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Rien de bien grave

Rien de bien grave4 5 Mercedes Deambrosis Rien de bien grave vu par renaud buénerd Il a été tiré de cet ouvrage cent exemplaires réservés aux membres de l’association Les éditions

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Rien de bien grave

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Mercedes Deambrosis

Rien de bien grave

vu par

renaud buénerd

Il a été tiré de cet ouvrage cent exemplaires réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer,

numérotés de 1 à 100, constituant l’édition originale.

© Les éditions du Chemin de fer, 2009www.chemindefer.org

ISBN : 978-2-916130-21-7

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Elle revient du marché terriblement chargée. Essoufflée, elle a à peine le temps de pousser le chariot jusqu’à la cuisine que le téléphone se met à sonner.

Elle regarde la pendule. Une heure et demie, déjà…

“Allô ? Ah ! C’est toi… oui, comment va la nena ? Oui, à son âge… nous nous faisions du souci, beaucoup, oui, elle éternuait déjà hier. J’ai dit à ton père : Elle a dû prendre froid, elle ne voulait pas mettre ses chaussons, on attrape tout par les pieds… oui, trente-huit… c’est comme la fille de Mary Pili, elle aussi… Et le médecin ? Tu as rendez-vous à sept heures ? Oui, oui, je pourrai venir, je me faisais du souci… et j’ai dit… oui, ton père doit m’appeler, je lui dirai, mais tu sais, le travail en ce moment… alors je ne sais pas… de toute façon, tu me rappelles, d’accord ? Un baiser à la nena.”

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Elle raccroche et va dans la cuisine. Deux heures moins vingt. Elle commence à déballer les paquets sans enlever son manteau. Le poisson avant tout, il faudra manger les limandes rapi-dement, ce frigidaire ne conserve rien, il faut penser à le changer… Je préparerai le poisson avant qu’elle n’arrive, il vaut mieux que je l’accom-pagne, avec ces nouveaux médecins on ne sait jamais… Le poulet, où est donc le poulet ? Ah, voilà… deux heures moins le quart, il ne va pas tarder à appeler, bon… nous mangerons les blancs de poulet et une soupe de pain, je n’ai pas le temps de faire autre chose, et c’est excellent pour l’estomac, ça cale… oui – elle vérifie qu’il lui reste du pain – pour nous deux ça ira, elle, elle n’en mange jamais, je lui donnerai le reste des spaghettis d’hier soir.

Elle a soudain très chaud.Elle abandonne la cuisine et entre d’un pas

décidé dans la chambre à coucher pour enlever son manteau. Les lits jumeaux en laiton doré sont défaits ; elle ouvre la fenêtre.

Deux heures, tant pis il faut que je fasse les lits sinon il ne pourra pas s’allonger après manger, mais avant je vais aller aux toilettes.

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La sonnerie retentit neuf fois avant qu’elle ne

prenne le combiné, la jupe encore un peu relevée

sur les genoux.

“Allô ? Oui, non, il n’est pas là, non, je ne sais

pas. Mais il doit appeler, je lui dirai… oui, je lui

dirai… d’accord, c’est noté.”

Avec ce téléphone je n’y arriverai pas, bon – elle

prend un crayon pour écrire le message mais la

mine se casse, le stylo-bille n’écrit pas non plus –

il faudra que j’essaie de m’en souvenir… Mon

Dieu les moules ! Il faut absolument que je les

mette au frais. Elle fourrage dans le chariot,

ouvre un paquet… non, ça c’est le fromage, je

vais le laisser dehors, les œufs… voilà. Dans du

papier journal les moules brillent d’un éclat noir.

Elle approche son visage. Ça ne sent rien. De

toute façon il m’a assuré qu’elles sont fraîches,

sinon, je les lui rapporte, je l’ai bien prévenu,

Fernando, les mois sans “r” je n’aime pas acheter

des fruits de mer…

“Prenez-les sans crainte, vous verrez, vous ne le

regretterez pas, vous pouvez me faire confiance,

elles ont été pêchées hier à La Corogne.

– Bon, si vous me le dites, mais…

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– Tenez, je vous mets en plus ces têtes d’écre-visses qui me restent, pour la soupe, et pour le même prix.

– Dans ce cas…”Mais tout de même, les mois sans “r” je n’aime

pas acheter des fruits de mer, pense-t-elle en remplissant une casserole d’eau. La sonnerie du téléphone une nouvelle fois. Nerveusement elle allume le gaz et pose la casserole sur le feu.

“Oui… ah, c’est toi… oui j’étais là mais je suis terriblement en retard, j’étais dans la cuisine. Ah… tu m’appelles d’où ? Bon, tu ne viens pas manger ? Bon, bon… non, il n’a pas appelé. D’accord, à tout à l’heure.”

Elle soupire, au fond cela m’arrange qu’elle reste manger à l’université, elle est si difficile, quatre enfants élevés de la même façon et quatre façons de manger différentes mais avec elle parfois je perds patience, un appétit d’oiseau… bon, rien ne la changera, faisons vite la soupe…

Elle s’assied et repousse d’une main les paquets qui encombrent la table. Elle commence à découper le pain dur en tranches fines. Le couteau sur la planche de bois fait un bruit sec qui l’apaise. Quand elle a fini elle lève les yeux vers la pendule, trois

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heures. Maintenant il viendra directement, sinon il aurait déjà appelé… les lits, pendant que le pain cuit, je m’étendrai moi aussi, après manger…

Avec vigueur elle tire sur les draps bleus, secoue les oreillers, plie les pyjamas. Un peu de poussière s’élève, un courant d’air, je vais balayer, il faudra que je passe l’aspirateur samedi, mais en attendant…

Elle entre dans la buanderie pour prendre le balai accroché derrière la porte. Et ce soir il faudra absolument repasser. C’est à peine croyable la quantité de chemises qu’il salit, à peine portées une fois et hop, au linge sale, et bien sûr, il veut toujours remettre la même :

“Où est la chemise à rayures bleues ? – Au sale, tu l’as mise à laver avant hier…– Il me la faut demain, tu m’entends ?– Oui, oui.”

Avant d’aller chez le médecin, je préparerai peut-être le poisson pour demain midi, au moins elle le mange sans problème, mais le repassage ne peut plus attendre… Elle jette un regard vers la montagne de linge sec et propre qui déborde du panier.

Elle commence à balayer, le téléphone sonne. “Ah, c’est toi Luis ?… Oui, merci. Oui, elle a

appelé, elle ne mange pas ici, elle déjeune à

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l’université avec Maria Jésus, je ne sais plus, elle devait réviser un examen… oui, mais tu dînes ici ce soir, non ? Bon, nous t’attendons. Mais dis-moi, et ta grand-mère ? Oui, oui, bien sûr à son âge ce ne sont plus les maladies, oui, pour ton père… oui, et que dit le médecin ? La vieillesse, on en est tous là, bien sûr. C’est diffi-cile, toutes mes amitiés à ton père… merci, je lui dirai, à ce soir !”

Elle hoche la tête en remettant un peu d’ordre autour du téléphone, c’est triste de vieillir, enfin il y en a qui n’ont même pas la chance d’arriver jusque-là. C’est la vie… Le pain doit être cuit maintenant, je vais ajouter les œufs et préparer le poulet.

Avec dextérité elle casse deux œufs dans la soupe, ajoute le sel, remue quelques minutes, éteint le feu et couvre la casserole. Elle saisit le poulet, écarte les ailes et les cuisses puis écrase le thorax d’un violent coup de poing. Elle découpe les blancs d’une manière impeccable, les dégageant de la peau qui adhère par endroits, et les dispose à plat sur une assiette.

Je les mangerais bien avec de l’ail, mais il va dire qu’il ne le supporte pas, la digestion… Ah ! Et tous

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les apéritifs qu’il prend avec ses clients ? Là, il ne vient pas se plaindre, ni me le raconter…

Trois heures un quart.“Allô ? J’ai cru que c’était ton père, il aurait dû

appeler, mais il va sans doute venir directement, cela m’arrange, parce que je suis très en retard. Il y avait un monde fou au marché, oui… je t’ai pris un kilo d’haricots verts, ils avaient l’air très tendres ; oui, je les mettrai dans la cour, et tu pourras les prendre demain. Luis a appelé, il voulait savoir si elle viendrait à cinq heures, mais elle est restée à l’université. Heureusement je lui avais donné de l’argent avant-hier, elle ne voulait pas : “Non maman, papa m’a déjà donné ma semaine”, et moi : “Prends, tant qu’il y en aura”, oui, non, la grand-mère va mal, elle a vu le médecin, mais à son âge ce qui ne va plus ce sont les années, c’est triste de vieillir, nous y arriverons tous un jour si Dieu le veut. Je l’accompagne chez le médecin pour la nena, je me fais du souci, les enfants c’est toujours du souci, quel que soit leur âge… oui ? Moi, c’est les changements de temps, je me suis endormie à trois heures, j’ai dû prendre une aspi-rine car j’avais la gorge enflammée et cette douleur à la hanche, c’est sans doute les rhumatismes, et ce matin quand ton père est enfin parti, je me suis

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endormie. Tu sais comment il est, un vrai combat dans la salle de bains… non… et toi ? Oui, je sais, oui… mais je l’ai dit à… oui, d’ailleurs il ne faudra pas que j’oublie de dire à ton père que Don Ignacio a appelé. Rien n’écrit dans cette maison, pas un crayon qui marche, rien ! Tu viens demain… d’accord, tu rappelles ce soir pour la petite, d’accord, à ce soir.”

De retour à la cuisine elle met la poêle sur le feu. Elle se baisse pour prendre l’huile. Le télé-phone à nouveau. En pressant le pas elle décroche mais ne peut articuler un mot : une voix mas-culine hurle dans le récepteur.

Profitant d’une accalmie :“C’était… non. Mais… quand ? Tu ne viens pas

déjeuner ? Je… non… bon. Bon, calme-toi… je… vers huit heures ? Je…”

Elle sent toutes ses forces s’évanouir, s’assoit à la table de la cuisine et regarde l’heure.

Quand il est de cette humeur, il vaut mieux qu’il ne rentre pas, mais il aurait pu prévenir avant. Le téléphone doit être en dérangement, il faudra que j’appelle tout de même, je croyais pourtant l’avoir bien raccroché à chaque fois… Je vais manger et on verra après. Une fois l’huile dans la poêle, elle y jette trois gousses d’ail,

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quand celles-ci sont noircies, elle les retire et dépose un blanc de poulet en réduisant le gaz. Elle range l’autre blanc dans le frigidaire et se verse une louche de soupe dans une assiette. Dès les premières cuillerées une sensation de chaleur se répand dans son corps et c’est avec un plaisir évident qu’elle passe la langue sur ses lèvres. Elle résiste à la tentation de se resservir, il y a un peu de viande froide de la veille et le poulet. Au moins ça ne fait pas grossir, la viande c’est des protéines, c’est bon pour le sang, c’est ce qu’il lui faudrait, toujours si maigre… avec la vie qu’elle mène, elle me donne du souci, mais on a beau lui dire, elle ne m’écoute jamais.

Elle mâche consciencieusement la viande un peu dure, puis passe au poulet. Cuit à point, avec une légère saveur d’ail, il est délicieux. Je pren-drai une orange, pour le transit, c’est important le transit. Elle saisit le fruit à même le chariot en songeant que maintenant, elle a tout son temps pour ranger tranquillement. Après le café. Elle met la cafetière en marche. Sans café je ne suis personne, ces vertiges, cette sensation de… elle hume l’air.

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L’ail, malheureusement ça s’attache partout, il n’y a pas de hotte qui vaille, je vais faire un courant d’air, et ce soir, ça ne sentira plus rien, et je n’aurai pas de protestations. Elle coince la porte de la chambre à coucher avec un bout de journal plié, puis, de retour à la cuisine, met une chaise devant la porte, revêt un vieux chandail pour ne pas s’enrhumer et ouvre la fenêtre au-dessus de l’évier, tout en se préparant à faire la vaisselle.

La cuisine donne sur une cour intérieure commune à tous les étages de l’immeuble. Alors qu’elle va mettre le détergent dans la bassine, elle se souvient du chariot toujours plein et des bananes.

Elle les enveloppe dans du papier journal et se dirige vers le garde-manger du patio. Voyons, est-ce qu’il me reste encore un peu de vermicelle… non. J’aurais dû en acheter… et là ? Qu’est-ce que j’ai là ? Ah c’est du riz. Elle tourne le paquet entre ses mains… Ce n’est pas du Gallo… Je lui avais pourtant dit mais elle n’en fait qu’à sa tête… “Il est en promotion maman.” Tout ce qui est bon marché n’est pas forcément une affaire, et après il me reste sur les bras… tant pis, je l’utiliserai pour la soupe.

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Des gravats et des branches tombent brusque-ment sur le carrelage du patio, suivis d’une pluie de terre. Elle ne peut réprimer un mouvement de colère et lève les yeux. Personne aux fenêtres. Que les gens sont sales, aucun respect pour les autres, il va falloir balayer à nouveau, lavé d’hier soir… il faudra que j’en touche un mot au concierge ! Enfin, passons tout de même un coup de balai, sinon la terre rentrera à l’intérieur d’une façon ou d’une autre… Elle prend un vieux balai aux poils racornis et donne un ou deux coups rageurs sur le sol, recule brusque-ment, car une motte de terre s’écrase à ses pieds. On sonne à la porte. Elle rentre dans la cuisine, enlève précipitamment le tablier et se dépêche d’aller ouvrir.

Si ça se trouve il a changé d’avis et le voilà qui rentre manger… comme si c’étaient des heures pour manger maintenant, presque… enfin, je ferai réchauffer, mais quand même, il aurait pu prévenir, un coup de fil ne coûte rien et j’aurais eu le temps de m’organiser. Elle s’acharne un instant contre les serrures de la porte et ouvre. Le concierge lui fait face. Ils parlent en même temps :

“Précisément, je voulais vous dire…

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– Je venais vous prévenir au cas où…”L’homme, âgé d’une soixantaine d’années, a de

petits yeux près du front et un air bourru, il se tait et bouge d’un pied sur l’autre. Elle sourit :

“Oui ?– C’est mon fils, au cas où vous iriez dans le

patio, faudra y prendre garde, vous pourriez recevoir quelque chose sur la tête, il est là-haut sur la terrasse, il arrange les pots de fleurs.”

Au fracas de la sonnerie du téléphone, un cri étouffé fait écho. Elle recule et lui dit :

“Entrez… j’allais vous en parler, attendez, le téléphone.”

Il s’avance et s’immobilise dans la lumière de l’entrée.

“Il a dû laisser tomber un pot de fleurs, je…”Elle décroche, les portes de la cuisine et du patio

sont restées ouvertes, son regard s’attarde un instant sur une étrange masse sombre sur le sol du patio.

“Ah bon… ce n’est pas grave… tant mieux, oui, oui…”

L’esprit ailleurs elle lève les yeux et rencontre ceux du concierge qui s’avance dans le couloir.

“Oui, je suis là, attends…– C’est mon fils, il a certainement fait tomber

un pot de fleurs, sans le faire exprès bien sûr,

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mais ce n’est pas une raison, je vais vous balayer le patio.

– Non, non… ce n’est pas à toi que je parle, oui, écoute, je t’appelle après, oui, je t’appelle… pour le médecin, non, il n’y a pas de problème… je t’appelle. Embrasse la nena. Non, excusez-moi, ce n’est pas la peine, vraiment…”, dit-elle en lui barrant le passage.

Elle le repousse vers l’entrée : “Attendez-moi un instant.”La nervosité la gagne.“Je vais juste fermer la porte de la cuisine, les

courants d’air, asseyez-vous donc.”Un peu surpris il s’assied sur l’unique fauteuil

de l’entrée. Elle jette un dernier regard pour s’as-surer qu’il ne la suit pas et s’engouffre dans la cuisine. Le souvenir d’un cri s’inscrit dans sa tête. Le téléphone, elle ferme la porte.

“Oui, c’est moi… non, par chance je n’y étais plus ! Mon Dieu ! Non, j’étais dans… Mon Dieu, oui, je me suis dit, vraiment les gens n’ont aucun respect, un patio lavé d’hier soir, j’allais en toucher deux mots au concierge… mon Dieu le concierge ! Il va falloir appeler… tu l’as déjà fait ? Bon, dans ce cas… oui, oui… je te laisse.”

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Elle repose le combiné et voit le concierge assis dans l’entrée qui tend exagérément le cou dans sa direction. Avec résolution elle ferme la porte du couloir et s’adresse à lui en criant :

“Les courants d’air… je reviens ! Attendez-moi !” Mon Dieu, et si par hasard il était encore vivant ?

Elle se précipite dans le patio. Au milieu des débris, pots, branches, fleurs, terre, le corps gît. Le cou a une torsion inhabituelle, les pieds forment un angle inversé.

Je ne peux pas rester là, je ne peux pas… machi-nalement elle ramasse une tige de géranium, la fleur est rouge écarlate, elle la secoue pour dégager la terre. Incroyable, elle est intacte.

Elle se heurte au concierge en ouvrant la porte de la cuisine.

“Ahhh ! Mon Dieu, vous m’avez fait peur ! Debout comme ça dans le noir !

– Je vais balayer le… ce n’est pas à vous de répa-rer les dégâts que mon fils a causés.”

Elle a un rire nerveux.“Mais non ! C’est ridicule, d’ailleurs j’ai lavé le

patio hier soir.– Oui, mais j’ai entendu quelque chose tomber…– Ah ?– Oui, tout à l’heure, quand on était dans l’entrée.