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Robert Mandrou Pour une histoire de la Sensibilité In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 14e année, N. 3, 1959. pp. 581-588. Citer ce document / Cite this document : Mandrou Robert. Pour une histoire de la Sensibilité. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 14e année, N. 3, 1959. pp. 581-588. doi : 10.3406/ahess.1959.2857 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1959_num_14_3_2857

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Robert Mandrou

Pour une histoire de la SensibilitéIn: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 14e année, N. 3, 1959. pp. 581-588.

Citer ce document / Cite this document :

Mandrou Robert. Pour une histoire de la Sensibilité. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 14e année, N. 3, 1959. pp.581-588.

doi : 10.3406/ahess.1959.2857

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1959_num_14_3_2857

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Pour une histoire de la Sensibilité

Voici vingt ans bientôt que Lucien Febvke a publié un de ses plus beaux articles : « Sensibilité et Histoire » *, où il invitait de façon si pressante les historiens à faire une place dans leurs recherches et leurs explications aux sentiments, passions ou émotions collectives et singulières des hommes : « Tant que ces travaux nous feront défaut, il n'y aura pas d'his

toire possible. » Publié dans la tourmente (en 1941), son appel n'a sans doute pas eu sur l'heure tout le retentissement souhaitable. Aujourd'hui encore, rémunération serait vite faite des ouvrages qui depuis lors ont fourni quelque élément valable de réponse 2.

L'idée cependant a fait son chemin. Et c'est ce que cette note voudrait souligner. Une place discrète, mais réelle déjà, a été faite, sinon à une histoire systématique de la sensibilité, du moins à l'expression et à la puissance suggestive des sentiments, des émotions, — celles-ci contagieuses, notamment en période révolutionnaire 8. Il y a là un progrès certain. Voici même des ouvrages, des articles consacrés exclusivement ou presque à cette histoire essentielle qui finira bien par acquérir droit de cité, un jour ou l'autre, après l'histoire économique et sociale. Retenons, en tout cas, cet aveu, sous la plume de Marcel Reinhard : « Les structures mentales et les états de sensibilité ont laissé leurs traces et leur empreinte

1. Lucien Febvre, « La Sensibilité et l'Histoire », Annales ďHisloire Sociale, 1941. 2. Citons cependant le Cahier des Annales n° 8, signé Alberto Tekenti, La vis et

la mort à travers Vart du X Ve siècle. L'auteur vient d'ailleurs de reprendre ce propos et de le prolonger, dans une édition italienne (II senso délia morte e Vamore délie vita nel rinascimento, Turin, 1957), dont il sera rendu compte ultérieurement ici. — Lucien Febvkk lui-même à plusieurs reprises est revenu sur la question : citons notamment sa belle note : « Le besoin de Sécurité ; histoire d'un sentiment », Annales, 1956, n° 2, p. 244.

3. Ainsi l'alerte petit récit de la Révolution de 1848 en France (Paris, 1948), par Jean Dautry, fait une large part à la peur des possédants : Georges Lefebvre, dans la préface qu'il a donnée à cet ouvrage, souligne avec soin cette préoccupation de l'auteur (cf. p. 8).

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partout *. » On ne saurait mieux dire. Lente à venir en pleine lumière, l'histoire des mentalités n'en est, sans doute, qu'à ses premières manifestations, pour mille raisons et avant tout peut-être à cause de sa difficulté même : « La tâche est rude, les instruments rares et de maniement difficile » 2, écrivait déjà Lucien Febvre en 1941. A son endroit, soyons donc patients et indulgents.

Voici deux livres sur un même thème, immense à vrai dire : la peur. De Jean Palou, La peur dans VHistoire 8 (complétons tout de suite pour le restreindre, ce titre trop ambitieux : il s'agit de la seule histoire de France contemporaine) ; de Friedrich Heer, Sept chapitres ďune Histoire de la Peur «, voyage, cette fois, à travers le monde et le temps entier de l'Histoire. Parus à quelques mois d'intervalle, ces livres de petit format sont de conception fort différente, mais vont l'un et l'autre de l'avant, sans se préoccuper outre mesure de méthode ou de définition.

Jean Palou s'est attaché à souligner la présence — et la puissance — des peurs collectives dans une histoire somme toute récente : de la Révolution de 1789, et de la Grande Peur évidemment, — jusqu'aux peurs suscitées par la crise de Suez en 1956. La partie proprement historique est précédée d'une longue définition de la peur, individuelle ou collective et d'une évocation — parfois lyrique — des objets de cet effroi : loups, Bohémiens, brigands, pestes, phantasmes les plus divers. Le chapitre substantiel de l'étude concerne la Révolution française : Jean Palou a prolongé, ici, l'étude classique de Georges Lefebvre sur la Grande Peur 8, par des recherches personnelles de détail, en Oisans, en Haute-Vienne, dans les Basses-Pyrénées... Il peut donc plonger à pleines mains dans ses dossiers pour évoquer les formes différentes que prirent les émotions collectives de juillet et août 1789. Et c'est fort bien. Par contre son survol rapide des xixe et xxe siècles est moins convaincant : le choléra de 1832, les Révolutions de 1830, 1848, 1871 défilent à un rythme rapide jusqu'à l'apologue final : après la bombe H. A trop vouloir dire, on court vers des risques évidents. N'insistons pas.

Friedrich Heer s'expose plus encore à ce reproche, dans son essai où, d'une page à l'autre, l'histoire est parcourue en tous sens, dans les

1. M. Reinhard, « Nostalgie et service militaire pendant la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, 1958, n° 1.

2. Art* cité, reproduit dans Combats pour VHistoire, Paris, Armand Colin, 1953, p. 230.

3. Jean Palou, La Peur dans VHistoire, Paris, Editions Ouvrières, 1958, 128 p., coll. « Vous connaîtrez ».

4. Friedrich Heer, Sieben Kapitel aus der Geschichte des Schreckens, Zurich, Max Niehans Verlag, 1958, 164 p.

5. Georges Lefebvre, La Grande Peur, Paris, Armand Colin, 1934, réédité avec des compléments en 1957 au Centre de Documentation Universitaire.

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cadres, il est vrai, d'une étude « logique » : la peur de Dieu ; le peuple maître de la peur ; le mythe de la pureté et de l'Etat totalitaire, etc. L'inquisition, Robespierre l'incorruptible, l'Empereur Frédéric II, Staline, le péril slave, Sade et Sartre ont leur place dans ces sept chapitres allègrement écrits, brodés autour de ce thème, sans jamais constituer l'étude d'un moment précis : disons non pas une étude, mais des variations légères, rapides, — moins solides au demeurant que tel essai littéraire, comme La grande Peur du XXe siècle d'Emmanuel Mounier *.

Beaucoup plus convaincant que ces deux essais, me paraît le bref mais vigoureux article de Marcel Reinhard, auquel je faisais allusion il y a un instant : Nostalgie et service militaire pendant la Révolution. Le Directeur de l'Institut d'Histoire de la Révolution française étudie en quelques pages le mal du pays, tel qu'il a sévi dans les armées de la Révolution, au point d'inquiéter vivement et à plusieurs reprises les chefs de corps et les médecins appelés à soigner cette maladie du moral. Fréquent déjà dans les armées d'Ancien Régime, où il sévissait parmi les recrues victimes des sergents racoleurs, le mal a pris une grande extension du jour où la conscription a été instituée. M. Reinhard montre bien — et c'est là l'important en ce genre de recherches — combien l'étude de ce sentiment doit être serrée de près, dans toutes ses racines et connexions : les médecins, appelés auprès de ces malades que seule une permission pouvait guérir, ont étudié de leur mieux le phénomène. Cependant leurs mémoires ou leurs rapports répondent mal à nos questions. En fait ce sont « des structures mentales, des états de sensibilité, des mœurs et des comportements » qu'il faut mettre en cause, c'est-à-dire reconstruire, pour tenter de rendre compte de cette sentimentalité maladive ; M. Reinhard évoque à ce propos l'organisation des loisirs et des permissions à l'armée, la répartition régionale des nostalgiques, les modalités de leur recrutement, leurs origines sociales. Au total, toute l'histoire sociale entre peu à peu dans le jeu. Une histoire de la sensibilité ne peut être, après tout, qu'une mise en cause de l'histoire saisie dans toute son épaisseur.

Une telle étude exige donc beaucoup de prudence dans son maniement : Marcel Reinhard le souligne à propos d'une lettre de grognard ; il parle à juste titre de la « critique impitoyable » à laquelle il importe de soumettre de tels documents 2. Dans une perspective plus large, ce mal

1. Emmanuel Mounikr, La Grande Peur du XXe siècle, Paris, Ed. du Seuil, 1948. 2. Il s'agit d'un soldat qui pleure la nuit : du moins récrit-il... Plus haut, un capi

taine médit de la montagne savoyarde (p. 2). M. Reinhard note : « Cette attitude à l'égard de la montagne correspond à l'état de la sensibilité à cette époque. » Mais voilà qui ferait déjà l'objet d'une discussion : la montagne chantée par Jean-Jacques était- elle si décriée ?

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des armées révolutionnaires remet en question toute la « sensiblerie » du xvme siècle, telle qu'André Monglond en a reconstitué les mille cheminements dans ses ouvrages sur le préromantisme.

Ainsi, dans ce domaine des sentiments se dessine en filigrane une dialectique entre actuel et révolu, entre structure et conjoncture même si nous appréhendons encore mal cette réalité fuyante, insuffisamment explorée. Ce sont là de difficiles, d'importants problèmes.

Nous les retrouvons, à point nommé, avec le gros ouvrage de M. Louis Trénard : Lyon, de V Encyclopédie au Préromantisme К Profitons de l'aubaine.

Notre auteur a été très conscient de la nouveauté de sa recherche, ce qui l'excuse d'avoir cherché au loin un patronage anglo-saxon... Il aurait pu tout aussi bien remonter par Jean Huizinga et par Burckhardt à l'histoire culturelle de nos collègues allemands, ou invoquer le patronage, qui allait de soi, de Lucien Febvre 2. Mais peu importe la filiation ; ce que L. Trénard identifie sous le vocable d'Histoire sociale des idées ressemble fort à notre histoire de la sensibilité. C'est bien la même recherche, placée sous un autre vocable, plus traditionnel, plus « digne » aussi : car les « idées » sont mieux considérées que les « sentiments » ou les « passions ». L'ouvrage n'en est pas moins une œuvre pionnière vigoureuse, riche de nouveauté.

Cela ne veut pas dire qu'il bouscule tout. Certes non ; il nous convie à revoir un paysage dont nous possédons à l'avance les données et traits essentiels : nous sommes vraiment en pays de connaissance, si je puis, dire : voilà beau temps que les historiens ont été attentifs au rôle décisif de Lyon dans la formation des milieux pré-romantiques, qu'ils connaissent des personnalités représentatives comme Bergasse, Ampère et Ballanche ; de Y Encyclopédie au romantisme, des années 1770 à 1820, c'est un parcours sans embûches, sans révélations. Pourtant il suffit d'ouvrir ce livre pour se plonger aussitôt dans un monde attachant et neuf : de page en page, de détail en détail, le lecteur suit son guide jusqu'à la dernière ligne et se laisse conduire sans rechigner contre un plan difficile à vrai dire, et dont l'échafaudage compliqué a eu grand-peine à enserrer toutes les réalités évoquées à l'appui de la démonstration 3. Tout était connu à l'avance,

1. Louis Trénard, Histoire sociale des idées : Lyon, de Г « Encyclopédie » au Pré- Romantisme, 2 vol., Paris, P.U.F., 1958, 824 p., coll. « Cahiers d'Histoire », n° 3.

2. Du moins cite-t-il Lucien Febvre dans sa communication au Congrès de Litté

rature comparée. 3.' Sous les deux grands titres : tome I, La Philosophie des Lumières ( 1770-1793^, tome II : L'éclosion du mysticisme (1794-1 815^, voici le plan suivi : 1. 1, Le rayonnement lyonnais, les milieux sociaux, enseignement et débats pédagogiques, témoignages de

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mais le voyage s'établit curieusement en pays neuf. C'est son grand mérite.

La valeur de ce livre est dans une méthode, mieux dans une attitude d'esprit, une attention aux petits faits, à leurs connexions, à leurs poids exacts. Les voir de près, les cerner, puis les rapprocher les uns des autres... Louis Trénard s'en est fort bien expliqué dans son avant-propos : la documentation est à la fois inépuisable et très délicate à manipuler ; il écrit : « Tout propos public ou privé, tout article de journal, toute lettre peut trahir le cheminement d'une pensée. Une peinture, un divertissement, une romance peut signaler une interprétation. Un mémoire adressé à l'Académie, un cahier de cours du lycée, une thèse médicale peut indiquer la connaissance d'une théorie économique ou d'une doctrine philosophique... » 1. Donc, faisons attention aux détails, aux signes, au moindre clin d'œil, comme s'il s'agissait chaque fois des plus hautes pensées, des sentiments les plus importants à connaître. « Б faut collecter une copieuse moisson », nous confie-t-il encore. Faisons confiance sur ce point à son zèle. Sa liste bibliographique prouve qu'il n'a rien négligé, ni les sources imprimées, ni les manuscrits.

Assurément, sentiments et idées, en cette époque particulièrement, sont inséparables. D'une série à l'autre, notre auteur s'est plu à accumuler notations, citations, liaisons et échos, toujours rapidement situés et commentés. Tout cela nécessite un doigté, un sens subtil des proportions. Un exemple : voilà un curé de campagne (La Balme, en Dauphine) qui tient son journal et parle hardiment, en 1777 ou plus tard, des portions congrues, de « Voltère », de philosophie : « II y a vingt-neuf ans, écrit-il en 1773, qu'on n'a pas donné la confirmation » 2. Cela ne mérite-t-il pas d'être nettement discuté ? Vingt-neuf ans sans visite épiscopale, c'est tout de même digne d'un intérêt plus grand que la simple citation... Faut-il ne pas accorder plus de crédit à ce curé qui déclare encore, quatre ans plus tard : « La religion ne tient pour ainsi dire à rien. Il n'y en a point parmi les grands ; parmi les petits, très peu. 3 »

culture, les grands courants de pensée, la pensée militante, traditions et aspirations nouvelles, le climat terroriste ; t. II, Les tentatives des idéologues, la rénovation scolaire, la société nouvelle, les conceptions économiques, la formation de la jeunesse, la renaissance spiritualiste, classicisme et romantisme. Ce plan alambiqué n'a pas cherché à épargner les redites : les milieux scolaires à la veille de la Révolution sont contre le latin (p. 92), pour (p. .97), contre (p. 107), etc. ; l'occultisme est défini p. 184, puis dans les mêmes termes, p. 429. Le foisonnement des réalités (et des fiches du chercheur) explique certes ces redites : mais l'index matières a été oublié, ce qui est plus grave.

1. L. Trénakd, 1. 1, p. vin. 2. Id., ibid., p. 69. 3. Ibid., p. 211.

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Regroupant, recoupant ces notations, reconstruisant à partir d'éléments menus, Louis Trénard s'efforce sans fin d'élever cette micro-histoire jusqu'à un langage cohérent. Aussi lui est-il possible de dégager de larges paysages, d'élever le ton de temps à autre, et de lancer une formule qui va loin : « Après avoir condamné le christianisme et rejeté les rites catholiques, la société se passionna pour des lois mystérieuses de la vie, accourut dans les loges ,se livrer à la magie, s'affirma voluptueusement curieuse d'arcanes. » Sans doute sur cet exemple ai-je grossi la méthode, l'ai-je poussée presque à la caricature. Du moins l'ai-je rendue sensible sans trop longs discours : d'un petit fait, passer à un autre petit fait, puis rassembler leurs lumières pour éclairer un assez vaste ensemble. Ensuite reprendre... Il y a là une méthode, un style qui est bien autre chose que l'art d'un conteur.

Ce langage des petits faits et sa grande valeur, ces témoignages, ces voix multiples mettent en cause de proche en proche l'histoire entière de Lyon. Ainsi pouvons-nous sans malice souligner un instant que la méthode aurait pu, ici ou là, être poussée plus loin. Voici d'abord les exigences économiques et sociales des Lyonnais : Louis Trénard enregistre fort scrupuleusement les doléances du corps municipal, du Courrier de Lyon, des négociants en 1789-1790 à propos du prix et de la circulation des grains, du chômage ; de même un peu plus tard, à propos de l'inflation des assignats x : toutes ces lamentations et discussions (Bergasse évoque le système de Law), méritaient d'être mentionnées, étudiées une à une, mais elles méritaient aussi d'être vérifiées, si je puis dire, pour établir leur tonalité, leur poids exact : la réalité du chômage, la rareté des grains, les hausses sur le prix du blé, — autant de faits qui ont laissé des traces dans les mercuriales, dans les comptes des hospices, autant de moyens donc de confronter les réalités d'une part et de l'autre, les déclamations oratoires des consuls, les amplifications des témoins hantés par la crainte de voir réapparaître des fléaux bien connus : la disette, la famine. De même devait-il être possible de prendre la mesure de la reprise des affaires sous le coup de l'inflation en 1791 et 1792. Sans quoi le témoignage brut perd de son poids, ne livre pas toutes ses richesses, et le système des notations multiples se désaccorde un peu. L'histoire des idées s'appuie ici sur les réalités de l'histoire matérielle.

Ceci trop clair peut-être dans le domaine de l'économique, sous le signe commode du mesurable. N'en va-t-il pas de même, — autre exemple — pour la pédagogie ? En 1763, les collèges des Jésuites sont critiqués sans aménité, en des termes qui n'ont pas vieilli : « Les études établies dans les collèges de France se ressentent fortement de la barbarie des temps où elles ont commencé. On exige des jeunes enfants que, dès l'âge le plus tendre, ils s'appliquent à l'étude aride de deux langues mortes

1. L. Trénard, 1. 1, p. 235 et suiv. ; Bergasse et Law, p. 247.

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qui ne sont plus d'aucun usage »... 1 Plus loin viendront d'autres plaidoyers, pour ou contre, que nous écoutons d'une oreille attentive et amusée. Ainsi Louis Trénard essaie-t-il avec audace de lier la pédagogie et les plaintes, les mouvements de l'esprit public : entreprise difficile, car l'organisation scolaire ne suit pas nécessairement (et toujours avec grand retard) l'évolution sociale. Cette double série, cette interaction difficile à établir, à interpréter, a visiblement retenu l'attention de notre auteur : elle figure toujours en bonne place, du début à la fin de l'ouvrage. Ne fallait-il pas, là encore, et dans le sens même de la recherche, confronter ces positions critiques et les réalités soumises à la critique : programmes, horaires, méthodes ? Toucher le sol, là encore.

Assurément, c'est beaucoup demander que de vouloir ajouter à un livre d'une telle richesse et qui compte déjà 800 pages. Louis Trénard a peut-être voulu trop embrasser. Un demi-siècle d'une vie urbaine — et rurale — tourmentée, traversée des angoisses et des rigueurs révolutionnaires, se révèle propice sans aucun doute à l'observation de mutations courtes et brutales, mais s'affirme trop riche pour ainsi dire. Heureusement cet historien lyonnais reconstituant, non pas un, mais plusieurs moments contradictoires de la vie affective et spirituelle de sa ville, a été soutenu dans son effort par quelques idées générales qui lui permettent de conclure au bon moment et de clore son enquête quand il est encore temps. La première de ces clés, c'est sa foi — littéraire, me semble-t-il à son origine — dans une loi pendulaire de l'histoire, une loi des balancements ; la raison raisonneuse du xvine siècle est mère du romantisme : « les encyclopédistes firent surgir par contraste les passionnés », écrit-il en conclusion. Rousseau dégoûté de Voltaire, le mysticisme naissant des décombres de la Fête de la Raison... La seconde clé, c'est presque une méthode d'exposition : c'est l'évocation du « climat », au sens d'atmosphère, pouvant mettre en cause aussi bien l'ambiance rationaliste du milieu encyclopédiste des années 1770, que le climat terroriste de 1793-1794, — ou les envolées mystiques de la fin de l'Empire. Climat lyonnais, climat intellectuel occidental, etc. C'est une notion d'une grande souplesse ; elle ne manque pas plus de vertus explicatives que la loi des contrastes : Faut-il trop y croire ?

Enfin et surtout, — plus importante que les idées précédentes, — s'avère l'explication par le tempérament lyonnais. L. Trénard s'y réfère sans cesse ; c'est le morceau de bravoure de sa conclusion : « Cette cité sombre aux portes du Midi abrite un peuple particulariste et mystique. C'est l'asile du rêve et du réel, du bourgeois " qui ne connaît que la sagesse

1. L. Tbénabd, 1. 1, p. 92.

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rasant la terre, ou bien l'audace allant parfois jusqu'à la déraison ". Sa prudence lui semble de temps à autre lourde à porter, et le Lyonnais se met alors au régime de l'excès accidentel. Le sens pratique gouverne sa vie quotidienne... Mais il est aussi un rêveur... » Cette étude lyonnaise est animée par la foi dans le « localisme lyonnais au sein de la communauté française ». Par là cette histoire lyonnaise serait à rapprocher du beau livre de Robert Minder sur les Allemagnes : il a été écrit pour retrouver « l'esprit, le génie, le caractère », comme dit Montesquieu, de la région lyonnaise et de la ville de Lyon, capitale des Gaules...

A mon sens, la solidité, l'attrait du livre sont plus dans le détail, dans la conjoncture courte que dans les cadres structuraux où l'auteur s'enferme trop volontiers. Mais il n'y a pas de livre sans architecture : celle-ci me semble un peu extérieure, comme un décor de théâtre.

Il y aurait beaucoup à dire encore à propos de ce gros livre : il recouvre le terrain d'études entier d'André Monglond, notre meilleur spécialiste du pré-romantisme ; mais il y a bien plus d'une marge entre les thèses de celui-ci, la place qu'il accorde à la sensiblerie dès avant Rousseau par exemple, — et la reconstitution lyonnaise de Louis Trénard. Lyon, de Г Encyclopédie au Romantisme, c'est encore une esquisse sociale, très différente de celle que tenta naguère Henri Brunschwig, à la recherche du pré- romantisme allemand, en pays prussien...

Contentons-nous de répéter : dans sa tentative pour mettre en cause toute l'épaisseur intellectuelle et sentimentale d'une ville comme Lyon, pendant un demi-siècle, Louis Trénard a fait œuvre de novateur : avec tous les risques, mais aussi tous les mérites d'une pareille entreprise.

Robert Mandrou.

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