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MAX DU VEUZIT Rien qu’une nuit

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Rien qu’une nuit

Max du Veuzit

Rien qu’une nuit

BeQ

Max du Veuzit

Rien qu’une nuit

roman

La Bibliothèque électronique du Québec

Collection Classiques du 20e siècle

Volume 379 : version 1.0

De la même auteure, à la Bibliothèque :

Un mari de premier choix

L’homme de sa vie

Vers l’unique

La Châtaigneraie

Amour fratricide

Petite comtesse

Les héritiers de l’oncle Milex

Sainte-Sauvage

L’inconnu de Castel-Pic

John, chauffeur russe

Arlette et son ombre

Sainte-Sauvage

Mon mari

Châtelaine, un jour...

Max du Veuzit est le nom de plume de Alphonsine Zéphirine Vavasseur, née au Petit-Quevilly le 29 octobre 1876 et morte à Bois-Colombes le 15 avril 1952. Elle est un écrivain de langue française, auteur de nombreux romans sentimentaux à grand succès.

Rien qu’une nuit

Édition de référence :

Librairie Jules Tallandier, 1971.

– Buenos dias, Vincente !

Au moment où il s’apprêtait à traverser la place de Catalogne, à Barcelone, le soldat entendit prononcer son nom par une voix familière.

– Ruitz !... Toi ici ? fit-il en se retournant vers celui qui l’interpellait, un grand jeune homme en habit de milicien.

– Oui, Vincente, moi ici. Je rentre d’une reconnaissance sur les côtes et si, comme tu le dis, je suis ici, ce n’est pas ma faute ; j’ai cru, un certain moment, que toute leur mitraille m’était destinée. Mais tu vois, amigo, la mort n’a pas voulu de moi, cette fois encore, et j’en suis revenu.

– Heureusement, mon vieux !...

Ils se turent un instant, devenus graves. Combien de temps l’un et l’autre seraient-ils encore préservés des atteintes du feu adverse ? C’est joli de se battre pour une cause sociale, mais ce n’est pas un idéal qui exalte longtemps ceux qui voient la mort chaque jour.

Ruitz en fit tout haut la remarque.

– On aimerait quand même sortir vivant de cette tornade qui nous secoue depuis des mois.

– Oui, convint Vincente, on en a assez ! Moi, j’aime la vie.

– Moi aussi... et c’est naturel !

– À notre âge surtout... et encore plus aujourd’hui.

– Aujourd’hui ?

– J’épouse Frasquita !

– Mais c’est vrai ! Je l’oubliais... Mes compliments, amigo !... Frasquita est une charmante jeune fille... Tous mes vœux, Vincente ; le plus grand bonheur possible pour toi comme pour elle.

– Merci, Ruitz ! Mon amie sera sensible à tes bonnes intentions. Mais toi, vieux, n’y a-t-il rien de plus que l’amour de la vie qui te fait redouter la mort ? Quand une passion comme la mienne absorbe l’âme, on tient à l’existence pour elle-même... parce qu’on rêve d’une vie tranquille avec la femme qu’on a choisie ! Si tu es amoureux, tu dois me comprendre.

– Oh ! il n’est pas besoin d’être amoureux pour préférer la vie ! Quand je suis là-haut, tout seul dans mon appareil, et que les balles sifflent autour de moi, j’avoue que la politique et toutes ses lois sociales me laissent terriblement indifférent ; avant tout je pense à ma peau, que je préférerais voir ailleurs que dans cet ouragan de feu.

Il soupira :

– Quant à l’amour ?... Une passion qui m’absorbe tout entier, comme tu dis si bien ?... Ah ! ce serait magnifique ; mais, vois-tu, amigo, cela n’est pas encore arrivé, et je te dirai que je le crains autant que je le désire. C’est terriblement beau, une grande passion ; mais, tu entends, j’ai précisé : terriblement.

– J’en déduis que tu n’es pas amoureux en ce moment ?

– Non, je prends le plaisir où je le trouve, comme un soldat peut le faire ! Je me penche, une nuit, sur un visage de femme, et puis, je l’oublie ! Je vais de la blonde sémillante à la brune grave et pensive. D’aventure en aventure ! Je vis sans me soucier de ce que le destin me réserve, sans penser au jour, heureux ou malheureux, qui me mettra en face d’une réelle idylle... Le mieux n’est-il pas de laisser à la Madona le soin de s’occuper de cette question ? Elle est femme et mère ; qui mieux qu’Elle pourrait choisir celle qui devra être ma compagne des bons et des mauvais jours ?

– Évidemment, Ruitz ! Si tu te places sous cet angle insouciant, tu n’as pas tout à fait tort : il ne faut pas se marier sans ressentir un amour qui vaille la peine d’enchaîner sa liberté. Mais prends garde, vil séducteur, tu pourrais bien rencontrer sur ton chemin le petit dieu, armé de son carquois... Don Juan de Zamora, qui fut un grand pécheur devant l’Éternel, en fit l’expérience un jour.

Ruitz se mit à rire.

– Je ne crois pas mériter d’être comparé à don Juan, loin de là ! Mais il ne dépend pas davantage de moi d’aimer sincèrement ou pas ! Cependant, sache, Vincente, que le jour où je serai vraiment amoureux, tu pourras te dire : Ruiz est le plus malheureux des hommes, à présent !... Qu’elle se nomme Florès, Juanita ou Carmen, toute autre catastrophe lui aurait été moins préjudiciable que celle-là.

– Farceur, va !

Et les deux hommes se mirent à rire.

C’était sur un des côtés de la place de Catalogne que nos deux hommes conversaient. À l’autre extrémité, des femmes étaient parquées.

De loin, Ruitz les remarqua.

– Qu’est-ce qu’il y a encore là-bas ? gronda-t-il avec mauvaise humeur. On n’en finira donc pas de maltraiter les innocents ?

– Chut ! fit Vincente. Inutile de nous compromettre, puisque nous n’y pouvons rien. Viens jusqu’au quai, par la Rambla, il y a foule, ça te changera les idées.

– Non, il faut que j’aille jusqu’à mon logis m’assurer que j’aurai du linge propre pour partir demain à l’aube. C’est tellement désagréable de se mettre en route sans confort.

– Seulement, pour aller chez toi, il va te falloir passer à proximité du groupe des femmes qu’on garde là-bas, et tu risques de prononcer quelque parole désagréable.

– Tu te trompes, je suis moins sensible que tu le crois... je sais garder ma langue, quand il le faut.

Tout en parlant, ils avançaient de temps à autre, faisant une halte, là où l’un d’eux voulait marquer ses dires de détails plus précis.

Les mains au ceinturon, Ruitz allait, le torse bombé, le menton pointé en avant, d’une manière assez orgueilleuse, qui ne lui allait pas trop mal d’ailleurs, car il était joli garçon, et cette façon de relever la tête mettait en valeur son profil racé.

Vincente, plus petit, se donnait peut-être un air moins avantageux ; cependant, on devinait dans son maintien un certain plaisir à étaler son uniforme d’aviateur. Visiblement, son grade le grisait un peu, réveillait en lui les ardeurs chevaleresques de ce fils de don Quichotte.

Les deux hommes, enfin, se séparèrent, Vincente pour descendre vers le quai, et Ruitz pour traverser la place.

– Je te verrai tout à l’heure ? demanda le premier, avant de s’éloigner. Frasquita serait heureuse que tu sois un de nos témoins.

– Alors, je ferai en sorte d’être exact, pour voir avec quelle crânerie tu te mets la corde au cou.

– Raille à ton aise, vieux, tu y viendras aussi !

– Mais j’y compte bien... un jour ou l’autre... le plus tard possible, par exemple !

Cette fois, ils se quittèrent et Ruitz, lentement, se disposa à traverser la place.

*

La guerre civile bat son plein en Espagne. Lutte fratricide où tous les partis politiques s’affrontent et où l’on tue pour le plaisir de tuer.

Dans une église de Barcelone, une rafle vient d’être opérée par les anarchistes.

Ce qui fut au Moyen Âge, l’asile toujours respecté, même au cours des luttes les plus acharnées, ne l’est plus dans ce pays où la passion du meurtre l’emporte sur toutes les autres. Sous l’influence d’une exaltation dont on ne voit même plus les bornes, il semble qu’on ne veuille plus accorder aux hommes le droit de demander à Dieu le courage nécessaire pour vivre encore. Et ceux dont le regard terrifié quitte le hideux spectacle des rues, cherchant un coin de ciel bleu dans les nues pour reposer leurs yeux, sont suspects de trahir l’Espagne en faveur du Très-Haut... « Arrestation pour défaut d’appui moral envers le régime », spécifient les chefs d’accusation qui réclament la tête des croyants. C’est de ce fanatisme impie que se meurt l’Espagne d’aujourd’hui !

Brutaux et déchaînés, les révolutionnaires ont défoncé, à coups de hache, la porte de l’église. Dans la nef silencieuse, où les vitraux rutilants de mille feux laissent couler un jour multicolore, ils ont trouvé, tapies dans tous les coins, une quarantaine de femmes de tous âges et de toutes conditions.

Le malheur a voulu qu’un prêtre soit parmi elles, et la colère des hommes s’en est encore accrue. Insensible à leurs faiblesses, à leurs cris, à leurs supplications, la soldatesque en délire a jeté sur le trottoir les malheureuses, tremblantes de peur, dont les lèvres, machinalement, continuaient d’implorer la puissance divine.

Elles sont là, à présent, criant, pleurant, s’agitant, demandant grâce. Quelques-unes sont muettes de terreur. L’une d’elles tombe sans connaissance. Une de ses compagnes, jeune Catalane à l’air tout particulièrement distingué, se précipite pour lui donner des soins ; mais, pour lui apprendre sans doute à ne s’occuper que de ce qui la regarde, d’un coup de crosse de fusil la pauvrette est projetée à trois mètres.

Un cri de terreur collective a ponctué cette scène brutale. Les victimes, dont la crainte s’avive à la vue d’un pareil traitement, s’affolent de plus en plus pendant que leurs farouches gardiens s’impatientent et s’énervent. Dans ce pays où règne en ce moment la loi du plus fort, la pitié n’est plus de mise.

– Silencio, canallas ! Caramba !

Et, terrorisées devant les poings qui se crispent vers leurs visages, les pauvres femmes baissent la tête et retiennent leurs plaintes.

– Que croyez-vous, madame, que l’on va faire de nous ? demande à voix basse une jeune fille, s’adressant en langue catalane à une matrone. Ma mère va s’inquiéter, si elle ne me voit pas revenir. Pensez-vous qu’on nous garde encore longtemps ?

– Oh ! ma pauvre petite ! répond à mi-voix l’interpellée. S’ils ne faisaient que nous retenir, ce serait trop beau ! On raconte tant de choses ! Mais, chut ! le gardien nous observe. Mieux vaut se taire ! On pourrait croire que nous complotons quelque chose.

La jeune fille garde le silence, mais ces dernières paroles n’ont fait qu’accentuer son angoisse et ses larmes se remettent à couler, pendant que ses mains croisées se crispent nerveusement sur sa poitrine.

À côté d’elle, depuis le début, deux femmes se tiennent enlacées, deux sœurs, bien certainement, car elles se ressemblent sous leurs cheveux noirs et plats.

Dans un souffle, celle qui paraît la plus jeune a murmuré à l’autre :

– J’ai peur ! Il va nous arriver quelque malheur... C’est horrible !

L’aînée est bien pâle ; cependant, avec des gestes et des mots de maman, elle réconforte sa cadette, tout en s’efforçant courageusement de ne pas laisser paraître son angoisse intérieure.

Au-dessus de leurs têtes, dans un contraste saisissant avec ce spectacle de désolation, le ciel est implacablement bleu... d’un bleu splendide, comme les pays baignés par la Méditerranée semblent seuls en connaître ! L’air est tiède, imprégné de parfums multiples. Et il est difficile de ne pas penser que si le cauchemar de la guerre disparaissait d’Espagne, Barcelone, comme chaque année, pourrait s’épanouir dans la douce quiétude de son climat privilégié et la splendeur incomparable de son cadre de verdure.

Ce jour-là, même, une fête officielle semble vouloir tempérer un peu l’atroce besogne de la guerre civile.

L’autorité n’a-t-elle pas décidé, quarante-huit heures auparavant, que les recrues qui allaient partir au front quitteraient la ville le cœur en liesse ? Pour les soldats, il va y avoir de grandes réjouissances ; mais la plus belle, a-t-il paru aux chefs, est de combler les cœurs des combattants qui vont partir. Plus de deux cents mariages vont être célébrés avec pompe dans quelques heures.

C’est que, en effet, il semble que les militaires, de tous âges et de toutes situations sociales, en aient assez de se battre. Parfois, des murmures arrivent aux oreilles des maîtres qui les dirigent.

La jeunesse est impétueuse et ardente. Elle aime se battre pour une idée, mais elle est également généreuse et sincère. Or, les mesures de répression dont on use avec la population civile ou militaire lui semblent exagérées. D’un autre côté, il y a cette guerre qui n’en finit plus et qui n’est pas, à proprement parler, une guerre, mais plutôt une lutte fratricide.

C’est pour remonter leur courage que les chefs ont eu l’idée de ces mariages rapides, réservés seulement aux soldats qui partent pour le front de Madrid, si dangereux aux défenseurs comme aux assaillants.

Les maîtres de l’heure, à Barcelone, ont calculé qu’en cette occurrence les femmes désireuses d’être épousées tout de suite seraient leurs meilleures auxiliaires. Par des baisers et des mots d’amour, elles sauront conduire leurs fiancés jusqu’à la table des mariages... c’est-à-dire, en vérité, jusqu’aux premières lignes du front.

Et c’est pourquoi tant de mariages vont être célébrés aujourd’hui.

Il y aura ensuite des agapes officielles ; les bals populaires clôtureront la journée ; puis, après la nuit donnée aux jeunes époux pour consacrer leur hymen précipité, les trains, demain, emporteront la masse grouillante vers le front où la bataille fait rage et dont bien peu reviendront vivants.

*

À mesure que Ruitz s’avançait, des éclats de voix, venant du côté des femmes attroupées, attirèrent à nouveau son attention vers le groupe féminin, si inhumainement gardé.

Un serrement de cœur crispa sa poitrine.

« C’est un spectacle auquel je ne pourrai jamais m’habituer, pensa-t-il. Que les hommes se battent passe encore ; mais qu’on s’attaque aux femmes, c’est lamentable ! »

Il était assez près des malheureuses captives, à présent. Une seconde, son œil dur les fixa ; mais, pour ne pas laisser voir ce qu’il pensait de ces arrestations arbitraires et massives, il détourna vivement la tête.

Avisant un des gardes, il demanda :

– Alors, quoi, mon ami, qu’est-ce qu’on va faire de ça ?

En posant cette question, sa voix avait cette inflexion sèche, cette morgue déjà si naturelle aux Espagnols, mais qui se trouvait ici mêlée au dédain et au mépris obligatoires actuellement à Barcelone, quand on parlait des prisonniers.

– Ça, répondit l’autre avec un gros rire, c’est de la chair à croquer, mon vieux ; à moins que ce ne soit une attraction pour l’hôtel Colon... On attend les ordres des camarades.

Ruitz ne répondit pas. Il regardait à nouveau les captives.

À quel sentiment était-il en proie à cette minute ?

Grand, d’apparence énergique, les traits fortement accusés, mais le visage reflétant une belle expression de franchise, le jeune aviateur, en dehors de ses convictions politiques, ne subissait-il pas l’impulsion de la loi de la nature qui veut que tout homme normal, quand il est fort et bien équilibré, désire instinctivement se rapprocher d’un être plus faible, pour le protéger... surtout si ce dernier est une femme en péril ?

Ruitz n’éprouvait-il pas un peu de pitié pour ces malheureuses qu’un sort abominable attendait ?

« À l’hôtel Colon ? » songea-t-il.

Il connaissait la réputation de cet ancien hôtel transformé pour la circonstance en club pour les communistes. Le portrait de Lénine en décorait la façade et c’était dans le sous-sol de cet établissement qu’on se divertissait à toutes sortes de jeux...

Et c’est à ce lieu qu’étaient destinées ces femmes... à moins que ce ne fût pour servir de pâture à quelques soudards en état d’ivresse.

Prudemment, Ruitz gardait pour lui son opinion secrète. Pour secouer un peu le malaise qui l’envahissait, il voulut s’éloigner.

– Alors, bon plaisir ! dit-il au gardien avant de le quitter.

– Merci, ça ira ! ricana l’autre, qui n’était en vérité qu’un modeste comparse, dont des impresarii puissants tiraient les ficelles.

Ruitz, toujours pensif, fit donc quelques pas dans la direction de son domicile, situé vers la gare du Nord. Mais on eût dit qu’une force mystérieuse le retenait sur place. De nouveau, il s’arrêta et, comme s’il ne pouvait s’en détacher, son regard revint errer sur le groupe des malheureuses qu’un frisson d’horreur avait parcouru à l’énoncé de la sentence du gardien : « L’hôtel Colon !... »

« Pauvres femmes ! » pensa-t-il généreusement.

Cependant dans tout ce lot de femmes hagardes et affolées, les yeux de Ruitz, qui jusqu’à présent n’avait fait qu’observer la scène dans son ensemble, se trouvèrent sollicités, subitement, par un visage délicat et doux de jeune fille. L’aviateur en resta interdit... émerveillé !

Debout contre le mur d’une maison, cette jeune fille pleurait, toute seule, silencieusement, comme si elle ne connaissait personne dans ce troupeau féminin dont elle devait partager le sort.

Elle venait de s’essuyer les yeux et de relever la tête, peut-être pour chercher autour d’elle quelque secours ou, plus simplement quelque visage de connaissance, et Ruitz, qui l’observait la vit mieux.

Le magnifique soleil espagnol jetait sa lumière à pleins rayons sur la tête fine nimbée d’or... une tête d’ange ! L’aviateur pensa que, jamais encore, il n’avait contemplé plus bel ovale de Madone, ni vu de plus jolis yeux bleus... de ce bleu pareil à l’azur, après la pluie, si rare chez les femmes espagnoles. Ce bleu splendide accentuait la pâleur du visage et mettait en relief l’éclatante blancheur de la peau. Les cheveux châtains, rejetés en arrière, ondulaient en plis flous au-dessus du front ; la bouche, petite, bien dessinée, aux lèvres roses et fraîches, faisait penser à une grenade mûre. Ni les larmes ni cette matinée d’horreur n’avaient pu entamer tant de charmes naturels.

Sans bien s’en rendre compte, Ruitz restait en contemplation, cloué sur place par un sentiment inattendu, inexplicable, qui était plus obscurément émotif que volontairement admiratif.

Subitement, il eut la sensation d’être observé. Le sens de la réalité reprenant le dessus, il s’éloigna et revint vers le milieu de la place.

Bientôt, il gagna une aubette à journaux, où quelques feuilles illustrées s’étalaient.

Les bras derrière le dos, les jambes écartées, il se campa devant le kiosque et, feignant de regarder un titre flamboyant, imprimé en grosses lettres : El Corriero del Populo, il siffla entre ses dents une seguedillas. Mais, par-dessus la feuille extrémiste, son regard pensif revenait vers la douce tête aux grands yeux troublants.

De temps à autre, il inspectait les alentours, surveillait l’autre extrémité de la place où un attroupement de curieux s’intéressait au montage de la carcasse de bois d’une estrade, dressée hâtivement, en prévision des mariages qu’on y célébrerait tantôt.

Depuis un moment, quelque chose s’élevait en Ruitz. Pitié, folie, idée romanesque ? Sait-on quelles pensées peuvent traverser le cerveau exacerbé d’un jeune homme qui côtoie la mort à chaque minute et qui, depuis des mois, n’a que des visions de carnage, d’orgies, devant les yeux ?

Il quitta son poste d’observation au moment même où deux gardiens s’installaient pour jouer aux cartes sur le pavé brûlant. L’ennui prenait ceux-ci. Cette longue faction pour surveiller un « bétail féminin plutôt docile », selon eux, et la chaleur aidant les incitaient à relâcher leur surveillance.

La jeune fille était toujours dans la même attitude de désolation, mais c’était un chagrin empli de dignité, plus forte que la douleur même.

À mi-chemin du groupe, Ruitz parut hésiter un instant et il demeura immobile, oscillant dans l’alternative ; puis sa physionomie s’éclaira tout à coup. Le sort en était jeté, il irait jusqu’au bout de son invraisemblable projet.

Délibérément, il marcha vers les prisonnières. Devant l’inconnue aux yeux bleus, il s’arrêta, et le ton volontairement un peu rude, bien qu’à voix basse, il dit :

– Señorita, de grâce, ne vous troublez pas. Je veux essayer de vous sortir de là.

Les doux yeux féminins, baignés de pleurs, se levèrent sur lui.

– Mon Dieu ! soyez béni ! bégaya-t-elle. Que me faut-il faire ?

Tout de suite, l’espoir entrait dans l’âme de l’infortunée, tant il est vrai qu’à vingt ans la mort ne peut être admise sans révolte.

L’aviateur reprenait, de sa même voix basse, volontaire :

– Avant tout, dire comme moi... ne pas me démentir.

– Bien !

– En ce moment, nous parlons d’avenir... nous sommes fiancés et nous faisons partie du lot de novios qu’on va marier tout à l’heure...

– Ah !

– Compris ? insista-t-il, comme un ordre.

Elle eut à peine une hésitation.

– Oui, fit-elle dans un souffle, bien que la reconnaissance d’un lien intime avec cet inconnu ne fût pas pour elle des plus rassurantes.

Mais elle n’ignorait pas qu’une des coutumes d’inquisition à Barcelone, née de la guerre et du manque de confiance des partis entre eux, voulait qu’on interrogeât de but en blanc les couples qui parlaient ensemble confidentiellement.

On séparait les causeurs, dans la rue ou dans les cafés, et on les emmenait à quelques pas l’un de l’autre. Là, on les questionnait sur leurs sujets de conversation. Si leurs réponses ne concordaient pas, ils devenaient suspects et on les fusillait, sous prétexte qu’ils avaient été surpris en train de comploter. On conçoit donc qu’avant d’amorcer une conversation dans un lieu public, toute personne rencontrant un parent ou un ami commençait d’abord par bien déterminer les réponses identiques que chacun devait fournir en cas d’interrogation. Cette mesure de précaution était obligatoire, en quelque sorte, pour demeurer vivant.

Et c’est ce qu’avant tout le milicien venait de préciser à son interlocutrice, laquelle, sans hésitation, acceptait de se plier au programme choisi, bien que celui-ci ne fût pas tout à fait de son goût.

– Vous êtes ma novia ? insista Ruitz.

– Oui.

– Ne vous coupez pas, car je risque gros.

– Soyez tranquille ; j’ai compris.

Une sorte de détente adoucit fugitivement le visage de l’aviateur. Cependant, son regard continuait d’errer prudemment autour de lui.

– Dites-moi votre nom, maintenant, señorita.

– Orane Le Cadreron.

Ce nom ne rappelait rien au jeune homme. C’était la première fois qu’il l’entendait.

– Bien, fit-il cependant, je ne l’oublierai pas. Moi, je m’appelle Ruitz, souvenez-vous-en aussi. Maintenant, soyez prudente ; dites comme moi, je vous le répète. Et, surtout, ayez confiance.

Puis, changeant de ton :

– Holà ! camarades ! fit-il brusquement, à haute voix, cette fois, en s’adressant à trois anarchistes armés qui surveillaient le groupe des femmes. Qu’est-ce donc que fait ici ma fiancée ? Comment avez-vous pu arrêter celle que je dois épouser aujourd’hui ?

Il parlait hautainement, avec une véhémence voulue.

Il ajouta, en langue catalane :

– C’est inouï et impardonnable de commettre semblable erreur ! Allons, viens, querida mia, ta place n’est pas ici !

– Ah ! pardon, vous, l’officier, laissez nos otages et ne touchez à personne !

Une altercation s’amorça. Les paroles ne suffisent pas toujours dans ce pays ardent ; le plus souvent, les mains s’agitent, exprimant, mieux que les mots, le sens exact de la pensée.

– Impossible, impossible ! criait le chef des gardes, avec des gestes péremptoires et un roulement des mots plus vif que celui d’un torrent.

Quand les Espagnols parlent, l’étranger ignorant leurs coutumes pourrait aisément supposer qu’ils se disputent ; mais, quand ils se disputent vraiment, cela ressemble à un commencement de furie. Quant à la vraie furie espagnole, la guerre civile nous a rappelé qu’elle n’était qu’endormie depuis Philippe Il et le duc d’Albe.

La discussion entre les deux interlocuteurs menaçait de tourner à l’aigre et les voies de fait semblaient proches, quand un des extrémistes demanda assez irrespectueusement :

– Mais qui êtes-vous, d’abord, vous, le galonné ?

– Je suis Ruitz, l’aviateur ! proclama le jeune homme. Je pense que personne de vous n’ignore mon nom et vous seriez de mauvais frères si vous alliez malmener celle qui est toute ma vie, tout mon bonheur ! Ma chère petite novia, ajouta-t-il théâtralement, en se tournant vers la jeune fille pour l’attirer contre lui en un geste de tendresse merveilleusement joué.

Ruitz, évidemment, savait comment s’y prendre avec les femmes, et Vincente, tout à l’heure, en le traitant de don Juan, ne devait rien ignorer des succès féminins de son compagnon d’armes.

À l’étreinte passionnée de l’aviateur, l’inconnue, interdite, n’avait pas osé se dérober et, bien que gênée et anxieuse, elle demeurait blottie contre lui. C’était tellement inimaginable tout ce qui lui arrivait, depuis le matin, que la pauvrette, saisie par les événements, comme une nacelle abandonnée flotte au gré des flots, se laissait aller, incapable de lutter contre le mauvais sort, ou de regimber contre les volontés plus fortes qui s’imposaient à elle.

En ce moment, d’ailleurs, son soi-disant fiancé luttait pour elle. Superbe d’indignation, il continuait d’interpeller les geôliers qu’il voulait convaincre de ses droits.

– Allons, camarades ! protestait-il véhémentement. Ne sentez-vous pas que je suis dans mon droit en réclamant la novia qui m’appartient ? On croirait qu’aucun de vous n’est amoureux, ou ne l’a jamais été...

– Ce serait extraordinaire, mon vieux ! blagua un anarchiste.

– Évidemment ! riposta Ruitz sur le même ton, avec un sang-froid merveilleux. En Espagne, plus que dans n’importe quel autre pays de la terre, la fleur d’amour pousse sous les pas des hommes ! Aussi, mes amis, pensez à vos femmes ou à vos fiancées. Vous êtes jeunes, tous, ici, donc pas encore blasés ! Et vous auriez le cœur de gâter le jour de mon mariage par une aussi mauvaise volonté ? Non, amigos, vous ne ferez pas cela. Ma novia m’appartient. Ce sont nos noces aujourd’hui et je vais de ce pas faire légaliser notre union.

Et ce disant, sous les yeux des gardes rouges un peu plus indulgents qu’ils ne voulaient le laisser paraître, il se disposait à emmener Orane Le Cadreron.

– Allons, chérie, suis-moi. Les camarades ne diront rien. Ils savent que, s’il me faut aller jusqu’au gouverneur pour faire reconnaître mes droits, j’irai ! À chacun son dû pour ceux qui partent au front !

Il était superbe d’indignation et, grâce à sa faconde, il commençait à en imposer à tous. La vérité, du reste, nous oblige à reconnaître qu’à force de vouloir faire accroire qu’Orane était son bien personnel, il n’était pas loin de le croire lui-même. En ce moment, de toute évidence, il aurait été dangereux de vouloir discuter avec lui sur ce point.

Devant tant d’assurance, le groupe des gardiens hésitait. Des paroles étaient échangées à voix basse :

– Qu’est-ce que c’est que ce Ruiz qui parle si haut ?

– Tu ne l’ignores pas, c’est l’as de notre aviation.

– Ah ! l’Aguita ! Le chéri des états-majors.

– Crois-moi, Fischer, ne soulève pas d’histoires avec lui, il est de taille à la riposte.

– Mais de quel droit nous enlève-t-il une prisonnière ?

– C’est sa fiancée. Il doit l’épouser aujourd’hui.

– Pardon, Ruitz, fit alors un troisième. Il faudrait voir à prouver ce que vous dites. Une fiancée ?... Est-ce bien vrai, cette histoire ? ajouta-t-il en s’adressant à la jeune fille. Allons, parle, toi, la belle, qui ne sais que pleurer pendant que ton amoureux bataille.

Ruitz serra Orane plus fermement contre lui pour qu’elle ne perdît pas la tête en un pareil moment.

D’une voix calme, en même temps, il l’encourageait :

– N’ayez pas peur, chérie, je suis là et je ne vous quitterai pas.

Puis, tranquillement, bien qu’il fût soudain très anxieux, il l’interrogea de façon que tous entendissent :

– Vous deviez, ma beauté, apporter vos papiers. Y avez-vous pensé ? Où sont-ils, à cette heure ?

– Je les ai là, señor, répondit l’interpellée complètement effarée, car ce bras d’homme passé autour de ses épaules ne la rassurait pas plus que l’air menaçant des anarchistes.

Comme elle tardait à présenter les pièces d’identité réclamées par ces derniers, Ruitz lui arracha presque le petit sac qu’elle tenait obstinément contre elle et, sans plus d’égard, avec l’autorité d’un maître incontesté, il l’ouvrit, fouilla et en retira une liasse de papiers.

– À la bonne heure ! fit-il en les agitant à bout de bras. Vous voyez, vous autres, qu’elle s’est munie des pièces utiles pour notre mariage ! Mais voici que l’heure approche ; ne me forcez pas à appeler du renfort pour rentrer en possession de ma future épouse !

Les femmes avaient cessé de pleurer. Inquiètes, elles regardaient tour à tour les anarchistes, l’officier et la jeune fille qui motivait une telle discussion. Généreusement, dans un besoin de solidarité féminine, et bien que chacune d’elles se sentît irrémédiablement vouée au malheur, elles souhaitaient le triomphe de leur compagne.

« Ce sera une malheureuse de moins à livrer aux soudards », pensaient-elles dans leur besoin de revanche, qui allait jusqu’à implorer le Ciel pour qu’un bombardement aérien vînt détruire la ville et anéantir sur-le-champ les bourreaux qui les menaçaient, quitte à être tuées en même temps qu’eux.

Cependant, la soldatesque ne se décidait pas à libérer Orane : la proie lui semblait acquise !

– Laisse-la aller, Fischer, intervint un des gardes, qui en avait assez de tout ce tapage. Il en reste trente-neuf autres, c’est bien suffisant pour nous. Si la femme est à Ruitz, qu’il la prenne et nous fiche la paix !

– Oui, mais sous prétexte qu’ils sont réguliers, ces types-là font toujours la loi. Je trouve qu’en tout ceci une cartouche dans le ventre du beau parleur aurait eu plus d’à-propos et lui aurait appris ce que c’est que de vivre !

Les hommes répondirent par un large rire qui découvrit leurs dents très blanches, en contraste avec leur peau basanée, couleur d’olive confite.

Impassible et sans se presser, l’aviateur emmenait enfin avec lui celle qu’il appelait l’instant d’avant novia mia.

– Viens, chérie, disait-il, en mettant dans sa voix toute la tendresse possible. Viens, mon amour ! Dans quelques instants, nous serons unis pour la vie.

Jamais homme épris n’avait eu, vis-à-vis de la femme aimée, une attitude plus amoureusement enveloppante.

En passant devant les gardiens qui l’observaient d’un œil d’envie, il jeta un clin d’œil complice.

– Merci, camarades, pour votre courtoisie. Je vous en saurai gré... Le cas échéant, comptez sur moi.

Il profitait de leur court moment d’hésitation, et doucement, mais fermement, il entraînait Orane.

*

En traversant la place publique vide de monde, Ruitz se pencha vers sa compagne et, de très près, comme s’il lui disait des mots d’amour, il la prévenait de ce qu’ils devaient faire encore.

– Señorita, expliquait-il à voix basse, je suis parvenu à vous enlever de leurs griffes, mais le plus dur n’est pas fait. La moindre équivoque peut nous perdre tous les deux. Je vous en prie, faites attention.

Les yeux embués de larmes, elle approuva :

– Oui, je devine... je ne dirai rien. Je vous laisserai parler.

– Il vaut mieux, approuva-t-il.

Puis, plus naturellement :

– Maintenant, faisons connaissance, il faut que nous ayons l’air d’être très intimes et de nous aimer depuis longtemps. Racontez-moi votre histoire. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?

Intimidée, elle hésitait. Comment se confier à cet inconnu si brusquement entré dans sa vie ? Elle rougissait, pâlissait, ne trouvant pas les mots qu’il fallait dire pour commencer.

Ruitz, qui s’apercevait de son trouble, aurait voulu ne pas la presser ; mais, s’il était calme en apparence, il s’inquiétait terriblement en réalité.

Il avait agi d’une façon impulsive, sans examiner tous les inconvénients qui pouvaient résulter de son intervention extraordinaire, et, à présent, il se rendait compte qu’il lui fallait conduire l’aventure jusqu’au bout et à bien, s’il ne voulait pas y laisser sa tête et celle de sa compagne.

Généreusement, cependant, en vrai caballero, il pensait :

« Au fond, mourir pour mourir, j’aime mieux y passer pour avoir voulu sauver une vie que pour essayer d’en détruire une ou plusieurs. »

La guerre et ses obligations n’avaient jamais eu d’attraits pour lui ; la politique, pas davantage. Il était avec les républicains parce qu’il habitait Barcelone depuis son enfance. Et, s’il servait dans leurs rangs, c’était parce que, aviateur de son métier, il avait été appelé, dès les débuts de la guerre civile, à servir dans cette armée. C’étaient les seules vraies raisons qui le maintenaient en Catalogne.

Il aurait été de l’autre côté de la barricade si le sort, tout bonnement, l’avait fait naître à Burgos !

Pendant qu’en lui-même il récapitulait les événements, il entraînait sa compagne vers les couples qu’on allait marier et qui, bruyamment, commençaient à se grouper sur les trottoirs perpendiculaires à la gare de Sarria.

En même temps, son regard aigu continuait d’inspecter les alentours.

Quant à Orane, elle suivait docilement son compagnon, sans que son malaise et son appréhension en fussent diminués.

Qui était ce jeune homme ? Et pour quelles raisons ou sous l’influence de quels mobiles s’intéressait-il à elle si généreusement ? Qu’y avait-il à l’origine de sa décision : de la bonté ? de l’héroïsme ? ou bien un simple calcul dont elle n’entrevoyait pas le but ?

Sur l’insistance de Ruitz, elle finit par raconter brièvement son histoire.

– Je suis Française, expliqua-t-elle ; mes parents, qui habitent toujours la France, m’avaient envoyée visiter Barcelone, lors de l’exposition. Je devais me perfectionner dans votre langue, en même temps que m’occuper des intérêts de mon père qui est fabricant de machines agricoles... Naturellement, ma famille m’avait confiée à des amis habitant cette ville et qui devaient me piloter dans mes diverses démarches. Malheureusement, ceux-ci ne virent pas venir le danger et les premiers troubles les prirent au dépourvu... Peut-être moi-même ai-je manqué d’esprit de décision. Je ne croyais pas que l’insurrection durerait si longtemps, ni qu’elle prendrait une tournure si grave. Je n’ai vraiment compris le sens des événements que lorsque mes amis furent emmenés prisonniers. Un jour même, j’appris qu’ils avaient été exécutés comme fascistes. Épouvantée, je voulus alors regagner la France. Une dame espagnole, dont j’avais fait la connaissance, avait promis de m’aider, car, malgré mes démarches, on me refusait les papiers nécessaires pour quitter l’Espagne.

– Vous étiez étrangère. Je ne vois pas très bien comment on pouvait vous retenir de force ici.

– Je n’ai pas très bien compris moi-même. Il paraît qu’un employé de la Généralité, comprenant sans doute mal la langue française, m’avait inscrite comme commerçante... Cela représentait des intérêts espagnols, m’a-t-on dit...

– Peut-être ! Il y a tant de micmac, en ce moment, dans nos bureaux !

– Le pis, c’est que Mme Mombela...

– Qui est Mme Mombela ? interrompit-il.

– La señora qui avait promis de m’aider à quitter l’Espagne.

– Très bien ! Continuez.

– Je vous disais que, ces jours-ci, la señora, elle aussi, avait disparu. J’étais donc seule, à Barcelone, cachée dans une cuartito.

– Où était cette chambre ?

– À l’hôtel San Marco. Mais cet hôtel a été en partie démoli, l’avant-dernière nuit par les obus et l’incendie... Tous les locataires ont dû fuir, aux premières heures du jour. Les autres femmes et moi, nous nous sommes réfugiées dans l’église... à Santa Eulalia. C’est là qu’on nous a trouvées ce matin.

Après une hésitation, elle ajouta :

– Hier, les hommes qui s’étaient sauvés de l’hôtel en même temps que nous ont été appréhendés sous nos yeux. Il paraît qu’on les a fusillés au crépuscule... Quelle horreur ! ajouta-t-elle en frissonnant et en passant sa main sur son front.

– Oui... des atrocités se commettent tous les jours, malheureusement ! Les anarchistes sont excités par l’odeur de sang et ne se retiennent plus. C’est lamentable qu’on n’ait pas su arrêter ces abominations.

Le jeune homme se tut. Un instant, ses yeux durs semblèrent regarder dans le vague quelque vision terrible que les siècles à venir devraient examiner de sang-froid et juger.

– Il n’y a pas à être fier, aujourd’hui, d’être un homme, murmura-t-il. Quelle responsabilité devant l’Histoire nous endossons, nous, les jeunes !

Il soupira, puis parut, d’un geste des épaules, rejeter le fardeau, trop lourd à porter, des événements dont il était l’involontaire et impuissant témoin.

– Allons, fit-il en reprenant son allure dégagée. Il faut aussi que je me fasse connaître à vous, señorita. Je suis Ruitz, l’aviateur, dont vous avez peut-être entendu parler.

Avec un sourire un peu amer, il précisa :

– L’as républicain espagnol !... J’ai déjà fait quelques raids fameux.

– Je sais... les journaux en ont parlé.

– Oui, en effet ils m’ont couvert de fleurs.

C’était dit sans trop de fatuité.

Quel est l’homme qui ne serait pas fier de se présenter à une jeune et jolie femme comme un héros de l’air jouant avec le danger ? Le sexe masculin ne garde-t-il pas toujours un peu de son caractère gamin, avec ses fanfaronnades et son admiration exagérée pour tout ce qui touche à la force physique ?

Orane, cependant, n’avait pas été éblouie par les titres de gloire de son compagnon. Au contraire, sa dextérité à répandre les bombes destructives sur les villes, son mépris du danger, ne le faisaient paraître que plus redoutable encore. L’identité qu’il lui révélait n’était donc pas faite pour la rassurer.

– Je vous remercie de m’avoir arrachée des mains de ces soldats, assura-t-elle craintivement.

– Oh ! attendez, pour me dire merci, d’être réellement à l’abri... Cette histoire n’est pas finie !

– Qu’est-ce qu’il faut encore, mon Dieu ?

– Nous marier, tout simplement, señorita.

– Oh !

De saisissement, aucune autre protestation ne lui venait aux lèvres, mais une nouvelle épouvante s’installait en elle.

– Faut-il véritablement en passer par là ? demanda-t-elle quand elle eut recouvré l’usage de la parole. Est-ce vraiment utile ?

Ruitz, étonné, la regarda presque sévèrement.

– Où avez-vous la tête, petite señorita de France ? Croyez-vous donc que ceux qui vous gardaient tout à l’heure vont se contenter de nos affirmations ? Regardez donc, à gauche, ce milicien qui ne nous quitte pas des yeux.

L’effroi reprit sa place sur le visage angélique de la jeune fille.

– Mon Dieu ! Protégez-nous ! balbutia-t-elle.

Lentement, le couple se remit en marche. Ruitz continuait de simuler l’empressement d’un fiancé épris.

– J’ai gardé vos papiers, señorita, expliquait-il ; les miens ne me quittent pas. Je pense que cela suffira... Ce serait désastreux s’il y avait quelque autre formalité que je suis dans l’impossibilité de prévoir... car je ne comptais pas du tout me marier aujourd’hui, n’est-ce pas... Peut-être fallait-il être inscrit d’avance.

– Je serais désolée que vous ayez exposé votre vie inutilement pour sauver la mienne.

– Croyez que, le cas échéant, je partagerais entièrement vos regrets, riposta-t-il avec une conviction quelque peu ironique. Ce sont nos deux têtes qui sont tout bonnement en jeu à cette heure !

– Il est vrai, mais la mienne ne tenait guère sur mes épaules avant que je vous rencontre. Il ne peut rien m’arriver de pire que tout à l’heure. Tandis que vous, señor, rien ne menaçait votre existence, jusque-là.

– Moi ? fit-il comme s’il sortait d’un rêve.

Il regarda la jeune fille et, une seconde, ses yeux plongèrent dans les prunelles merveilleusement bleues qu’elle levait sur lui.

– Moi, répéta-t-il avec désinvolture, je ne regrette rien ! Si c’était à refaire, je recommencerais exactement les mêmes gestes. La mort me laisse indifférent.

Il ne se rendait pas très bien compte pourquoi il affirmait une pareille chose... une chose si contraire à ce qui avait été sa conviction jusque-là... car, enfin, il aimait la vie et ne tenait pas du tout à mourir ! Ne l’avait-il pas affirmé deux heures auparavant à son camarade ?... Il était donc parfaitement ridicule de se vanter d’un courage qu’il ne possédait pas.

Oui ! Mais, voilà... tant que lui, Ruitz, serait dans le voisinage de certains yeux bleus, absolument déconcertants, il sentait qu’il lui serait impossible de parler autrement. Ce sont de stupéfiants impondérables... des riens qu’on ne peut expliquer ni analyser !... Ça échappe à tout raisonnement ! C’est quelque chose comme une folie momentanée qui annihile complètement le libre arbitre.

Et comme Ruitz, orgueilleusement, n’admettait pas qu’il pût se plier à quelque acte involontaire ou inconscient, il se railla intérieurement, avec une certaine douceur, de cet état d’esprit incompatible avec son caractère :

– La pitié !... Cette petite fille m’a fait pitié ! Et je la sauve au péril de ma vie, en vrai caballero... Mon geste est vraiment beau !

À cet instant, il se crut sûrement un être d’exception, un surhomme ! Et, sans s’en rendre compte, il se redressa dans une béatitude inattendue, la poitrine gonflée d’un bonheur inconnu. Il avait sauvé une femme d’un péril mortel. Cette femme qui était là à son côté lui devait la vie ! Le ciel était beau et lui, Ruitz, certainement un héros !

*

Comme Ruitz et sa compagne arrivaient enfin à l’autre extrémité de la place, des miliciens couraient au milieu de la foule, très dense maintenant.

– Les couples ! criaient-ils. On réclame les couples ! La cérémonie commence.

L’un des crieurs s’adressa tout particulièrement aux jeunes gens :

– Vite, un peu de nerf, vous deux !... Voilà des tourtereaux qui n’ont pas l’air pressé. Ils sont dans la lune, ma parole.

– J’en descends avec ma poulette, mon brave ! riposta gaiement Ruitz qui avait décidément l’à-propos facile.

En même temps, il avait saisi Orane par le bras et, de sa voix haute, il l’encourageait :

– Venez, chérie ! Le moment tant désiré est venu.

Mais, comme il achevait ces mots, une exclamation de surprise amusée les salua : Vincente et sa fiancée étaient devant eux.

– Non ! Vrai, toi aussi, tu te maries ?

Sans se troubler et avec un grand empressement, Ruitz s’inclina devant Frasquita. Puis, désignant Orane, il la présenta à ses amis.

– Ma fiancée, Vincente. Je te présente celle qui va devenir ma femme.

Si Vincente avait vu, à cet instant, le jour devenir subitement une nuit noire, ou la mule du marchand de pastèques, qui passait au milieu de la chaussée, se mettre à parler à l’instar des animaux de La Fontaine, il ne se fût certes pas trouvé plus ahuri.

Quelques heures auparavant, son ami lui parlait du mariage comme d’un lien qu’il n’accepterait qu’en retour d’un grand amour réciproque. Cet amour, il se défendait de l’avoir jamais éprouvé ! Et voici que ce farceur venait lui présenter, sans sourciller, une fiancée : celle qui allait devenir sa femme dans quelques minutes ! N’y avait-il pas là de quoi déconcerter l’homme le moins impressionnable ?

– Tu te maries ! répéta-t-il, sans parvenir à cacher son étonnement.

– Eh bien ! fit Ruitz, sans paraître s’apercevoir du trouble de l’autre, je te l’ai dit tantôt, mon ami. N’a-t-il pas toujours été convenu entre nous deux que nous nous marierions le même jour ?... Deux copains comme nous se devaient de ne pas se séparer... je te servirai de témoin et tu me rendras le même service en retour. C’est bien ainsi qu’il en a été décidé l’autre jour ?

Vincente ouvrait la bouche pour protester contre ces allégations, quand il rencontra le regard de Ruitz fixé sur le sien. Et ce regard d’un ami, dont il connaissait les moindres réactions, était à la fois si impérieux et si suppliant qu’il demeura bouche bée.

L’autre, au surplus, ne lui donna pas le temps de réfléchir.

– Hein ! s’écria-t-il avec un enthousiasme grandissant, t’en ai-je assez parlé, durant nos nuits de veille, de ma chère petite novia ! T’ai-je assez vanté ses yeux bleus pareils au tendre bleu des fleurs de lin entrouvertes... son teint de lis, qui rappelle celui du bambino de la Madone de Séville... Hein ! Vincente, dis-le ! Était-elle exagérée, ma description de celle à qui j’avais donné mon cœur ?

Subjugué, Vincente ne luttait plus. Il n’essayait même pas de comprendre.

– Oui, oui, confirmait-il chaque fois que Ruitz s’arrêtait pour reprendre haleine. Oui, tu m’avais dit tout ça !

L’aviateur poussa un rugissement de triomphe devant ce résultat.

– Ah ! Vincente ! cria-t-il joyeusement, en donnant une grande tape amicale sur l’épaule de son camarade. Il est enfin venu le jour où l’étoile de mon âme va devenir ma femme. L’ai-je assez attendue, cette minute-là ? Elle ne peut s’en douter, la poulette !... Tiens ! Toi qui es un ami, mon seul confident !... Je te raconte tout, tu ne peux pas le nier ! Eh bien ! dis-le-lui, à ma chérie, tout ce que je te contais quand je m’ennuyais d’elle... Elle se rendra compte ! J’étais fou lorsqu’elle n’était pas là !

Orane, très gênée et toute rouge, ne savait quelle contenance garder. C’est que Ruitz, emporté par son exaltation, semblait prendre à témoin de son ardente flamme toutes les personnes présentes. Sa faconde amoureuse tenait du lyrisme et de l’exagération. Cependant, nul ne semblait s’en amuser ni le lui reprocher, car il était très populaire et, comme il était aussi un fort joli garçon, un sourire indulgent accueillait ses fougueuses paroles. Les femmes surtout étaient enclines à lui pardonner beaucoup de choses : combien d’elles n’avait-il pas couvertes, dans le passé, de déclarations enflammées ! Et la bouche qui déclamait si bien des mots ardents était si jolie et savait si bien embrasser !

L’une d’elles, pourtant, chercha malicieusement à le désarçonner :

– Nos compliments, Ruitz, la femme que tu épouses est bien jolie, vraiment ! Mais Carmencita, que pense-t-elle de ton mariage ?

Le visage du jeune homme se figea un instant. Ce ne fut qu’un éclair. Son rire éclata plus bruyamment encore, puis d’un geste passionné, passant son bras autour des épaules d’Orane, il l’attira contre lui.

Sa main, après un grand geste du bras, désigna à l’interruptrice le fin visage de la petite Française.

– Est-ce qu’on peut comparer ? répondit-il simplement.

Et parce que l’homme était crâne et que son audace victorieuse rejaillissait sur tous les fiancés présents, parce que, encore, il reniait une autre fille et que toutes les femmes s’en réjouissaient intérieurement, chacun approuva ce qu’il venait de dire.

– Tu as raison, Ruitz. Celle-ci est bien plus belle.

– Caspita ! Je le savais, fit-il sans se démonter.

Il n’ajouta plus rien. Il sentait la partie gagnée !

Qui donc, maintenant, aurait osé soutenir qu’il n’était pas fiancé depuis longtemps avec celle qu’il tenait dans ses bras ?

Le tour était joué !

Il ne lui restait plus qu’à faire enregistrer leur union.

Avec empressement, il s’empara des bras de Frasquita et d’Orane.

– Tu viens, Vincente ! appela-t-il joyeusement. Presse-toi, vieux, si tu ne veux pas que je les épouse toutes les deux !

– Ah ! canalla, ce ne serait pas à faire !

Un éclat de rire accueillit la boutade des deux hommes. Et la foule bienveillante s’ouvrit devant eux pour leur permettre de gagner la petite estrade où trois délégués de l’état civil s’occupaient à remplir de noms les blancs d’une feuille imprimée sur laquelle de multiples cachets donnaient le caractère d’authenticité voulu.

*

Quand Orane Le Cadreron prit place parmi les couples qu’on allait marier et qui prenaient la file les uns derrière les autres, pour passer à leur tour, elle fut prise d’une véritable panique et se mit à trembler de tous ses membres.

C’est que cette scène tumultueuse qui s’était déroulée auprès d’elle ne l’avait pas du tout rassurée.

L’enthousiasme tapageur de son compagnon lui avait même été très désagréable ! Et ne comprenant pas quels motifs avaient pu dicter au jeune homme une aussi bruyante manifestation, elle le méprisait d’être si versatile et si peu réservé. Dans quelle classe de la société avait-il donc été élevé pour aimer parader si ostensiblement en public ?

C’était un défaut que la jeune Française ne pardonnait pas facilement à un homme, car il semblait que, seuls, les imbéciles en usaient ainsi. Dans quel milieu devait-elle classer celui qu’elle allait épouser ?

D’autre part, contrainte à cette union qu’elle ne pouvait esquiver sous peine des plus grands malheurs, une terreur sans nom l’envahissait. Elle, la fière et distinguée fille de famille, que des parents très bourgeois avaient élevée si soigneusement loin de toute promiscuité populacière, être obligée de devenir justement la femme de l’un quelconque de ces hommes sans éducation lui apparaissait comme le comble de l’adversité.

Elle se demandait même s’il n’était pas préférable pour elle d’affronter la mort plutôt que de subir un pareil mariage.

Ruitz, qui avait continué de la tenir contre lui, sentit son bras trembler sous le sien.

Crut-il que l’effroi de voir découvrir leur supercherie causait la peur de sa compagne ? Ou devina-t-il les sentiments de révolte féminine qui assaillaient celle-ci devant ce mariage imposé ?

Qui le saura ?

Il connaissait le cœur des femmes et il avait l’habitude de leurs réactions, mais celles à qui il s’adressait d’ordinaire ne lui étaient guère bien longtemps rebelles. En revanche, jamais encore il ne s’était trouvé en pareille situation, avec une vraie jeune fille... et pour l’épouser, surtout ! Toujours est-il qu’il pressa un peu plus fort contre lui le bras d’Orane, afin d’attirer son attention.

Elle leva vers lui ses yeux baignés de larmes prêtes à couler. Ses prunelles tragiques rencontrèrent celles volontairement autoritaires de Ruitz.

– Demain, je pars pour l’île Majorque, fit-il dans un souffle et très lentement, pour bien la convaincre de ce qu’il voulait lui faire entendre.

Comme le regard féminin vacillait sans raison sous le sien, les doigts de l’homme se crispèrent nerveusement sur le fin poignet blanc qu’il avait saisi.

– Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que vous soyez veuve avant dimanche, précisa-t-il plus bas, mais plus fermement encore.

Orane comprit alors l’atroce encouragement qu’il lui donnait ainsi.

Elle faillit pousser un gémissement d’horreur. Était-il possible que cet étranger, qui venait de lui sauver la vie, n’eût trouvé que la vision libératrice de sa propre mort pour la rassurer et lui donner la force du sacrifice exigé d’elle ?

Il est véritablement des minutes extraordinaires.

En cet instant, Ruitz ne calculait pas au-delà de ce qu’il avait décidé d’accomplir. Il avait sauvé la fille ; sa vie à lui, sa mort, son sort, rien ne comptât en dehors de ce but qu’il fallait atteindre. Il était donc sincère et toute sa sensibilité en était émoussée, à fleur de peau.

Seulement, il convenait, pour qu’il gardât tout son sang-froid, que la jeune personne à sauver ne levât pas sur lui des prunelles éperdues comme elle le faisait tout à coup !

C’est qu’ils étaient terriblement éloquents, ces yeux bleus rivés sur les siens ! Ils contenaient non seulement de l’effroi, mais aussi une étrange supplication.

Orane était trop généreuse pour ne pas repousser, de toutes ses forces, cette perspective de veuvage que Ruitz osait admettre devant elle. « Il exagérait même », trouvait-elle. Évidemment, elle admettait de devoir la vie à cet homme, mais elle estimait qu’il devait continuer de la protéger en se sauvant lui-même.

« Somme toute, se dit-elle après l’étrange avertissement de l’aviateur, le mariage n’était qu’une formalité sans valeur dont ils se libéreraient plus tard. Pour le moment, tous les deux devaient sortir sains et saufs de l’aventure. »

C’est tout ce qu’essayaient de lui faire comprendre, dans leur profondeur azurée, ces yeux bleus si terriblement troublants pour le malheureux. Et devant tous ces beaux discours qu’ils avaient l’air de lui tenir mystérieusement, Ruitz perdait de plus en plus la tête.

Justement, comme si ce langage silencieux n’était pas suffisamment clair, voici encore que les lèvres d’Orane s’agitaient dans un murmure que son compagnon ne distingua pas, mais qu’il comprit très bien. Elle n’admettait certainement pas, la señorita, qu’il osât lui parler de mort, ni d’audaces excessives, ni même de prouesses honorables. Pour elle, et peut-être à cause d’elle, Orane lui ordonnait de vivre !

Voilà tout ce qu’elles disaient à Ruitz, ces prunelles lumineuses et ces lèvres rouges, dans leur muet langage ! Il n’est pas extraordinaire que le jeune aviateur en fût tout bouleversé.

Une émotion étrange l’avait saisi, en effet il sentit tout à coup sa gorge se contracter, comme s’il ne pouvait plus avaler sa salive. C’était assez désagréable en un pareil moment où chacun pouvait se rendre compte de son émoi. C’était aussi une chose qu’il n’avait jamais ressentie jusqu’ici... Ce fut sans doute pourquoi il éprouva le besoin impérieux de porter la main d’Orane à ses lèvres, pour un long baiser passionné dans lequel il mit toute son âme...

C’était la première manifestation sincère que Ruitz donnait à la jeune Française. Elle dut s’en rendre compte, car elle fixa d’un air étrange la main qu’il avait baisée et sur laquelle deux sillons rouges montraient, indubitablement, la pression appuyée de la bouche masculine.

Longtemps après, la jeune fille devait rêveusement y chercher encore les invisibles traces.

*

Les uns après les autres, les couples défilaient devant les fonctionnaires chargés d’enregistrer ces singuliers et hâtifs mariages.

Ruitz, depuis quelques instants, s’était assuré que ses papiers et ceux d’Orane suffisaient à remplir les conditions requises. Les formalités, d’ailleurs, étaient réduites à leur plus simple expression : les noms des deux époux, quelques dates et les signatures des conjoints... l’indispensable, quoi !

Tassée contre son compagnon, la jeune fille agissait maintenant sans réfléchir. Elle se bornait à bien tenir son rôle et cela suffisait à l’absorber.

À ce moment, à l’autre extrémité de la place de Catalogne, le sort des anciennes compagnes d’Orane se décidait.

Un grand camion avait été amené et, usant sauvagement de la crosse de leurs fusils, les anarchistes contraignaient les malheureuses femmes à y prendre place.

Ce fut Frasquita, qui était derrière elle, qui attira l’attention de la jeune fille sur ce qui se passait non loin d’elles.

– Regardez, señorita. Les pauvres créatures ne vont pas être à la noce aujourd’hui.

Elle avait parlé à voix basse, mais Orane avait compris tout de suite et ses yeux angoissés se fixèrent sur la scène tragique. Son visage se décomposa et le tremblement nerveux qui l’avait quittée, depuis un moment, recommença à agiter ses membres.

Ruitz, dont la surveillance prudente, mais avisée, ne se ralentissait pas, avait suivi son regard épouvanté. Il dut la soutenir fermement, tant elle était subitement devenue lourde à son bras.

Il redouta un moment qu’elle ne perdît complètement connaissance. Allait-elle, juste à la minute inquiétante, donner prise aux suspicions ?

Une partie si merveilleusement jouée jusqu’ici ! C’était à maudire le sort !

Mais le péril, autant que l’assistance de Ruitz qui la maintenait à présent par la taille, rendirent à Orane sa présence d’esprit. Moins que jamais, elle ne voulait partager le sort des malheureuses femmes qu’on conduisait là-bas à la mort.

Non, mille fois non ! elle ne voulait pas retomber dans les griffes des gardes farouches. Son mariage avec Ruitz lui paraissait inopinément une merveilleuse situation.

Pour le rassurer, car son intuition lui faisait deviner l’inquiétude de son conjoint occasionnel, elle se raidit et lui sourit.

Ce fut sous l’impression de ce sourire éblouissant que Ruitz présenta leurs papiers au hobereau, assez mal embouché, qui remplissait les fonctions d’officier d’état civil.

Ce citoyen prit la liberté d’interpeller l’aviateur avec un gros rire maladroit :

– Eh bien ! Ruitz, tu renonces à la belle Carmencita, semble-t-il. Il te faut une tourterelle pour toi tout seul, à présent ! C’est un morceau de choix, caspita ! J’ai bien envie d’y mordre avant toi.

– C’est une envie qui pourrait coûter cher à beaucoup de vos pareils ! riposta le jeune homme sans s’émouvoir, mais d’une voix assez sèche.

L’autre n’insista pas, mais l’aviateur ne put s’empêcher de penser qu’il devenait bien susceptible à propos d’une jeune fille qu’il ne connaissait pas une heure auparavant.

Cette réflexion intime souleva en lui une sorte d’amère ironie, car il eut tout à coup un grand éclat de rire railleur.

– Caramba ! Ruitz ne fait rien comme les autres, fit-il. d’une voix claironnante, en donnant sur la table un grand coup de poing.

– Eh bien ! qu’est-ce qui vous prend ? fit celui qui prenait note des actes d’état civil. Vous allez renverser les encriers !

– Et après ? Si cela devait vous faire remplir plus vite vos satanés papiers, je le ferais volontiers ! Voilà une heure que j’attends ! Quand j’inonde de mitraille les détachements ennemis, s’il me fallait faire autant de formalités, il n’y aurait pas beaucoup de casse !

Celui qui écrivait avait levé les yeux vers l’aviateur :

– On sait, on sait, Ruitz ! fit-il en souriant d’un air narquois. Vous êtes un as et vous faites parfois de la bonne besogne. Mais, de grâce, tempérez votre impatience : vos papiers sont prêts, camarida. Les voilà ! Il ne vous reste plus qu’à embrasser la nouvelle épousée.

– Oui, oui, Ruitz ! Le baiser de la mariée ! Le baiser !

De la foule rieuse, des cris joyeux s’élevaient. Tout n’était-il pas prétexte à s’amuser en ce jour ?

– Le baiser ! Le baiser !

Quelques-uns s’étaient mis à hurler, scandant les trois syllabes sur l’air des lampions. Vincente et Frasquita n’étaient pas les moins acharnés dans cette petite manifestation amicale.

– Allons ! s’écria Ruitz, toujours avec exaltation, je m’exécute joyeusement.

En même temps, il ouvrait ses bras pour que sa compagne pût venir s’y blottir, mais celle-ci, effarouchée, avait eu un léger recul. Des rires moqueurs fusèrent qui parurent cravacher l’amour-propre du jeune homme. Sa gaieté n’en fut que plus bruyante :

– Eh bien ! chérie, s’exclama-t-il, ne voulez-vous pas que notre premier baiser légitime soit donné devant tous ?

Saisissant Orane chancelante et plus morte que vive, il lui renversa la tête en arrière et écrasa ses lèvres sur les siennes en un vigoureux baiser.

Contre lui, il sentait deux petites mains s’agripper, se crisper et se tendre de toute leur force pour le repousser.

Toute la pudeur d’Orane s’insurgeait contre cette caresse à laquelle ni son être ni son âme ne pouvaient se prêter.

Cependant, les yeux de l’aviateur plongeaient dans ceux de la jeune fille, lui imposant silence. Et tant qu’il la sentit prête à l’injurier, il ne desserra pas son étreinte. Ne fallait-il pas à tout prix éviter l’extériorisation de cette révolte qu’il sentait monter involontairement aux lèvres de la pauvrette ?

– Pardon ! essaya-t-il de lui murmurer à voix basse, pendant qu’il libérait sa bouche.

Épuisée par toutes les émotions qui bouleversaient en un jour sa vie tranquille de jeune fille, Orane semblait à bout de force. Ruitz sentit le corps féminin s’alourdir à son bras et il dut à nouveau la maintenir énergiquement.

Mais il y eut tout à coup un arrêt dans la cérémonie des mariages. On entendit un brouhaha s’élever et un remous se produisit.

Bientôt un grand silence tomba, figeant les sourires sur les lèvres des couples.

L’aviateur, surpris, s’était retourné, pendant que Vincente et sa fiancée le poussaient pour prendre sa place devant la table d’état civil.

Instinctivement Ruitz agrippa plus fort contre lui sa petite compagne. C’est que le vieux prêtre, qu’on avait arrêté à Santa Eulalia en même temps que les femmes, passait devant eux, encadré de deux miliciens en armes, et le jeune homme redoutait cette nouvelle épreuve pour Orane.

On conduisait l’ecclésiastique au poteau d’exécution, comme tous ceux arrêtés chaque jour depuis des mois.

Des lazzis, des rires, des injures, saluèrent l’innocente victime. On eût pu remarquer, cependant, que l’hostilité partait plutôt du groupe des miliciens et des anarchistes que de la foule des mariés rassemblés là. Tous ces jeunes gens qui venaient engager leur vie par un mariage précipité, bannissaient peut-être la haine de leur cœur, pendant un moment, en songeant qu’en d’autres temps un prêtre aurait béni leur union. Rien ne s’oppose à cette réconfortante supposition.

Le prisonnier longea leurs rangs avec une dignité calme et sereine. Poussé rudement par ses gardiens, il n’avait pas un mouvement d’impatience ni de révolte et, même, il promenait ses regards sur tous les couples réunis. Une seconde, il fixa Ruitz et sa compagne et dut les reconnaître.

Orane, bouleversée, se remémorait sa rencontre avec le malheureux, les prières faites en commun, les encouragements qu’il avait distribués à chacun, durant leur longue attente dans la cathédrale accueillante.

Et voilà qu’on l’emmenait... À son tour, il allait connaître les coups, les injures.

Elle se sentit pâlir.

De son côté, Ruitz mettait un nom sur le visage du prêtre. N’était-ce pas ce vieillard qui avait assisté son propre père à son lit de mort ? N’avait-il pas baptisé sa petite sœur ?

De se sentir impuissant à le protéger, d’être là, impassible, devant le crime qui allait s’accomplir, l’aviateur sentit ses poings se crisper au bout de ses bras. Il avait beau être cité pour sa vaillance, jamais il n’arriverait à l’insensibilité que les événements le contraignaient à observer.

Cependant, les nerfs à bout, Orane, qui n’était pas encore remise de la révolte qu’elle avait ressentie sous le premier baiser de l’homme, était maintenant si violemment émue par la vue du religieux qu’elle se remit à trembler de tous ses membres.

Malgré son sang-froid l’aviateur, qui était étreint par la même émotion, pâlit en voyant la jeune fille chanceler. Il en faut si peu à Barcelone pour devenir suspect !

La situation aurait pu être embarrassante si ce singulier couple avait été le seul ; mais ils étaient là des centaines de jeunes gens, pressés de faire enregistrer leur amour, et on ne faisait guère attention à ces nouveaux venus perdus au milieu de tous les couples en liesse.

Ruitz, en maintenant fermement sa compagne, lui donna le temps de se ressaisir. Justement, le prêtre les regardait... d’un regard en apparence si superficiel que ses yeux eurent à peine le temps de reposer sur eux et qu’ils surent demeurer impénétrables. Mais, parce qu’il connaissait chacune des parties de ce couple enlacé et qu’il n’ignorait pas leurs sentiments religieux, l’homme de Dieu, fidèle à sa mission, voulut leur donner une dernière marque d’intérêt en bénissant leur mariage si hâtivement consacré par des lois insouciantes. Ils étaient ses enfants, en vérité, et il allait mourir...

Ses mains enchaînées se dressèrent vers le ciel et il traça dans l’air un grand signe de croix. Puis, fermement, il prononça :

– Que la bénédiction soit sur vous, mes enfants. Allez, maintenant, vous êtes unis devant Dieu.

Des clameurs, aussitôt, couvrirent sa voix. Poussé, bousculé, menacé, il fut emmené plus loin.

On vit le vieillard s’éloigner en chancelant sous les coups, tombant, se relevant... Son dur martyre commençait et plus d’un, qui avait frémi d’émotion devant son geste de pasteur, souhaita ardemment en lui-même que la mort vînt au plus vite délivrer le malheureux des tortures qu’on allait lui faire subir.

Cependant, avec un sang-froid effroyable en un pareil moment, le religieux ne s’était pas adressé plus particulièrement à nos héros et, même, il avait paru vouloir parler à tous. Mais Ruitz et Orane, qui avaient saisi son regard, ne pouvaient douter que son geste et son intention n’eussent été pour eux. Peut-être la minute leur parut-elle d’autant plus grave qu’au fond d’eux-mêmes, dans la sincérité de leurs cœurs, ils se courbèrent sous cette bénédiction et prononcèrent le mot Amen des croyants.

Personne, heureusement, ne pouvait s’être aperçu des gestes inconscients qu’ils avaient pu faire. Les deux jeunes gens eux-mêmes ne se rendirent pas compte de leurs réactions.

Profondément troublés par cette consécration suprême qui les unissait encore plus fortement qu’ils n’avaient prévu, ils se regardèrent avec des yeux hallucinés, chacun se demandant ce que l’autre pensait.

Heureusement, Vincente, qui s’était aperçu de leur agitation, détourna habilement l’attention générale.

– Eh bien ! dites donc, amigos, si ça traîne comme ça, nous raterons le banquet qu’on nous a si généreusement promis.

– Mais c’est vrai, l’après-midi avance !

– D’autres, sûrement, mangeront à notre nez le merveilleux festin de riz et de tomates si laborieusement préparé à la sauce nature !

Des protestations égrillardes éclatèrent :

– Tu es malade, Vincente ? C’est un repas de noces que nous allons manger.

– Hou ! hou ! À la porte, le prophète de malheur !

– Il a raison !... S’il y a fin repas, nous n’y goûterons guère !

– Qu’on se presse, alors, et que ceux qui sont en règle avec l’état civil laissent un peu de place aux autres !

De nouveau, les rires reprenaient et l’égoïsme trouvait sa place.

Ruitz et Orane purent se dégager.

*

Un soupir de soulagement échappa à la jeune femme quand elle fut à vingt pas de la foule.

– Ouf ! Est-ce fini, enfin ? Il me semblait que nous ne verrions jamais la fin de cette cérémonie.

– Oui, tout ceci a été long.

– Les coutumes d’ici sont grotesques !

– Un peu.

– Et ce commissaire qui n’en finissait plus ! Le vilain bonhomme ! Il était effrayant !

– Il était surtout mal élevé et grossier.

– En effet ! Mais que voulait-il dire au début ?

On aurait cru qu’il se doutait de quelque chose.

– Je ne crois pas. Il était trop bête pour avoir un soupçon.

Malgré cette affirmation, Ruitz réfléchissait.

– Il faut que, demain, vous soyez à l’abri, señora, dit-il tout à coup dès qu’ils eurent fait quelques pas. Je ne serai tranquille que si je vous sais au milieu des vôtres, à l’ambassade.

– Oh ! señor ! Si vous réussissez cette chose, je vous en serai éternellement reconnaissante.

– Non, non ! se défendit-il. Il est tout naturel que je vous sauve tout à fait.

Mais il n’aurait su expliquer pourquoi il était normal qu’il s’inquiétât si fort de son sort alors que, depuis des mois, tant d’autres femmes avaient passé devant lui sans qu’il éprouvât le besoin de s’intéresser à aucune d’elles.

Comme il tenait toujours leurs papiers entre les doigts, il s’avisa de restituer à la jeune Française ceux qui la concernaient.

– Tenez, señora, reprenez tout ceci et mettez-les bien dans votre sac...

Il s’arrêta, eut une hésitation.

– Je crois, décida-t-il enfin, qu’il vaut mieux que vous ne soyez pas trouvée avec cet acte de mariage sur vous. On prétendrait que vous êtes devenue Espagnole et ce serait encore un motif de plus pour vous retenir ici.

– Je pense que vous avez raison... D’ailleurs, je veux oublier cette ridicule union.

L’homme baissa la tête.

– Je ne pouvais vous sauver autrement, s’excusa-t-il.

– Oh ! je sais ! C’est même merveilleux que vous en ayez usé ainsi avec moi. J’ai réellement bénéficié d’une grâce surnaturelle.

Ruitz ne répondit pas, mais il regarda les fascinants yeux bleus.

– Oui, convint-il. C’est tout à fait extraordinaire ! Le plus drôle, c’est que je sois allé jusqu’au mariage ! Jamais je n’aurais pensé en arriver là.

– Oh ! un mariage comme ça, protesta-t-elle, c’est sans importance !

– Il est tout de même valable, ma pauvre enfant ! Nous sommes vraiment mariés.

– Oui ! Mais le mieux que nous ayons à faire, tous les deux, c’est de l’oublier.

Il ne répondit pas. Cependant, au bout de quelques instants, il reprit, poursuivant la même idée :

– Dans ce cas, voulez-vous éviter de parler de cette histoire à l’ambassade ? Peut-être vous demanderait-on des explications dans lesquelles vous vous embrouilleriez. Il est préférable d’éviter les allusions... à moins que vous sentiez que mon nom vous est utile. Il peut vous servir de caution.

– Tout est possible ! Je suivrai vos conseils. Vous êtes très bon.

Il la regarda et un peu d’émotion voila ses traits. Sa main assez fine, aux ongles soignés, vint caresser légèrement les joues de la jeune fille.

– Vous êtes une brave petite épousée, Orane. Je regrette bien de ne pouvoir être pour vous qu’un appui éphémère.

– Votre assistance, cependant, ne pouvait s’employer pour moi plus activement, fit-elle, toute saisie de son geste affectueux et plus encore troublée qu’il l’eût appelée par son prénom.

Sans voir son émoi, il observait :

– J’ai fait ce que j’ai pu, quoique...

Il marqua un léger arrêt.

– Il faut me pardonner, señora, reprit-il. Tout à l’heure, je...

– Quoi donc ?

– J’ai dû vous embrasser... un peu de force, je crois.

Elle fronça le sourcil.

– Oh ! j’ai bien compris ! Ce n’était pas votre faute et vous n’y teniez pas plus que moi.

– Heu... commença-t-il. Je...

Il n’acheva pas, ce qu’il aurait pu dire n’eût sans doute pas été compris de sa compagne.

– N’y pensons plus, décréta-t-il. C’est préférable.

Mais ses yeux, qui s’attardaient sur la bouche très rouge qu’il avait tenue sous ses lèvres peu de temps auparavant, semblaient démentir ses paroles.

Heureusement pour tous deux que ce souvenir embarrassait, Vincente et sa compagne vinrent les rejoindre.

– Nous finissons la journée ensemble ? proposa l’arrivant.

– J’en serais ravie, insista Frasquita. Votre femme est charmante, Ruitz.

– Je vous remercie de ce que vous dites, répondit celui-ci cordialement. Merci aussi pour ce que vous nous proposez si affectueusement... Ce sera pour une autre fois... Aujourd’hui, j’ai des courses très urgentes... oui, des démarches pour mes affaires ! Vous permettez que je vous quitte et que j’emmène ma jeune femme... Avec toutes ces visites, nous n’allons guère avoir de temps à passer en tête à tête.

– Alors, partez vite, approuva la femme de Vincente, dont le visage s’altérait à l’idée de la fuite des heures.

– Et n’oublie pas, vieux, remarqua avec insouciance son mari, qu’il faut que nous démarrions à l’aube, demain matin.

– Je sais, je sais ! répondit Ruitz en s’éloignant. En route pour Majorque dès quatre heures du matin ; c’est le dessert qu’on réserve à notre repas de noce !... Un dessert de pruneaux dont nous nous passerions bien, d’ailleurs ! ajouta-t-il en aparté.

Puis, parlant à sa compagne :

– Vous allez venir chez moi, señora, dit-il avec l’esprit de décision dont il avait fait preuve depuis quelques heures. Ma chambre est située dans une maison amie. Il y a des années que j’y habite et vous y serez en sûreté pour le moment... Vous devez avoir faim, sans doute ?

– Un peu. Je n’ai mangé qu’un bol de riz depuis quarante-huit heures. Il est vrai que l’angoisse tient lieu de repas et j’ai passé par de si terribles moments pendant ces deux jours.

– À mon tour de vous dire : n’y pensez plus, señora. Ce soir, tout va mieux, il me semble !

– Oui, grâce à vous ! Je ne le dirai jamais assez.

Mais elle n’en pouvait plus. Toute sa vaillance l’abandonnait à présent que le danger semblait passé. Au surplus, elle n’avait pas dormi non plus depuis deux jours, ses nerfs étaient à bout et la portion de riz absorbée le jour précédent devait être digérée depuis longtemps.

Ruitz, très ému, regarda cette petite chose inanimée qui s’abandonnait, cette fois, complètement contre lui. Saisi d’un trouble vraiment incompréhensible pour ce don Juan qui connaissait si bien tous les succès d’amour, il l’enleva dans ses bras vigoureux. Et avec l’aisance que tout homme robuste peut mettre dans ce geste, il l’emporta à grande enjambées.

De loin, quelques personnes commentaient à leur façon l’incident.

– C’est le bonheur qui est trop grand, dit une Sévillane, coiffée d’un fichu de soie jaune à dessins bruns et verts et le torse drapé avec hardiesse dans une sorte de châle de même couleur que la coiffure.

– Non, rétorqua vivement une jeune personne aux grands yeux noisette, non, ce n’est pas le bonheur, mais plutôt la cause de ce prêtre qu’on va fusiller, Madona !... Madona ! s’exclama-t-elle, j’en suis moi-même toute remuée.

Et prenant ses voisins à témoins, elle traduisit son agitation par une mimique pittoresque et des « Santa Madona ! » généreusement dispensés à son entourage.

Ne voyant, n’entendant rien, Ruitz, chargé de son précieux fardeau, fendait un peu plus loin, avec une inquiétude mêlée de rage, un groupe de badauds qui parlottaient. Inquiétude pour celle qu’il transportait, rage à la vue de ces gens qui retardaient sa marche et qui se croyaient peut-être au spectacle.

– Par le diable et ses cornes ! lança-t-il, les dents serrées, vous allez tous me ficher le camp, ou bien, par ma foi, je vous administre une volée de plats de sabre dont vous aurez souvenance.

Il ne parut guère avoir réussi à émouvoir ceux à qui s’adressait ce belliqueux discours, car la colère est un état latent chez tout Espagnol qui se respecte, et rien ne l’étonne moins qu’un bel et bon emportement tout plein d’étincelles et de fracas.

Mais son but était proche et, en s’éloignant enfin de la place de Catalogne et surtout du sinistre hôtel Colon, Ruitz songeait :

« Elle peut se dire que, sans mon intervention, la chica, elle aurait été, dès ce soir, ou bien morte, ou mêlée de force aux tristes femmes qui font la fortune de cet antre de l’orgie. Ah ! les puercos, ils n’en auraient fait qu’une bouchée ! »

Soliloquant de la sorte, le jeune homme arriva en face d’une maison basse, aux murs peints à la chaux. Il poussa la petite porte à judas qui s’ouvrait sur un patio plein d’ombre, de verdure, de fleurs, de bruissements d’eau.

Ces anciennes maisons espagnoles révèlent la trace profonde laissée par les Maures en ce pays que les descendants du Cid Campéador mirent trois siècles à chasser de la très catholique Espagne.

Ces patios, en effet, s’inspirent de l’architecture arabe sur une terre sensiblement pareille, dont le climat est frère de celui du nord-ouest de l’Afrique.

Quel sens averti du bien-être a préludé, jadis, à la réalisation de ce prodige, qui consiste à concentrer sur un grand espace comme sur le plus exigu d’un sous-sol brûlant, desséché et aride, toutes les couleurs, tous les parfums et toute la fraîcheur !

Une galerie ouverte, soutenue par de minces colonnettes, encadre le jardin, où croissent le mûrier aux fruits noirs, l’oranger aux pommes de soleil, le grenadier cachant au creux de ternes calebasses brunes sa gelée rose et glacée, toutes délices qui doivent certainement être comptées parmi les rares vestiges d’un paradis terrestre à jamais disparu.

Comme Ruitz pénétrait dans cette courette de verdure, une femme d’une quarantaine d’années se précipita en criant :

– Santa Virgina ! qu’arrive-t-il, señor ? Cette jeune fille, qui est-elle ?

– Vite, señora Margarita, fit-il, vite, apportez un peu d’eau et un cordial. Ma femme vient de s’évanouir. C’est à la fin de la cérémonie que ce malaise l’a prise. L’émotion, sans doute, et un peu de fatigue.

– Marié, señor ! Mais, alors, vous êtes de ceux qui partez demain pour le front ?

Sans répondre aux exclamations de Margarita, Ruitz, avec plus de délicatesse qu’on ne pouvait s’y attendre de la part de cet homme qui s’était tout à l’heure montré plutôt rustre, Ruitz dégrafa doucement les premiers boutons du corsage d’Orane pour dégager le cou et le haut de la poitrine, afin de faciliter le retour de la circulation.

Margarita, pendant ce temps, apportait un cordial et une jarre de terre pleine d’eau.

Agenouillé auprès de la malade, qu’il avait étendue dans sa chambre sur un divan de forme surannée, installé devant la fenêtre donnant sur le patio, le jeune homme, du coin mouillé de la serviette de toile, baignait doucement les jolies tempes où la peau fine cachait à peine les veines bleues, avant de se perdre sous l’auréole des cheveux clairs, doux au toucher.

– Mon tout petit, murmurait-il avec une ferveur dont il n’était pas maître. Pourquoi m’effrayez-vous ainsi ? Je vous quitterai demain, mais, d’ici là, ne gâchez pas le bonheur qui me réunit à vous pour quelques heures seulement.

Il aurait été difficile, aux oreilles de dame Margarita qui l’écoutait, de surprendre la moindre chose suspecte dans le ton qu’il employait.

Peut-être, en vérité, l’aviateur pesait-il chacune de ses paroles pour que, seule, Orane en comprît le sens.

Au surplus, la logeuse assistait tout attendrie à cette petite scène sentimentale. Elle en avait les larmes aux yeux.

Sous la sensation froide de l’eau, Orane semblait reprendre connaissance. Ses lèvres remuaient comme si elle voulait parler, tout comme chez ces personnes qui, en dormant articulent seulement d’un mouvement de la bouche des mots qu’elles ne prononcent pas. Ses paupières battirent puis se soulevèrent et son regard un peu vague se posa sur ceux qui étaient autour d’elle.

Où était-elle la pauvrette ? Et quelle était cette femme qui lui souriait ?

Entre l’état syncopal et la reprise de conscience, il y a toujours une transition faite de demi-rêve éveillé, somnambulique, pendant laquelle le sujet, sous l’influence du choc nerveux qui l’a terrassé, continue de vivre les événements qui ont précédé le malaise.

Un peu inquiet et craignant de susciter un réflexe désastreux pour la sécurité et celle même de sa protégée, le milicien ne disait mot.

– Voyons, niña, fit Margarita en s’approchant d’Orane pour lui tendre le verre de cordial, voyons ! Comment vous sentez-vous ? Mieux, dirait-on, car voici un peu de rose qui remonte à vos joues.

Pendant qu’elle faisait lentement avaler à Orane le breuvage réconfortant, la femme parlait à son locataire :

– Elle est bien jolie, la mignonne, constata-t-elle.

– Si, si ! approuva le garçon, qui épiait le retour à la vie de la jeune Française.

– Je croyais que vous auriez épousé la Carmencita, continuait Margarita. Et vous voilà marié avec une autre !

– L’amour est enfant de Bohême ! fit-il avec un geste d’impuissance devant les événements.

Il ajouta, un peu songeur :

– Celle-ci, c’est mon dernier caprice... un terrible caprice, même !

En éclair, devant cette inconnue qui était si belle, il pensa aux singuliers événements qui la faisaient sienne... à son départ pour Majorque, le lendemain... Et gravement, il répéta :

– Mon dernier caprice... peut-être le dernier.

Sans être très psychologue, Margarita s’était déjà habituée aux faciles aventures du jeune homme, et elle ne se formalisait d’aucun imprévu à ce propos en ce qui le concernait. Peut-être, même, était-elle très heureuse d’abriter dans sa maison un homme à bonnes fortunes.

Cependant, de retrouver Ruitz marié avec une si jolie fille, ne pouvait qu’émoustiller sa curiosité et la surprendre un peu.

– Elle n’est pas espagnole, la petite dame, n’est-ce pas ? observa-t-elle. Elle a l’allure d’une Française. Je comprends pourquoi je ne l’ai jamais vue avec vous. Vous l’avez connue là-bas, probablement ?

– Oui, là-bas ! dit l’aviateur sérieusement.

La guerre nous a séparés et elle a voulu me rejoindre. L’amour n’a pas de patience, Margarita !

– Je comprends ce sentiment-là, señor ! acquiesça la brave femme, tout à fait convaincue. Mais la señora doit se trouver bien dépaysée dans ce pays, surtout en pleine révolution... Madona ! quelle pitié ! On se demande où nous allons !

Puis, poursuivant son caquetage sans qu’il fût possible de placer une syllabe, elle continua sans transition, en s’adressant à la jeune épousée :

– Ah ! vous pouvez dire, ma mignonne, que vous êtes favorisée par tous les saints d’avoir rencontré un garçon tel que Ruitz. Un héros connu de toute l’Espagne ! Et avec cela généreux !... Je ne dirai pas comme un prince, car ceux-ci ne le sont pas, d’ordinaire. Cependant, il ne faut pas lui marcher sur les pieds... Ça, non ! parce que le señor se fâche vite et fort. Mais les coléreux ont souvent le meilleur cœur. Avec eux, on sait toujours ce qu’ils pensent et ma foi, je trouve qu’il est préférable de s’expliquer. N’est-il pas vrai, señora ?

Presque à bout de salive, elle poursuivit sans attendre même une réponse :

– Seulement avec une tourterelle délicate et fine comme vous, señora, Ruitz sera comme un mouton, soyez-en certaine. Allons, ma belle petite, un peu d’énergie. Il en faut à la compagne d’un soldat.

– Je ne désire pas qu’elle en ait trop, interrompit Ruitz, prudemment. C’est surtout pour sa fragilité que je l’ai aimée.

– Oh ! señor !... Vous ne voulez pas dire que vous aimez, chez une femme, la pâleur et les airs languissants ?

– Non, parbleu ? Il y a des nuances ! J’aime les femmes vraiment femmes ! Nous possédons ici, en ce moment, des amazones qui sont quelque peu effrayantes, en vérité !... J’aime mieux voir ma petite Orane triste et déprimée à la pensée de mon départ, que de l’entendre me dire en souriant : « Va te faire tuer, mon adoré, ma pensée te suivra... » Ça, je n’aime pas !... Oh ! voyons...

Margarita se mit à rire de bon cœur, car Ruitz avait joint à ses paroles une mimique expressive.

– Ce garçon aura toujours la réplique facile, reprit-elle, les yeux humides d’avoir tant ri. Mais voici votre petite épouse qui semble tout à fait remise. Je vais vous préparer un souper dont vous serez ravis. Je suppose que la señora aime la cuisine espagnole ?

– Mais oui, Margarita, elle aime tout ce que j’aime... Nous avons, l’autre jour, dégusté ensemble un plat national qu’elle semblait apprécier plus que moi encore. N’est-il pas vrai, niña mia ?

– Oui, oui, répondit l’interpellée, que tout ce bavardage étourdissait un peu.

– À propos, poursuivit Ruitz en s’adressant à sa logeuse, servez-nous le souper ici, dans notre chambre, Margarita. Je veux faire ce repas avec ma femme dans la plus grande intimité... et faites vite, car je suis affamé.

Le regard qu’Orane fixa sur son mari en cette minute marquait quelque peu une frayeur mal dissimulée. Il avait dit : « Dans notre chambre... » La jeune femme se demandait soudain jusqu’où la comédie pouvait aller. Heureusement, la maîtresse de céans s’éloignait pour gagner sa cuisine ; elle n’eut pas par conséquent l’occasion de surprendre cette expression si peu en rapport avec deux amoureux récemment unis.

*

Quand la femme fut partie, l’aviateur s’avança vers une des deux fenêtres donnant sur le patio. Il l’ouvrit et parut écouter. Les bruits du dehors semblaient mourir au-delà de la courette fleurie. En revanche, une bouffée d’air tiède, chargé de parfums innombrables, s’était répandue dans la pièce.

Il pouvait être six heures.

– Eh bien ! que pensez-vous de mon logis, señora ? N’est-il pas vraiment reposant et tranquille, comme je vous l’avais annoncé ? Je ne crois pas que