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Points de Vue Initiatiques Revue de la Grande Loge de France Publication trimestrielle mars 2011 N° 159 6 € Rite et rituels En résonance avec l’harmonie de l’univers. Histoire : la naissance de nos rituels

Rite et rituels · 4 Points de Vue Initiatiques N° 159 - Éditorial Louis Trébuchet 1 THÈMES Fondements sociologiques et métaphysiques du rite 6 J.J.Gabut Il faut distinguer Rite

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Points de Vue Initiatiques

Revue de la

Grande Loge de France

Publication trimestrielle mars 2011 N° 159 6 €

Rite et rituels

En

résonance

avec

l’harmonie

de l’univers.

Histoire : la naissance de nos rituels

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Points de Vue Initiatiques N° 159 1

EDITORIAL

Louis Trébuchet

Harmonia Mundi

« Comme Saint Jean, que les anciens nommaient Janus, semble garder les portes du ciel et les ouvrir à l’astre radieux du jour, la route céleste que parcourt le Soleil fut nommée le Temple ou l’empire de Janus. De même aussi la Loge, où travaillent les Maçons pour parvenir à la connaissance de la Vérité qui est la vraie Lumière, est nommée Loge de Saint Jean, parce qu’elle est une image de l’univers ».

Instruction du 1er degré du Rituel selon les Anciens Cahiers SCDF, 1829.

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Points de Vue Initiatiques N° 1592

Le trimestre dernier, Points de Vue Initiatiques avait tenté de répondre à la question du secret, telle qu’elle est en permanence posée par celles et ceux qui n’appartiennent pas à la Franc-maçonnerie. Votre revue se penche aujourd’hui sur une question elle aussi fréquemment posée : « Pourquoi des rituels ? Qu’est-ce qu’un rite ? »

Avec l’expérience du Franc-maçon, un premier type de réponse peut venir à l’esprit, mettant en avant la qualité d’organisation de nos réunions. Nous avons participé il y a quelques semaines à une magnifique tenue destinée aux apprentis et compagnons des Alpes-Maritimes. Quatre cent frères présents, et un travail approfondi dans l’égrégore, ce n’est possible que grâce au rituel ! L’autre jour nous avons eu une réunion de notre loge de recherche, le matin en tenue et l’après midi sous forme de simple cercle de travail pour cause de diapositives : quelle pagaille l’après-midi !

Malheureusement ce type de réponse ne peut nous satisfaire, car il reste au niveau matériel et organisationnel du non initié qui pose la question. Ce numéro de Points de vue Initiatiques nous entraîne bien plus profondément dans la perception des rituels, au-delà de l’organisation matérielle, au-delà de la préparation et de la posture psychologique, vers le fondement de tout rituel : l’entrée en résonance avec l’harmonie de l’univers.

Nos auteurs nous feront franchir le seuil des affects pour nous montrer que le rituel travaille sur tous les plans, nous faisant accéder à ce que l’on appelle souvent un espace et un temps sacré. Encore faut-il s’entendre sur l’espace sacré et l’éternité. Il ne s’agit point ici d’accomplir les rites magiques attirant sur nous l’amabilité d’un Dieu tout-puissant qui nous fera goûter un peu de son éternité en transmettant une parcelle de sa puissance.

C’est au contraire pour l’un de nos auteurs, qui étudie le temps dans un article aussi difficile qu’essentiel, l’opportunité d’échapper à « la détresse ordinaire de l’homme confronté à une situation catastrophique, l’impossibilité d’un recours au passé » en retrouvant « le temps immobile du Rite », la permanence de l’univers que Platon propose dans La République comme vrai sujet d’étude au géomètre : « Si la Géométrie oblige à contempler l’Essence, elle nous convient. Si elle s’arrête au devenir, elle ne nous convient pas. » Ce sera pour un autre une entrée dans l’espace sacré en retrouvant « la faculté naturelle de relier notre expérience physique à un ordre supérieur [que] nos sociétés modernes et matérialistes ont perdu ».

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Points de Vue Initiatiques N° 159 3

Cette mise en harmonie de soi-même, corps et esprit, avec la tâche à accomplir est aussi celle du constructeur, de l’artisan, de l’artiste, qui ne peuvent faire vibrer leur œuvre ou leur public s’ils ne sont pas entrés en osmose avec l’univers qui les entoure, c’est-à-dire avec l’ensemble de la nature, certes, mais surtout avec les êtres humains à qui ils s’adressent.

Dans ces conditions, les rituels, au-delà de leur apport essentiel à toute assemblée de celles et ceux qui veulent faire revivre l’Esprit au milieu d’eux, sont incontournables dans tous ces moments où il s’agit d’éveiller une conscience, l’initiation, ou de lui faire franchir un état de conscience, les augmentations de salaire ou initiations successives. Pas d’initiation sans un rituel qui introduise le néophyte, corps et esprit, dans une situation où la Tradition, c’est-à-dire son lien primordial, et donc spirituel, avec l’univers, lui est restituée à travers histoire et symbolisme, mémoire collective et individuelle, semant ou réveillant en lui des éclats de lumière à partir desquels il développera sa propre spiritualité.

Enfin, plusieurs articles se consacrent au Rite Écossais Ancien et Accepté, et c’est tout à fait significatif, non pas en tant que recueil de rituels, mais en tant que voie, voie d’accès à la Connaissance, voie symbolique et spirituelle. Notre rite n’est pas une simple variante d’un ensemble de rituels célébrant la même divinité, peu ou prou différents comme le rite Romain, le rite Byzantin ou le rite Melchite, mais au contraire une voie, au même titre que le Tao ou telle Tariqa chiite ou Ismaélienne, une voie originale qui s’est construite au long du XVIIIe et du XIXe siècles. Chaque degré, chaque étape sur cette voie n’est pas un brevet de savoir ou de vertu, mais un éclairage nouveau apporté à un chemin initiatique unique sur lequel nous peinons tous et toutes, un défi supplémentaire, un appel à nous approcher encore et encore du principe de la Grande Architecture de l’Univers, de cette Connaissance de l’Un, « démarche initiatique qui convertit le regard de l’être vers l’Un, principe de toute chose ».

Et tous les rituels successifs convergent en ceci qu’ils tendent à changer à chaque étape notre regard, pour qu’il perçoive le monde du compas au-delà du monde de l’équerre, qu’il saisisse le symbole sous-jacent à toute matérialité, et nous fasse retrouver ce contact perdu avec l’Unité, dont nous avons la nostalgie. C’est là que nous puiserons la Connaissance, l’Amour pour tous nos frères et sœurs en humanité, et la source de notre action.n

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Points de Vue Initiatiques N° 1594

- ÉditorialLouis Trébuchet 1

THÈMES

Fondements sociologiques et métaphysiques du rite 6 J.J.Gabut

Il faut distinguer Rite et rituels. La portée du rite maçonnique dépasse le rôle social des rites, objet essentiel des études ethnologiques. Il façonne l’ouvrier qui le met en œuvre tout en lui donnant des éléments pour bâtir du sens.

Mythes, types, et rites 17Pierre Pelle Le Croisa

La connaissance des mythes maçonniques permet d’étendre le champ de conscience par des recoupements, des comparaisons… un travail intellectuel qui fonde l’introspection et l’intuition, et qui réactualise une mémoire : la Tradition.

Pas d’initiation sans rituel 23Georges de Zerbi

L’initiation ne peut se réaliser que grâce au rituel qui introduit le profane dans la Tradition du Rite sur les trois plans concomitants de l’histoire, du symbolisme et de la spiritualité.

Pourquoi un rituel 31Luc Stéphane

Quelles sont les raisons qui conduisent les Francs-maçons de la Grande Loge de France à rester intransigeants sur la pratique du rituel ? À se garder de l’intégrisme qui absolutise tout comme du relativisme excessif qui ne s’engage en rien ? Si la vie intérieure a ses codes et ses repères, elle ne s’y enferme jamais.

L’entrée dans le sacré à travers les rites et les rituels 43F. Poilvet

Préciser les termes, souligner les invariants, affirmer les conditions d’exécution des rituels permet d’en comprendre la nécessité dans toute quête spirituelle. C’est un chemin vers la conscience permettant de se relier à l’universel…

Le rite au-delà de la mise en condition psychologique 5 3 Henri Lentillac

Le rituel maçonnique œuvre sur tous les plans à la fois et celui des affects n’est ni le seul, ni le plus important. Cette action transversale autorise l’accès à un espace intérieur de véritable spiritualité.

SOMMAIRE

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Approche spirituelle du symbolisme du REAA 61J. E. Bianchi

Entre une pensée rationnelle desséchante et une pensée symbolique vivifiante, le maçon féconde l’une par l’autre pour tracer sa route sur la voie du Rite et construire un sens qu’il partagera avec ses frères.

Le rite écossais, voie d’accès à la connaissance 71 Pierre Vajda

L’Homme de Désir est l’état qui permet le passage de l’Homme du Torrent, profane en proie à ses conditionnements, à l’Homme-Esprit, l’initié réalisé. Les outils proposés par le Rite peuvent conduire à la Connaissance. A ce titre on peut parler d’une Voie du Rite…

Temps profane et temps sacré 81Jacques Van Assche

« Patience de Dieu », le temps est aussi le grand ennemi des hommes qui s’obstinent à tenter de saisir ce qui est indéfinissable. Pourtant l’éternel, l’immuable est là, tout près… Ne serait-ce pas le temps immobile du Rite ?

Rites, arts et initiation 92Robert de Rosa

L’art, frontière entre le visible et l’invisible s’accompagne souvent d’une attitude rituélique dont les arts traditionnels donnent un modèle. Le silence émerveillé, le frisson créateur, la contemplation sereine résultent de cette approche discrète et volontaire.

Peut-on modifier les rituels ? 101 J.F.Maury

Le rituel fait pénétrer dans un temps et un espace caractérisés par l’immutabilité. Mais le moyen d’atteindre ce qui ne change pas peut-il changer lui-même ? Le rituel invite bien à un projet de liberté, mais toute liberté doit s’inscrire dans un ordre. Comment résoudre le paradoxe ?

Rituels du musée de la GLDF 109François Rognon

HiSToirEla naissance de nos rituels 117Louis Trébuchet

ConTE PHiLoSoPHiQUE

la construction du temple 125Jean Schollaert

SyMboLiSME

Gardien du temple 131Frank Martin

bibLiograPHiE 135

LiVrES 137

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Procession en vue du sacrifice d’un agneau aux Charités, Peintures sur bois, Corinthie, vers 540-530 av. J.-C., Musée national archéologique d’Athènes.

Dans le domaine initiatique ou ésotérique, la confusion aboutit souvent à des erreurs qui sont le résultat d’interprétations erronées. Partant des fondamentaux classiques, il faut distinguer le Rite et les rituels et dégager les spéciicités du rite maçonnique. La portée de ce dernier dépasse largement le rôle social, objet essentiel des études ethnologiques. Passage sans doute, agrégation à une communauté certainement… mais plus que cela… C’est un outil servant à façonner l’ouvrier qui le met en œuvre tout en lui donnant des éléments pour bâtir du sens. À partir de cette rélexion première et fondamentale, on comprendra que la pratique d’un rite n’a rien d’obsolète.

Qu’on le considère sous son aspect profane ou sous son aspect sacré, le Rite revêt toujours des sens multiples. On sait que pour les biologistes par exemple, il traduit un comportement à forte charge

Jean-Jacques Gabut

Le rite, ses fondements sociologiques et métaphysiques ou le rite, voie opérative de la spiritualité maçonnique

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émotionnelle et il se rattache aux fonctions de l’évolution et de l’adaptabilité au milieu naturel. Il existe donc aussi bien chez l’animal que chez l’homme et il n’est qu’à suivre votre chien dans le jardin pour découvrir tous les aspects rituéliques de « l’enterrement de l’os ». Comportement certes stéréotypé et non imposé par une quelconque nécessité. Ce premier aspect du rite a contribué cependant à sa définition péjorative l’assimilant à un cérémonial désuet, voire périmé.

À quoi servent les rites ?

La psychanalyse d’ailleurs, qui ne manque jamais de ramener les comportements de l’homme aux plus bas niveaux de l’existentiel, s’est fait un plaisir de ne voir le plus souvent dans le rite que des aspects névrotiques relevant généralement de la psychiatrie.

Et pourtant, même stéréotypé, le rite a pour celui qui l’accomplit un rapport avec quelque chose qui dépasse infiniment l’inconscient et qui ressortit au surnaturel, au magique.

Le rite primitif archaïque avait, selon le sociologue Marcel Mauss, soit un aspect positif, soit un aspect négatif, comme l’acte magique lui-même. Mauss distinguait également à juste titre les rites de la vie quotidienne – ceux qui deviennent vite précisément des stéréotypes – et les rites commémoratifs faisant référence, eux, aux symboles, aux mythes, aux modèles mythologiques. Le rite devient alors à cet égard, une recréation dans le temps des représentations hors du temps, permettant, comme l’a si bien vu Mircea Éliade, de retrouver « l’éternel présent mythique » ou, si l’on préfère, de retourner au Centre, au centre du cercle pour reprendre le langage symbolique maçonnique.

Les liens du Rite avec la magie et la religion sont évidents. Le rite est à la fois le « serviteur » de l’une ou de l’autre, de l’une et de

Fidélité, Alfred-de-Dreux, 1844.

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l’autre. La seule différence réside en ce que le rite magique vise à incliner le destin en commandant aux forces de la surnature, tandis que le rite religieux s’adresse à ces forces de manière passive, par la prière et l’invocation. On voit d’ores et déjà que le rite maçonnique entre d’emblée dans la seconde catégorie et s’apparente de ce fait étroitement au rite religieux.

Un phénomène qui a été souvent dénoncé par les sociologues est l’aspect irrationnel du rite se dissimulant sous un fatras de contraintes, d’us et coutumes imposés. Ce qui paraît à première vue évident pour les sociétés dites primitives qui ignorent souvent la finalité des rites qu’elles observent. Mais ce qui est vrai aussi pour les sociétés évoluées. Prenons par exemple la multitude des rites observés chez les fidèles du judaïsme : la plupart de mes amis juifs sont incapables, entre autres, d’expliquer les raisons de leurs coutumes alimentaires ! Et cependant, si l’on se livre à des recherches un peu sérieuses, l’on s’aperçoit très vite que ces rites ont une origine, qu’ils correspondent à une fonction précise, qu’ils obéissent à une finalité bien définie.

Bergson voyait dans le rite un substitut de l’instinct : le rite, disait-il, est inspiré par la « fonction fabulatrice ». Malinovski pensait pour sa part qu’il avait pour objectif de pallier les déficiences du même instinct chez l’homme. Mais ni l’un ni l’autre ne rendaient compte de

Le rite, ses fondements sociologiques et métaphysiques

Rituel Indien.

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Jean-Jacques Gabut

la profonde diversité des rites et surtout de leur contradiction parfois avec le milieu social ambiant. Freud ne l’explique pas mieux lorsqu’il décèle dans le rite la conséquence d’un traumatisme psychologique réducteur de la psychologie individuelle !

Du profane au sacré, du social au métaphysique

Seul Durkheim a bien compris que le rite servait essentiellement à marquer le passage du profane au sacré, à distinguer le sacré et le profane et surtout à faire pénétrer le sacré dans la vie profane collective. L’erreur de Durkheim en revanche est de réduire le sacré en en faisant une émanation de la pression sociale.

Le Rite à notre sens doit donc être cherché non dans des finalités extérieures mais bien dans ses caractéristiques propres. L’homme social ressent en effet, malgré et peut-être à cause de sa liberté, une certaine indétermination, une certaine insécurité face au Destin, face à une puissance supérieure qu’il ne sait définir ni même nommer. Ce sentiment de quelque chose qu’il ne peut maîtriser, qui le dépasse et que Rudolf Otto appelle le « numineux », appartient à la surnature en général et englobe le sacré. C’est ainsi que le primitif a voulu construire sa sécurité au moyen du Rite par la purification, par la magie, édifiant alors nécessairement des barrières, des tabous, des règles strictes, des prescriptions sociales, hygiéniques, alimentaires. De même, il a construit des rites de passage destinés à franchir les diverses étapes de la vie, de la naissance à la mort en passant par la transition de l’adolescence – que l’Église a adapté en, « communion solennelle » - le mariage, l’adoption et aussi les différents rites guerriers.

La Franc-maçonnerie n’a pas manqué à une certaine époque d’adapter ses rituels à ces diverses étapes de la vie et il en reste des cérémonials qui, pour profanes souvent qu’ils demeurent, n’en présentent pas moins un certain intérêt. Mais surtout, comme pour les rites anciens perpétués dans les actuelles sociétés dites primitives, elle a continué à mimer les changements d’état des rites de passage notamment en mimant la mort… et la renaissance en Hiram ! Tout comme le moine ou la moniale meurent pour renaître en Christ…

Le Rite en Franc-maçonnerie n’appartient pas cependant ni aux rites de passage proprement dits, ni aux rites de protection ou de purification du numineux, encore moins aux rites de magie pure, même si parfois magie il y a dans le rituel… mais ceci est une autre histoire !

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Le rite maçonnique permet au profane de se métamorphoser pour participer au monde du sacré. La prière, l’invocation sont ainsi la reconnaissance du caractère transcendant des forces sacrées et à cet égard il est profondément regrettable qu’à la suite des conflits Église et Franc-maçonnerie et de l’évolution perverse de l’Ordre qui en découla à la fin du XIXe siècle en France, nos ancêtres aient cru pouvoir se passer de la prière, ce qui en fait une grave mutilation au plan spirituel. Si en effet on ne fait plus appel aux forces transcendantes on reste dans l’immanence et donc dans le domaine du magique !

La plupart des auteurs qui ont étudié le Rite et les rites manifestent leur méconnaissance totale du rite maçonnique dont la signification leur échappe totalement. Ils s’en tiennent en effet aux seuls fondements sociologiques en axant leurs recherches sur l’étude des sociétés dites primitives. Lévi-Strauss par exemple n’a rien compris aux rites. Une exception toutefois : Barth. Celui-ci a compris que l’impact du Rite est très variable et varié en fonction des individus, des initiés. Il parle de structure lâche du message, de « clés » de décodage différentes selon les participants. Il perçoit confusément que le Rite est progrès en évoquant les stades parcourus par l’initié et il comprend la valeur du secret constituant la valeur spécifique du Rite, générateur de mystères.

En fait, le caractère social du Rite maçonnique existe indubitablement mais il est vite transcendé par son caractère métaphysique. Ne lui sont comparables à ce titre que la démarche monastique ou celle

Le rite, ses fondements sociologiques et métaphysiques

Diplôme de maitre, au Rite écossais ancien et accepté, 1900.

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Jean-Jacques Gabut

des initiés extrême-orientaux avec toutefois l’importante réserve de la Révélation qui fournit le cadre et définit la foi pour la première et l’existence d’un contexte précis (gourou, exercices de méditation, etc.) pour la seconde. Il faut bien comprendre que les rites en vérité ne sont pas assimilables les uns aux autres. Ils ont tous une valeur de singularité.

Le Rite maçonnique n’est donc que très partiellement assimilable au rite de passage qui constitue la tarte à la crème des sociologues car il ne correspond pas au schéma de ce dernier supposant une séparation puis une réintégration alors que lui-même n’est qu’une intégration ou une agrégation à un nouveau groupe (Le schéma séparation-intégration est en revanche celui suivi par les sectes…). Il n’y a pas de rupture du cordon ombilical : au contraire, on rappelle sans cesse au Frère combien sa famille, son travail doivent être importants pour lui. Pas de « life crisis » qui marque l’accès à l’état adulte sauf à considérer que le nouvel initié passe d’un état (profane) d’inconnaissance à l’état (sacré) d’ouverture à la connaissance…

Le rite, transmission par la parole

Le caractère spécifique du Rite maçonnique réside dans la prééminence du mythe. Instrument révélateur du mythe par les symboles, le Rite nous parle, nous confie des secrets – c’est son rôle de transmission par la Parole ! – et secondairement il agit sur nous, sur notre conscient comme sur notre inconscient, il nous transforme, il nous façonne. Comment reconnaît-on un Franc-maçon, sinon par son langage, son comportement, ses attitudes ? Un peu de la même façon, le violon transforme et façonne le violoniste ou le ciseau le sculpteur… Le Rite ainsi est l’instrument ou mieux la partition instrumentale de notre évolution spirituelle.

De la même manière l’expression symbolique dont il est le véhicule se révèle être par ailleurs vectrice d’une communauté d’esprits. À cet égard le Rite n’exerce pas seulement son action sur un individu mais aussi sur une communauté où il perpétue des sentiments collectifs.

Il va de soi que tout rite – initiatique ou religieux – est chargé de sens et Alec Mellor a pu dire à ce propos que toute « modernisation » d’un rite est un contresens ! Vider un rite de sa charge, de son sens, revient à le tuer en le mutilant. De même que toute altération du rite le dénature. On l’a vu, comme le rappelle Jean-Pierre Bayard, avec la suppression de la référence obligée au G.A.D.L.U. par le G.O.D.F. et le G.O. de Belgique à la fin du XIXe siècle. Et de même que la foi

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n’a jamais existé sans rites, un rite sans foi ne saurait subsister… que comme caricature !

Le Rite agit par une « imprégnation du subconscient » disait de son côté Jules Boucher. C’est vrai ! Mais pour moi j’ajouterais aussi du « surconcient » car c’est par la surconscience, convenablement éveillée, qu’on atteint l’état d’initié grâce à la puissance du Rite, à sa valeur magique. À l’image des différents degrés de la Franc-maçonnerie, les rites mis en action sont des supports offerts à l’humaine faiblesse afin que celle-ci devienne la force forte de toutes choses, celle dont Jésus disait si bien qu’elle parvenait à déplacer les montagnes !

Grâce à ces supports actifs, le Rite organise la mise en scène dont les membres de l’assemblée sont à la fois les témoins, les spectateurs et les acteurs. Il y a, comme l’a bien perçu Marguerite Guy dans son cours de « Symbolisme et art roman » (T.1), une sorte de « conversation constante » qui s’établit ainsi entre l’homme et le modèle divin qu’il se propose d’imiter, voire d’égaler. « L’appareil liturgique d’une tradition reste le cadre où doit se couler tout chercheur spirituel dans une totale abnégation de sa personnalité » notait à ce propos J.P. Bayard, ajoutant qu’on ne peut y changer un mot ou un geste car l’ensemble des rites dessinent « comme le portrait secret de l’archétype céleste ». Il y a bien là un « Ordo » indiscuté qui force l’initié à se soumettre à l’Ordre cosmique, comme le rappelle la devise du R.E.A.A.

L’initié apprend que le visible n’est que la manifestation de l’invisible et que la puissance de Dieu est « irrésistible. » « Dieu, disait déjà Spinoza, n’est pas autre chose que cette puissance qui est la Vie » ce qui n’est pas sans rappeler la parole de Jésus : « Je suis le chemin, la vérité et la Vie. »

Dans la même perspective, Maurice Cazeneuve affirmait : « Les Rites ont pour fonction principale de faire participer la condition humaine dans son ensemble et dans ses éléments à un Principe qui la dépasse et qui la fonde » ajoutant que « les rites posent la transcendance du Sacré pour préparer la sacralisation de la condition humaine. » Faut-il rappeler ici que le Rite, qui vient du sanscrit rita signifiant la force de l’ordre cosmique et mental, était désigné chez les Grecs par le mot thesmos qui traduit tout simplement ce qui pose, ce qui établit. En instaurant l’Ordre en relation avec le divin, le Rite crée donc la Loge, il la consacre, il lui donne son existence sur le plan spirituel en en faisant, comme le souligne Henri Tort-Nouguès – mot combien éloquent et signifiant ! – « un lieu de communion ».

Le rite, ses fondements sociologiques et métaphysiques

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En le faisant passer du profane au sacré, le Rite opère la transformation de l’homme initié, de l’éveillé. Tout comme les mantras, les danses sacrées des derviches, les prières psalmodiées des moines et moniales, le Rite opère par ses rythmes secrets, ses incantations, ses vibrations magiques et crée l’harmonie

et la sérénité dans l’être profond de chacun d’entre nous.

Le Rite, partant d’analogies, utilisant l’équivalence, ayant perpétuellement recours aux correspondances, met donc en harmonie le monde visible et le monde invisible. Il ouvre les portes de l’invisible. Un auteur du « Jardin des Dragons » a pu dire ainsi que la vie était « un rituel cosmique » dont la principale fonction était de maintenir l’ordre divin dans le monde créé. Le mythe sert d’explication, le symbole d’expression et le rite les met l’un et l’autre en action. Ce qui veut dire que le rite, par-delà son aspect extérieur et purement matériel, se vit et vit au cœur de l’initié avec les dispositions intérieures dont il est implicitement le signe. Il est très proprement, très réellement, la voie opérative de la spiritualité maçonnique.

Transmettre l’Esprit et nous relier à l’Éternel

Le grand secret du rite mis en action est de faire que la Transcendance et l’immanence soient simultanées et complémentaires. Un rite bien accompli crée un pont entre les pôles de l’immanence et de la Transcendance. Transmettre l’Esprit est son rôle car tout vrai rite est « soufflé », inspiré par l’Esprit. Jean Palou, comme René Guénon n’affirment-ils pas que les rites ne sont pas d’origine humaine, Mircea Eliade parlant, lui, carrément d’origine surhumaine ?

Ainsi, l’Esprit diffuse son énergie par l’intermédiaire du rite à travers les véhicules les plus divers que celui-ci utilise, du manteau d’Élie ou du bâton de Moïse à l’épée flamboyante du Vénérable Maître. Il y a là comme une matière transmissible, partageable, assimilable par les participants initiés.

Il reste cependant que pour être efficace le Rite doit être accompli conformément à des règles strictes.

Jean-Jacques Gabut

Mantras gravés sur des pierres.

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Tout d’abord le Rite ne doit pas être confondu avec le cérémonial qui l’accompagne, qui en est comme le vêtement. La cérémonie n’est que l’enveloppe du Rite, elle n’en est pas la substance et si l’on s’en tient à ce caractère cérémonial – que dénoncent d’ailleurs les adversaires du Rite, notamment les psychanalystes bornés qui ne considèrent que cette enveloppe – on n’en voit que le côté conventionnel, artificiel, ressortant à la condition humaine, trop humaine. Ce côté cérémonial certes est un adjuvant non négligeable mais il s’agit, là comme ailleurs, de ne point prendre l’écorce pour le fruit…

Aucune place par ailleurs ne doit être laissée, comme l’a très bien vu Guénon, à la fantaisie individuelle ou à l’arbitraire collectif. Ce qui condamne formellement les trafics, les arrangements du Rite. Le rituel n’est pas un jeu, ce n’est pas quelque chose à quoi l’on joue…

Si l’on respecte cette règle basique, alors le Rite agira sérieusement, efficacement, même à l’insu de ceux qui y prennent part… sans toujours y prendre garde !

La référence au sacré est par ailleurs une constante impérieuse. La perte du sacré dénature le Rite, le vide de son contenu et il ne reste plus qu’un vague aspect cérémoniel. Tous les auteurs, maçonniques ou autres, se montrent ici unanimes. C’est pourquoi il est si important de ne pas réciter, ânonner même parfois hélas, un rituel car celui-ci doit se vivre dans tous les atomes et toutes les dimensions qui forment l’être et le mettent en rapport avec ce qui le dépasse.

Quel que soit son scénario, le mythe réactualisé par le Rite doit comporter toujours trois niveaux : un niveau social, un niveau cosmique (en rapport avec l’ensemble du monde créé) et un niveau divin (en rapport avec le Principe).

Le Rite met donc en mouvement la science sacrée. Dans une eurythmie, une harmonie, un équilibre source de joie et de délivrance. Semblable à l’eurythmie du temple grec ou de la cathédrale, qui allient si bien l’art visible de la construction et celui invisible du rythme où le Logos joue le rôle de ciment divin. Paul Valéry chantait ainsi les :

« Filles du Nombre d’orFortes des lois du ciel »

Alors que :

« Sur nous tombe et s’endortUn dieu couleur de miel »

Le rite, ses fondements sociologiques et métaphysiques

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Points de Vue Initiatiques N° 159 15

Jean-Jacques Gabut

Le Rite renferme ainsi la clef d’une cosmogonie sacrée. En Franc-maçonnerie cette cosmogonie est réglée par le Soleil et la Lune, par les heures d’ouverture et de fermeture des travaux, par l’emplacement des officiers en rapport avec les planètes, les signes astraux, par les fêtes solsticiales des deux Saint Jean, par la voûte céleste et le zodiaque de la houppe dentelée, par l’histoire biblique, qu’elle soit vétéro ou néo-testamentaire, par le cheminement de l’initié autour des colonnettes et tout cela sous l’Ordre dominé par le Delta qui flamboie à l’Orient.

Tous ces éléments exercent une fonction normative, régulatrice de l’Art royal (l’art de la règle !) et signifient le triomphe de l’Ordre sur le Chaos.

Il existe dans chaque rite maçonnique une unité propre qui se fonde :

- sur un même encadrement symbolique et légendaire

- sur les modalités de la réalisation initiatique offerte à l’initié

- sur l’identité conceptuelle des maçons du même rite

Mais, par-delà, il existe une unité globale des rites (ou du Rite) dans une harmonie supérieure et universelle.

La référence au Sacré est l’axe invariable de la totalité des rites. Elle inspire la construction spirituelle, de la pierre d’angle à la clef de voûte.

Un rituel doit se vivre dans tous les atomes et toutes les dimensions qui forment l’être et le mettent en rapport avec ce qui le dépasse.

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Points de Vue Initiatiques N° 15916

Le rite, ses fondements sociologiques et métaphysiques

Le Rite nous apprend ainsi à nous « relier à l’Éternel » par des chemins souvent mystérieux.

Chez nous le Rite Écossais conserve en son sein – il en est la précieuse arche conservatoire – les vestiges de toutes les antiques initiations disparues dans le visible mais toujours présentes dans l’invisible, et qui restent souchées sur le grand corps de la Franc-maçonnerie où elles constituent la mystérieuse et très sainte fonction noachite de l’Ordre… La vraie religion immémoriale dont parlait notre Frère Joseph de Maistre !

Le but de la vraie Maçonnerie est de faire que la Lumière soit… Qu’elle illumine la vie des hommes ! Et le Rite est le chemin qui mène vers cette Lumière… n

Roue de la sagesse, philosophie bouddhiste.

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Les mythes

Lévi-Strauss, étudiant les rites, met en lumière le lien qui relie les actes de tradition et les récits mythiques. Par rapport à sa petite histoire, l’homme cherche souvent un sens dans la grande Histoire – sans l’y trouver, la plupart du temps. Le mythe ritualise l’une et l’autre en les intégrant dans une continuité de sens où les schèmes sociaux – les catégories qu’il conçoit pour lui-même et l’humanité dans laquelle il s’inscrit – expliquent le monde, son évolution et la raison pour laquelle il s’y trouve.

Les mythes maçonniques ont leur singularité propre. Mais ils rejoignent le grand héritage mythique de l’humanité par la reproduction de schèmes transculturaux autour des origines et des héros. Leur connaissance permet d’étendre le champ de conscience par des recoupements, des comparaisons… un travail intellectuel qui fonde l’introspection et l’intuition, et qui réactualise une mémoire que les maçons appellent Tradition.

Pierre Pelle Le Croisa

Mythes, types, rites

Le Sacrifice d’Abraham, Rembrandt,

1635, musée de l’Ermitage

St Petersbourg.

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Points de Vue Initiatiques N° 15918

Mythes, types, rites

C’est donc le mythe qui fonde le rite. Et nombreux sont ceux que le REAA évoque, puisant abondamment dans la mythologie de la Bible et dans la mythologie des croisades les supports à la démarche de sens qu’il poursuit.

Étymologiquement, muthos désigne ce qui est muet ; et, par dérivation, le mystère. Mais pourquoi le mystère, si le mythe doit donner du sens ? Plutarque l’explique en soutenant que sous une apparence obscure la vérité se manifeste par transparence. Il faut donc en conclure que le mythe relève du langage (qui l’éclaire) – puisqu’il est fondateur du verbe. Et comme le langage est constitué de symboles qui l’expriment, c’est en déchiffrant la « symbolique de la nature » que l’homme parviendra à déchiffrer le sens du monde – et de sa propre nature.

En effet, il traduit ses pensées par le langage en utilisant des signes, des mots et des attouchements. Comme l’écrit Changeux, « cette capacité du cerveau à communiquer des intentions, des contextes, des cadres de pensée par le langage, mais aussi par des gestes, des symboles et des rituels, me paraît tout à fait fondamentale ». La « saturation symbolique » caractérise donc le mythe, c’est pourquoi il est au cœur du rite. La conscience engage un sens pour la vie : elle tire de ses « traces de mémoire » des « schémas préexistants ». Et le mythe fournit l’explication dont l’esprit a besoin pour justifier cette démarche.

La Chute d’Icare Rubens, 1636

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Pierre Pelle Le Croisa

Autrement dit, puisque la mémoire est une reconstruction de l’homme par laquelle il traduit ses pensées, ses gestes, ses symboles et ses rituels, son histoire – qu’elle soit individuelle ou collective – prend toujours la forme d’un mythe. Et « la pensée mythique combine ces éléments pour construire un sens ». Il apporte les réponses aux questions qu’elle se pose, en présentant une vision unifiée de l’homme dans le monde : la vie, la mort, le bien, le mal, le destin, Dieu… Il donne une signification à ce mystère qu’il recherche dans son histoire et dans celle de l’humanité. Il est fondateur parce que, par lui, le passé des hommes explique son présent d’homme.

Le mythe renferme un message dont le sens porte toujours une vérité. Et c’est par rapport à cette vérité qu’a posteriori il construit un récit (dit mythique) dont l’origine justifie à rebours le sens de la vérité qu’il délivre. Mais comme cette vérité est d’origine, elle est – par construction – première, voire primordiale. C’est parce que cet événement qui l’origine dans le passé est unique que le mythe est à la fois original et originaire.

Les mythes racontent l’histoire du monde (le macro-cosme) qu’un petit être pensant habite (un micro-cosme), effrayé par sa faiblesse face à l’immensité des espaces qui l’environnent. Cette histoire se développe dans des récits qui exposent, par-delà son impuissance, sa capacité à progresser dans sa vie pour lui donner un sens : c’est l’histoire du chaos originel, l’histoire du paradis perdu, l’histoire de l’âme exilée sur terre, l’histoire du pardon des péchés…

En remontant à l’origine de toute création (ab initio), l’homme échappe non seulement à l’espace fini habituel dans lequel il vit - il rejoint par l’esprit ces « espaces infinis » qu’il imag(e)ine, mais il échappe aussi au temps quotidien qu’il appelle le temps profane. Et cette histoire originelle qui initie sa vie, parce qu’elle fait sens, devient modèle de vie. Le retour en arrière dans le passé est la source d’un nouveau commencement (comme à l’origine du monde), mais à présent pour soi (pour son monde et son futur). De fait, puisque le mythe se situe avant la naissance des temps historiques (et qu’il raconte une autre histoire du temps), il est hors du temps, il est a-temporel. Sa relation au monde le fait contemporain d’un monde dont le temps et l’espace sont infinis : sa pensée le fait être-au-monde, pour un espace et un temps qui cessent d’être profanes parce qu’elle les con-sacre (c’est-à-dire qu’elle décide de les rendre « sacrés »).

Le mythe transforme donc le profane en sacré, parce qu’il montre que ce qui a été à l’origine de l’humanité peut l’être encore aujourd’hui

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Mythes, types, rites

pour l’homme qui fait les gestes, qui procèdent aux attouchements et qui dit les mots qui ont fondé son histoire. Mettre en scène le mythe, le répéter, c’est le ritualiser, le rendre à nouveau actif dans le temps où il opère : celui de l’initiation. Un groupe se reconnaît en lui – celui des Francs-maçons, par exemple. Il devient leur lien social. 1

Par l’apprentissage des enseignements que portent les mythes et par la transmission des rites qui les établissent, dans ce « rapport régulier » qui les unit, « leur valeur pédagogique traverse comme une flèche d’intelligence les siècles qui les suivent ». En suscitant l’adhésion, leur discours devient un discours de l’engagement.

Les types

Ces histoires sont évidemment animées par des personnages (eux-mêmes mythiques), qualifiés d’« êtres surnaturels » (Mircéa Éliade), de « grands initiés » (Édouard Schuré) ou de « conducteurs des peuples » (Lénine) dans tous les cas, de bien grands titres pour désigner simplement des « types d’hommes » pris pour modèles !

Ceux qui commémorent ou célèbrent leurs actes se rendent contemporains de leurs gestes (les « gesta » des héros et des dieux dans la mythologie), dans les temps et les lieux symboliques où ils se sont produits. Réitérer leurs exploits par des rites, c’est « revivre ce temps-là » et « réapprendre leur leçon créatrice. […] En somme, les mythes révèlent que le monde, l’homme et la vie ont une origine et une histoire surnaturelles, et que cette histoire est significative, précieuse et exemplaire ».

Cette histoire sacrée, parce qu’elle sert d’archétype aux comportements humains, est significative : elle modèle les conduites sociales. Car il suffit de les reproduire pour bien se comporter, à l’instar des « types d’hommes » qui les ont vécus au commencement des temps. C’est ainsi que des personnages testamentaires, Adam, Melchisédech, Noé et ses enfants, puis d’autres

La caravane d’Abraham, par James Tissot, vers 1900. Jewish Museum, New York.

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Pierre Pelle Le Croisa

encore comme Moïse, Salomon ou Hiram traversent les rituels maçonniques – quels que soient les rites. Cette approche analogique s’étend aux grands penseurs de l’humanité : Socrate, Platon, Jésus, Confucius… Ils expliquent comment une réalité (authentique ou supposée) est venue à l’existence pour montrer la voie que les initiés doivent suivre. En perpétuant leurs gestes, les rites font de leurs actions des modèles pour les hommes sous la forme d’une démarche de vie ; car ils touchent les étapes essentielles de l’existence humaine : naître, travailler, créer, procréer, s’éduquer, progresser, transmettre et mourir.

La fonction de « l’homme-type » dans le mythe est donc de « fixer les modèles exemplaires de tous les rites et de toutes les activités humaines significatives ». Cette répétition pour notre temps de l’activité créatrice des dieux et des héros sacralise leurs œuvres en les réactualisant. Et cette irruption du sacré dans le présent fonde le monde tel qu’il est aujourd’hui, pour nous : nous sommes des êtres mortels qui aspirent à l’éternité des dieux ; des êtres mortels parce que quelque chose s’est passé « in illo tempore », au commencement du monde, qui explique notre condition.

Mais qu’est-il donc arrivé ? Le mythe original et originaire révèle qu’un dieu a été immolé pour que l’homme puisse exister. La mort de la divinité céleste lui permet de se constituer comme être-au-monde. Le rite réactualise le sacrifice, que l’initié réitère pour lui-même ; et cette imitation du sacrifice le rend l’égal du dieu.

Plus généralement, Berndt décrit la structure du mythe qui fonde les rituels de la manière suivante : « 1- un être surnaturel tue les hommes afin de les initier ; 2- ne comprenant pas le sens de cette mort initiatique, les hommes se vengent en le mettant à mort ; 3- l’être surnaturel est rendu présent dans ces cérémonies par une image ou un objet sacré, censés représenter son corps ou sa voix. »

La mort d’Hiram pour le REAA, la mort de Noé pour la tradition noachite s’inscrivent dans la même lignée. En ritualisant sa propre mort, l’initié transforme un acte naturel en acte culturel porteur de sens. Ainsi, prolonge Pierre Vajda, « les degrés du Rite Écossais Ancien et Accepté proposent aux récipiendaires des drames légendaires leur permettant, par le jeu de l’identification à différents personnages, de découvrir des aspects insoupçonnés de leur moi profond et par un travail constant sur leur signification de progresser sur le chemin de la sagesse et de la connaissance ».

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Mythes, types, rites

Les rites

Les mythes et les rites, en tant que « modèles divinisés » de la création humaine, sont donc à l’origine de tout savoir. En renouvelant ces paradigmes, l’homme devient à son tour créateur et centre de son monde, à l’image de la création du monde par les dieux et les héros. « Non seulement les mythes cosmogoniques portent le savoir sacré, mais ils sont le seul moyen de sa transmission. » Cette sacralité se réfère à des rituels qui rapprochent les hommes. Comment ? Le rite est un « langage en acte », signifiant pour tous : le corps est un support de re-présentation (par le regard, le mouvement, le toucher, la parole). Il est présentation de soi sur le modèle de « l’homme-type » et du mythe qu’il féconde. Il sacralise les gestes les plus courants de l’existence, en leur conférant une valeur symbolique. La circumambulation dans le temple n’exprime pas qu’une marche ; elle exprime aussi une dé-marche.

Cassirer définit l’homme comme un « animal symbolique ». Dans cette perspective, l’initiation est bien une cérémonie performative : elle incite à l’action, elle induit une façon de vivre. Signifiante par les symboles qu’elle emploie, elle fait sens. Elle fédère les initiés autour des mêmes mythes, des mêmes types et des mêmes rites, renvoyant à des valeurs communes. Elle est la voie d’une tradition qui nous perpétue tant que nous la perpétuons ; car elle ne se maintient que si nous la transmettons. n

Yggdrasil, l’arbre cosmique, assure la

cohérence verticale des mondes de la mythologie

nordique.Peinture attribuée

à Oluf Olufsen Bagge.

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Ni sacrement, ni cérémonie magique, l’initiation maçonnique résiste à toute catégorisation sauf une : elle ne peut se réaliser que grâce au rituel qui introduit le profane dans la Tradition du Rite sur les trois plans concomitants de l’histoire, du symbolisme et de la spiritualité. Plusieurs questions se posent alors : quel est son contenu ? est-il un véhicule au sens bouddhique ? incarne-t’il le Maître ? Le passage progressif de l’état de profane à candidat, récipiendaire, néophyte et enin initié resserré en une soirée préigure toute une vie… et les réponses sont sans doute dans ce travail lent et méthodique…

S’il est un moment riche en émotion dont le Franc-maçon se souvienne durablement, c’est bien du jour de son initiation. Tant d’idées se sont bousculées dans sa tête et dans son cœur, ce jour-là, tant de choses se sont produites avant, pendant et après la cérémonie, que le souvenir de cet avatar demeurera toujours comme le moment fort de sa vie maçonnique. Oui, avatar, car il s’agit bien pour le profane d’une transformation qui le fait accéder à une « existence libre et responsable, après avoir surmonté un certain nombre d’épreuves » comme l’écrivait

Pas d’initiation sans rituel

Georges De Zerbi

Cérémonie d’initiation XIXe siècle, Clavel.

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Points de Vue Initiatiques N° 15924

Pas d’initiation sans rituel

l’un de nos anciens Grands Maîtres, Henri Tort-Nouguès dans le n° 130 de PVI. Mais au-delà de cette métamorphose, dans cette réflexion autour de l’initiation, il conviendra d’envisager d’autres points et d’abord, par exemple, le poids et la réalité de la filiation maçonnique initiatique. Ou, pour être plus clair, de s’interroger sur la valeur véritable d’une initiation dont on sait qu’il ne s’agit ni d’un sacrement, à l’instar du baptême catholique, ni « d’une cérémonie magique propre à transformer miraculeusement un homme ordinaire en mage omniscient » selon les termes employés par l’ancien Grand Maître Alain Pozarnik dans le n° 136 de PVI. On devra, surtout, répondre à la question dont la réponse s’inscrit explicitement dans le titre de cette contribution, « Pas d’initiation sans rituel ».

Rites et rituels créent les conditions d’une initiation eicace et réussie

De l’initiation nous dirons qu’il s’agit incontestablement de la fonction majeure impartie à une loge. En effet, aucune entité autre que la loge ne peut conférer d’initiation. Elle est l’apanage du Vénérable Maître qui, avec ses officiers, eux-mêmes initiés et jugés dignes par leurs frères, peut transmettre la vertu d’initiation, au moyen d’un rituel éprouvé, avec ses symboles et ses formules, depuis le cabinet de réflexion jusqu’à la réception finale où le néophyte est « créé, constitué et reçu apprenti maçon ». Avec son rituel précis et indispensable reposant sur une ancienneté largement attestée et une richesse symbolique incomparable. Avec son rite, enfin, élaboré à partir de textes fondateurs éprouvés et immuables, signe de la valeur de la tradition qui le porte.

Tout au long de la cérémonie, les officiers de la loge, avec à leur tête le Vénérable Maître, vont accompagner, guider, soutenir le profane au cours d’épreuves symboliques et au moyen d’un rituel parfaitement établi et efficace, jusqu’à la réception finale. Mais pour quelle initiation ?

Si l’initiation est bien commencement, mise en chemin, selon l’étymologie, elle ne peut se réduire, pour autant, à la cérémonie vécue par le profane dans la loge qui le reçoit. Car elle est aussi recherche personnelle de la Vérité, mise en route vers la Connaissance. Cette initiation, qui commence un jour déterminé, va se poursuivre, certes, tout au long de la vie du Franc-maçon et ne s’achèvera qu’une fois rejoint l’Orient éternel, étape ultime de l’initié. Ce dernier, devenu cherchant, va donc tenter de découvrir le sens de la vie et de la création, de plonger dans son être intérieur

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Points de Vue Initiatiques N° 159 25

Georges De Zerbi

afin de mieux se connaître et, partant, de mieux tirer parti de sa personnalité pour lui-même et pour les autres. Par le travail patient du polissage de la pierre brute, le franc-maçon poursuit sa recherche, souvent seul, dans un face-à-face intransigeant avec lui-même, mais sûr de pouvoir compter à tout moment, sur les frères de sa loge, sur leur présence et sur leur aide dans le déroulement des tenues et au cours des discussions qui ne manquent jamais de s’engager pendant les agapes, autre moment fort des réunions de Francs-maçons.

Mais quelle peut-être alors la valeur d’une initiation, strictement codifiée par un ensemble de mots, gestes et signes, enserrée dans un espace-temps de fin de journée, limitée par un cérémonial suranné dont la quintessence échappe bien souvent à un profane ballotté au fil d’épreuves quelque peu hermétiques pour lui ?

Si elle n’est pas un sacrement ou un acte magique accordant un état nouveau au postulant, l’initiation n’est pas, pour autant, un « mimodrame parlé », une espèce de « pantomime non pervertie » selon la définition d’Antonin Arnaud, ou bien encore une succession de gestes et de paroles destinés à créer l’illusion d’une véritable cérémonie, ni même une transe incantatoire destinée à impressionner le profane en l’étourdissant sous un flot de formules magiques vides de sens. Car s’il s’agissait uniquement de cela, on aurait tout avantage à faire jouer ce qui serait alors une simagrée par de véritables artistes, rompus à contrefaire la réalité. Imaginons en effet que la cérémonie soit confiée à des acteurs professionnels, au fait du scénario et connaissant par cœur leur texte. Combien la cérémonie serait-elle empreinte d’émotion palpable, menée avec un sens de la dramaturgie que seuls des hommes de théâtre peuvent apporter ! En quelque sorte, une initiation plus vraie que nature ! Mais c’est justement là que résiderait la supercherie ! Car il y manquerait alors la dimension réelle de ce qui fonde notre cérémonie d’initiation : la valeur de la tradition qui confère aux textes et aux gestes cette originalité, cette authenticité mais aussi cette profondeur qui transforment ce moment privilégié de la vie de loge en une cérémonie au caractère sacré.

Mais au fait, sur quoi la cérémonie d’initiation s’appuie-t-elle, sur quel support prend-elle sa force ? Et la réponse nous vient alors, claire et évidente : sur le rituel. Pourquoi donc ? Parce que « le rituel d’initiation à la Grande Loge de France est le véritable maître spirituel, objectif, immuable, désintéressé » écrit encore Alain Pozarnik. Mircéa Eliade, quant à lui, donne de l’initiation une excellente définition, à savoir qu’« elle est un ensemble de rites et d’enseignements qui veulent entraîner la modification culturelle, spirituelle et existentielle de l’homme ».

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Points de Vue Initiatiques N° 15926

Pas d’initiation sans rituel

Par quel processus ?

Toute initiation implique d’abord la mort symbolique du sujet à initier pour le préparer à une nouvelle naissance selon ce qu’écrivit jadis Saint Jean l’évangéliste dont les Francs-maçons se réclament au plus haut point : « Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il donne beaucoup de fruits. » (Jn. 12, 24). Ainsi, le profane laisse-t-il à la porte du temple ses métaux, c’est-à-dire tout ce qui le relie au monde matériel, ainsi se défait-il de tous ses oripeaux, se décharge-t-il de ses soucis du quotidien, se libère-t-il de ses préjugés et préventions pour entrer dans une nouvelle dimension qui consiste à considérer le monde autrement, à le regarder avec un regard neuf et même à se regarder lui-même différemment. Pour mieux se jauger, pour mieux se connaître et, partant, pour être mieux à même de transformer le monde. C’est bien le Rite et le bon emploi du rituel qui créent véritablement les conditions d’une initiation efficace et réussie.

À tous les solstices d’été et depuis 150 ans, la loge Golden Rule tient sa tenue au sommet du Mont Owl’s Head. Cette illustration décore le hall d’entrée du temple maçonnique de la

Grande Loge du Québec. Photo prise par Déclic.

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Points de Vue Initiatiques N° 159 27

Georges De Zerbi

Être conscient de son besoin d’une quête intérieure

Le Rite, fort d’une ancienneté tri séculaire, sait fort bien quel chemin doit parcourir l’initié. Un chemin qui le conduira, en trente-trois étapes jusqu’à la Lumière. Le rituel, quant à lui – et c’est là une particularité de la Grande Loge de France – a conservé les « invariants nécessaires à l’éveil de la conscience humaine ». Peu ou pas modifié depuis la création de notre Obédience, il est chargé des vertus et de l’authenticité qui le rendent efficace et incontestable. La voilà bien la richesse de la Tradition, non celle qui fige le passé afin de conserver la forme, mais au contraire, celle qui transmet le fond afin d’enrichir le présent. Tout ce que les Francs-maçons qui nous ont devancés dans la longue chaîne du temps, ont vécu de joies, de peines, d’expériences, de triomphes et d’épreuves, ils nous l’ont transmis, en grande partie, dans l’élaboration du Rite ainsi que dans la maturation de rituels toujours efficients. Car même si, parfois, la forme ou la formulation peut paraître un peu surannée aux yeux de certains profanes, la force et la richesse symbolique de notre rituel au Rite Écossais Ancien et Accepté nous fait comprendre ce que sera notre vie d’initié. Et c’est justement sur cette compréhension, pas toujours immédiate, que se fonde l’acte d’initiation qui aide le cherchant à atteindre ce but, différent des buts ordinaires des hommes. Là réside, au fond, l’efficacité de l’initiation.

Certains objecteront que de nombreux êtres humains, que chacun de nous côtoie quotidiennement, pratiquent des vertus et vivent une riche vie spirituelle avec autant de zèle et de ferveur que n’en mettent beaucoup de Francs-maçons. D’où la tentation d’utiliser à leur endroit l’expression de « maçon sans tablier ». Cela ne doit ni nous surprendre ni nous attrister. Bien au contraire. Les Francs-maçons ne sont pas les dépositaires exclusifs de la vertu. Bien sûr ! Et il est même heureux de constater qu’ils n’ont pas atteint l’état extrême de perfection. Ce qui, au demeurant, les rend bien participants de l’humaine nature avec la fragilité qui lui est consubstantielle. Mais, pour ne pas avoir l’apanage de la vertu, ils n’en ont pas moins l’avantage de l’initiation. Et tout comme il ne saurait y avoir de chrétien sans baptême, il ne peut exister de maçon sans initiation. Cette dernière, tout comme le baptême pour le chrétien d’ailleurs, ne rend pas le Franc-maçon supérieur, elle le rend autre. Elle le rend conscient de son besoin d’une quête intérieure, celle d’un monde inaccessible à la perception humaine. Et plus encore, parce qu’elle repose sur une « transmission collective, en un temps très court », selon l’expression de Gérard David, dans PVI n° 110, l’initiation

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Points de Vue Initiatiques N° 15928

Pas d’initiation sans rituel

maçonnique permet au postulant d’éveiller sa conscience afin de créer les conditions d’une quête incessante de lui-même, du monde matériel qui l’entoure comme de celui des idées. Ce que l’initié aurait mis une vie peut-être à découvrir – ou n’aurait même jamais découvert – il lui est offert de le connaître en quelques heures seulement, de façon résumée et condensée. Les premiers outils lui sont donnés et, certes, un outil ne vaut que par l’adresse de celui qui l’utilise. Cependant, par un long polissage fait de prises de parole codifiées, de déplacements minutieusement réglés, de la pratique de l’assiduité, du tracé des planches, le Franc-maçon, découvrant peu à peu la richesse et la valeur de sa cérémonie d’initiation, va parvenir insensiblement à la découverte de son nouvel état.

Par l’ensemble des symboles, par la richesse des gestes, par le poids des formules, le rituel « incline à orienter l’attention vers un ou plusieurs aspects précis de soi-même ». Il « contient dans ses structures la clé permettant de décoder le chemin et d’accomplir les parcours malaisés en raison des obstacles dont nous sommes porteurs » écrit encore Alain Pozarnik dans PVI n° 136. On aura bien compris que le rituel joue, non comme un acte mystique ou magique, contestable pour sa rigidité et son hermétisme, mais comme un déclencheur entraînant sur le postulant des « modifications invisibles de l’extérieur, sans effets sur le plan social. L’initié vit sur un mode absolument personnel une relation originale au sacré » écrit Vladimir Biaggi dans un article consacré au rite in l’Encyclopédie de la Franc-maçonnerie.

Bijou argent sur lequel sont représentés les principaux outils utilisés dans la symbolique maçonnique. 1763, Musée de la Grande loge de France.

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Georges De Zerbi

Vraiment, notre rituel d’initiation au Rite Écossais Ancien et Accepté réalise la quintessence de ce qui constitue la véritable valeur de notre Obédience. En effet, il concentre à la fois le poids de l’Histoire, la grandeur de notre spiritualité, le sens du sacré, la valeur du symbole et l’accès à la Connaissance :

- Riche de l’Histoire d’abord, qui y a déposé ses strates successives aux heures glorieuses, comme dans les instants les plus tragiques de la Maçonnerie, par la mise en place progressive de textes et de formules écrits à la lumière de la rélexion des initiés et de leur engagement dans la société.

- Riche de spiritualité, ensuite, en référence au substrat judéo-chrétien qui, nolens volens, a imprégné durablement notre société occidentale et continue encore de la modeler. Riche du caractère sacré, aussi, car l’initié vit, sur un mode absolument personnel, une relation originale à ce qui est ce domaine séparé, interdit et inviolable qui fait du Franc-maçon, non un être secret, mais un initié qui vit une expérience intime.

- Riche de symbolisme, qui établit les fameuses « correspondances » baudelairiennes entre idée et réel. Riche, enin, en tant qu’il apporte à l’initié la possibilité de décrypter les idées du monde supranaturel.

René Guénon a montré que les rites étaient « les éléments essentiels à la transmission de l’influence spirituelle et au rattachement à la chaîne initiatique ». C’est la réponse éloquente à la remarque faite en introduction de ce texte à propos de la filiation maçonnique initiatique. Oui, le rituel véhicule puissamment un contenu transmis

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Pas d’initiation sans rituel

par des maillons antérieurs qui l’ont gardé, préservé, augmenté et enrichi au fil du temps et des époques. Au gré des jours lumineux mais aussi aux jours mauvais des vicissitudes. Pourtant, ce qui transparaît de façon sensible c’est la force déposée par la tradition, prise dans sa véritable acception de transmission, répétée par des hommes de chair et de sang, qui ont cru de toutes leurs forces à cette fraternité capable de rassembler des êtres différents par leur culture, leur savoir, leurs croyances, leurs certitudes et leurs doutes. Non, ce n’est pas un passé figé et poussiéreux qui s’est déposé dans nos rituels mais bien la vie, qui y coule en abondance pour régénérer ce qui semble mort dans le monde profane et qui, comme le grain de blé semé en terre, aspire ardemment à vivre. n

Poème de l’âme : Le Grain de blé, Louis Janmot (1814-1892)

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Parmi les détracteurs de la Franc-maçonnerie, certains, profanes qui n’en ont eu un aperçu qu’à la télévision ou en assistant à une tenue « blanche », mais aussi initiés déçus qui quittent leur obédience à peine devenus compagnon ou maître, dénoncent le caractère désuet de nos cérémonies, estimant inutile le rituel qui préside à nos travaux. On connaît au demeurant des obédiences qui ont allégé les pratiques rituelles en les réduisant à une caricature, tandis que pour d’autres le rituel se déroule sur une scène, devant des spectateurs. Quelles sont les raisons qui conduisent les Francs-maçons de la Grande Loge de France à rester intransigeants sur la pratique du rituel ? À se garder de l’intégrisme qui absolutise tout comme du relativisme excessif qui ne s’engage en rien ? Si la vie intérieure a ses codes et ses repères, elle ne s’y enferme jamais.

Le Rituel : Signiication et Fonction

Un rituel se définit selon le dictionnaire comme « l’ensemble des règles et des rites d’une religion, d’une association ».

Le dictionnaire du CNRS donne ici deux exemples : « Les rituels religieux dont la fonction est de répéter l’activité originaire des puissances divines consacrent ainsi la participation des hommes à la création continuée de l’univers » (Philos., Relig., 1957, p. 34-15). « En dehors du symbolisme et des rituels des grades, (...) l’esprit qui anime le rite écossais ancien et

Pourquoi un rituel ?Luc Stéphane

Stonehenge, monument mégalithique composé d’un ensemble de structures circulaires concentriques, érigées du Néolithique à l’âge du bronze (Comté du Wiltshire, Angleterre).

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Pourquoi un rituel ?

accepté a été défini dans la constitution universelle du rite approuvée le 22 septembre 1875 par tous les suprêmes conseils » (Paul Naudon, Fr.-maçonn., 1963, p. 100).

En fait, le mot est emprunté au latin rituales (libri) « (livres) traitant des rites », formé à partir de ritus « rite ». Le mot actuel rituel est apparu au XVIe siècle, utilisé pour la première fois semble-t-il par Rabelais dans le Livre Cinquième pour désigner un livre liturgique catholique contenant les rites qui concernent l’administration des sacrements, et particulièrement les fonctions dites curiales, telles qu’exorcismes ou bénédictions. On utilisait habituellement à l’époque le mot rituaire pour « les livres des rites ». Plus tard, par extension, l’usage du substantif rituel a été étendu à l’ensemble des textes, sur papyrus, parchemin ou papier, ou encore gravés sur les murs des temples, indiquant l’ordonnancement des cérémonies.

D’une manière générale un rituel est un acte, ou une succession d’actes auxquels on reconnaît un sens affectif, philosophique et spirituel. On peut donner ici nombre d’exemples d’actes rituels dans la vie profane : il suffit de citer par exemple la minute de silence, le garde-à-vous, l’audition debout de l’hymne national. On pourrait évoquer également le rituel en vigueur dans les tribunaux, ou celui des trois coups qui marquent le début d’une représentation théâtrale.

Surtout, chacun sait à quel point la vie religieuse comporte, quelle que soit la croyance, de nombreuses attitudes rituelles : joindre les

Triptyque de la Dormition, ivoire, vers 1330-1340, Bibliothèque d’Amiens

Métroplole.Il représente la légende de la mort de la Vierge,

selon les textes de Jacques de Voragine

et Vincent de Beauvais.

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mains, faire le signe de croix, se mettre à genoux, se prosterner, etc. Pour les religieux, il est manifeste que la pratique d’un rituel renforce considérablement le sens profond des textes, des représentations symboliques, ou allégoriques qui l’accompagnent. En fait, comme l’écrit le P. Michel Gitton dans un ouvrage préfacé par le cardinal Joseph Ratzinger avant qu’il ne devînt le Pape Benoît XVI, le rituel, qu’exprime la liturgie, fait « entrer [le croyant] dans un mystère, c’est-à-dire une réalité cachée en Dieu ».

En maçonnerie, le Rituel est l’ensemble des actes, gestes, attitudes et paroles symboliques, hérités de la Tradition et fixés par l’usage. C’est par le moyen du Rituel que sont transmis les enseignements fondamentaux de notre Ordre.

Certains se sont demandé, à propos du Rituel en maçonnerie, s’il procédait davantage de la mise en condition ou du goût pour un certain décorum. En fait, on pourrait dire que le Rituel participe du psychodrame au sens où le terme est employé pour désigner une méthode de formation en groupe fondée sur la reconstitution de situations concrètes et où les participants incarnent des rôles précis. En clair, cela signifie que le Rituel replace les participants, par sa répétition, son côté théâtral, son vocabulaire, sa gestuelle imposée et ses expressions propres, dans une autre réalité que celle de leur quotidien, une réalité partagée, hors du « ici et maintenant » de chacun.

Ainsi le Rituel permet en quelques minutes de créer pour chacun et pour le groupe une rupture avec le monde profane et son agitation, ses questionnements et ses querelles, pour laisser place à l’émergence d’un autre niveau de la conscience, plus serein quoique propice aux interrogations, voire au doute systématique.

Contrairement aux rituels religieux, le Rituel maçonnique n’est pas le fait des seuls officiants, Vénérable Maître et Officiers impliqués. Par la gestuelle et par la parole, il associe l’ensemble des participants, à l’unisson, dans un mouvement qui les fait pénétrer ensemble dans le temps et l’espace sacré du Temple symbolique.

Paradoxalement, alors qu’il contraint en apparence les attitudes, les mouvements et les mots, il crée l’espace de la liberté de la pensée, de la réflexion et de la méditation.

Ordo ab Chao : Franc-maçonnerie et ordre

L’article premier de la Constitution de la Grande Loge de France énonce que « la Franc-maçonnerie est un ordre initiatique traditionnel et universel, fondé sur la Fraternité ». Dire que la Franc-maçonnerie

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Pourquoi un rituel ?

est un ordre implique qu’il s’agisse d’un rassemblement organisé, administré, hiérarchisé. On peut évoquer ici les ordres religieux, militaires ou professionnels. Dans le cas qui nous intéresse, il est essentiel de souligner que la contradiction entre liberté – puisque la Franc-maçonnerie s’affirme comme regroupant des hommes libres autant que de bonnes mœurs – et ordre n’est qu’apparente. L’ordre qui organise et structure notre institution collective crée les conditions de la liberté de chacun.

On parle donc volontiers d’Ordre, avec un « O » majuscule, pour désigner la Franc-maçonnerie. Cette notion est d’autant plus prégnante pour nous, Francs-maçons de la Grande Loge de France, que notre obédience pratique quasi-exclusivement le Rite Écossais Ancien et Accepté, dont l’une des deux devises est Ordo ab Chao, l’Ordre à partir du Chaos. Depuis l’instant même de la Création, tel qu’évoqué par exemple dans le Prologue de l’Évangile de Saint Jean à la page duquel est ouvert le Volume de la Loi Sacrée sur les autels de nos temples, l’univers s’organise, se structure ; l’univers s’ordonne sans cesse à mesure qu’il se différencie et se complexifie. Le Franc-maçon est invité à comprendre ce mouvement de l’univers vers l’ordre pour tenter de s’y inscrire harmonieusement.

Parce qu’il organise, qu’il structure, qu’il règle le fonctionnement de la Loge, le rituel est l’expression de cette tension du Franc-maçon vers l’ordre et l’harmonie. Le rituel est, pourrait-on dire, le symbole le plus complet de la reconnaissance par le Franc-maçon de ce que peut être le plan du Grand Architecte de l’Univers. Il importe donc qu’il soit scrupuleusement respecté.

Régler la forme pour libérer la pensée

Arrêtons-nous précisément à ces impératifs de forme. Rien dans un Temple maçonnique, rien dans un Rituel, n’est exempt de sens. Rien n’est fortuit.

Le Temple est impérativement orné d’objets et de décors dont la présence même participe à la nature spécifique de l’espace créé par le Rituel. Mais au-delà, chacun de ces objets ou décor possède un sens symbolique propre, qu’il appartient naturellement à chaque initié de découvrir puis qui agira sur sa conscience sans même qu’il s’en aperçoive, tant il appartiendra intimement à son référentiel mental. Ainsi, le sens de ces éléments matériels n’est plus véritablement caché mais au contraire parlant.

Ce qui vaut pour le décor vaut encore davantage pour les mots. Ils

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ont pour vocation non seulement d’ordonnancer la cérémonie, mais aussi d’en livrer le sens, d’en véhiculer l’enseignement. L’archaïsme même de certains mots ou de certaines tournures, leur caractère parfois suranné participent de la singularité du message : un sens qui doit donner matière à réflexion et une forme qui doit exprimer le caractère traditionnel de notre Ordre.

C’est dire l’importance d’un Rituel respecté et parfaitement exécuté, et non simplement énoncé en pensant à autre chose, comme pour s’en débarrasser. Notre Rituel doit être vécu, et non subi. Il faut entrer dans le Rituel, que l’on soit Officier ou Frère sur les Colonnes ; et il faut laisser le Rituel entrer en nous.

On pourrait naturellement défendre l’idée que le fond compte bien plus que la forme, et que si l’on pratique le Rituel en l’intériorisant véritablement, si on en incorpore le sens, peu importent les mots exacts et les décors.

Sans doute la réflexion est-elle fondée dans son principe. Mais il se trouve que la pratique maçonnique n’est pas une pratique solitaire : notre voie est certes individuelle, on est certes Maçon par soi-même et pour soi-même. Mais on n’est authentiquement et pleinement Franc-maçon que par et pour les autres. Travailler en Loge, c’est travailler sur soi parmi les autres et grâce à eux.

Et mettre à l’unisson de la conscience et du cœur trois ou quatre dizaines d’hommes tous égaux mais tous différents ne peut se faire en un laps de temps raisonnable qu’en les harmonisant. Telle est la fonction essentielle et primordiale du Rituel : être un moyen d’éveil du groupe et des individualités qui le composent.

Le Rituel possède donc une forme prescrite, qu’il convient de respecter sans pour autant lui laisser dominer le fond, qui demeure l’essentiel. Trop d’attention portée au décorum, une attention excessive accordée au cérémonial, c’est le risque de privilégier la mise en scène sur le texte et surtout le sens de ce qui nous rassemble. Ici comme ailleurs, tout est question d’équilibre. Ce qui importe, c’est de distinguer l’essentiel - le sens - de l’accessoire - la forme pour la forme.

En effet, à l’occasion de l’ordonnancement d’une cérémonie et de la création d’un espace-temps sacré permettant la mise à l’unisson du cœur et de l’esprit esprits des initiés, le Rituel est avant tout le moyen d’exprimer le Symbolisme qui est notre langage commun, vecteur traditionnel du Sens, c’est-à-dire de la Vérité, cette connaissance, cet absolu vers lequel nous tentons de nous élever.

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Pourquoi un rituel ?

Le rituel, par nature expression d’un collectif

Les diverses religions, tant celles du Livre que celles nées en Inde ou en Extrême - Orient, donnent la possibilité au croyant de faire montre de comportements rituels en solitaire : on peut prier, se recueillir, prononcer une action de grâce, en étant parfaitement seul.

Les Rituels maçonniques, eux, n’ont de sens que collectif. Leur pratique exerce sur le groupe un effet structurant. Plus encore que le tableau tracé ou déroulé sur le sol, c’est le Rituel qui crée la Loge.

Sous le double éclairage du Soleil et de la Lune se matérialise le tableau de Loge, chargé des symboles du degré auquel la Loge travaille. Chacun est assis, silencieux, à sa place et à son office, portant tablier et gants. Le Vénérable Maître, aidé des deux Surveillants, fait circuler la parole que chacun prend debout, dans une posture imposée. Rien de tout cela n’aurait de sens au dehors. Rien à l’intérieur ne ferait une Loge de cet espace-temps en dehors de tout cela.

Le Rituel est donc constitutif de la Loge, il en est à la fois contenant et contenu, cadre et objet ; il est le moyen organisé de mettre un certain nombre de symboles en mouvement. Il permet ainsi aux participants une compréhension intuitive des lois de la nature,

Sous le double éclairage du Soleil et de la Lune,se révèle une compréhension intuitive des lois de la nature.

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telles qu’elles expriment le plan tracé par le Grand Architecte de l’Univers.

Un rituel se vit et ne s’explique pas.

Peut-on, faut-il faire évoluer les rituels ?

C’est ici semble-t-il qu’il convient de se poser la question de l’évolution du Rituel.

Peut-on, faut-il faire évoluer les rituels, ou au contraire doit-on s’en tenir à leur version « initiale » ?

Force est de constater, en réalité, qu’il n’existe pas une version initiale qui pourrait être considérée comme le « canon » rituélique au même titre que les « Old Charges » peuvent être admises par tous les Francs-maçons spéculatifs d’aujourd’hui comme leur règle fondatrice.

Les rituels n’ont cessé d’évoluer, à l’évidence, jusqu’à la structuration des Rites dans leur forme actuelle, soit 1801 pour le REAA en 33 degrés, puis dans les deux siècles qui ont suivi.

Mais à l’instar de ce qui vaut pour les œuvres d’art éprouvées par le temps, il faut bien distinguer le travail du retoucheur - restaurateur, respectueux de l’esprit de l’œuvre initiale, de celui d’un iconoclaste, soucieux d’imprimer sa marque ou de faire passer sa vision, au mépris trop souvent du sens profond qu’avait voulu le concepteur originel.

Retenons en tout cas que les rituels maçonniques règlent le fond comme la forme d’un ensemble de cérémonies qui permettent de structurer le travail collectif effectué en loge tout en visant à favoriser le travail intérieur, introspectif, de chaque franc-maçon qui y participe.

Il n’est pas nécessaire de citer ici ceux qu’un Apprenti a assez vite l’occasion de connaître, de pratiquer et donc de vivre, à

Les Rituels maçonniques, eux, n’ont de sens que collectif.

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Pourquoi un rituel ?

commencer par le rituel d’initiation ; puis le soir même le rituel de fermeture des travaux de loge et notamment le rituel de la chaîne d’union, et rapidement le rituel d’ouverture, le rituel d’installation du Vénérable et des Officiers de la loge, etc.

Chacun de ces rituels va mettre en œuvre le Rite, le rendre vivant, dans sa spécificité propre à laquelle s’ajoute celle du degré pratiqué.

Par nature, le Rituel en tant que démarche intrinsèque à l’Ordre maçonnique est conservateur. Il est relié à des usages et à des formes, des formulations, délibérément archaïques, qui le rattachent au passé et à la Tradition. C’est d’ailleurs une de ses fonctions que de faire vivre au présent l’héritage du passé, son symbolisme, expression d’archétypes venus des temps immémoriaux, ses mythes fondateurs, posés délibérément par nos prédécesseurs du siècle des Lumières dans l’Antiquité telle que la décrit la Bible, notre volume de la Loi sacrée.

À ceux qui disent qu’il conviendrait que les rituels soient « dépoussiérés », et que leur vocabulaire soit celui que nous employons tous les jours afin d’être mieux compris de tous, il convient de répondre qu’il s’agit d’un lexique sacré, destiné à véhiculer un travail spirituel dans un espace sacralisé, hors du temps. Le caractère inhabituel des mots, des signes, des attouchements, du cadre, des décors, de la circulation de la parole, tout doit en réalité concourir à distinguer la Loge - espace-temps sacré - des lieux profanes que nous fréquentons habituellement.

(Doit-on rappeler ici le sens du mot profane, qui désigne ce qui est pro fanum, devant le lieu sacré. Devant, et non dedans).

Cela dit, le Rituel doit être intelligible et ne pas prêter à des malentendus, des contresens perturbateurs. Il est donc légitime de veiller à ce que tel mot, telle expression qui a changé de sens au cours des siècles, soit explicité ou adapté.

Rien n’est fortuit dans le Rituel maçonnique. Rien n’y a été inclus qui ne soit porteur de sens. Et j’entends ici le mot « sens » au pluriel. Certains symboles, certaines expressions, ont plusieurs sens et cette polysémie n’est pas fortuite. Modifier une formulation ou une gesticulation rituelle pour la rendre plus actuelle, plus explicite ou plus esthétique, c’est courir le risque de perdre ces sens secondaires, ces sens cachés qui ne sont peut-être accessibles qu’au terme d’un certain travail, pour ne pas dire d’un travail certain. Il en est ainsi d’éléments du Rituel qui figurent à un degré donné sans paraître

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Luc Stéphane

avoir une importance particulière, alors qu’ils annoncent, qu’ils préfigurent un autre degré, dans la compréhension duquel ils révéleront la plénitude de leur sens, ou en tout cas une perception plus large de leur signification.

À ce titre, le Franc-maçon le plus honnête du monde ne saurait sans risque altérer le Rituel s’il n’est pas en possession d’une vision complète du Rite et de son corpus symbolique.

Le rituel mobilise le Franc-maçon de l’intérieur

Le Rituel est l’expression du Rite, qui ne peut s’entendre que dans sa globalité.

Ainsi considéré, le Rituel est donc avant tout un outil spirituel dont la fonction est d’inclure celui qui le pratique dans le cercle des participants. Il a à la fois par conséquent un rôle individuel et collectif, une fonction structurante et intégratrice.

Cette intégration met chacun des participants en résonance, en harmonie, à l’unisson des autres Frères présents, réalisant ce que l’on nomme parfois Egrégore. Si, grâce au Rituel, l’état de conscience de chacun est légèrement modifié, plus ouvert, plus accueillant à l’Autre mais aussi plus attentif à ses propres perceptions, il faut souligner qu’il ne dérive jamais vers une aliénation de la liberté de conscience. Au contraire, le Rituel crée les conditions d’un éveil de la conscience, d’une attention, d’une vigilance accrues, où le libre-arbitre peut s’épanouir.

Il n’y a pas d’action du Rituel sans l’implication volontaire de chacun. Le Rituel n’agit pas de l’extérieur de moi, mais à l’intérieur de moi. Il vise à me mobiliser en moi-même, et ce parmi les autres, avec et grâce à eux.

Le Rituel est donc un cadre et une succession d’actes et de paroles symboliques, c’est-à-dire porteuses de sens. Ce cadre et ces actions vont impliquer, physiquement et psychiquement, chacun des Frères rassemblés dans la Loge. Ainsi l’enseignement porté par la Tradition est-il transmis en même temps que vécu.

À chaque réitération, tenue après tenue, année après année, degré après degré, le Rituel va opérer sa magie inspiratrice et intégratrice. Il va peu à peu livrer comme une évidence son contenu symbolique, qui va se dévoiler naturellement à l’initié sincèrement impliqué, c’est-à-dire réellement participant. La pratique du Rituel prolonge la révélation initiatique, elle l’éclaire et lui donne son sens au travers du vécu.

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Pourquoi un rituel ?

C’est la raison pour laquelle on ne peut sérieusement s’affirmer Franc-maçon si l’on reste durablement éloigné de la Loge, et partant de la pratique du Rituel, qui, répétons-le, n’a de sens que vécu et partagé.

Ainsi, le Rituel est un élément essentiel de notre Ordre et de notre cheminement initiatique. Il est à la fois inducteur d’un certain état privilégié de la conscience, propice à notre élévation spirituelle, vecteur des contenus symboliques et des mythes qui sont les outils et le matériau de notre progression, et enfin conservateur de ces éléments fondateurs qui sont le patrimoine commun des Francs-maçons répandus à la surface de la Terre. n

Les rituels anciens

Les plus anciens éléments rituéliques dont nous ayons la trace ne sont pas des rituels à proprement parler mais ce qu’il est convenu d’appeler des « catéchismes maçonniques », c’est-à-dire des échanges de questions et de réponses propres à la transmission des secrets et des symboles de la Franc-maçonnerie. Ces documents, remis à l’initié à chaque franchissement de degré et qui développent l’instruction donnée oralement à la fin de la cérémonie d’initiation, portent précisément aujourd’hui le nom d’Instructions. Le mot « catéchisme » ne doit pas cependant être rejeté pour d’éventuelles connotations religieuses : il vient en effet du grec « katêcho », qui signifie « faire retentir aux oreilles », « enseigner de vive voix ». C’est donc la transcription écrite d’un enseignement fondamentalement oral.

En tout état de cause, le procédé - transmission d’un savoir par questions et réponses - est fort ancien. Il était déjà employé par les Pythagoriciens cinq siècles avant notre ère. Reprises par les néopythagoriciens et les néoplatoniciens au IIIe et au IVe siècle de notre ère, ces questions-réponses étaient appelées acousmata - choses entendues -, ce qui renvoie bien à la notion de transmission orale de la Tradition. On leur donnait aussi le nom de symbola, pour signifier qu’elles tenaient lieu de signe de reconnaissance, notion qui se retrouve dans notre pratique du tuilage.

Les fraternités de Compagnons bâtisseurs, auxquels nous avons emprunté - à défaut d’un héritage avéré - bien des pratiques et bien des outils symboliques, organisaient leurs réunions selon des rituels dont nous possédons le détail. C’est ce qui amène Jean Tourniac, dans Lumière d’Orient publié en 1979, à faire ce commentaire, que nous reprendrons volontiers à notre compte :

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« Ainsi dans les rituels de constructeurs ce qui est invariable ce sont les signes, mots et attouchements, la description des symboles et des rites dont, évidemment et en premier, celui de l’initiation. Voilà donc l’essentiel du Rite : la transmission ininterrompue de symboles agis (gestes), sonores (noms et mots sacrés), figurés (décors, tableaux), autant d’éléments qui ne sont pas le fruit d’une élaboration ou fabrication individuelle (solitaire ou collective) référée à une date précise et attribuée à un homme, fût-il génial. En revanche, le commentaire et les instructions héritées d’une époque, ou d’un groupe de compositeurs de rituels marqués par l’entendement de leur temps, ne sauraient être considérés comme représentant la Tradition des Constructeurs ne varietur. L’aspect fondamental et invariable c’est la chaîne, verticale (origine immémoriale ou divine) d’inspiration directe et dépourvue d’élaboration humaine (L’aspect variable et contingent selon l’époque et le déroulement cyclique (mentalités, concepts religieux, etc.) c’est la trame, horizontale, produit de la réflexion et du travail intellectuel dans une tranche d’histoire. Ainsi relèvent de la chaîne : l’architecture d’un ensemble graduel ou sacramentel et, bien entendu, les textes tirés directement de l’Écriture sainte. Ces éléments n’ont rien d’individuels et ne sauraient être confondus avec les paraphrases, instructions et commentaires subjectifs qui transmettent le point de vue contingent d’une époque. »

Parmi ces rituels de constructeurs, les statuts Shaw, qui datent de l’extrême fin du XVIe siècle, stipulent que les Apprentis entrés et les Compagnons devaient connaître les réponses aux questions de leur degré sans se tromper une seule fois, sous peine d’être punis.

On retrouve un catéchisme et une description sommaire des cérémonies de réception à ces deux degrés dans les manuscrits Edimbourg, Sloane, Dumfries, Chetwode Crawley, Graham, etc., qui datent de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle.

On a même retrouvé sur le registre des procès-verbaux, lui aussi manuscrit, des tenues de la Loge spéculative de Haughfoot, au Sud-Est de l’Écosse, les dernières lignes d’un aide-mémoire du rituel d’initiation, rédigé au soir de la tenue du 22 décembre 1702.

Les premiers catéchismes imprimés datent de 1723, et sont donc contemporains des Constitutions d’Anderson. A Mason’s Examination comporte ainsi la description brève mais détaillée d’une cérémonie de réception au grade d’Apprenti.

On doit citer ensuite le fameux Masonry dissected de Samuel Prichard, qui date de 1730. Dans cet ouvrage, un initié raconte sous forme de réponses à des questions le détail de ce qu’il a vécu lors de son initiation. Les diverses cérémonies de trois grades y sont décrites pour la première fois.

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Pourquoi un rituel ?

Mais les Anglais se refusèrent toujours, et se refusent encore, à publier officiellement, sous le sceau de leur Grande Loge et aujourd’hui de la Grande Loge Unie d’Angleterre, les rituels de leurs différents degrés et de leurs diverses cérémonies. Seuls existent des aide-mémoires. La diffusion purement orale et par cœur de ces textes conduisit à quelques altérations et donc à plusieurs versions.

De nos jours, toutes les variantes ainsi engendrées par l’histoire sont admises, et la GLUE n’imprime toujours pas de rituel « officiel ».

Quant aux Américains, par exemple, ils mettent un point d’honneur à apprendre et donc à réciter et à exécuter le Rituel par cœur. C’est même là l’essentiel de leur travail en Loge.

Il en va autrement en France.

Les bibliothèques des Obédiences les plus anciennes, mais aussi la Bibliothèque nationale possèdent également de nombreux documents datant des premières années de la Franc-maçonnerie spéculative sur le sol français. Il est ainsi possible de lire le rapport, la Divulgation, du Lieutenant de Police Hérault, qui date de 1737 et décrit avec précision et détails une cérémonie d’admission. On retrouve ce rituel et celui des travaux de table dans Le Secret des Francs-maçons, publié en 1742 par l’Abbé Pérau, puis celui de la réception aux trois grades, Apprenti, Compagnon et Maître, dans le Catéchisme des Francs-maçons, qui date de 1744.

Les Français sont bien davantage uniformisateurs que les Britanniques. C’est pourquoi, à partir de 1770, vont apparaître en France les premiers cahiers de grades, comportant le rituel propre à chaque degré et le Catéchisme correspondant. Le premier connu a été publié à Lyon en 1772 pour le Grade d’Apprenti. Il comporte un Rituel très détaillé pour les initiations et les tenues ordinaires, ainsi que l’Instruction, par questions et réponses.

Le Règlement de la Loge Saint-Jean-d’Écosse de la Vertu Persécutée, constituée à l’Orient d’Avignon sous les auspices de la Mère Loge de Marseille en août 1774, stipule qu’il est interdit « d’introduire dans les grades aucune formule ni aucun usage contraire à ceux qu’elle a suivis jusqu’à ce jour et à ce qui est contenu dans les cahiers des grades et le cérémonial consigné dans ses archives, lequel sera nécessairement paraphé par le Vénérable, afin qu’il ne puisse y être rien innové ». Cependant, c’est en 1804 que sera fixé le rituel du Rite Écossais Ancien et Accepté.

De nos jours, toutes les Obédiences françaises éditent des Cahiers de grades, pour chacun des degrés et éventuellement des Rites pratiqués. Ces documents ne sont pas accessibles aux profanes, même si l’essentiel en est connu par de nombreux ouvrages. n

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Bien que mystérieux, le mode d’action des pratiques rituelles peut être l’objet d’un regard externe tout autant que d’une vision interne. Le premier apportera un savoir de surface seulement mais permettant les rapprochements, les comparaisons, les analyses critiques. Le second, seul, débouchera sur une connaissance et sur la transformation de l’observateur devenu acteur. Il n’est donc pas inutile, bien au contraire, de préciser les termes, de souligner les invariants, d’airmer les conditions d’exécution des rituels pour en comprendre la nécessité dans toute quête spirituelle. Un chemin vers la conscience qui n’évacue pas le secret ultime mais permet de se relier à l’universel…

Frédéric Poilvet

L’entrée dans le sacré par les rites et les rituels

Objets entourant la colonne de calcaire de grande Balankanche, (Péninsule du Yucatan, Mexique)

qui s’étend du sol au plafond. Elle présente des ressemblances

avec l’ancienne conception maya de l’Arbre du Monde

(Wacah Chan).

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L’entrée dans le sacré par les rites et les rituels

Le rite rassemble un ensemble de cérémonies.

Le rituel est le texte qui décrit le déroulement de ces cérémonies, la disposition des lieux, les gestes accomplis et les paroles prononcées.

Rites et rituels constituent un support formel favorable à l’épanouissement de forces psychiques et spirituelles qui concourent à la sacralisation d’un espace, des actions qui s’y déroulent et des mots qui y sont prononcés.

Seul le Rite possède la faculté de sacraliser le temps et l’espace. Généralement, le lieu n’est sacralisé que le temps du déroulement des cérémonies, c’est-à-dire le temps durant lequel le lieu est habité par un groupe humain en quête de spiritualisation. Le rituel propose donc l’installation de ce lieu et sa désinstallation. L’installation comporte des éléments visibles symboliques constitués d’objets et de gestes rituels ; Toutefois les éléments de préparation principaux à l’entrée dans le sacré échappent au regard, il s’agit de dispositions mentales ouvrant la voie au travail spirituel et d’invocations d’un principe supérieur et ordonnateur. Le rite concourt à un sentiment d’ouverture et de réceptivité.

Lorsque le temps sacré de la cérémonie s’achève, le lieu et les objets sont désacralisés par un processus inverse à celui qui a procédé à leur sacralisation.

Lorsqu’on dit qu’un lieu est sacré, comme s’il l’était ontologiquement, c’est que son état vibratoire a été élevé régulièrement et puissamment pendant de longues périodes, et qu’il en subsiste quelque chose en dehors des cérémonies. Pour autant, la sacralisation d’un lieu ne présente pas de caractère définitif.

Le rite repose sur des assertions de base prises pour axiomes qui engagent la foi de l’initié. Il n’y a pas ici à démontrer, mais simplement à suivre son intuition pour considérer ces principes fondamentaux comme valides. Le rite ne se discute pas et le rituel est sa loi. Il est la partie émergeante d’un Ordre Universel qu’il révèle à la conscience individuelle.

Le rite constitue une structure hiérarchisée. Il a ses gardiens et nécessite une classe de lévites dévoués à sa mise en action, des hommes qui le vivifient de l’intérieur, pour le partager et le transmettre.

Le langage et les gestes ne sont pas ceux du profane ; ils doivent être respectés ; il en va de leur dimension sacrée. Comme la flamme qui

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Frédéric Poilvet

nous anime en esprit, le rite est fragile, il doit être protégé ; c’est la raison pour laquelle il ne peut être exposé au regard des profanes et doit être conservé dans un lieu sûr et sacré. Il ne peut être vécu que de l’intérieur.

Le rite s’organise d’une part autour de cérémonies ordinaires et périodiques, et d’autre part de cérémonies particulières dites de passage.

Les unes constituent un facteur de continuité alors que les autres concrétisent un changement d’état. Les premières sont ordonnancées selon des cycles plus ou moins longs calqués sur le mouvement des astres ; les secondes jalonnent le parcours initiatique d’un individu en particulier et, à cette occasion, l’ensemble de la communauté à laquelle il appartient revit les étapes déjà franchies avec un regard sans cesse renouvelé.

Il s’agit de pratiques universelles qui répondent à une nécessité première.

Les cérémonies périodiques (comme les offices religieux hebdomadaires) ont pour vocation de renforcer le rapport au Principe. Il s’agit d’entretenir un lien suffisamment étroit pour maintenir l’adepte (ou le fidèle) dans l’éternel présent du temps sacré.

Invocation à Mohammed, par Gustave Doré (1832-1883).

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L’entrée dans le sacré par les rites et les rituels

Un cycle de courte durée encourage à superposer vie biologique et vie spirituelle au quotidien et à achever au dehors l’œuvre entreprise dans le temple.

L’adepte s’efforce de sacraliser chaque instant de sa vie profane.

L’action du rite passe par la répétition d’actes et de paroles qui pénètrent l’adepte et le façonnent. La densité du rite ne permet pas de le pénétrer au premier abord, mais petit à petit, au fil du temps, selon une maturation progressive. Le rite ne change pas, c’est la perception que l’on en a qui évolue et se régénère de cérémonie en cérémonie. Ainsi, les cérémonies périodiques, par leur répétition même, toujours identiques et pourtant toujours différentes, accompagnent l’initié dans sa quête de Vérité. On ne se baigne donc jamais dans le même fleuve.

L’assiduité aux cérémonies périodiques garantit la continuité du cheminement initiatique, malgré la nécessaire immersion dans le monde.

Les religions prescrivent des actes rituels d’ordre privé – prières, ablutions – qui rappellent au fidèle sa nature essentielle d’heure en heure. Le cycle est ici ramené à la journée, unité de temps de base de notre vie terrestre dont chaque heure doit être utilement employée. Il n’est ici que de rappeler la répartition des heures de la journée selon la Règle en pratique dans les monastères, pour comprendre combien la ritualisation de l’activité humaine peut pénétrer chacun des actes de nos vies et leur donner une dimension spirituelle et sacrée.

Les cérémonies périodiques célèbrent également les cycles vitaux tels que les solstices d’été et d’hiver qui ont présidé à la construction des premiers temples (Stonehenge par exemple). Ces périodes répétées à l’infini, traduisent l’ascension et le déclin qui alternent invariablement traduisant d’année en année l’Espérance qui soutient l’initié. Elles sont l’image de sa vie terrestre et les fêtes rituelles sont étroitement liées, sur un plan symbolique, au cours des astres et à la ronde des saisons.

Dans les sociétés traditionnelles, les changements d’état – naissance, puberté, mariage, ménopause, mort – sont vécus sur un plan physique mais aussi, et surtout, sur un plan cosmique, comme des étapes sur le chemin de l’existence, prise dans sa dimension initiatique et sacrée.

Il s’agit là du cycle long, de la vie humaine prise dans son entièreté. Et il est ici utile de souligner la nécessaire progression du rite qui, de cérémonies ordinaires en cérémonies de passage, transforme peu à

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Frédéric Poilvet

peu le profane en initié accompli. La validité du rite s’évalue à sa capacité d’apporter à l’adepte les outils de réflexion dont il a besoin au fur et à mesure de son avancement, progressivement, en fonction de l’éveil de ses facultés spirituelles. Ainsi, on parle volontiers de l’enseignement du Rite. On compare également les différents degrés du Rite aux différentes classes proposées par le système scolaire profane. La réalité est autre car les sociétés traditionnelles proposent d’accéder à la Connaissance et non d’accumuler du savoir. Or nul ne détient la Vérité ; la Vérité traverse toute chose sans jamais se laisser approprier ; elle est du domaine de l’Être et non de l’avoir. En conséquence, le seul Maître qu’il nous est donné d’écouter est

Le Mariage des Arnolfini, Les Époux Arnolfini, ou Arnolfini et sa femme. Jan Van Eyck, 1434, National gallery, Londres.

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L’entrée dans le sacré par les rites et les rituels

un Maître Intérieur. Seule l’Ascèse permet de trouver le Maître Intérieur et le Rite est là pour nous soutenir, pas à pas, dans ce travail de recherche individuelle et personnelle, avec l’aide fraternelle et bienveillante de toute la communauté des initiés.

Nos sociétés modernes et matérialistes ont perdu la faculté naturelle de relier notre expérience physique à un ordre supérieur et les sociétés initiatiques ont pour vocation de la retrouver.

Le rite permet ici de relier et de rassembler ce qui peut nous paraître épars et morcelé afin de retrouver l’Unité première. Nous ne sommes plus des hommes isolés en proie à des épreuves chaotiques, mais nous appartenons à des ensembles plus vastes – l’humanité, le monde du vivant, la manifestation, le cosmos – et le rite nous permet, du microcosme au macrocosme, de nous insérer harmonieusement dans cet édifice qui nous dépasse infiniment que nous qualifions d’Ordre Universel. Ainsi le rite permet d’orienter nos modestes existences, de leur donner du sens, par – delà notre condition misérable d’être de chair voué à la putréfaction.

Quelle que soit la nature ou la fréquence des cérémonies ou des actes rituels auxquels participe ou s’adonne l’initié, ces instants soustraits au temps profane obéissent à certaines règles qu’il est impossible de contourner. Le rituel prévoit toujours une entrée dans l’espace et dans le temps sacrés, une action dans le sacré, et une sortie de l’espace et du temps sacré : Une séparation physique et temporelle. Cette séparation est très marquée au début de la progression initiatique et s’atténue avec l’ascèse. L’initié apprend à maîtriser le sacré en lui-même et est de moins en moins tributaire d’un conditionnement extérieur. C’est ce qu’il est convenu d’appeler la construction du temple intérieur. La sacralisation progressive d’un espace intérieur qui n’a plus besoin de temples de pierre. Un temple de Lumière et de Paix : La Jérusalem céleste qui descend dans le cœur même de l’initié.

On associe volontiers la pureté au sacré, or pour être pur, le sacré se doit d’être séparé ; ce n’est que lorsque l’initié connaît le sacré à l’état pur qu’il peut l’intégrer en lui et le reconnaître hors de lui. Lorsque cette conversion du regard est accomplie, peut alors commencer un travail de réenchantement du monde par reconnaissance de la nature sacrée de la Manifestation : un monde d’apparences qui est écume d’Esprit.

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Frédéric Poilvet

Immuabilité du rite.

Tout, dans la Manifestation sensible, est périssable ; Il n’y a strictement rien de durable à quoi arrimer nos vies emportées dans un courant rapide et tumultueux. L’expérience vitale ne trouve de sens que par rapport à un repère fixe et immuable auquel se rattache la manifestation tout entière. C’est ce que symbolise l’Axe du monde.

Ainsi les rites et les rituels garantissent la même immuabilité ; ils ne doivent subir aucune variation liée au temps ou au lieu. Ils s’inscrivent dans l’immuabilité de l’espace et du temps sacrés. Il est sacrilège d’y apporter quelque modification que ce soit. Rites et rituels sont garants de la Tradition et doivent être transmis de génération en génération sans aucune altération. Les sociétés traditionnelles considèrent que les rites et les rituels leur ont été confiés par les Dieux et que toute intervention humaine qui engendrerait la moindre modification de l’immuabilité sacrée, serait une profanation et leur ôterait toute portée initiatique. Les rites et les rituels nous relient mythiquement à l’Origine. Ils assurent une continuité infinie dans la transmission de la Tradition, tout en nous recentrant sans cesse sur elle.

Il y a également une raison pratique dans l’immuabilité du rite : elle réside dans le fait que le rite ne se comprend pas et ne s’explique pas ; il se vit.

Il a pour vocation essentielle de faire entrer l’adepte en vibration

Peintures de la grotte de Lascaux.

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L’entrée dans le sacré par les rites et les rituels

avec le monde intelligible. La raison est mise hors circuit car c’est à la part intuitive de l’Être que s’adresse le rite.

Pour être transmis dans sa pureté originelle, malgré l’imperfection des passeurs, il est impératif que le rite conserve son immuabilité. Chaque génération d’adepte peut ainsi retrouver le message initial, même si tous, dans la chaîne de transmission, ne l’ont pas forcément perçu dans toute sa dimension.

Les religions monothéistes ont repris des rites païens, les rites maçonniques eux-mêmes sont de constitution composite ; les rites se transmettent selon des courants qui affluent ou divergent mais irriguent de façon continue l’esprit des hommes et tous proviennent d’une source unique, considérée comme la Tradition primordiale.

Immersion dans le rite par l’Initiation.

L’étude du rituel n’est accessible qu’à l’Initié qui a vécu la cérémonie de passage correspondante. En aucun cas, le rituel ne peut délivrer ses secrets à la lecture profane.

La dynamique que met en œuvre le rituel lors des cérémonies d’Initiation est irremplaçable et il est impossible d’en faire l’économie ; c’est l’acte fondateur – initial – à partir duquel se construit toute la nouvelle vie – en esprit – de l’initié.

Les cérémonies de passage se déroulent traditionnellement en trois phases distinctes de durée variable. Dans un premier temps, l’impétrant meurt à son ancienne condition, s’en suit une période de mise à l’écart pendant laquelle il est éprouvé et enfin la cérémonie s’achève par son admission dans son nouvel état au sein de la communauté des Initiés du degré du rite auquel il accède. Les cérémonies de passage ont une portée symbolique et leur caractère initiatique est d’ordre métaphysique ; la partie centrale de la cérémonie place l’impétrant hors du temps et de l’espace, hors de sa condition d’âge, de sexe ou de statut social ; il est momentanément projeté hors de tout ce qui constitue son ego. Au cours de ce voyage intérieur, il prend conscience de sa nature profonde, pour en revenir purifié. Ces cérémonies relèvent de la transmutation alchimique et des trois phases principales qui la composent : nigredo, albado, rubedo.

Les cérémonies de passage successives permettent de passer d’un degré du rite au suivant en fonction de la maturité spirituelle de l’Initié. Elles jalonnent son chemin initiatique et lui permettent de mesurer les progrès accomplis. Ce n’est jamais l’initié lui-même qui

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Frédéric Poilvet

demande à intégrer le degré suivant, mais les Initiés du degré suivant qui le reconnaissent apte à les rejoindre. Ainsi, de la naissance à la mort, sur les chemins de la sagesse et de la connaissance, dans une procession infinie depuis l’Origine, se suivent et se côtoient les initiés. Ils ne forment alors qu’un seul Être, inépuisable, qui tombe et se relève, porteur respectueux du rite qui l’alimente et qu’il nourrit. Le rite est porté par la communauté des initiés unis en fraternité, les vivants et les morts et tous ceux, répartis sur la surface du globe, qui partagent un même idéal. La première cérémonie de passage est la cérémonie d’Initiation, qui correspond à la naissance en esprit ; c’est le franchissement de la « porte des hommes ». L’ultime cérémonie de passage est la Mort, le franchissement de la « porte des Dieux ».

Entre les deux, le Rite est le guide sur la voie de la Sagesse et de la Connaissance ; il évite les écueils qu’une recherche solitaire, loin de toute organisation initiatique, risquerait de rendre stérile. Par une démarche graduée, il prévient également de la chute d’Icare. Ainsi, nous entrons dans les voies qui nous sont tracées, selon la Sagesse qui préconise d’emprunter la voie du Milieu.

Le Rite est respectueux de chacun, impersonnel, il ne dicte aucun comportement, aucune idée préconçue. Sa portée universelle en fait un instrument fédérateur, dans l’acceptation des différences. Il donne un cadre à l’évolution spirituelle, et si chacun suit son chemin, tous finissent pas se retrouver. Le Rite Écossais Ancien et Accepté que pratiquent les Francs-maçons de la Grande Loge de France est aujourd’hui le rite maçonnique le plus pratiqué dans le monde. S’y retrouvent des hommes de toutes nationalités, de toutes religions, de toutes tendances politiques qui oublient ce qui les agite dans leur vie profane pour œuvrer à la construction d’un temple

Tenue funèbre, par Félix Robaut, 1846.

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L’entrée dans le sacré par les rites et les rituels

spirituel, qui mérite tous leurs efforts, toute leur vigilance et toute leur persévérance. Unis dans un même Idéal, quelle que soit leur langue ou leurs habitudes profanes, ils se retrouvent dans des temples tous semblables et partagent un rite identique sur toute la surface de la planète. Ce Rite dans lequel ils se reconnaissent comme frères en initiation leur permet de communier en esprit et de dépasser leur condition individuelle. Émane alors de leur assemblée un esprit commun, pacifié et serein, qui les relie au Principe, dans un temps hors du temps, que certains nomment Éternité et qu’il convient de qualifier de Sacré. n

Le Rite permet de communier en esprit et de dépasser la condition individuelle. Émane alors un esprit commun qui relie au Principe.

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C’est aujourd’hui un lieu commun que d’attribuer à la pratique d’un rituel un objectif de mise en condition psychologique. Sans nier cette réalité, il faut airmer que la fonction du rituel est plus complexe, plus profonde et plus ambiguë. Le rituel maçonnique œuvre sur tous les plans à la fois et celui des afects n’est ni le seul, ni le plus important. Cette action transversale autorise l’accès à un espace intérieur de véritable spiritualité où paradoxalement, la contrainte enfante la liberté et le dépouillement se révèle richesse.

Henri Lentillac

Le Rite au-delà de la mise en condition psychologique

Le Bassin aux nymphéas, Claude Monet, 1899, Metropolitan Museum of Art, New-York.

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Le Rite au-delà de la mise en condition psychologique

Une approche du Sacré

Pour celui qui le découvre, le Rite qui va soutenir une réunion d’initiés peut n’être perçu que comme un conditionnement supplémentaire à ceux déjà vécus dans le monde profane. Il peut être ressenti comme un nouveau dogme développé au profit d’un prêt à penser. Or, il n’est rien de tout cela. La Franc-maçonnerie n’est pas une secte et n’a rien à révéler de tellement difficile à croire qu’une mise en condition psychologique serait nécessaire. La recherche initiatique, ce sont des idées généreuses et désintéressées, des hommes intelligents par le cœur et l’esprit, au service en toute humilité, non d’un petit groupe d’adeptes, mais de l’humanité et du Sacré qu’elle recèle en son sein. Le Rite n’est pas là pour se distinguer du monde extérieur mais pour mieux vivre en commun tout ce que les civilisations successives nous ont apporté de sagesse et de réflexion. Il est l’expression de traditions millénaires tournées vers la spiritualité que l’espèce humaine s’est forgée pour mieux se transcender, dès l’émergence d’une pensée construite et les réflexions qu’elle génère sur son devenir dans la mort.

Dans Mythe et Épopée, Georges Dumézil, en nous éblouissant par un récit original de la vision tripartite du monde que se partageaient les Indo-Européens, nous faisait redécouvrir cet ordre sociétal où prêtres, guerriers et éleveurs agriculteurs prennent leur place en élaborant des rituels qui structurent leur univers. En Franc-maçonnerie, il ne s’agit plus de religieux ; la fonction sacerdotale, liée à la souveraineté

Guide sur la vie après la mort pour le gardien de la propriété de la déesse Mout Sesech Papyrus Égyptien

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Henri Lentillac

magique et juridique, qu’il mettait en scène par le récit d’épopées extraordinaires, correspond alors à une structure de pensée tournée vers une recherche de spiritualité.

Les dieux, s’ils trouvent encore leur place pour certains d’entre nous, ne sont plus une réalité transcendante mais l’expression du besoin humain de dépassement de soi et de recherche d’une haute élévation spirituelle qui s’apparente en quelque sorte à une ascèse.

En effet, cette recherche est celle de toute une vie ; en Franc-maçonnerie, il existe des maîtres mais ce sont nos égaux et il n’y a pas de coach qui permettrait en trois séances de découvrir les secrets du bonheur, de la réussite ou de la confiance en soi. C’est une patience exemplaire que requiert l’aboutissement d’une vie marquée par le désir de s’approprier une part de divin ; l’homme est à la recherche d’un sens qu’il ne perçoit plus tant son comportement le rend ordinaire par les nécessités de sa survie matérielle. Cette patience et la complexité réelle de la démarche initiatique ne peuvent être soutenues que par des traditions qu’une fausse modernité trahirait rapidement.

Une spiritualité issue de traditions millénaires

L’expression de traditions immémoriales faites de questionnements apparaît dans le Rite. Il est l’expression de la beauté du monde célébrée par toutes les cultures qui, depuis l’origine de l’Homme, ont toujours cherché à révéler, par l’art et leurs traditions orales et écrites, le sacré qui s’en dégage. Le Rite structure notre quête tout en lui permettant de se dégager d’un savoir par trop philosophique ou religieux, littéraire ou émotionnel. Il nous faut d’abord pratiquer sans croire, apprendre à évacuer l’affectif pour trouver des réponses que les manuels de psychologie ne nous donneront jamais et réapprendre, par le respect d’un rituel, expression d’un rite vivant susceptible de nous positionner sur notre propre voie intérieure. En matérialisant des signes protocolaires empreints d’une certaine simplicité, en évoluant dans des décors et les symboles qui les accompagnent, nous retrouvons, par le moyen de gestes premiers, une manière millénaire de spiritualiser la matière. Il existe une nécessité puissante de codification des cérémonies car comme l’écrit Régis Debray dans le Feu sacré, « une liturgie tient mieux la route qu’une philosophie… et n’importe quel rituel est une petite machine à remonter le temps ».

Remonter dans le temps, comprendre l’Histoire, se ressourcer dans le flux des traditions juives et chrétiennes, grecques et latines grâce

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Le Rite au-delà de la mise en condition psychologique

au Rite Écossais Ancien et Accepté que nous pratiquons à la Grande Loge de France, nous permet de nous projeter au-delà d’un seul dogme. Nous ne conservons des religions que la communication avec le Sacré que la mémoire des hommes a su nous transmettre depuis l’origine la plus lointaine de l’humanité.

Il ne s’agit pas d’un simple bien-être psychologique que l’on retrouverait dans la fraternité de la loge. La loge et son cérémonial sont là pour nous mettre en pleine conscience de la synthèse de ces traditions où l’homme puise l’influence spirituelle véhiculée par l’Initiation. Pas de psychologie facile ni de simple camaraderie dans l’avènement d’une fraternité initiatique qui renverse chaque individu à l’intérieur de lui-même et lui permet de tendre vers son propre divin. « L’âme ne raisonne jamais mieux que quand rien ne la trouble, ni l’ouïe, ni la vue, ni la douleur, ni quelque plaisir, mais qu’au contraire elle s’isole le plus complètement en elle-même, en envoyant promener le corps et qu’elle rompt, autant qu’elle peut, tout commerce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le réel. » (Platon, Phédon, Éditions Garnier) La

La loge et son cérémonial sont là pour mettre en pleine conscience la synthèse des traditions. Plan de loge (Rituel du Premier Degré du R.E.A.A., G.L.D.F.)

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Henri Lentillac

pratique du Rite ne s’évalue alors plus comme un asservissement mais comme une facilitation à la compréhension d’un monde issu du chaos. Le Rite, au travers du rituel par lequel il est vécu, est un élément de transmission de cette Tradition humaine de dépassement du chaos.

Que chacun vénère les dieux selon le rite de sa cité disait Socrate. Le respect d’un ordonnancement rythmé par un rite permet justement de se libérer des contraintes psychologiques que la franc-maçonnerie n’est pas là pour résoudre mais pour dépasser. Notre méthode traditionnelle d’étude du symbolisme, des mythes et des légendes repose sur le Rite qui lui donne son architecture et sa noblesse. René Guénon (Aperçus sur l’Initiation, Éditions traditionnelles) écrivait que les rites « constituent l’élément essentiel pour la transmission de l’influence spirituelle et le rattachement de la chaîne initiatique, si bien qu’on peut dire que, sans les rites, il ne saurait y avoir d’initiation en aucune façon… Les rites ont toujours pour but de mettre l’être humain en rapport, directement ou indirectement, avec quelque chose qui dépasse son individualité et qui appartient à d’autres états d’existence. »

Une ouverture au sens de la vie

Le Rite est présent pour ouvrir celui qui le pratique à certaines possibilités de connaissance, profondément liées à la méthode véhiculée par ce rite, plus que par le contenu lui-même. Aucun mysticisme sous le Rite qui est la manifestation d’une technique rigoureuse d’initiation qui permettra à l’individu qui l’a reçue de

L’esprit de la nuit, John Atkinson Grimshaw, 1879.

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Le Rite au-delà de la mise en condition psychologique

conserver sa qualité d’initié quel que soit son attachement ou son éloignement par rapport à telle ou telle obédience maçonnique.

C’est le rite lui-même, en particulier le Rite Écossais Ancien et Accepté, qui nous fait vivre concrètement et rationnellement, avec tant d’intensité depuis notre initiation, une réalité immatérielle éternelle à l’humanité. De la même manière que la tradition de métiers des constructeurs de cathédrales élève le regard par l’architecture, la dimension spirituelle de la pratique maçonnique est soutenue par le Rite. Cette réalité est celle d’une construction lente du sens, de compréhension des qualités profondes de l’homme et de celles qui sont propres à nous-mêmes. La vivre par le Rite permet d’atteindre son sanctuaire intérieur sans se préoccuper de psychologie mais en s’attachant à ne déceler que l’essence de la connaissance. Au-delà de son expression par un rituel parfois complexe mais toujours porteur d’une grande richesse dans l’expression des symboles, le Rite est l’expression même du dépouillement des oripeaux du vieil homme ; il ne nous fait garder que la tunique, tel Ghandi, pour ne faire ressortir que la conscience d’appartenir à un ensemble où l’exemplarité de l’un se fait au bénéfice de tous.

Mais le profane est en droit de se demander en quoi la pratique d’un rite pourrait l’amener à une meilleure compréhension du monde. En quoi une discipline rigoureuse, qui est celle de la fraternité, mais surtout celle de l’obéissance à des règles strictes, ferait de nous de meilleurs hommes, de véritables et sincères initiés. Je répondrai que cette discipline dans le Rite, facteur d’union, est le meilleur chemin de l’harmonie entre les frères ; elle leur fait oublier leur ego et toutes les conséquences psychologiques qui s’y attachent. La prise de parole

Élever le regard par l’architecture.Œuvre majeure de Franck Lloyd Wright, le Guggenheim Muséum de New York

(1943-1959) est sans doute la première « icône » de l’architecturale muséale du XXe siècle.

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Henri Lentillac

à tour de rôle qui oblige chacun à l’écoute et à la réflexion permet de vivre l’action initiatique ; celle-ci est « une action d’interrogation, de perception, d’observation, de découverte et de compréhension. Quand cette compréhension frappe de ses rayons les fibres de notre cœur, elle éclaire tout le sens de la création… La vocation de la Franc-maçonnerie est indiscutablement spirituelle et son exigence humaniste est… l’authentique marque d’une vraie démarche initiatique » (Alain Pozarnik – Vivre les rituels à la Grande Loge de France, PVI 131).

La pratique d’un rite spiritualiste dans une obédience traditionnelle n’est pas un paradoxe comme pourrait le croire celui qui n’est pas Franc-maçon mais bien au contraire une manière de se libérer des a priori et des dogmes. Le Rite est l’expression même du dépouillement psychologique qui permet de s’ouvrir à la voie spiritualiste ; il nous donne la réponse au comment par le travail de perfectionnement qu’il nous impose.

Une ascèse, expression de la liberté de pensée

Le terme d’ascèse est celui qui, à mon sens, exprime le mieux la recherche initiatique et le Rite qui l’accompagne. La compréhension du sens de la vie, l’idée au-delà du mot, exige une grande rigueur avec soi-même. Ce n’est donc pas d’une mise en condition psychologique dont nous avons besoin mais d’une mise en condition intellectuelle ; toutefois, l’apport de la connaissance ne se fait pas seulement par les images classiques de la reconnaissance universitaire mais par l’éclosion d’une pensée reposant sur deux piliers complémentaires, savoir et intuition. Cette ascèse magnifie la liberté de réflexion que donne le Rite. Il nous détourne avec bonheur de nos habitudes intellectuelles de pensée tournées vers une approche extérieure des objets inertes pour nous recentrer vers l’intuition qui est coïncidence fulgurante avec le réel. Nous nous retrouvons au centre de nous-mêmes grâce à l’oubli des contingences de nos états d’âme et des prérequis des sociétés profanes ou même maçonniques telles les obédiences. « L’initiation traditionnelle et spirituelle comme celle qu’institue le Rite Écossais Ancien et Accepté vise d’autres ambitions que des cours de psychologie, de philosophie, d’histoire des religions ou autre ne peuvent apporter. L’initiation et la spiritualité ne nient pas les connaissances humaines, elles les intègrent en les transcendant. Pour tout dire, la voie initiatique s’intéresse à tout ce qui construit l’homme, mais elle lui procure un viatique particulier qui lui permet de dépasser l’univers psycho matériel humain limité par nature pour accéder au Sacré et à l’Esprit. » (Jean- Émile Bianchi – L’éveil spirituel sur la voie des symboles – Éditions Ivoire

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Le Rite au-delà de la mise en condition psychologique

Clair). Le symbole et le Rite, indissociablement liés, préservent ainsi notre liberté d’interprétation et notre avancée spirituelle. Il ne s’agit plus de transmettre des vérités, que nous dirons « révélées » mais de transmettre le moyen de percevoir une vérité qui, bien qu’unique, est, dans son ressenti sincère, parfaitement propre à chacun.

Par le Rite qui relie l’initié au Sacré, par cet éveil à l’Universel, en nous élevant du monde sensible au monde intelligible, nous accédons à cette Vérité première qui est celle de notre positionnement spirituel au sein d’un « Tout ». En remontant la pente des habitudes contractées au contact de la matière, en développant l’attention que l’esprit se prête à lui-même, en développant notre intuition par une méthode rituelle, nous repassons sans cesse de la matière à l’esprit et de l’esprit à la matière. Le Rite, en tant que symbole exprimé par l’action, est un puissant moyen de régénération spirituelle où les acquis sont remis en cause par une modification de notre capacité à désapprendre et à nous ouvrir à la Transcendance. Nous nous livrons à un formidable combat, rythmé par le Rite, où la quête de sens, la recherche d’un autre plan de la réalité, est inexprimable justement parce qu’elle nous est singulière. n

Combat avec un centaure. Photographie d’un dessin tiré d’une fresque de Pompéi,

Giorgio Sommer (1834-1914) et Edmond Behles (1841-1924).

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Jean-Emile Bianchi

Pour une approche spirituelle du Symbolisme du Rite Écossais Ancien et AcceptéIl est impossible de parler du Rite sans évoquer le symbolisme qui en est la voie essentielle. Encore faut-il l’aborder autrement que par l’analyse et la logique seules. La pensée symbolique globalisante ouvre son auteur à un univers tissé de correspondances et d’analogies. La méthode maçonnique apprend à en maîtriser la confusion qui peut être un piège. Entre une pensée rationnelle desséchante et une pensée symbolique viviiante, le maçon ne choisit pas. Il utilise les deux et féconde l’une par l’autre pour tracer sa route sur la voie du Rite et construire un sens qu’il partagera avec ses frères.

Aujourd’hui, une extrême confusion règne dans la riche terminologie de ce que nous pourrions appeler « la symbolique générale ». Ainsi, Gilbert Durand rappelle avec pertinence cet univers confus entre « « image », « signe », « allégorie », « symbole », « emblème », « parabole », « mythe », « figure », « icône », « idole », etc. (qui) sont utilisés

Scène d’initiation de Frédéric de Prusse. Bayreuth, Musée allemand de la Franc-maçonnerie.

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Pour une approche spirituelle du Symbolisme du Rite Écossais Ancien et Accepté

indifféremment l’un pour l’autre par la plupart des auteurs. » Tous ces termes représentent des réalités différentes qu’ont pu employer, philosophes, psychologues, psychanalystes, anthropologues, sémiologues et autres praticiens, analystes de l’imaginaire humain.

Que le symbole initiatique ait une spécificité différente de celle que lui accordent les sciences profanes ne doit pas nous étonner. Seule une approche spirituelle du symbolisme du Rite Écossais Ancien et Accepté pourra mettre véritablement en lumière cette spécificité.

L’initiation spirituelle telle que la pratique un maçon de la Grande Loge de France répond à une démarche vécue dans des conditions particulières, ignorée de ceux qui ne peuvent les connaître que de l’extérieur et d’une manière exclusivement intellectuelle. L’initiation est d’abord quelque chose qui doit se vivre. Pour cela, le maçon bénéficie de divers moyens, certains sont inhérents à sa personne, les autres procèdent du rite qu’il pratique, en l’occurrence le Rite Écossais Ancien et Accepté pour les maçons de la Grande Loge. Ce rite n’est ni plus ni moins qu’une méthode qui ne vaut que par sa mise en œuvre dans des conditions bien particulières, toutes choses qui échappent forcément aux profanes, et même aux scientifiques qui ne peuvent y avoir accès extérieurement que d’une façon intellectuelle donc partielle et inadaptée.

Du mouvement pour aller outre

Il y a donc une spécificité attachée à l’appréhension du symbole et du Rite qui procède de l’initiation en général et de l’initiation de Rite Écossais Ancien et Accepté en particulier, initiation d’ordre éminemment spirituel. Lorsque les symboles sont l’objet d’études profanes, les approches qui en sont faites dénaturent souvent leur sens spirituel pour les réduire à des objets d’analyse intellectuelle, ou à des outils révélant des cas cliniques de dysfonctionnements psychiques. Ce n’est pas sous cet angle que doit être abordé le symbole si nous voulons avancer sur les voies qui nous ont été tracées par nos aînés. En effet, il convient de ne pas se borner à une analyse systématique du symbole même si, dans un premier temps, il est nécessaire d’en passer par là. Il est capital de comprendre que le symbole présente avant toute chose un caractère synthétique et qu’il doit être vécu par des individus sains d’esprit, libres et de bonnes mœurs, et non envisagé comme l’élément d’une thérapie psychique quelconque. C’est la condition pour qu’il agisse et permette l’émergence de parties de l’Être jusqu’alors occultées, car « celui qui connaît son âme connaît son seigneur » nous dit le proverbe soufi.

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Jean-Emile Bianchi

Le symbolisme que nous qualifierons désormais de « traditionnel » (puisque son objet essentiel est la « transmission ») s’appuie sur la démarche analogique généralement rejetée par notre civilisation, reléguant ainsi l’homme à une espèce de sous-humanité oublieuse du Sacré. Ainsi occulte-t-on volontairement la situation réelle de l’homme qui, depuis toujours, baigne dans cet univers ordonné qui le contient et le dépasse à la fois ; parce que, comme l’écrit Rudolf Otto :

« au-dessus et au-delà de notre être rationnel, il y a caché au fond de notre nature, un élément dernier et suprême qui ne trouve pas satisfaction dans l’assouvissement et l’apaisement des besoins répondant aux tendances et aux exigences de notre vie physique, psychique… ».

De tout temps et sous toutes les latitudes, l’homme a ressenti son appartenance à ce « quelque chose » de supérieur à l’humain qui pouvait aussi se présenter comme un chemin vers la Lumière et la Vérité. Malebranche l’exprimait en disant que « Nous avons toujours du mouvement pour aller outre. » C’est le symbole et la pensée analogique qui traditionnellement accompagnent ce mouvement naturel de l’homme jusqu’à son propre dépassement.

La pensée occidentale évolue toujours entre deux extrêmes : l’indéterminable et le déterminé, l’inégalité totale et l’égalité parfaite, même si l’identité absolue est purement idéale. La pensée analogique, elle, réfléchit différemment, elle considère les similitudes et les dissemblances où peuvent apparaître de nombreuses nuances. Le processus analogique permet d’explorer et d’assentir des similitudes entre des choses apparemment différentes comme l’Homme et l’Univers. L’analogie révèle des correspondances entre les différents

Psyché, représentée avec les ailes d’un papillon, épouse d’Éros,

est la personnification de l’âme dans la mythologie grecque.

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Pour une approche spirituelle du Symbolisme du Rite Écossais Ancien et Accepté

ordres de réalité, elle manifeste des liens, rassemble ce qui peut à première vue apparaître éloigné, voire opposé. Elle permet d’accéder à toute une partie de la réalité que la logique de l’identité n’atteint pas, elle intervient comme stimulation de l’intuition et laisse plus de liberté au cherchant. En n’aboutissant jamais à l’identification totale, elle est plus ouverte sur les rapports changeants entre le symbole et le méditant.

Pour les maçons, humanistes et spiritualistes à la fois, hommes dans le siècle, mais aussi hommes respectueux du passé, il est nécessaire d’accepter que le savoir et la connaissance qu’ils tentent d’acquérir reposent sur deux logiques, sur celle de l’analogie et celle de l’identité. La civilisation ne peut s’édifier sur une seule colonne ni sur un seul instrument du savoir. Connaître n’est pas savoir, et le risque serait de penser découvrir un sens définitif à la vie et au monde. Le symbole constitue la meilleure garantie parce qu’il ne se laisse pas violer par l’évidence, au contraire il est un mystère à moitié dévoilé à moitié caché, la part de vérité qu’il libère varie toujours avec l’avancement spirituel de son contemplateur, et son interprétation est inépuisable. Le symbole initiatique est riche de significations multiples, car il les possède toutes depuis la nuit des temps, dans l’invariabilité du Principe créateur de toutes choses que le maçon écossais appelle Grand Architecte de l’Univers. En effet, le symbolisme trouve ses racines dans la nature et les êtres et il est en parfait accord avec les grandes lois cosmiques. Il suffit d’un peu de réflexion pour comprendre très vite que ces lois naturelles ne sont au fond qu’une expression, si l’on peut dire, de la volonté du Grand Architecte. Le véritable fondement du symbolisme, c’est donc la correspondance reliant les différentes réalités les unes aux autres, depuis l’ordre naturel et visible jusqu’à, et y compris, l’ordre surnaturel invisible. En conséquence de quoi, du fait même de cette correspondance, la nature tout entière, l’univers manifesté que les églises appellent « la Création » n’est lui-même qu’un symbole. Et comme tout symbole elle est un outil qui, bien utilisé, doit nous permettre de nous hisser à la connaissance de vérités supérieures, des vérités « métaphysiques ou spirituelles » au sens étymologique de ces mots. Là est précisément la fonction du symbolisme.

Le symbole, « langage des dieux ».

En matière de symbole, il faut choisir entre deux attitudes possibles :

- Dans la première attitude, on conviendra que le symbole et le

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symbolisme participent du discours socioculturel. Alors, notre démarche symbolique ne dispose d’aucune spécificité par rapport au monde profane, et l’objectif poursuivi peut se confondre avec une recherche philosophique, religieuse, ou autre où il n’est pas besoin d’être initié.

- Dans une seconde attitude, on décidera que le symbole transcende le discours culturel dans la mesure où les rites et les mythes relient l’initié au Sacré, production de la cause première dont l’une des caractéristiques est de transcender l’humain. Dans cette dernière occurrence, celle que nous avons retenue, et qui correspond pour nous à l’esprit du symbolisme du Rite Écossais Ancien et Accepté, les symboles expriment quelque chose qui dépasse les possibilités ordinaires du langage humain et constituent une véritable langue sacrée, « le langage des dieux » qui peut conduire idéalement l’initié à la Lumière, et lui permettre de s’approcher de la Vérité une et universelle. Alors, le symbole devient effectivement l’outil privilégié qui ouvre les portes du Sacré parce que le Sacré n’appartient pas à la culture profane, mais au « Tout autre », au « Tout différent ».

Ce choix fut déjà celui des sociétés antiques et il est celui de toutes les sociétés initiatiques traditionnelles en général. Le symbole ne relève pas du discours, de l’analyse ou du concept, il traduit une prise de conscience globale, une vision synthétique du monde. Cette vision nécessite d’être vécue et non pas traduite par un discours ; jamais la

Le Mythe de Prométhée, métaphore de l’apport de la connaissance aux hommes. Piero di Cosimo (1462–1521)

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Pour une approche spirituelle du Symbolisme du Rite Écossais Ancien et Accepté

raison seule n’épuise sa signification qui est, par définition même, intarissable. Mais notre société désacralisée a profané le symbole en n’y voyant qu’un signe parmi d’autres, interchangeable dans ses multiples significations plus ou moins arbitraires et changeantes avec les époques et les disciplines.

Pour le Maçon écossais, l’approche du symbole traditionnel exige un oubli temporaire de ses savoirs psychologiques, philosophiques, religieux et linguistiques, pour communier avec sa nature profonde en résonance harmonique avec l’autre part de l’être que le symbole occulte dans un premier temps pour la révéler par la suite. Le processus symbolique demande à être ressenti de l’intérieur plus avec « l’intelligence du cœur » qu’avec les outils de l’analyse.

Il faut comprendre que le symbole n’appartient pas aux seuls signes de l’univers humain, à son discours, à son imaginaire ou à ses concepts. Le symbole possède une fonction particulière intimement liée à son orientation sacrée, joint à ce qui nous dépasse.

Le symbole moyen d’accès privilégié au contenu initiatique de nos rituels.

La Grande Loge de France appartient à un Ordre initiatique traditionnel, son rite est une véritable école de vie, la méthode symbolique qu’elle dispense la distingue donc de la plupart des enseignements ordinaires. Elle ne constitue en rien le prolongement d’une quelconque instruction profane, pas plus qu’elle ne s’y oppose ; elle n’est pas non plus l’enseignement d’une philosophie ou d’une morale ; cette méthode symbolique est totalement sui generis, autrement dit : d’un ordre absolument différent.

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Cette différence tient notamment à l’emploi du symbole comme moyen de transmission de la « Connaissance ». Cette « Connaissance » doit être envisagée comme quelque chose qui, contenant l’universalité du savoir humain (bien peu de chose en vérité !), le transcende immensément puisqu’elle se confond avec l’Être. L’emploi du symbole permet à la démarche maçonnique de tendre vers la compréhension de réalités et de principes qu’il est impossible d’exprimer dans leur intégralité par des mots. Ces réalités et ces principes supérieurs auxquels réfèrent nos rituels nécessitent un langage plus universel parce qu’ils appartiennent à un ordre également plus universel.

Nous devrions pouvoir - même dans notre vie quotidienne - envisager toute réalité du point de vue symbolique et sacré ; de fait, c’est l’homme qui jette sur le monde un regard profanateur créant une distanciation entre lui et la Vérité. Par l’intermédiaire du symbole, la démarche initiatique convertit le regard de l’être vers l’Un, principe de toute chose. Ainsi, selon l’analyse que fait Sylvain Roux de l’œuvre de Plotin, « la présence de l’âme à l’Unité principielle apparaîtrait (…) comme la conversion du regard vers l’Un C’est en se détournant d’un autre regard possible, orienté vers l’extérieur et le sensible, que la saisie de l’Un peut avoir lieu. » Néanmoins, « la présence de l’âme à l’Un ne saurait se faire par un rapprochement local de deux termes séparés, mais seulement par un changement d’état, une modification d’un des termes. L’absence de l’Un n’est donc jamais qu’un « devenir autre » de l’âme, qu’une altérité qui résulte d’une séparation seulement « qualitative ». Ce point est capital, car il permet à Plotin de soutenir que l’Un est toujours là, toujours présent, mais aussi que la séparation nous incombe, puisqu’il est toujours déjà là. »

Le symbole apparaît donc comme l’outil d’une symbiose qualitative qui rendra immanente à « l’œil du cœur » la lumière principielle. Par son intermédiaire, le sujet contemplant et l’objet contemplé ne font plus qu’un : le symbole participe donc à résorber la distance entre le Principe et l’homme. Le symbole, universel par nature, se prête à nombre d’interprétations qui ne s’opposent pas, mais qui, au contraire, se complètent et s’enrichissent mutuellement, chacune d’elles étant vraie dans le point de vue particulier qui s’exprime. Mais ceci n’est possible que parce que l’approche spirituelle conduit à appréhender le symbole comme l’image synthétique d’un ensemble d’idées que chacun peut saisir selon ses aptitudes propres ; ceci encore, dans la mesure où l’initié est préparé à la démarche par le Rite, la Loge, et ses aînés chargés de lui donner la première lettre.

Le symbole constitue alors le moyen unique de transmission de ce que

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Pour une approche spirituelle du Symbolisme du Rite Écossais Ancien et Accepté

la raison humaine ne peut saisir ou saisir dans sa totalité. Ne pouvant être appréhendée de manière discursive, l’expression d’une réalité, pourtant vécue intérieurement, devient pratiquement impossible parce qu’elle fait écho à un autre niveau de conscience de l’être. Ce niveau de conscience supérieur est du domaine de la perception intuitive intellectuelle ou spirituelle, lieu privilégié de l’expérience initiatique. Il reste au maçon, par un travail personnel, à actualiser cette potentialité. Saisir cette réalité constitue le véritable secret de l’initiation, bien différent de celui que certains profanes se plaisent souvent à imaginer… Ce secret sera difficilement communicable parce qu’il s’agit toujours de quelque chose de vécu, fonction de la personnalité de chacun, de ses facultés intellectuelles et spirituelles.

Les caractères synthétique et universel du symbole le désignent tout naturellement pour servir « de point d’appui » à l’intuition spirituelle. Cette dernière est seule apte à saisir la part qui demeurerait inexprimable pour le langage analytique instrument de la pensée rationnelle. Si les outils symboliques sont d’origine humaine par leur conception et par leur fabrication, le symbole qu’ils évoquent, lui, demeure étranger à tout inventeur humain. Le fil à plomb suggère les symboles que sont : « la verticale et la perpendiculaire », aucun inventeur humain ne peut leur être assigné, c’est pourquoi certains auteurs comme René Guénon affirment que le symbole est d’origine non humaine.

Parmi les huit symboles bouddhistes, le nœud éternel. Avec ses lignes liées dans une structure fermée,

il représente la dépendance et l’interdépendance de tous les phénomènes. Il symbolise aussi la loi de cause à effet et l’union de la compassion et la sagesse.

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Jean-Emile Bianchi

Cette origine non humaine confère au symbole traditionnel et au Rite un caractère universel et justifie leur approche sur le mode spirituel au sens étymologique du terme. Non au sens de la manifestation de l’intellect telle que nous la comprenons aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’engager un processus cérébral, psychique ou mental, mais de saisir la pure intellection, plus proche de l’intuition qui, dans sa fulgurance, appréhende directement « La Réalité » en dehors de tout sentiment et en dehors de toute ratiocination. Ce caractère universel qui appartient en propre au symbole traditionnel nul concept humain ne le possède. Le concept demeurera toujours la manifestation d’un point de vue particulier et limité, source de divisions. Ainsi donc, le symbole traditionnel, par son origine non humaine, se trouve-t-il chargé d’un influx spirituel qui éveille et stimule la faculté intuitive de l’être, sous réserve néanmoins que l’initié pratique l’ascèse rituelle appropriée.

Pour le maçon de La Grande Loge de France pratiquant le Rite Écossais, il est évident que la connaissance théorique, si elle est nécessaire, n’est pas suffisante en soi ; la lecture d’un dictionnaire des symboles ne pourra lui procurer qu’un savoir de plus sans apports spirituels particuliers. En revanche, une approche des symboles et du Rite par le cœur, l’âme, et le développement des vertus humaines, en accord profond avec sa conscience l’aideront à franchir les degrés de la Connaissance et lui procureront une joie ineffable. Aussi

Symbole solaire Indien du XVIIe siècle brodé au fil d’or.

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Pour une approche spirituelle du Symbolisme du Rite Écossais Ancien et Accepté

l’approche spirituelle du symbolisme rituel que la Grande Loge de France met à la disposition de ses initiés apparaît-elle comme la modalité la plus appropriée pour leur favoriser l’accès à un ordre de réalité supérieur s’étendant sur les divers plans intellectuels, moral et spirituel, à condition néanmoins qu’ils n’oublient jamais de transférer le centre de leur conscience du cerveau au Cœur. Alors, le chemin de la Connaissance s’ouvrira sous leurs pas et peut-être pourront - ils dire : « Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ; aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu. » (1re Épître aux Corinthiens XIII, 12.) Parce que « Mon cœur est devenu capable de toute forme : il est un pâturage pour les gazelles et un couvent pour les moines chrétiens, et un temple pour les idoles, et la Kaabah du pèlerin, et la table de la Thorah et le livre du Qorân… » (Mohyiddin ibn Arabi)

NB : Je tiens à remercier mon éditeur qui m’a autorisé à présenter cet article, largement inspiré par les thèmes que je développe dans mon dernier livre L’Éveil Spirituel sur la Voie des Symboles, préface de Claude Collin, Commandeur du Suprême Conseil de France et illustrations de Franck Martin, aux Éditions « Ivoire-Clair » Groslay, novembre 2010. n

Alors, le chemin de la Connaissance s’ouvrira sous leurs pas.

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Pierre Vajda

Le Rite écossais, voie d’accès à la connaissanceLouis-Claude de Saint-Martin distinguait l’Homme du Torrent, le profane en proie à ses conditionnements, de l’Homme-Esprit, l’initié réalisé. Entre les deux, l’état qui permet le passage de l’un à l’autre, c’est l’Homme de Désir… une distinction que ne réfuterait pas Schoppenauer caractérisant l’homme par son Vouloir-Vivre, sa volonté. C’est bien ce qui met en chemin le maçon en quête de spiritualité. Les outils proposés par le Rite peuvent conduire à la Connaissance. À ce titre on peut parler, en Franc-maçonnerie, d’une Voie du Rite…

L’univers maçonnique est divers dans ses obédiences, dans ses rites comme dans les motivations initiales des candidats qui sollicitent leur admission.

Mais au Rite Écossais Ancien et Accepté, tel qu’il est pratiqué à la GLDF, il n’y a qu’une seule justification à l’entrée en maçonnerie : le désir du postulant de s’élever spirituellement parce qu’il a pris conscience d’être dans les ténèbres et de désirer la Lumière.

Connaissance, partie d’un

monument au maharajah de

Mysore (État du Karnataka, Inde).

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Le Rite écossais, voie d’accès à la connaissance

Cette simple phrase résume le programme et l’ambition du REAA, ainsi que la signification de l’initiation, à savoir passer des ténèbres profanes à la Lumière que confère l’initiation maçonnique. Encore faut-il comprendre ce que l’on entend par Lumière et comment le Rite peut y conduire.

Le Franc-maçon est avant tout un cherchant, un individu en quête de vérité. Et la vérité qu’il cherche n’est pas la vérité au sens du savoir profane, qu’il soit scientifique ou philosophique ; non pas qu’il ignore ou méprise les lumières de la raison et le savoir scientifique mais sa quête se situe sur un autre plan. Sa quête est d’ordre ontologique ; elle porte sur le sens de la vie et la manière d’assumer pleinement son humanité.

Lorsque l’on se place sur le plan scientifique, quelque soit le domaine considéré, est envisagé comme vrai ce qui n’est pas contredit par l’observation des faits ou par le bon usage de la raison ; la concordance avec les faits est l’ultima ratio qui fonde la validité des théories. Les vérités ainsi établies sont toujours relatives à un certain état de développement de la science. C’est pourquoi la communauté scientifique récuse généralement toute notion de vérité absolue car elle sait bien que dans les divers domaines qu’elle explore, la vérité

est toujours relative et susceptible d’être remise en question par la découverte de nouveaux faits ou par la formulation d’une théorie plus générale. Toute prétention à exprimer la vérité de façon définitive ou absolue ne peut être que dogmatique et relève de la croyance ; celle-ci est aujourd’hui définitivement évacuée hors du champ scientifique car elle est inutile à son développement quand elle ne lui fait pas directement obstacle, comme ce fut le cas aux époques où la vérité était d’abord celle des Écritures.

Il en va de même dans le REAA, qui n’accepte aucune vérité révélée qui serait en quelque sorte imposée à l’adepte du

Un paysan et trois personnages animés, Jérome Bosch, (1480-1515)

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seul fait de sa soi-disant origine divine. Tout comme le scientifique d’aujourd’hui, le Franc-maçon de Rite Écossais Ancien et Accepté considère toutes les opinions mais ne les accepte pour justes que si elles lui sont apparues comme telles après les avoir examinées. Il ne profane pas le mot de vérité en l’accordant aux conceptions humaines. Il tient la vérité absolue pour inaccessible à l’esprit humain et travaille ardemment à s’en approcher sans prétendre jamais l’atteindre, encore moins la posséder.

Dans quel espace la quête du Franc-maçon se situe –t-elle ? Quelle est la nature de la Vérité qu’il cherche ?

Sa quête appartient au domaine de la Connaissance (généralement écrite avec un C majuscule) qui entend donner du sens à la vie intérieure de l’homme, le mettre sur un chemin qui le reliera harmonieusement à ses semblables et au monde, lui permettre d’exercer pleinement sa liberté d’individu autonome et aller vers la plénitude de la réalisation de son être profond et véritable, c’est-à-dire débarrassé des pesanteurs et des conditionnements ordinaires qui entravent sa perception de la Lumière.

S’engager sur le chemin initiatique proposé par le REAA, c’est se transformer soi-même pour chercher à devenir ce que l’on est vraiment, au-delà du personnage et des masques que tout un chacun se fabrique pour exister et assurer sa protection dans la société.

Pierre Vajda

Le Marchand de Masques par Zacharie Astruc, 1883. Jardin du Luxembourg.

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Points de Vue Initiatiques N° 15974

Le Rite écossais, voie d’accès à la connaissance

S’initier, c’est se mettre en route vers un nouvel état d’être, plus ouvert à des vérités d’un autre ordre. C’est pourquoi l’initiation maçonnique traditionnelle comporte une dimension ontologique qui propose à l’adepte de faire mourir le vieil homme qui est en lui pour renaître à une vie nouvelle, celle de l’initié.

Cela ne se fait évidemment pas par la magie d’une cérémonie d’initiation mais par un long travail sur soi, guidé par le Rite selon des voies éprouvées par une longue tradition initiatique.

Il faut comprendre, en effet, que l’éclatement de la pensée humaine, en corpus et pratiques désormais séparés, philosophie, religion, sciences de la nature, art, éthique, sagesse, est un phénomène relativement récent dans l’histoire des hommes et que les approches traditionnelles ignoraient ces clivages. Les grands penseurs de l’Antiquité, du Moyen-Âge, de la Renaissance et encore du dix-huitième siècle, étaient des esprits universels qui s’efforçaient de mettre en harmonie leur vision globale de l’univers et la manière dont ils conduisaient leur vie.

Grâce à la différentiation des domaines de connaissance, d’immenses progrès ont été faits dans la compréhension et la maîtrise du monde matériel mais les nouveaux savoirs plus spécialisés ayant progressivement supplanté les anciens arts libéraux dans les programmes éducatifs, l’homme moderne a beaucoup perdu de son aptitude à progresser sur le chemin de la sagesse et de l’harmonie intérieure. Le REAA, en tant que porteur d’un héritage de sagesse immémoriale, est pour l’homme d’aujourd’hui, une des voies privilégiées d’accès à la Connaissance et un chemin sans égal pour son épanouissement spirituel et moral, en dehors de tout a priori dogmatique ou religieux, sans pour autant récuser les enseignements de sagesse contenus dans la tradition judéo-chrétienne, ni renoncer à intégrer à sa réflexion ceux des autres grandes traditions humaines.

Une gnose à ne pas confondre avec le gnosticisme

Dans ce sens très général, l’initiation maçonnique apparaît comme une gnose (gnosis = connaissance) à la fois parce qu’elle est une quête individuelle de la Connaissance et que cette recherche de la connaissance de soi ne se différencie pas de la connaissance du Tout. « Connais-toi, toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux ». Cette phrase attribuée à Socrate, mais dont la première partie figurait sur le fronton du temple de Delphes, indique bien le sens que le REAA donne à la démarche introspective : une quête spirituelle qui fait

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Points de Vue Initiatiques N° 159 75

Pierre Vajda

découvrir l’unité essentielle du monde et la présence de l’Esprit qui habite dans le cœur de l’homme, présence que l’initié est appelé à reconnaître pour vivre dans sa lumière.

Cette gnose inhérente au cheminement initiatique proposé par le REAA, apparaît plus comme l’héritière de la pensée hermétique que des mouvements dits gnostiques qui se sont développés dans les premiers siècles de notre ère et que l’on regroupe habituellement sous l’appellation de gnosticisme

Pour le gnostique, l’homme est en exil sur la terre et vit dans un monde fondamentalement mauvais. L’œuvre de création du dieu bon a été détournée de son origine par un dieu mauvais. Dans cette vision, le corps est une prison ; l’âme en est le locataire mais l’homme posséderait deux âmes : l’âme déposée par le mauvais dieu qui s’oppose à l’âme issue du vrai dieu et reliée à lui par une petite étincelle. Il n’entre pas dans notre propos de développer les divers courants et les subtilités des divers mouvements gnostiques mais de souligner la distinction à faire entre gnose et gnosticisme, ce dernier développant une vision du monde à l’opposé de celle qui est sous-jacente au REAA, en raison notamment de son dualisme irréductible et de la désignation du corps comme étant notre principal ennemi alors que dans le Rite Écossais Ancien et Accepté, le ternaire permet de retrouver l’unité et notre corps est appelé à devenir un Temple que l’Esprit habite que nous en soyons conscients ou non.

En effet, les principes sous jacents de l’Ecossisme sont qu’il existe un principe créateur, impensable, inconnaissable, pénétrant tous les plans de l’univers, que l’harmonie universelle résulte de la complémentarité des contraires, que l’Esprit n’est que la manifestation de l’invisible, que l’absolu est l’Esprit existant par lui-même, que l’analogie est l’unique clef de la nature, ce qu’exprime de façon plus imagée la célèbre formule de la Table d’Émeraude : « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, ce qui est en bas comme ce qui est en haut pour réaliser les miracles d’une seule chose ».

Ces idées générales issues de la tradition hermétique occidentale, citées à titre illustratif se retrouvent sous des formes voisines, dans le mouvement alchimique, dans la kabbale hébraïque, dans le bouddhisme, l’hindouisme, l’hermétisme islamique. Elles ont enrichi de façon diffuse le REAA, dont les trois grandes lumières balisant le chemin de l’initié sont la Bible, le compas et l’équerre, c’est-à-dire un monument de sagesse et de spiritualité, éclairé par le juste maniement de la raison, associé à un comportement juste et droit.

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Le Rite écossais, voie d’accès à la connaissance

Comment le REAA conduit - il l’initié des Ténèbres à la Lumière ?

Le REAA ne propose à ses adeptes aucun dogme et respecte au plus haut degré la liberté de conscience de chacun. Son enseignement véritable est fondé sur une méthode dont le programme essentiel est de former des individus authentiquement libres, des cœurs conscients, à la fois épanouis dans leur être essentiel et aptes à agir dans le monde pour le bien de leurs semblables.

La liberté comme fondement et condition du progrès initiatique

L’engagement maçonnique ne peut être que celui d’un individu libre dont nulle autorité, nulle servitude ne contraint la libre expression de la volonté. Cette liberté que la Franc-maçonnerie a toujours revendiquée comme une de ses valeurs fondamentales est une notion complexe. Il importe de souligner qu’au Rite Écossais Ancien et Accepté, avant de revêtir une dimension politique et sociale, cette liberté doit d’abord être une conquête personnelle qui ne s’obtient qu’au prix d’un travail constant de dégrossissage de sa pierre en prenant conscience des multiples conditionnements qui l’entravent : éducation, milieu social, idées reçues de toutes sortes, religieuses, politiques, idéologiques, d’autant plus redoutables qu’elles sont souvent inconscientes. C’est pourquoi le REAA attire d’emblée l’attention sur trois ennemis majeurs empêchant l’adepte d’accéder à la Connaissance qui sont l’ignorance, le fanatisme et l’ambition déréglée. Ces mauvais compagnons sont évidemment

La Conscience, Lionel Le Falher.

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d’abord en lui : c’est pourquoi le Rite a développé divers moyens progressifs de sensibiliser à leur présence car ils se manifestent sous des formes de plus en plus subtiles à mesure que l’on progresse dans la démarche.

Dans ce travail incessant sur soi-même, véritable ascèse personnelle librement choisie par l’initié, ce qui est en jeu, c’est une prise de conscience de la dimension transcendantale de cette liberté qui ne relève, ni d’une foi religieuse puisque le REAA n’admet aucune vérité révélée, ni d’un raisonnement philosophique que l’on sait, depuis Kant, impuissant à démontrer quoi que ce soit dans le domaine métaphysique, mais de la démarche initiatique elle-même, c’est-à-dire de la découverte par soi-même au plus profond de son intériorité de vérités qui étaient restées jusque-là voilées. C’est en cela, que l’initiation de Rite Écossais Ancien et Accepté est un processus de transformation intérieure qui fait de l’homme, un individu authentiquement libre et responsable, c’est-à-dire devenu apte, par-delà tous les déterminismes mis en lumière par la biologie, la sociologie ou la psychanalyse, à comprendre que toute Vérité ne peut venir que d’en haut. Dans cette perspective, dès le grade d’apprenti, l’adepte est invité à découvrir la profondeur de sens du prologue de l’Évangile de Jean qui fait du Verbe, la lumière qui éclaire tout homme.

Le chemin donnant accès à la vraie liberté et à la Connaissance est la voie du cœur.

La Connaissance se distingue du savoir profane par le fait qu’elle met en œuvre, non la seule raison mais la totalité des ressources de la psyché humaine : intelligence, sentiments, intuition.

La force convaincante des savoirs profanes est telle dans le monde d’aujourd’hui qu’ils ont, en quelque sorte, relégué au rang d’archaïsmes toujours un peu suspects d’obscurantisme, d’autres facultés de l’esprit humain comme, la puissance imaginaire ou la pensée mythique et déprécié dans le subjectif tout ce qui relève du sentiment et de l’intuition.

Pierre Vajda

Peter Pan, Sir Goerges Frampton, 1912, jardins de Kensington, Londres.

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Le Rite écossais, voie d’accès à la connaissance

De ce fait, l’homme occidental moderne souffre d’un grave déséquilibre psychique, source de nombreux maux individuels et collectifs, car il se sent de plus en plus coupé de ses racines vitales et n’est plus capable de se relier spontanément aux forces naturelles et cosmiques dont il est une des manifestations, pour puiser son énergie et son équilibre. C’est pourquoi, l’une des premières fonctions de l’initiation maçonnique est de restaurer chez l’adepte, sa capacité d’écoute de ses sensations, de ses sentiments et de ses émotions. Il s’agit de l’ouvrir aux mouvements de sa propre sensibilité, non pour qu’elle se substitue à sa raison mais pour rendre son fonctionnement mental moins unilatéral, moins biaisé par la sécheresse de son intellect et les roueries de son ego.

Les rituels et les étapes du cheminement initiatique proposés par le REAA, ont été conçus pour favoriser la prise de conscience par l’initié de l’importance de l’ouverture de la voie du cœur et permettre une véritable conversion du regard qu’il porte sur lui-même, les autres et la vie car comme l’a si bien exprimé Pascal, « les grandes pensées viennent du cœur ». Sans cette ouverture, il ne peut y avoir d’avancée dans la quête spirituelle. Simultanément, l’initié découvrira le véritable sens de la fraternité maçonnique et la grandeur de l’amour désintéressé.

La méthode : symbolisme et pensée analogique

Pour le Franc-maçon Écossais, le symbolisme est un véritable instrument de travail pour aller à la découverte de son âme, selon la belle expression d’un ouvrage célèbre de C.G. Jung.

La fonction du symbole est de représenter, par une correspondance imagée de caractère analogique, quelque chose qui est absent ou caché. ; voilà pourquoi, le symbole a une vocation particulière à amener l’esprit à prendre conscience des aspects de la réalité qui resteront à jamais cachés aux yeux de celui qui s’en tient aux seules évidences rationnelles.

Pere Borrell del Caso, Madrid, 1874.

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Dans la tradition maçonnique, le symbolisme est fondé, avant tout, sur un symbolisme de métier, hérité des maçons opératifs, tailleurs de pierre et bâtisseurs de cathédrales. C’est le symbolisme de la construction du Temple, temple intérieur de l’homme et temple de l’humanité. Lorsque le Franc-maçon travaille sur le riche corpus de symboles légués par la tradition, il découvre rapidement qu’ils racontent à ceux qui savent les lire, l’histoire immémoriale de l’homme qui veut s’élever à la plus haute compréhension de son destin et de son devoir afin de trouver la paix du cœur et de l’esprit.

Pierre Vajda

Projection du colosse sur le temple.Reproduction des dimensions de

Ramsès II sur le temple de Louqsor :La construction du temple est basée sur les proportions du corps humain.

Ouvrage : Le temple de l’homme, édition Dervy.

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Le Rite écossais, voie d’accès à la connaissance

Car la fonction du symbole, comme le dit lumineusement Mircea Eliade, est de révéler une réalité totale, inaccessible aux autres moyens de connaissance. S’il en est ainsi, c’est parce que le symbole, dans sa fonction cognitive, conserve toujours un contenu ouvert et susceptible de significations multiples en fonction du niveau de conscience et d’expérience de celui qui l’utilise. L’initié qui travaille sur le symbolisme découvre sans cesse de nouvelles significations en fonction de la progression de son cheminement personnel.

La puissance évocatrice et la résonance imaginaire du symbole sont telles qu’il est le mode d’expression privilégié des aspects les plus contradictoires et les plus ineffables de l’expérience subjective. Il jette des ponts, il réunit des éléments séparés, il relie le ciel et la terre, la matière et l’esprit, le réel et le rêve, l’inconscient et la conscience, l’intériorité et l’extériorité. Le symbole tend à réunifier les forces antinomiques, à réconcilier les contraires, à faire communiquer les processus psychiques conscients et inconscients, ouvrant l’homme à la voie de son unification.

Le symbolisme est la langue des poètes et des mythes. Il révèle à ceux qui ne sont pas enfermés dans la sèche et froide rationalité, les plus nobles et les plus riches expressions de la subjectivité humaine et de la vie spirituelle. Il fait la force et la richesse du Rite Écossais Ancien et Accepté et constitue la clef d’accès à la connaissance initiatique et son seul véritable mode d’expression. n

Le symbole réunit la matière et l’esprit, le réel et le rêve.

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Jacques Van Assche

Temps profanetemps sacréEn ce temps là… Il était une fois… Le temps est la grande afaire des mythes et des rites qui les réactualisent. S’il est « la patience de Dieu », c’est aussi le grand ennemi des hommes qui s’obstinent à tenter de saisir ce qui est indéinissable. Dans ce domaine la science côtoie la cosmologie, la métaphysique et la poésie et les réponses qu’elle apporte ne sont que d’autres questions. Pourtant l’éternel, l’immuable est là, tout près… Ne serait-ce pas le temps immobile du Rite ?

Il ne s’agit pas de reprendre et de définir dans cet article les notions de « profane » et de « sacré », cela a été largement développé dans le PVI N° 158, mais de tenter de cerner l’immense question du temps, ou plus exactement d’un espace-temps sacré dans lequel s’ouvre pour le Franc-maçon le vaste domaine de la pensée et de l’action.

Tenter de cerner l’immense question du temps, L’univers quantique.

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Points de Vue Initiatiques N° 15982

Temps profane, temps sacré

Candide : mais au fait qu’est-ce que le temps ?

Le savant fou : vaste question ! Mais ce besoin de définition n’est-il pas qu’une manie de logicien car l’essentiel est que nous nous entendions sur la signification ? Platon écrivait, dans le Timée : « Alors le Créateur songea à faire une image mobile de l’éternité et, en même temps qu’il organisait le ciel, il fit de l’éternité qui reste dans l’unité cette image éternelle qui progresse suivant le nombre, et que nous avons appelée le Temps ». La Tradition nous rappelle toutefois que le monde a été créé in principio, qui n’est pas d’un commencement dans le temps, mais bien une origine dans le Principe, en sorte que le monde est créé dans l’instant éternel. Aucune définition de la notion de temps n’a reçu, semble - t - il, une approbation unanime de la part des philosophes, des scientifiques « Le temps est une invention, ou il n’est rien du tout », a dit Bergson… On se souvient qu’Aristote a défini « le temps comme la mesure du mouvement dans la perspective de l’avant et de l’après, le passé n’est plus et le présent est insaisissable ». L’instant lui - même, limite du temps, paraît incapable d’exister. Aucune des parties du temps (passées, futures) n’existe, et le temps est pourtant divisible. Et l’instant ? Ce n’est pas une partie du temps, il délimite le passé et le futur, il constitue une limite qui permet de déterminer un temps fini.

Candide : la science n’est-elle donc pas capable de fournir une réponse ?

Le savant-chercheur : Aucune science ne répondra donc directement à la question de St Augustin « Qu’est-ce que le temps ? » Pour tenter d’y répondre, il semble utile de s’intéresser à ce que l’on nomme « flèche du temps », c’est-à-dire quel est le sens de la direction temporelle ? Y a- t- il symétrie entre passé et futur, irréversibilité ? En fait on peut considérer qu’il existe trois types de flèches temporelles :

- Psychologique : qui correspond à la prise de conscience du temps qui passe, ce sentiment par lequel nous nous souvenons du passé, et non du futur, indiquant bien la direction de la flèche…

- Cosmologique : l’univers se dilate, il serait en expansion depuis le Big Bang ;

- Physique ou « réelle » : le caractère unique du Second Principe thermodynamique, est que le terme de production est toujours positif : la production d’entropie traduit une évolution irréversible du système.

En ce qui me concerne, je verrais le temps constitué par une ligne

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Jacques Van Assche

horizontale indéfinie (la fameuse flèche du temps pratique à une dimension) que couperaient, à chaque instant, des verticales indéfinies elles aussi, remontant à l’imaginaire sans durée (ou douées d’une durée différente).

Candide : parfait, on parle de 3 lèches du temps : n’y en a-t-il pas une autre ?

Le savant cherchant : Effectivement il en existe une autre : le temps imaginaire. Par exemple, si nous passons un film à l’envers, nous avons l’impression de remonter le temps, en tout cas dans l’imaginaire. Ainsi, si l’on avance dans le temps imaginaire, la différence entre aller de l’avant et revenir ne devrait pas y être très

Illustration de l’influence d’une masse (ici, la Terre) sur l’espace-temps.

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Temps profane, temps sacré

grande, on doit donc être capable de faire demi-tour. Il n’en est pas de même pour le temps « réel » : d’où vient cette différence entre le passé et le futur ? Pourquoi nous souvenons-nous du passé, et non du futur ? Mais avec Hume et Newton, le rationalisme classique et l’empirisme factuel, ont progressivement exclu l’imaginaire des procédures intellectuelles, le reléguant avec le fantasme, le rêve ou le délire.

Candide : mais enin, peut-on remonter le temps ? Y a-t-il une réversibilité de la lèche du temps cosmique ?

Le savant physicien : Cela n’est pas possible dans le monde physique, à cause du Second Principe de la Thermodynamique de Carnot : le rougeoiement du charbon qui brûle sans retour dans les chaudières indique bien qu’aucune machine ne restituera au monde le charbon qu’elle a dévoré ! L’impossibilité d’un recours au passé est en effet une des marques principales, et sans doute la plus tragique, de la détresse ordinaire de l’homme confronté à une situation catastrophique. J’ajouterai simplement que selon certains astrophysiciens il serait possible de remonter le temps si l’univers se contractait (Big Crunch) au lieu de se dilater, ou bien était dans un trou noir ou à travers des « trous de ver » ! Je souhaite bonne chance à ces aventuriers d’un voyage sans retour !

Candide : Espace-temps physique, thermodynamique psychologique, puisque nous nous intéressons à l’espace-temps sacré, ou se situerait le domaine de la pensée ? Y a-t-il un autre univers qui nous échappe ?

Le savant extraverti : exactement ! Un autre univers que celui que nous connaissons habituellement ! Et pour cela, il faut faire un peu de physique. En termes d’espace-temps, et d’après les conceptions présentées par Régis Dutheil, il y aurait deux univers :

- Notre univers « sous-lumineux », décrit par la théorie de la relativité et la fameuse équation E = mc², celui des particules sous-lumineuses, dans lequel nous ne pouvons pas aller plus vite que la vitesse de la lumière. L’apport essentiel d’Einstein tient en ce qu’il a balayé le caractère absolu de l’espace et du temps : le véritable cadre de la relativité, c’est l’espace-temps à quatre dimensions, et qu’on ne peut pas séparer l’espace et le temps. Sur le plan philosophique, la relativité a donc une importance énorme : elle détruit les concepts de temps et d’espace, ébranle les fondements de la réalité de l’univers classique !

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Jacques Van Assche

- Un deuxième univers, hypothétique, avec son espace-temps spécifique, serait celui des particules super-lumineuses ou « tachyons », terme inventé par le prix Nobel Feinberg, supposant qu’il existe des particules qui vont toujours plus vite que la lumière et jamais moins vite : c’est l’univers de la physique quantique. Il s’agit là d’un modèle qui implique en particulier une dualité de la réalité et s’apparente à la distinction que faisait Platon entre le monde des Idées et celui des images. Cet univers-là fait appel à la physique quantique, baptisée par S. Ortoli et J.-P. Pharabod « Cantique des Quantiques » ; « elle est une théorie « sauvage », subversive et dévastatrice, qui a jeté à bas l’édifice échafaudé au cours des siècles par la science traditionnelle ». Elle nous fait entrer de plain-pied dans le monde de la science-fiction, et par suite toutes les révolutions humaines et nos modes de pensée ont été ou vont être bouleversés.

Ces deux univers seraient séparés par un 3e, celui des photons ou luxons, associé au mur de la lumière, dans lequel le temps et l’espace sont déjà très différents, frontière séparant ces deux univers, constituant en lui-même un univers, avec son espace-temps différent du nôtre.

Le cantique des cantiques, Marc Chagall, 1960. Musée national Message Biblique Marc Chagall.

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Temps profane, temps sacré

Ainsi, la physique d’aujourd’hui a inventé les moyens de s’affranchir du joug de la raison suffisante, de cette équivalence entre « cause pleine » et « effet entier » et donc de s’affranchir de la sacro-sainte rationalité classique. Nous nous frayons peut-être ainsi un chemin à travers un réel ultime, que B. d’Espagnat appelle le « réel voilé ». Quant à la métaphysique, qui nous préoccupe plus que la physique, et Claude Saliceti nous éclaire à ce sujet : « le terme métaphysique désigne la partie de la philosophie appelée d’abord « philosophie première » ou « générale », étudiant d’abord l’être en tant qu’être, et qui va peu à peu voir son champ d’application s’affiner en abordant les questions concernant la nature, l’origine et la fin des êtres et leur destination ».

Candide : bon, je veux bien, mais quel rapport entre cet univers « super-lumineux » et le temps ? S’il ne s’agit que d’un modèle, alors qu’advint-il lorsque temps vécu et espace sont confondus ?

Le savant entropique : Régis Dutheil a tenté depuis 1972 d’édifier une théorie s’appliquant à des corps ou à des particules ayant des vitesses relatives supérieures à celles de la lumière. En fait il n’y a que deux façons de concevoir la théorie de la relativité restreinte : celle s’adressant à la théorie de la relativité sous-lumineuse habituelle et, de l’autre côté du mur de la lumière, celle super-lumineuse. Le temps vécu par un objet, un être, ne s’écoule plus ! Autrement dit, il y aurait, pour un être vivant dans l’univers super lumineux, une instantanéité complète de tous les événements constituant sa vie, les notions du

passé/présent/futur disparaîtraient. Le calcul montre que, dans l’univers super-lumineux, l’ordre augmente en permanence ou, pour parler de manière plus précise, l’entropie diminue constamment (l’entropie étant le désordre) et la néguentropie (l’information) augmente sans cesse : à l’inverse des prévisions des astrophysiciens, nous irions du Chaos à l’Ordre !

Candide : Autant que l’on puisse en juger du point de vue classique (celui du sens commun), eh bien… c’est complètement dément ! Bien sûr, tout cela provient du constat que le jugement classique n’est pas le bon dans un univers quantique. On parle d’hypothèse ou de modèle certes, mais n’y aucun support expérimental ?

Le savant devenant moins fou : La différence entre une théorie et un modèle est que la théorie peut-être juste ou fausse, le modèle simplement inapproprié ! Je passe sur la longue histoire de ce parcours de la physique quantique, depuis L. de Broglie, jusqu’à plus récemment, K.Drühl et M. O. Scully, Young, Pribam, et Greene,

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Jacques Van Assche

dont Aharonov et Zubairy citent les expériences qui portent un coup magistral à nos concepts conventionnels de l’espace et du temps.

Candide : mais enin, cet univers quantique, peut-il se trouver en nous ?

Le savant quantique : Oui certainement, car on découvre petit à petit que cet univers-là est partout, pas seulement dans de lointaines galaxies, mais en particulier dans notre cerveau, entre autres ! Le cerveau est d’une telle complexité que prétendre en comprendre le fonctionnement à l’aide d’un système par de simples équations revient à tenter de garder l’eau de la mer dans un filet de pêche ! Appliqué au vaste domaine de la pensée, en particulier de la conscience, il est instructif de se pencher sur des expériences comme celles de Libet, par exemple. En bref, il est montré que de l’état neuronal ne peut pas permettre de connaître l’état mental, puisque le temps vécu par le sujet

et le temps neuronal ne sont pas les mêmes. Notre cerveau serait donc un univers quantique et les échanges d’information avec le monde infra-lumineux seraient filtrés par le cortex. Et le principe de synchronicité laisse transiter toutes les informations à l’état brut, sous forme de signes, indépendant de l’écoulement temporel. Il nous doit exister un principe d’information/signification lié au caractère d’instantanéité et de non-écoulement du temps super-lumineux, correspondant à une non-localisation spatio-temporelle.

Candide : Monod se serait-il trompé ? Comment est-il possible, alors, que l’armée déterminée et implacable des neurosciences ne réussisse pas à pénétrer le royaume de la conscience ?

Le savant conscient : La plupart des spécialistes du cerveau pensent que la conscience est produite par l’activité neuronale. Ainsi en est-il du matérialisme sous sa forme habituelle. Mais je trouve bien plus probable l’idée selon laquelle notre Univers, la vie,

Le corps subtil et l’homme cosmique. Népal, 1600.

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Temps profane, temps sacré

la conscience feraient partie d’un processus ayant un sens, voire un but, lorsqu’on raisonne grâce à la philosophie des sciences, sans avoir recours à la religion ! Voilà qui aurait pu conforter un Voltaire déiste, résumant son embarras en ces vers célèbres : « L’Univers m’embarrasse, et je ne peux songer Que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger »…

Tout ce dont nous venons de parler conduit à penser, comme le fait Libet, que l’esprit qui nous anime n’est pas uniquement un produit de l’activité neuronale, et que nos joies et nos peines ne sont que des agitations de molécules dans nos neurones, n’en déplaise à J-P. Changeux avec son « Homme neuronal », le seul que veuille connaître un matérialiste ! Le dualisme redevient une hypothèse acceptable, et cela sur le plan strict de la rationalité scientifique, surtout depuis que des modèles montrent comment l’esprit pourrait agir sur le cerveau sans violer les lois physiques qui ont été élaborées.

Candide : L’une des spéciicités du Rite Écossais Ancien & Accepté est la primauté de l’esprit sur la matière, qu’en est-il avec ce modèle de conscience ?

Le savant en quête : Certes primauté ne veut pas dire négation ! Et puis, il n’y a pas d’esprit sans matière ou plutôt l’esprit a précédé la matière : au commencement était le Logos, le Verbe, l’Esprit. Quant à distinguer l’esprit et la matière, il s’agit plutôt d’une distinction dans la manière d’utiliser son intelligence et sa volonté, en direction de l’amour d’une part, plutôt qu’en direction des désirs et des assouvissements animaux ou païens d’autre part, précise Louis Trébuchet. Nous verrons que la conscience est liée à la matière, elle est matérielle !

Candide : Si tout est illusion, si tout est imaginaire, alors qu’est la réalité ? Esprit, matière, caractère subjectif de la réalité, qu’en est-il de la conscience ?

Le savant super lumineux : Effectivement, qu’est-ce que la conscience ? « Nous connaissons la signification de ce terme aussi longtemps que personne ne nous demande de la définir », selon la formule de William James. Son fondement n’est en fait pas autre chose qu’une association des critères sensoriels et de l’interprétation que donne le cerveau de ces données. En fait, au centre de la réalité se situe le Moi, le sujet pensant et sentant. L’Homme est le siège de sensations multiples (visuelles, auditives, tactiles…) qu’il analyse avec sa conscience. Pourtant, si nous prenons l’exemple des couleurs, nos sens sont « trompeurs », le réel se construit dans notre cerveau

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Jacques Van Assche

et plus exactement dans notre conscience : ce que nous appelons « objet » n’est qu’une construction subjective. Depuis, nous voyons bien qu’une parcelle de conscience se trouve dans chaque être vivant, confortant l’intuition de Leibniz ou Spinoza. Ainsi, nous serions tous des « hologrammes », ou des « clones » de l’Univers, ce qui donne tout son relief au précepte « Connaîs-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux » !

Cependant, réalité et conscience sont étroitement imbriquées : la conscience interagit dans les expériences de la mécanique quantique, répétons-le, mais elle est aussi au cœur des expériences mystiques. Ce modèle se rattache à un courant de pensée dualiste dans la mesure où il affirme que si la conscience est une substance matérielle, la matière dont il s’agit est différente de la matière ordinaire que nous connaissons.

Les deux modes d’approche du réel, le mode rationnel, scientifique et le mode intuitif, débouchent tous deux sur l’affirmation de l’existence de la conscience. La physique quantique nous démontre qu’elle est matérielle, puisqu’elle agit sur la matière, elle est constituée d’une matière différente de celle que nous connaissons, car tout démontre que ses propriétés spécifiques n’appartiennent pas à notre espace-temps. La conscience, n’est pas unique, mais multiple, elle est formée d’états supérieurs ou inférieurs qui correspondent à un degré plus ou moins élevé d’interaction avec le milieu ambiant. Ces états ne seraient pas séparés, mais superposés, un peu comme les couleurs arc-en-ciel. Ils iraient d’un niveau de conscience ordinaire jusqu’à un celui d’un sentiment de profonde béatitude qui naît de l’union avec « l’esprit universel ». D’ailleurs, on connaît depuis des siècles les

Représentation imagée d’une projection de conscience (voyage astral).

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Temps profane, temps sacré

« expériences » des grands mystiques, qui ont toutes pour objectif d’amener l’être humain qui les pratique dans des états de conscience élevés, l’illumination, états d’extase qui évoquent une sortie hors de soi, c’est-à-dire hors du corps ou de la conscience. Plus récemment, grâce à la méthode de R.A.Monroe, une exploration du conscient, de l’inconscient et du supra-conscient permet une cartographie de la conscience, et donc de véritables voyages dans l’espace- temps, et de quitter en esprit le monde matériel.

Candide Mais si le philosophe doit aller plus loin que le savant, qu’en est-il du Franc-maçon ?

Le savant enfin initié « Le philosophe doit aller plus loin que le savant - écrivait Bergson - la détermination progressive de la matérialité et de l’intellectualité par la consolidation graduelle de l’une et de l’autre ». Quant à nous Francs-maçons, nous savons bien que l’Homme n’est pas le prisonnier éternel du temps ; pour nous, fêter Jean le Baptiste, c’est honorer le Principe Maître du temps. Nous affirmons donc très clairement qu’en cela, Janus, le dieu aux deux visages, l’un regardant le passé, l’autre l’avenir, serait le « Maître des siècles futurs », ce qui fait de lui le maître de l’éternité… Cette éternité, ce point métaphysique, se jette dans l’instant présent « où les mondes se dissolvent dans une ampleur sans limite, une durée sans rythme, une béatitude sans fin. » tandis que l’absence de visage symboliserait le présent signifiait sa puissance car l’éternel présent est inconnu à l’homme qui est lié par les chaînes du temps, il est le Verbe qui était au commencement, et de plus le « pater futuri saeculi », souligne J.-E.Bianchi.

Le présent total, l’éternel présent des mystiques, est la stasis, la non-durée, c’est- à-dire, traduit dans le symbolisme spatial, l’immobilité. Celui « dont la pensée est stable », vit dans cet éternel présent, dans le nunc stans, qui ne fait plus partie du temps, de la durée. Pour atteindre cet état, « le moment favorable », la Réalité se présente comme un éclair, une illumination, entre deux non - entités. C’est en quelque sorte ce que soulignait Poincaré : tout ce qui n’est pas pensée est pur néant… La pensée n’est qu’un éclair au milieu d’une longue nuit : mais c’est cet éclair qui est tout ! Le Passé et l’avenir, l’instantanéité (eka-ksana), est comparable à la révélation ou à l’extase mystique, et se prolonge paradoxalement en dehors du temps ! Platon ne parle-t-il pas sans cesse d’immortalité, d’éternité, de « ce qui est toujours » (aeion), alors que Parménide se contente de dire que ce qui est, est sans passé ni futur, et « existe maintenant » (nun esti). Cet éternel présent, constitue la Janua Coeli, la Porte des Cieux, la Porte

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Jacques Van Assche

des Dieux… celle par laquelle seuls peuvent passer les hommes qui ont été capables de dominer leur agitation et leurs passions ! Par cet intervalle qui contient et annihile en lui-même toute la succession temporelle, demeure l’instant, seule réalité. Il n’existe pas d’autre passage, par cette voie étroite, que ce point pour accéder au Royaume qui est à l’intérieur de nous… L’instant unit le passé au futur, en les fusionnant dans le présent éternel qui absorbe toute discontinuité, toute opposition, en vérité tout se résout ici et maintenant…

Candide : alors que conclure ?

Le savant réenchanté : conclure, mais quoi ? Par l’observation de l’Univers et de l’Homme, le « réenchantement du monde » auquel nous assistons, selon l’expression de B. d’Espagnat, est fondé à la fois sur le fait que l’Univers est beaucoup plus subtil et complexe que prévu, et que l’homme ne se résume pas à un assemblage de molécules ! Nous, Francs -maçons de Rite Écossais Ancien et Accepté, que faisons-nous dans le Temple ? Lorsqu’il est Midi Plein, le Soleil est au zénith, le Temps et le Sans Temps perdent leur tension d’opposés : nous sommes dans le monde sacré… Alors, pourquoi ne pas imaginer que cet espace-temps sacré serait cet univers quantique en nous, loin des soucis de la vie matérielle, dans le vaste domaine de la pensée ? Lorsque le Maître de Loge clôt les travaux, l’adepte est convié, en retournant dans le monde profane, à achever au dehors l’œuvre commencée dans le Temple, et donc à réintégrer ce « temps profane » : un aspect essentiel de cette phrase du rituel serait peut-être de rappeler que le Temps sacré est le Temps véritable, le seul réel !

J’aime beaucoup cette image proposée par Michel Meunier : le maçon travaille de midi à minuit, dans cet espace-temps sacré qu’est le Temple : si l’on regarde la pendule, témoin du temps physique, les deux aiguilles se rejoignent et coïncident : la dualité devient unité et, comme dans l’Apocalypse de Jean : « il n’y a plus de temps ! »

Rien n’est. Tout est passé. Reste le Tout possible. n

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Robert de Rosa

Rites, arts et initiationSi le rituel est partout, c’est dans l’approche du mystère qu’il déploie toutes ses possibilités. L’art, frontière entre le visible et l’invisible s’accompagne souvent d’une attitude rituélique dont les arts traditionnels donnent un modèle. Le silence émerveillé, le frisson créateur, la contemplation sereine résultent de cette approche discrète et volontaire. Le rituel prend alors le visage du maître en action.

La cloison coulisse. Le Maître entre, tout de noir vêtu, les yeux baissés, salue sans regarder le demi-cercle d’élèves-spectateurs attentifs. Il avance lentement vers le milieu de la pièce où sont posés les outils et les feuilles de papier selon un ordre précis. Sans un geste inutile il se met à genoux et se fige dans une immobilité silencieuse pendant quelques minutes. Sa présence remplit tout l’espace. Elle est aussi palpable dans la façon de sortir de leur étui les pinceaux et de les ranger devant lui. Avec des mouvements lents et sûrs, il saisit un bâton d’encre, en frotte la pierre à encre, le mouille et recommence puis le repose. Encre noire et encre rouge. Temps d’arrêt… Il saisit une feuille de papier de riz et la pose avec précaution devant ses genoux. Nouveau temps d’arrêt précédé d’une brève inclination de

« Fault toujours aider aux hommes que l’on cognoist avoie pauvrete... » Beaulieu, 1599.

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Robert de Rosa

la tête… Puis sa main avance avec douceur et révérence vers un gros pinceau qu’il mouille dans l’eau d’un bol. Il le charge d’encre avec des gestes précis comme des figures de danse. En s’aidant de la main gauche il positionne ses doigts sur l’outil bien au-dessus de la virole et en tenant le pinceau selon une verticale parfaite, laisse tomber quelques gouttes sur la pierre à encre. Il se redresse alors et s’appuyant de la main gauche sur le sol et le papier, pose la pointe sur la feuille et trace d’un seul jet les caractères qui composent la phrase. Pas un repentir, pas une hésitation… Temps d’arrêt… Le pinceau est reposé sur la pierre. Le Maître ouvre la boîte à sceaux, en prend un, le pose sur l’encre et imprime sa signature sur le côté de la calligraphie. Toujours avec lenteur, il range le sceau, essuie le pinceau avec un linge blanc qu’il replie avec soin. Nouvelle inclination de la tête, il se relève et repart vers la pièce contiguë. La leçon est terminée…

Rituel et processus de création.

Le peintre sur la route de Tarascon, Vincent Van-Gogh, 1888.Tableau brûlé pendant la seconde guerre mondiale.

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Rites, arts et initiation

Pourquoi faut-il que le maître en calligraphie consacre tout ce temps à une préparation qu’un élève compétent pourrait assumer ? Le travail proprement dit n’a pas duré plus d’un tiers du temps total de la leçon et il se répétera à chaque fois, aussi long et sans changement…

Le sens de ces gestes n’est pas différent de celui des rituels qui précèdent tout travail créateur. Quand il ne s’agit que de traduire des émotions, la mise en condition de l’auteur se fait par le travail lui-même mais quand il s’agit de rendre sensible une autre dimension, de rendre palpable une spiritualité immanente, profonde, il faut approcher ce plan progressivement par une mise en résonance de l’être avec une force qui l’habite. Pour le peintre calligraphe, la préparation du travail est un véritable rituel qui permet cette descente en soi, à la quête du vrai.

Presque tous les créateurs éprouvent la nécessité de ces gestes, de ces comportements qui deviennent des repères et signent la conformité du corps avec le courant dynamique qui se manifeste dans l’œuvre. Dans ces moments, la conscience s’efface pour laisser place à une autre forme de pensée qui est une pensée du corps, mais du corps dompté, tourné vers la réception d’un inconnu qui, sans la nier ne s’enferme pas dans la rationalité. Jacques Foussadier, moine zen, en précise les modalités : « Lorsque l’on saisit le pinceau, la main devient pinceau. Il n’y a plus main et pinceau, il y a main-pinceau… Toute pensée consciente disparaît et cède la place à la transparence agissante du corps qui est une autre forme de pensée, une pensée profonde et silencieuse qui tient autant, et sans qu’on puisse les distinguer, de l’esprit que du corps parce qu’elle est la source de l’un et de l’autre ».

Les exemples abondent chez tous ceux qui tentent de saisir cet insaisissable. Saisir n’est pas le mot qui convient mais plutôt d’être saisi. Quelle que soit l’intention, l’artiste a besoin d’un ordre particulier, personnel qui est une porte vers le monde encore confus qui va s’incarner avec plus ou moins de bonheur dans l’œuvre en projet. Avant tout nouveau roman, Simenon faisait ses promenades « prénatales », rangeait son bureau, préparait ses pipes et taillait ses crayons. Alors seulement, le vide

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Robert de Rosa

étant fait, les personnages pouvaient prendre corps. Thierry Hesse (auteur du Cimetière américain – Champ Vallon) explique que « si on veut écrire, il faut, dans la vie ordinaire, instaurer un temps qui n’est plus tout à fait celui de la vie ordinaire ». La nécessité de ce balisage de l’inconnu est précisée par le psychiatre Christophe André : « il y a d’autant plus de rituels qu’il y a d’incertitude » (dans l’article de l’Express : Tics et tocs des écrivains, du 02-01-2004). Le corps ne reste pas à la porte de ce monde. Il œuvre en silence dans les profondeurs d’une pensée inconsciente ou préconsciente, à la jonction du Moi corporel, ou du moins de son image, et de la pensée consciente.

Pensée du corps, travail de la main.

Depuis Platon, qui faisait du corps le tombeau de l’âme, la plupart des philosophes ont voulu croire que la pensée était seulement le résultat d’un travail purement cérébral dont la grandeur se mesurait au détachement des mouvements de la chair. Que le corps soit hypostasié vers un idéal toujours plus exigeant ou qu’il soit méprisé comme entrave irréductible, la négation de la substance corporelle est longtemps restée une injonction incontournable. Elle culmine dans les conceptions cartésiennes qui séparent définitivement la machine organique de la machine à penser. Puis les neuro-sciences sont arrivées… « C’est là qu’est l’erreur de Descartes – dit Antonio Damasio (L’erreur de Descartes – page 337) – il a instauré une séparation catégorique entre le corps fait de matière, doté de dimensions… et l’esprit, non matériel, sans dimensions et exempt de tout mécanisme… et il a posé que les opérations les plus délicates de l’esprit n’avaient rien à voir avec l’organisation et le fonctionnement d’un organisme biologique ». La psychiatrie puis la psychanalyse ont ensuite ouvert les portes à deux battants. Un tel réajustement ne débouche pas sur la négation de l’esprit, bien au contraire. Il lui donne une assise plus large, plus globale et une fonction plus haute que la simple élaboration de concepts en oubliant les exigences du vivant.

Ce qui paraît être un tournant dans les sciences cognitives n’a pourtant jamais été totalement absent d’une forme de pensée traditionnelle. Elle nous ramène aux sources opératives de la franc-maçonnerie. La pratique du métier était, et reste encore, une voie de réalisation pour l’ouvrier. L’expérience du matériau alliée à l’intelligence de la main conduisent à une connaissance de soi et de son rapport au monde. Et même si aujourd’hui, les outils sont devenus symboliques et la pratique un simple rappel de la tradition, la franc-maçonnerie que l’on dit spéculative, demeure toujours opérative. Opérative car elle

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Rites, arts et initiation

prescrit un véritable travail qui produit des transformations… et ce travail comprend entre autres la pratique scrupuleuse du rituel. Il ne s’agit pas de spéculer avec plus ou moins de brio sur des symboles ou des mythes. Il faut, au contraire, les saisir « à bras le corps », s’y jeter « à corps perdu », explorer le rapport que chacun entretient avec eux et le comparer à celui des frères qui se sont livrés à la même quête. La démarche initiatique de la franc-maçonnerie écossaise rejoint les pratiques traditionnelles. Celle qui est décrite au début de ce texte permet d’en préciser les modalités par comparaison. Dans le bouddhisme japonais, les pratiques sont « les deux facettes d’un même élan cognitif, créateur, charnel qui se cherche à la fois en gestes et en paroles » (Basile Doganis – thèse à Paris 8). Elle n’exclut pas la réflexion dialectique, indispensable pour repousser les bornes de l’inconnu en procurant une base ferme, piste d’envol de l’imagination. La mise en mots de l’expérience, demandée à tous les maçons, évite de se perdre dans « un sensualisme flou » ou « un mysticisme irréfutable » (idem). Les explications, les démonstrations, les communications aux frères instaurent un retour critique sur la pensée de l’auteur comme sur celle des auditeurs. La singularité de la réflexion individuelle peut ainsi déboucher sur une universalité qui n’est pas un simple consensus de surface mais un accomplissement dans la profondeur. Ce travail suppose un accueil particulier, une disposition d’esprit fluide et réceptive bien différente des controverses dans lesquelles chacun fortifie sa position pour triompher de celle de l’autre. À cette fonction du rituel s’en ajoutent d’autres.

Le rituel comme transition.

Comme le peintre calligraphe ou tout autre artiste sur le chemin de la création, le franc-maçon met en œuvre un ensemble de pratiques matérielles qui ouvrent les portes de la perception… Des portes qui

Bouddha Japonais debout avec la main droite levée

au niveau du torse et la main gauche le long du corps :

Cette posture est la posture dite de Pacification.

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Robert de Rosa

ouvrent le passage vers l’orient et le ferment, dans notre dos vers l’occident… Chacune marque un peu plus la séparation dans l’espace et dans le temps. Dans d’autres communautés cette progression s’accomplit par une liturgie fastueuse de nature à frapper l’auditoire qui n’est composé que de spectateurs. C’est le cas de certaines religions. En franc-maçonnerie, le rituel n’est composé que de gestes simples que chacun doit charger de significations pour être acteur, quelle que soit sa place. Se lever, frapper d’une main sur l’autre, ouvrir un livre, allumer une bougie, autant d’actes banals, à la portée de tous mais que tous chargent de sens en se les appropriant.

Le rituel d’ouverture des travaux et son pendant symétrique de la fermeture des travaux, assurent pour les frères le passage graduel et commun vers un état de conscience indispensable au succès de la tenue (nom de la réunion en loge), ou le retour fructueux vers le quotidien. Aucune séquence filmée, aucune photographie ne permettront jamais d’en faire sentir l’importance à celui qui ne le vit pas. C’est la condamnation évidente et sans appel de ce qui a pu être diffusé dans certains médias et dont le seul résultat est de faire apparaître les maçons comme les membres bizarres de tribus

Intérieur de Temple au Premier grade d’Apprenti du R.E.A.A. Frontispice aquarellé d’un livret de rituel manuscrit, vers 1830 (GLDF).

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Rites, arts et initiation

exotiques se livrant à des pratiques puériles et obsolètes. La tenue maçonnique n’est pas un spectacle pour dilettantes en mal de sacré. Elle est un temps irremplaçable dans une vie d’initié. Elle demande un effort pour sortir des schémas de pensée qui règlent la société. Elle est une tension vers la verticalité en ce point d’intersection où se rencontrent immanence et transcendance. Je prétends même que le rituel commence avant ce début collectif. Il commence quand le maçon endosse les vêtements noirs et blancs qui affirmeront l’égalité de tous et, un peu plus tard, quand il revêtira le tablier et les gants, affichant sur son corps l’idéal vers lequel il tend. À chaque fois il se rappelle sans doute le soir de son initiation où il fut reçu « ni nu, ni vêtu », et l’expression prendra, alors, tout son sens. La répétition de ces gestes en permet l’appropriation sur le mode symbolique et je ne connais pas de maçon qui ne l’ait mise à profit dans le monde dit profane en pratiquant une distanciation, un approfondissement de son action.

Le rituel comme élévation.

L’action du rituel ne se limite pas aux deux moments décrits plus haut. Dans la tenue, le maçon se livre à un véritable travail créateur, mais l’œuvre ne consiste en rien d’autre que lui-même, que la construction d’un être universel au milieu de ses frères. Didier Anzieu (Le corps de l’Œuvre) a tenté de retracer les étapes du processus de création, en partie comparable à ce que connaît le maçon : à la modification de la perception du monde extérieur, succèdent une levée des censures et un sentiment de flottement des limites. Ces deux dernières étapes doivent déboucher sur un élargissement progressif du champ de conscience. Là encore, c’est le corps qui parle au travers des postures et des déplacements : assis droit et non avachi pour une réception plus efficace et une audition active, debout et dans la position « à l’ordre » pour prendre la parole et ne la prendre qu’une fois. L’ordre strict appuie l’ardeur tranquille qui fait de la tenue une œuvre commune. La maîtrise et la codification du métalangage du corps instaurent peu à peu une discipline de la pensée. Il n’en résulte pas un appauvrissement mais bien au contraire une liberté plus grande par l’affranchissement des mouvements internes incontrôlés et confus, sensibles dans une instabilité corporelle.

Le frère Frédéric Vincent, dans un livre tout à fait pertinent (Le voyage initiatique du corps) apporte son expérience de sociologue pour confirmer le rôle du corps dans l’initiation : « discipliner le corps est nécessaire si l’on aspire à une amélioration de soi-même… car… le corps est

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le premier et le plus naturel instrument de l’homme » (pages 132 et 133). Plus qu’une discipline, une ascèse… Il ne s’agit pas de se conformer à un modèle irréfutable mais de se risquer par la réflexion et par la pratique à devenir autre, à découvrir et faire monter en soi ce besoin de dépassement qui est accomplissement. Quand le Vénérable Maître explique au nouvel apprenti que toutes les équerres, les niveaux, les perpendiculaires sont de véritables signes de reconnaissance pour un franc-maçon, ce n’est pas simplement une métaphore flatteuse. C’est une invitation à construire une image de son corps selon la rectitude induite par les outils et les postures qui facilitent le passage du plan symbolique au plan réel.

Le rituel, œuvre incarnée.

La franc-maçonnerie perpétue le langage de ses prédécesseurs. Aujourd’hui comme hier, l’homme est la mesure de toutes choses. Les

anciennes mesures : coudées, empans, pouces et pieds l’inscrivent au cœur de tous les édifices traditionnels. En toute œuvre il s’incarne pour manifester son rapport au monde et retrouver les liens qui l’unissent à la communauté humaine. Mais si quelques-uns ont la faculté, donc le devoir, de le dire ou de le peindre, ils ne parlent jamais que de l’œuvre de tous. Les différentes facettes de la vérité ne s’explorent que par et dans l’altérité. L’universalité y apparaît comme le garant de la justesse de la démarche strictement individuelle pourtant. L’œuvre d’art obéit aux mêmes principes. La Voie de la peinture qui a ouvert cet article figure par son dénuement radical, la véritable épure de cette démarche. À des degrés divers tous

les créateurs s’y reconnaissent. Les francs-maçons aussi, qui sont le corps de l’œuvre… Ils travaillent en artistes, en poètes, en conjuguant à toutes les personnes et selon tous les modes deux formes de pensée qui prennent « corps » en eux-mêmes. On peut donc parler d’une Voie du Rite, spécifique à notre culture et qui est de nature à répondre au désenchantement du monde postmoderne. Le constat a été fait maintes fois, que « la perte des significations symboliques constitue sans doute la base même de la crise culturelle que nous traversons, car elle est perte

Proportions du visage, Léonard de Vinci.

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Rites, arts et initiation

de cohérence et de sens. Elle est aussi perte de lien social… » (Mythes, rites, symboles dans la société contemporaine).

La franc-maçonnerie écossaise est un ordre séculier qui applique la règle reçue en dépôt aux réalités du présent. En ces temps de confusion qui génèrent tribalismes et barbaries, elle répète cette vérité sans âge que la cohérence du monde prend sa source dans l’homme… L’homme seul, qui dit non aux facilités cyniques de la disparition du sens… L’homme seul qui a compris que le premier combat est celui qu’il mène contre lui-même et contre les pesanteurs qui tentent de le réduire à un objet perdu dans la multitude.

Le Rite, le Maître.

Ma comparaison avec les voies orientales débouche pourtant sur une différence de taille qui est aussi une difficulté. Les communautés spirituelles, les ashrams, les fraternités regroupent les adeptes autour d’un Maître. Si la loge maçonnique est composée de nombreux maîtres, aucun d’eux n’est le Maître… La Voie du Rite possède cette particularité de concevoir le Maître, le Guide de façon originale. Aux multiples questionnements des apprentis, les maîtres expérimentés apporteront leurs réponses, argumentées, historiquement fondées, cependant toujours partielles. Leur souci sera surtout de renvoyer les questions à leurs auteurs, de les inviter à une réflexion sur les éléments symboliques en puissance de réponse. Le seul Maître est constitué par l’ensemble qui constitue le Rite. Pas le Rite figé dans des cahiers mais le Rite en action dans la loge, le Rite opérant en chaque frère… Le Rite incarné, qui, s’emparant des corps transforme le cœur. En espérant un perfectionnement sensible tout au long de la vie de l’initié, la franc-maçonnerie écossaise restaure la dignité qui se décline en liberté, égalité, fraternité. L’enjeu fondamental réside dans ce projet qui, déjà, transforme le présent de chacun.

L’ambition de cette espérance ne doit pas devenir une prétention hypertrophique. La sagesse du Rite en prévient les effets dans d’autres degrés. Les faits ramènent toujours à une humilité qui reste la compagne de l’initié. « Celui qui se dresse sur la pointe des pieds ne peut se tenir debout » constate le Tao Te King. Comme l’inspiration pour l’artiste, la lumière est une expérience intérieure dont on ne peut faire partager que les effets. Elle brille comme une signature sur les visages des frères que le silence réunit, tout comme brûle avec une humble obstination la bougie, symbole de Lumière Éternelle, sur le plateau du Vénérable Maître. n

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Jean-Francois Maury

Peut-on modiier les rituels ?Le rituel fait pénétrer dans un temps et un espace caractérisés par l’immutabilité. Mais le moyen d’atteindre ce qui ne change pas peut-il changer lui-même ? Souvent la raison manque dans la polémique qui oppose les tenants de l’invariabilité et les partisans de l’évolution. L’histoire conirme la position des seconds et la symbolique désapprouve les premiers. Pour sortir d’une logique binaire, il convient d’examiner quels sont les diférents éléments qui composent le rituel et quelle est sa fonction. Le rituel invite bien à un projet de liberté, mais toute liberté doit s’inscrire dans un ordre. Comment résoudre le paradoxe ?

À y bien regarder, les rituels ponctuent notre existence ; de même qu’un signet est un marque-page, nous insérons dans nos vies des « marque temps » : on célèbre son anniversaire, bougies bienvenues ; on fête Noël et Noël n’existerait pas sans cadeaux ni repas plantureux ;

Représentation d’une cérémonie en Autriche au XVIIIe siècle , Mozart est représenté au premier plan à droite. Rosenau, musée autricihien de la Franc-maçonnerie.

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Peut-on modiier les rituels ?

puis c’est le nouvel an que tous les Espagnols accueillent en gobant, plus qu’ils ne croquent, douze grains de raisin au fur et à mesure que s’égrènent les douze coups de minuit à l’horloge de la Puerta del Sol ; on « se » sort le vendredi soir ; on prend du thé et du pain grillé au petit-déjeuner ; on lit avant de s’endormir… tant et si bien que sans ces rituels, ces manies peut-être, notre vie irait tout de guingois, nos années ne tourneraient pas rond, nos journées seraient gâchées par l’incertitude et nos nuits agitées quand on n’a pas pu lire avant d’éteindre la lumière. On dit que l’homme est un animal d’habitudes, mais les animaux aussi ont les leurs : le chat aime son fauteuil, le chien son tapis et la vache son pré…

Changer un rituel qui varie : droit ou devoir ?

Nous, Francs-maçons, nous avons aussi notre rituel, qui est pour les uns une douce berceuse fascinée par l’allumage des feux et les pas solennels du Maître des Cérémonies, pour d’autres qui le marmonnent au fur et à mesure de son déroulement, le moment de guetter le moindre faux pas du Vénérable dans la diction ou dans le geste. Mais quelle que soit la façon dont on le reçoit, on y est attaché et chacun défend « son » rite : l’Écossais Ancien et Accepté, le Français, l’Écossais Rectifié, l’Émulation, le Rite d’York, le Standard d’Écosser, que sais-je encore… Les arguments ne manquent pas pour prétendre que le sien est supérieur aux autres. Le problème, ce sont les variantes à l’intérieur du même rite, voire les chambardements. D’obédience à obédience, de loge à loge, les formulations d’un Rituel, qui a pourtant le même nom et devrait donc être le même, varient à telle enseigne que le voyageur, déstabilisé, tendu, attaché aux différences plutôt qu’aux ressemblances, n’écoute plus, ne partage plus, ne se sent plus invité mais intrus. Qui diable a pu ainsi modifier mon rituel, le travestir, le grimer jusqu’à le rendre (presque) méconnaissable et, en tout cas, infréquentable ?

Oui, a-t-on le droit de changer un rituel ? N’est-il pas comme une sorte de quintessence de la Tradition, son secret, son sacré ? En changer une lettre, c’est une espèce de sacrilège, une profanation, d’autant, on le sait bien, que ce sont des mains profanes qui, assurément pour de mauvaises raisons, ont osé le faire. Qui pourrait soutenir un seul instant que l’impie qui a fait ça incarne la Tradition à lui tout seul, si ce n’est lui-même ? Quel orgueil ! Les Anglais ont inventé la notion de landmarks, des bornes qui marquent la régularité du travail maçonnique ; Mackey en recense vingt-cinq et achève sa liste par celui-ci : « Le landmark qui couronne le tout, c’est que ces landmarks

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ne peuvent être changés ». Et pan ! Voilà qui est clair et qui dit bien que ce qui relève de la Tradition, et c’est le cas d’un rituel, est intangible et ne saurait être modifié par qui que ce soit.

Et pourtant, c’est fou ce que les rituels ont vieilli ! Dans l’Examen d’un Maçon, de 1723, à la question : « – Où avez-vous été reçu [Franc-maçon] ? », la réponse est : « – Dans la Vallée de Josaphat, derrière un buisson de joncs, là où on n’a jamais entendu l’aboiement d’un chien, ou le chant du coq, ou en quelque autre lieu. » Il faut bien avouer, même si c’est à regret, que notre civilisation urbaine a perdu ces références. Dans un autre « catéchisme », celui du Manuscrit d’Édimbourg de 1696, on trouve cet autre échange : « – Où trouverai-je la clé de votre Loge ? – A trois pieds et demi de la porte de la Loge, sous un parpaing et une motte verte. Et sous le repli de mon foie, là où gisent tous les secrets de mon cœur. – Qu’est la clé de votre Loge ? – Une langue bien pendue. – Où se trouve la clé ? – Dans la boîte d’os. », autrement dit dans le crâne, d’autres manuscrits précisant que cette boîte est gardée par des tours d’ivoire, entendez : les dents ! Comme quoi, l’imagination va bon train… Quand on lit cela, on s’interroge : c’est ça, la Tradition ? c’est là qu’elle se situe ? peut-on sérieusement affirmer qu’elle est immuable et que ne pas transmettre ces inepties va rompre la chaîne initiatique qui relie les générations ? Dans ces conditions, n’est-ce pas un devoir que de modifier les rituels pour les adapter à l’évolution naturelle des mentalités, à la culture sociale d’une époque, afin d’éviter qu’ils ne deviennent des ritournelles désuètes, aux formulations qui prêtent à rire au lieu de conduire au recueillement ?

C’est ici que se situe l’affrontement entre les tenants des deux thèses : ne rien toucher pour les uns, modifier pour les autres. Les premiers trouvent un soutien, voulu ou pas, chez les historiens qui exhument des archives « le » manuscrit le plus ancien, le plus authentique, le plus inattaquable, le texte fondateur ou précurseur de tel ou tel Rite. Des coteries se forment, des groupes de défense partent en croisade, des livres sont édités car la nostalgie des origines attire toujours. De leur côté, les tenants du changement prétendent qu’il faut être moderne. Ils ajoutent que le rituel appartient à l’Obédience tout entière et qu’en conséquence c’est au Convent et à lui seul qu’il incombe d’adopter ou de refuser une éventuelle modification, car

La Vallée de Josaphat, Thomas Seddon, 1854.

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il est bien normal qu’un rituel qui doit rassembler tous les Frères puisse être modifié par eux tous, non ? Quant aux variations que peuvent apporter les Loges, elles sont mineures et constituent, disent leurs membres, le lien de la loge ; uniformiser serait détruire une identité ; d’ailleurs, les petites différences entre les ateliers font le sel des visites, n’est-ce pas ?

Voilà quelques-uns des arguments qu’avancent les uns et les autres ; il y en a davantage et les discussions sont aussi nombreuses que… discutables ! Que penser de tout ça ?

Commençons par une évidence : un rituel fait partie d’un Rite et celui-ci comprend plusieurs rituels. Ainsi, le Rite Écossais Ancien et Accepté en comporte trente-trois et tous les Rites maçonniques en comptent au moins trois, correspondant aux grades d’Apprenti, de Compagnon et de Maître. Par conséquent, modifier un rituel n’est pas forcément altérer le Rite. De plus, le rituel, quel qu’il soit, sert à accompagner le cheminement intérieur qui permet de passer du profane au sacré et de retrouver en soi les valeurs fondatrices de l’Homme. Tous les rituels ont cette fonction et seule ma sensibilité ou mes habitudes me font préférer tel rite à tel autre, car tous utilisent les mêmes outils – les symboles et les mythes

– et me conduisent pareillement, à condition que j’accepte de m’y abandonner, à mon ésotérisme intérieur.

Distinguons ici pensée mythique et pensée ésotérique. Alors que dans les sociétés primitives les mythes servaient à fournir une explication aux phénomènes naturels, ou à les réduire à des comportements humains afin de les dominer, dans nos sociétés occidentales la « pensée mythique » consiste à statufier des personnages ou des événements, à en faire des modèles ou des images figées, objets de respect, voire de vénération collective. Il s’agit, ni plus ni moins, que de création d’idoles. On les voit portées par un unanimisme momentané qui aurait enchanté Jules Romain : des sondages désignent « la personnalité préférée des Français », le tsunami suscite une émotion dont on ne se dédouane que par la générosité, le « mondial » fédère une nation qui se déchire par ailleurs, etc. Si la pensée mythique me soumet à l’idéologie commune, la pensée

L’Arbre de la Cabbale,1985, Davide Tonato.

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ésotérique, en revanche, me libère. Elle consiste, en effet, à imaginer un côté caché des réalités ou la perte d’un élément qui faisait partie d’un tout. En me sortant ainsi de mon cadre, elle m’incite à la découverte. La Franc-maçonnerie relève, bien entendu, de cette dernière conception… sans la pratiquer toujours.

Dans le cadre de cette pensée ésotérique, le rituel joue un rôle fondamental. Il s’appuie sur deux dimensions : l’énoncé et son expression, autrement dit, d’une part ce qui est dit (le texte lui-même), d’autre part la façon de le dire ; et il ouvre une troisième voie, constitutive de la fraternité : la transmission.

L’expression du rituel

Il est clair qu’aujourd’hui cette transmission initiatique porte moins sur le premier aspect, le contenu, que le livre et Internet ont rendu accessible à tous, initiés ou pas, que sur le second, l’intonation et la gestuelle qui accompagnent ou, plutôt, qui soutiennent cette transmission et lui donnent son sens. Ainsi « l’expression », ce que d’aucuns appellent la mise en scène du rituel, constitue la véritable dimension de son actualisation. On sait que les rituels sont mortels : il en a été ainsi de ceux des pythagoriciens, des orphiques ou d’Eleusis, par exemple. Ce qui les maintient en vie, c’est la pratique vivifiante.

Mais attention : il ne s’agit pas d’une « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » selon la définition que le linguiste Émile Benveniste donnait à l’énonciation ; non, il ne s’agit en aucune façon de produire des signes personnels ou théâtraux manifestant, révélant ou trahissant des émotions, des sentiments et des intentions ; jouer le rituel, faire des effets de manche, le corromprait inéluctablement. Car l’« expression » du rituel n’est pas un acte individuel, mais un acte traditionnel dans lequel chacun est le vecteur d’une approche collective immémoriale. Chacun, et pas seulement le Vénérable, car tous les initiés présents en Loge « portent » le rituel avec lui, ils le « créent » par leur attention, en se laissant habiter par la magie qui s’en dégage et, à ce titre, contribuent à ce qu’une cérémonie devienne initiatique et non pas touristique. Celui qui transmet n’est, en effet, qu’un passeur qui permet à la Tradition d’exister en l’actualisant. Dans cette perspective, l’expression du rituel consiste à le rendre présent hic et nunc, ici et maintenant, présence émerveillée qui fait se rejoindre les deux bouts de la chaîne du temps initiatique, le temps immédiat et le temps infini qui confluent de midi à minuit, insérant l’initié dans l’humanité tout entière rassemblée dans l’éternité de son être.

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Peut-on modiier les rituels ?

Mais ce n’est pas là le seul rôle du rituel maçonnique. S’il diffère de ceux du 1er mai, du 1er novembre ou du 14 juillet, c’est que sa mission est tout autre. Le but n’est pas de célébrer un événement factuel par une cérémonie du souvenir, mais de contribuer à une œuvre spirituelle en favorisant une relation intime avec ses frères autant qu’avec soi-même. Ce rôle de mise en contact qui est ainsi confié au rituel est, de fait, une mission de confiance. Car établir une relation, c’est accepter de devenir dépendant de l’autre à qui j’ouvre peu à peu quelque chose de mon cœur et du mystère de ma personne. Et cette ouverture me rend vulnérable à son regard et le conduit à « posséder » une part de moi-même. Cette dépendance est sans retour. Elle ne peut compter que sur l’oubli pour se délier. Ainsi est posée la question de la liberté.

Libres ensembles et libre avec soi-même

Mais ce qui est vrai pour moi l’est pareillement pour l’autre qui se livre aussi. Cet acte réciproque devient, au plein sens du terme, un acte de fraternité mis en œuvre par le rituel. Et de conquête mutuelle de la liberté. Libres ensemble et libre avec soi-même. Car notre fraternité ne se limite pas à l’accueil de l’autre, elle commence par l’accueil de soi : nul ne peut devenir qui n’a pas d’abord accepté ses limites. Ce n’est qu’après que l’on pourra dire comme Térence dans son Heautontimoriumenos (Le bourreau de soi-même) : « homo sum, humani nil a me alienum puto » (je suis homme, j’estime que rien de ce qui est humain ne m’est étranger).

En fait, le rituel nous invite à un projet de liberté. Non pas liberté de l’autre (être libéré de lui), mais liberté avec l’autre. Nietzsche nous rappelle, dans Ainsi parlait Zarathoustra, que la question n’est pas libre de quoi mais libre pour quoi. Nul cheminement, nul projet, nul vrai lien possible sans liberté. Or la liberté, dans son sens moral, commande un décentrement, une distanciation d’avec soi afin de faire advenir la possibilité du jeu initiatique. « Jeu » ne doit pas être pris ici dans le sens de fantaisie mais dans celui de processus et, plus encore, dans celui d’espace nécessaire entre les rouages ou, par exemple, entre les cordes d’un violon pour jouer. La musique est dans le « vide médian », comme dit le poète François Cheng. C’est dans l’espace de séparation entre soi et autrui que s’instaurent les rites de la liberté. « Le rituel initie la mise à distance de soi à soi, à autrui et au monde, en même temps qu’il permet, par ses médiations symboliques, de ne pas trop souffrir de l’écart. » – explique le professeur canadien Denis Jeffrey. Pour sa part, Henry Corbin y situe l’imaginal et le

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domaine des anges. C’est aussi le lieu de la rencontre et de l’égrégore. Et ce lieu est hors de l’espace comme le temps initiatique est hors du temps. C’est le Centre où les contraires ne se repoussent plus mais se complètent, où la pesanteur matérielle du corps se transforme en esprit, où la parole devient création, c’est « l’entre deux » où les sujétions se conjuguent en liberté car c’est le vrai lieu (et le seul) de la Connaissance et de l’accès aux Petits Mystères.

Pour s’en approcher le rituel permet de « laisser ses métaux à la porte du Temple » c’est-à-dire d’accéder à cette liberté d’être qui est disponibilité à soi, à autrui et au monde. La disponibilité concerne des dimensions d’écoute, de recueillement, d’accueil, d’hospitalité, d’échange, de don et de contre-don. La liberté est un exercice initiatique pour s’accueillir soi-même, accueillir autrui et l’univers dans l’étonnement et l’émerveillement, mais aussi dans la terreur et l’épouvante. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » – disait Pascal. Il est vrai que la solitude les entoure. Fascinante et terrible

solitude… L’affronter exige de s’unir, se réunir. C’est pourquoi le maintien dans la liberté nécessite des pratiques rituelles. On ne saurait rencontrer ce qui nous est étranger sans y être bien préparé rituellement. Et celui qui m’est le plus étranger, c’est moi, avec cette partie cachée que je me dissimule et cette façade, toute de sourires et de séduction, que j’affiche, ce masque qui me représente et dont je me persuade qu’il est moi. Dans ces conditions, je ne prendrais pas le risque de me découvrir, de chercher à me connaître, si ce n’était conquête de liberté. Et je sais bien que je n’y parviendrai que par la transcendance.

L’instrument d’une quête

Le professeur Jeffrey explique encore que « le rite implique une dimension symbolique qui éduque et façonne la sensibilité. Il opère, dans sa réalité la plus profonde, un travail de conversion, car il ouvre l’esprit

La liberté est un exercice initiatique.

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Peut-on modiier les rituels ?

aux symboles qui donnent à vivre du sens. » Et il ajoute : « C’est encore la meilleure définition qu’on puisse donner d’un rituel : un acte symbolique qui donne à vivre du sens. » Si l’on se place dans cette perspective qui ne différencie pas rituel et rite, rien ne s’oppose à la modification des rituels. Après tout, c’est peut-être en cassant ses habitudes que la conscience se trouve aiguillonnée et que se manifeste l’éveil. Et rien n’interdit non plus qu’il soit modifié si l’on ne prend en compte que la capacité du rituel à nous mener à cet espace de liberté qui est en même temps découverte d’un moi devenu lieu de transformation. Sans compter que s’il y a plusieurs rituels, j’allais dire une infinité de rituels, cela signifie que leur modification n’a que peu d’importance par rapport à leur mode opératoire.

Mais ce n’est pas si simple. Si les rituels maçonniques s’intègrent, comme nous l’avons vu, dans un rite, c’est qu’ils en sont les marches ascendantes pour nous aider à progresser, non pas jusqu’à un but défini in abstracto, mais jusqu’au bout de nos aptitudes propres. Chaque rituel n’est qu’un élément d’un ensemble plus vaste qui ressortit à la notion d’Ordre qu’il faut différencier de celle d’Obédience. Face à cette dernière, qui a un rôle organisationnel, « l’Ordre, dans son essence, est métaphysique. Dans sa manifestation il est traditionnel. », explique Marius Lepage. Il en résulte que si le pouvoir est à l’Obédience, l’autorité est à l’Ordre qui prend en compte une autre notion, celle d’esprit du rite car modifier un rituel requiert d’en respecter l’architecture globale. Toutefois, une notion aussi vague que « l’esprit du rite » ouvre la porte à toutes les interprétations et à tous les sectarismes. N’ouvrons pas cette porte mais ouvrons, au contraire, notre conception ; après tout, le rituel n’est qu’un médiateur entre le profane et le sacré ; en tant qu’instrument d’une quête il est à son service ; ce n’est pas lui qui est premier, c’est la quête.

Dans Orient et Occident, René Guénon souligne que « la tradition admet tous les aspects de la vérité ; elle ne s’oppose à aucune adaptation légitime ; elle permet à ceux qui la comprennent des conceptions autrement plus vastes que tous les rêves des philosophes qui passent pour les plus hardis, mais autrement solides et valables ; enfin elle ouvre à l’intelligence des possibilités illimitées comme la vérité elle-même… » Si chacun sait ou pressent qu’il n’y a pas de Vérité avec un grand V, atteindre sa vérité intérieure n’est pas une mince affaire et ce bâton de pèlerin qu’est le rituel sera aussi bien appui dans l’effort ou le découragement que gourdin pour se défendre des faux-semblants et des mauvais prétextes. Après tout, l’essentiel, c’est d’avancer. n

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Les rituels des collections de la Grande Loge de FranceLes traditions maçonniques se sont longtemps transmises oralement, mais la Franc-maçonnerie spéculative moderne a accordé une importance capitale à la conservation de l’écrit. Malgré l’interdiction qui était faite de les reproduire, les rituels n’y ont pas échappé ; rituels manuscrits, puis rituels imprimés. Le musée de la GLDF dévoile dans ce texte quelques-uns des trésors de ses collections et vous invite, ce faisant, à parcourir l’histoire de la naissance de la Grande Loge de France.

Le manuscrit Régius (1499) peut être considéré comme l’une des premières pièces d’archives de la Franc-maçonnerie moderne. Ce recueil d’environ 15 000 vers, qui raconte une histoire légendaire et biblique du métier et qui édicte les règles qui doivent permettre à un chantier d’être efficace et harmonieux, est en effet l’un des plus anciens « old charges », un ancien devoir, dont James Anderson et Jean-Théophile Desaguliers se sont inspirés pour rédiger les Constitutions de l’Ordre Maçonnique. L’un des plus anciens mais aussi l’un des plus beaux. Lors de sa dernière « sortie », il avait été prêté par la British Library à l’exposition maçonnique de Tours en 1997, nous avons apprécié son extraordinaire fraîcheur tant dans les couleurs des encres, la finesse de la calligraphie que l’état du papier.

Manuscrit Regius (ou Halliwell,

du nom de son découvreur), 1399.

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Les rituels des collections de la Grande Loge de France

Cet état de fraîcheur est dû au simple fait qu’il n’a quasiment jamais été feuilleté. Ceux qui s’y référaient le connaissaient par cœur, grâce aux astuces mnémotechniques de sa versification ; en cas de doute, on savait qu’il était là. L’art de la mémoire, très en vogue à la fin de la Renaissance, a joué un grand rôle dans la transmission des traditions maçonniques. Les Statuts Schaw (1599) estiment que cette science doit être parfaitement maîtrisée par ceux qui souhaitent devenir « compagnons du métier ». On retrouve cette tradition orale dans les maçonneries anglo-saxonnes où les longues exhortations récitées par cœur ressortissent parfois du domaine de l’exploit mais permettent à celui qui les prononce d’assimiler le sens du rituel d’une façon profonde et intime. D’autres influences de cette tradition orale sont nettement visibles dans la transmission des mots de passe et des mots sacrés des différents degrés, ainsi que dans la pédagogie des « catéchismes » qui proposent des questions/réponses à décliner par cœur.

Il est cependant frappant de constater que dès sa fondation, la Franc-maçonnerie spéculative moderne a accordé une importance capitale à la conservation de documents écrits : constitutions, règlements, patentes accordées aux loges, diplômes décernés aux maîtres… Les rituels n’y ont pas échappé alors que de tout temps il a été interdit de les tracer, écrire, buriner, graver ou sculpter ou de les reproduire de quelque façon que ce soit. Ce besoin de support écrit peut s’expliquer par la volonté de justification, de légitimation, d’assurance d’inaltérabilité de la tradition, dont la transmission risquait de souffrir d’ignorance, d’oubli, de négligence, ou de dérives moins innocentes.

Pour contourner l’interdit de transcription écrite des rituels, on voit apparaître très tôt des « divulgations », petits livres

imprimés présentés comme antimaçonniques qui, sous prétexte de révéler les secrets des Francs-maçons, diffusent et « normalisent » les tableaux de loges, les « catéchismes » et les descriptions des phases de la cérémonie d’initiation : « Réception d’un frey-maçon » (1737), « L’Ordre des Francs-maçons trahi et le secret des Mopses révélé » (1745), « Le Sceau rompu » (1745).

Mémento imprimé de «maître bleu» circa, 1775

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Parallèlement, de nombreux rituels manuscrits, beaucoup plus complets et précis, circulent et alimentent les systèmes maçonniques qui se mettent en place tout au long du XVIIIe siècle. Si les trois premiers degrés restent stables et ne manifestent que quelques différences distinguant les pratiques des « ancients » de celles des « moderns », les rituels des hauts grades prolifèrent. Les historiographes ont recensé plusieurs dizaines de rites ; J.-M. Ragon, (1781-1766) en dénombre 52 ! Tous n’auront pas la même durée de vie ni le même rayonnement, mais certains d’entre eux seront assimilés et assemblés pour donner les principaux rites pratiqués aujourd’hui. De très belles collections sont conservées au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale, notamment le fonds « Chapelle », du nom du secrétaire de la Très Respectable Grande Loge de France qui déposa ses archives lors de la réunion de celles-ci avec celles du Grand Orient en 1799. Un catalogue des manuscrits maçonniques des bibliothèques publiques de France (Jacques Léglise ; 2 vol. édit SEPP 1984-1988) présente les fonds des archives départementales et des bibliothèques municipales dont, parmi les plus importants, ceux d’Avignon, Bordeaux, Lyon, Nîmes ou Toulouse.

Le premier rituel français imprimé officiellement pour une institution maçonnique est le Corps complet de maçonnerie adopté par la R.G.L. de France, daté de 1779. Ce rituel des trois premiers degrés est précédé d’un avis qui commence par ces mots « si quelques exemplaires de la très peu nombreuse édition d’un corps complet de Maçonnerie, à l’impression de laquelle on n’a pas pu se refuser par la sollicitation de quelques loges régulièrement constituées tombent jamais en des mains profanes, les bons et véritables Maçons ne pourront en attribuer la cause qu’à la seule négligence des Frères auxquels il pourra être confié, parce que l’on a pris la précaution de la faire faire sous les yeux d’un Frère dont la discrétion est bien connue, qu’elle a été composée et imprimée par d’autres Frères aussi très discrets et qui outre l’obligation qu’ils ont prêtée lors de leur réception se sont encore formellement engagés d’en remettre les épreuves et jusqu’aux traces les plus légères de l’impression… ».

Les exemplaires étaient remis contre « des récépissés en bonne forme » ainsi rédigés : « Je soussigné, reconnais qu’il m’a été remis l’exemplaire imprimé ci-dessus et d’autres parts, du grade de Maître, pour lequel j’ai donné et donne, par le présent, ma parole d’honneur de ne communiquer à quelque Profane que ce soit, de l’un ou l’autre sexe. Consentant à être déshonoré si, par ma faute, ou par ma négligence, ledit exemplaire tombe jamais en d’autres mains

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Les rituels des collections de la Grande Loge de France

qu’en celles d’un Frère. En foi de quoi j’ai signé le présent pour ma justification ou ma confusion. »

Les rituels continuent à être recopiés manuellement et il arrive même que certains rituels imprimés soient retranscrits à la plume. Il en est de très beaux comme le rituel dit du Duc de Chartres de 1784 intitulé La Vraie Maçonnerie des hommes et des femmes ou Cours complet de l’adoption des femmes en trois grades. Suivi d’un Corps de massonerie des hommes.

Corps complet de maçonnerie, 1770

Manuscrit « alchimique » aquarellé dit « Chamonal » (du nom du vendeur), milieu du XVIIIe siècle.

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La maçonnerie des dames ou maçonnerie d’adoption apparaît en France vers 1750. Le premier rituel connu date de 1763 et l’ouvrage de Louis Guillemain de Saint Victor La Vraie Maçonnerie d’adoption est imprimé pour la première fois en 1779. Le Rituel du duc de Chartres est manuscrit et détaille les cérémonies d’initiation et les « instructions » des grades d’« apprentisse », de « compagnonne » et de « maîtresse ». Certains rituels d’adoption de la fin du XVIIIe siècle proposent des systèmes à 4, 5 ou, plus rarement, 8 degrés. Ces rituels des trois premiers degrés inspireront les rituels d’adoption remis en vigueur par la Grande Loge de France au tout début du XXe siècle.

Le rituel « masculin » qui suit présente de magnifiques tableaux de loge à différents degrés. Sur le tableau de loge du 1er degré, on voit clairement que les lettres figurant sur les deux colonnes de l’entrée du temple, de part et d’autre du pavé mosaïque, ont été raturées pour être inversées : le B est devenu J sur la colonne de gauche et le J est devenu B sur la colonne de droite. Peut-on rapprocher cette modification du titre de l’ouvrage La Vraie maçonnerie des hommes et des femmes… qui sous-entend l’existence d’une maçonnerie « rivale » ? Le manuscrit propose un système en 13 degrés. Le quatrième n’est pas mentionné, le cinquième le maître parfait n’est pas numéroté, et comme souvent à cette époque, c’est lui qui commence la série

Rituel manuscrit aquarellé du Duc de Chartres, 1784. Rituel d’Apprentisse (sic). Au premier degré du Rite d’Adoption, le tableau de loge représente la tour de Babel, l’échelle de

Jacob et l’arche de Noé.

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Les rituels des collections de la Grande Loge de France

des hauts grades. Suivent ensuite trois grades d’élus, deux grades d’architecte puis trois grades, parmi les plus anciens : Chevalier d’Orient : 11e, Noachite ou Chevalier Prussien, 12e et Rose + Croix 13e, qui s’inspire de textes plus anciens mais qui est en fait, ici, un grade terminal. C’est ce genre de rituel qui inspirera les rédacteurs du Régulateur du Maçon le premier rituel imprimé largement diffusé, qui fixera les trois premiers degrés du rite français. Le Guide de maçon écossais, lui, sera publié vers 1810.

Malgré ces éditions imprimées en grand nombre des rituels fondateurs, des tuileurs et autres vade-mecum, on trouve encore, au XIXe siècle, plusieurs rituels manuscrits dont le magnifique rituel aquarellé du Rite Écossais Ancien et Accepté que l’on peut dater des environs de 1830 grâce à la précision des vêtements et de la coupe de cheveux des deux personnages. La fraîcheur de ce document est également due au fait qu’il n’a pas été ouvert très souvent. Ce rituel a en effet été retrouvé avec d’autres, notamment des manuscrits du XVIIIe siècle, dans ce que l’on a coutume d’appeler « les archives russes ». En juin 1940 les nazis investissent les sièges des obédiences maçonniques et s’emparent d’une partie des archives censées contenir des secrets ésotériques, laissant les archives administratives aux bons soins de ce qui deviendra le service des sociétés secrètes du

Rituel manuscrit aquarellé du Duc de Chartres, 1784. Tableau de loge et rituel d’apprenti.

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Francois Rognon

gouvernement de Vichy et qui publiera la liste des Francs-maçons au journal officiel. N’ayant trouvé ni le plan du trésor des Templiers ni la formule alchimique de la transmutation des métaux, ils stockent ces archives dans un château de Silésie orientale. C’est là que l’armée rouge les récupère en 1944 et les ramène à Moscou où elles restent dans une cave du KGB, pratiquement jamais consultées, à l’abri de la lumière et des manipulations intempestives. Ce n’est qu’au moment de la perestroïka que les négociations commencent avec le quai d’Orsay et que ces archives sont rendues à leurs propriétaires en 2002, après plus de cinquante ans de silence… On en avait presque oublié l’existence !

En 1821, le Suprême Conseil crée la Grande Loge Centrale dont l’une des sections est chargée de l’administration des loges bleues. Certaines de ces loges bleues sont beaucoup plus anciennes que la date de leur prise en considération administrative (Le Mont Sinaï, Les Trinitaires, La Clémente Amitié…) Le Suprême Conseil de France leur fournira les rituels des trois premiers degrés sous forme manuscrite, comme celui entièrement copié à la main remis par le Suprême Conseil à la Loge n° 148, l’Union de Perpignan, en 1857.

Le premier rituel imprimé utilisé par les loges bleues du Suprême Conseil sera distribué en 1877, deux ans après le Convent de Lausanne. En 1880, un certain nombre de loges du Suprême Conseil prennent leur indépendance et fondent la Grande Loge Symbolique

Rituel manuscrit aquarellé d’apprenti du Rite Écossais Ancien et Accepté, circa 1830.

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Les rituels des collections de la Grande Loge de France

Écossaise qui imprime un rituel dans les années 1890. Il est amusant de souligner que le rituel du grade de Maître de la Grande Loge Symbolique Écossaise (GLSE) fait apparaître la reine de Saba dans la légende d’Hiram et que c’est une loge de cette même GLSE qui initiera Maria Deraisme, qui sera à l’origine de la création de l’obédience mixte Le Droit Humain en 1893. En 1894 le Suprême Conseil accorde une certaine autonomie à ses loges bleues qui prennent le nom de Grande Loge de France en 1894. La quasi-totalité des loges de la Grande Loge Symbolique Écossaise la rejoint en 1896. L’autonomie de la Grande Loge de France par rapport au Suprême Conseil est confirmée et accentuée en 1904. Jusqu’à cette date, les loges de la Grande Loge de France utiliseront les rituels du Suprême Conseil. La page de Titre changera en 1905 et fera apparaître clairement le sceau et le nom de Grande Loge de France, mais le contenu restera inchangé, libre aux loges qui le souhaitent de rayer la référence au Grand Architecte de l’Univers. Cette incertitude concernant le Grand Architecte sera vite

levée. Les rituels de La Grande Loge de France de 1907 ouvrent les travaux et consacrent les nouveaux frères À la Gloire Du Grand Architecte de l’Univers (ALGDGADL’U). Lors de l’initiation, le Frère Orateur se réfère au convent de Lausanne sans citer les termes exacts, dont la définition du Grand Architecte, Principe créateur, qui n’apparaît clairement qu’en 1955. n

Rituel de la Loge L’Humanité d’Asnières, en 1905.

Rituel de la loge L’Union de Perpignan, en 1857.

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Louis Trébuchet

HISTOIRE

Quelques mois à peine après être rentré en France, alors même qu’il constitue le Suprême Conseil de France en nommant des Grands Inspecteurs Généraux, du 30 septembre au 25 octobre 1804, Alexandre François Auguste de Grasse-Tilly réunit le 17 octobre un Grand Consistoire du 32e degré pour autoriser la création de la Grande Loge Générale Écossaise, accédant ainsi à la demande de la Mère loge Écossaise Saint Alexandre d’Ecosse.

La Grande Loge Générale Écossaise : Origine de notre rituel du premier degré

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La Grande Loge Générale Écossaise : Origine de notre rituel du premier degré

La Grande Loge Générale Écossaise se réunit pour la première fois le 27 octobre 1804, sous la présidence effective de Grasse-Tilly, Très Respectable Représentant du Grand Maître, car la Grande Maîtrise a été proposée au Prince Louis Bonaparte, connétable de l’Empire. Elle annonce son existence à la maçonnerie française par une circulaire du 1er novembre 1804. Mais « lorsque le T.Ill.F. le Mal d’Empire Kellermann, l’un des chefs de l’ancien Rit écossais, présenta à son altesse sérénissime l’Archi-Chancelier de l’Empire les FF de Grasse-Tilly et Pyron… Son Altesse Sérénissime leur annonça que Sa Majesté l’Empereur désirait que la Gde.L.Gle se rapprochât du Gd. O ».

Sous cette irrésistible pression, les négociations avancent très vite, et lors de sa sixième réunion, le 5 décembre 1804, « le Rble F. Pyron a donné lecture du concordat signé entre les Comres du G.O. d’une part et les Comres de la Gde L. Gle Ec. relativement à la réunion de l’Ancien Rit accepté au G.O., l’orateur entendu, la Gde L. Gle Écossaise a déclaré approuver et ratifier tout ce qui a été fait par ses Comres et qu’elle serait dès ce jour au G.O. de France pour ne plus former à l’avenir avec lui qu’un seul et même corps de Mac. ».

Cette Grande Loge Générale Écossaise n’a ainsi vécu qu’un mois et demi, et pourtant elle a apporté à notre rite, qui prit avec le Concordat son titre définitif de Rite Écossais Ancien et Accepté, un élément essentiel : l’unification de ses rituels des degrés symboliques.

Au XVIIIe siècle les rituels des degrés symboliques utilisés par les loges se disant écossaises sont en réalité très divers. En Amérique et aux Antilles, lorsque Henry Francken en recopiera de nombreuses fois dans les années 1770 à 90 les différents degrés du rite, il commencera toujours au quatrième de gré, car aux trois premiers degrés coexistent alors le rite ancien et le rite moderne.

En France et en Europe continentale, on ne sait quasiment rien des rituels utilisés par les plus anciennes loges, celle créée en 1725 par Derwentwater, MacLean et O’Heguerty qui ne doit rien à la Grande Loge des Modernes, ou la loge Coustos-Villeroy créée dix ans plus tard sous les auspices de Londres, si ce n’est qu’il y a des différences entre les deux que Coustos relèvera. Une gravure de la première moitié du XVIIIe siècle appartenant au musée de la Grande Loge de France montre une loge ou les officiers ont encore le cordon bleu, mais sont placés dans la disposition du rite ancien. Dans la seconde partie du siècle, le rite écossais philosophique issu de la Mère Loge Écossaise d’Avignon, et sans doute pratiqué par la Mère Loge Écossaise de France Saint Jean du Contrat Social et ses loges filles,

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Louis Trébuchet

place Sagesse, Force et Beauté suivant le rite ancien, mais utilise les mots du rite moderne, le rituel du marquis de Gages, 1763, comme le rituel de la Loge La Française à Bordeaux en 1767, utilise les mots et la position des officiers des moderne mais la disposition ancienne des trois piliers, ainsi qu’une circulation du mot qui rappelle celle du manuscrit écossais d’Edinburgh de 1686, alors que la Parfaite Union de Namur travaille au rite ancien.

À compter de 1804, le R.E.A.A. a en Europe un rituel du premier degré unifié. Quatre documents extrêmement similaires le décrivent. Le Guide des maçons écossais, qui précise les trois premiers degrés symboliques, circule sous forme manuscrite à partir des années 1810 et est imprimé aux alentours de 1821. Le manuscrit Kloss XXVII de la bibliothèque de la Grande Loge des Pays Bas, rédigé vraisemblablement entre 1805 et 1810, détaille l’ensemble du rite du premier au trente-troisième degré. Le rituel manuscrit du premier degré de la loge La Triple Unité Écossaise découvert récemment par Pierre Noël dans la bibliothèque du Suprême Conseil pour la Belgique, qui porte le sceau de la Grande Loge Générale Écossaise et la date de 1804, reçoit le néophyte « sous les auspices de la Grande Métropole d’Heredom sous le Régime Écossais réuni au G.O. de France », ce qui le situe après le 5 décembre 1804. Enfin un rituel du premier degré appartenant à la collection de Claude Gagne semble le plus ancien, mais de quelques semaines tout au plus, puisque la mention manuscrite « au nom et sous les auspices de la très sérénissime Gde Loge Gle écossaise de France » a été à moitié effacée et surchargée d’une écriture différente par « au nom du Sérénissime G. Mre., sous les auspices du G.O. de France ». Il a donc été écrit initialement pendant les quarante-cinq jours d’existence de la Grande Loge Générale Écossaise, entre le 27 octobre et le 5 décembre 1804.

Au-delà de la quinzaine de variations extrêmement minimes entre ces quatre manuscrits, deux différences seulement sont remarquables. Premièrement, le nom du rite évolue : pour le plus ancien rituel c’est le Rit écossais, pour le rituel de la Triple Unité Écossaise, au moment du concordat, c’est le Rit ancien accepté reconnu écossais, pour

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La Grande Loge Générale Écossaise : Origine de notre rituel du premier degré

les rituels suivant c’est définitivement le Rit écossais ancien et accepté. Deuxièmement, le rituel original n’inclut aucune vérification que la loge est couverte, et que tous les frères sont « maçons et à l’ordre », ces vérifications apparaissant dans le rituel de la Triple Unité Écossaise et dans tous les rituels ultérieurs. Mais le plus remarquable est qu’à quelques variantes près, le rituel original est la traduction en français, élégante mais très fidèle, du rituel des Anciens exprimé par la divulgation de 1760 Three distinct knocks, qu’il traduit d’ailleurs par trois grands coups.

Organisation de la loge et ouverture des travaux

Three distinct knocks ne nous livre du rituel des anciens que l’ouverture, la fermeture des travaux et l’instruction. Il ne cite donc que le Vénérable Maître, les deux surveillants et les deux diacres. Le rituel de la Grande Loge Générale Écossaise, qui donne en outre le détail de l’initiation, y ajoute l’orateur, le secrétaire, le trésorier, l’expert et le maître de cérémonie, ainsi que le frère terrible, ancêtre du couvreur, qui assumera une partie des tâches aujourd’hui dévolues à l’expert lors de l’initiation. Les deux diacres dont les fonctions sont respectivement de « porter les ordres au premier surveillant et aux ouvriers dignitaires » et de « porter les ordres du premier surveillant au deuxième » disparaîtront dans le rituel de 1877 imprimé par le Suprême Conseil de France après le Convent de Lausanne. Mais ne nous méprenons pas : le titre de diacre n’a ici aucune signification religieuse, il ne s’agit pas d’un chapelain. Diacre est la traduction du titre de Deacon qu’utilise Three distinct knocks. Deacon est en réalité depuis le XVe siècle le titre que porte le président de la corporation des maîtres (incorporation). À ce titre, et tout au long des XVIIe et XVIIIe siècle, le diacre a joué un rôle important au sein des loges écossaises aux côtés du surveillant (warden).

Les plateaux du Vénérable Maître et des deux surveillants sont à l’emplacement du rituel des anciens, disposition que nous utilisons encore aujourd’hui. Le manuscrit de la Grande Loge Générale Écossaise ne reprenant pas le rituel de mise en récréation et de reprise du travail utilisé par

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les anciens, nous ne savons pas si les plateaux des deux surveillants portent encore la colonnette qui au rite ancien servait à l’indiquer, ou si on est déjà passé aux flambeaux que nous connaissons aujourd’hui. Les trois piliers, Sagesse, Force et Beauté, restent au même emplacement que dans le rituel ancien, très proche de ce que nous connaissons aujourd’hui. Les petites lumières sur les trois piliers sont déjà allumées au début de la tenue, comme dans le rituel des anciens, et ne sont ni allumées ni éteintes rituellement. Cet ornement de notre rituel d’ouverture actuel, emprunté au Rite Écossais Rectifié, n’apparaîtra dans le rituel du R.E.A.A. qu’en 1927.

On se demande pourquoi le rituel initial de la Grande Loge Générale Écossaise ne reprend pas la vérification que la loge est dûment couverte, premier acte du rituel des anciens. Cette vérification sera pourtant présente dans tous les rituels suivants, à commencer par celui de la Triple Unité Écossaise quelques semaines plus tard, qui inclut aussi pour la première fois la vérification que tous les Frères présents « sont maçons et à l’ordre ». Cette vérification se fait alors par les surveillants sans quitter leur plateau. Ce n’est qu’à partir de 1877 qu’ils parcourront les colonnes.

Le rituel d’ouverture du plus ancien rituel de la Grande Loge Générale Écossaise s’ouvre donc sur le dialogue que nous connaissons bien « Quelle est votre place dans la loge ? », dialogue qui a résisté au temps presque mot pour mot, à ceci près qu’à cette époque il incluait naturellement la place des deux diacres. Sa

Louis Trébuchet

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La Grande Loge Générale Écossaise : Origine de notre rituel du premier degré

conclusion actuelle, par contre, « à quelle heure les apprentis maçons ont-ils coutume d’ouvrir leurs travaux ? » n’apparaîtra qu’avec le Guide des maçons écossais, dix ou quinze ans plus tard.

« Le Vble. frappe alors trois coups de maillet par tems égaux, ensuite se tournant vers le Per. Diacre, ils font mutuellement le signe guttural et le Vble.donne à ce Per. Diacre le mot sacré tout bas à l’oreille, pour ouvrir la loge d’App. Mac.du Rit écossais. Le Diacre porte ce mot au f. Per. Survt. qui l’envoye par son Diacre au f. 2e. Survt., lequel après l’avoir

reçu frappe un coup de maillet et dit : Vble. tout est juste et parfait. » Cette circulation du mot est une des rares différences avec le rituel des Anciens, car elle n’apparaît pas dans Three distinct knocks. Elle n’est cependant pas nouvelle car on la retrouve, sous une forme un peu plus complète, dans le rituel de La Française de Bordeaux en 1767, dans celui du Marquis de Gages, vers 1763, et dans le manuscrit écossais des Archives d’Edinburgh en 1696.

Les travaux sont ensuite officiellement ouverts « au nom de Dieu et de St Jean d’Ecosse » puis « tous font le signe guttural puis l’applaudissement » On ne sait si l’applaudissement sous-entend l’acclamation Houzé, mais celle-ci sera confirmée dès le rituel Kloss XXVII et le Guide des maçons écossais, une dizaine d’années plus tard. Il n’y a pas d’appel, et on passe ensuite directement à la lecture de la planche des derniers travaux, qui donne lieu à observations sur les colonnes exactement comme aujourd’hui, et c’est enfin l’accueil des visiteurs, après tuilage par l’expert et

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vérification des certificats. La réception des frères visiteurs se fait rituellement, par un dialogue extrêmement proche de celui décrit par notre rituel actuel, quoiqu’un tout petit peu plus développé.

Initiation et instruction de l’apprenti

En lisant le rituel détaillé de l’initiation au premier degré, on est surpris de constater à quel point notre rituel actuel en est resté très proche, dans la succession des événements aussi bien que dans la plupart des formulations importantes. « Comment a-t-il osé espérer y parvenir ? Il est libre et de bonnes mœurs ». Certaines différences sont cependant significatives : là où actuellement nous parlons de « l’outillage rationnel » à cette époque on demandait au candidat s’il mettait sa confiance en Dieu, s’il croyait en un Être Suprême, et on l’associait à une prière. L’exposition de la proclamation du Convent de Lausanne et de sa signification est venue remplacer un ensemble de questions et réponses concernant le vice, la vertu et les devoirs du maçon, dont plusieurs expressions nous sont cependant restées : « c’est pour jeter un frein salutaire sur l’élan impétueux de la cupidité : c’est pour nous élever au-dessus des vils intérêts qui tourmentent la foule profane… ». Le versement du sang, le marquage au fer ont disparu, les quatre éléments sont venus agrémenter la chambre de réflexion et les trois voyages, mais toute la structure de l’initiation est restée dans

Louis Trébuchet

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La Grande Loge Générale Écossaise : Origine de notre rituel du premier degré

l’ensemble profondément la même jusqu’à nos jours : chambre de réflexion, testament, ni nu ni vêtu, la pointe de l’épée, « de votre propre et libre volonté », « soumettre ses passions », la coupe d’amertume, les trois voyages, « libre et de bonnes mœurs », le sacrifice de son sang, l’obligation, la scène du parjure et les épées, le parvis puis la grande lumière, « je vous reçois et constitue », le tablier, les gants, les gants de femme, l’instruction, le premier travail d’apprenti, la proclamation, l’applaudissement et enfin l’accueil par le F. Orateur.

Nous ne disposons pas du rituel détaillé des Anciens concernant l’initiation, et nous ne pouvons donc pas vérifier si cette initiation, si proche de la nôtre même dans les détails, était dans le détail la même que celle des Anciens. Heureusement Three distinct knocks nous livre l’Instruction de l’apprenti, qui reprend les grandes lignes de l’initiation. On peut alors constater que, sauf pour une partie concernant la symbolique des outils, l’instruction de l’apprenti du rituel de la Grande Loge Générale Écossaise, que nous reproduisons en partie ci-dessous, est au mot près celle des Anciens. La totale filiation de notre rituel actuel du premier degré avec celui de la Grande Loge des Anciens est ainsi démontrée, par l’intermédiaire de ce rituel, mis en place par les Francs-maçons écossais Français, qui ont voulu, sous l’impulsion d’Alexandre de Grasse-Tilly en 1804, donner à notre rite sa forme définitive, et son unité, et n’ont rajouté au rituel des Anciens que la tradition écossaise de la circulation du mot qui remonte au manuscrit des archives d’Édimbourg de 1696. n

Sceau de la Grande Loge Générale Écossaise de France

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Points de Vue Initiatiques N° 159 125

Jacques m’avait dit que si je voulais me connaître, il fallait que je m’oublie.

Antoine m’avait affirmé que ce qui embellit le désert c’est qu’il cache un puits quelque part.

Nicolas m’avait appris que le voyage lave, rince, essore, qu’il n’existe pas de voyage sans terme mais surtout qu’avant la dernière douane du silence où tout conduit, il faut goûter les couleurs, les bruits, les soleils et les hommes vrais. On voyage pour mettre son sort en balance et pour accéder à une intensité qui élève. On voyage pour que les choses surviennent et nous changent. Tout départ est une nouvelle naissance.

Alors j’avais pris la route pour m’oublier, renaître, me laver et trouver un puits où m’abreuver. Et je m’étais retrouvé dans ce petit village, inconnu et ignoré aux portes du désert jordanien.

Jean Schollaert

La construction du temple

CONTE PHILOSOPHIQUE

Désert jordanien.

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Points de Vue Initiatiques N° 159126

Étrange de dire « aux portes » alors qu’on se trouve face à un espace ouvert, sans barrière, sans limite précise, aux frontières floues, où le regard porte loin. Dire « aux portes » c’est affirmer qu’il y a un seuil à franchir comme dans une pièce, une maison, un temple. Alors oui, le désert est comme l’arche de Noé, comme le Saint des Saints, comme le cœur de l’homme, un lieu où il faut faire alliance avec soi-même, avec les hommes mais surtout avec ce qui me dépasse et me transcende. Le désert est un espace intérieur à vivre, construire, déconstruire et reconstruire.

Arrivé dans ce village j’avais rencontré le chef de village et lui avais expliqué ma volonté d’aller dans le désert une dizaine de jours pour être dans une solitude accompagnée. Il m’avait conduit à un homme mûr, fier, altier, au regard droit qu’il présentait comme un passeur de désert. Nous avions négocié les conditions du voyage autour d’une grosse pierre au milieu de la place centrale. Chacun avait posé des cailloux pour demander ou offrir, chacun ajoutant ou retirant ses pierres au fur et à mesure pour trouver l’équilibre du troc. Quand ce fut fait, il ramassa mes cailloux, m’invita d’un regard à ramasser les siens. L’accord était scellé et chacun le respecterait comme on respecte un serment prononcé sur un livre sacré et qui engage totalement. Et tout cela dans un silence riche du respect de l’autre. Un silence pour éviter la violence des mots car les mots sont des êtres vivants qui peuvent devenir dangereux si on les trompe.

Le Bédouin m’avait conduit, proche et lointain, présent dans le quotidien et absent dans l’échange de pensées, serf de mon voyage et sire de lui-même. Il m’avait montré des levers et des couchers de soleil à faire pâlir d’envie tout photographe, il m’avait initié au rite des trois tasses de thé brûlant au cœur du désert (la première amère comme la vie, la seconde forte comme l’amour et la troisième suave comme la mort). Il m’avait montré des lieux inconnus pour tout non initié plein de la beauté de l’inutile.

Il m’avait laissé seul dans l’obscurité d’une grotte faiblement éclairée par une anfractuosité et après que mes yeux s’étaient dessillés, j’avais découvert les dessins et écrits illisibles pour un occidental que les ancêtres des ancêtres de ses ancêtres avaient tracés dans la nuit du temps immémorial. Il m’avait fait monter en haut d’une montagne pour que je sente sur ma peau les grains de sable que le vent violent projetait, que je puisse respirer à pleins poumons l’odeur de son pays et livrer au vent les confettis d’un papier où il m’avait fait écrire la veille quelques traits de ma vie. Il disait que ces morceaux de papier seraient les germes féconds de ma vie future. Il m’avait fait traverser

La construction du temple

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Points de Vue Initiatiques N° 159 127

Jean Schollaert

à gué un oued impétueux, où il avait guidé mes pas sur des roches invisibles et stables, pour découvrir sur l’autre rive un chardon rare dont les fleurs éclaboussaient d’un bleu intense l’orangé du sable et le moiré des roches. Il avait allumé à l’entrée d’un sicq un feu de broussailles qu’il m’avait invité à traverser pour parcourir le défilé et découvrir au débouché une pierre sculptée rare de beauté et d’harmonie écrasant de sa splendeur de nombreux cairns laissés par les visiteurs précédents, pierre qu’il appelait le Trésor, pendant dans sa culture bédouine de la Ka’ba, de Stonehenge ou des restes du mur du Temple de Jérusalem. D’un geste il m’avait incité à élever mon propre cairn.

Un cairn se construit avec les pierres qu’on trouve sur place ou sur son chemin, comme la vie qui s’organise au gré et au hasard des rencontres. Un cairn veut transformer de l’aléatoire en intention, oblige à avoir des bases stables et solides pour s’élever et défier les lois de la pesanteur. Il est le symbole du possible entre ce qu’on rêve, voudrait, souhaiterait et ce qu’on élabore, édifie, construit. Le destin semble nous contraindre, nous limiter, nous soumettre à ses impératifs. Mais nous devons rester l’architecte de notre vie et utiliser les matériaux qu’elle nous offre, propose, impose pour construire nos cairns successifs. Nous méritons toutes nos rencontres, il nous appartient d’en trouver le sens, d’en goûter la saveur dans l’instant du renoncement, de les projeter avec humilité dans l’avenir et de les lire avec simplicité.

Dans ce voyage tout me donnait les indices d’une volonté d’un équilibre entre des marques extérieures et mon harmonie intérieure. Mais marques éphémères soumises aux lieux, au vent, aux intempéries, aux passages des animaux ou des hommes, aux aléas des rencontres. Un éphémère semblable à notre vie, à notre

Un cairn, amas artificiel de pierres que l’on trouve sur les reliefs, au sommet des montagnes. Ils remplissent plusieurs fonctions : baliser un sentier, repérer le

sommet d’une montagne, marquer un site funéraire ou célébrer les morts.

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Points de Vue Initiatiques N° 159128

La construction du temple

action quotidienne, à nos volontés changeantes. Mais réel équilibre entre la banalité de la vie et la fulgurance de la quête intérieure. Une construction faite d’intention délibérée, de respect de l’autre, d’harmonie et de sens exprimé. Un Temple qui a transformé du hasard en destin, qui permet d’exprimer le passage entre expérience et conscience puis entre conscience et connaissance, qui permet d’aller du doute au questionnement et du questionnement au sens.

Et j’étais de retour sur la place du village où dix jours auparavant j’avais négocié mon départ en quête de moi-même. Dix jours de solitude, d’émerveillements où à certains moments j’avais touché l’essence, l’unité, l’harmonie totale entre l’univers et moi, entre l’instant et l’éternité, entre ce que j’étais et ce que je voulais être, entre le petit garçon que j’étais resté et l’adulte qui se disait initié. Je réfléchissais sur la nécessité du retour dans le quotidien dans l’éphémère changeant et sur les routes qui s’ouvraient dorénavant à moi.

C’est alors que je vis un petit garçon qui jouait à faire des empilements de pierre, empilements qui s’effondraient régulièrement et qu’il s’ingéniait à refaire. Je restais à l’observer, à m’inquiéter de ses hésitations, maladresses ou audaces. Il choisissait avec attention ses pierres, procédait à des calages artificiels, essayait de trouver des accommodements avec les lois de l’équilibre qu’on peut appeler petits arrangements avec le hasard. Il sollicitait régulièrement du regard un ancien que je n’avais pas remarqué jusqu’alors. Celui-ci d’un battement d’œil lui fit signe de s’approcher, le prit sur ses genoux et d’un geste simple et naturel lui montra comment faire pour élever plus haut son édifice et l’encouragea d’un sourire à persévérer. Ose et tu réussiras, frappe et on t’ouvrira, cherche et tu trouveras, tel était le message implicite que le grand-père délivrait au petit-fils.

Cet aïeul me rappelait mon propre grand-père et en particulier le doigt qu’il me tendait pour marcher en équilibre sur un tronc d’arbre. Le doigt ne donnait pas réellement de l’équilibre mais posait la confiance, permettait de dépasser la peur de l’instant et de se projeter avec sérénité dans l’avenir, si proche étant cet avenir que le pas suivant sur le tronc. Il me rappelait aussi notre rituel d’ouverture qui de questions en réponses permet d’aller du profane au sacré, de l’individu au collectif, du solitaire au solidaire, de l’instant à l’éternité comme le regard de cet aïeul, comme le doigt de mon grand-père.

Et le vieil homme, assis dans un coin de la place, semblait isolé, solitaire, voire esseulé. Mais il avait un œil sur tout ce qui se passait

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Jean Schollaert

sur la place et au-delà sur tout le village. Régulièrement un habitant s’approchait respectueusement, attendait à distance comme pour quémander un instant dans une forme de rituel secret connu d’eux seuls. Si d’un regard le vieil homme donnait une autorisation, l’individu s’asseyait à quelques mètres, lui adressait la parole avec calme et respect, attendait une décision, une approbation ou un choix. Lui écoutait, attentif, proche et distancié à la fois, présent dans l’écoute et absent dans l’affectif, à la fois dans l’instant de la demande et dans l’éternité de la réponse. Quand celle ci avait été exprimée par un regard, un sourire, un geste, l’autre repartait songeur, préoccupé ou satisfait mais on devinait qu’il ne serait venu à l’idée de personne de contester la décision. Forme de justice transpercée par l’élévation de cet homme et par l’amour qu’il dégageait. On percevait qu’il était l’autorité rectrice de cette assemblée, reconnue et acceptée à laquelle chacun se soumettait avec respect et humilité. Et pendant ce temps, le vieux sage ne quittait pas des yeux son petit-fils, attentif à chacun de ses gestes comme s’il voyait en lui son propre avenir. Le passé et le futur unis dans l’instant en ce lieu, belle leçon de vie, d’unité et de soumission.

Cet ancien me rappelait quelques sages que j’ai eu l’occasion de côtoyer au gré de mes pérégrinations de vie :

- Comme le vieux curé du village de mon enfance, qui d’un regard arrêtait une bagarre entre garnements, une dispute entre voisins, une démarche ondoyante vers ce qu’il appelait le péché premier, qui d’un mot encourageait, sanctionnait, mais le mot était juste et faisait grandir celui qui le recevait

- Comme le directeur de l’école de mon enfance vers qui on allait tremblant présenter le cahier de devoirs ou le bulletin de notes, même si on savait que le contenu allait le satisfaire. Il regardait calmement, l’air doucement sévère, hochait la tête, soulignait d’un doigt les points essentiels, disait d’un mot le chemin parcouru et celui encore à parcourir. On redoutait auparavant, on acceptait pendant et on était heureux après.

- Ou encore comme Swamiji qui, avec sa quiétude souriante, nous disait avec bonhomie qu’il fallait douter, d’abord douter et de se rendre compte après avoir agi si ce doute avait été efficace, qu’il fallait accepter les circonstances où nous nous trouvions, en être satisfait et de faire tout ce qui était nécessaire pour en sortir.

Tous ceux-là, et tous ceux que j’ai oubliés, avaient en commun l’acceptation de l’autre dans sa singularité et ses différences, l’oubli

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La construction du temple

de soi et la sagesse de ceux qui ont gravi de nombreuses fois l’échelle de l’expérience et qui sont redescendus parmi les hommes, leurs frères.

Alors là mon voyage a pris sens, j’avais découvert au fond de moi une acceptation entre mon action dans le monde et ma quête intérieure, l’une et l’autre s’enrichissant mutuellement et se complétant harmonieusement ; Mon action s’exerce avec discrétion, humilité et équité, est guidée par mon idéal et mes valeurs, est portée par ma foi en l’humanité, mon espérance en l’homme et l’amour de la vie. Ma quête, que j’appelle parfois mon temple, c’est ma capacité à être simultanément à chaque acte, parole ou pensée l’homme, l’aïeul et le petit garçon. L’homme qui éclaire les autres de son expérience, qui exerce sa charge avec respect et disponibilité, qui est sire de lui-même et serf des autres tout en gardant son identité, sa singularité et ses valeurs. L’aïeul capable de guider, de laisser l’autre libre de ses choix, de lui donner les outils pour conquérir la liberté de parler, penser, passer. Le petit garçon fragile attentif qui attend écoute et présence, qui respecte les traditions et les anciens, qui sait rêver en regardant l’horizon.

Dieu est silence, l’homme est le cri pour révéler ce silence. Et tout ce qu’il bâtit (temples cathédrales, ponts et portes), tout ce qu’il construit (lui, ses enfants, ses traces) tout ce qu’il donne ou reçoit ne sont que des manifestations de ses cris.

Être son propre père et son propre fils en restant soi-même.

C’est peut-être cela construire son temple. n

Petra, Jordanie.

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Le temple est par nature un lieu fermé dont les murs épais repoussent les courants telluriques qui retiennent dans leurs mailles le monde du vivant. Il recrée ainsi un univers propice au passage du plan terrestre aux dimensions verticales qui s’ouvrent vers le ciel. De savantes ouvertures pratiquées dans son enceinte, rendent vivant l’édifice, autorisant la respiration de l’ouvrage de pierre que l’on conduit à la vie, comme on ouvrirait ses chakras.

Car le temple ne peut rester clos comme un tombeau.

Le temple est un hymne à la vie et la vie est circulation, mouvement, passage, ouverture, transformation, mutation, impermanence de tout état et de toute chose…

Franck Martin

Gardien du temple

SYMBOLISME

Gardien du temple, Statue située à l’entrée d’un temple bouddhiste à Bangkok, Thaïlande.

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Gardien du Temple

La fonction première du gardien du temple est celle d’un veilleur, accueillant avec bienveillance ceux qui s’y présentent. Il les prépare à entrer dans un lieu séparé du monde mesuré qu’ils connaissent, et les invite à traverser le miroir qui leur ouvrira les portes de champs infinis. L’importance de son rôle à l’égard de ceux qui patientent à sa porte, justifie que le gardien du temple ait exercé auparavant les plus hautes fonctions sacerdotales ou spirituelles. Il sait lire les intentions pures et décourage ceux qui ne savent pas ce qu’ils font.

Il conduit les néophytes, en les prenant par la main, tout en leur indiquant le départ du chemin qui quitte petit à petit les sentiers familiers pour s’élever vers l’inconnu, vers des sentes qui côtoient des vides abrupts qui peuvent être fatals à qui n’est pas averti.

Ainsi sur le seuil du temple, de bouche à oreille, s’échangent des paroles d’un autre âge communiquées dans un souffle, permettant au gardien de s’assurer de l’élan vital qui doit porter et accompagner chaque pas à l’intérieur du temple.

Tel un être vivant, le temple naît dans la force de ses colonnes comme dans la fragilité de ses points de correspondance entre l’intérieur et l’extérieur, entre le Nadir et le Zénith. Cette faiblesse rend éphémère la présence du Sacré qui advient à sa guise. Il se retire du temple comme les grands prêtres de l’ancienne Égypte effaçaient à reculons la trace de leurs propres pas sur le sable du Naos.

Veillant sur les faiblesses naturelles inhérentes au temple, deux piliers à la porte du couchant, tels deux colosses immuables prennent appui sur la Terre pour soutenir le Ciel et permettre à l’Air de circuler, en insufflant à l’édifice le rythme d’une respiration sacrée.

Ils sont les deux tours de nos cathédrales moyenâgeuses, ou les deux pylônes des temples plus anciens. Ils en défendent l’entrée sur le plan matériel, soutiennent la création et protègent la vie sur le plan spirituel.

Telles les deux Lionnes de la porte de la cité antique de Mycènes, ces deux colonnes sont des gardiennes. Elles assurent le changement d’orientation de l’être préparé à dompter ses instincts pour des pensées nobles, tournées vers la vérité du Principe éternel. Celui-ci est représenté entre les deux Lionnes par cette colonne unique, couronnée d’un chapiteau, qui sous-tend toute vie devenue pleine lorsqu’elle est complétée par la dimension spirituelle à laquelle elle aspire depuis toujours.

Ces deux colonnes sont un appel lointain, une voix dont on reconnaît

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Franck Martin

les accents familiers et qui peut être entendue partout, quelle que soit notre place dans le monde. Ressentir cette filiation permet à chacun d’avancer vers sa propre initiation, en frappant un jour à la porte du temple. Elles y brillent dans l’alternance de leurs rayons blancs et rouges, ceux de la pureté, de l’amour et de la fraternité retrouvés qui les rend sensibles au cœur de tous.

Gardiennes du monde intérieur du temple, elles veillent et rayonnent aussi sur le monde extérieur où nous naviguons sur des mers agitées, souvent poussés à l’errance, contraints de quitter

la terre qui se dérobe sous nos pieds lorsque nous la restreignons à la vision immédiate que nos yeux non encore dessillés, en ont.

À l’entrée du temple de Salomon, (1 Rois VII-21) les colonnes Boaz et Jakin étaient dressées telles des gardiennes du portique du temple qui est le lien entre le monde des hommes et le monde sacré du divin. Ces deux mondes sont des prolongements naturels l’un de l’autre.

Ils engendrent les mêmes êtres dans la faiblesse, le transitoire, l’incertitude puis dans la force, l’impérissable, et l’infini.

Ainsi aucun temple ne saurait être une place forte. Clos, et trop protégé, il ne pourrait remplir son rôle de creuset alchimique où la matière, quel que soit son état, se transforme pour y être sublimée. L’histoire témoigne des outrages portés aux temples qui ne parviennent pas à en détruire le monde des idées, l’essence même de leur raison d’exister. Car dans l’apparente vulnérabilité du temple se trouve aussi sa Force.

Les véritables gardiens du temple savent conserver l’impérissable en leur cœur, là où il est inaccessible à tout profanateur. Ils savent transmettre en tout temps et en tout lieu, aux générations futures, ce

Temple Franklin Roosveltde la Grande Loge de France

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Gardien du Temple

qui constitue la véritable Connaissance véhiculée par les rites et les rituels et au-delà par la Grande Tradition. Elle est un héritage d’une portée supérieure que nous avons du mal à appréhender à notre échelle humaine. Cette connaissance n’est pas le savoir des hommes qui s’apprend, se vole ou s’achète. Elle est un bien héréditaire, que chaque génération d’initiés se doit d’assimiler, d’enrichir de son témoignage, et de transmettre, en le restituant vivant.

Conduit à l’intérieur du temple par le gardien, face aux premiers mystères, l’initié voit en chaque ouverture, en chaque fenêtre, un point vital du temple parcouru par la lumière au rythme de la course du soleil. Celui-ci allonge sur le plan horizontal de la vie humaine, ses ombres qui se déchirent, au-delà de la porte étroite entre espoirs et fatalité.

Il ressent alors que chaque colonne est parcourue par le souffle de l’Esprit, au rythme des puissances psychiques spirituelles qui façonnent l’être dans un étirement permanent, depuis le fond obscur de son individualité jusqu’aux sommets lumineux de sa personnalité.

Ce souffle est celui de la providence qui oriente notre vie selon sa dimension universelle.

Il vient de faire de nous un gardien de notre propre temple intérieur. n

Maquette du temple d’Hérode,

Musée d’Israel.

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iMagES dES CoMPagnonS dU ToUr dE FranCELaurent bastard 1 volume 13x24cm, 286 pages, éditions Cyrille Godefroy, 28 euros.La lithographie a favorisé les gravures compagnonniques autour de 1850. De tirage modeste, elles étaient souvent coloriées à la main. Cet échantillonnage, les diplômes n’y figurent pas, nous informe sur les auteurs, les graveurs et la diffusion de ces images, souvent de grand format, nous offre vingt reproductions de qualité en pleine page. On y trouve des représentations communes au Compagnonnage et à la Franc-maçonnerie qu’il n’est pas toujours nécessaire d’expliquer par un emprunt, on en trouve en effet de nombreux exemples, tels le delta, les colonnes, les outils dans l’architecture et dans l’art religieux. Peu connue, la composition de la planche X de « Guépin cœur d’amour » représente un Christ central à l’ordre d’apprenti, un soleil rayonnant lui servant d’auréole. En dessous, entre les colonnes J et B, une agape rituelle est surmontée par une reproduction, au même format, de la Cène de Léonard de Vinci. Le Christ est manifestement, l’auteur le remarque, inspiré par le frontispice de l’Histoire pittoresque de la Franc-Maçonnerie de Clavel, édité chez Pagnerre en 1842.Le lecteur découvrira, à travers ces images et leur commentaire, des aspects peu connus du Compagnonnage pour lequel une visite, au moins virtuelle :http://www.museecompagnonnage.fr/page-accueil.html, du musée de Tours dont Laurent Bastard est le conservateur s’impose.

Claude Gagne

LIVRES

dirES d’Un FranC-MaÇon de la gLdFJean-Pierre blanc-dunand204 pages – Édition privée (Contact : Journal GLDF)« Nous t’aimons pour la diversité des Frères qui te composent » Ainsi s’adressait Jean Pierre Blanc-Dunand à la loge qui l’avait élu Vénérable Maître. Mais c’est aussi à la Franc-Maçonnerie en général que cet ouvrage posthume s’adresse. La Tolérance mobilisait les maçons du XVIIIe siècle. La Laïcité était le combat de ceux du siècle suivant et la Sécurité des conditions de vie celui des maçons du XXe siècle. Cet ouvrage recueille une série de conférences illustrant les idéaux de Morale, d’intelligence et d’éthique de notre nouveau siècle. L’auteur y parcourt également l’essentiel des degrés du Rite Écossais Ancien et Accepté pour terminer sur la Chevalerie de l’Esprit. Une Chevalerie que Jean Pierre Blanc Dunand a mise en action au service international de l’Obédience et une exemplarité fraternelle par son implication dans les diverses commissions qu’il a présidées depuis plus de 20 ans.

Jacques Carletto

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Points de Vue Initiatiques N° 159138

L’éVEiL SPiriTUEL SUr La VoiE dES SyMboLESJean-Emile bianchiUn vol. de 330 p., 14X21 cm. Ivoire-Clair, 2010. 24 eurosAu sous-titre : Démarche symbolique traditionnelle et spiritualité de rite écossais, la préface de Claude Collin ajoute du Rite Écossais Ancien et Accepté, ce qui précise le sujet.C’est par le symbole, moins restreint que le langage discursif, qu’une véritable méthode de spiritualité qui nous est proposée. Elle permet de découvrir, à travers le temps et l’espace, une unité de nature des civilisations, telle que mise en évidence par Georges Dumézil, René Guénon et d’autres, en incitant à une relecture attentive de la mythologie, des légendes et du folklore. Cette convergence nous fait rejeter la conception très médiatisée, il y a une quarantaine d’années, de l’homme unidimensionnel, sous-animal rapidement disparu et également, celle toujours répandue, par des religions et la nébuleuse qu’on appelle l’humanisme, de l’homme binaire composé seulement, comme les autres mammifères, d’un corps et d’une âme – ce qui anime. C’est l’oubli - sinon le rejet - du spirituel qui a réduit l’homme à une individualité binaire proche de l’animal domestique dont l’activité principale est la fabrication de produits qu’il ne peut acheter pour ceux qui, repus, n’en consommeront qu’une partie. L’homme ternaire – corpus-anima-spiritus – doit être conscient de l’ensemble de ses possibilités. La nourriture spirituelle que l’auteur nous propose est indispensable à la conservation et au développement de ce troisième terme, l’esprit qui distingue l’homme des animaux. La voie symbolique vers la Sagesse qu’il nous montre, aride et caillouteuse, est ensuite jalonnée de roses qui couronnent ceux qui la parcourent avec discernement, courage et persévérance. Pour eux, ce livre agréable et d’une grande clarté est riche en références précises et la table des matières est suivie de l’indispensable index.

Claude Gagne

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LE CabinET dE réFLEXion.de Percy John HarveyÉditions Dervy.Après son remarquable « Janus et l’initiation maçonnique », notre frère Percy John Harvey, membre de la G.L.D.F., entreprend l’étude du cabinet de réflexion, antichambre de l’initiation. Il rapproche ce lieu souterrain, prélude à la lumière, de tous les mythes chtoniens liés au culte de la terre. L’épreuve du bandeau renvoie aux mystères d’Éleu-sis, au labyrinthe de Dédale et aux mandalas bouddhistes. L’abandon des métaux, ce sont les planètes de Pythagore. Le cabinet de réflexion est une caverne, séjour de la déesse Cybèle et objet de la démonstration philosophique de Platon sur l’illu-sion du monde. Il est aussi l’athanor des alchimistes qui pratiquent sur eux-mêmes le grand œuvre et Hermès Trismégiste est appelé en renfort pour en expliquer le contenu symbolique. Mais c’est aussi un lieu qui évoque la pénitence chrétienne, Marie-Madeleine, la femme de Loth. L’initiation se révèle comme une renaissance en esprit, argumentée par l’entretien de Jésus et Nicodème. L’ouvrage comporte de nombreuses illustrations associées à l’alchimie, au tarot et à différents symboles re-ligieux, pour rendre encore plus clair un texte démonstratif à la portée de tous. Phase préparatoire, phase de séparation, l’épreuve de la Terre détermine toute la vie initiatique ; c’est dire s’il est important de la bien comprendre.

Jean-Luc Aubarbier

L’arT royaL ET LE PETiT PrinCEFranc-Maçonnerie et handicapFrancine Carruel et Jean MoreauDetrad Éditeur - 208 pages - 19 €Plus de 101 ouvrages référencés, une vingtaine de livres sacrés cités, autant de Mythes et légendes qui en parlent, sans compter les revues maçonniques et les Constitutions de multiples Obédiences, ainsi que les interviews dédiées de hauts responsables maçonniques font de ce livre une somme sur le handicap. Un travail de bénédictin à la gloire de la Fraternité et de la Tolérance. L’historique des laïcs et des religieux préoccupés par la différence humaine fait ressortir, au cours des siècles, que la barbarie véritable, c’est de ne rien voir- rien dire- rien faire sur ce sujet. Plus encore que l’altérophobie, cette peur de l’autre et de sa différence, le refus d’aborder le handicap relève d’une hypocrisie que les auteurs, eux-mêmes parents de handicapé, ne cessent de dénoncer. Qu’ils en soient, fraternellement, remerciés.

Jacques Carletto

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Bibliothèque de la Franc-Maçonnerie

Percy John HARVEY

Un voyage intérieur

Le Cabinet de Réfl exion

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La daME À La LiCornELE MESSagE iniTiaTiQUE dES TaPiSSEriESPierre PELLE LE CroiSaÉditions Maison de Vie – 2010 – 152 pages – 16 euros - HeptagoneQui ne connaît la « Dame à la licorne », un ensemble de 6 magnifiques tapisseries conservées au musée de Cluny ? Beaucoup d’ouvrages ont été écrits sur elles ; mais peu avec autant de profondeur dans l’analyse. L’auteur, après un bref rappel du contexte historique, symbolique et traditionnel dans lequel s’inscrivent ces œuvres, s’intéresse au message initiatique des tapisseries. Il recherche d’abord dans le langage des fleurs et le symbolisme alchimique des couleurs le fond d’une démarche qui vise à spiritualiser la matière pour « tisser » de nouvelles pensées. Il évoque ensuite le langage des oiseaux et l’échange des « nourritures » entre l’âme et l’esprit, grâce à l’amour. Il s’intéresse enfin aux sens et à la conscience de l’être : entendre (la musique et les arts libéraux), voir (le miroir et l’œil du cœur), connaître et transmettre… Dans cette épreuve de vérité, la licorne est un symbole de pureté. Elle nous montre un chemin de vie : « Il faut que le corps devienne esprit et que l’esprit devienne corps », résume l’ambivalente formule de Roger Bacon. Ce très bel ouvrage sera pour les compagnons une source de riches réflexions (mais le texte, limpide, est accessible au profane). De même, il devrait séduire tout initié ; car il pourra non seulement y trouver une résonance à sa propre démarche, mais également une ouverture sur une approche initiatique trop méconnue : celle qui était proposée aux femmes autrefois, et que l’auteur a su faire revivre si bellement pour nos sœurs – mais aussi pour tous les frères qui savent que le perfectionnement de l’homme passe par la voie de l’humilité.

LE « riTE égyPTiEn » dE MEMPHiS MiSraïMdidier MichaudMaison de Vie – Éditeur - 128 pages – 10 €Hors du labyrinthe de la Maçonnerie égyptomaniaque, l’ouvrage propose un décodage nouveau du miracle Égyptien. Faut-il encenser Cagliostro qui prétendait que « toute lumière vient de l’Orient, toute initiation vient de l’Égypte » ? ou le traiter de vil imposteur ? Les rites d’instruction Italiens de Misraïm doivent beaucoup à l’Ecossisme et au Martinisme. Quant à ceux de Memphis, créés par des exclus de Misraïm ayant essaimé en Belgique, ils devront réduire les 99 grades initiaux aux 33 tolérés par le Rite Français du Grand Orient de France. Où se loge l’initiatique et où transparaît la politique ? Les légendes de Memphis rappellent celles du Chevalier de Ramsay qui irriguent les hauts grades du Rite Écossais. Un puzzle passionnant, à lire avec intuition plus qu’avec les exigences historico-rationalistes d’un émule de Descartes.

Jacques Carletto

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SoUVEnirS dE Mon VéCU aU CaMP dE gUSEn 1georges MarCoUNotre frère Georges Marcou, qui fut notre Très Respectable Grand Maître de 1977 à 1978 puis de 1981 à 1983, s’est enfin résolu à confier à la page blanche et au poids de l’écrit ce témoignage qu’il avait jusqu’ici transmis sans relâche par la parole, accomplissant ce devoir de mémoire qu’ils s’étaient assignés depuis que son ami Emile Valley prononçait le 16 mai 1945 à Mauthausen le serment « Plus jamais Cela ! »Georges Marcou, membre du réseau C.N.D. Castille des Forces Françaises Combattantes, est arrêté à 19 ans, le 10 juin 1942, interné à Fresnes puis déporté à Mauthausen le 23 mars 1943, affecté au camp Gusen 1 du 7 avril 1943 à sa libération le 27 avril 1945. Ce livre est un témoignage bouleversant de ce monde barbare et déshumanisé qu’il a connu pendant trois ans, dans lequel le prisonnier n’est plus qu’une « chose » faible et volatile, à la merci d’une machine qui le broie et des kapos qui s’en font complices. Mais c’est un témoignage encore plus bouleversant de cette sourde et endurante résilience pour conserver, certes les capacités physiques, mais surtout la dignité personnelle, nécessaire à la survie individuelle, résilience qui s’appuiera sur le lien d’amour fraternel réunissant le groupe des « Bordelais ».C’est aussi un témoignage dense, précis et documenté sur ce que furent la déportation et les camps de travail nazis. Ce livre, édité jusqu’ici par l’auteur, mérite de trouver un imprimeur qui en assurera la pérennité.

Louis Trébuchet

TroiS CLéS VErS La ConSCiEnCEJacques FontaineGrancher Éditeur - 216 pages - 16 €L’auteur, consultant en Ressources Humaines travaille dans 3 loges bleues d’Obédiences différentes. L’ouvrage reprend et développe le concept de Franc-maçonnerie libérative déjà esquissé dans sa trilogie de l’Espoir parue chez l’éditeur Detrad. Sont abordées les trois questions essentielles : quel est son contenu ? (quoi ?) quels seront ses buts ? (Vers quoi ?) quelle est sa démarche ? (Comment ?). On perçoit la nécessaire catharsis du « je », la recherche de vérités qui passent par la sagesse et l’altruisme du « moi » pour atteindre à la finalité du « soi ». Enfin, sont revisitées la nature et l’étude du Symbole. Une bibliographie sincère indique la « teinture » psycho-culturelle de l’auteur, proche de la psychanalyse de Freud et de la subtilité de Jung. Le lecteur appréciera particulièrement le glossaire d’une grande clarté et de beaucoup de profondeur. Document que tout Franc-maçon devrait s’approprier avant de commencer l’ébauche d’une planche en loge.

Jacques Carletto

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La Loi inTEriEUrEFrançois rachlineEdition Harmann - Paris 2010 - Isbn : 978 2 7056 7032 0 167 pagesCet essai passionnant nous propose une lecture de la Bible dépourvue de toute référence religieuse, tout en précisant que cette lecture ne prétend pas être la seule. Voilà un sujet qui ne peut manquer de nous interpeller !Nous entrons dès les premières pages dans le vif du sujet qui est de mettre en évidence la construction d’une « éthique de l’intériorité » que le texte biblique invite à promouvoir. Cela conduit l’auteur à étudier la façon dont s’affirme dans l’ancien testament la conscience de soi couplée au principe de responsabilité (chapitres I à V) avant d’aborder la relation avec autrui et les déterminants de la reconnaissance mutuelle (chapitres VI à IX) puis de terminer par la question plus difficile du tétragramme et une brillante conclusion sur l’intériorité. À titre d’illustration quelques lignes de la page 48 qui viennent en conclusion de la réflexion sur Moïse et l’épisode du buisson ardent : « Il [Moïse] craint de cheminer sur le sentier qui conduit à l’indicible de l’homme, de le suivre dans ses méandres, d’arpenter les immensités intérieures sans jamais en voir le bout. Qui sait ce qu’il découvrira au passage ? N’est-ce d’ailleurs pas là une attitude commune ? Ne craignons-nous pas de savoir ce qui bouillonne en nous, de peur d’être submergés, de ne plus rien maîtriser ? »La méthode utilisée par l’auteur est intéressante, car elle fait appel à la fois à la réflexion sur le symbolisme des situations, aux traductions comparées des passages étudiés et à l’exégèse des textes originaux avec de nombreux rappels à la langue hébraïque et à ses subtilités sémantiques. L’approche est originale, car nous sont épargnés les arcanes de l’analyse cabalistique et de la guematria, pour privilégier une approche littéraire voire grammaticale en l’illustrant par des rapprochements avec la langue française pour mieux faire comprendre les subtilités de telle ou telle construction ou interprétation.Tout cela donne cela nous donne un texte certes dense, mais vif, alerte agréable à lire de bout en bout et si on se surprend à relire quelque chapitre, c’est pour mieux s’imprégner de la richesse des développements.

Patrick Caux