemplations, chacun placera le monde de ses propres anxits, de ses intimes rvoltes. Peut-tre reconnatra-t-il quel est pour lui le devin qui interroge le mieux, le devin qui pourrait peut-tre lui prter son regard. Il faut ici se dcider des prfrences, si l'on veut trouver les profondes leons du regard divinateur.Parmi les gravures de Louis Marcoussis, j'ai choisi d'une secrte lection la devineresse aux osselets. Elle est jeune, elle est belle. Elle joue encore. Elle sait dj. Et puis, la fentre est ouverte... L'osselet est le d naturel, celui qui porte le chiffre sculpt par la nature dans la dure pierre animale. Son S, son creux, sa fine bordure parlent la main rveuse, tandis qu'un il agrandi voit l'avenir qui songe...Et de quelle eau sourde la main de ce vieillard sent-elle le frmissement? de quelle eau funraire prsage-t-il le destin? Notre sicle de sottise utilitaire cherche toujours une eau pour abreuver ses bufs. Le devin de Marcoussis pressent d'autres confluence