Robert Ziegler, « Le Chien, le perroquet et l'homme dans "Le Journal d'une femme de chambre" »

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  • 8/7/2019 Robert Ziegler, Le Chien, le perroquet et l'homme dans "Le Journal d'une femme de chambre"

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    Robert ZIEGLER

    LE CHIEN, LE PERROQUET ET LHOMME

    DANS LE JOURNAL DUNE FEMME DE CHAMBRE

    Connu pour ses voltes-faces idologiques couper le souffle, Octave Mirbeau lancienantismite devenu un dfenseur dAlfred Dreyfus a reconnu, non sans une bonne dose dautodrision,son penchant pour linconsistance palinodique. Souvent les thmes horriblement violents des romansde Mirbeau semblent tre les rsidus thmatiques de ses propres prjugs. Tels des rflexes dont sontravail crateur a permis au romancier de prendre conscience, ils sont dchargs et vacus par letruchement dune criture thrapeutique.

    Des personnages fantasmatiques qui ont occup une place minente dans les romans deMirbeau la mnade rapace, lartiste impuissant, le ploutocrate cynique, le spculateur juif ne sont

    plus lobjet de lantipathie horrifie de Mirbeau une fois quils sont analyss et excrts au cours duprocessus dissociatif de la fictionnalisation. Comme cela se passe au cours dune psychothrapie, lesmatriaux inconscients cessent dexercer leur contrle quand leur forme reconnaissable est assumecomme une consquence de leur verbalisation.

    Cest dans son roman le plus clbre, Le Journal dune femme de chambre (1900), que Mirbeauassigne des positions antipodales aux pulsions agressives et llucidation cratrice. Lespace noir nyest plus occup par une nymphomane telle que la Clara du Jardin des supplices. En crant lepersonnage de Joseph, Mirbeau fait briller une lampe dans son propre inconscient.

    Des personnages comme tapes de son propre dveloppement : Joseph et linstinct

    Plus que dans ses romans prcdents, ladaptation fictive que Mirbeau fait du journal dunefemme de chambre a pour sujet lacte dcrire. Lobjectif le plus vident du journal de Clestineest larvlation de secrets peu ragotants, et le rcit arrache les vtements dordinaire revtus en silence ouorns des euphmismes de lhypocrisie. Les matresses de Clestine, qui appartiennent la classedominante et portent des robes de probit, se voient dpouilles de leurs faux-semblants et exhibesdans leurs vices. Pourtant, alors que le but affich de Clestine est de dcouvrir et de rvler, sonjournal est jug par Mirbeau trop cru dans son dbraill (479). Son texte est encore cribl desombres de lignorance et de linconscience, lacunes qui traduisent son chec dans la connaissancedelle-mme et des autres. Son journal occupe une place intermdiaire entre lincapacit de Joseph expliquer sa violence instinctive et lloquente transparence des explications fournies par Mirbeau, quila rvis.

    Comme je vais tcher de le dmontrer, le livre de Mirbeau fournit une archologie de laconscience de lcrivain : au niveau le plus bas, les pulsions primitives sincarnent dans le personnagede Joseph. Identifiables par leur rsistance la formulation linguistique, les vestiges de sonantismitisme pass, sa misogynie et son attirance pour un mysticisme sensuel sont prts Clestine,qui reprsente un stade intermdiaire de son propre dveloppement. Finalement, la lucidit dont faitpreuve la narratrice de Mirbeau sa capacit exprimer, expliquer et discrditer les prjugsviolents rvle lascendant pris par lidologie progressiste du romancier sur sa conception pessimistede lhomme gouvern par ses instincts.

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    Pourtant en dpit de lvolution de la pense de Mirbeau en matire de psychologie, LeJournal dune femme de chambre atteste de la prennit des convictions anti-utopiennes de Mirbeau.Le roman prsente un continuum, qui va de la spontanit animale de Joseph la clairvoyance desanalyses de lcrivain, et culmine dans ce qui serait un triomphe de la comprhension de soi et de lamatrise de la situation. Cependant, lvolution de Mirbeau lui-mme vers la tolrance sociale et lalucidit sur soi-mme na pas effac sa conception antrieure dune humanit plombe par lgosme et

    lignorance. Il continue de penser quil est impossible desprer parvenir un jour une socit vraimentjuste. Chez Mirbeau, aucun systme politique, aucune uvre dart, ne peut exister dans un tatdquilibre. Ltat de perfection artistique aussi bien que lharmonie sociale de lutopie ne peut queseffondrer rapidement et dboucher sur un puisement entropique. Quand on cesse de consommer delnergie et deffectuer un travail, limmobilit de lharmonie dbouche sur le vide, la pourriture.

    travers la figure mythique de Joseph, dans laquelle linconscient de Mirbeau se transmue enlangage, le caractre impntrable du personnage correspond des convictions tautologiques qui nesouffrent aucune discussion. La glorification, par Joseph, de la tradition, de la hirarchie, de la terre etde lorthodoxe catholique permet de comprendre son attirance pour tout ce qui, ses yeux, estimmuable et peut lui servir de justification. Alors que le roman de Mirbeau est structur selon unordre dtermin par la contingence universelle et textuelle , et a ses fondements dans une originechaotique/anarchique qui prcde [] limposition arbitraire de tout systme gouvernemental(McCaffrey 103), la conception que se fait Joseph dune stabilit anhistorique de la France commepatrie, perptue un ordre qui ne tolre aucune remise en cause et ne saurait bnficier daucuneamlioration. Le monde du dsquilibre conomique et du conflit entre les classes dans lequel Josephest une victime est aussi, paradoxalement, celui dont il sest fait le champion coups de vocifrations.

    En tant quagent thrapeutique de changements sociaux, Mirbeau fonde son criture sur leprsuppos selon lequel tout systme politique, toute uvre dart, nest vraiment acheve qucondition quon en dcouvre linachvement. Chez Mirbeau, la perfection est une imposture qui incitenotre anarchiste mener bataille pour rtablir un tat de fragmentation ncessitant des efforts pour fairevoluer les choses dans la direction approximative dune justice sociale quil sait inaccessible. Lesmatresses de Clestine, qui se prtendent des parangons de bienfaisance philanthropique et desmodles de fidlit conjugale, nous sont prsentes comme des femmes dbauches et dpensires.Tandis quen surface le journal de Clestine vise dtruire le crdit des apparences superficielles, ilillustre aussi la ralit de linstabilit sociale et de linterpntration des classes : les aristocrates sontmoins bien traits que leurs cochers, de riches propritaires terriens sabaissent qumander les faveurssexuelles de leurs domestiques.

    Plus un systme social est articul par une hirarchie sociale et des nuances smantiques, plusest invitable son retour un tat de dsordre indiffrenci . Lhomosexualit, lgalitarisme, laxnophobie, la redistribution de la richesse par des voleurs et des paniers percs tout cela contribue cette tension vers un tat o rgnent limpossibilit dexprimer et luniformit. Dans un ordre social telque celui dont le texte de Clestine nous rvle le caractre factice, les prtentions la lgitimit sontrfutes par la confusion entre le haut et le bas et par le mlange de la sphre prive et de la sphrepublique. Il ny a pas de marqueurs fonctionnels de frontires ou de diffrences sexuelles quand lamatresse de la rue Lincoln transporte un godemich dans son sac en velours , quand une gargouillepriapique est prise par erreur pour une relique sacre, quand un vieux monsieur tout propret semploie enlever la boue des bottines dune femme de chambre.

    Aucun Logos rdempteur nest n de lunion de Joseph et de Mary (comme des matres ontrebaptis Clestine), rien qui nomme et qui, en identifiant, spare et clarifie. Alors quun texte sertnormalement de lampe dissipant les illusions, celui de Clestine est une lumire teinte quand ellesuccombe son attirance pour Joseph, le tortionnairedes oies.

    Cest pendant quelle est au service de M. Georges, le poitrinaire dont lrotisme morbide estembras par son amour pour la posie de Maeterlinck, que Clestine dcouvre pour la premire fois sa

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    vocation littraire. Cest en apprciant le sublime n de soins dsintresss et dune passion quasimentreligieuse que sest produit, explique-t-elle, cet lan vers des chose suprieures [] [elle]-mme . Car cette confiance qui la pousse crire, comme elle le dit, cest M. Georges que je ledois (476). Sans hsitation Clestine est daccord avec le malade pour louer les vers de Baudelaire. Etce ne sont pas les plus cultivs, les plus instruits, qui savourent le plus aisment de telles beauts. Car,pour jouir dune image potique, il suffit davoir [] une petite me toute nue, comme une fleur

    (476). Ce qui est plus incroyable encore que ce que Lucien Bodard appelle le miracle de la femme dechambre transmue en gnie littraire (VII), cest que Clestine fasse de la navet le fondement dela sensibilit littraire.

    Par le truchement de son hrone, Mirbeau tourne en ridicule la prciosit raffine despotastres prraphalites tels que Frdric-Ossian Pinggleton et John-Giotto Farfadetti, qui posent avecleurs masochistes communions dmes et leurs pithalames suicidaires. Le journal de Clestine nest niun pan glorifiant lclosion des narcisses ou le plumage ocell des paons, ni un hymne la saintet dela Liebestod: il clabousse les pervers de la lessive corrosive de la vrit. Nonobstant la reconnaissancequelle manifeste M. Georges, son journal est un acte daccusation charg de prouver, non un texteromantique charg dabsoudre. Pour moi, cest bien simple , crit-elle, je nai vu que du saleargent et que de mauvais riches (402). Dchirant les voiles et arrachant les masques, elle aspire dresser le plus acr des rquisitoires. Elleaccuse les grimaciers et dsarme les charlatans. Linceste, lesaphisme, la pdophilie, le ftichisme : Clestine a rvl par lcriture tous les vices quelle aobservs, et cest pourquoi, quand elle est face Joseph, on est si surpris de la voir incapable desexprimer clairement.

    Clestine et lchec de lauto-analyse

    Reprsentant une tape intermdiaire dans llargissement de la conscience de Mirbeau,Clestine est apparente Joseph pour ce qui est des impressions et des comportements qui rsistentencore lanalyse. Alors quelle fait preuve dune parfaite lucidit quand elle dtecte les faiblesses desautres, elle est beaucoup moins sre delle et beaucoup plus ttonnante quand elle est force desexpliquer sur elle-mme comme si son interprtation delle-mme tait paralyse par sonambivalence lgard de son compagnon de domesticit. ses yeux, Joseph est lindicible, le a, labte, lassassin denfant, il est comme un reflet delle-mme dans son incapacit parler et expliquer.Le personnage de Joseph est comme une caverne quaucune analyse ne saurait sonder. Vous et moi,dans le fin fond de lme, cest la mme chose , lui affirme-t-il (514).

    Le plaisir que Joseph trouve tuer des animaux et sa haine des marginaux, quil stigmatise sousle terme de cosmopolites , rvlent quil est sous lemprise de la pulsion de mort. La pauvret deson expression, la banalit de ses ides, la parfaite et inhumaine neutralit de sa chambre le situent horsdatteinte du langage. En prsence de Joseph, lhabituelle assurance verbale de Clestine fait place dela perplexit : elle reste sans voix ou toute bgayante Alors que dordinaire elle est capable dediscernement et dintuition, elle se rvle impuissante comprendre la brutale pulsion destructrice deJoseph et la fascination quil exerce sur elle.

    Quand elle caractrise Joseph, Clestine met laccent sur la lourdeur de sa dmarche, le poidsdun corps animal qui ralentit sa marche et inhibe lanalyse quelle en fait : il avance comme si, seschevilles, taient souds un boulet et une chane. Redoublant leffet produit par les traits physiques decelui quelle voit, il y a les impressions confuses de celle qui lobserve, et qui, ce faisant, devientsemblable celui qui est observ. Pesant dans ses mouvements, Joseph a un aspect lourd supporter (505) pour celle qui lexamine. Trs pauvre du point de vue lexical, dot dune locutionpeu respectueuse de la grammaire, Joseph est plusieurs reprises prsent par Clestine sous uneapparence de monstre : son cou est un paquet de muscles dur comme en ont les loups (504) ; quand,ne supportant pas les vagabonds, il les chasse du Prieur, elle le compare un dogue flairant et

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    menaant (505). Le vocabulaire rptitif et pauvre de Clestine est alors en harmonie avec cettepuissance musculaire, [] cette carrure de taureau (505).

    En prsence de M. Georges, les mots se sont envols vers un ciel de lyrisme ineffable, sanspouvoir pour autant saisir des choses trop hautes, trop pures, trop impalpables. Mais quand Clestine semeut dans la tnbreuse sphre qui entoure Joseph, le langage senfonce dans des bas-fonds o rgnelimprcision. Ce nest pas en la flattant avec des mots que Joseph la sduit, mais grce ses

    manations de phromones, qui sont la langue des animaux musqus sadressant des cratures enchaleur.Habitue la dextrit langagiredes gens du monde, la psychologie superficielle de Paul

    Bourget, Clestine commence par ne voir en Joseph quun lourdaud, quelque chose dintermdiaireentre un chien et un perroquet (472), elle a appris rivaliser de servilit avec les chiens et imiter lebavardage des oiseaux. Mais en fin de compte cest la brutalit mle de Joseph qui la touche plusloquemment que ne leussent fait les mots desprit et les badinages de ses matres.

    Avec Joseph, le talent habituel de Clestine dissquer les grimaces fait place desquestionnements auxquels elle est incapable dapporter des rponses. Son journal se mue en un miroirqui reflte le visage absent de la femme qui le rdige : Je ne sais comment mexprimer sur lui ,crit-elle de celui qui la fascine (505).

    Lidologie politique de Joseph ne dit rien des solutions apporter linjustice sociale et lexploitation des travailleurs. Inversement, la vision du monde de Clestine est fluide et instable etreflte sa perception dune socit et dun moi dont elle sait que lintgration harmonieuse nest quunepure illusion. Comme lcrit Carmen Boustani : Mirbeau dnonce, en la personne de Clestine, lacondition des domestiques au dbut du sicle, opposant la rvolte qui dmarque les bonnes [] lasoumission des serviteurs de lAncien Rgime, reprsents en la personne de Joseph (75).

    Bien que Joseph soit subversif par ses activits criminelles, il est un farouche dfenseur de lahirarchie et de lordre social, et il se fait sa faon lavocat de la subordination de lindividu auxprtendus intrts de la collectivit. En abdiquant les droits et prrogatives qui vont avec laffirmationde soi, au profit des institutions quil soutient lglise, la race, la nation, la rpartition des rlessexuels , il tend assimiler le caractre inattaquable de sa propre personne un ordre socialimmuable. La conclusion de Mirbeau na pas t perdue pour les lecteurs, qui voient Clestine cesserde rabaisser ses acaritres matresses bourgeoises ds quelle slve socialement leur niveau. Criant son tour des slogans antismites, elle adopte des positions politiques qui sont les plus utiles pour tirerle profit maximal de son petit caf.

    Incarnation des pulsions inconscientes qui se dissolvent lorsquon tche les exprimer, Josephest, au dbut, inapte toute analyse et toute symbolisation. Quand il remplace Clestine commereprsentation des prjugs archaques de lcrivain, ses conceptions en matire de patriotisme,dethnicit et de sexe sont des nigmes impossibles expliciter. Si Joseph, cest lantismitisme, lamisogynie, la bigoterie, et la fascination pour la torture inflige aux faibles et aux dmunis, et siClestine, cest lirrsistible attirance pour ces pulsions, Mirbeau, lui, cest la lucidit da lanalyse, quilui a permis de se dbarrasser de ces sortes de sentiments.

    Lantismite

    En exhibant la banalit de haines les plus intraitables, Joseph professe des formesdantismitisme du mme genre que celui de Mirbeau lpoque o il crivait dans Les Grimaces : parexemple, les strotypes du Juif errant, sans ancrage dans une terre ou une tradition, toujours prt schapper nimporte o avec sa richesse portative, qui sintroduit en tous lieux et contamine tout lemonde grce la sduction de son argent, ses fourberies et ses femmes1. la diffrence de

    1 Dans LInvasion , article du 15 septembre 1883, Mirbeau crit venimeusement des Juifs : Aujourdhui ilsroulent leurs sacs dcus sur nos consciences et nos dignits. Paris sest laiss invahir, puis conqurir par le juif qui

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    catholiques fin-de-sicle tels que Huysmans, dont lantismitisme avait des racines religieuses et quivoyaient dans les Juifs ceux qui avaient mis mort le Christ, des crivains tels que Jean Lorrain ontrpandu des lieux communs sur les Juifs qui accroissent leur richesse grce leurs coups fourrs, etnon par leur travail. Bien que plus tempres, des images de banquiers et investisseurs juifs, capablesde produire de lor avec de lor, apparaissent encore dans des uvres ultrieures telles que La 628-E8(1907), o une connaissance du romancier, le trafiquant de mtaux Weil-Se, pousse lextrme cette

    image caricaturale du Juif comme statisticien faisant trafic des probabilits, qui prend de la matire et,grce son intelligence, la raffine pour en extraire des sophismes et des nombres. Parce que le Juif estatteint de logorrhe, il est dmasqu par les antismites, qui croient que leur sincrit ne peut tre miseen doute et que leur vracit va sans dire.

    Du point de vue de la race, de la politique, du sexe et de la mtaphysique, le monde de Josephest un ensemble compact impermable toute modification. Absolument pas rceptif aux notions deprogrs et de transformations sociales, Joseph rejette la promesse du futur, sattache au prsent et sensatisfait. Les peurs de la castration suscites par lantipathie pour quelque chose que lon peroitcomme incomplet, lintolrance pour des tats de choses imparfaits et ncessitant des amliorations oudes rvisions,dterminent lantifminisme de Joseph aussi bien que son dgot pour le corps des Juifsou leur culture.

    En dpit de ses fulminations et de ses menaces de patriotiques effusions de sang, la rageantismitique de Joseph sexprime conformment une iconographie conventionnelle, quand il sesouvient de chansons antijuives, recueille et distribue des libelles diffamatoires et dcore sa chambredes portraits de Drumont et du pape. Les prjugs de Joseph sont lexpression dune forme dhostilit lart qui se limite distribuer des images et rpter des ides toutes faites, dont le caractrepernicieux est tempr par leur totale absence doriginalit. Cest parce quil est incapable de dcrireles Juifs et dexposer les raisons pour lesquelles des gens les mprisent quil en revient toujours cetteimage prdominante de leurs manuvres sournoises et de leur mimtisme protiforme. Si on peutreconnatre un Juif, cest prcisment parce quil est impossible de le distinguer de tout le monde !Comme il est invisible, explique Sandor Gilman, le Juif nest pas individuellement la cible de violencesphysiques, les perscutions sont dordre gnral. Pour Joseph, cest collectivement quil faudraitliminer les Juifs : Le Juif est attaqu dans son identit religieuse expose Sandor Gilman dansson histoire, dans sa race ; aussi, chaque fois quun Juif est perscut, cest toute sa race qui setrouve perscute travers lui (198).

    Comme Joseph na aucune raison valable de har les Juifs, ils deviennent synonymes de sonchec dans sa tentative pour les identifier. Ils sont des trangers qui mettent la France en danger dans lamesure o on ne peut ni les nommer, ni les voir. Joseph englobe, dans une mme haine, protestants,francs-maons, libres-penseurs, tous les brigands qui ne mettent jamais le pied lglise, et qui nesont, dailleurs, que des juifs dguiss (465).

    Limpuissance de Joseph les identifier a pour corollaire lincapacit de Clestine lesclassifier. Elle a bien entendu dire que les Juifs sont riches, mais elle sait quil ny a que de largentsale, et pas seulement celui des Juifs. On lui a bien dit que les Juifs sont sournois, quils sont pres augain et avares, mais elle trouve quune richesse excrmentielle a galement t accumule dans lesmaisons catholiques (466).

    Lexactitude taxinomique de la diariste qui catalogue les perversions disparat quand Clestinetombe sous lemprise du brutal jardinier. Ce qui la distingue pourtant de Joseph, cest quelle reconnatque son langage est inapte faire sien lantismitisme : Lorsque je minterroge srieusement, je nesais pas pourquoi je suis contre les juifs (466).

    tablissant une relation dhomologie entre les matresses et les femmes de chambre, lesautoritaires et les anarchistes, Mirbeau nous prsente un Joseph qui ressemble par bien des traits au Juif

    lexploite prement : le mle avec la toute-puissance de son argent, la femelle avec la toute-puissance de sa beaut (citpar Michel et Nivet, 166).

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    tratre du mythe : il inspire aussi la confiance, mais profite de linattention et de la tolrance des autres.Joseph sapprte disparatre avec des objets de valeur ayant appartenu la vraie classe dominantequand il chafaude un plan pour voler la prcieuse argenterie des Lanlaire.

    En lien avec laspiration de Joseph tre la fois le Juif et son perscuteur, le bourreau et savictime, il y a la perception quen a Clestine : elle voit en lui un tre paradoxal et mystrieux, qui, linstar des Juifs, est la fois partout et nulle part, sduisant et repoussant, rel et immatriel. Quand

    elle lobserve, de la buanderie, en train de planter des planches de lgumes dans le jardin, il sabolit unmoment, puis se rincarne, il disparat, puis reprend forme : Do vient-il ? Do sort-il ? Do est-iltomb? (506).

    Les intermittences ontologiques de Joseph, le caractre priodique de ses apparitions suivies dedisparitions, sont aussi le reflet des oscillations de Clestine entre comprhension et perplexit. ParfoisJoseph semble avoir le poids que lui prte Clestine dans ses descriptions. Dautres fois, quand il estdralis, il svanouit en mme temps que ses mots elle.

    Bien que le texte de Mirbeau ntablisse jamais catgoriquement la culpabilit de Joseph,Clestine est persuade quil a viol et tu la petite Claire . Alors que dautres peuvent galementtre souponns, son caractre fuyant et sa cruaut convainquent Clestine que cest bien Joseph qui aventr la petite fille. Ses violences sont des promesses non tenues de satisfaction, de trompeusesprmisses de total contentement. Souvent Joseph se sent trahi par les instruments de plaisir oral etsexuel. Sachant que sa faim, une fois rassasie, reviendra invitablement, il continue tourner uneaiguille dans le cerveau dun canard abattu pour le dner, et il a, selon elle, commis un acte de violencegratuite sur une fillette quil laisse morte, expose aux regards, et toute souille.

    Peut-tre les abus sadiques de Joseph rsultent-ils dun utopisme impossible, de lincapacit deraliser le rve de servir un dieu juste et un matre bienveillant, dun dsir de mener une vie stable,davoir ses cts une pouse fidle. La peur de la castration est sous-jacente dans linsistance aveclaquelle il souhaite que tout ce qui existe soit entier et suffisant, et il explose de rage quand il dcouvredes objets incomplets, factices ou phmres.

    Le thme dcisif du ftichisme que Mirbeau prsente dans son roman commence par le portraitsatirique de M. Rabour, qui remplace le phallus maternel manquant par des bottines de femme. Rabourest lannonciateur, sur le mode comique, du silencieux et ruminant Joseph, qui dteste tout ce qui nestpas achev: les Juifs circoncis, quil excre tout en voulant rivaliser avec eux ; la femme, dontlabsence de phallus suscite la fois le dsir et lhorreur ; les animaux, dont la faiblesse autorise laviolence musculaire de la part de celui qui les torture.

    Le ftichiste et le coprophile

    Si Joseph est bien le violeur et lassassin que Clestine voit en lui, sa perversion manifeste uneforme de ftichisme qui consiste substituer lobjet lui-mme leffet produit par lobjet. Le misogyneviolent qui sattaque aux femmes plutt que de dominer ses propres dsirs, ce nest pas lorgasme quilrecherche, mais la srnit qui va de pair avec limpassibilit sexuelle. Avec ses yeux injects de sanget son hideux regard fourbe, lhomme qui prend plaisir torturer mort un animal reste indiffrent auxavances de Clestine. Bien quil prtende avoir faim delle ( Je rve de vous, Clestine, de vous dansle petit caf. Jai les sangs tourns de vous [515]), Joseph fait preuve dun calme terrifiant en saprsence. Ce quil souhaite delle, en ralit, cest quelle mette un terme son dsir delle, quellelimine les troubles qui naissent du dsir et de la frustration, quil retrouve lunit primitive rsultantde la satisfaction et de lradication des dsirs, la sereine immuabilit engendre par la soumission lapulsion de mort. Quand Joseph se regarde lui-mme, ce quil aperoit, ce nest plus un fantochemanipul par des sductrices qui mriteraient un bon coup de couteau. Il se dcouvre lui-mme travers Clestine, quil appelle une femme dordre (512).

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    Avec son vaste chantillonnage de passages relatifs lhygine, le roman de Mirbeau peint laralit sociale de la France de la fin-de-sicle, enfonce sans vergogne dans la salet, les souillures etles vices. Dun autre ct, lutopie de lordre rpressif dont rve Joseph ne peut se raliser que par desactes de violence dirigs contre soi et contre les autres. Le mythe prfr des bourgeois, cest doccuperun univers propre et par consquent hors du temps : Il sagit bien pour la bourgeoisie de se croireimperturbablement immuable, hors du temps, de la chair et du pourrissement, qui constitueraient sa

    perte, et la presseraient de sexaminer[] comme dchet face linexorable cycle naturel (Davoult130).Dun ct, le style mordant de Clestine se complat numrer tous les miasmes des vices

    cachs de ses employeurs successifs. Des images dordures voquent une ralit dchue, o des chosesimmatrielles se rematrialisent, o lhyper-matrialit des choses vient de ce quelles ont t souilleset corrompues. En guise de majestueuse demeure o se cacher, la crasse se voit affecte aux maisonsdes riches : la sale bicoque o il vivent dans la crasse de leur me, le chteau (405). Ces beauxcontenants, amalgams avec leurs contenus dgotants, font dun corps gracieux une cachette pour lavilenie des mes, et dun sac bijoux en velours le rceptacle dun godemich impossible montrer, demme que que lonctueux emballage des mots ne fait quenvelopper des ides dpourvues de toutevaleur. Le journal de Clestine vise ramnager la relation entre les surfaces et les profondeurs, enprenant par exemple un intrieur impur cach par une couche extrieure impntrable et en changeantleurs places.

    Aprs la messe du dimanche, dans la boutique de Mme Gouin, se runissent toutes lesdomestiques du village, et leurs propos dgagent la puanteur de la mdisance. Transformes en anus,leurs bouches sont des robinets que lon ouvre pour laisser scouler les gouts, des actions mprisableset des commentaires mprisants se matrialisent en objets qui puent. Les bavardages des servantescoulent comme un fleuve sale emportant les excrments de leurs matres, les immondices et les dchetsmanant de la boutique de Mme Gouin se mlangent aux insinuations malveillantes dverses par leslvres de ces femmes : Flot ininterrompu dordures vomies par ces tristes bouches, comme dungout (422). Ici encore le journal de Clestine rtablit la mtaphore dans un corps, resitue desabstractions dordre moral dans un lieu auquel elle donne des dimensions et des caractristiques dordrephysique : par exemple, la boutique donne sur une cour humide qui pue la saumure et la fermentation,et leau dgotante qui scoule de lgoutse mue en dgotchez la narratrice (422).

    La richesse des images du style de Clestine vient de lorigine du langage : dans les expriencesconsistant goter, puis avaler. Des mots doux comme du miel rvlent la saveur gustative des objetsquils expriment, alors que les images rpugnantes que lon crache sur le papier sont l pour quechacun puisse les voir. Comme si elle y enregistrait des expectorations de critiques, le journal deClestine atteint le maximum de puissance quand des mots outrageants servent envelopper lecaractre outrageant de laction des autres. Quand certains condamnent Mirbeau et laccusent depornographie, ils confondent le contenu du document lui-mme et les effets de sa publication. De salessecrets nont pas de ralit si un silence complice permet de les avaler, mais quand Clestine exhibe lesdessous peu ragotants de ses matres, la puanteur sen lve encore de la page de Mirbeau.

    Le croyant

    Diffrent de la fonction de ventilation remplie par le journal, o des descriptions crues sontproportionnes la crudit des sujets traits, il y a le caractre vague et dsodoris des idaux exprimspar Clestine. Quand on les relche dans lair, les matires refoules ont une odeur nausabonde.Quand elle ttonne en vain la recherche de croyances dont les origines lui paraissent inexplicables, lestyle de Clestine est neutre, dpourvu de tout parfum et inapte tablir la communication. La foireligieuse, son attachement sa patrie bretonne, ses conceptions romantiques de lamour, son

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    acceptation des normes htrosexuelles, sont autant de valeurs qui ne sont pas justifies et quelle nepeut pas plus exprimer que ses raisons de dtester les Juifs.

    Quand Clestine dcrit ceux qui assistent la messe, quand elle se souvient de son enfance Audierne, quand elle voque sa premire exprience sexuelle avec le chevelu Clophas Biscouille,contrematre dans un sardinerie, son rcit manque dmotion et de distance critique, il est commedtach. Des expriences que lon sattendrait voir susciter lincrdulit ou lhorreur sont rapportes

    dans un style dbarrass de tout affect. Lhabituelle clairvoyance de Clestine se limite alors notertranquillement sa propre incomprhension.Des transports thrs, soutenus par des hymnes et des homlies : la religion de Clestine est

    une forme desthtisme sentimental. Lglise est un endroit o lon a un maintien propice lamditation et o lon jouit dune euphonie propice la prire, cest un refuge loin des aspects sordidesde la servitude domestique. Le journal de Clestine ne mentionne ni Dieu, ni dogme, ni aucuneprescription sur ce que devrait tre le comportement dun bon chrtien. Elle naspire aucun paradis etna apparemment aucune peur de lenfer. Comme Joseph, qui remplit sa chambre dun bric--bracantijuif fabriqu en masse, Clestine dispose son crucifix en cuivre, sa statue de la Vierge en porcelaineet des bondieuseries quelle place ct dautres petits bibelots et des photographies de monsieurJean (400).

    Dans ses premiers romans, nombreuses sont les crtiques que Mirbeau adresse la religion entant quanalgsique moral. La houle ocanique de la musique dorgue suscite des effusions mystiques,qui transportent les croyants loin du domaine o sexerce lesprit critique extases spirituelles qui secaractrisent par linaptitude du langage les accueillir. La mise en accusation du catholicisme nerepose pas seulement sur son caractre rpressif. Mirbeau critique aussi la dissolution de lindividudans la stupide batitude de la communaut, la disparition des facults danalyse de lhomme dans uneliturgie et des rites qui contribuent mousser la conscience des vritables maux sociaux et politiques,alors que la religion prtend lever lhomme jusqu un niveau de conscience suprieur et lui permettrede connatre des expriences ineffables et inexplicables rationnellement. De mme que lamour oulantismitisme, la foi est quelque chose que lon ne peut dire.

    Lutilisation que Mirbeau fait de ses romans afin dexorciser linfluence de la religion, quilconsidre comme un moyen de conditionner les comportements et de contrler les mes, estparticulirement vidente dans son vocation de llve Sbastien Roch : ravi par la musique etintoxiqu par la prire et la posie, il subit un lavage de cerveau de la part du pre de Kern, son matredtudes jsuite, qui en profite pour le violer. On la voit aussi quand labb Jules du roman homonymednonce la religion qui pervertit les impulsions naturelles de lhomme en prconisant lasctisme et lachastet. Pourtant les personnages de Mirbeau restent sensibles au message consolant de la religion, son enseignement apaisant, la pompe de ses spectacles resplendissants, limpermabilit de sadoctrine toute approche rationnelle. Quand Mirbeau prtend avoir complt ou corrig le vritablemanuscrit de Clestine, cest afin de mettre en ordre et de clarifier des sensations et motions que sonhrone est bien en peine de comprendre : On aura beau faire et beau dire, la religion cest toujoursla religion (415).

    Le misogyne

    En ce qui concerne la misogynie du romancier, il suffira de rappeler la faon dont il acaractris Juliette Roux dans Le Calvaire, ou celle dont le peintre Lirat reprsente les femmes : desgoules, des ogresses la poitrine flasque, aux joues carmines et aux lvres rougies. Il y a aussi leportrait, plus nuanc, de Clara dans Le Jardin des supplices, crature hybride dont la sexualit participede la luxuriance des parterres de fleurs irrigus de sang et dont la fascination pour les supplices rvleson admiration pour le caractre purement instinctif des btes.

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  • 8/7/2019 Robert Ziegler, Le Chien, le perroquet et l'homme dans "Le Journal d'une femme de chambre"

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    luisants et de banales images pieuses. la diffrence du mystre farouchement gard dun criminel encavale ou dun repaire de pervers, la chambre de Joseph nest quune annexe pour le jardinier, unepetite chapelle, et un muse consacr un nationalisme inarticul (McCaffrey 502). Avec ses mots,qui sont aussi silencieux que le sujet quils expriment, le texte de Clestine est comme un espace noirdans la conscience de la diariste. Dcidment, crit-elle, Joseph communique tout ce quiltouche son impntrabilit Les objets quil possde sont muets, comme sa bouche, intraversable

    comme ses yeux et comme son front (591).Vers la fin, lacuit de la perception de Clestine est mousse par sa passion et sa complicit.En dcouvrant par exprience que Joseph est la fois tout et rien, elle cesse de faire leffort deregarder, de douter de ce quelle voit et denquter : la religion, cest la religion, et la sexualit, la faonde saimer gentiment. Le texte de Clestine suggre que les domestiques ne sont pas pluscomplexes que leurs matres.

    Une des connaissances de Clestine, un nomm William qui sy connat parfaitement enchevaux, avait le chef couronn dun chapeau refltant le spectacle mouvant du ciel, la beautchangeante du monde et les objets passant sa porte. Le couvre-chef de ce William est comme unetoile parfaite, il reprsente limpossibilit de lart saisir la simultanit et le caractre transitoire detoutes choses : Oh ! les chapeaux de William, des chapeaux couleur deau profonde, o les ciels, lesarbres, les rues, les fleuves, les foules, les hippodromes se succdaient en prodigieux reflets (630).Tout luisant du lustre confr par la sueur recueillie sur le front du valet de William, le chapeau est lachose manquante, le ftiche magique qui rtablit la compltude. Capable de nier lincontestable ralitde la perte, il ramne le domestique lutopie, llevant au-dessus de son statut de chien ou deperroquet.

    Le plan de Joseph pour voler largenterie des Lanlaire et lhuilier Louis XVI a pour objet dechtier les privations que simpose la classe des matres, tout en rcompensant, en termes de richesseset de vengeance, ceux qui se sont affranchis. Comme tous les phnomnes qui transcendent larationalit et lintrt personnel, la criminalit participe de la transgression du sacr. Au mme titre quela sexualit et que lantismitisme, elle touche Clestine au niveau des instincts : son attrait estimpossible exprimer, comme elle lcrit gauchement : Je ne sais comment exprimer cela, [] ceque je ressens ninfluence, nexalte que ma chair Cest comme une brutale secousse, dans tout montre physique (655).

    Le vol ne constitue nullement laffirmation politique dun galitarisme social. Il nexprime pasdavantage une atteinte la hirarchie des classes ou linjustice sociale. En revanche, il inverse lacorrlation existant entre lattirance rotique de Clestine et le recours des objets vols pour financerlacquisition du petit caf de Cherbourg. La dnonciation des Juifs par Joseph et les slogans militaristesquil hurle napparaissent plus comme lexpression de son inconscient, mais comme une stratgievisant amener des clients. Comme Clestine qui revt un petit costume aguichant (664) Joseph fait des professions de foi nationalistes afin de bien tablir sa rputation de possdant. Chez lui,la puret idologique de sa nave bigoterie sest transmue en un vulgaire opportunisme dhommedaffaires : Et il ny a rien comme le patriotisme pour saoler les gens , note-t-il avec insistance(666).

    Cest comme si, la fin du journal de Clestine, dans son lucidation de sentiments longtempsrefouls, le mystre dune violence pathologique, le prestige du vritable Mal, avaient rapetiss etnapparaisaient plus que comme de mprisables manifestations dun matrialisme purement goste. Letortionnaire danimaux, lventreur de petites filles, perd la grandeur du monstre quand on ne voit plusen lui quun faiseur. Lanalyse rationnelle, laquelle se livre Mirbeau, ramne ltre diabolique etimpressionnant au niveau dun vulgaire escroc.

    Lobjectif thrapeutique du roman de Mirbeau nest pas dexorciser ses dmons, maisdexplorer les nvroses quil projette sur ses personnages et de rduire en consquence les symptmesdont ils tmoignent. Le personnage terrifiant qui a exerc une attraction magntique irrsistible nest

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    plus quun pouvantail qui ne fait peur qu ceux qui ne comprennent pas ce quils ressentent. SiJoseph est le corps instinctif qui chappe lexpression verbale, et si Clestine est un ensembledmotionsconflictuelles, Mirbeau, lui, est celui qui diagnostique et rsout les problmes poss par sonpropre texte.

    En ce sens, Le Journal dune femme de chambre suit le chemin habituel aux romansnaturalistes, qui retracent lhistoire dun personnage dont le dsordre vient de ce quil est diffrent, et

    qui entendent prcisment traiter cette anomalie. Le texte fournit une tiologie du mal, qui letransforme en une simple maladie, dont la thrapie marque la fin de lhistoire. Le livre de Mirbeauretrace le mouvement qui va du primitivisme la raison, et de linconscient, sous la forme de laviolence sexuelle, lexamen conscient de ces pulsions, dont la comprhension permet lcrivain desen rendre matre et de les contrler

    Cependant, lesthtique anarchiste de Mirbeau est brouille avec le dogme de la thorienaturaliste et rejette le recours une mthode de diagnostic qui aboutirait une homognit sociale, cequi crerait un monde fade et intolrant, o rgneraient la soumission et lgosme.

    Le but de Mirbeau dans son roman nest pas de vider linconscient. Son projet est dexprimer,non de purger, de sorte que de porter au grand jour des secrets ne suffit pas les liminer. Sil est vraique Mirbeau entretient des aspirations humanitaires et souhaite des rformes sociales, il savrequelles impliquent lassimilation des gens des tres dots de la capacit de sexprimer, etlautorisation qui leur serait reconnue de proclamer quune vie instinctive est saine.

    Les animaux que mentionne explicitement Mirbeau sont connus pour tre utiles aux gens. Leschiens, par exemple, qui servent de mtaphores zoomorphes pour dsigner des domestiques, sontapprcis pour leur servilit. De mme les perroquets, parce que ce quils disent est dpourvu de touteoriginalit et de toute pense Le capitaine Mauger, qui fait montre dune arrogance propre aux espcesdominantes, essaie dliminer laltrit en sassimilant des animaux rares quil dvore. Dans le dernierroman de Mirbeau, Dingo (1913), le chien sauvage tient son prestige de sa rvolte : loyal, mais nonobissant, Dingo nest pas un simple pigone de son matre.

    Des domestiques qui cessent de remuer leurs queues et de faire des courbettes, qui renoncent rpter comme des perroquets la langue de ceux qui les oppriment, sont capables de reconnatre laplace qui leur revient dans la socit et de semparer du pouvoir.

    Pas plus capables de rfrner leurs apptits que les tres gouverns par leurs instincts, leursfemmes de chambre ou leurs valets de pied, les riches affectent un narcissisme moral, et ils sefabriquent un personnage public qui nest en fait que mensonge et mirage. Les fautes et les hainesquils suscitent, ils les projettent sur des boucs missaires : les jeunes femmes, les cosmopolites, lesincroyants et les trangers. Le roman de Mirbeau constitue un argument pour jeter de la lumire dans lagrotte de linconscient, et il montre que le mal que lon dissimule en le rejetant loin de soi rsulte enralit dun ajustement dfectueux qui se trouve en soi. Une fois que le monde est vid de sesinfluences perverses, il ny a plus que des sujets malheureux.

    Le message positif du roman, cest que la violence peut tre surmonte par lanalyse des racinesinconscientes des comportements antisociaux. Vritable bte humaine, ou dmon intrieur qui assouvitsa vengeance en faisant des ravages dans les vies des gens, Joseph perd son pouvoir une fois que ceuxquil domine russissent le comprendre. Cependant la vnalit, une connaissance de soi mal adapte,peuvent facilement lemporter sur la lucidit claire. Alors quil est trop dsabus pour continuer decroire la perfectibilit des tres humains, et trop sceptique pour entretenir lillusion dune socitutopique compose dindividus ayant confiance en eux-mmes, Mirbeau a vu quil y avait une chancedamliorer la sant et la dignit des gens en leur faisant adopter une rgulation de leurs instincts par ladiscipline et la sobrit Son rcit sachve sur limage de victimes qui reproduisent les mmesinjustices dont elles ont pti et sinclinent devant le dieu argent . Pour pouvoir chapper au cycle delexploitation et de la soumission,on doit embrasser la totalit de ce quon est, oublier toute honte et

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    prendre confiance. Lhomme de lavenir est un animal parfaitement lucide sur son propre compte, dotdintelligence et de force.

    Robert ZIEGLERUniversit du Montana

    (Traduit de langlais par Pierre Michel)

    uvres cites :- Bodard, Lucien, Prface du Journal dune femme de chambre, Livre de Poche, 1986, pp. V-XII.

    - Boustani, Carmen, LEntre-deux dans Le Journal dune femme de chambre , CahiersdOctave Mirbeau, n 8, 2001, pp. 74-85.

    - Davoult, Gatan, Dchet et corporalit dans Le Journal dune femme de chambre (Quelquesremarques) , Cahiers Octave Mirbeau, n 11, 2004, pp. 115-137.

    - Frosch, Stephen, Freud, Psychoanalysis and Anti-Semitism , The Psychoanalytic Review93. 3, juin 2004, pp. 309-330.

    - Gilman, Sander, The Jews Body. New York: Routledge, 1991.- McCaffrey, Enda, Le Nationalisme, lordre et Le Journal dune femme de chambre ,

    Cahiers Octave Mirbeau, n 7, 2001, pp. 99-105.- Michel, Pierre, Octave Mirbeau philosmite , Cahiers Octave Mirbeau, n 6, 1999, pp.

    207-213.- Michel, Pierre, et Nivet, Jean-Franois, Octave Mirbeau - LImprcateur au cur fidle. Paris:

    Sguier, 1990.- Mirbeau, Octave,. Le Journal dune femme de chambre, in uvre romanesque, tome II, .

    Paris, Buchet/Chastel, 2001.

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