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LES CLASSIQUES / CLASSICS En 1949 Maxime Rodinson (1915-2004) publiait, dans la Revue des Étu- des Islamiques, son article “Recherches sur les documents arabes relatifs à la cuisine”, inaugurant ainsi un nouveau chapitre des études sur les cul- tures de l’Islam classique. Cet article, en effet, signalait non seulement l’importance d’un thème dédaigné jusqu’alors (du moins par l’orientalisme européen, puisqu’il faut se rappeler les travaux pionniers de Habib Zayyat sur ce sujet, publiés dans la revue libanaise Al-Mashriq), mais établissait aussi les fondements méthodologiques des recherches futures sur l’histoi- re de l’alimentation dans le monde islamique. L’article de Rodinson, que Food and History reproduit dans ce numé- ro, parut vingt ans après les “Recherches”, mais il reste, comme le pre- mier, d’une grande actualité. Les données bibliographiques doivent, cer- tes, être actualisées, mais l’originalité et la rigueur de la recherche demeu- rent intactes. De son propre aveu, Rodinson s’est intéressé à la “cuisine moyen-orientale” sous l’influence de son maître Marcel Mauss, qui insis- tait beaucoup sur l’importance des techniques et sur leur étude. Cet aspect Cet article a été publié une première fois en 1971 (Maxime Rodinson, «Les influences de la civilisation musulmane sur la civilisation européenne médiévale dans les domaines de la consom- mation et de la distraction: l’alimentation», Convegno Internazionale (9-15 aprile 1969) Oriente e Occidente nel medioevo: filosofia e scienze, Accademia Nazionale dei Lincei, Roma, 1971, pp. 479- 499. Nous remercions l’Accademia Nazionale dei Lincei pour son aimable autorisation. journals.brepols.net - Downloaded By Peter Scholliers - IP Address : 84.194.142.35

Rodinson, Maxime, Les influences de la civilisation musulmane sur la civilisation européenne médiévale dans les domaines de la consommation et de la distraction_l’alimentation,

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le texte fondateur des études sur la cuisine arabe médiévale, réédité par food & history

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LES CLASSIQUES / CLASSICS

En 1949 Maxime Rodinson (1915-2004) publiait, dans la Revue des Étu-des Islamiques, son article “Recherches sur les documents arabes relatifsà la cuisine”, inaugurant ainsi un nouveau chapitre des études sur les cul-tures de l’Islam classique. Cet article, en effet, signalait non seulementl’importance d’un thème dédaigné jusqu’alors (du moins par l’orientalismeeuropéen, puisqu’il faut se rappeler les travaux pionniers de Habib Zayyatsur ce sujet, publiés dans la revue libanaise Al-Mashriq), mais établissaitaussi les fondements méthodologiques des recherches futures sur l’histoi-re de l’alimentation dans le monde islamique.

L’article de Rodinson, que Food and History reproduit dans ce numé-ro, parut vingt ans après les “Recherches”, mais il reste, comme le pre-mier, d’une grande actualité. Les données bibliographiques doivent, cer-tes, être actualisées, mais l’originalité et la rigueur de la recherche demeu-rent intactes. De son propre aveu, Rodinson s’est intéressé à la “cuisinemoyen-orientale” sous l’influence de son maître Marcel Mauss, qui insis-tait beaucoup sur l’importance des techniques et sur leur étude. Cet aspect

Cet article a été publié une première fois en 1971 (Maxime Rodinson, «Les influences de lacivilisation musulmane sur la civilisation européenne médiévale dans les domaines de la consom-mation et de la distraction: l’alimentation», Convegno Internazionale (9-15 aprile 1969) Oriente eOccidente nel medioevo: filosofia e scienze, Accademia Nazionale dei Lincei, Roma, 1971, pp. 479-499.

Nous remercions l’Accademia Nazionale dei Lincei pour son aimable autorisation.

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technique, d’un interêt incontestable, ne saurait cependant s’expliquersans le recours aux contextes historique et sociologique. La littérature gas-tronomique en arabe, si abondante et riche, devient ainsi un témoignageinestimable sur les comportements des élites urbaines et des cercles aris-tocratiques pour lesquels la consommation des produits de luxe est unsigne nécessaire de prestige.

Dans cette double démarche, Rodinson insérait une formidable érudi-tion et de vastes connaissances linguistiques qui lui permettaient demanier une trentaine de langues. Son goût pour retracer “les voyages desmots” entre cultures se retrouve dans les études qu’il consacra auxemprunts de mots arabes dans les livres de cuisine européens du MoyenÂge, dont quelques exemples sont donnés dans l’article réproduit ici. Laprésence de ces mots constituait, pour Rodinson, un témoignage précieuxdes contacts culturels entre les deux rives de la Méditerranée, desemprunts et des échanges entre chrétiens et musulmans.

Si aujourd’hui l’histoire de l’alimentation en pays d’Islam a acquis seslettres de noblesse dans le monde académique, on le doit surtout à MaximeRodinson, qui sut déceler la valeur du sujet pour la connaissance des ryth-mes sociaux et historiques, en lui apportant un cadre méthodologique etscientifique encore valable.

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1 GEORG JACOB, Der Einfluss des Morgenlandes auf das Abendland vornehmlich währenddes Mittelalters, Hannover, 1924.

2 H.A.R. GIBB, The influence of Islamic culture on medieval Europe, «Bulletin of the JohnRylands Library», 38, 1955, pp. 82-98; A. ABEL, Le problème des relations entre l’Orient musul-man et l’Occident chrétien au Moyen Age, «Annuaire de l’Institut de philologie et d’histoire orien-tales et slaves», 14, 1954-57, pp. 229-261. Cfr. Plus spécialement R. LOPEZ, Les influences orien-tales et l’éveil économique de l’Occident, «Cahiers d’histoire mondiale, vol. 1, n°5, janvier 1954,pp. 564-622.

Maxime Rodinson (†)

Les influences de la civilisation Musulmanesur la civilisation Européenne médiévaledans les domaines de la consommation et dela distraction : l’alimentation

L’influence de la civilisation musulmane sur la civilisation européenne est unfait reconnu depuis fort longtemps. Des catalogues de traits culturels emprun-tés ont été dressés, par exemple de la façon la plus savante dans le petit livrede Georg Jacob en 19241. Des colloques comme celui auquel nous partici-pons ont pour but d’augmenter, de corriger et de préciser les listes établiesainsi que de mieux définir les circonstances historiques qui ont accompagnéet conditionné ces emprunts.

Les emprunts d’idées et de techniques philosophiques ou scientifiquessont des emprunts culturels comme les autres. Ils se situent dans un vasteensemble de relations entre deux civilisations. Les lois ou constantes quigouvernent les relations de ce genre, avec emprunts de traits culturelsdans un sens ou dans les deux sens, ont fait l’objet de nombreuses études,réflexions et ébauches de théorisation de la part des sociologues et destechnologues ou anthropologues. Il s’agit, en effet, d’un problème sociolo-gique ou ethnologique. En ce qui concerne les relations des civilisationsmusulmane et européenne occidentale au Moyen Age, seuls à ma connais-sance Sir Hamilton Gibb et M. Armand Abel ont essayé de situer les faitsparticuliers dégagés par les historiens et les philologues dans uneréflexion de cet ordre2. Pourquoi y a-t-il emprunt, pourquoi se fait-il dans

Food & History, vol. 3, n° 1 (2005), pp. 9-30

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ce sens, pourquoi voit-on opérer ce processus à telle époque et non à telleautre, pourquoi touche-t-il de préférence tel ou tel domaine, pourquoi a-t-il telles ou telles limites, pourquoi l’assimilation des emprunts par la civi-lisation emprunteuse suit-elle tel ou tel cours? Telles sont les principalesquestions qui sont discutées et sur lesquelles il y a un grand intérêt à pour-suivre la discussion, toujours sur la base de faits solidement établis.

Je ne chercherai pas ici à entamer une discussion de cet ordre. J’indiqueraiseulement que le domaine, souvent négligé, des emprunts techniques enmatière de production et de consommation se prête peut-être mieux que ledomaine des emprunts dans la sphère idéelle à cette étude théorique. Lesemprunts techniques forment en effet un ensemble où opèrent plus visible-ment des facteurs de masse, des facteurs collectifs et sociaux que dans lasphère idéelle où l’activité individuelle, d’apparence contingente, paraît, àpremière vue du moins, déterminante.

Le domaine de consommation – si difficile qu’il soit de le séparer stric-tement du domaine de l’acquisition et de la production – constitue unecertaine unité. C’est le domaine où on constate immédiatement la satis-faction des besoins. La formation des besoins, leur différenciation, l’ac-quisition de nouveaux besoins suivent des règles communes dans unelarge mesure. Plus une société humaine dispose d’un surplus de capacitésproductives au delà de ce qu’exige la satisfaction élémentaire des besoinsfondamentaux, plus elle s’applique à consommer de façon complexe et raf-finée. Elle satisfait ainsi un autre besoin, le besoin esthétique au sens leplus large, le besoin de plaisir et de joie. Dans la distraction et le jeu,comme dans l’art qui dépasse le stade décoratif, nous avons affaire à lasatisfaction de ce besoin esthétique sous une forme pure, détachée desautres besoins. La consommation est le domaine où la satisfaction d’unbesoin quelconque s’accompagne (ordinairement dans les sociétés déve-loppées) de la satisfaction du besoin esthétique, du besoin de plaisir gra-tuit et de joie.

L’emprunt culturel est d’abord l’emprunt d’un besoin où, si l’on veut,d’une forme particulière de satisfaction d’un besoin. Deux sociétés peu-vent se trouver en présence – par contiguïté ou par interpénétration – sansqu’il y ait emprunt culturel dès lors qu’il n’y a pas volonté ou possibilitéque l’une emprunte un besoin à l’autre.

La civilisation chrétienne occidentale a fait des emprunts culturelsnombreux à la civilisation musulmane à partir d’une certaine date parcequ’à son contact elle a conçu de nouveaux besoins ou a éprouvé le désir desatisfaire ses besoins selon de nouvelles modalités.

On peut éprouver un nouveau besoin quand on a la possibilité d’em-prunter un modèle permettant d’ajouter aux satisfactions déjà recherchéestout en restant dans le cadre du même ordre de satisfactions. Ainsi on peut

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ajouter aux aliments déjà consommés des aliments nouveaux et, pour cela,entreprendre de les obtenir par échange ou de les produire sur place. Onpeut ajouter aux méthodes de connaissance du réel, aux techniques scien-tifiques, si la recherche d’une connaissance approfondie du réel est déjà àl’ordre du jour dans la société emprunteuse ou si rien ne s’oppose à l’a-doption de ce besoin lui-même. On peut emprunter un nouveau jeu s’ilpermet d’accroître les modalités de satisfaction du besoin de loisir et deplaisir.

Il y a cependant des obstacles à cet emprunt de nouveaux besoins. Celapeut se produire, entre autres cas, si le nouveau besoin ou la nouvellemodalité entrent en conflit avec les grandes tâches de la société emprun-teuse ou la façon dont elle en a institutionnalisé l’accomplissement, avecle fonctionnement des institutions qui maintiennent son organisation, avecles modes de satisfaction des besoins, les modes de consommation déjà envigueur, lorsqu’ils sont canonisés, sacralisés par l’idéologie. L’empruntpeut alors être repoussé. Pourtant, s’il satisfait de façon vraiment supé-rieure un besoin ancien, si la modalité proposée à l’emprunt apporte vrai-ment des satisfactions très recherchées ou supérieures à ce qu’offrent lesmodalités anciennes, il peut y avoir lutte par le canal de l’individualisme.Les individus peuvent résister à la pression sociale, diffuse ou organisée,et finir par imposer l’emprunt à la société dans son ensemble, à vaincre larésistance, surtout si l’on peut trouver des façons d’adapter l’emprunt àl’ensemble du fonctionnement de la société emprunteuse et de son idéolo-gie. L’emprunt susceptible de modifier cet ensemble est d’autant plus aisé-ment accueilli que ces possibilités de conflit passent inaperçues, qu’il estconsidéré comme neutre du point de vue des valeurs de la société quiemprunte.

Un rôle important est joué par le prestige de la civilisation à laquelle onemprunte. Une civilisation est d’autant plus auréolée de prestige qu’elleest objectivement supérieure du point de vue culturel par le nombre et ladiversité des biens qu’elle produit, des besoins qu’elle satisfait, que lasociété qui la porte est puissante, forte militairement et politiquement, cequi semble une marque de supériorité intrinsèque de sa culture, enfinqu’elle a produit des œuvres de civilisation de haute valeur conformes auxidéaux, aux valeurs cultivées par la société emprunteuse. Ces facteurspeuvent se conjuguer ou s’opposer avec des résultats divers. Souvent il enrésulte des emprunts qui n’ajoutent rien à la somme des satisfactions dontbénéficie la société en question, qui satisfont seulement un même besoinsous une forme différente, mais non supérieure. Ainsi en est-il souventdans le domaine du vêtement et dans tous les domaines dans la mesure oùs’y manifestent les phénomènes de mode.

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Parmi les traits culturels empruntés par la civilisation chrétienne occi-dentale à la civilisation musulmane médiévale, je traiterai particulière-ment – pour la seule raison que je les ai étudiés plus spécialement – desemprunts dans le domaine de l’alimentation.

Un besoin existait, dans ce domaine, en Occident depuis l’Antiquité,mais n’était satisfait que dans les classes riches et même très riches.C’était le goût de la cuisine épicée héritée de l’Antiquité, commed’ailleurs le goût du sucré. En vain, au IVème siècle avant J.-C. enGrèce, Sophon et Damoxenos avaient lutté contre ces goûts. Les causesdu goût des épices étaient diverses. Elles aidaient à combattre l’odeurdes viandes peu fraîches et à les conserver. Mais aussi la cuisine épicéefaisait appel à des ingrédients de haut prix; elle était riche; ellesatisfaisait donc la tendance à la consommation ostentatoire, analyséeautrefois par Thorsten Veblen comme caractéristique des «classesoisives» à travers l’histoire.

Les importations d’épices orientales sont attestées à travers le hautMoyen Age, notamment par l’intermédiaire de Venise, par des mentionssporadiques. Leur relative rareté tient sans doute surtout à la rareté desdocuments. Mais il n’y a pas lieu de douter qu’elles se poursuivirent, à unrythme plus ou moins lent, sans interruption.

Ces importations durent augmenter en importance peu à peu, d’unepart sous l’action de l’enrichissement relatif de l’Occident, permettant àdes couches plus nombreuses (du fait de la croissance démographiques)d’accéder à une nourriture riche, d’autre part par l’effet de la facilitéaccrue des communications qui dut – avec l’augmentation de l’offre – fairequelque peu baisser le prix des épices.

Mais un facteur très important fut la tendance croissante à l’imitationsur de nombreux points de la civilisation musulmane. Il est certain quecelle-ci apparaissait aux Occidentaux à maints égards comme une civili-sation supérieure, comme un modèle à imiter, du moins sur le plan de laculture matérielle et de la science. Comme il a été dit ci-dessus, celaimpliquait l’emprunt de traits culturels qui peuvent ne répondre à aucunnouveau besoin, mais satisfaire des besoins anciens selon des modalitésdifférentes bénéficiant seulement du prestige de la civilisation à laquelleon emprunte.

L’emprunt fut facilité par les Croisades qui amenèrent la création, aumoins même de l’Orient musulman, d’Etats latin, en rapports constantsavec la métropole européenne. Un nombre important d’Européens fut encontact étroit avec la civilisation musulmane. Ils en adoptèrent diversescoutumes de façon plus ou moins étendue ou approfondie selon les cas.Usama ibn Munqid_ nous a transmis le souvenir d’un Franc d’Antiocheorientalisé qui ne mangeait que de la cuisine orientale préparée par des

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3 USAMA, Kitab al-i’tibar, éd. K. Hitti, Princeton, 1930, p. 140; trad. P. K. Hitti, New York,1929, pp. 169 sg.

4 IBN G UBAYR, éd. Wright – De Goeje, Leyde, 1907, p. 324; Trad. Gaudefroy-Demombynes,III, Paris, 1953-1956, p. 380.

5 E. LÉVI-PROVENÇAL, Histoire de l’Espagne musulmane, t. III, 1953, p. 282. 6 B. GILLE, Le Moyen Age en Occident [dans Les origines de la civilisation technique (=

Histoire générale des techniques, M. Daumas édit., Paris, 1962), pp. 431-598], p. 486. 7 E. AMARI, Storia dei Musulmani di Sicilia, III, Firenze, 1868, pp. 785 sg.; 2ème éd.,

Catania, 1939, pp. 808 sg. 8 E. LÉVI-PROVENÇAL, L’Espagne musulmane au Xème siècle, Paris, 1932, p. 167, C. E.

DUBLER, Über das Wirtschaftsleben auf der iberischen Halbinsel vom XI. Biz zum XIII.Jahrhundert. Genèse et Erlenbach-Zürich, 1943 (Romanica Helvetica, 22), p. 58 et 59, n. I.

9 B. GILLE, Le Moyen Age…, p. 486 (à corriger d’après ce qui vient d’être dit).

cuisinières égyptiennes3. Un processus analogue, quoique avec desvariantes importantes suivant les circonstances, s’engagea dans les terri-toires européens reconquis, où les souvenirs devenaient en somme les suc-cesseurs des monarques musulmans. Ainsi le roi normand de Sicile,Guillaume II (1166-1189) avait pris un Musulman comme intendant de sacuisine4.

On sait qu’à cette époque un certain nombre de plantes alimentairesfurent empruntées par voie d’acclimatation en Europe même. Ce proces-sus avait commencé bien avant les Croisades. Il s’engagea le plus souventpar l’intermédiaire des régions européennes islamisées, en rapports étroitsavec les zones chrétiennes voisines, ensuite reconquises par le mondechrétien, englobées dans ce monde avec leurs mœurs et leurs coutumes,leurs techniques, leur mode de vie, désormais prêtes à en influencer tou-tes les autres régions sans aucun obstacle de frontière.

Le riz ne s’introduisit que très lentement à travers l’Espagne et l’Italiedu Sud (où il vient peut-être d’Espagne), mais son introduction enEspagne remonte peut-être déjà à l’époque wisigothique. En Espagnemême, sa culture n’est courante qu’assez tard5. En Italie et dans le Sudde la plaine hongroise, elle est attestée à partir du XIIIème siècle6. Lacanne à sucre vient, elle aussi, du monde musulman. Elle apparaît enSicile musulmane au Xème siècle7, est apparemment attestée dès ledébut du Xème siècle en Espagne musulmane, vers 1330 en Provence8,en 1420 à Madère et aux Canaries9. On trouve peu d’indications sur l’an-cienneté d’une culture sporadique du sésame en Europe. Les conditionsclimatiques limitaient fortement sa diffusion à partir des zones euro-péennes islamisées, l’Andalus et la Sicile, où sa culture est sans doutevenue d’Orient à cette époque. C’est ce qu’indique l’adoption dans cesrégions d’un nom de plante dérivé de l’arabe gulgulan au lieu du nom

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latin d’origine orientale plus ancienne10. Le sorgho, originaire d’Afriqueen dernière analyse, est introduit en Italie du Nord et en France méri-dionale à partir du XIIème siècle (en Italie peut-être même déjà auXème siècle), à partir, semble-t-il, de la Syrie comme l’indique son nom(qui vient de syricus)11. Le sarrasin, malgré son nom ne vient pas dudomaine de la civilisation musulmane. L’échalote dérive son nom decelui de l’ail dit l’Ascalon(cepa Ascalonia) connu des Romains; maiscelui-ci n’était pas notre échalote qui aurait été importée d’Orient, dit-on, à l’époque des Croisades12; en fait cela n’est nullement démontré13.Les épinards ont, par contre, été certainement importés d’abord enEspagne où ils sont attestés au XIème siècle et d’où ils se sont diffusésdans le reste de l’Europe. Ils étaient devenus usuels au XIIIème siècle14.L’aubergine était connue en Italie au XIVème siècle, cultivée au XVèmesiècle15; mais la forme de son nom dans les dialectes ibériques et enfrançais semble bien attester aussi une introduction par la voie del’Espagne musulmane où on la cultivait bien auparavant16. L’artichautaurait été introduit en Italie au XVème siècle, était bien connu en Italieet en France au XVIème siècle17. Son nom est assurément d’originearabe (harsuf, hursuf), mais ce nom désigne normalement le cardon. Onne sait si ce sont les Italiens qui obtinrent les premiers cette forme decardon améliorée, obtenue par la culture18. Le nom arabe a fini par dési-

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10 S. M. IMADUDDIN, Al-Filahah (Farming) in Muslim Spain (Islamic Studies, I, 4, Dec.1962, p. 51-89), p. 52; IBN BASSAL, Libro de agricultura ed., trad. Por J. M. Millas Vallicrosa yM. Aziman, Tetuan, 1955, texte p. 114, trad. Pp. 150 sg.; K. LOKOTSCH, EtymologischesWörterbuch der europäischen… Wörter orientalischen Ursprungs, Heidelberg, 1927, n° 744; A.PRATI, Vocabolario etimologico italiano, Torino, 1951, p. 500.

11 B. GILLE, ibd., p. 486; A. G. HAUDRICOURT et L. HÉDIN, L’homme et les plantes culti-vées, Paris, 1943, pp. 188, 192, 194; A. PRATI, Vocabolario etimologico italiano, Torino, 1951, p.922; A. DALMAN, Arbeit und Sitte in Palästina, t. IV, Gütersloh 1935 (réimpr., Hildesheim,1964), pp. 258 sg.; R. GRAND avec la collaboration de R. DELATOUCHE, L’agriculture auMoyen Age…, Paris, 1950 (= L’agriculture à travers les âges, E. Savoy, éd.), p. 327.

12 J. ANDRÉ, L’alimentation et la cuisine à Rome, Paris, 1961, p. 20. 13 D. BOIS, Les plantes alimentaires de chez tous les peuples et à travers les âges, t. I, Paris,

1927, p. 504. 14 D. BOIS, ibid., p. 410. IBN BASSAL, Libro de agricultura…, texte pp. 154 sg., trad. Pp.

197 sg. 15 D. BOIS, ibid., p. 355. 16 Cfr. K. LOKOTSCH, Etymologisches Wörterbuch der europaïschen… Wörter orientalischen

Ursprungs, Heidelberg, 1927, n° 161. 17 D. BOIS, Les plantes alimentaires…, I, p. 280. 18 D. BOIS, ibid., pp. 279 sg.; R. GRAND, L’agriculture…, pp. 352 sg. Cfr A. MAURIZIO,

Histoire de l’alimentation végétale, trad. Fr., Paris, 1932, pp. 188 sg.

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19 Cfr. K. LOKOTSCH, Etym. Wörterbuch…, n° 833. 20 J. ANDRÉ, L’alimentation…, pp. 82 sg. 21 D. BOIS, Les plantes alimentaires…, T, p. 205; R. GRAND, L’agriculture…, p. 353; A.

PRATI, Vocabolario…, p. 642 qui cite PALLADIO, Trattati di agricoltura volgarizzati (XIVèmesiècle).

22 Le mot est attesté au XIIIème siècle en français dans Le livre des simples médecines traduitde Platearius (A. DAUZAT, J. DUBOIS et H. MITTERAND, Nouveau dictionnaire étymologique ethistorique, Paris, 1964, p. 456). Cfr. L’édition P. DORVEAUX, Paris, 1913, p. 169, § 985.

23 A. G. HAUDRICOURT et L. HÉDIN, L’homme et les plantes cultivées, p. 95. C’est son usagechez Platearius.

24 J. ANDRÉ, L’alimentation…, p. 81 d’après Pline, XV, 40. 25 Cfr. K. LOKOTSCH, Etym. Wörterbuch, n° 247; E. K. NEUVONEN, Los arabismos del espa-

ñol en el sigle XIII, Helsinki, 1941, pp. 160 sg.; O. BLOCH et W. VON WARTBURG, Dictionnaireétymologique de la langue française 3, Paris, 1960, p. 3 b.

26 E. LÉVI-PROVENÇAL, Histoire…, III, p.284. 27 PLINE, XXI, 31. 28 W. HEYD, Histoire du commerce du Levant au Moyen Age…, éd. Française…, par Furcy

Raynaud, Leipzig, 1885-1886 (réimpr., Amsterdam, 1959), t. II, pp. 668 sg.; E. LÉVI-PROVEN-ÇAL, Histoire…, III, p. 284. C. E. DUBLER, Über das Wirtschaftsleben, p. 116, n. 8, etc.

29 E. GRAND, L’agriculture…, p. 372.

gner aussi l’artichaut, mais est-ce à la suite de l’amélioration de la plan-te en Europe chrétienne ou cette amélioration avait-elle été déjà obtenuedans le domaine musulman? En tous cas, là aussi, l’étymologie des dési-gnations ibériques, provençales et françaises semble indique une intro-duction par l’Espagne19.

La pastèque, malgré son nom arabe, était connue en Europe dès l’é-poque romaine; le melon, bien connu en Grèce et en Italie dansl’Antiquité20, semble avoir été fort peu cultivé au Moyen Age en Europealors que sa culture était continuée dans le monde musulman. Il reparaîtau XIVème siècle en Italie, venant d’Espagne ou d’Orient21, mais avec sonnom roman, ce qui doit supposer un minimum de continuité dans la cul-ture en Occident22 au moins pour l’utilisation médicinale de la pâte tiréede ses graines broyées23.

L’abricotier, arbre introduit en Italie au Ier siècle avant J.-C., mais fortrare24, avait dû à peu près disparaître. Il fut réintroduit par la voie del’Espagne et de la Sicile et tous ses noms romans dérivent de l’arabe25. Lecitronnier et le bigaradier26 furent introduits au Moyen Age, sans doute parl’Espagne.

Le safran était cultivé en Sicile dans l’Antiquité27, mais les Romainsl’importaient surtout d’Asie Mineure ou de Cyrénaïque. Sa culture futextrêmement développée en Espagne musulmane et, de là, se répandit enEurope28. Elle était très développée au XVIème siècle au Quercy29 ainsi

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qu’au Languedoc et en Provence30. L’estragon, ignoré des Anciens, estintroduit en Europe avec son nom arabe (venu du grec), peut-être pasavant le XVIème siècle31.

L’introduction en Europe même de ces cultures nouvelles ou renouveléeseut évidemment une influence directe sur la consommation desEuropéens. Mais on continua à importer des produits dont l’acclimatationétait impossible ou peu favorisée par les circonstances.

Il s’agit essentiellement des épices exotiques, que celles-ci aient étéproduites par l’Orient musulman ou que, venues de l’Extrême-Orient, ellesaient transité par cette zone. Ces épices s’ajoutaient, dans les préparationsculinaires, aux herbes aromatiques indigènes ou acclimatées en Europe.La documentation à ce sujet est abondante: elle a été élaborée par W.Heyd et par A. Schaube32.

On importait ainsi la cannelle, le cardamome, les clous de girofle, lecubèbe, la galanga, le gingembre, la noix muscade et le macis, le poivrerond et le poivre long, le safran, le zédoar. On peut y ajouter le sucreemployé souvent avec ces épices et sur le même plan et dont la productioneuropéenne était loin de suffire aux besoins ainsi que les raisins secs deCorinthe, de Chio, d’Alexandrie et de Damas33.

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30 F. SERÉ, Nourriture et cuisine (dans P. LACROIX et F. SERÉ, Le Moyen Age et laRenaissance, t. I, Paris, 1848), f. XXXVIII r. – v.

31 D. BOIS, Les plantes alimentaires…, I, p. 554; cfr. K. LOKOTSCH, EtymologischesWörterbuch…, N° 2034.

32 W. HEYD, Histoire…; A. SCHAUBE, Handelsgeschichte der Romanischen Völker desMittelmeergebiets bis zum Ende del Kreuzzüge, München und Berlin, 1906.

33 Pour les raisins secs je ne trouve rien dans Heyd ni dans Schaube, sauf sur ceux de Chiodans ce dernier ouvrage (p. 239, fait du XIIème siècle). L’importation a dû augmenter fortement àpartir du Xvème siècle. C’est de cette époque que datent les plus anciennes mentions italiennesdu mot sibibe, zibibbo, etc. (Cfr. PRATI, Vocabolario, p. 1063) de l’arabe zibib (cfr. K. LOKOTSCH,Etym. Wörterbuch, n° 2214). De même en Angleterre pour coraunce, currants (du nom deCorinthe). Leur usage culinaire en Europe est bien attesté au Xvème siècle, cfr. Two Fifteenth-Century Cookery Books ed. by Th. Austin, London, 1888 (Early English Text Society, n° 91), p. 49,142 b (s.v. rasonys); M. S. SERJEANTSON, The Vocabulary of Cookery in the fifteenth century(Essays and Studies…, Oxford, 1938, t. 23, pp. 25-37), p. 28. Il est pourtant antérieur puisqueattesté au XIVème siècle par TAILLEVENT, Le Viandier…, éd. J. Pichon et G. Vicaire, Paris1892, p. 120, 122, 128, 129 et en Angleterre dès 1334, cfr. J. MURRAY, A New EnglishDictionary, s. v. Currant. Cité par des ouvrages généraux comme E. FARAL, La vie quotidienne autemps de saint Louis, Paris, 1938, p. 163; A. FRANKLIN, La vie privée d’autrefois, III, La cuisine,Paris, 1888, p. 21.

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Les influences de la civilisation Musulmane 17

On peut donc parler de la présence de l’Orient musulman dans l’alimen-tation européenne par les produits provenant de cette région qui étaientacclimatés ou importés en France. Mais cela ne signifie pas forcémentune influence culturelle au sens plein du terme. Si l’Orient se borne àfournir des produits supplémentaires qui répondent à des besoins anciensde l’Occident, qui sont utilisés selon des techniques de vieille soucheoccidentale ou élaborés en toute indépendance dans le milieu occidental,on peut à peine parler d’influence. Pour qu’il y ait vraiment quelquechose de ce genre, il faut que le produit en question soit emprunté cons-ciemment, que son usage soit diffusé dans l’intention de suivre la pra-tique orientale ou encore que son mode d’utilisation imite celui utilisé enOrient.

Ce sont là des circonstances beaucoup plus difficiles à constater quel’importation ou l’acclimatation brute des produits étrangers, surtoutquand il s’agit de produits naturels et non de produits fabriqués. Il est dif-ficile de juger des intentions des gens du passé. D’autre part, des concor-dances entre les pratiques peuvent venir, dans une certaine mesure, desexigences de la matière traitée, elles peuvent être produites par le hasard,elles peuvent découler de traditions techniques communes au patrimoinecommun de la civilisation hellénistique et romaine.

L’intention consciente d’imiter le mode de se nourrir des Orientauxapparaît, on l’a vu, en Syrie latine et en Sicile ramenée au bercail chré-tien. Il est assez vraisemblable que certains ont rapporté en Occident desgoûts contractés et des recettes apprises en Orient, mais nous n’avons pasde témoignage explicite, à ma connaissance, nous donnant un exempleprécis, personnel d’une telle démarche. Par contre, il est certain que lesEspagnols ayant pratiqué la cuisine spécifique des territoires de l’Andalusmusulman du temps de leur indépendance ou après leur reconquête, queles Italiens ou assimilés ayant eu la même expérience en Sicile ont conser-vé de tels goûts ou de telles recettes. Mais là encore les témoignages nesont – au mieux – qu’indirects, globaux.

Si nous ne pouvons saisir expressément un exemple concret du méca-nisme de l’emprunt, nous pouvons aisément voir à l’œuvre les tendancesqui poussèrent à l’emprunt. La recherche par une société en voie d’enri-chissement de nouveaux besoins ou de façons nouvelles – plus riches etplus variées – de satisfaire des besoins anciens, en présence du prestiged’une civilisation voisine en un sens supérieure, se traduit par une ten-dance à un certain exotisme, à l’imitation sur de nombreux points de cettecivilisation supérieure. On voit d’ailleurs que cet exotisme est tout à faitdifférent et même à l’opposé de l’exotisme du XIXème siècle qui jouit aucontraire de la différence avec une civilisation conçue comme plus pauv-re, plus frustre, plus «barbare» et attirante justement par sa pauvreté et sa

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«barbarie»34. D’autre part, la tendance à chercher dans cette civilisationdes enseignements scientifiques et techniques, des sommes de connais-sances plus larges, plus approfondies et plus détaillées du réel et desmoyens plus perfectionnés de le contrôler se manifeste aussi, sous la formede traduction de traités et manuels. Or cette diététique savante empruntéeaura une influence sur la consommation alimentaire concrète comme on vale montrer.

La tendance générale à l’exotisme culinaire dans l’Europe médiévaleest certaine. La recherche de perfectionnements culinaires de toutes sor-tes est attestée dès la première moitié du XIIème siècle par un texte deSaint Bernard qui dénonce cette propension avec vigueur35. Le perfec-tionnement était recherché par l’emprunt de pratiques étrangères. AuXIIIème siècle, l’auteur inconnu d’un des plus anciens traités de cuisinefrançais (en latin), Quomodo preparanda omnia cibaria expose ainsi sondessein: «Autrefois, lorsque j’étais dans la fleur de la jeunesse, j’ai par-couru les diverses régions du monde, j’y ai séjourné et me suis établiquelques temps dans diverses cours illustres, autour de chevaliers, d’ab-bés, de princes et de grands, où j’ai vu beaucoup de façons de préparer desplats délicats et variés sur lesquels j’ai porté mon attention et j’ai mis unsoin attentif à les décrire de façon convenable»36.

Un des traits qui marquent cet exotisme général est le fait que lesgrands engagent des cuisiniers étrangers. Un livre de cuisine catalan, leLibre de Sent Sovi (dont on ignore la signification), conservé dans desmanuscrits de la fin du XIVème et du début du XVème siècle, aurait étéécrit sous la dictée d’un écuyer nommé Pedro Felipe, «un bon hom e fortbon coch» qui aurait été en 1324 au service du roi d’Angleterre37. Il s’a-girait donc d’Edouard II.

18 Maxime Rodinson

34 Cfr M. RODINSON, The Western image and the Western studies of Islam (dans The legacyof Islam, 2nd édition, Oxford, sous presse). Comp. N. DANIEL, Islam, Europe, and Empire,Edinburg, 1966.

35 Apologia ad Guillelmum, cap. IX, dans MIGNE, Patrologia latina, t. 182, col. 910. 36 Début de l’ouvrage. Texte latin de ce passage dans DOUET D’ARCQ, Un petit traité de cui-

sine écrit en français au commencement du XIVème siècle (Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, XXIèmeannée [5ème série, t. I], Paris 1860, p. 209-227), p. 214 (comp. G. LOZINSKI, La bataille de Caresmeet de Charnage, Paris, 1933 [Bibliothèque de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Sciences histo-riques et philologiques, fasc. 262], p. 55) d’après le manuscrit Paris, Bibl. nationale, latin 7131. Ily a bien dans le texte (que j’ai revu) le s de scilicet lu par Douet d’Arcq et omis par Lozinski. Lemanuscrit latin 9328 (voir ci-dessous), non consulté par ces deux auteurs, a des variantes peu heu-reuses: ac moram contraxi in multis curiis et diversis militum au lieu de: in diversis curiis et famosiss(cilicet) militum.

37 L. FARAUDO DE SAINT GERMAIN, El «Libre de Sent Soví», Recetario de cocina catala-na medieval, «Boletín de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona», 24, 1951-52, pp. 5-81.

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38 Cfr. Par exemple A. FRANKLIN, La vie privée d’autrefois. III. «La cuisine», Paris, 1888,pp. 94-95, 127-128.

39 L’emprunt au français du mot blanc manger pour désigner un plat réputé paraît certain. Lesformes italiennes dans les traités culinaires du XIVème siècle sont bramagere, blasmangiere, blas-mangeri, blanmangieri, cfr. L. FRATI, Libro di cucina del secolo XIV, Livorno, 1899 (Raccolta dirarità storiche e letterarie, II), p. 3; S. MORPURGO, Ricette d’un libro di cucina del buon secolodella lingua, Bologna, 1890, p. 17; O. GUERRINI, Frammento di un libro di cucina del secoloXIV, Bologna, 1887, p. 19; ZAMBRINI, Libro della cucina del secolo XIV, Bologna, 1863, p. 46.Cfr. Aussi ci-dessous, p. 16. Recette de torta francescha bona e optima dans le même, p. 57. Voiraussi L. STECCHETTI (O. GUERRINI), La tavola e la cucina nei secoli XIV e XV, Firenze, 1884,p. 26.

40 Paris, Dentu, 1868, XXXIX – 457 pp. 41 Cfr. A. MIELI, La science arabe et son rôle dans l’évolution scientifique mondiale, réimpr.

Leiden, 1966 § 52, pp. 219 sgg.

On voit ainsi les cheminements par lesquels les recettes de l’Europeméditerranéenne pouvaient gagner les pays du Nord. Nous en verronsd’autres. Le cosmopolitisme intereuropéen devait se continuer sans inter-ruption jusqu’à nos jours. La haute société française a adopté avec prédi-lection la cuisine italienne au XVIème siècle, la cuisine espagnole auXVIIème38. L’influence de la cuisine française sur la cuisine italienne auXIVème siècle paraît certaine39. La grande cuisine préparée en Angleterrejusqu’au XVIIIème siècle fut toute française, la trace s’en voit encore dansl’usage constant des noms français en cuisine. En 1868, le cuisinier fran-çais Urbain Dubois, «chef de cuisine de Leurs Majestés Royales dePrusse», plaçait en épigraphe de son livre intitulé Cuisine de tous les pays,Etudes cosmopolites40, cette forte pensée: «Si la langue universelle estencore un grand rêve, on n’en saurait dire autant de la cuisine universel-le». Naturellement, il s’agit en premier lieu de la cuisine riche et mêmeprincière. Mais souvent celle-ci, comme c’est le cas pour bien d’autrescomportements sociaux, pénètre plus ou moins lentement des couches deplus en plus profondes de la société.

Une voie de pénétration de la cuisine exotique a été aussi, on l’a dit, ladiététique savante. On sait quel rôle joua – quelle que soit la part de fabu-lation qui a exagéré en embelli ce rôle – l’école de Salerne fondée suivantces légendes par un grec, un juif, un arabe et un latin. La formation de cecentre d’études remonte peut-être au Xème siècle. De toutes façons, lemarchand tunisien, converti et devenu médecin, qu’on appelle Constantinl’Africain paraphrasa en latin, au couvent de Monte Cassino, une séried’ouvrages médicaux d’origine grecque (à travers l’arabe?) et arabes41.Parmi ceux-ci, notons la présence du Kitab al-ag.d_ iya, «Livre des ali-ments», du médecin juif IsÌaq b. sulayman al-Isra’ili, l’Ysacus du Moyen

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Age latin, établi à Kairouan et mort vers 320/93242. Plus tard, à Venise,vers les XIIème – XIIIème siècles, fut traduit partiellement en latin, parun certain Jambobinus de Crémone, le Kitab minhag al-bayan fima yas-ta’miluhu l-insan, traité de diététique du médecin bagdadien Yahyà b. ‘I

-sa

G azla (mort en 493/1100)43. On reparlera de l’influence de cette traduc-tion, transcrite par ordre de Charles II d’Anjou, roi de Naples (1289-1309)sur un manuscrit qui fut rapporté en France avant la fin du XIVème siè-cle44.

De toutes façons, les livres spécialement consacrés à la diététique ne sontpas les seuls qui doivent être considérés. Tous les livres généraux de méde-cine contenaient des chapitres ou des indications dispersées sur les proprié-tés des aliments ou des boissons du point de vue hygiénique. N’oublions pasque les plus importants et les plus encyclopédiques de ces ouvrages, en tra-duction latine, servirent de manuels dans les facultés de médecine euro-péennes jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. On attacha un grand intérêt àleurs notations de diététique.

Toute cette littérature diététique n’avait pas pour les gens de l’époquequ’un intérêt théorique. En Orient, de nombreuses anecdotes nous mont-rent les médecins veillant de près à la table des princes et constammentconsultés par ceux-ci. Il en était de même en Occident. Par exemple, à lacour des ducs de Bourgogne, six médecins assistaient au service de tableet indiquaient au prince les mets qui se recommandaient à lui45. C’est cequ’atteste aussi la popularité des ouvrages traitant de ces problèmes.Outre les traductions de l’arabe, on rédigea des manuels originaux, parexemple celui qu’écrivit une moniale de Schwarzenthann en Alsace,calendrier qui indique pour chaque mois le régime à suivre, conservé dansun manuscrit de 115446. Les divers Regimen sanitatis, dont celui deSalerne, remontent au XIIIème siècle. Celui adressé au roi d’Aragon estcertainement d’Arnaud de Villeneuve (mort en 1311)47. Les traités (par-

20 Maxime Rodinson

42 Cfr MIELI, ibid., § 23, pp. 119 sg.; BROCKELMANN, G.A.L., I, 235-6; Supplement, I, 421.Sur les traductions latines et hébraïques, cfr. M. STEINSCHNEIDER, Die arabische Literatur derJuden, Frankfurt, 1902, pp. 40-41 (n° 3); M. WAXMAN, A History of Jewish Literature2, I, NewYork, 1938, p. 450; etc.

43 Cfr. M. RODINSON, Recherches sur les documents arabes relatifs à la cuisine («Revue desétudes islamiques», 1949, pp. 95-165), p. 111 et n. 3; cfr. P. 102 et n. 4.

44 Cfr. M. RODINSON, Romanía et autres mots arabes en italien («Romania», 71, 1950, pp.433-449), pp. 445 sg. Et ci-dessous, p. 17 sg.

45 O. CARTELLIERI, La cour des ducs de Bourgogne, trad. Française, Paris 1946, p. 90. 46 J. LE GOFF, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, 1964, p. 439. 47 Cfr. J. LE GOFF, ibid.; R. VERRIER, Etudes sur Arnaud de Villeneuve, Paris, 1949, p. 53.

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48 Cfr. J. VON SCHLOSSER, Tacuinum sanitatis in medicina, ein veronisches Bilderbuch unddie höfische Kunst der XIV. Jahrhunderts («Jahrbuch der Kunsthistorischen Sammlungen…»,Wien, 1895, pp. 144-214) et le compte-rendu de L. DELISLE, Traités d’hygiène du Moyen Age(«Journal des savants», 1896, pp. 518-540). En dernier lieu, cfr. E. WICKER-SHEIMER, LesTacuini sanitatis et leur traduction allemande par Michel Herr («Bibliothèque d’Humanisme etRenaissance», 12, 1950, p. 85-97) et l’introduction de FRANZ UNTERKIRCHER à la magni-fique reproduction du manuscrit de Vienne, tacuinum sanitatis in medicina…, Graz, 1967.

49 Cfr. A. PRATI, Vocabolario…, p. 959; K. LOKOTSCH, Etym. Wörterbuch, n° 1999. 50 L. F. NEWMAN, Some Notes on Foods and Dietetics in the sixteenth and seventeenth centu-

ries («Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland», 76, part I,1946, pp. 39-49), p. 46. Sur cet auteur que Newman appelle Moffatt et son ouvrage (édité aprèssa mort en 1655), voir S. LEE in Dictionary of National Biography, 38, London, 1894, p. 101-103,au nom «Moffett, Moufet or Muffet (Thomas)».

51 HARPESTRAENG, Gamle danske urtebøger, stenbøger og kogebøger udgivne… ved MariusKristensen, København, 1908-1920 (= Universitets – Jubilaeets danske Samfund, Nr. 182, 192,200, 215, 226, 236, 253).

52 Le Ménagier de Paris, traité de morale et d’économie domestique composé vers 1393…publié par [le baron J. Pichon], Paris, Crapelet, 1846, t. II, p. 172; TAILLEVENT, Le Viandier…,p. 21, n. 6, 75, 98, 221; DOUET D’ARCQ, Un petit traité…, p. 221; LOZINSKI, La bataille…,pp. 184-5, l. 131-6; FRATI, Libro di cucina…, p. 47, n° LXXXVIII; ZAMBRINI, Libro della cuci-na…, p. 32; AUSTIN, Two 15th-century Cookery Books, pp. 19, 30, 113; Forme of Cury, n° 84(dans R. WARNER, Antiquitates culinariae, London 1791, p. 17).

fois illustrés) en forme de tableaux qu’on appelle tacuinum sanitatis (dumot arabe taqwim), où la diététique joue un rôle primordial, traduits d’IbnGazla ou d’Ibn Butlan sont spécialement à mentionner48. Leur popularitéa même fait entrer le mot taccuino dans la langue courante italienne ausens d’»almanach, agenda, etc.»49. Originaux ou traductions charriaientdes indications arabes. Encore à la fin du XVIème siècle, l’ouvrage diété-tique anglais de Muffett par exemple cite Averroès, les Grecs et les Arabesà l’appui50. Les tendances à l’exotisme ayant été indiquées et expliquées, leurs voiesde pénétration ayant été définies, il est temps d’esquisser un inventairedes emprunts culturels à l’Orient musulman dans le domaine de laconsommation alimentaire.

Certains emprunts semblent proclamés ouvertement. Il s’agit de recet-tes qui portent le nom de «sarrasines» dans les premiers livres de cuisinede la culture chrétienne occidentale, lesquels remontent en général auXIVème siècle (hormis semble-t-il les deux petits livres attribués aumédecin danois Henri Harpestraeng mort en 1244)51. Ces ouvrages etquelques autres parlent du «brouet sarrasinois» ou «brouet sarrazines»(en italien brodo saracenico, dans les livres anglais bruette saresoun), appe-lé aussi sarraginée, ainsi que de la sauce sarrasine (ital. Salsa sarasines-ca, dans les livres anglais sauke sarsoun, saug saraser, sawse sarzyne)52.

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D’Orient à la même époque viennent aussi le savore tartaresco perfittissi-mo d’un livre de cuisine italien53, la vyand de Cypris d’un livre anglais54,les huenre von kriechen, «poules à la grecque» et le ris von kriechen55 destextes allemands. Il faut y ajouter – en pensant que «païen» signifie cou-ramment musulman à l’époque – le heidnische kuochen, sorte de pâté56 etain haidischen pfankuchen57 signalés par des ouvrages de même origine.

Sans doute faut-il parfois se méfier de l’épithète «sarrasin». Elle a pu seréférer à autre chose qu’une origine arabe. Le terme «sarrasin» a désignésouvent, par exemple dans les toponymes français, une connexion avec lesTziganes58. D’autre part, quand on parle en italien d’uve ou de viole saraci-nesche, il s’agit de raisons noirs désignés ainsi par suite de leur couleur59.Mais la sauce et le brouet sarrasins peuvent vraiment avoir des connexionsavec des recettes arabes – moyennant des transpositions, car, par exemple,le brouet sarrasin, s’il ressemble quelque peu au mas.us. arabe, utilise desanguilles, poissons souvent prohibés par l’usage musulman.

L’étude des recettes de la cuisine européenne du XIVème siècle sug-gère souvent des concordances avec la cuisine de l’Orient musulman.Ainsi on mange beaucoup de boulettes de viande mêlées d’ingrédients(dont beaucoup d’épices naturellement) qu’on appelle «pommes» ou«pommeaux» en France d’après leur forme, kubab ou mudaqqaqa en paysarabe60. Ce sont les albondiguillas ou albondias espagnoles dont le nomdérive de l’arabe bunduq «noisette» (d’après la forme), mot non utiliséapparemment au sens culinaire en Orient, mais qui est attesté dansl’Occident musulman61. Il est vrai que les boulettes ou quenelles étaient

22 Maxime Rodinson

53 FRATI, Libro di cucina…, pp. 45-6, n° LXXXIV. 54 AUSTIN, Two 15 th-century Cookery Books, pp. 21, 28, 149. 55 W. WACKERNAGEL, Altdeutsches Kochbuch («Zeitschrift für deutsches Alterthum», 5,

1845, pp. 11-16), p. 12. 56 Ibid., p. 12. 57 BIRLINGER, Ein alemannisches Büchlein von guter Speize. («Sitzungsberichte der Königl.

Bayer. Akademie der Wissenschaften», 2, 1865, pp. 171-206), p. 203. 58 Cfr. L. DAVILLE, L’emploi du mot «sarrasin» dans les lieux-dits («Bulletin du Comité des

travaux historiques et scientifiques [philologie et histoire»], 1930-1931, pp. 15-37). 59 FRATI, Libro di cucina, p. 83. Cfr. TOMMASEO et BELLINI, Grande Dizionario della lin-

gua italiana, s.v. 60 Ménagier, II, p. 222; AUSTIN, Two 15 th-century Cookery Books, pp. 140-141. Cfr SERÉ,

Nourriture et cuisine, f. 39 v.; SERJEANTSON, The vocabulary of Cookery…, p. 35. Sur les platsarabes en question, Cfr. M. RODINSON, Recherches…, voir l’index.

61 Par exemple, F. M. MOTINO, Arte de Cozina, Madrid, 1617, ff. 53 r° ss., 58 r°. L’empruntremonte au XIVème siècle, cfr. E. K. NEUVONEN, Los arabismos del espagñol, p. 302.L’indication sur l’occurrence du terme dans les textes de l’Islam occidental m’a été fournie par M.G. S. Colin.

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62 J. ANDRÉ, L’alimentation…, p. 150. 63 Ménagier, II, p. 225 et à l’index; AUSTIN, Two 15th-century Cookery Books, index, s. v. riss-

chewes (p. 143). Comp. SERÉ, Nourriture et cuisine, f. 33 v.; A. SCHULTZ, Das höfische Leben zurZeit der Minnesinger2, Leipzig, 1889, p. 396; LOZINSKI, La bataille…, p. 170, n. 139. La recet-te du sanbasuc (ar. Sanbusak, «rissole») est traduite de l’arabe en latin dans le Liber de ferculis(Paris, Bibl. nationale, ms. Latin 9328, f. 159 v.).

64 Ménagier, II, p. 241; AUSTIN, Two 15th-century Cookery Books, p. ix et 119-120; FRATI,Libro di cucina, p. 7, n° XI; BIRLINGER, «Ein alemannisches Büchlein…», pp. 195-6, 199;MOTIÑO, Arte de Cozina, f. 265 r.. Comp. SERÉ, Nourriture et cuisine, f. 36 v.; FARAL, La viequotidienne…, pp. 170-171; STECCHETTI, La tavola…, pp. 46-7, n. 28; LOZINSKI, Labataille…, p. 153, n° 85. Une seule mention antique de cet ingrédient (encore est-ce commeremède) dans C. SERENUS (IIIème – IV ème siècle), Libert medicinalis, vers 459 (ap. A. BAEH-RENS, Poetae latini minores, III, Lipsiae 1881), p. 128.

65 Par exemple, Wus.la (sur ce texte, voir M. RODINSON, Recherches…), ms. B, p. 16, III,147. Comp. MAS’UDI

-, Prairies d’or, VIII, p. 406, l. 7.

66 E. SERENI, Note di storia dell’alimentazione nel Mezzogiorno: i napoletani da «mangiafo-glia» a «mangiamaccheroni», II (Cronache meridionali, Napoli, anno V, n° 5, Maggio 1958, p.353-377). Cfr. Aussi J. COROMINAS, Diccionario crítico etimológico de la lengua castellana, vol.II, Berne, Francke, 1954, p. 515-517, s. v. fideo.

connues de l’Antiquité romaine (sous le nom d’isicia ou isiciata)62. Demême, on trouve dans l’Europe médiévale les rissoles farcies de viande etautres ingrédients, plats qu’affectionnait la cuisine arabe63. Cette cuisineeuropéenne médiévale (et celle de la Renaissance) utilise abondammentle lait d’amendes et aussi la crème, le beurre, l’huile d’amandes64. Or cetingrédient n’est pas attesté chez les Grecs ni chez les Romains alors queles textes arabes font souvent mention du duhn allawz, littéralement«graisse d’amandes»65. Je ne veux pas traiter ici à fond de la questioncomplexe des pâtes alimentaires de type vermicelle, me contentant de ren-voyer à l’article d’Emilio Sereni à qui j’avais communiqué une documen-tation linguistique sur ce sujet66. En résumé, l’usage des pâtes filiformessemble avoir été emprunté au monde musulman par l’Italie et parl’Espagne parallèlement.

L’hypothèse d’une origine musulmane de ces recettes et de beaucoupd’autres requérerait, pour être vérifiée, une enquête minutieuse, techniqueet comparative, tenant compte des possibilités évoquées ci-dessous derencontres de hasard, d’influence des conditions techniques, de dériva-tions parallèles à partir d’usages gréco-romains. Ces enquêtes ne sontmême pas commencées.

Par contre, un indice sérieux et presque définitif est fourni quand lenom de plat européen est emprunté à l’arabe. C’est sur ce terrain plus faci-le qu’on porté mes travaux antérieurs dont je vais ici résumer les résultats.

Une série de plats à noms arabes apparaît dans les livres de cuisine lesplus anciens du monde occidental (si l’on omet les livres danois cités ci-

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dessus), à la fin du XIIlème et au début du XIvème siècle. Les plus évi-dents sont la romanía, recette de poulet à la grenade (ar. rummaniyyat derumman, «grenade»), la sommachia, plat de poulet au sumac et aux aman-des (ar. Summaqiyyat de summaq, «sumac») et la lomonía, recette de vian-de au jus de citron (ar. laymuniyyat de laymun «citron»)67. A la rigueur,on pourrait certes soutenir que les deux derniers mots seraient de forma-tion italienne. sur sommaco et limono respectivement, encore que l’appli-cation à ces mots du suffixe italien -ia pour former des noms de plats s’ex-plique mal68. Mais la présence de deux de ces trois mots dans une tra-duction latine d’un livre de diététique arabe où ils sont clairement la trans-cription du mot arabe, leur présence conjointe, avec leur parenté formel-le, dans les textes culinaires du même groupe démontrent pratiquementleur origine arabe.

J’ai essayé dans deux petits travaux d’examiner si cette courte listed’emprunts assurés pouvait être augmentée. Je pense avoir apporté desprésomptions sérieuses du fait que le mot français losange avec ses équi-valents romans et anglais, mot apparaissant à la fin du XIIIème siècle,dérive du nom arabo-persan d’un gâteau aux amandes (lawzinag), qu’ondevait découper en morceaux de forme rhomboïdale comme beaucoup degâteaux proche-orientaux. Il est caractéristique que le nom du célèbregâteau dit actuellement baqlawa, turc baklava, serve, en turc, à désignerla forme géométrique du losange. Les plus anciennes attestations romanesdonnent au mot un sens héraldique et géométrique. Mais, à partir de ladernière décennie du XIVème siècle, apparaissent des attestations culi-naires en France et en Angleterre. L’origine du mot me semble assurée.Mais il n’est pas impossible qu’il ait été emprunté pour désigner une formegéométrique et qu’on ait ensuite appelé ainsi en Occident des plats origi-naux présentés sous cette forme. Pourtant, la présence d’amandes dansune des recettes occidentales, la traduction en latin d’une recette de law-zinag (appelé lauzinie dans la transcription latine) d’un traité de diététiquearabe, la vogue de bons plats aux amandes en Occident à cette époquepourraient suggérer qu’il a pu y avoir au départ l’emprunt d’une recette69.

Beaucoup moins sûr est le cas de la recette dite mawmenny, mawme-nee, maumen(y)e, etc., fréquente dans les ouvrages culinaires anglais dela fin du XIVème au début du XVIème siècle. On pourrait la rattacher, en

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67 Détails dans M. RODINSON, Romanía et autres mots arabes en italien («Romania», 7I,1950, pp. 433-449).

68 Comp. W. MEYER-LÜBKE, Italienische Grammatik, Leipzig, 1890, pp. 280-I, § 516. 69 Détails dans M. RODINSON, Sur l'étymologie de 'losange', (Studi orientalistici in onore di

Giorgio Lcvi della Vida, vol. II, Roma, 1956, pp. 425-435).

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70 Détails dans M. RODINSON, La ma'muniyyat C1I Orient et en Occident (Etudes d'orienta-lisme dédiées à la mémoire de Lévi-Provençal, Paris, 1962, t. II, pp. 733-747).

71 J'ai traité rapidement et sans références le sujet: M. RODINSON, Venezia, il commerciodelle spezie e le influenze orientali sulla cucina europea («Atti dell'Accademia italiana della cuci-na», I, Il primo Convegno dell'Accademia ita/iana della cucina, Venczia, maggio 1967, Milano,1968, pp. 19-38), pp. 34-36. L'article mentionné ici est celui d'A. KLUYVER, Zeitschrift fürdeutsche Wortforschung, 6, 1904-1905, pp. 59-68. Il est plein d'érudition et fort méritoire, maisKluyver a été égaré par son rapprochement avec matapan, par la subséquente recherche d'un motoriental pouvant en fournir l'étymon et par l'indication d'un arabisant lui fournissant la référenceau mot énigmatique des dictionnaires arabes, mawt-aban «prince qui n'entreprend aucune expé-dition militaire ". Ce terme qui serait proprement employé par les Himyarites (du sens sudara-bique de wat-aba, «s'asseoir, se tenir assis, résider» attesté par les lexicographes arabes et par desdérivés dans les inscriptions, correspondant à l'ensemble du sémitique non arabe, hébr. yu

.sab,

etc.), peut-être seulement comme sobriquet d'un roi particulier, ne paraît guère employé en arabeet en tous cas pas comme nom de monnaie. Cfr. C. DE LANDBERG, Etudes sur les dialectes del'Arabie méridionale, I, Îad. ramoût, Leiden, 1901, pp. 339 sgg.; du même, Glossaire dat-înois, III,Leiden, 1942, pp. 2901 sg.; K. CONTI-ROSSINI, Chrestomathia arabica meridionalis epigraphi-ca, Roma 1931. p. 142; J. H. MORDTMANN et E. MITTWOCH, Sabäische Inschriften, Hamburg,1931, pp. 169 sg., etc. Le verbe wt-b au thème fondamental est attesté maintenant par l'inscriptionJa. 7208 (A. JAMME, Sabaean Inscriptions from MaÌram Bilqîs (Mârib), Baltimore, 1962, p. 203)avec le sens vraisemblable de «demeurer, se tenir dans un lieu». Mais mwt-b signifie «lieu, édifi-ce, temple». La dérivation de «massepain» fournie par Kluyver a passé, malgré son invraisem-blance, dans la plupart des dictionnaires étymologiques (par ex. LOKOTSCH, Etym.Wörterbuch..., n° 1452). Marzuban, marzban fut employé comme nom d'une mesure de capacité enarménien et occasionnellement en syriaque (cfr. C. BROCKELMANN, Lexicon syriacum2, Halle,1928, p. 404a) et en arabe (W. HINZ, Islamische Masse und Gewichte, Leiden, 1955, p. 45).Kluyver donne des indications nettes sur le passage du nom d'une unité de capacité à celui d'uneboîte de ce calibre, puis de celui de la boîte à la désignation de son contenu.

supposant d’importantes transformations à la ma’muniyyat, plat arabo-per-san bien connu au Moyen Age et aux temps modernes, nommé d’après lecalife Ma’mun et qui se présente d’ailleurs lui-même sous des formesassez largement différentes. Par contre, il est certain que la vraie ma’mu-niyyat a été introduite au moins sporadiquement en Occident, puisque larecette en est donnée sous le nom de mamonia par un Liber de coquinacopié en Italie vers la fin du XIIIème siècle semble-t-il70.

Le problème posé par le massepain est également difficile. Le mot lui-même (sous diverses formes romanes) apparaît, dans les années 1340 aumoins, en Italie et en Provence pour désigner à la fois une boîte, une cas-sette, une corbeille où l’on place des objets précieux et la pâtisserie qui yest quelquefois contenue. Cette pâtisserie se préparait notamment àChypre selon Pegolotti (1340). Le nom paraît dériver - sans aucun rapportavec la monnaie vénitienne dite matapan malgré A. Kluyver - du nomd’une mesure de contenance arméno-persane utilisée aussi en pays arabevers le XIIème siècle. Cette mesure tirerait elle-même son nom - pour desraisons qui nous restent peu claires - de la désignation arménienne et ira-nienne du «margrave» ou gouverneur, marzuban71. Il est remarquable que

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le massepain n’est pas essentiellement différent du lawzinag et que lescalissoni de massepain, fréquents à Venise72, survivent en Provence sousl’aspect du calisson d’Aix, petit gâteau aux amandes en forme de losange.

D’autres noms de plats qui se retrouvent dans les traités culinaires italienset français du XIVème siècle ont des formes qui peuvent suggérer une origi-ne arabe73. Mais ils posent des problèmes difficiles et je préfère les passersous silence jusqu’à ce qu’une étude plus approfondie ait éclairci la question.

Il est possible que des noms arabes ou arabo-persans de plats aient éténon pas empruntés, mais calqués dans les langues européennes lorsque larecette a été empruntée. Je me suis posé la question à propos du «brouetblanc» et du «blanc mangier», très répandu en Europe au XIVème siècleet plus tard. Le nom pourrait être calqué sur le mot iranien ispidba, sepid-ba, bien attesté dans le monde arabe (et notamment en Espagne) sous laforme isfidbag74. Les recettes présentent des affinités.

Qu’il se soit manifesté à cette époque une réelle vogue de plats orientauxen Europe et que, par conséquent, les recherches de concordances commecelles alléguées ci-dessus ne soient pas vaines, c’est ce que démontrent,me semble-t-il, plusieurs indices venant donner quelque corps aux induc-tions qu’on peut développer à partir des quelques noms de plats cités ci-dessus et des concordances techniques dubitativement évoquées.

Dante fait peut-être allusion à une telle mode quand il parle, en versénigmatiques, de «la costuma ricca deI garofano» découverte par un certainNiccolo de Sienne (Inferno, XXIX, 127-129). L’interprétation la plus plausi-ble est qu’il y a là une allusion à une innovation culinaire comportant l’usa-ge d’épices orientales. On a, dès le XIVème siècle, mis en rapport ce texteavec une tradition sur la brigata spendereccia, la «bande prodigue» deSienne. Il s’agit d’un groupe de jeunes aristocrates siennois qui, dans laseconde moitié du XlIIème siècle, auraient décidé de mettre leurs biens encommun pour vivre une vie fastueuse et se procurer tous les plaisirs de cemonde sans se soucier d’économies ni du temps que durerait cette existen-ce. Vers 1380, Francesco da Buti, commentant la Divine Comédie, nous app-rend que la brigata s’était spécialement occupée de rechercher des innova-tions culinaires et que le cuisinier qu’elle avait engagé rédigea un livreconsacré aux mets qu’il préparait pour ses maîtres.

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72 Cfr. L. VARETON SMERALDI, Evoluzione della cucina veneziana e veneta per effetto deitraffici con l'Oriente (Primo Convegno..., pp. 89-151), p. 103 et n. 2.

73 Cfr. M. RODINSON, «Romanía...», p. 434. 74 Cfr. M. RODINSON, Notes de vocabulaire alimentaire sudarabique et arabe («Comptes

Rendus du Groupe Linguistique d'Etudes Chamito-Sémitiques» [GLECS], t. 9, 1960-1963, pp. 103-107), pp. 104-106. Cfr. ci-dessus, p. 10, n. 39.

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Nous connaissons quatre traités culinaires italiens du XIVème siècle.Divers détails ont amené plusieurs savants à penser, à la suite d’Isidorodel Lungo, que ces ouvrages devaient refléter au moins en partie le livrede cuisine élaboré par le cuisinier de la brigata spendereccia. Quoi qu’ilen soit, l’un de ces quatre traités, celui édité en 1863 par Fr. Zambrini,n’est autre chose, dans une large mesure au moins, que la traduction d’unLiber de coquina latin copié sur un manuscrit transcrit à Naples sous lesordres de Charles II d’Anjou (1289-1309) auquel on a déjà fait allusion ci-dessus, le manuscrit actuellement à la Bibliothèque nationale de Paris,sous la cote: latin 9328. Or les quatre traités italiens manifestent entre eux demultiples traits de parenté qui ont été relevés en particulier par L. Frati.

Nous avons donc affaire à un groupe de textes où on retrouve des recet-tes indubitablement arabes avec leur nom arabe. Or l’un d’entre eux, leLiber de coquina latin est associé sur le manuscrit n° 9328 avec un traitéde diététique, le Liber de ferculis et condimentis qui n’est autre qu’une tra-duction abrégée d’un ouvrage arabe. Le colophon nous assure que cettetraduction a été faite à Venise par un certain Jambobinus de Crémone, per-sonnage inconnu par ailleurs. Jambobinus a traduit fidèlement 83 recettestirées du Minhag al-bayan fima yasta’miluhu l-insan. Cet ouvrage (inéditjusqu’à présent) a été composé par un médecin amateur, le fonctionnairebaghdadien Abu ’Ali YaÌyà ibn ’lsà Ibn Gazla (ce qui donne en latin Gegefils d’Algazael), mort en 493/1100. Il comporte pour chaque aliment etplat traité, en plus de l’appréciation diététique, des recettes sommaires. SiJambobinus a choisi les 83 plats et mets en question (auxquels il gardeleur nom arabe) pour en traduire la notice, c’est qu’ils devaient être plusou moins connus et utilisés. De toutes manières, celui qui a concerté laconfection de ce manuscrit trouvait un intérêt pratique à la traduction deces indications et recettes en même temps qu’à la transcription d’un trai-té culinaire appartenant au groupe de textes qu’on vient de caractériser.

Le recueil en question n’a pas seulement intéressé l’Italie. Il a été appor-té en France à la fin du XIIIème siècle ou au début du XIVème. A la fin duXIVème siècle, il faisait partie de la bibliothèque d’un prince français,bibliophile éclairé, Jean, duc de Berry (1340-1416), frère de Charles V. Toutle monde connaît les Très Riches Heures qui ornaient sa collection.

Il n’est pas resté en France sans influence. On y a jugé à propos detranscrire les deux traités culinaires latins qu’il contenait sur un manus-crit copié en France autour de 1300 (BibI. Nationale de Paris, ms. latin7131). Il est à considérer que ce dernier manuscrit est aussi celui quicontient le plus ancien livre de cuisine français que nous connaissions, lesEnseignemenz qui enseignent à appareillier toutes manieres de viandes. Onavait donc là trois ouvrages culinaires dont celui aux recettes arabes. Il est

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75 Tout ceci est détaillé et pourvu de références dans M. RODINSON, «Romanía…». 76 Ed. Venise, 1581, ff. 85 v. – 86 r.. 77 Ibid., ff. 77 r., 78 r., 83 v.. 78 Ibid., f. 6 v.. 79 Reproduite par B. GUÉGAN, La Fleur de la cuisine française, I, Paris, 1920, p. 101; le

même, Le Cuisinier français, Paris, s.d. (1934), p. 536 (cfr. Pp. XLVIII sgg.). 80 M. RODINSON, Recherches…, p. 151.

clair que ce recueil ou des recueils analogues ont servi d’inspiration. C’estpeu après que le frère de Jean de Berry, le roi Charles V lui-même (1364-1380) faisait rédiger par son maître-queux, Guillaume Tirel dit Taillevent(mort probablement en 1395 à l’âge d’environ 80 ans) un Viandier quidevint rapidement le grand classique de la cuisine française75.

Le Taillevent (comme dit Villon en 1461) ne contient pas de recettes ànoms arabes. Mais il contient une recette de «brouet sarrasinois» et,comme il a été dit, il faudrait étudier de près toutes ses recettes pour déce-ler ce qui peut provenir de source orientale. Nous savons que les sauceset brouets sarrasins étaient en vogue en France et en Angleterre au XVèmesiècle. De toutes manières, l’influence orientale ne s’est pas arrêtée à la findu Moyen Age. Des recettes originellement d’origine sarrasine ont pupoursuivre leur carrière en Occident sous une forme plus ou moins évo-luée. D’autre part, sans même parler de l’Espagne où les plats d’originearabe se perpétuent très naturellement, nous voyons apparaître auXVIème siècle la boutargue et le caviar, le couscous que mentionneRabelais, les canards de Barbarie. A Venise, le Libro nuovo, de Christoforode Messisburgo, édité pour la première fois en 1563 - qui transmet enco-re des recettes de limonea héritières de celles du XIIIème ou du XIVèmesiècle76 - indique comment faire le riso o farro alla Turchesca, le riso tur-chesco, etc.77. Dans la liste des ustensiles dont il convient de disposerquand on veut recevoir de grands personnages, il cite un catino (bassin) damangiare bianco o riso turchesco78. En 1656, le Cuisinier de Pierre deLune, maître-queux d’Hercule de Rohan, puis de la duchesse de Rohan,peut-être d’origine espagnole et en tous cas amateur d’exotisme culinaire,donne une recette de potage de canard à l’arabesque79. Il faut indiquerencore, avant d’en finir avec l’alimentation, que les influences se sontexercées dans les deux sens quoique l’influence de l’Occident sur l’Orientmusulman ait été bien moindre apparemment au Moyen Age que celle semanifestant dans l’autre sens. Elle n’a pourtant pas été nulle. Dans unouvrage arabe de cuisine remontant au XIIème ou au début du XlIIèmesiècle que j’ai particulièrement étudié se trouve la recette d’un rôti à lafranque et d’un «pain que font les Francs et les Arméniens»80. Le même

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81 M. RODINSON, Notes de vocabulaire…, pp. 106-107

ouvrage donne des recettes de sauces acides assez consistantes, servant decondiments ou assaisonnements comme nos moutardes aromatisées. Ellessont appelées ÒlÒ. Faute d’une autre étymologie, on est bien forcé de rap-procher ce mot (qui remonterait au XIème siècle s’il fallait lui rattacher lesls, avec des s non emphatiques, de la Îikaya d’al-Mutahhar al-Azdi) duterme latin et italien salsa, vieux français salse. Cela semble confirmé parl’existence à Byzance au XIIème siècle, parmi les sauces, épices, aroma-tes, etc., de sãltsew et saboËrai de. Les «sauces» du Moyen Age euro-péen sont tantôt des sauces à notre sens, tantôt des assaisonnements et descondiments comme la moutarde. Elles sont préparées par des artisans-commerçants spécialisés appelés «saussiers» en français et sont venduesen boutique ou dans les rues. Certaines sont très analogues aux ÒlÒ de laWuÒla, le livre de cuisine arabe auquel il a été fait allusion ci-dessus81.

Je n’ai pu donner ici qu’un aperçu de recherches qui débutent à peine, surun domaine très étroit, celui d’une partie des activités de consommation.Le temps m’a manqué pour donner un tableau général, tenant compte desrésultats acquis aussi dans des domaines où je n’ai pas fait de recherchespersonnelles, pour englober l’ensemble de la consommation et de la dis-traction qui constituent pourtant, comme il a été dit, une sorte d’unité.Cette communication ne représente donc qu’une ébauche très limitée. Ellevoudrait surtout être une incitation à des recherches animées par des cher-cheurs plus nombreux et mieux équipés. Naturellement les phénomènescompris dans la sphère des activités nobles - philosophie, sciences, arts -ont beaucoup plus d’importance spirituelle que les humbles techniques dela vie quotidienne. Mais celles-ci forment le terreau où celles-là s’enraci-nent. Dans l’histoire des civilisations, elles représentent un indice d’au-tant plus significatif que leur adoption ne paraît entraîner, à première vue,le plus souvent, aucune conséquence idéologique ou politique - d’où unerelative absence de résistance organisée, systématique à l’emprunt. Celui-ci a pourtant en fait des effets indirects et de très importants que seul leflair soupçonneux des régimes et des idéologues les plus totalitaires saitsubodorer, dont des études très délicates devraient analyser le mécanisme.De toutes manières, la mise à jour de ces emprunts culturels au niveau leplus humble, de même qu’en archéologie le répertoriage des tessons depoterie jadis tant dédaignés fournit maintenant les indices chronologiques lesplus précieux, doit permettre de comprendre mieux le mécanisme descontacts culturels, avec leur base de rapports politiques et économiques, avecleur efflorescence éclatante dans Je monde des idées et des formes pures.

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DISCUSSIONE

VERNET GINES. - La comunicacion tan densa dei Prof. Rodinson me hasorprendido y he aprendido muchas cos as que ignoraba y que tienen rela-ción con la cocina catalana. Creo que a todos los espanoles aqui presentesnos gustaria saber si el turrón, postre nacional en época de navidades, esde origen arabe. Pero me parece que aqui hay quienes quieren intervenir.Profesor Lewicki.

LEWICKI. - Dans sa liste extrêmement curieuse des produits alimentairesempruntés par les Occidentaux aux Arabes, notre cher Collègue Rodinsonmentionne aussi, autant que je me rappelle, le blé sarrasin...

RODINSON. - Non, non! Je l’ai écarté justement!

LEWICKI. .. Bon, alors je voudrais m’arrêter sur ce produit. Le blé sara-sin, on l’appelle actuellement en allemand «Buchweizen», mais son nomancien est «Heidekorn». Voici une chose qui touche l’objet de votre dis-cours puisque le mot «Heide-» («payen») signifiait aussi «musulman». Or,comme vous le savez, le blé sarrasin est une sorte de mil qui provient del’Asie Centrale et qui a fait son apparition dans l’Europe vers le XIe ou leXIIe siècle. Je crois que ce blé qu’on voit au moyen âge en France et enItalie, ce blé - je le répète - pourrait arriver en Occident en partant dessteppes de la Russie du Sud et en passant ensuite par la Russie et par laPologne. Mais ce n’était pas la voie unique de la pénétration du blé sarra-sin, puisque aussi la colonie génoise de Caffa pourrait avoir été le trans-metteur de ce produit en Italie. Ce produit appartenait déjà à cette époque(XIe - XIIIe siècle) aux produits du monde musulman où il a passé avecles Comans et avec les Tartares.

Chez nous, en Pologne, on appelle ce produit «le blé tartare» et aussi«le blé grec» puisque ce produit est venu en Pologne du pays des Russesorthodoxes gens de la religion «grecque».

Il est passé ensuite dans le pays de Mecklembourg dans l’Allemagnedu Nord, où nous connaissons au XIVe siècle de grands territoires quiétaient occupés par les champs de ce blé. Je crois que l’on peut avoir aussides exemples en France du Sud et en Italie.

Ce détail est un peu marginal pour le sujet de votre discours. Mais jecrois qu’il serait peut-être utile d’y ajouter ce mot, vu qu’il s’agit quandmême d’un produit oriental qui a pénétré en Occident.

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