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Faculteit Letteren & Wijsbegeerte Academiejaar 2010-2011 Sara Cools La monodie au féminin Représentation de la voix féminine dans quatre romans épistolaires à l’âge classique Lettres portugaises (Guilleragues, 1669) Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** (Crébillon fils, 1732) Lettres d’une Péruvienne (Mme de Graffigny, 1747) Lettres de Mistress Fanni Butler (Mme Riccoboni, 1757) Promotor Prof. Dr. Jean Mainil Vakgroep Letterkunde Masterscriptie voorgedragen tot het bekomen van de graad van Master in de Taal- en Letterkunde: Frans-Latijn

Roman de femmes - Ghent University...4 AVANT-PROPOS Ce mémoire de master traite de la monodie au féminin, c’est-à-dire de la femme épistolière dans le roman par lettres à une

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Faculteit Letteren & Wijsbegeerte

Academiejaar 2010-2011

Sara Cools

La monodie au féminin

Représentation de la voix féminine dans quatre romans épistolaires à

l’âge classique

Lettres portugaises (Guilleragues, 1669)

Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** (Crébillon fils, 1732)

Lettres d’une Péruvienne (Mme de Graffigny, 1747)

Lettres de Mistress Fanni Butler (Mme Riccoboni, 1757)

Promotor Prof. Dr. Jean Mainil

Vakgroep Letterkunde

Masterscriptie voorgedragen tot het bekomen van de graad van Master in de Taal- en Letterkunde: Frans-Latijn

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TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS ...................................................................................................................... 4

CHAPITRE I. LE GENRE EPISTOLAIRE ............................................................................... 6

1.1. Qu’est-ce que le genre épistolaire ? ................................................................................. 6 1.2. Origines du genre épistolaire ........................................................................................... 8 1.3. Développement du genre épistolaire ............................................................................... 9 1.4. Le genre épistolaire au siècle des Lumières .................................................................. 11 1.5. Popularité du genre épistolaire ...................................................................................... 14

1.6. Le genre épistolaire, « un genre féminin » .................................................................... 17

CHAPITRE II. ROMAN EPISTOLAIRE, « ROMAN DU CŒUR » ..................................... 18

2.1. « Dépouillement » de l’intrigue ..................................................................................... 18 2.2. Comment expliquer le « dépouillement » de l’intrigue? ............................................... 21

2.3. Le roman épistolaire, un roman languissant ? ............................................................... 22

CHAPITRE III. LE CARACTERE DE FEMME .................................................................... 25

3.1. Cœur de femme, cœur solitaire...................................................................................... 25 3.2. Cœur de femme, cœur méditatif .................................................................................... 26 3.3. Cœur de femme, cœur contradictoire ............................................................................ 27

3.4. Cœur de femme, cœur incontrôlé .................................................................................. 31

3.5. Cœur de femme, cœur soumis ....................................................................................... 32 3.5.1. Cœur de femme, cœur humble ............................................................................... 32 3.5.2. Cœur de femme, cœur inférieur .............................................................................. 36

3.5.3. Cœur de femme, cœur pathétique ........................................................................... 37 3.6. Cœur de femme, cœur cédant ........................................................................................ 38

3.6.1. Cœur de femme, cœur paisible ............................................................................... 39 3.6.2. Cœur de femme, cœur soucieux de sa réputation ................................................... 40 3.6.3. Cœur de femme, cœur anxieux ............................................................................... 40

3.6.4. Cœur de femme, cœur vertueux ............................................................................. 42 3.6.5. Cœur de femme, cœur religieux ............................................................................. 45

3.7. Cœur de femme, cœur trop confiant de soi ................................................................... 46 3.8. Cœur de femme, cœur naïf ............................................................................................ 47

CHAPITRE IV. LA FEMME DE CARACTERE .................................................................... 51

4.1. Cœur de femme, cœur lucide ......................................................................................... 51 4.2. Cœur de femme, cœur cynique ...................................................................................... 52

4.3. Cœur de femme, cœur pessimiste .................................................................................. 53 4.4. Cœur de femme, cœur instruit ....................................................................................... 58 4.5. Cœur de femme, cœur déterminé .................................................................................. 60

4.6. Cœur de femme, cœur raisonné ..................................................................................... 61 4.7. Cœur de femme, cœur suggestif .................................................................................... 62

4.8. Cœur de femme, cœur respectueux de soi-même .......................................................... 64

4.9. Cœur de femme, cœur émancipé ................................................................................... 65

4.10. Cœur de femme, cœur critique .................................................................................... 67

CONCLUSION ........................................................................................................................ 71

BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................... 75

Sources primaires ................................................................................................................. 76 Sources secondaires .............................................................................................................. 76 Ouvrages de référence .......................................................................................................... 77

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AVANT-PROPOS

Ce mémoire de master traite de la monodie au féminin, c’est-à-dire de la femme

épistolière dans le roman par lettres à une seule voix. Quatre romans qui ont été écrits ou lus

au XVIIIe siècle, sont étudiés : les Lettres portugaises (Guilleragues, 1669), les Lettres de la

Marquise de M*** au Comte de R*** (Crébillon fils, 1732), les Lettres d’une Péruvienne

(Mme de Graffigny, 1747) et les Lettres de Mistress Fanni Butler (Mme Riccoboni, 1757).

Ces ouvrages seront cités d’après les éditions mentionnées dans la bibliographie (cf. infra).

L’idée d’écrire sur le roman par lettres est venue suite à mon étude sur la popularité

des Lettres portugaises dans le cadre de mon mémoire de bachelier. Intriguée par ce roman, je

voulais me pencher sur d’autres romans épistolaires et sur le genre épistolaire en général. Mon

promoteur m’a alors proposé de lire les œuvres citées ci-dessus. Pendant la lecture, la figure

de la femme en particulier a attiré mon attention. Ainsi, j’ai décidé de consacrer ce mémoire à

la présentation des héroïnes, qui sont dévorées par les mêmes peines à cause de l’absence de

leur bien-aimé.

La religieuse portugaise et la Péruvienne écrivent dès le début à des amants lointains.

La Portugaise, Mariana, est abandonnée par son amant léger qui retourne en France. Après

son départ, elle lui écrit quatre lettres passionnelles sans recevoir de réponses. La jeune

Péruvienne Zilia est séparée de son amant et futur époux Aza par un événement funeste: le

jour de ses noces, elle est enlevée par des Espagnols. Amenée en Europe en bateau, elle arrive

chez les Français. Pendant son voyage et son séjour en France, elle relate tous ses sentiments

et toutes ses expériences par le moyen des quipos Ŕ des nœuds à l’aide desquels les Incas

écrivaient - à Aza, son fiancé dont elle n’a aucune information depuis son enlèvement.

Le lecteur des Lettres de la Marquise et des Lettres de Mistress Fanni Butler par

contre lit comment ces femmes commencent à écrire à des hommes qui deviennent bientôt

leurs amants. L’abandon, motivé par l’accomplissement des « devoirs de [leur] charge »1, n’a

lieu qu’au milieu du récit. Cette fois-ci les hommes répondent bien aux lettres, mais les

réponses ne sont pas fournies au lecteur. Elles ne sont connues que par la Marquise et Fanni

qui y réfèrent parfois dans leurs lettres.

Dans ce qui suit, je me pencherai d’abord sur l’historique du genre épistolaire en

général. Comment est-ce que le roman par lettres s’est construit et développé jusqu’à son

siècle d’or, le XVIIIe siècle? Pourquoi a-t-il atteint le sommet de sa popularité à ce moment

1 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », in Romans de femmes du XVIIIe siècle, p. 173.

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de l’histoire? Et quel rôle les femmes y ont-elles joué? Après avoir expliqué pourquoi le

roman par lettres est un « roman du cœur »1, j’analyserai ensuite la peinture de la femme dans

les quatre romans mentionnés plus haut. Le but de ce mémoire sera de savoir dans quelle

mesure les lettres reflètent le caractère d’une femme ou plutôt la femme de caractère. C’est-à-

dire de savoir si ces romans épistolaires brossent le portrait d’un être vulnérable et soumis à

ses passions ou celui de quelqu’un qui a l’« aptitude à affirmer vigoureusement sa

personnalité » et « à agir avec décision »2? Est-ce que la femme correspond au stéréotype de

l’auteur femme de l’âge classique qui prend le pouvoir par le roman et qui revendique « pour

la première fois peut-être, le droit au bonheur, à une vie sentimentale, à une sexualité qui [lui]

soient propres »3? Ou est-ce que, au contraire, les héroïnes de ces romans sont présentées

comme moins audacieuses que leurs auteurs? Ont-elles la force de résister aux avances de

leurs séducteurs ou ne réussissent-elles pas à garder le respect de soi? Sont-elles moins

sensibles à l’honneur qu’à la séduction? Leur intelligence domine-t-elle sur leur naïveté ou

est-ce qu’elles refusent d’aviser la réalité? Pensent-elles à la vengeance ou est-ce qu’elles

s’isolent à jamais du monde extérieur? Bref, où se situent les quatre femmes épistolières sur

l’axe du tempérament?

Avant d’aborder le vif du sujet, il convient encore de remercier quelques personnes.

Tout d’abord je veux témoigner ma reconnaissance à mon promoteur, prof. J. Mainil. Il m’a

donné de bons conseils pendant les recherches et pendant le processus de rédaction, il a lu et

relu mon texte, bref c’est grâce à son aide que ce travail a été réalisé. Je suis aussi

reconnaissante à mon fiancé pour son soutien mental et pour sa patience quand j’étais de

mauvaise humeur. Finalement mes parents méritent aussi des remerciements parce que sans

eux, je n’aurais pas eu l’occasion d’étudier.

1 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 59.

2 Larousse de la langue française, p. 271.

3 Couverture de Romans de femme du XVIIIe siècle.

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CHAPITRE I. LE GENRE EPISTOLAIRE

1.1. Qu’est-ce que le genre épistolaire ?

À la fin du XVIIe siècle, « un moyen de création neuf »1 apparaît dans la littérature

française sous la forme du roman par lettres. Après un succès énorme durant tout le dix-

huitième siècle, le roman épistolaire disparaît progressivement au siècle suivant2. Dans son

étude sur la littérature épistolaire, Laurent Versini fait référence à Robert-Adam Day pour la

définition du genre. Selon lui, peut être qualifié de roman épistolaire

tout récit en prose, long ou court, largement ou intégralement imaginaire dans lequel des

lettres, partiellement ou entièrement fictives, sont utilisées en quelque sorte comme véhicule

de la narration ou bien jouent un rôle important dans le déroulement de l’histoire3.

Généralement, les lettres sont précédées d’une préface qui motive l’authenticité des lettres et

la pertinence de leur publication4. Comme le note Versini, elles sont entièrement écrites au

présent et à la première personne dans le but d’assurer « la présence des faits et des êtres » et

d’exprimer la pathétique et la passion de la manière la plus directe et la plus apte à émouvoir

le lecteur5.

La forme de la correspondance elle-même peut varier d’après le nombre de

correspondants. Le roman polyphonique, qui reproduit la correspondance de plusieurs

personnages, est très populaire dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Les représentants

les plus notoires de ce roman à plusieurs voix sont Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761) de

Jean-Jacques Rousseau et les Liaisons dangereuses (1782) de Cholderlos Laclos. Or, l’objet

de ce mémoire sera la formule monodique, c’est-à-dire le roman à une voix qui est constitué

de lettres d’un seul correspondant. Dans ce type de roman, soit les réponses n’existent pas,

comme dans les Lettres portugaises ou dans les Lettres d’une Péruvienne ; soit elles existent

bien, mais elles ne sont pas données au lecteur, comme dans les Lettres de la Marquise de

M*** de Crébillon ou les Lettres de Fanni Butler de Mme Riccoboni. Dans le premier cas, les

lettres sont un simple monologue, un « cri dans le vide et d’autant plus pathétique qu’il

n’éveille pas d’écho »: l’adressé reste « passif, muet, simple récepteur qui ne contribue pas à

1 J. Rousset, Forme et signification, p. 65.

2 Ibid. Rousset renvoie à Balzac (Préface des Mémoires de deux jeunes mariées (1842)) qui note, en 1840, que

« ce mode si vrai de la pensée sur lequel ont reposé la plupart des fictions littéraires du XVIIIe siècle » est

« chose assez inusitée depuis quarante ans ». 3 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 10. Versini renvoie à Robert-Adam Day, Told in letters. Epistolary fiction

before Richardson, Ann Arbor, 1966, p. 5. 4 Ibid., p. 18.

5 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 242 et p. 258.

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l’action » (cf. supra)1. Dans le dernier cas, « le destinataire fantôme » a plus d’impact sur le

récit, parce que l’épistolière peut renvoyer ou citer ses réponses2. Selon J. Rousset, c’est la

forme de la suite à une voix qui apportera les premiers succès à partir du dernier tiers du

XVIIe siècle et qui sera préférée tout au long du XVIIIe siècle au « duo proprement dit »,

donc à « l’échange effectif de lettres et de réponses de deux correspondants »3. Cette

préférence de la monodie est due entre autres à « ses effets de perception relative et de réalité

tronquée »4.

Quant au contenu de la littérature épistolaire, les lieux communs sont presque partout

les mêmes5. Dans la plupart des cas la correspondance se justifie par la non présence du

confident. La femme est pour l’une ou l’autre cause abandonnée pour un certain temps ou

pour toujours par son amant. Parfois l’envoi des lettres est empêché par des difficultés, mais

des obstacles « intérieurs, comme la timidité » sont rares.

Dans la lettre, la femme exprime ses jalousies - parfois réelles, parfois imaginaires -

mais avant tout sa tendresse. Si ce n’est pour la première ou pour la unième fois, elle écrit sur

« tous les tons ». À ce sujet, le ton de la religieuse portugaise, que S. Cornand qualifie de

« pathétique » et « brûlant », est devenu exemplaire. Mme de Sévigné par exemple utilise à

plusieurs reprises le mot portugaise comme un nom commun: « Brancas […] m’a écrit une

lettre si tendre, que […] si je lui faisais une réponse sur le même ton, ce serait une

portugaise » ; et au sujet « d’une folie, d’une passion que rien ne peut excuser que l’amour

même » elle prétend écrire « sur ce ton-là toutes les portugaises du monde »6.

La femme souffre de l’éloignement de son amant et n’a qu’un seul désir: le revoir

aussi vite que possible. Même sa condition physique en subit les conséquences : la maladie ou

l’amaigrissement ne sont pas exceptionnels. Son ennui comparé aux « aventures excitantes »

de l’autre ne fait qu’augmenter sa mauvaise humeur et les reproches à l’adresse de l’autre,

« l’ingrat » qui manque d’affection. Elle craint son infidélité, menace de mourir de douleur,

pour finalement, au comble de son désespoir, le prier dans une « lettre de rupture » de cesser

de l’aimer, parce que « tous les hommes sont faux ». Dans ses lettres, elle s’écrie beaucoup

plus facilement que dans la conversation orale, car « la présence de l’autre paralyse ». De peur

d’ennuyer son destinataire, elle varie son récit le mieux que possible en intercalant par

1 R. Trousson, « Préface », in Romans de femmes du XVIIIe siècle, p. XX.

2 Ibid.

3 J. Rousset, op. cit., p. 76-77 et p. 81.

4 Ibid., p. 81.

5 Le contenu de ce paragraphe est basé sur S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », in Romanciers du XVIIIe

siècle, p. 51-55, sinon d’autres sources sont indiquées. 6 Ed. Roger Duchêne, Pléiade, respectivement t.I, p. 297, et t.III, p. 80. ; cité par F. Deloffre dans son édition des

Lettres Portugaises de Guilleragues, p. 11-12.

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exemple une histoire. Même l’écriture agit parfois sur l’état d’âme de l’écrivaine et change

ses émotions au moment de l’écriture. Chez Crébillon par exemple, « une lettre tendrement

commencée par la Marquise se termine amèrement (XXI, p. 118-120) ». Parfois, l’épistolière

trouve aussi occasion de méditer sur « l’acte d’écrire » (cf. infra).

1.2. Origines du genre épistolaire

D’où vient alors l’idée de construire un roman à partir des lettres ? Dans son portrait

nuancé de tout le développement du genre épistolaire, de sa « préhistoire » jusqu’à ses

derniers succès, Laurent Versini rappelle les origines du roman par lettres1. Celles-ci doivent

tout d’abord être cherchées dans l’antiquité gréco-romaine. Déjà les romans grecs, explique

Versini, inséraient des lettres, dont la plupart écrites par des amants, séparés par « des parents

hostiles » ou « des aventures jalonnées d’enlèvements par des pirates »2. Chez les Romains,

Ovide écrivait des correspondances fictives en vers des femmes abandonnées par leur amant,

comme ses Tristes et ses Héroïdes, dont la popularité et l’impact sont sensibles, comme

l’observe Versini, dans toutes les littératures romanes, du Moyen Âge au XVIIIe siècle.

Moins connus sont les mérites des sophistes Alciphron (IIe siècle apr. J.-C.) et Aristénète (Ve

siècle), auteurs de lettres d’amour galant, traduites en français à la fin du XVIe et à la fin du

XVIIe siècle3. Les savants des XVIIe et XVIIIe siècles se basent surtout sur d’autres romains,

auteurs de lettres et « théoriciens de l’épistographie, de Cicéron à Quintilien »4.

Le roman par lettres, « cas particulier du roman sentimental », commence à exister à

côté des « genres qui ont pour vocation l’expression de l’amour, formes fixes de la poésie

amoureuse Ŕ ballade, rondeau, lai, etc. -, roman courtois ». Très tôt, deux traditions se forment

dans cette littérature d’amour: la première, disons « féministe »5, idéalise la femme et

s’approche ainsi de la courtoisie, tandis que la seconde, plutôt misogyne, avertit contre les

femmes traîtresses6.

De même, la littérature lyrique occitane est à la base du roman épistolaire, avec ses

Salut d’amors, « salutations du troubadour à sa dame ». A partir de la fin du XIIe siècle, une

autre forme d’abord « orale », mais très vite « épistolaire » est pratiquée dans la Romania

entière, notamment le débat d’amour. Plus tard, aux XVe et XVIe siècles, ce genre sera

1 L. Versini, Le roman épistolaire, Paris, PUF, 1979. Les parties 1.2., 1.3. et 1.4. sont inspirées de cette étude,

sinon d’autres sources sont indiquées. 2 Ibid., p. 10.

3 Ibid. Notamment en 1597 par Coudrière et en 1695 par Lesage.

4 Ibid., p. 11.

5 Terme anachronique que j’utilise dans le sens moderne de « qui prend la défense des femmes ».

6 Versini note encore que ces deux courants sont symbolisés par les deux parties du Roman de la Rose.

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continué par la préciosité dans ce qu’elle appelle la « question d’amour ». Par la suite, la lettre

s’introduit encore dans le roman de chevalerie, dans le conte sentimental, dans le roman

pastoral et dans le roman héroï-galant1.

Malgré ces développements, la « préhistoire » du genre épistolaire se déroule

principalement en Italie, avec les apports entre autres de Dante et de Boccace, et en Espagne,

où Juan de Segura écrit le « premier roman épistolaire véritable », le Processo de cartas2.

Mais la littérature française comblera son retard en se spécialisant dans le genre au XVIIIe

siècle, comme le formule Versini : « à l’âge d’or espagnol et italien, qui se confond avec l’âge

baroque, succède l’âge d’or français, qui se confond avec le classicisme prolongé par les

Lumières », tout en ne reniant jamais ses origines courtoises3.

1.3. Développement du genre épistolaire

Le genre épistolaire acquiert de plus en plus d’autonomie grâce à l’honnêteté,

« héritière française, à travers la préciosité, de la courtoisie romane et de la galanterie »4. Il

prend existence, toujours selon Versini, premièrement « sous la forme de lettres dont

l’authenticité n’empêche pas la facticité d’appartenir à la littérature, puis sous la forme

d’échanges à moitié fictifs à moitié réels qui engendrent les premiers romans épistolaires

français ».

Les lettres trop enjouées des écrivains du premier XVIIe siècle, Guez de Balzac et

Voiture, sont mis de côté au profit de celles de Mme de Sévigné, de Mme de Maintenon, de

Ninon de Lenclos, disons au profit des élans « des épistolières plus naturelles, ou plus

émues ». Cette production constitue donc un « premier âge des femmes dans une histoire qui

en comptera beaucoup ». On commence à définir l’art d’écrire une lettre. Les récits d’une

Mme de Sévigné par exemple, mais aussi ceux d’une Mlle Aïssé, d’une Mlle de Lespinasse,

d’une Mme du Defand et d’un Voltaire, enseignent souvent sur les attentes qualitatives de la

lettre. Les lettres authentiques s’assemblent très vite en des recueils collectifs et didactiques.

Jusqu’au XXe siècle, ces « codes du bon usage épistolaire » connaissent un réel succès5.

A côté de ces manuels épistolaires, le type des héroïdes ovidiennes est toujours en

usage6. Elles sont traduites depuis le XIIIe siècle par les Espagnols, à partir du XVe siècle par

1 Ibid., p. 22.

2 Ibid., p. 12 et p. 27.

3 Ibid., p. 27.

4 Ibid., p. 28.

5 Ibid., p. 30.

6 Ibid., p. 32.

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les Italiens et un peu plus tard par les Allemands. Les Français en deviennent experts vers le

milieu du XVIIIe siècle. Sur l’héroïde se greffe encore un autre « modèle prestigieux »,

celui des « épîtres mythologiques » et des « lettres authentiques échangées au XIIe siècle par

le couple célèbre » Héloïse et Abélard1. Leur plaintes latines, traduites en français et en

anglais, convainquent les lecteurs à apprécier « la fiction » autant que « la vérité », ce qui sera

aussi le don du roman par lettres.

Bien que « l’aventure romanesque » de la lettre existe depuis des siècles, la conception

d’un roman entièrement constituée des lettres ne naît que très lentement2 :

La voie n’est vraiment libre pour l’épanouissement du roman épistolaire que lorsque le

discours noble, oral et oratoire, celui de la tragédie ou celui de Bossuet, celui aussi des romans

de Mlle de Scudéry, s’est doublé d’un discours proposé à la réflexion et à la sensibilité d’un

lecteur, autrement dit, lorsque l’honnêteté, d’abord sous sa forme extrême, la préciosité, élargit

son empire en s’annexant la lettre3.

Ce n’est qu’en 1669 qu’apparaît le premier roman de ce genre, c’est-à-dire « un des plus purs

chefs-d’œuvre » de la littérature épistolaire universelle qui devient aussitôt un modèle : les

Lettres de la religieuse portugaise4. Les contemporains, qui associent aussitôt la lettre à la vie

réelle, prennent ces Lettres naturellement pour vraies, donc écrites par Mariana Alcoforado,

une moniale portugaise consommée par la passion qu’elle éprouve pour un gentilhomme

français5. Pendant des siècles, l’identité contestable de l’auteur a été le sujet de nombreuses

controverses. Les recherches les plus récentes ont montré qu’il s’agit en réalité d’une œuvre

littéraire, non pas due à la plume d’une religieuse portugaise mais à celle d’un homme,

Gabriel-Joseph de La Vergne, Comte de Guilleragues (1628-1685), « gentilhomme gascon, de

la race des Montaigne et des Montesquieu, ami de Molière, de La Fontaine et de Racine,

secrétaire intime de Louis XIV, mort au service de son maître comme ambassadeur à

Constantinople »6. Par la manœuvre éditoriale de la prétendue authenticité, utile à « renforcer

le crédit », les lettres prouvent selon Versini, que « le naturel » et « la spontanéité » dans

l’écriture sont « le triomphe de l’art et de la littérature »7.

1 Ibid., p. 33.

2 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », in op.cit., p. 69.

3 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 49-50.

4 Ibid., p. 41.

5 Ibid., p. 42.

6 F. Deloffre, « Préface » in Lettres portugaises, p. 10.

7 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 47.

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1.4. Le genre épistolaire au siècle des Lumières

Laurent Versini décrit la suite de l’évolution du roman épistolaire de la manière

suivante : au moment où il « va devenir l’un des modes d’expression favoris du XVIIIe siècle

français, au point de lui être presque exclusivement associé par les lieux communs, l’histoire

littéraire impose de revoir les choses de plus près »1. Avant les années 1730, le roman

épistolaire ou le roman en général voit sa production diminuer considérablement2. Ce n’est

qu’après 1730, que le roman par lettres français, exception faite de « la veine exotique », se

répand et revient à sa « vocation psychologique ou sentimentale »3.

Ce recul peut s’expliquer par le contexte politique : sous la Régence et au début du

règne de Louis XV, on « discrédite le cœur au profit des sens », d’où une régression de

l’honnêteté et de l’appartenance au sentiment. Les « cercles choisis » restent fidèle à « une

galanterie raffinée » et les femmes féministes protestent, ce qui résulte en « la nouvelle

préciosité », spécifiée par F. Deloffre et représentée par une Mme de Lambert. La

« métaphysique d’amour » se rapproche de ses origines courtoises et en même temps du

roman par lettres. Après la disparition du « romanesque » depuis les années 1660 (cf. infra),

l’abbé Prévost prépare un réveil du « roman de la passion tragique et lyrique » et Marivaux

ouvre la voie vers celui du « roman des nuances d’un sentiment plus mesuré ».

Peu après 1730 paraissent alors non seulement l’Histoire du chevalier des Grieux et de

Manon Lescaut et les premières parties de La vie de Marianne, mais aussi, en 1732, les

Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** de Crébillon fils, que Versini appelle le

« premier grand roman sentimental et mondain en lettres »4. Ce fils d’un célèbre dramaturge

et « héritier de la tradition française de la galanterie et de l’analyse » donne ainsi « de la

tradition des lettres d’Héloïse, des Portugaises et des héroïdes une version mondaine qui plie

la passion et le lyrisme aux exigences de l’honnêteté et des bienséances ». Ses « cruelles

questions d’amour » rappellent Racine et Guilleragues, l’influence de Mme de Lafayette perce

à travers le personnage de la Marquise inébranlable (cf. infra)5.

Crébillon opte délibérément pour la formule française du genre épistolaire, s’opposant

radicalement à son pendant anglais, qui préfère, comme le souligne Versini, les

évènements à l’analyse6. Symbolisant des esthétiques tout différentes, ces traditions

1 Ibid., p. 61.

2 Ibid. Cf. G. May, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle, PUF, 1963, chap. III.

3 Ibid., p. 65.

4 Ibid., p. 66.

5 Ibid., p. 67.

6 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 262.

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représentent le sentiment d’une autre manière. Laurent Versini compare à ce sujet Crébillon,

ce « maître dans l’art de décomposer un sentiment jusqu’au raffinement »1 aux débuts

littéraires de l’anglais Richardson. Il a bien vu que Crébillon sait « suivre les gradations

imperceptibles » du sentiment et « énumérer les fatalités qui poussent les femmes vers leur

défaite, dans le temps même qu’elles développent leurs raisons de résister et leur certitude d’y

réussir ». La suite des lettres retrace l’évolution « d’un sentiment que l’on refuse d’abord, que

l’on déguise ensuite du nom d’amitié, et dont on reconnaît enfin le triomphe au moment où

déjà l’inconstance d’un partenaire dont on ne s’est jamais dissimulé la frivolité est près de la

trahison »2. On voit une même « finesse [d’] analyse » chez Mme Riccoboni

3. Richardson par

contre choisit « une formule totalement opposée, c’est-à-dire familière, bavarde, oratoire,

pathétique, ostentatoire dans l’étalage du sentiment et des bons sentiments»4, tout en y

ajoutant « un moralisme envahissant »: au lieu de s’attacher à l’action, la lettre parle des

grandes questions morales5. Versini décrit alors le roman épistolaire anglais « moral et

familier » comme « plébéien », le roman épistolaire français, celui « de l’honnêteté », comme

« aristocratique »6. Crébillon veut que le lecteur reconnaisse dans ses lettres « non le style de

l’homme de lettres, mais les négligences d’une femme spirituelle que l’esprit ne saurait

attraper »7. C’est « le style « intime » à la française », « celui des gens du monde », car cette

« écriture discrète et uniforme » va nécessairement de paire avec un mode de vie « élégant et

digne »8. L’ « esthétique » correspond donc à « une éthique », comme chez Mme de

Lafayette9.

Puis, « à partir des années 1750, le roman par lettres français « est au confluent », les

deux traditions, française et anglaise, se réunissant chez une Mme Riccoboni. Ses Lettres de

Fanni Butler (1757) prouvent qu’elle sait, tout comme Crébillon, « raisonner

interminablement sur des sentiments et des probabilités de sentiment »10

sans s’abstenir de la

forme monodique du roman épistolaire. L’apport de Richardson est visible dans la capacité de

1 Ibid., p. 258.

2 Ibid., p. 261.

3 Ibid., p. 281.

4 Ibid., p. 258.

5 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 69. Il ajoute : « Richardson est avant tout le romancier du mariage ; tous

ses romans examinent les condition de la meilleure union et les dangers qu’une fille doit éviter, séduction d’un

prétendant hypocrite et libertin ». 6 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 262.

7 Ibid.

8 Ibid., p. 263.

9 Ibid.

10 Ibid.

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Riccoboni d’ « émouvoir par une peinture pathétique et indignée de l’innocence persécutée »1

et par son « ton plus familier, moins apprêté »2. Son « indécente vivacité », dont Fréron

critique Fanni, se révèle à travers les « noms bassement familiers et ridicules » dont elle se

sert pour s’adresser à son amant, comme « cher petit » ou « aimable garçon ». De même, ses

« audaces », c’est-à-dire ses rêves d’aller voir son amant la nuit, traduisent l’influence

anglaise3, ainsi que « l’artifice de la pseudo-traduction » des Lettres de Fanni Butler (1757),

présentées comme traduites de l’anglais4.

Vers le milieu du siècle, l’impact de « l’auteur édifiant » Richardson stimule

« l’enrichissement d’un genre qui devient adulte »5. Son Pamela va curieusement se combiner

avec le « premier roman des Lumières qui était aussi un conte libre », les Lettres persanes de

Montesquieu, en résultant en un « immense succès de librairie », celui des Lettres d’une

Péruvienne de Mme de Graffigny6. Laurent Versini voit l’œuvre comme « un condensé de

toutes les formules en vogue » :

La veine exotique avec l’Amérique des Incas, celle des héroïdes ou des lettres d’Héloïse pour

les tourments de la séparation, celle de Pamela pour le thème de l’innocence persécutée,

l’accent des Lumières avec la condamnation du colonialisme .

Le roman de lettres à voix unique, qui domine jusque vers 1750, continue à exister sous les

formes réduites de mémoires, « souvent interrompus par des histoires ou nouveaux mémoires

intercalés »7. Originaire de l’héroïde, c’est la forme monodique qui a d’abord pris naissance

8,

mais à partir de 1750 le genre commence à évoluer « du simple au complexe », c’est-à-dire de

la monophonie à la polyphonie9. Commençant par introduire les réactions du destinataire dans

le roman à deux voix, les échanges entre plus de deux personnes se répandent un peu plus

tard : la généralisation de la formule polyphonique ne se situe qu’à partir de l’apparition de La

Nouvelle Héloïse en 176110

. Pendant le XVIIIe siècle, la forme épistolaire « se développe

1 Ibid.

2 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 74.

3 L. Versini (Laclos et la tradition, p. 263.) renvoie à Fréron, Année littéraire, 1757, t. VI, 8 sept., p. 53-59.

4 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 74. Les Lettres de Fanni Butler « furent en fait traduites en anglais par la

suite ». « A côté des monologues de la Marquise chez Crébillon ou des héroïnes de Mme Riccoboni, on trouve

les lettres du seul séducteur, qui cherche, comme Valmont plus tard, dans l’aveu de ses fautes et de ses vices un

moyen de désarmer voire de fasciner la vertu. » (L. Versini, le roman épistolaire, p. 76-77) 5 Ibid., p. 78.

6 Ibid., p. 79.

7 Ibid., p. 78 et p. 82.

8 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 269.

9 J. Rousset, op.cit., p. 76.

10 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 83.

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[donc] dans plusieurs directions, essaie diverses variantes, s’enrichit et se perfectionne pour se

dissoudre finalement dans le journal intime »1.

1.5. Popularité du genre épistolaire

D’où vient alors la popularité de la forme épistolaire au XVIIe et XVIIIe siècle? Tout

d’abord, les lettres et leur « style enjoué » 2

correspondent aux pratiques mondaines de

l’époque, à « l’art de la conversation par la lettre, message de civilité, expression de la

politesse »3 :

Aux dix-septième et dix-huitième siècles, dans une littérature qui est avant tout mondaine, les

lettres sont une des expressions favorites de l’honnêteté, avec les portraits et les maximes. La

littérature des honnêtes gens est une littérature sociale, une littérature du commerce. La lettre

est toute-puissante au dix-huitième siècle.4

D’après Montesquieu, le roman épistolaire connaît un grand succès car le personnage-locuteur

relate lui-même son état au moment de la rédaction de la lettre5. Il raconte donc sa vie au

moment même qu’il la vit, comme dans le billet de la Marquise de Crébillon:

Vous voulez vous raccommoder avec moi, n’est-ce pas ? Vous êtes honteux de votre

emportement. Vous faites bien, mais je ne sais pas si j’aurai le temps de vous voir. J’ai envie

d’être piquée : oui oui, venez, je n’ai rien à faire, peut-être votre présence m’amusera-t-elle.

Que je suis sotte d’être si bonne ! Cela est inouï ! il est cependant vrai qu’un raccommodement

est une jolie chose.(Billet, p. 186)

Aussi, la lettre à la première personne et au présent est-elle la technique narrative la plus apte

à « faire « sentir les passions » plutôt qu’à engendre la réflexion sur les passions »6. Ou

comme le décrit Versini: elle « abolit les écrans que le recul du temps et la narration à la

troisième personne interposent entre le lecteur et le héros »7. A cause de cette « prise

immédiate sur la réalité présente, saisie à chaud », le lecteur devient un témoigne direct de

l’intrigue : « il la vit dans le moment même où elle est vécue et écrite par le personnage »8.

Cette nouvelle forme favorise une identification du lecteur au personnage, elle permet de se

reconnaître soi-même dans la situation décrite, ou comme l’écrivait Montesquieu, de

1 J. Rousset, op.cit., p. 76.

2 F. Deloffre, « Préface », p. 49.

3 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 48.

4 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 231.

5 Montesquieu, Œuvres complètes, éd. R. Caillois, Bibl. de la Pléiade, Paris, 1949, T.I, p. 129. (dans ses

Réflexions pour la réédition de 1754 des Lettres persanes) ; cité par J. Rousset (op. cit., p. 67). 6 Ibid.

7 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 54.

8 J. Rousset, op.cit., p. 67-68.

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« sentir » lui-même « les passions ». Car, comme le note Dorat, « Une lettre, de tous les

genres d’écrire, est le plus vrai, le plus rapproché de l’entretien ordinaire.»1.

De plus, dans une lettre, le personnage-locuteur peut éprouver et exprimer ses

sentiments, si variables qu’ils soient. Pour dépeindre des émotions fluctuantes, une seule lettre

ne suffit pas. Il faut plusieurs lettres d’une même personne qui brossent alors « la courbe de sa

vie intérieure » comme une succession d’événements momentanés. Seul l’enchaînement des

lettres est capable de reproduire « ce délire qu’est la passion, fait de transports et de

désespoirs »2. C’est à cette manière d’éprouver la passion, parfaitement traduite par la lettre,

que J. Rousset attribue le succès du roman épistolaire3. Car, explique-t-il, dès le dernier tiers

du XVIIe siècle, la lettre ne peut plus être séparée de la passion, de même que le style de la

lettre du style de la passion. Ce rapport se crée dès le moment que la passion est considérée

comme « un mouvement involontaire » qui n’épargne personne et qui fait non seulement

surgir « l’instinct et le trouble », mais aussi basculer « le vieil édifice courtois et galant de

dignité féminine et de possession de soi ».

Outre cette « vérité intérieure », le lecteur d’une « époque défiante à l’égard de

l’invraisemblance, de la fiction, du romanesque » souhaite aussi d’après Versini, « une autre

vérité Ŕ ou son ombre -, plus extérieure », c’est-à-dire une triple authenticité: de la

correspondance d’abord, mais aussi des événements et des émotions décrites4. J. Rousset

observe que le roman, depuis 1650, tend à être créé contre « le romanesque », c’est-à-dire

contre « l’arbitraire d’une imagination qui invente indiscrètement ». La littérature devient une

« fiction du non-fictif » : l’auteur publie ce qu’il prétend avoir trouvé. Il est par conséquent

plus ou moins censé « tromper » le lecteur. Ainsi Guilleragues présente ses Lettres non pas

comme une histoire fictive, mais comme un témoignage spontané de la réalité vécue. Mais,

comme Rousset le remarque, si l’auteur fait semblant de s’effacer, ce n’est que pour « opérer

plus sûrement », « pour inventer une nouvelle réalité ». C’est un procédé dont tout lecteur est

conscient, mais quand il lit, il accepte toujours plus ou moins l’illusion.

Tout d’abord « l’illusion de l’authenticité » intervient au niveau des lettres, assurée par

des « procédés bien connus »5. Dans une préface, le soi-disant éditeur ou traducteur des lettres

explique comment elles lui sont parvenues: « portefeuille trouvé », « manuscrit découvert

1 Dorat, Œuvres, éd 1776, T.i, p. 100. cité dans J. Rousset, op.cit., p. 68.

2 J. Rousset, op.cit., p. 69.

3 Ibid., p. 77.

4 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 50. Bien que cette authenticité puisse nous paraître « artificielle ou

puérile », Versini explique pourquoi il ne faut pas accuser « trop vite le public le plus intelligent de naïveté ou

de crédulité » (p. 51). 5 Ibid., p. 51.

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dans une armoire secrète de la maison de campagne achetée par l’éditeur » etc.. Mme de

Graffigny va même si loin de présenter ses Lettres d’une Péruvienne (1747) comme traduites

des quipos de sa Zilia. D’autres éléments qui doivent prouver la vérité du récit sont « les

fautes, les longueurs, le désordre, les naïvetés » sans oublier opérations de l’éditeur qui se

limitent à l’exclusion de lettres inutiles pour assurer « l’authenticité du reste »1.

Un second type d’authenticité, accréditée cette fois-ci par « l’exigence anti-

romanesque » de l’époque est celle des « faits ». Ainsi, contrairement au « roman du

sentiment » ou au « roman d’analyse », le roman par lettres reproduit une « multitude de petits

détails, qui seraient oubliés par quelqu’un qui n’écrirait pas sur le moment »2. Les Lettres

portugaises par exemple font croire à une histoire réellement vécue par quelques

détails portugais, comme « Emmanuel et Francisque », le « royaume d’Algarve », « Dona

Brites » et « le balcon d’où l’on voit Mertola »3. Significative à cet égard est l’importance que

Richardson attache aux « petites circonstances », dont Crébillon, « arithméticien du cœur »,

prend le contre-pied (cf. supra). Ainsi le roman richardsonien, roman « domestique », c’est-à-

dire « roman des particularités d’une nation saisie dans sa vie de tous les jours » est plus

proche de la réalité que celui de Crébillon ou celui de la tradition française tout court.

Finalement le genre épistolaire garantit aussi « l’authenticité des sentiments ». À la

minutieuse description des « choses vues » s’ajoute aussi celle des « sentiments saisis dans

leurs nuances »4. Par son pouvoir « analytique » de « notations plus fines, plus vraies que les

romans traditionnels, plus logiques, plus synthétiques », le roman par lettres « est prêt à se

confondre avec le roman d’analyse ».

La nouveauté de la forme apparaît également dans la disparition du récit, d’une

« histoire conçue comme suite d’évènements »5. L’auteur ne raconte plus, il s’efface. Mais

plus il semble disparaître comme narrateur, plus il se fait valoir dans l’organisation et la

composition de son œuvre, qui ne dépend plus d’une chronologie des évènements. Il est

désormais l’ « auteur au sens fort du terme », le créateur de l’œuvre, celui qui décide de la

« disposition des lettres », des « paroles » et de leur « effet ». Bref, il devient « maître de

l’œuvre ». Il dispose donc d’un « jeu de lettres » auquel il doit « donner un certain ordre ».

1 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 52.

2 L. Versini (Ibid.) utilise ici les mots du rédacteur de la Gazette des Deux-Ponts en 1775.

3 Deloffre (op.cit.) donne plus d’informations: Emmanuel et Francisque sont « deux petits laquais portugais »,

« l’ancien royaume d’Algarve occupait le sud du Portugal » (p. 213), Dona Brites est un « prénom [courant], qui

correspond à Béatrice […] il y avait deux dona Brites dans le couvent de Beja à l’époque où est censé avoir lieu

l’intrigue des Lettres portugaises » (p. 214) et Mertola « est situé à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de

Beja, sur la rivière Guadiana » (p. 214). 4 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 56-57.

5 J. Rousset, op.cit., p. 74.

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Guilleragues par exemple a su intégrer dans les Lettres une structure qui répond parfaitement

à l’esprit classique, celle de la tragédie : « Les cinq lettres sont comme les cinq actes

condensés d’un drame, respectant les unités classiques, à situation variant peu, consistant

entièrement en monologues intérieurs.1». Aussi la rhétorique, joue-t-elle un rôle important

dans « la poétique de la lettre » : depuis les artes dictaminis du Moyen Age juqu’au XVIIIe

siècle, salutatio, captatio benevolentiae, narratio, petitio, conclusio sont les ingrédients

nécessaires de la lettre, comme du discours2.

1.6. Le genre épistolaire, « un genre féminin »3

Pendant toute son histoire, le roman en lettres doit beaucoup au sexe féminin.

Nombreuses sont les femmes épistolières, « signataires prétendues » ou « auteurs réels des

lettres », françaises ou anglaises, dans les années 1790-1820 comme en plein XVIIIe

siècle4. Malgré leur « incapacité de goûter et de pratiquer aucun art » - si l’on croit les

accusations à leur adresse de Rousseau-, elles ont joué un rôle capital dans « la promotion

d’un genre auquel on demandait finesse et naturel »5. C’est cette « finesse » et ce « naturel »

qui les distinguent de l’autre sexe. Leur « don naturel de peindre tous les sentiments » justifie

les témoignages nombreux de leur supériorité dans l’art épistolaire6. Laurent Versini constate

que

Leur sensibilité, la vivacité de leurs passions, cette intelligence du cœur qui l’emporte chez

elles sur l’intelligence de l’esprit paraît à la plupart des critiques du dix-huitième siècle les

prédestiner à une carrière d’épistolières et de romancières.7

Déjà le « misogyne » La Bruyère estimait que « ce sexe va plus loin que le [sien] dans ce

genre d’écrire » et que seules les femmes sont capables de « faire lire dans un seul mot tout un

sentiment »8. D’après le critique Suard, elles « doivent mieux écrire les lettres que les

hommes mêmes qui écrivent le mieux », parce que « la nature leur a donné une imagination

plus mobile, une organisation plus délicate » et « leur esprit, moins exercé par la réflexion, a

1 L. Spitzer cité par F. Deloffre (« Préface », p. 63).

2 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 48.

3 Ibid., p. 60.

4 Ibid., p. 60.

5 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 260.

6 Ibid., p. 259.

7 Ibid.

8 La Bruyère (« Des ouvrages de l’esprit », I, 37.) cité par L. Versini (Le roman épistolaire, p. 59.).

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plus de vivacité et de premier mouvement ; il est plus primesautier, comme dit Montaigne »

et il passe plus facilement « d’un objet à un objet très divers »1.

Mais outre leur « nature » féminine, leur situation de femme ou avec les mots de

Versini « le sort que leur réservent leurs tyrans »2 n’est pas moins important : « plus la société

les empêche de dire je, plus elles le disent dans leurs textes Ŕ d’où leur prédilection pour

certaines formes littéraires, comme la lettre, le journal intime, le roman »3. La lettre est, pour

ceux qui sont « exclus du social », le moyen par excellence pour déployer leur

« subjectivité », leur « je rarement manifesté dans la vie réelle »4.

De plus, « vivant plus renfermées, elles observent davantage les caractères et les

manières ; la réserve qui leur est prescrite aiguise leur esprit et leur dicte des tournures fines et

neuves »5. Beaucoup plus que les hommes, elles se vouent à la description des détails, de

« tous les petits événements qui occupent ou amusent ce qu’on appelle le monde »6. Par le

manque d’une instruction soignée elles sont « moins raisonneuses » et leurs écrits, moins

influencés par la rhétorique, reflètent un « style spontané » et « imagé » que les manuels

décriraient comme parfait, sans pouvoir en fournir la recette7. C’est ainsi que Mauvillon

appelle « les tropes » de Guilleragues dans les Lettres de la Portugaise « insupportables »8.

Contrairement aux hommes, spécialistes dans « l’unité et la fermeté dans le plan »9, les

femmes échappent aux « excès du style orné »10

car « le bel esprit » et « l’étalage de

l’érudition » ne sont pas leur but11

.

Bref, comme le formule Laurent Versini : « Consacré aux femmes, composé très

souvent par des femmes, le roman par lettres a pour premier public les femmes.12

». Or,

n’oublions toutefois pas que la nature féminine est une construction historique, qui est

souvent confondue avec ce que le lecteur attend de l’écriture d’une femme (cf. infra).

1 Suard (Mercure de France, déc. 1778, p. 249-250.) cité par L. Versini (Ibid., p. 59-60).

2 Ibid.

3 R. Trousson, « Préface », p. XXVIII.

4 Ibid., p. XXII-XXIII.

5 L. Versini (Laclos et la tradition, p. 259.) s’inspire de Mercure, 1778, p. 249-250.

6 Suard (Mercure, déc. 1778, p. 250.) cité par L. Versini (Le roman épistolaire, p. 53.)

7 L. Versini, Le roman épistolaire p. 59

8 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 235.

9 L. Versini (Ibid., p. 259.) s’inspire de l’ouvrage Les femmes, leur condition et leur influence, 1820, t. I, p. 311-

312. 10

L. Versini, Le roman épistolaire p. 59 11

L. Versini, Laclos et la tradition, p. 259. 12

L. Versini, Le roman épistolaire p. 60.

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CHAPITRE II. ROMAN EPISTOLAIRE, « ROMAN DU CŒUR »1

2.1. « Dépouillement »2 de l’intrigue

La passion que l’épistolière éprouve, semble être la seule occupation de son cœur et

donc le thème central de ses lettres. Elle ne vit que sa passion. Rien de nouveau ne se passe, si

ce n’est que ses sentiments mêmes qui évoluent au cours de la correspondance ou au moment

de l’écriture. Sans cesse, elle exprime « le vide, le manque, l’amour »3 : « je dis, je vous aime,

je répète, je vous aime » écrit Fanni Butler (Lettre XL, p. 207). R. Trousson, dans sa préface

aux Romans de femmes, observe qu’après « l’objectivité classique » l’écrivain tend à « la

subjectivité » et à « l’individualisme », ce qui résulte en une profonde introspection. Au lieu

de multiplier les intrigues romanesques, il se concentre sur le « drame intérieur »4. Même la

description de la physique n’a pas de place dans le roman. Grande ou petite, blonde ou brune,

maigre ou grasse, l’apparence de l’héroïne est livrée à l’imagination du lecteur. Le sujet du

roman, c’est le portrait de l’état d’âme de l’écrivaine.

R. Trousson a bien noté que les lettres, au lieu de raconter « une histoire »,

« constituent l’histoire »5. L’intrigue des Lettres de Fanni Butler, tout comme celle des Lettres

de la Marquise ou celle des Lettres de la Portugaise qui ne décrit que ses espoirs de revoir son

gentilhomme, présente un « extrême dépouillement »6 :

Fanni s’est éprise de milord Alfred et devient sa maîtresse. L’absence de son amant parti

remplir les devoirs de sa charge justifie les lettres où elle dit sa passion. A son retour, elle

apprend qu’il en épousera une autre. Trahie, blessée, comprenant qu’elle a été dupe, elle

exhale son douloureux mépris pour celui qui a abusé de sa sincérité. Au total, cent seize

lettres, pour la plupart brèves, réparties sur quelques mois.7

Dans cette « nouvelle littérature d’analyse », dont « la forme épistolaire est devenue le

moule »8, il convient de retenir que « l’analyse du moi »

9 est toujours « faite par celui qui en

est l’objet et pour un public »10

. Le lecteur, ignorant les lettres de l’amant, ne connaît qu’une

voix de la correspondance et il ne se forme ainsi une idée du caractère de l’amant qu’à travers

la vision de la femme, exprimée dans ses lettres ou dans une phrase de lui qu’elle cite. Par

1 Ibid., p. 59.

2 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », in Romans de femmes du XVIIIe siècle, p. 173.

3 Ibid., p. 176.

4 Ibid., p. 172.

5 Ibid.

6 Ibid., p. 173.

7 Ibid.

8 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 263.

9 R. Trousson, « Préface », p. XXVIII.

10 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 263.

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conséquent, le portrait que le lecteur s’imagine de l’homme, renseigne « plus sur les désirs ou

les craintes de l’épistolière que sur lui-même »1. La correspondance n’est qu’un monologue

« recréant de toutes pièces le correspondant », ce « personnage muet et préoccupant »2. Les

Lettres de la Marquise de Crébillon par exemple ne révèlent pas grand-chose quant à l’amant:

Tout se qu’on sait du Comte, c’est qu’il trompe une fois la Marquise, la fait souffrir

gratuitement, mais se montre aussi capable d’attachement : il refuse un mariage à cause d’elle

(LIV), projette de la rejoindre alors qu’elle sent sa fin arriver, et mourra assurée de son

amour.3

Selon S. Cornand, le caractère vague de la figure du destinataire est « un artifice romanesque

d’une grande habileté », car de cette manière « la part de reconstruction inhérente à toute

passion » n’est pas restreinte par « trop de précisions » et « la passion de l’héroïne a toute

liberté pour se déployer sans l’obstacle d’un destinataire »4.

Outre l’amant, le roman épistolaire ne met en scène qu’un « personnel romanesque

peu nombreux »5, à cause du focus sur l’analyse et sur l’état d’âme féminin. La religieuse

mentionne uniquement les personnes capables d’établir le contact avec son amant, comme son

frère (I, p. 77) ou le lieutenant de son correspondant (IV, p. 89). Chez Crébillon, les

personnages et les actions secondaires ne sont pas non plus multiples, mais quand même

moins rares. Pensons aux aventures du mari de la Marquise avec la cousine du Comte de

R***, ou à celles de M. de Saint-Fer*** et Mme de L***. Souvent ces personnages prennent

la partie de l’amant. La Marquise par exemple décrit comment M. de Saint-Fer*** est venu

dans sa chambre pour se plaindre de l’état du Comte de R*** pour enfin demander:

Que vous en coûterait-il de le sauver ? Il vous demande seulement la liberté de vous aimer

[…] que ne lui envoyez-vous ce portrait qui ne fait rien sur votre toilette ? Vous ne sauriez

croire combien il en sera reconnaissant. (X, p. 98).

Mme Riccoboni n’accorde pas plus de poids aux personnages autour de son héroïne.

Ne faisant partie que de l’arrière plan, « son amie Betzi, une sœur, une tante acariâtre, l’un ou

l’autre visiteur » sont « des silhouettes à peine évoquées, ni pittoresques ni descriptions »6. De

nouveau, ils n’hésitent pas à défendre l’amant (LXI, p. 223). Fanni écrit par exemple que miss

Betzi conseille à Alfred de ne pas se laisser « maltraiter de rien » (LXXIV, p. 234).

La pauvre Péruvienne peut compter sur encore moins de soutien de son entourage. Elle

1 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », p. 72.

2 Ibid..

3 Ibid.

4 Ibid.

5 R. Trousson, « Préface », p. XXIV.

6 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 173.

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est interdite de parler de son amant ou même de l’aimer. Ainsi elle écrit à propos de Céline, la

sœur de Déterville : « elle arrive, il faut renfermer mon chagrin. Cette contrainte tyrannique

met le comble à mes maux. » (XIX, p. 119). Et quand la « tendresse » de Zilia - pendant

qu’elle « console » Céline « avec amitié » - « réveillée par la peinture de la sienne, [la] fait

chercher à soulager l’oppression de [son] cœur en prononçant seulement [le] nom [d’Aza],

l’impatience et le mépris se peignent sur [le] visage [de Céline] » (XIX, p. 119). De sa

servante, de sa « China », dont elle ne sait pas d’autre nom, Zilia révèle à Aza : « ma China

qui semblait m’aimer, qui m’obéit en toutes autres occasions, se donne la hardiesse de

m’exhorter à ne plus penser à toi, ou si je lui impose silence, elle sort. » (Lettre XIX, p. 119).

Or, la prépondérance de la vie intérieure n’exclut pas totalement les actions

secondaires. Le récit est presque invariable dans l’œuvre de Guilleragues Ŕ la religieuse ne

répétant que les expressions de son amour -, tandis que celui de la Péruvienne traite des sujets

plus diverses. De la description des objets qui lui sont inconnus à une analyse minutieuse de

la société et des mœurs françaises, elle relate toutes ses nouvelles expériences à son cher Aza.

Son nouvel environnement l’occupe tant qu’elle oublie presque de lui confier son amour.

Selon Montesquieu, ce type de digressions ne gêne nullement dans le roman par lettres,

contrairement au roman ordinaire, dans lequel elles peuvent uniquement être admises

quand elles forment elles-mêmes un nouveau roman1. L. Versini a appelé cette qualité « la

ductilité » du genre: « une grande liseuse de romans » a soutenu au sujet des Lettres d’une

Péruvienne, qu’ « on peut suspendre aisément une lecture de lettres, chacune faisant

communément, pour ainsi dire, une espèce de petite histoire détachée »2.

2.2. Comment expliquer le « dépouillement »3 de l’intrigue?

D’où vient alors cette quasi absence de péripéties dans le roman épistolaire

monodique ? R. Trousson invoque un argument externe, c’est-à-dire les « expériences

limitées » des romancières4. « Enfermées dans un univers étroit », explique-t-il, elles ne

s’intéressent souvent pas aux occupations masculines, comme la politique, la religion, la

philosophie ou les affaires. Elles sont éloignées d’une grande partie de la société et se

concentrent sur « ce qu’elle connaissent, le monde du sentiment et des affaires domestiques ».

La monotonie du sujet serait donc due à « la sensibilité féminine » qui fait rêver la femme à

1 L. Versini (Laclos et la tradition, p. 268) cite Montesquieu, « Quelques réflexions sur les Lettres persanes »

(1754), éd. A. ADAM des Lettres persanes, p. 3-4. 2 Ibid.

3 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 173.

4 R. Trousson, « Préface », p. XXVIII

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« ce sentiment qui est sa véritable raison d’être »1. Elles « évitent ce qui exige de l’ampleur

dans le développement, affectionnent le récit épistolaire qui autorise la digression, le détail,

l’immédiate de la notation »2, ce qui explique, « certain goût du concret, du particulier, de

l’observable, du simple ».

Or, comment expliquer alors les éminentes analyses de la société de l’héroïne de Mme

de Graffigny ou les succès des épistoliers masculins comme Guilleragues et Crébillon, qui ont

peint l’âme féminine avec le même soin qu’une Graffigny ou une Riccoboni ? L’argument de

l’écriture de femme est trop facile. Il faut se méfier de tomber dans l’engrenage du « discours

féminin » dont nous avertit P. Fauchery :

Le discours féminin tend à la représentation d’une existence dépourvue d’extraordinaire et de

péripéties, banale, envahie par le quotidien, le privé, le domestique: souffrances et déceptions

sentimentales, couple, famille, enfant, éducation, maternité Ŕ « écriture du Dedans » selon

l’expression de Béatrice Didier3, au point que l’attente même des lectrices conduira des

écrivains, et non des moindres, à modifier leur création dans le sens des goûts qu’ils leur

connaissent ou leur supposent.4

Laurent Versini a raison d’imputer la tendance à la simplicité du récit du roman épistolaire à

autre chose encore. Selon lui, c’est la forme du roman en lettres elle-même qui est « promise à

la peinture de l’amour » - et « c’est avec cette vocation qu’elle s’est introduite dans des

romans d’une autre facture » - , car « elle favorise l’introspection » et « fait le portrait des

âmes »5. Pour appuyer sa thèse sur la « vocation analytique » du genre, il se base sur Mme de

Stael selon laquelle le roman par lettres « suppose moins d’événements, même combinés, que

d’observation sur ce qui se passe dans le cœur » et sur le raisonnement d’Eusèbe Salverte à la

fin du XVIIIe siècle 6

:

Faut-il écrire un roman en forme de lettres ou le distribuer en chapitres ? Le roman en lettres a

l’avantage de peindre les détails moraux avec une vérité précieuse. Le roman en chapitres

présente l’ensemble de l’action avec une clarté qui satisfait l’esprit, aide la mémoire et soutient

continuellement l’intérêt […]. Dans le premier vous jugez mieux les hommes, dans l’autre

vous jugez mieux les faits. […] Il faut écrire en lettres le roman où domine l’intérêt des

caractères, et diviser en chapitres celui où domine l’intérêt des événements. Le roman

sentimental sera mieux en lettres ; le roman gai mieux en chapitres.

1 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 173.

2 R. Trousson (Ibid.) renvoie à P. Fauchery, La destinée féminine dans le roman européen du dix-huitième siècle,

p. 111-112. 3 B. Didier (L’Écriture-femme, p. 37.) est citée par R. Trousson (« Préface », p. XXIX.)

4 R. Trousson (Ibid.) s’inspire de P. Fauchery, op.cit., p. 10.

5 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 258.

6 Eusèbe Salverte (Un Pot sans couvercle et rien dedans, an VII, p. 52-53.) et Mme de Stael (De l’Allemagne, 2

e

partie, chap. XXVIII, « Coll. des Grands Ecrivains », t. 3, p. 249.) sont cités par L. Versini, Le roman

épistolaire, p. 57.

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2.3. Le roman épistolaire, un roman languissant ?

Il serait logique de penser que la simplicité du récit par le refus des événements risque

de rebuter le lecteur. Mais L. Versini nous rassure : loin de rendre ennuyeux le roman, la

monotonie de la formule monodique fait partie de l’esthétique de l’auteur.

Tout d’abord, elle soutient la sincérité de l’écrit, comme l’illustrent les mots de Fanni

Butler: « J’écris vite, je ne saurais rêver à ce que je veux dire ; ma plume court, elle suit ma

fantaisie ; mon style est tendre quelquefois, tantôt badin, tantôt grave, triste même, souvent

ennuyeux, toujours vrai. » (LXXVIII, p. 239). Les personnages possèdent une « réelle

épaisseur humaine »1. Même des personnages secondaires, bien qu’ils restent toujours vagues,

un « portrait nuancé » est brossé2. Le mari de la Marquise de Crébillon par exemple est

un homme qui devient progressivement volage, mais conserve de bonnes relations avec une

épouse qu’il estime ; il accepterait mal, cependant, qu’elle use des mêmes libertés que lui, et

ceci entraîne toute une série de précautions de la part des amants, justifiant, du même coup,

une partie de la correspondance.3

Pour donner à l’héroïne encore plus de « profondeur », le romancier peut avoir recours à la

technique de rétrospection, par exemple par un « récit d’une formation morale ». Ainsi

Crébillon évoque l’adolescence de la Marquise (XL) ou rappelle les « débuts de son mariage »

qui éclairent son attitude « à l’égard de l’amant comme du mari »4.

En outre, la monophonie n’a pas besoin d’événements parce qu’il comporte de la

variation d’une autre façon : « Une révélation progressive, de fausses alertes, en brisant la

ligne droite de l’aventure intérieure suppriment tout risque de monotonie.5». Les émois, que

les épistolières confient au moment même qu’elles les vivent, peuvent varier d’un instant à

l’autre. La Marquise de Crébillon écrit deux lettres successives sur des tons diamétralement

différents, que S. Cornand mentionne parmi les « revirements spectaculaires » du roman par

lettres : la froideur et l’indifférence « d’une femme orgueilleuse et jalouse » à la fin de la

XXVe lettre (p. 126 : « Vous partez, dites-vous, si vous me trouvez inflexible. En cas que cela

arrive, prospérité et bon voyage. ») contrastent énormément avec « l’incipit enthousiaste

d’une maîtresse rassurée » de la XXVIe lettre (p. 127 « Quelle est donc la puissance de

l’amour ! Je vous sais coupable et je vous pardonne. Mais qu’il est difficile de haïr ce que l’on

1 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 175.

2 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », p. 73.

3 Ibid.

4 Ibid., p. 69.

5 Ibid.

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aime »)1. D’après Versini, ce « choix esthétique », qui garantit au roman « unité » et « pureté

de ligne et de sobriété » est « aussi classique que l’honnêteté à laquelle l’héroïne obéit

encore »2. Dans le cas de Crébillon, il joue aussi une affirmation d’une « unité de ton

supérieure » à celle de la forme richardsonienne3 (cf. supra). Même au niveau du style, la

variation n’est pas absente : chez Fanni Butler par exemple les vous et tu se relaient, ainsi que

les « dialogue[s] imaginaire[s] » et les parties dans lesquelles elle « parle d’elle-même,

comme une enfant, à la troisième personne »4. Selon Versini, il est clair que « seuls des

romanciers de la valeur de Mme Riccoboni et de Crébillon peuvent nourrir tout un roman

épistolaire d’une manière aussi tenue. »5

1 Ibid.

2 Ibid.

3 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 269.

4 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 176.

5 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 269.

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CHAPITRE III. LE CARACTERE DE FEMME

3.1. Cœur de femme, cœur solitaire

La femme épistolière se caractérise avant tout par la solitude. Abandonnée par son

bien-aimé, elle est seule, elle se sent seule et par l’absence de réponses de son correspondant,

elle « parle seule Ŕ signe de sa solitude essentielle »1. Comme le souligne Versini, « une voix

qui vibre dans le silence a tout le tragique de la solitude »2.

La religieuse portugaise se retire dans sa chambre de couvent et en « [sort] le moins

qu’il est possible » (II, p. 82), refusant ainsi le bon conseil de son amie Dona Brites (IV, p.

93). Elle s’adonne à sa passion, qui devient sa seule occupation. La Péruvienne est éloignée

de celui auquel elle se sent attachée comme on est attaché à une divinité3. R. Trousson insiste

sur le fait que son amour pour Aza et son mariage avec lui n’est pas « un banal coup de foudre

romanesque », mais « un événement d’ordre religieux »4. Elle décide de renouer avec

« l’existence recluse qu’elle a menée naguère comme Vierge du Soleil »5 en Pérou, mais

maintenant comme « une nonne laïque »6 en France. Elle regrette que les Français menacent

son isolement, auquel elle tient beaucoup :

Je ne puis même jouir paisiblement de la nouvelle espèce de désert où me réduit l’impuissance

de communiquer mes pensées. Entourée d’objets importuns, leurs regards attentifs troublent la

solitude de mon âme, contraignent les attitudes de mon corps et portent la gêne jusque dans

mes pensées. (V, p. 95)

Plus tard elle se plaint de la même manière : « Avec quelle violence et quels regrets ne me

suis-je pas arrachée à ma solitude ! » (XXVIII, p. 137). Arrachée non seulement à son fiancé,

mais aussi à sa patrie et à sa famille, elle trouve un confident en son hôte français, Déterville,

qui lui devient très cher. Au moment où il part pour six mois en guerre, elle verse « bien des

larmes », car elle perd « en lui la plus solide espérance de […] revoir » son Aza (XIX, p. 118).

La situation de la Marquise et de Fanni Butler est différente. Leurs lettres servent de

moyen de communication avec un correspondant de la cour, qu’elles fréquentent et qui leur

répond. Néanmoins, bien qu’il ne parte que pour un certain temps et à un lieu qui leur est

connu, elles ne sont pas moins affligées de son absence. Quand son amant est à Paris pour

1 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 173.

2 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 44.

3 R. Trousson, « Mme de Graffigny: Introduction », p. 73.

4 Ibid., p. 72.

5 Ibid., p. 65.

6 Ibid., p. 72-73.

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affaires, la Marquise écrit qu’elle est privée de « tous les plaisirs [qu’elle pourrait] prendre

dans un lieu qui serait charmant pour [elle], si [le Comte pouvait] y venir.» (XXXI, p. 137).

Le fait que les réponses des hommes n’existent pas ou ne sont pas données au lecteur

rend le dialogue « illusoire »1, comme le formule S. L. Carrell, et donne l’impression d’un

journal intime. Or, comme le note J. Rousset, au XVIIIe siècle la lettre n’est que rarement un

« pur monologue où l’on se raconte à soi seul, où l’on s’explore devant soi-même »2. Au

contraire, elle se rapproche souvent du dialogue, qui vise un autre but de la lettre, c’est-à-dire

« elle se dirige vers un destinataire » et est ainsi « un moyen d’action »: « on se raconte et on

s’explore, mais devant autrui et pour autrui ». Ainsi la Péruvienne consacre explicitement ses

écrits à son destinataire : « mes pensées : elles sont toutes à toi » (XXX p. 142). Des quatre

romans épistolaires étudiés, ce sont surtout les Lettres de la Péruvienne et celles de la

Portugaise qui illustrent la parenté entre la lettre et le journal intime. La Péruvienne a

tellement de choses à communiquer à son Aza qu’elle oublie presque de lui confier son

amour. La religieuse, explique Rousset, « si solitaire et si enfermée dans son amour », finit

par n’attacher de l’importance qu’à ses propres sentiments. Son amant, si loin et devenu ainsi

presque « irréel », lui est « moins cher que [sa] passion ». Les émotions deviennent plus

réelles que le gentilhomme aimé, « absorbé par l’amante » : « j’écris », note-t-elle, « plus pour

moi que pour vous » (IV, p. 97).

Pourtant, souligne Rousset, les Lettres portugaises se distinguent du « vrai journal

intime », parce qu’elles impliquent un destinataire. Paradoxalement, les lettres que la

religieuse prétend écrire pour elle-même, sont de vraies lettres, comportant un message de

quelqu’un à quelqu’un d’autre. Bien que le destinataire lui-même reste muet, il n’est pas un

simple « figurant », mais un véritable « personnage » du récit. Par la description de ses

pensées, la religieuse s’évertue même à ressusciter la présence du destinataire, qui a été si

proche d’elle dans le passé. « Il me semble », écrit-elle, « que je vous parle, quand je vous

écris, et que vous m’êtes un peu plus présent. » (IV, p. 96). Dans cette création d’une présence

à l’aide d’ une absence réside la capacité contradictoire de la passion et de la lettre.

3.2. Cœur de femme, cœur méditatif

L’amante solitaire a tout le temps d’examiner ses sentiments. Mariana en fait sa seule

occupation. Plus encore que les autres, la Péruvienne est contrainte à l’introspection par son

ignorance de la langue française. Au début, incapable d’interpréter les gestes de Déterville et

1 S. L. Carrell, Le Soliloque de la passion féminine ou le dialogue illusoire.

2 J. Rousset, op.cit., p. 72.

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des autres, elle ne peut se concentrer que sur son propre esprit : « souvent seule au milieu du

monde », soutient-elle, « je n’ai d’amusement que mes pensées » (XXX p. 142). À propos des

Français, ces « hommes féroces » qui « ignorent le langage immédiat de la nature »1, elle

avance: « sourds à mon langage, ils n’entendent pas mieux les cris de mon désespoir » (I, p.

85). Peu à peu, grâce au langage non verbal, elle réussit quand même à communiquer avec

Déterville. Malheureusement cette manière de communication provoque autant de

compréhensions que de malentendus2.

L’histoire de la Marquise et celle de Fanni Butler prouvent que la « délibération »

n’est pas le moyen par excellence pour s’armer de courage. Au cours de la correspondance, la

Marquise constate elle-même que les « réflexions contribuent plus à [se] perdre qu’elles [n’]

aident à retenir » (XI, p. 100). Il est vrai que « l’imagination de la femme peut suffire à faire

tout le travail de la séduction »3. Comme l’explicite Versini, l’idée d’un homme impatient,

d’une prospérité éventuelle et « la rêverie solitaire devant une lettre touchante » immobilisent

la fermeté4. L’analyse, explique-t-il, apporte plus de chutes que de triomphes et obéit

finalement au cœur, puisque « la représentation du danger désarme autant que son

ignorance » :

l’imagination, qui reçoit souvent le renfort de l’éthique à la mode, persuade que toute

résistance est inutile […] Les mises en garde ne peuvent dès lors que servir d’aiguillon à la

curiosité […] Ruses du séducteur, ruses du cœur aussi, ou tout simplement puissance du

« moment », rendent la vertu illusoire.

3.3. Cœur de femme, cœur contradictoire

Le cœur féminin est aussi un cœur plein de contradictions. La lettre, censée exprimer

de manière directe le « spontané » et les « soubresauts de l’émotion » est alors le moyen

adéquat à décrire les évolutions contradictoires de la passion5.

C’est ainsi que Guilleragues a pu donner à ses Lettres « tant de naturel féminin »,

c’est-à-dire « en balançant constamment une affirmation par son contraire »6. À ce sujet,

Rousset fait l’éloge de la troisième Lettre, de « son sublime ressassement, son va et vient, ses

vœux repris aussitôt que formés, ses « cependant » qui nient ce qu’on vient d’affirmer »7, par

exemple : « Adieu, je voudrais bien ne vous avoir jamais vu. Ah ! je sens vivement la fausseté

1 R. Trousson, « Mme de Graffigny: Introduction, p. 66.

2 Ibid.

3 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 465.

4 Ibid., p. 168. 5 La terminologie vient de Jean Rousset, op.cit., p. 77.

6 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 43.

7 J. Rousset op.cit., p. 77-78.

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de ce sentiment » (III, p. 87). La religieuse est « déchirée par mille mouvements contraires » :

« je ne sçay, ny ce que je suis, ny ce que je fais, ny ce que je désire. » (III, p. 85).

Un petit siècle plus tard, Fanni Butler éprouve les mêmes « incohérences du cœur »1.

Comme Mariana, elle affirme des choses pour les contredire encore dans la même lettre :

« j’envierais son sort […] Je ne veux point du sort de sir Thomas » (LXI, p. 223) ou « Je ne

suis pas jalouse, oh ! non […] Que je haïrais une femme qui chercherait à vous plaire ! »

(LXXX, p. 240). Elle ne sait plus du tout ce qu’elle désire: « je ne veux plus vous voir, vous

entendre. Est-il vrai que je ne le veux plus ? » (IV) ou « Aimez-moi, ne m’aimez pas ; restez,

partez, que m’importe ? O ma paisible indifférence, qu’êtes-vous devenue ! Laissez-moi,

Milord, laissez-moi… » (XXXIV, p. 204).

C’est pourtant la Marquise de Crébillon qui imite le mieux le ton de la religieuse

portugaise. Elle demande par exemple au Comte de la bannir de ses pensées pour revenir sur

sa parole aussitôt comme Mariana : « renvoyez-moi mes lettres et mon portrait, ne conservez

rien qui puisse vous rappeler mon idée ; mais s’il se peut cependant, ne m’oubliez pas tout à

fait. » (LII p. 195). Elle lui reproche ses caprices (« quand je vous dis que je ne vous aime pas,

vous vous fâchez ; lorsque je vous assure que vous m’avez rendue sensible, vous n’en croyez

rien : quel tempérament prendre ? » X, p. 97-98) pour faire preuve un peu plus tard de la

même irrésolution : « il y a des temps où je vous hais de ce que vous m’aimez ; il y en a

d’autres où je vous haïrais bien davantage, si vous ne m’aimiez pas. » (XIII, p. 104). Ou elle

est fâchée contre lui à cause de son absence (« Je suis malade, vous le savez, et je ne vous

vois pas. » LVIII, p. 206), tandis qu’elle l’a défendu de venir dans la lettre précédente (LVII,

p. 205). Mais se rendant bien compte de l’inconstance de ses volontés, elle s’explique dans la

même lettre : « Par ma dernière lettre je vous ai prié de ne me plus voir, je sentais que votre

vue entretiendrait en moi des sentiments qu’il m’est important d’éteindre ; mais dans le cruel

état où vous m’avez réduite, le plus affreux de mes malheurs est de ne vous voir pas. » (LVIII,

p. 206). Or, elle se ravise peu après et fait semblant d’être la plus forte en suggérant que c’est

lui qui veut la voir : « Vous ne seriez pas peut-être assez raisonnable pour cesser de me voir,

c’est à moi d’y mettre ordre : on ne se guérit bien qu’en fuyant ; et pour les passions

malheureuses, il n’y a pas de plus cruel tourment que la vue de ce qui les cause » (LX, p.

210). Dans ses lettres, les contradictions sont nombreuses, par exemple :

ne me voyez plus (XI, p. 100) quand vous viendrez m’en assurer vous-même (XI, p.

101)

1 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 58.

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Je tâcherai de vous oublier (XIII, p. 105) tâchez de m’oublier, pour moi, je ne vous oublierai

jamais (XIII, p. 106)

je vous hais vous-même, perfide (XXIV, p. 124) je ne vous hais pas (XXV, p. 126)

Il me semblait, en la lisant, que j’avais moins d’amour

que vous (XXXI, p. 137)

Ah, que vous m’aimez faiblement ! Devriez-vous me

laisser dans la tristesse de ma solitude ? (XXXI, p.

137)

je me plains plus de moi que de vous. […] je ne vous

reproche pas de m’avoir abandonnée (LVIII, p. 206)

Vous seul avez fait tous mes crimes (LVIII, p. 206)

Je serais morte de douleur, si dégagé pour jamais, je

vous avais vu porter à une autre les sentiments qui ne

devaient être que pour moi (LXIV, p. 218)

Barbare ! qui, pour le seul plaisir de me désespérer,

avez agi avec moi comme avec la femme dont on

aurait le plus à se plaindre. Encore, si déterminé par un

autre objet, vous m’aviez quittée pour vous livrer à lui,

j’aurais excusé votre inconstance, j’aurais même

poussé la générosité jusqu’à croire que j’y aurais

donné lieu ; je me serais consolée d’une passion née

peut-être malgré vous. Mais que vous me quittiez, que

vous m’abandonniez sans ménagement (LVIII, p.

207)

Ce matin vous me tirez de plus agréable sommeil,

pour me faire lire une lettre qui ne vaut pas la moindre

circonstance de mon songe. Apprenez une fois pour

toutes, que quand on le peut, on ne se repose jamais

sur d’autres du soin d’éveiller ce qu’on aime. (Billet p.

222)

Quelque mine que je fasse, je ne suis pourtant pas

fâchée d’avoir été interrompue (Billet p. 222)

À l’opposé de la Portugaise, les mots contradictoires de la Marquise sont plus le résultat d’une

stratégie, que de son désespoir. Souvent à la fin d’un raisonnement, apparaît une phrase niant

tout ce qui précède, qui doit rendre à son destinataire l’espoir, qu’elle vient de lui enlever. Au

sujet de Saint-Fer***, elle écrit par exemple :

il l’a pris ; et malgré ma colère, et les refus que j’ai faits de vous l’accorder, il l’a emporté. Je

ne doute pas que vous ne l’ayez actuellement entre les mains. Mon intention n’a pas été de

vous le donner, et je vous sais trop honnête homme pour vouloir le garder malgré moi. Faites-

le rapporter par Saint-Fer*** chez Madame de ***. Songez, si vous m’aimez, à m’obéir, et ne

me donner point, par votre obstination à le retenir, des raisons pour vous le refuser toujours.

Maîtresse impitoyable, si elle n’avait pas ajouté :

Mais n’admirez-vous pas l’étourderie de Saint Fer*** ? (X, p. 98).

Au lieu d’exprimer explicitement son amour, dont aucun lecteur peut encore douter, elle

réussit à le contredire par mille et un détournements. En affirmant qu’elle ne l’aime pas, elle

convainc tout le monde de sa passion :

Je sais que je ne vous aime pas : serait-il possible que je m’abusasse ? Et si je me trompe à

mes propres mouvements, pourrais-je espérer de connaître jamais bien les vôtres ? Et je vous

aimerais ! et vous le sauriez ! Finissons un commerce que je dois me reprocher, que je me

reproche même, quoique mon intention le justifie. (XI, p. 100)

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Or, ses ruses et sa confiance ne sont qu’un masque. En vérité sa soi-disant résolution n’est

qu’un signe de sa faiblesse et elle s’en rend compte : « Je ne sais jamais ce que je dis quand je

ne dis pas que je vous aime. » (XXXIX, p. 153). Après avoir joué la femme la plus

indifférente, le ton des écrits suivants trahit ses véritables sentiments : « Ah ! je ne vous ai que

trop pardonné, cruel que vous êtes ! Témoin hier de mes pleurs et de ma faiblesse, que voulez-

vous de plus ? » (LXIII p. 216) et « Je ne sais ce que je veux » (LXVI, p. 226).

Le cœur de Zilia est beaucoup moins capricieux. Le peu de contradictions qu’elle

mentionne est lié au comportement des Français, qui tantôt la « regardent comme leur

esclave », tantôt la « prennent pour un être d’une espèce supérieure à l’humanité » (V, p. 96).

Elle ne se contredit jamais dans la même lettre, car elle est convaincue à chaque instant de ce

qu’elle affirme. Si elle prétend juste après la découverte de la trahison d’Aza qu’elle ne

supporte plus « les soins cruels de Céline » (XXXIX, p. 160) et écrit à Déterville dans la lettre

suivante que « les soins de [son] aimable sœur [lui] ont rendu la santé » (XL p. 161), ce n’est

pas parce qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut, mais parce qu’elle a entre-temps pris conscience.

L’inconséquence de l’âme féminine se manifeste aussi au niveau de l’amour même.

Toutes les épistolières, exception faite de la princesse Inca, se souviennent de la sentence

célèbre de Catulle, Odi et amo (carmen 85). Dans sa quatrième lettre, le cœur de la religieuse,

comprenant de plus en plus l’abandon de son amant, est rempli de « tant de haine » et de

« tant d’amour » (IV, p. 92). La Marquise analyse ses mouvements d’esprit contradictoires

d’une manière plus subtile : « emporté par un sentiment plus fort que la raison, on adore ses

chaînes en les détestant » (XLVIII, p. 182). Elle se demande :

Comment accorder tant de haine et tant d’amour ? Avec quelle froideur m’assurez-vous que

vous êtes toujours à moi ?[…] daignez me rassurer sur mes craintes, et éclaircir vos soupçons.

Que je sache si je dois vous aimer encore, ou songer à vous haïr à jamais. (LIV, p. 197)

pour conclure finalement : « On passe aisément de la haine au sentiment contraire, et si je

m’en sentais pour vous, je ne répondrais de rien : mais vous avez le malheur de n’être point

haï » (LXI, p. 212)1. Fanni Butler à son tour constate son amour « Je vous aime », tout en

ajoutant « Il me semble que je vous hais depuis que vous me tourmentez », c’est-à-dire depuis

qu’il demande des « preuves » de son amour (XVII p. 112). Après s’être donnée au Comte,

son ressentiment incertain du début Ŕ elle croyait seulement qu’elle le haïssait (XXII, p. 195)

Ŕ se transforme en un dégoût profond de son « art perfide » qui a su « voiler [ses] desseins » :

1 Elle parle aussi de la haine au sujet du Marquis. Au moment du rencontre avec le Comte, elle se sent « assez

heureuse pour ne pas haïr [son] mari, [s’]amusant même de ses infidélités » (XL, p. 156).

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Mais feindre une passion si tendre, un respect si grand, des transports si soumis !... Vil

séducteur, digne à jamais de mon éternel mépris, va, mon cœur te dédaigne ; plus noble que le

tien, il n’accorde point son amitié à qui n’a pu conserver son estime ; une haine immortelle est

le seul sentiment que ton ingratitude et ta fausseté peuvent lui inspirer. (CXVI, p. 268)

Mais son amour restera dominant :

je ne vous hais point, je ne vous haïssais pas quand je croyais devoir vous détester ! […] Oui,

vous régnerez toujours dans mon cœur, dans ce cœur malheureux que vous avez percé d’un

trait si cruel. Mes soins pour vous en bannir seraient inutiles. (CIX, p. 262)

3.4. Cœur de femme, cœur incontrôlé

Envahie de plus en plus par ses émotions, la femme perd le contrôle. Comme le

formule Versini : « le cœur domine l’esprit et la volonté »1.

La Portugaise, qui s’appelle elle-même « une pauvre insensée » (II, p. 88), impute sa

bonne foi à « l’excès de [son] amour », qui lui « mettait, ce semble, au-dessus de toutes sortes

de soupçons » (II, p. 79). Elle regrette que « dans ces moments trop heureux » elle n’a pas

appelé sa « raison à [son] secours pour modérer l’excès funeste de [ses] délices » (II, p. 80).

Au fur et à mesure que ses lettres progressent, elle devient consciente du fait qu’elle était

« aveuglée » (IV, p. 90), qu’elle a « aimé comme une insensée » (V, p. 103) et que sa

« passion » lui « a fait perdre la raison » (V, p. 105).

De même, la Marquise ne maîtrise plus la situation: le Comte lui est « plus cher

[qu’elle] ne [voudrait] » (XVII, p. 112). La dominance de son « cœur tyran » sur son « esprit

impuissant à le régler »2 est bien illustrée dans sa treizième lettre :

je fuis mes réflexions, je crains […] Je voudrais vous haïr, je sens que vous m’outragez, et je

ne sais pourquoi je ne trouve point de colère contre vous.[…] Tout me dit que je ne dois pas

vous aimer, mais vous me dites le contraire, et j’ai honte de me trouver si faible contre vous.

Je voudrais vainement me déguiser mon désordre, tout me le rend présent, tout me le fait

sentir. Mon inquiétude quand je ne vous vois pas, ma joie lorsque je vous retrouve, votre idée

qui me poursuit sans cesse, les projets honteux que je me forme […] comment fuir, lorsque

mes larmes, mes soupirs, jusqu’à mes efforts mêmes ; tout irrite une passion malheureuse ?

(XIII, p. 104)

Elle s’oppose au Comte, qui est bien « maître de [lui-même] » (LXI, p. 212), qui ne connaît

que des « idées » et qui n’a « que de l’esprit » : « Ces grands sentiments dont vous faites

parade sont bien moins de votre cœur que de votre esprit », lui reproche-t-elle (XII, p. 102).

Au lieu de donner libre cours à sa « passion » qui « devient fureur », que « rien ne […]

1 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 444.

2 Ibid., p. 455.

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calme » et que « tout […] irrite » (XLIX, p. 186), elle examine ce qui se passe en son âme

comme une véritable psychologue :

Ma raison voudrait en vain me conseiller de vous oublier. Vainement des réflexions tristes,

mais salutaires, voudraient me ramener à mon devoir. En proie aux remords, je sens tout le

poids de mon égarement ! (XLII, p. 163)

Je n’ose vous faire des reproches, et je ne puis vous remercier : toutes ces choses supposent

que je vous écris sans bien savoir ce que je fais. (Billet, p. 185)

Elle finit par analyser très finement les évolutions de son cœur :

Tout entière à ma douleur, vous ne m’en étiez pas moins cher : ma raison révoltée contre une

passion si déraisonnable masquait quelquefois mes mouvements, je croyais vous haïr, mais ce

sentiment me faisait trop de peine pour être vrai. Je souhaitais de l’indifférence, le désir que

j’en avais me faisait connaître combien j’en étais éloignée. Déchirée par ces deux

mouvements, ils ne cessaient qu’à votre vue, je ne me sentais plus que de l’amour. (LXIII, p.

216).

De même chez Fanni, la raison l’avertit en vain1: « Ah ! Je vous aime trop ! Il faut

modérer cette passion… » (LXXXIX, p. 250).

La perte de contrôle intervient beaucoup moins chez Zilia, mais tout comme la

Marquise (XXVII, p. 130) elle parle dans une lettre de « l’égarement de [sa] raison » (XL, p.

161). Le « maître de [son] âme », c’est Aza, son amour (V, p. 96)2.

3.5. Cœur de femme, cœur soumis

3.5.1. Cœur de femme, cœur humble

La caractéristique que les quatre héroïnes partagent toutes, c’est la soumission. S.

Cornand dépeint la femme épistolière comme « conformiste » : « des plaintes mais pas de

révolte »3. « J’obéirai à mon cher amant ; je me conformerai à ses désirs » (XCVII, p. 254),

écrit Fanni. Dans un rêve, elle s’assujettit volontairement à son Alfred : « Je suis ta sujette,

quelquefois ton esclave ; tu me distingues dans mon abaissement ; tu me choisis, tu m’élèves

jusqu’à toi. Je veux te devoir tout. » (LXVII, p. 229). Plus loin, elle s’appelle « un sujet

entièrement dévoué à lui » : « Que de rois puissants ne l’ont pas ce sujet fidèle ! » s’écrie-t-

elle (XCIX, p. 256). Même au moment où elle a toutes les raisons du monde pour être

fâchée contre lui, elle n’ose lui écrire que très prudemment :

1 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 179.

2 Il convient de noter encore que la perte de l’auto-contrôle n’appartient pas exclusivement à la femme : à la fin,

Déterville écrit à Zilia: « je n’ai plus été le maître de mon cœur » (XXXI, p. 143).

3 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », p. 74.

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Si, comme vous le dites, vous êtes revenu pour l’amour de vous-même, ah ! je vous en sais

bien plus de gré. Il paraît un peu d’ingratitude dans cette façon de dire : je laisse à votre cœur

le soin d’expliquer cette pensée. (C, p. 256)

Elle minimise ses reproches adressés à lui en ajoutant : « Mais je puis me tromper dans mes

idées ; que sais-je ? » (CXIV, p. 264-265). Elle se contente de la pensée qu’il est heureux :

« Tant que vous le sentirez, ce bonheur, je ne me reprocherai rien. » (XXXVII, p. 205).

La malléabilité de la Marquise et de Fanni se manifeste déjà dans le travail de

séduction1. La Marquise est d’abord réticente à l’idée d’avoir un amant, car, écrit-elle dans sa

première Lettre, « Il faut se conformer à ses caprices, être fâchée quand il l’est, ne rire que

quand il le veut, n’oser regarder personne. » (I, p. 81). Peu à peu elle commence à penser

« qu’il vaut mieux conserver les jours d’un homme que d’être la cause de son mort » (L, p.

189 Ŕ 190). Le moment vient où la femme concède à la « dépendance où elle craignait de

tomber. Fanni « [se plait] à dépendre de [son] amant, de ses soins généreux » (LXVII, p. 229).

Elle voudrait « être tout ce qui […] plaît [à son amant], [se] transformer en tout ce [qu’il

désire] » (XVIII, p. 199). Elle l’estimera toujours, même quand elle sait qu’il va s’unir à une

autre (CII, p. 257 et CIII, p. 258). De même, la Marquise souhaite « que rien ne [puisse]

jamais [l’] empêcher d’être toute à [son Comte], pas même [son] indifférence » (XLII, p.

162): elle l’aime « mieux infidèle que perfide » (XXVI, p. 127). À la fin, les femmes estiment

que l’abandon est leur propre faute : la Marquise l’impute à « son imprudence » (XI, p. 100)

et son « aveuglement » (LVIII p. 206), Fanni à sa « bonne foi » (XVI, p. 192).

Contrairement à Fanni, la Marquise a aussi un mari à qui elle doit obéir. Le Marquis sert

d’abord de moyen pour rejeter le Comte :

mon mari m’amuse : quand il n’a pas le temps ou le moyen de me faire des infidélités, il me

raconte celle qu’il m’a faites, et me désigne celle qu’il pourra me faire ; cela me divertit plus

que tous les discours doucereux que vous composez, vous autres amants. (II, p. 84)

Mais ce motif est vite oublié. Amoureuse du Comte, elle s’efforce de ne pas rendre son mari

méfiant. Elle n’ose pas s’opposer à « ce que jusque [là] [son] amour […] a refusé » à son

amant (XXII, p. 121):

il n’a pas dépendu de moi de me soustraire aux volontés de mon mari, et quelle que fût ma

répugnance pour la partie qu’il me proposait, trop de résistance aurait pu lui être suspecte, et

notre bonheur dépend de sa sécurité. (XIX, p. 115)

Pour éviter ce type de scénario, elle s’efforce de rendre son mari heureux en amour avec

d’autres femmes. « [Craignant] tout de l’oisiveté de [son] mari », qui « n’est jamais amoureux

1 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 170.

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[d’elle] que quand il ne sait que faire » (XXII, p. 121), elle ordonne au Comte de vanter « les

bonnes qualités du Marquis » à la cousine du Comte dont il est amoureux (XXII, p. 121). Il

doit peigner « le feu » qui « consume » le Marquis, tout en passant « légèrement sur sa

constance, de peur [d’] épouvanter [la cousine] » (XXII, p. 120). La Marquise ne s’intéresse

pas aux infidélités de son mari, c’est son Comte qui vient au premier plan : « que m’importe,

pourvu qu’il ne me tourmente pas, de quelle façon il vive avec moi. Que nous allons nous

aimer, mon cher Comte » (XLII, p. 161). Quand son mari décide alors de « passer tout l’été

avec [elle] en Bretagne », elle est au désespoir :

Comment parer cet effroyable départ ? Dois-je abandonner le soin de ma réputation ? Que

pensera ma famille, si je refuse de partir ? […] Mon cher Comte, nous serions séparés pour

jamais. Vous ne connaissez point ses fureurs […] Blâmée, abandonnée, si je ne pars pas ;

mourante de désespoir, si je m’éloigne de vous. (XLI, p. 158).

Or, il faut noter que la Marquise donne en général l’impression d’être beaucoup moins servile.

Au lieu de demander humblement pardon après lui avoir fait des reproches injustes, elle sait

se disculper:

Que voulez-vous que je vous dise ? Je croyais que vous me trompiez, j’en étais sûre […] mon

trop de délicatesse m’a égarée… […] Ne soyez pas assez injuste pour m’en haïr : si vous

m’aimez, je trouverai mon excuse dans votre cœur. (XIII, p. 103).

Rigoureusement elle affirme de ne lui promettre rien et elle lui demande de ne pas tirer de sa

lettre « des conséquences avantageuses » (X, p. 98). Les émotions qu’elle vient de lui confier

prouvent néanmoins le contraire :

Ah Comte ! Que vous me connaissez peu ! Si vous saviez combien je m’ennuie, combien je

vous souhaite, enfin combien j’ai formé de vœux pour vous, vous m’en aimeriez mille fois

davantage. Je ne savais pas qu’un amant amusât tant. Je suis si désoeuvrée depuis que je ne

vous entends plus dire, je vous adore (X, p. 98)

Chez la religieuse et la Péruvienne, dont il n’est connu que l’histoire après

l’éloignement de leur bien-aimé, la servilité n’est pas moins grande. Mariana se soumet à son

amant, qui lui a « bien appris qu’il faut [qu’elle] se soumette à tout ce que [il voudra] » (II, p.

81). Elle avoue qu’ « il y a des moments où il [lui] semble [qu’elle aurait] assez de

soumission pour servir celle que [son destinataire aime]» (IV, p. 95). Comme Fanni et la

Marquise, elle se culpabilise elle-même de tous ses malheurs:

J’attribue tout ce malheur à l’aveuglement avec lequel je me suis abandonnée à m’attacher à

vous ; ne devais-je pas prévoir que mes plaisirs finiraient plus tôt que mon amour ? pouvais-je

espérer que vous demeureriez toute votre vie en Portugal, et que vous renonceriez à votre

fortune et à votre pays, pour ne penser qu’à moi ? (II, p. 80)

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Sa misère est, selon elle, due soit à son ignorance dans l’art d’aimer : « je me suis attiré tous

mes malheurs […] il faut de l’artifice pour se faire aimer » (IV, p. 104) ; soit à « la rigueur de

[son] destin » (I, p. 78), qu’elle accepte volontairement (III, p. 87). Bien qu’elle semble juger

coupable son aimé à d’autres reprises, quand elle parle par exemple de sa « vengeance » (I, p.

78) et de ses « fautes » (II, p. 82), elle est si servile qu’elle lui demande pardon (I, p. 78 et III,

p. 88). Fanni Butler s’excusera avec une même soumission à la troisième personne, se

distinguant ainsi de ce personnage vilain qu’elle décrit: « la méchante se rend justice, elle est

devant vous les yeux baissés, l’air triste […] elle vous dit : « pardonnez-moi[…] » » (XXIII,

p. 196).

Zilia adore Aza, comme elle adore le Soleil. Elle l’identifie même à ce représentant du

culte des Péruviens : « Tu es le Soleil de mes jours, tu les éclaires, tu les prolonges, ils sont à

toi. » (V, p. 95). Elle ferait tout pour le satisfaire. Elle avoue avoir étudié par « le désir de […]

plaire » à Aza, autrement elle n’aurait pas « pu [se] résoudre à abandonner [sa] tranquille

ignorance pour la pénible occupation de l’étude ? » (II, p. 88). La façon dont elle pense du

rapport entre l’homme et la femme, est sans doute liée à sa culture originelle: « ma

soumission à tes volontés te fera jouir sans tyrannie du beau droit de commander. » (II, p. 88).

Elle dit à plusieurs reprises que son Aza est l’« arbitre de [son] existence » (III, p. 93) ou de

ses « jours » (VI, p. 97). Sans lui, elle ne serait plus vivante, « chaque instant où [elle] respire

est un sacrifice [qu’elle fait] à [son] amour (IV, p. 93):

Ô mon cher Aza ! quand tu ne serais pas le maître de mon âme, quand les chaînes de l’amour

ne m’attacheraient pas inséparablement à toi, plongée dans un abîme d’obscurité, pourrais-je

détourner mes pensées de la lumière de ma vie ? Tu es le Soleil de mes jours, tu les éclaires, tu

les prolonges, ils sont à toi. Tu me chéris, je consens à vivre. (IV, p. 95)

À un moment donné, c’est grâce au souvenir d’Aza que Zilia accepte de l’aide pour rester en

vie: « Enfin, réveillée comme d’un profond sommeil, pénétrée de ta propre douleur,

tremblante pour ta vie, je demandai des secours, je revis la lumière. » (III, p. 93). Elle est

prête à se donner totalement pour être réunie avec lui :

Quoi qu’il en soit, mon cœur est sous tes lois ; soumise à tes lumières, j’adopterai aveuglément

tout ce qui pourra nous rendre inséparables. […] je ne penserai plus que par toi, je ne vivrai

que pour t’aimer. (XXV, p. 191)

La soumission va de pair avec un caractère dominant de l’homme. Ce n’est pas Aza, mais

Déterville qui exerce du pouvoir sur elle, d’abord à cause de l’incompréhension :

Il voulut prendre ma main […] il la reprit à l’instant : faible, mourante, et ne prononçant que

des paroles qui n’étaient point entendues, pouvais-je l’en empêcher ? Il la garda, mon cher

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Aza, tout autant qu’il voulut, et depuis ce temps il faut que je la lui donne moi-même plusieurs

fois par jour, si je veux éviter des débats qui tournent toujours à mon désavantage. (IV, p. 94)

A la fin, il écrit quelques lettres à Zilia, dans lesquelles son égoïsme est clair: « je vous

forcerai au moins à me plaindre » (XXIII, p. 128). Malgré le fait qu’il a montré sa bonté de

s’être renseigné sur Aza, il exige qu’elle n’aille pas l’aller chercher :

non, vous ne partirez point, continua-t-il avec emportement, n’y comptez pas, vous abusez de

ma tendresse, vous déchirez sans pitié un cœur perdu d’amour. Zilia, cruelle Zilia, voyez mon

désespoir, c’est votre ouvrage. (XXV, p. 131)

La soumission se voit aussi à travers la crainte d’ennuyer le destinataire par des lettres trop

longues :

J’écris des lettres trop longues […] Adieu, il me semble que je parle trop souvent de l’état

insupportable où je suis » (Lettres portugaises, III, p. 87-88)

je parle trop longtemps, pour avoir si peu à dire. (Lettres de la Marquise, V, p. 90)

ou trop répétitives :

je suis une folle de redire les mêmes choses si souvent (Lettres portugaises, V, p. 106).

la simplicité de mon discours vous dégoûte ; je vous dis sans cesse que je vous aime (Lettres

de la Marquise, XVIII, p. 114)

Mes lettres sont ennuyeuses, et je doute que vous ayez assez de patience pour les achever.

(Lettres de la Marquise, XXXVI, p. 147)

je n’aime que vous, je vous ennuie, sans doute, à vous le dire (Lettres de la Marquise, XLIII,

p. 164)

Mais, mon cher Alfred, mon ton pastoral, ma fade bergerie ne vous ennuie-t-elle pas ? (Lettres

de Fanni Butler, LXXV, p. 236)

3.5.2. Cœur de femme, cœur inférieur

Exception faite de la Marquise, la soumission se combine avec un sentiment

d’infériorité par rapport à l’amant. Les malheurs de ce dernier sont toujours considérés par les

femmes comme plus graves que les siens:

je ne puis suffire à mes maux, comment pourrais-je supporter la douleur que me donneraient

les vôtres, qui me seraient mille fois plus sensibles ? (Lettres portugaises, III, p. 86)

Dans l’abandon de moi-même, je ne craignais que pour tes jours. (Lettres d’une péruvienne, II,

p. 87)

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Je crains que quelque accident ne vous ait arrêté dans votre route, que vous ne soyez arrivé

malade, que vous ne m’aimiez plus… Quelque terrible que soit cette dernière idée, je la

préfère sans balancer aux deux autres. » (Lettres de Fanni Butler, LIII, p. 216)

Ils font oublier leur propre misère :

je crains que vous n’ayez beaucoup souffert sur la mer, et cette appréhension m’a tellement

occupée, que je n’ai plus pensé à tous mes maux. (Lettres portugaises, IV, p. 89)

le mal de ce que j’aime fait oublier le mien. (Lettres de Fanni Butler, XVIII, p. 193)

en voyant couler vos larmes, j’oublie le sujet des miennes (Lettres de Fanni Butler, CVII, p.

260)

Fanni se sent si inférieure, qu’elle s’estime « indigne » de lui. Elle juge qu’elle « ne mérite

pas » de lui dire qu’elle l’aime (LIV, p. 218) ou même de le regarder ou de recevoir ses lettres

(LXXIX, p. 239). Les épistolières sont prêtes à s’effacer totalement : « que tes jours soient

sauvés, et que je succombe », souhaite Zilia (I, p. 85). La femme écrit qu’il lui est « mille fois

plus cher que [sa] vie » (Lettres portugaises, IV, p. 96-97) ou qu’elle-même (Lettres de Fanni

Butler, XXX). Déterville écrit des choses pareilles : « Votre bonheur m’est plus cher que le

mien. » (XXIII, p. 127) et « je préférerai toute ma vie votre satisfaction à la mienne » (XXVII,

p. 136).

3.5.3. Cœur de femme, cœur pathétique

La soumission de la religieuse portugaise est d’un type particulier. L. Versini explique

que « dans la tradition du roman pathétique et tragique, la passion emporte, brûle, dévore, on

s’y soumet parce qu’on ne peut y résister »1. Or, Mariana va encore plus loin: elle s’attache à

ses peines et y trouve même une raison de ne pas succomber à la mort. Le sentiment lui est

devenu plus important que « l’être aimé », car le sentiment « lui appartenait à elle seule ». Il

s’agit donc, de ce qu’appelle Versini « une jouissance égoïste » ou un « masochisme ». L’âme

de Mariana n’existe que par « le tourment », sa « seule jouissance est dans le défaut de toute

consolation »2, comme l’illustrent les phrases suivantes : « Cependant il me semble que j’ai

quelque attachement pour des malheurs dont vous êtes la seule cause » (I, p. 75-76) et

« faites-moi souffrir encore plus de maux » (I, p. 78).

1 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 606.

2 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 44.

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3.6. Cœur de femme, cœur cédant

Toutes les héroïnes, exception faite de la Péruvienne, succombent à la tentation d’une

liaison charnelle. Dans ses lettres, la religieuse évoque, sans se soucier de sa vertu, la relation

passionnelle qu’elle a vécue avec son gentilhomme français, par exemple:

quoi ! tous mes désirs seront donc inutiles, et je ne vous verrai jamais en ma chambre avec

toute l’ardeur et tout l’emportement que vous me faisiez voir ? […] je me donnais toute à

vous, et je n’étais pas en état de penser à ce qui eût pu empoisonner ma joie, et m’empêcher de

jouir pleinement des témoignages ardents de votre passion. (II, p. 80)

Elle lui demande sans gêne s’il pourrait « être content d’une passion moins ardente que la

[sienne] » (I, p. 77).

La Marquise et Fanni Butler en revanche cèdent après s’être opposées pendant

longtemps. Dans leurs premières lettres elles aspirent à une relation amicale dans la

conviction de n’aller assurément pas plus loin. Elles commencent par consacrer à leur

destinataire « son estime, sa confiance, sa reconnaissance », mais peu à peu aussi « son

cœur »1. Si l’on pourrait croire ce qu’écrit Fanni Butler, son amour pour Alfred n’était pas un

coup de foudre : « Comment ai-je pu vous voir si longtemps, vous parler, sans vous adorer ? »

se demande-t-elle. Pour le séducteur ce stade amical n’est bien sûr qu’un stade intermédiaire.

La Marquise écrit qu’elle « [savait] bien, [qu’il prendrait] pour de l’amour ce qui n’est que de

l’amitié » (XI, p. 99). Déjà dans sa première lettre, elle l’y rappelle: « Je ne sais si vous vous

souvenez que nous n’avons lié ensemble qu’un commerce d’amitié ». L’amant ne résigne

pas et finit par dévorer sa proie (LII, p.194). De même Fanni, frappée par les flèches fatales de

Cupidon, confirme finalement qu’elle est « capable d’inconstance » (XXXII, p. 202): elle a

« rempli les désirs de [son] amant » (XXXVI, p. 205). Elle trouve le bonheur dans « le don de

soi »2: « Je n’ai point cédé », écrit-elle, « un moment de délire ne m’a point mise dans ses

bras ; je me suis donnée : mes faveurs sont le fruit de l’amour. » (XXXVI, p. 205). Comme

l’analyse R. Trousson, Fanni ne s’est pas donnée « « par goût » comme dans le roman libertin

ni dans une défaillance réelle ou simulée, mais en toute conscience, avec la volonté de faire le

bonheur de l’amant »3. Il renvoie à Dorat qui soutient la même opinion en 1772, dans Les

Malheurs de l’inconstance: « La femme qui cède est souvent plus courageuse que celle qui

1 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 163.

2 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 68.

3 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 175.

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résiste », puisqu’ « elle risque tout et ne jouit que du bonheur de son amant »1. Elle voudrait

faire l’éloge de l’amour, si « la décence n’était pas blessée par cet aveu » :

Eh ! quel rang, quel état est au-dessus du bonheur ? Aimer, pouvoir justifier son amour par

l’objet qui l’inspire, oser se dire : Je l’avouerais sans honte… Oui, mon cher Alfred, si la

décence n’était pas blessée par cet aveu, je le ferais, je dirais avec vanité : J’aime milord

Erford, je suis à lui ; je mets ma gloire à lui inspirer de la tendresse, à lui prouver la mienne.

(XLI, p. 207)

Or, le ton approbateur change : « Quoi, vous faire un mérite ? … En vérité, vous ne deviez

pas m’écrire cela, il ne fallait ni le penser, ni le dire. Bonsoir. » (LXXIII, p. 234). Elle

commence à se repentir de sa générosité, de sa « passion qui ne laisse après elle que le regret

de l’avoir sentie, la honte d’en avoir donné des preuves, et la douleur d’avoir fait un ingrat »

(CXIV, p. 265). Elle décide même de « renoncer pour jamais » à leur « amitié » (CVI, p. 260).

3.6.1. Cœur de femme, cœur paisible

De différentes façons Fanni et la Marquise expliquent leur résistance. Tout d’abord

elles invoquent le motif de leur « tranquillité », motif qui revient aussi chez d’autres femmes

mises à l’épreuve par l’amour comme Mme de Clèves, Julie ou Mme de Tourvel2.

La Marquise assure le Comte de son refus par son attachement aux « charmes » de la

« tranquillité » : « Je ne suis point heureuse, mais je suis tranquille : cette tranquillité m’a

coûté trop, je la possède depuis trop peu de temps ; enfin j’en connais trop les charmes pour

vouloir m’exposer à la perdre. » (V, p. 89). Elle le prie alors avec fermeté pour ne pas

« troubler [son] repos » (V, p. 90), parce qu’elle ne sait plus « comment […] s’y prendre, pour

[le] forcer à laisser les gens en repos » (VI, p. 91). Elle avertit aussi son confident de la perte

de son propre repos: « Encore une fois, pensez-y bien, affermissez-vous contre une fantaisie

qui trouble votre repos et qui m’inquiète : songez à ce que je suis. » (VIII, p. 94), comme le

fera aussi Fanni à son Alfred: « amusez-vous: jouez, chassez, donnez des fêtes, oubliez-moi ;

oui, oubliez-moi, si mon souvenir trouble la douceur de votre vie. Ne m’oubliez pas tout à

fait pourtant, mais autant qu’il faudra pour votre repos » (LXIII, p. 225). Par une même

crainte de perdre la sérénité, cette dernière s’oppose de toutes ses forces à Alfred, qui « exige

des « preuves » alors que le sentiment seul est tout pour elle »3. Tombée quand même dans le

piège, elle consacre tout à son amour, qui ne constitue plus un danger pour son repos, mais au

1 Ibid. 2 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 602. Pour la religieuse portugaise, il est trop tard de réclamer le repos, vu

que l’histoire que racontent ses Lettres ne commence qu’après la séparation. 3 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 174.

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contraire, une condition essentielle: « Votre absence me fait connaître combien vous êtes

devenu nécessaire à mon repos, à mon bonheur, à mon existence même. » (XVIII, p. 193). Au

moment où elles perdent finalement leur amant, elles perdent aussi la source de leur quiétude.

Trompée par son Alfred, Fanni souhaite ardemment regagner la « paix », qu’elle ne pourrait

selon elle « trouver dans l’avilissement d’une passion dont [elle] ne [sentirait] plus que les

peines. » (CXIV, p. 265). De même, la Marquise constate que le calme ne revient plus dans

son cœur :

Je me plaindrais moins de votre indifférence, si en cessant d’être aimée, je pouvais voir

renaître dans mon âme le repos que vous en avez chassé : mais loin que votre froideur puisse

éteindre mon amour, elle semble le rallumer avec plus de violence. (LVIII, p. 206-207)

Après avoir supplié vainement au Comte de lui concéder sa paix intérieure (« rendez-moi, s’il

se peut, mon repos ; barbare ! » LXVII, p. 228), elle décide d’entreprendre elle-même des

démarches : « J’ai remis votre portrait en des mains fidèles, et plût à Dieu qu’avec lui j’eusse

perdu tout souvenir de vous ! Que mon âme serait tranquille » (LXX, p. 23).

3.6.2. Cœur de femme, cœur soucieux de sa réputation

La Marquise et Fanni ne veulent pas non plus « abandonner le soin de [leur]

réputation » (Lettres de la Marquise, XLI, p. 158). La Marquise se soucie de ce que « pensera

[sa] famille, si [elle] refuse de partir » avec son mari (XLI, p. 158) et de son « commerce de

lettres » elle pense que « quoique [son] intention soit bonne, on en jugerait tout autrement

dans le monde » (III, p. 85). Fanni affirme explicitement qu’elle « [voudrait] céder », mais

que « le préjugé » l’empêche (XXX, p. 201). L’idée de « s’avouer ses mauvais desseins », de

« fixer un moment », de « prendre un jour » l’effraye : « Oh cela m’est impossible ! Je ne puis

vous donner ma parole ; n’exigez pas que je vous la donne, je ne le pourrai jamais ; je vous en

prie, ne l’exigez pas. Je ne saurais. » (XXX, p. 201). Elle aurait « tant de préjugés à vaincre,

une si longue habitude de penser » (XXXIII, p. 203). Malheureusement « la bonté de [son]

cœur » n’est pas « indépendante de l’opinion d’autrui » (XVI, p. 192). La religieuse par contre

affirme littéralement qu’elle regrette plus l’« ingratitude » de son aimé que la perte de sa

propre réputation (III, p. 86).

3.6.3. Cœur de femme, cœur anxieux

Les femmes craignent aussi le dévouement à l’amour, parce qu’elles ont peur d’être

trompée. La jalousie occupe une place importante dans tous les romans par lettres qui font

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objet de cette étude, sauf dans celui de la Péruvienne. L’héroïne de Guilleragues est « jalouse

avec fureur de tout ce qui […] donne de la joie » à son gentilhomme, et de tout ce « qui

touche [son] cœur et [son] goût en France » (III, p. 86). Celle de Crébillon met son orgueil de

côté en admettant qu’elle « [craint] l’effort de [ses] rivales » (XV, p. 108). Contrairement à la

Portugaise, qui est trop loin de son amant pour lui inventer une rivale concrète, la Marquise

entre en contact avec les femmes, qui constituent l’objet de sa jalousie :

Que cette femme d’hier arriva à propos pour me convaincre que vous êtes perfide ! […] Je

savais déjà qu’elle vous avait plu, et vos façons avec elle m’ont confirmé ce qu’on m’en a

raconté. (XII, p. 102)

Vous avez encore osé me présenter ma rivale. […] Pouvez-vous me nier que vous n’ayez point

passé avec elle les deux jours que vous m’avez refusés ? (XXIV, p. 196)

Quand il lui écrit qu’il est entouré des « dames charmantes », elle ne peut cacher son envie :

« si vous ne pensiez qu’à moi, vous en seriez-vous aperçu ? Les hommes que je vois tous les

jours sont si laids ! Elles sont belles ces femmes, et vous restez ; vous vous amusez, et je suis

absente ! » (Billet, p. 185). Néanmoins sa fierté lui dicte : « J’aurais bien de quoi vous

gronder, mais vous ne méritez pas que je sois jalouse. » (Billet, p. 185). À d’autres moments,

elle est persuadée de l’inutilité de ses soupçons : « je crains toujours votre inconstance.

Jalouse sans objet, mon cœur n’en est pas moins déchiré. » (XXXVI, p. 146). Or, elle a

totalement perdu cette certitude à la fin, quand elle prie le Comte, « jalouse jusqu’à la fureur »

(LXIII, p. 217), de lui dissimuler ses aventures : « Cachez-moi du moins votre infidélité »,

elle préfère « ignorer à quel point [elle est] malheureuse » (LXVII, p. 229). Fanni Butler

réfléchit sur ce qu’elle ferait, « si [elle avait] quelque raison de craindre […] l’inconstance [de

son Alfred] » : elle serait « peut-être assez fière pour ne pas [lui] montrer [son] inquiétude »;

mais elle serait « bien triste, bien froide, bien fâcheuse ». Selon elle, la jalousie est

« désobligeante » et elle « ne [veut] jamais l’être »:

on la dit fille de l’amour et de délicatesse : ne le serait-elle pas plutôt de l’orgueil et de la

défiance ? Elle suppose une crainte d’être trompé : cette crainte peut-elle s’accorder avec

l’estime due à l’objet qu’on a choisi comme le plus digne de son attachement ? (LXXX, p.

241)

Malgré ses bonnes intentions, elle n’hésite pas de se chercher des rivales, par exemple dans la

duchesse de Rutland : « il nous dit qu’il vous avait laissé chez la duchesse de Rutland, que

vous y étiez seul. Oh quel mouvement ce discours éleva dans mon âme ! Quoi ! seul chez

cette femme qui vous cherche, qui vous suit avec affection ! » (XXXIV, p. 203).

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3.6.4. Cœur de femme, cœur vertueux

Les narratrices invoquent aussi l’argument de leur « devoir », qui consiste en une

« fidélité à soi-même » plutôt qu’ « à un mari négligeant »1. Dans le but de donner

l’impression d’être sûre de sa résistance, la Marquise prie le Comte : « ne vous obstinez pas à

poursuivre un cœur, qui par devoir et par choix, se refuse à vos empressements. » (V, p. 90).

Elle prétend préférer toujours son « devoir à un caprice qui ferait la honte et le malheur de

[sa] vie » (VIII p. 94), car, quand la passion du Comte se sera éteinte, ce qu’elle croit arriver

bientôt, « il ne [lui] resterait que la honte d’avoir été séduite, et peut-être de [l’] aimer

encore » (V, p. 89). Bien que la Marquise succombe peu à peu, elle donne déjà son

consentement le plus net dans sa quatrième lettre dans laquelle elle rassure le Comte de sa

passion avec des mots prometteurs : « Ne doutez pas, je vous en conjure, que lorsque le

hasard nous rassemblera, je ne vous donne les preuves les moins équivoques de mes

sentiments à votre égard. » (IV, p. 88). Mais elle le regrette vite. Dans la lettre d’après, elle

s’appelle à nouveau « liée par le plus sacré des devoirs » et lui demande s’il avait « pu penser

[que son amour] l’emporterait sur [ses] réflexions, sur [son] devoir ? » (V, p. 88). Dès ce

moment le lecteur sait qu’elle défendra sa persévérance encore par mille et une raisons pour

enfin capituler quand même. Si solide que sa vertu semble dans l’une part de la

correspondance, si fragile est-elle dans l’autre part. Elle constate son impuissance devant une

sensibilité si forte :

Je vais prier mon mari de me permettre d’aller à la campagne […] c’est l’unique moyen de

sauver ma vertu, et je ne saurais l’acheter trop chèrement. Vous me demandez un rendez-

vous ; que voulez vous que je vous dise, et que puis-je vous dire qui n’intéresse mon

honneur ? (XIII, p. 105-106)

« Le devoir », se demande-t-elle, « est-il donc si faible contre l’amour ? » (XIII, p. 105). Puis,

elle se ressaisit et met à nouveau sa vertu au premier plan: « Il vaut mieux que nous perdions

un amant mécontent de nos cruautés, que fatigué de nos faveurs. » (XVI p. 110). Elle semble

toujours convaincue que les efforts de son amant sont infructueux: « je suis sûre d’accorder

toujours mon amour et ma vertu. Oui, toujours. » (XVI p. 110), et elle se fâche même contre

lui :

Est-ce m’aimer véritablement, que d’exiger de moi mon déshonneur ? Perfide que vous

êtes […] Pensez-vous que, quand même la vertu ne s’opposerait pas à vos désirs […] il

dépend de moi d’être vertueuse, et l’on ne cesse pas de l’être malgré soi. (XVII, p. 111-112)

1 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 67.

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Après quelques lettres, voyant « tant de femmes qui se lassent à la fin, et qui n’ont peut-être

de toute leur résistance que le chagrin de ne pas s’être rendues plus tôt », elle ne se retient

plus : « que je les trouve laides, ces femmes si vertueuses ! Aurais-je envie de ne l’être

plus ? » (XIX, p. 135). Elle ne voit d’autre solution que de défier le Comte de résister lui

aussi : « Mais puisque je résiste à ces mêmes désirs, pourquoi n’en feriez-vous pas

autant ? Vous devriez rougir d’avoir moins de force que moi. » (XIX, p. 135). Ses prières

trahissent sa faiblesse : « Je vous pardonne vos extravagances ; mais désormais, laissez-moi

en repos. Quoique ma vertu soit grande, et qu’elle ne brille jamais mieux que lorsqu’on

l’attaque, ne l’exposez plus, je vous prie, au péril qu’elle courut hier. » (XXIII, p. 123). Elle

sent que son austérité l’abandonne de plus en plus. A un moment donné, sa « vertu

chancelante ne se défendait plus que faiblement » :

L’occasion, votre amour, le mien, tout combattait contre moi ; je sentais ce que je n’ai jamais

senti. […] Que dans ces moments cruels où la nature nous livre à nous-mêmes, où tous les

sens troublés agissent pour notre séduction, où les transports d’un amant échauffent sans cesse

les nôtres.

« Voilà », écrit-elle, « ce que je ne conçois pas ». Elle s’excuse de ne vouloir plus se

rencontrer, « parce qu’ [elle n’est] plus folle » ou parce que son mari peut « venir [les]

troubler » ; « sans lui » déplore-t-elle « ma vertu n’était qu’une sotte. » (XXVIII, p. 132). Elle

se trouve enfermée dans un dilemme :

mais Comte, cette vertu n’est-elle pas affreuse. […] Cette vertu, Comte, les gens qui l’ont

faite, connaissaient-ils l’amour ? Cette pensée me rassure : il y a sans doute des cas sujets à

l’exception, mais il n’y aurait point d’honneur à en profiter. Voyez dans quel embarras je suis ;

vous d’un côté, et elle de l’autre, le fâcheux équilibre ! (XXVIII p. 132)

Elle espère retrouver le « plaisir de [son] devoir », en se rappelant combien de force sa vertu

avait dans le passé (XL p. 155). Elle reconnaît ouvertement qu’elle a « besoin de toute [sa]

vertu pour tâcher d’ […] être fâchée » (XL, p. 156). Elle sait que finalement sa faiblesse va

l’emporter sur sa « volonté bafouée »1:

Je vais revoir des lieux où je vous ai donné les premières marques de ma faiblesse, et je ne sais

que trop que vous en exigerez encore : votre lettre est remplie d’amour ; je connais vos

transports, et je me défie de moi-même. (Billet, p. 149)

Bien que son devoir a été sérieusement mis à l’épreuve, elle se console de n’avoir encore rien

à se reprocher : « Tout, depuis que je vous aime, a été contre mon devoir. Je n’ai point fait un

pas, je n’ai pas écrit un mot, je n’ai pas conçu une pensée, que je ne doive me reprocher »

1 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 162.

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(XLIII p. 164). Elle envie son amant, qui ne connaît pas « ce cruel devoir », qui n’est pas

« assujetti », qui « n’ [offense] rien en [se] consacrant à [elle] ». Pour elle par contre, « le

moindre soupir qui peut [lui] échapper, est un crime » (XLIII p. 164). Après avoir raconté que

son amie, Mme de *** a été « la dupe » - son adorateur « avait enfin obtenu tout ce qu’on

peut obtenir d’une femme qui n’a pas la force de refuser » (XLVI p. 173) Ŕ la Marquise révèle

que sa « passion a si bien répondu » à celle du Comte (LII, p. 194). La dominance du cœur

sur « une volonté plus fragile […] que celle de Mme de Clèves » signifie d’après Versini

que l’« éthique […] de la fidélité » est remplacée par celle de « la sincérité » et « les

malédictions de la théologie morale » par « les appels de la nature et du sentiment », qui

« sont ceux du bonheur »1. Or, ce « bonheur » n’est que d’une courte durée : une

« impitoyable analyse ramène le scepticisme et le pessimisme »2. Les remords reviennent vite,

c’est ce que Versini désigne avec « la revanche de l’amour […] sur son contempteur ». Elle

voudrait « de cet amour qu’on dit que Platon connaissait si bien », « de cet amour dépouillé

de toute impression des sens, dont la pratique pourtant doit être difficile » (LIV, p. 198). La

seule chose qui peut la consoler d’avoir perdu son amant c’est « l’espérance de rentrer dans

[son] devoir, et d’effacer par une conduite plus raisonnable, les reproches » (LXIII, p. 218).

Par les mêmes manœuvres Fanni tente vainement de résister à l’amour physique. Elle

est agitée par « un feu qu’elle ne pourrait éteindre » et « qu’elle ne désirerait pas éteindre »,

mais que son « âme » « noble » et « fière » sait « cacher » à son amant (XXIX, p. 200).

La situation de la Péruvienne est tout autre. Elle est la seule qui n’a pas cédé, qui fait

de la vertu sa véritable passion :

Ce n’est point au simulacre de la vertu que je rends hommage, c’est à la vertu même. Je la

prendrai toujours pour juge et pour guide de mes actions. Je lui consacre ma vie, et mon cœur

à l’amitié. (XL, p. 162)

Elle décrit comment Déterville se soucie de conserver sa « vertu », quand elle lui dit les mots

doux qu’il lui a appris et dont elle doit deviner le sens :

il vint à moi d’un air agité, il parut vouloir me prendre dans ses bras ; puis, s’arrêtant tout à

coup, il me serra fortement la main en prononçant d’une voix émue : « Non… le respect… sa

vertu… », et plusieurs autre mots que je n’entends pas mieux, et puis il courut se jeter sur son

siège à l’autre côté de la chambre, où il demeura la tête appuyée dans ses mains avec tous les

signes d’une profonde douleur. (XII, p. 105)

La bonne Zilia se sent coupable parce qu’elle ne peut pas répondre à son amour pour elle. Sa

vertu l’oblige de décevoir les « deux personnes auxquelles [elle doit] la vie » :

1 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 67.

2 Ibid., p. 67-68.

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Jusqu’ici, au milieu des orages, je jouissais de la faible satisfaction de vivre en paix avec moi-

même : aucune tache ne souillait la pureté de mon âme, aucun remords ne la troublait ; à

présent je ne puis penser sans une sorte de mépris pour moi-même que je rends malheureuses

deux personnes auxquelles je dois la vie ; que je trouble le repos dont elles jouiraient sans moi,

que je leur fais tout le mal qui est en mon pouvoir, et cependant je ne puis ni ne veux cesser

d’être criminelle. (XXIV, p. 129)

« Mon bonheur », dit-elle, « ne sera jamais sans mélange, puisque je ne puis concilier les

devoirs de l’amour avec ceux de l’amitié. » (XXV, p. 131). Elle se console de l’idée que sa

« tendresse pour [Aza] triomphe de [ses] remords », (XXIV, p. 129), car elle peut « guérir de

[sa] passion, mais [elle] n’en [aura] jamais que pour lui » (XLI, p. 163).

La religieuse est la seule à ne pas être soucieuse de son devoir. Elle ne regrette à aucun

moment ses aventures passionnelles (cf. supra):

Et pourquoi ferais-je des efforts pour ne me plus souvenir de tous les soins que vous avez pris

de me témoigner de l’amour ? J’ai été si charmée de tous ces soins, que je serais bien ingrate si

je ne vous aimais avec les mêmes emportements que ma passion me donnait, quand je

jouissais des témoignages de la vôtre. (I, p. 76)

3.6.5. Cœur de femme, cœur religieux

La religion n’est guère un argument pour ne pas « [partager] le pain de la volupté »1.

Mariana, la religieuse, ne mentionne qu’une seule fois « son état de religieuse ».

Curieusement, elle y réfère « pour vanter les avantages qu’il présente pour un amant délicat,

par rapport à celui d’une femme mariée »2:

je comprends bien qu’une religieuse n’est guère aimable d’ordinaire. Cependant il semble que

si on était capable de raisons, dans les choix qu’on fait, on devrait plutôt s’attacher à elles

qu’aux autres femmes : rien ne les empêche de penser incessamment à leur passion, elles ne

sont point détournées par mille choses qui dissipent et qui occupent dans le monde […] elles

souffrent toujours leurs maris avec un extrême dégoût, et sans aucun consentement. (V, p.

102)

Au lieu de regretter sa passion, elle regrette sa vie dans le « malheureux cloître » (I, p. 77) au

Portugal. Elle ne met son « honneur » et sa « religion » qu’à « aimer [son amant] éperdument

toute [sa] vie, puisque [elle a] commencé à [l’] aimer » (II, p. 82). De même, la Marquise

renvoie une seule fois à Dieu pour justifier la pureté de leur relation: « Dieu veuille que ce

soit assez pour vous du plaisir de me voir. » (Billet, p. 131). Ce sont des paroles qu’elle

oubliera aussi vite qu’elle les a écrites. L’héroïne de Mme Riccoboni s’identifie même aux

« athées » : « j’oublie des serments indiscrets, ou je me dis comme les athées, « les dieux sont

1 P. Fauchery, La destinée féminine dans le roman européen du dix-huitième siècle, p. 632.

2 F. Deloffre, « Préface », p. 68-69.

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sourds… ». Mais elle craint cependant d’en être punie : « Ah s’ils m’avaient entendue, s’ils

me punissaient, si vous cessiez de m’aimer » (XXVII, p. 199). Dans sa LIe lettre, elle prétend

qu’elle se fera « catholique » si son Alfred cesse de l’aimer et elle ira alors vivre dans « cette

maison paisible », « cette espèce de couvent nouvellement toléré » (LI, p. 215).

Zilia est un croyant plus fidèle. Contrairement à Aza, la Péruvienne reste toujours

fidèle au culte des Péruviens. La religion chrétienne des Européens est selon elle « cruelle »,

car « elle approuve, elle ordonne l’infidélité, la perfidie, l’ingratitude » et en même temps

« l’amour de ses proches » (XXXVIII, p. 159). Elle trouve le raisonnement

incompréhensible : « Si j’étais étrangère, inconnue, Aza pourrait m’aimer : unis par les liens

du sang, il doit m’abandonner, m’ôter la vie sans honte, sans regret, sans remords. »

(XXXVIII, p. 160). Ce n’est pas Aza, mais la christianité qu’elle juge responsable de la

conversion d’Aza, car elle « autorise le crime qu’il commet » (XXXVIII, p. 159).

3.7. Cœur de femme, cœur trop confiant de soi

Versini observe avec raison que l’héroïne a toujours une trop grande confiance en elle-

même: « confiance dans le calme de son cœur, dans la force de la vertu, lucidité même »1, car

la Marquise se rend compte que chaque « femme qui se repose trop sur sa vertu, court

toujours le risque de la perdre » (XI, p. 100), de même que Fanni:

Je me croyais si sûre de ma fierté, de mon indifférence, que j’ai fait mille imprécations contre

moi, que j’ai prié le ciel de me punir, si jamais j’étais assez faible pour préférer le bonheur

d’un amant à mes principes, à ma tranquillité. (XXVII, p. 199)

Plus les honnêtes femmes sont sûres, plus elles sont imprudentes. Car, déclare Versini:

Attirées par la vanité d’éveiller un cœur blasé, par l’espoir d’effacer le souvenir de celles qui

les ont précédées sans les valoir, fascinées par l’expérience de l’homme qui pourra le mieux

reconnaître leur mérite, les femmes finissent par céder à l’attrait qu’une âme de réprouvé

exerce sur une âme innocente: révélation d’un monde insoupçonné, interdit […]l’héroïne, dont

la vertu ne va pas sans un certain amour-propre, se laisse toucher par la gloire de faire de

l’inconstant un honnête homme et de réformer le libertin […] Elle est sûre de mener le jeu,

alors qu’elle se prend peu à peu au piège ; le séducteur trouve un allié en sa proie, victime et

dupe d’elle-même autant que lui.2

Versini explique ce que Crébillon a souvent montré: la « prude », qui « [s’engage] avec la

folle espérance de n’être jamais [séduite] » est plus facile à « vaincre » que « la femme facile

décidée à amuser sa coquetterie », « soit parce qu’en effet [elle est] aussi [faible] que les

autres, soit parce que, n’ayant pas assez prévu le danger, [elle se trouve] sans secours contre

1 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 166.

2 Ibid., p. 166-167.

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lui quand il arrive.»1. Ou bien, il se peut, selon Versini, qu’ « accoutumées à se présenter

l’idée du péril lorsqu’il n’existe pas, elles usent toutes leurs forces dans des combats

imaginaires, et ne s’en trouvent plus dans les occasions réelles ». L’indépendance et la sûreté

de l’épistolière de Mme Riccoboni s’inspirent, selon Versini, des héroïnes de Richardson2.

3.8. Cœur de femme, cœur naïf

La « sensibilité » de l’héroïne est tellement forte qu’elle « la rend crédule et

vulnérable »3, ce qui sera « la source de toutes [ses] peines » (Lettres de Fanni Butler,

XXXIV, p. 203). Pour la religieuse par exemple il est difficile d’aviser la réalité: « Mais non,

je ne puis me résoudre à juger si injurieusement de vous, et je suis trop intéressée à vous

justifier : je ne veux point m’imaginer que vous m’avez oubliée. » (I, p. 76) et « Je résiste à

toutes les apparences, qui me devraient persuader que vous ne m’aimez guère » (IV, p. 89).

La formulation des aveux » (cf. « le verbe « adorer », aimer « éperdument », l’« enchantement

de l’amour » (II et III)) » trahit une conception idéalisée de l’amour, qui lui coûtera cher4.

La Péruvienne envoie « comme autant de bouteilles à la mer » et « avec une naïveté

qui renchérit sur celle de Richardson » ses quipos à son aimé dont elle ne sait même pas s’il

vit encore5. Sa naïveté est surtout liée à son ignorance des mœurs des Européens. Elle est

scandalisée par la « barbarie », avec laquelle ils ont envahi son pays et dont elle pensait que la

cause était « le larcin » (I, p. 86). Arrivée en France, elle ne se rend pas compte de sa

connaissance imparfaite du monde, qui la convainc d'être toujours dans « l'empire » de son

Aza:

il m’a fait voir la terre […] il est évident qu’elle est une portion de ton empire, puisque le

Soleil y répand ses rayons bienfaisants. Je ne suis plus dans les fers des cruels Espagnols. Qui

pourrait donc m’empêcher de rentrer sous tes lois ? Oui, cher Aza, je vais me réunir à ce que

j’aime. (VIII, p. 99)

Avec un énorme ébahissement, elle admire « la maison flottante » et les maisons des Français

qui « surpassent [celles des villes du Soleil] en beauté par la richesse de leurs ornements » et

par « les prodiges dont elles sont remplies » (X, p. 102). Cet « étonnement naïf » et « ces

impressions positives » sont rapidement remplacés par des « observations sévères qui

1 Ibid., p. 166.

2 Ibid., p. 557.

3 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 173. 4 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 63.

5 Ibid., p. 79.

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remettent en question l’excellence [du] monde »1 (cf. infra). Toutefois, la critique de la société

française est combinée avec une idéalisation de son pays natal, le Pérou. Trousson explicite:

« Les lois incas sont plus sages, les mœurs plus sincères, au point que seuls Déterville et sa

sœur ont des vertus « dignes de la simplicité des nôtres ».2 ». La crédulité de Zilia occasionne

beaucoup de malentendus:

Les respects qu’il m’a toujours rendus m’ont fait penser que ma naissance lui était connue. Les

présents dont il m’honore me persuadent sans aucun doute qu’il n’ignore pas que je dois être

ton épouse, puisqu’il me traite d’avance en Mama-Oella. (XV, p. 113)

Quand elle confie son amour pour Aza à Déterville, elle n’a aucune idée des sentiments de ce

dernier pour elle (XXIII, p. 125). De plus, comme Mariana, elle ne veut pas croire en un

abandon. Quand elle a enfin reçu une réponse d'Aza, sans « quelques gages de [sa]

tendresse », elle écrit :

On t’a parlé de moi, tu es instruit de mon sort, et rien ne me parle de ton amour. Mais puis-je

douter de ton cœur ? Le mien m’en répond. Tu m’aimes, ta joie est égale à la mienne, tu brûles

des mêmes feux, la même impatience te dévore ; que la crainte s’éloigne de mon âme , que la

joie y domine sans mélange. (XXV, p. 132)

Elle craint que « la religion de ce peuple féroce » l'oblige de se détourner de son amour, car

« celle de France » demandait la même chose à elle. À nouveau, elle se console naïvement:

« non, tu l’aurais rejetée. » (XXV, p. 132).

La naïveté de la Marquise et de Fanni est la cause principale de leur infortune. Elles

appellent de l’amitié ce qui est de l’amour et pensent qu’elles peuvent « s’arrêter sur la pente,

interrompre une correspondance, échapper au danger des liaisons »3. Elles croient en ce que

Versini appelle « la dernière des illusions »4. Pourtant, la Marquise conçoit bien le danger

d’avoir un « ami »:

J’ai fait cette nuit de sérieuses réflexions sur l’amitié mutuelle que nous nous étions promise ;

il m’a paru qu’il était dangereux pour une femme d’avoir un ami si intime, et que ce nom

n’était imaginé que pour parler plus hardiment d’amour dans l’occasion. J’ai craint

naturellement aussi cette confiance qu’on a pour quelqu’un qu’on estime : une femme

s’accoutume à ne rien déguiser des mouvements de son cœur ; l’ami en profite, et bien

sérieusement votre amant, que vous ne vous doutez pas encore qu’il ait eu envie de le devenir.

Je ne veux point de ces surprises : vous avez commencé par vouloir m’inspirer quelque chose

de plus vif que l’amitié, et la vôtre aurait toujours un air trop tendre pour ce qu’elle serait. Il ne

me convient donc plus que vous soyez un ami. (VI, p. 91-22)

1 R. Trousson, « Mme de Graffigny: Introduction », p. 67. 2 Ibid., p. 65.

3 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 168.

4 Ibid.

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Au début de la correspondance elle croit son séducteur qui la rassure d'avoir rallumé sa

passion: elle est « sûre [qu’il] ne [lui] [manquera] pas de parole, et [qu’il a] véritablement

étouffé [son] amour ». Mais en vérité, cette confiance naïve n’est qu’une manière de

convaincre son destinataire. Elle sait qu’il n’est pas « si bien guéri » qu’il lui dit et qu’il le

croit (VIII, p. 94). De même, sans qu’elle le croie véritablement, elle écrit qu’ils sont toujours

satisfaits de leur entente platonique : « notre amour nous satisfait » (LIV, p. 198-199). S.

Cornand observe que la Marquise a « un désir d’idéal », illustré dans « un rêve de bonheur

loin du monde, dans un univers artificiel »1 où elle vivrait avec son amant dans la « certitude

parfaite de [s’] aimer toujours » (LXIII p. 217). Elle soutient que la Marquise est « un

personnage fondamentalement romanesque », puisque « ses exigences de passion » ne

peuvent être remplies que par son « imagination ».

Selon Fanni, l'amour est facile: « plus je lui dirai que je l’aime, plus il m’aimera lui-

même » (XLIII, p. 209). Malheureusement sa tactique ne l’aidera pas à garder son amant, dont

elle fait « un portrait auquel il est loin de correspondre »2. Une fois qu'elle a accepté l'absence

de son homme aimable, Fanni entre dans « une grande période d’exaltation et de confiance »3:

« Mon cœur repose sur le vôtre : cette douce confiance est le charme de l’amour et l’agrément

de la vie. » (LXV, p. 227). Elle ne cesse de lui adresser de longues lettres, dans lesquelles elle

« dit le vide, le manque, l’amour », elle « dévore les missives d’Alfred, découvre des trésors

dans chaque mot [et] tremble quand le courrier s’attarde »4. Elle admire les lettres d'Alfred,

qu’elle trouve, comparées à celles d'elle-même, « plus diverses, plus adroites ». Trousson

observe qu’elle compare « la fraîcheur et l’innocence de ses élans » à « l’art épistolaire » de

son séducteur « sans en soupçonner la cause » :

J’écris pour […] vous prouver que mon cœur est sans cesse occupé de vous : j’écris pour

écrire. Mon amant fait bien mieux […] L’esprit, l’amour et la variété brillent dans ses lettres ;

moi je dis, je vous aime, je répète, je vous aime. (XL, p. 207)

Elle ne voit pas pourquoi les lettres du Comte sont « plus étudiées et soucieuses de l’effet à

produire » ou pourquoi elles arrivent si tard: « Vous m’avez écrit, j’en suis sûre ; mais c’est ce

maudit courrier qui s’amuse à se casser le cou plutôt que d’apporter ma lettre » (LXI, p. 223-

224). Même quand il essaie lui-même de la prévenir, elle s'obstine naïvement :

1 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », p. 74.

2 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 179.

3 Ibid., p. 176.

4 Ibid.

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Je ne vous connais point assez ? qui vous l’a dit ? Je ne douterais jamais un instant de la

sincérité, de l’ardeur, de la vérité… Oh, va te promener avec tes plaintes. Je t’adore, mon cher

Alfred, n’est-ce pas vous prouvez que je vous connais ? (LXVII, p. 228)

Elle ne voit que la bonté de son amant : « Eh qui m’eût dit, qui m’eût persuadée qu’il était

dans le monde un homme si aimable, si digne d’être aimé ! Il fallait vous connaître pour le

croire, pour le sentir. » (LXXI, p. 232). Comme Mariana, Fanni tend à idéaliser l’amour :

L’amour même, ce sentiment le plus flatteur de tous, qui nous enchaîne par des liens dont le

tissu se cache sous des fleurs, combien d’amertumes ne verse-t-il pas sur les douceurs qu’il

nous fait sentir ? Il nous a pourtant été donné, ce sentiment aimable, pour faire notre bonheur,

et nous ramener quelquefois à l’état de félicité dans lequel nous avions été formés. Je crois,

mon cher Alfred, qu’il sortit, avec l’espérance, de la boîte fatale, pour être le contrepoison de

tout ce qu’elle renfermait. (LXIV, p. 226)

Elle refuse de considérer le Comte comme « ces amants dont parle lady Charlotte »

(LXXXVI, p. 248), mais le lecteur sent qu’elle veut repousser ses doutes.

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CHAPITRE IV. LA FEMME DE CARACTERE

4.1. Cœur de femme, cœur lucide

Paradoxalement, la naïveté et l’idéalisme des héroïnes n’excluent pas leur méfiance et

leur lucidité. Versini note que les héroïnes françaises du XVIIIe siècle, à l’instar de Mme de

Lafayette, de la préciosité et de la galanterie du siècle précédent, « guettent et jugent leurs

amants avec toute la lucidité de Mme de Clèves »1. Là où la religieuse montrait encore de la

« générosité […] tournées vers l’autre lorsqu’il souffre », la Marquise est convaincue que la

maladie du Comte correspond à une tactique2. Les soupçons de la Marquise vont si loin que

« certains de ses jugements » sont faussés: elle voit « des masques où il n’en existe peut-être

pas »3. La correspondance de la Marquise et de Fanni est « toujours interrompue et toujours

reprise » : « espoir, colère, pardon, fuite, retour, ou rechute, le va-et-vient du sentiment,

jusqu’au moment de son triomphe »4. Bien qu’elles prétendent ne pas avoir prévu l’abandon,

ces hésitations prouvent qu’elles se méfient d’une passion dont elles pressentent le sort

funeste. La Marquise comprend la fausseté de ses sentiments (« Je vous aime, n’ajoutons pas

à cette faute des fautes plus odieuses » (XVII, p. 112)) et l’idéalisme de ses rêves:

J’ai souvent repassé dans mon esprit ceux que peuvent goûter deux cœurs bien unis ; j’y vois

cette confiance mutuelle, cette amitié véritable, ce désir toujours pressant de se plaire ; mais

cet amour n’est qu’une idée, et je ne crois pas qu’il ait jamais existé. Ce n’est aujourd’hui

qu’un lien formé par le caprice, entretenu par un sentiment encore plus méprisable, et détruit

par tous deux. (V, p. 89)

De même, Fanni sait « que tout pourrait s’évanouir comme un songe » ; elle « vit dans une

perpétuelle anxiété jusqu’à ce que la réalité vienne confirmer ses appréhensions »5.

Or Versini note que, tout compte fait, la Marquise a encore une trop grande

« confiance dans le calme de son cœur, dans la force de la vertu »6 (cf. supra). Selon lui sa

« défiance » est « encore souriante » en comparaison avec celle de la Duchesse, héroïne d’un

autre roman épistolaire à une voix de Crébillon (1768), dont les lettres prouvent que « le doute

de soi » et « l’éloignement rigoureux » de l’amant donnent plus de sûreté que « l’orgueil de la

vertu ». Le même raisonnement peut être appliqué à Fanni (cf. supra).

1 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 261.

2 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 63-64.

3 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », p. 74.

4 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 169.

5 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 179.

6 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 166.

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Outre la méfiance par rapport à la passion, les épistolières acquièrent peu à peu de la

clairvoyance après la trahison. La Marquise sait qu’elle a été crédule de le « croire [incapable]

d’une perfidie », elle était « tranquille sur la foi de [ses] serments, rassurée contre [sa] perte

par l’amour extrême que [elle avait] pour [lui] » (LVII, p. 205). Progressivement, elle

commence à comprendre les objectifs des artifices du Comte : « Vous vous êtes vu un rival, et

vous ne m’avez crue […] c’est plus pour faire sentir au Prince de *** le pouvoir de vos

charmes, que pour me prouver votre amour » (LXIII p. 216).

De même, abandonnée par son amant, Fanni ne l’est pas par sa lucidité :

ce n’est point le sentiment, c’est l’amour-propre qui vous ramène à mes pieds ; l’orgueil

s’abaisse à supplier. Vous ne regrettez pas ma tendresse, mais cette admiration dont vous avez

joui si longtemps ; elle vous flattait. (CVIII, p. 261)

Elle ne voit que trop bien ce qui s’est passé : son séducteur a joui du « plaisir cruel que goûte

cette espèce de chasseur, qui, tranquillement assis, voit tomber dans ses pièges l’innocente

proie qu’il a conduite par la ruse à s’envelopper dans ses rets » (CXVI, p. 268).

Chez Mariana, « une lucidité importune commence à prédominer » dès sa deuxième

lettre1. Six mois après la première lettre, qui « est pleine de douleur et de révolte, mais [qui]

conserve l’espoir que l’amant reviendra »2, elle n’espère plus de revoir son chevalier, mais

elle demande qu’il se souvienne d’elle.

La Péruvienne maintient sa naïveté jusqu’au moment où Aza lui donne

personnellement les preuves explicites de l’abandon.

4.2. Cœur de femme, cœur cynique

La lucidité perce aussi à travers l’ « humour cinglant »3 des femmes, qui ont perdu

l’illusion de l’amour éternel. F. Deloffre remarque que, chez Mariana, la « sensibilité, toute

vive qu’elle est, est toujours relevée par des traits d’ironie amère »4, comme dans sa

cinquième lettre : « Mais je ne prétends pas vous prouver par de bonnes raisons que vous

deviez m’aimer ; ce sont de très méchants moyens, et j’en ai employé de beaucoup meilleurs

qui ne m’ont pas réussi » (V, p. 102). Elle écrit à son chevalier qu’elle préfère « souffrir tout

ce [qu’elle] souffre, que de jouir des plaisirs languissants que [lui] donnent [ses] maîtresses de

France. » (II, p. 81). La causticité mobilise métaphores et litotes : « Je n’eusse jamais pensé

1 F. Deloffre, « Préface », p. 62-63.

2 X. Darcos, Histoire de la littérature française, p. 177.

3 F. Deloffre, « Préface », p. 44. (Deloffre se base sur L. Spitzer)

4 Ibid.

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que mes faveurs vous eussent assez rebuté pour vous obliger à faire cinq cents lieues, et à

vous exposer à des naufrages pour vous en éloigner. » (IV, p. 96). Elle tourne en dérision sa

propre situation en expliquant la hâte de son messager de la manière suivante: « il abandonne

sans doute quelque malheureuse en ce pays » (IV p. 96). La narratrice hésite entre auto-

dérision et auto-destruction : « Je vis, infidèle que je suis, et je fais autant de choses pour

conserver ma vie que pour la perdre. Ah ! j’en meurs de honte : mon désespoir n’est donc que

dans mes lettres ? » (III, p. 86).

L’ironie des autres épistolières n’est pas aussi « mordante »1 que celle de la

portugaise, comme l’illustrent ces mots humoristiques de la Marquise:

Adieu, j’entends le Marquis, et je ne sais s’il serait d’assez bonne humeur pour approuver ce

que je vous écris. (XVII, p. 113)

Cela est cruel, je frémis de votre situation ; et pour y ajouter quelque chose de plus terrible, je

vous ordonne de venir passer la journée avec moi. (XXXVIII, p. 150)

ce qui me fait croire que je suis bien mal, c’est que je n’ai pas trop pensé à vous. (Billet, p.

157)

La Marquise est assez lucide pour parodier « l’amour précieux et idéalisé » que crée son

imagination2. L’humour de Fanni se limite au jeu de facturer à son Alfred les bisous qu’il lui

doit encore :

Oh, comme vous vous endettez ! combien vous m’en devez de baisers ! Réglons un peu nos

comptes ; en mettant, année commune, qu’il ne m’en revînt que cent par jour, quel fonds cela

fait déjà ! Vous trouverez en moi un créancier un peu dur, je vous en avertis. J’exigerai intérêt

et principal : pas la moindre remise. Dès que je vous vois, je vous arrête dans mes bras ; vous

y serez détenu ; vous n’en sortirez point que vous n’ayez tout payé. (LX, p. 222)

Ce n’est qu’à la fin qu’elle s’exprime ironiquement: « c’est dans les papiers publics que je

vous l’adresse. Vous me reconnaîtrez : un style qui vous fut si familier, qui flatta tant de fois

votre vanité » (CXVI, p. 266).

4.3. Cœur de femme, cœur pessimiste

La causticité avec laquelle les femmes décrivent leurs expériences trahit leur

pessimisme. Bien que la terminologie de Mariana suggère une conception idéalisée de

l’amour (cf. supra), l’épistolière finit totalement désillusionnée. L’« amère auto-ironie»3

marque sa tristesse profonde dès le début de ses lettres. Son cœur est « blessé par l’absence,

1 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », p. 74.

2 Ibid.

3 F. Deloffre, « Préface », p. 47.

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déchiré par l’abandon [et] tenaillé par le sentiment de l’oubli »1. Plutôt que le bonheur ou la

joie, la « passion malheureuse » (IV, p. 93) de Mariana entraîne le désespoir et des

souffrances presque insupportables. Dans sa troisième lettre « le désir de mort affleure

partout. »2. Dans la lettre suivante elle essaie encore de « reprendre vie » : « questions,

reproches, souvenirs et promesses retrouvent un ton de tendresse et de ferveur »3, ce qui rend

« la chute » dans la dernière lettre d’autant plus nette, comme le décrit Darcos: « au bout du

remords, de la honte et du malheur, Mariane atteint au renoncement, en une pathétique

rupture »4.

Le pessimisme de la Marquise et de Fanni est en rapport avec une « idée très négative

des hommes »5. Les « infidèles » qui entourent la Marquise « assombrissent le tableau de

mœurs » et montrent les ressemblances de l’amant et du mari « même si le second l’emporte

en libertinage sur le premier »6. Elle n’épargne pas les hommes dans ses réflexions sur

l’inconstance :

Se piquer de fidélité pour un homme est le plus triste personnage du monde. La constance

n’est qu’une chimère, elle n’est pas dans la nature, et c’est le fruit le plus sot de toutes nos

réflexions. […] Quoi […] Il faut que l’on ne puisse changer quand on est mécontent de son

choix !Il faut s’asservir aux caprices d’un amant bizarre, qui nous fait une loi de tout ce qu’il

veut (LXII, p. 214)

Fanni ne hait pas le sentiment - au contraire « son amour était en elle la source de tous les

biens » -, mais « celui qui en était indigne »7 :

ce n’est pas cette passion qui fit couler ses pleurs, qui porta la douleur et l’amertume dans son

âme. Elle n’accuse que vous des maux qu’elle a soufferts ; elle ne connaît que vous pour

l’auteur de ses peines. Son amour était en elle la source de tous les biens ; vous

l’empoisonnâtes cruellement ! Elle ne hait point l’amour, elle ne hait que vous. (Mistress

Fanni à un seul lecteur, p. 183).

c’est vous Milord, vous seul que je méprise, non pour avoir quitté une femme, vous vous êtes

montré plus ambitieux que sensible, non pour avoir changé de sentiment, mais parce que vous

en avez feint que vous ne sentiez pas ; parce que vous avez traité durement, inhumainement

votre amie […] je vous méprise parce que vous vous êtes conduit avec bassesse ; qu’incapable

de confiance et d’amitié, vous avez eu recours au mensonge, moyen infâme, et dont un homme

de votre naissance devait rougir de faire usage. Ah, sur combien de points vous avez eu l’art

de me tromper ! (CXVI, p. 269-270)

1 Ibid., p. 48.

2 X. Darcos, op.cit., p. 177.

3 Ibid.

4 Ibid., p. 177-178.

5 L. Versini, le roman épistolaire, p. 63.

6 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », p. 70.

7 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 180.

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Selon elle, « les soins d’un homme qui veut plaire […] font fermenter [la sensibilité de la

femme] pour détruire son bonheur, égarer sa raison, et répandre l’amertume sur tous ses

sentiments » (XXXIV, p. 204). La « franchise », la « loyauté » et le « sentiment » de la

femme se heurtent aux caractéristiques masculines, c’est-à-dire à « la vanité », à « l’orgueil et

[à] la suffisance des aristocrates » et aux « goûts des apparences et des distinctions »1. Dans sa

XVe lettre, Fanni se fâche contre son amant qui prétend courir autant de risques qu’elle :

Vous, Milord ! Eh ! quels dangers, quels périls votre sexe peut-il redouter en se livrant à ses

désirs ? Le ridicule préjugé qui vous permet tout, vous affranchit de la peine la plus vive qui

soit attachée aux faiblesses de l’amour. Trahi, quitté, haï de ce qu’il aime, un homme peut

toujours se rappeler avec plaisir le temps où il se trouvait heureux ; temps marqué par ses

triomphes, par une victoire dont le souvenir est toujours flatteur pour sa vanité. (XV, p. 191)

A l’homme reste la « vanité », à la femme « la honte » :

Mais nous, qui nous croyons méprisées, dès que nous cessons de nous croire aimées ; nous,

qui joignons au regret de perdre notre bonheur, la honte de l’avoir goûté ; nous, dont le front

se couvre de rougeur, quand nous nous rappelons les moments les plus doux de notre vie,

pouvons-nous sans frémir, écouter un sentiment aimable, séduisant, il est vrai, mais dont les

suites peuvent être si cruelles ? Risquer, vous ? ah ! Milord, Milord ! (XV, p. 191)

De même, la Marquise est jalouse de son amant qui ne risque rien (XLIII p. 164) (cf. supra).

Au sujet de l’amour, l’homme a besoin des « preuves », tandis que la femme se contente du

sentiment: « Votre cœur me suffit ; pourquoi ne bornez-vous pas vos vœux à la possession du

mien ? Que vous êtes ridicules, vous autres hommes, avec vos désirs ! » (XVI, p. 110),

soupire la Marquise. Fanni constate la même chose:

L’attachement d’une femme délicate est au-dessus des idées de votre sexe : vous ne

connaissez qu’une preuve de notre amour ; mais vous ignorez combien est fort le sentiment

qui nous conduit à vous la donner. Non, vous n’aimez pas comme nous. (XCVII, p. 255).

Selon Alfred un amour sans « preuves » ne vaut rien : « quoi, vous travailleriez à éteindre

une passion inutile ? elle fait mon bonheur, et vous la nommez inutile ! » (XXXIII, p. 203).

Les « vœux que nous […] adressons [au ciel] », constate-t-elle, « sont trop différents » (VIII,

p. 187). Cazenobe résume bien la situation:

l’homme et la femme désirent, mais le désir ne les rapproche pas : la femme se livre et son

désir est don, l’homme possède et prend. Ils se séparent aussi dans les ambitions. Fanni rêve

de vivre son amour loin de tout, de cacher son bonheur dans une chaumière, s’excuse auprès

d’Alfred de sa « fade bergerie » quand lui, personnage titré, important, planifie sa carrière. Ce

bel amour repose sur un malentendu.2

1 Ibid., p. 177.

2 Colette Cazenobe (« Le féminisme paradoxal de Madame Riccoboni », dans Revue d’histoire littéraire de la

France, LXXXVIII, 1988, p. 31) est cité par R. Trousson (« Mme Riccoboni: Introduction », p. 176-177.).

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Trousson rappelle que Mme Riccoboni se base sur Monsieur de Buffon pour éclaircir ce

comportement différent: « Il parle de l’amour en homme. Le physique en est bon, dit-il, le

moral n’en vaut rien. Une femme aurait pensé tout le contraire. »1. Bref, les sexes se révèlent

profondément incompatibles2.

Le pessimisme perce aussi à travers la manière « déjà proustienne » de présenter « le

sentiment amoureux, qui met l’accent sur « l’inadéquation inévitable entre la réalité et

l’image »3. Trousson note que l’amour de Fanni pour Alfred n’est pas « éveillé par les qualités

réelles de celui qui en est l’objet, mais par l’imagination, par un besoin d’aimer qui orne cet

objet de mérites illusoires »4 : « C’est mon amour qui t’embellit » (LXXXI, p. 242). Fanni

n’aime pas Alfred, mais son portrait qu’elle « caresse ». De même, les exigences de l’amour

de la Marquise ne peuvent être remplies que par son imagination (cf. supra). Enfin « la

blessure ne cicatrise pas et peut être mortelle »5 : « mon amour a causé les malheurs de ma

vie, […] il l’a terminée » écrit la Marquise. La mort de la Marquise et celle de Fanni

symbolisent « l’inanité des idéaux attachés à une conception utopiste de l’amour »6.

« La passion » échoue et « l’illusion amoureuse » se montre la plus puissante7. On est encore

loin du « dénouement heureux » des Lettres de Milady Catesby (1759), qui accorde le pardon

à son amant par une confiance « à la nature et au sentiment »8.

Ce sort confirme que les stratégies des héroïnes ne suffisent pas à garder leur amant et

justifie par conséquent le conseil que Lady Charlotte donne à son amie, Fanni: « Il faut

maîtriser, maltraiter un amant pour l’enchaîner, l’animer, le fixer. La bonté fait des ingrats ;

la douceur, des tyrans ; et la bonne foi, des perfides. » (LXXXVI, p. 247). Vu sous cet angle,

il est logique que les tentatives de Mariana, de Zilia, ou de Fanni, qui se jure « toujours

sincère » et « vrai dans tous [ses] procédés » (VI, p. 186) échouent. La Marquise par contre

semble bien se souvenir ce dont la religieuse se rendait compte dans sa quatrième lettre, c’est-

à-dire qu’ « il faut de l’artifice pour se faire aimer » (IV, p. 104). Elle aime garder le mystère:

elle ne « montre pas tout [son] dépit et toutes [ses] craintes » (XX, p. 118). Pour atteindre son

but, elle ne redoute pas les mensonges, car elle demande au Comte: « ne vous est-il pas plus

doux d’entendre des mensonges gracieux que des vérités brusques ? » (X, p. 97). Afin de le

rendre jaloux, elle feint par exemple d’aimer le Prince de ***. Mais l’abandon du Comte

1 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 174.

2 Ibid., p. 179.

3 Ibid., p. 180.

4 Ibid., p. 179.

5 Ibid., p. 179-180.

6 Ibid., p. 75.

7 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », p. 76.

8 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 75.

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prouve que même le traitement de la Marquise n’est pas encore assez dur pour conserver son

aimé.

Cette « conception tragique de la passion » est liée à une évolution du goût littéraire1.

Darcos perçoit une « une mutation du genre romanesque » 2

à partir du dernier tiers du XVIIe

siècle. Il s’agit toujours de l’amour, mais il n’apparaît plus comme « une des formes de la

noblesse généreuse et promise au bonheur ». Au contraire, au lieu d’inspirer « l’euphorie », la

passion apparaît comme « pénible, incertaine et destructrice », ne causant que la

« désillusion » et la « dégradation ». Selon Darcos, ce sont surtout la tragédie racinienne et la

littérature religieuse et moraliste qui ont nourri cette évolution du goût. Plus généralement, ce

pessimisme peut s’inscrire dans « les tendances moralisatrices de l’art » typiques de la période

classique: « au début des années 1660 », explique-t-il, « l’esprit classique se définit très

rapidement, non comme principe d’écriture mais comme attitude morale »3. Au lieu de

ridiculiser les conduites, la littérature décrit « la nature humaine elle-même » de façon

pessimiste.

Par ailleurs, la supériorité de « la vie mondaine »4 paraît à X. Darcos également

expliquer le nouveau goût littéraire. Les nobles « qui, autrefois, participaient à la Fronde ou

s’agitaient dans leurs provinces » sont maintenant « domestiqués à la Cour », « [réduits] à

l’inaction ». Cette « nouvelle réalité sociale » fait disparaître de la littérature « les romans-

fleuves de l’âge baroque, nourris d’héroïsme », car les aristocrates ne peuvent plus invoquer

les « idéaux énergiques d’autrefois ». Ils composent désormais des portraits, font de bons

mots (d’où la maxime), écrivent des lettres et participent aux querelles ou aux rivalités de

salon.

Enfin, cette évolution du goût doit aussi être située au XVIIe siècle, l’époque où René

Descartes défend la raison contre la passion. Les passions doivent selon lui, nécessairement

être maîtrisées, ce qui explique parfaitement la conception funeste d’ « un cœur qui ne se

gouverne plus »5 dans la littérature du XVIIe siècle. Comme dans le théâtre classique, les

désirs se révèlent à chaque fois insurmontables. L’impossibilité à les contenir signifie

inéluctablement la perte du héros. L’amour semble une « force irrationnelle qui trouble la

volonté ».

1 X. Darcos, op. cit., 1992, p. 178. Cf. La Princesse de Clèves et le théâtre racinien.

2 Ibid., p. 176.

3 Ibid., p. 155.

4 Ce paragraphe est basé sur X. Darcos, op.cit., p. 176.

5 J. Rousset (op. cit., p. 77.).

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4.4. Cœur de femme, cœur instruit

Les écrits des femmes témoignent non seulement d’une intelligence naturelle, mais

aussi d’une intelligence grâce à l’éducation et à la lecture. Dans sa première lettre, la

Marquise impute ses connaissances de l’amour non pas à « l’expérience », mais à ses

« réflexions », à « l’exemple » et aux « conseils de quelques personnes éclairées » avec

l’avantage qu’elle n’a pas « le chagrin des épreuves ». Dans le temps, avant les infidélités de

[son] mari, elle s’occupait de « la lecture », de « la musique », bref de « toutes ces

occupations qui amusent en instruisant ». (XL, p. 155). Pendant la correspondance avec le

Comte, elle est en train d’apprendre « la philosophie », mais « cette science » ne lui plaît pas:

« tout le fruit que j’en ai tiré jusques ici est d’entendre des raisonnements longs et ennuyeux

[…] Je n’ai point fait au reste d’autre profit dans cette science que celui de m’en

dégoûter.» (XLII, p. 162). Elle cite des figures littéraires du passé, comme Don Quichotte

(Billet, p. 133), Renaud et Armide (Billet, p. 210-211) ou les bergers Tircis (IX, p. 95),

Céladon (X, p. 98) et Corydon (XXXIV, p. 143). Selon S. Cornand, la Marquise les évoque

ironiquement pour démontrer que « le temps n’est plus des tendresses chimériques ou des

amours sublimes » en refusant ainsi « tout un héritage culturel et les valeurs qu’ils

véhiculent »1. La Marquise trouve aussi occasion dans ses lettres de « méditer sur son

activité » ; S. Cornand observe que « de fines analyses sur les rapports entre expression écrite

et passion ressentie dessinent une discrète poétique du genre »2.

Grâce à Aza, la Péruvienne « a reçu toute l’instruction que peuvent dispenser les

philosophes indiens ». Habituée à une « culture […] déjà élaborée et victime d’une

colonisation brutale », Zilia est « l’une des premières héroïnes politiquement consciente d’un

tiers monde »3. Ses réflexions sur l’éducation des femmes (XXXIV, p. 148) témoignent de

beaucoup d’intelligence. Elle veut comprendre « une civilisation qui a perdu la notion de

l’authenticité et [qui] substitue le paraître à l’être »4. Elle se rend bien compte que - si Aza

était « un homme ordinaire » - elle serait « restée dans l’ignorance à laquelle [son] sexe est

condamné » ; « mais » écrit-elle à Aza pleine d’admiration, « ton âme, supérieure aux

coutumes, ne les a regardées que comme des abus ; tu en as franchi les barrières pour

m’élever jusqu’à toi » (II, p. 88). Cependant, tout comme la Marquise ne semble pas faite

pour l’étude de la philosophie, Zilia avoue qu’elle aurait préféré rester dans sa « tranquille

1 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », p. 74.

2 Ibid., p. 73.

3 R. Trousson, « Mme de Graffigny: Introduction », p. 65.

4 Ibid., p. 67.

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ignorance » si elle n’avait pas voulu le « plaire » (II, p. 88). Lors de sa correspondance, elle se

voue à l’ « apprentissage linguistique »1 par nécessité, puisque la connaissance du langage des

Français est son seul espoir de retrouver encore son fiancé. Elle décrit comment « un Sauvage

de cette Contrée » lui donne chaque jour « des leçons de sa langue et de la méthode dont on se

sert ici pour donner une sorte d’existence aux pensées » (XVI, p. 114). Cet « apprentissage »

influence profondément sa perception du monde »2: « L’intelligence des langues serait-elle

celle de l’âme ? » (IX p. 101). Elle va comprendre que les « livres […] sont à l’âme ce que le

Soleil est à la terre » (XX, p. 121).

Comme la Marquise et Zilia, Fanni, occupée complètement par son cœur, ne voit pas

le plaisir des activités de la raison :

savez-vous bien, mon cher Alfred, que vous m’avez ennuyée ce soir, tout comme un autre ?

Que maudits soient les collèges, les universités, le grec, le latin, le français, et tous les

impertinents livres, où l’on apprend à raisonner en dépit de l’expérience et de la vérité.(XVI,

p. 191)

Ses écrits trahissent pourtant la connaissance de la philosophie (« L’espèce de philosophie que

j’ai adoptée n’a rien de stoïque » (LXXXIII, p. 243)) ou de la littérature. Elle renvoie par

exemple à Abélard (LXVII, p. 229), aux héros du roman pastoral l’Astrée, Céladon et Amadis

(LXXV, p. 236), à Mme de Sévigné, cette « aimable Française » (XLVI, p. 210) ou au poète

contemporain Alexandre Pope :

Venez, Pope : que la justesse de vos idées dissipe la bizarrerie des miennes. (XXVI, p. 198)

je suis de l’avis de Pope : tout est bien comme il est » (LXVII, p. 229)

Rien de plus libre que l’amour. « Il est, dit Pope, libre comme l’air » (L, p. 214)

Elle connaît l’antiquité latine: ses pièces de théâtre (« J’ai, comme Sosie, un autre moi

difficile à réduire. » (XXXIV, p. 203)) et son histoire politique (« il a les vertus de Titus ; je

lui donnerais l’empire de Néron. » (XLII, p. 208)). La mythologie grecque ne lui est pas non

plus inconnue. Elle mentionne le roi Midas (LXIX, p. 230) et au sujet de l’amour elle renvoie

à la boîte de Pandore : « Je crois, mon cher Alfred, qu’il sortit, avec l’espérance, de la boîte

fatale, pour être le contrepoison de tout ce qu’elle renfermait. » (LXIV, p. 226). De plus elle

estime que les Sept Sages de la Grèce antique « étaient fous », parce qu’ils « cherchaient le

bonheur et la vérité […] en fuyant les douceurs de l’amour » (XCI, p. 251).

Les écrits de la religieuse contiennent également des souvenirs du passé, notamment

de la culture antique. Mais il s’agit plutôt des interférences implicites avec les Héroïdes

1 Ibid., p. 66.

2 Ibid., p. 66.

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d’Ovide et l’Énéide de Virgile. Outre les ressemblances du contenu, les Lettres portugaises

traduisent parfois presque littéralement des passages latins : par exemple la phrase « Je

n’eusse jamais pensé que mes faveurs vous eussent assez rebuté pour vous obliger à faire cinq

cents lieues, et à vous exposer à des naufrages pour vous en éloigner » (IV, p. 96) est inspirée

des mots de Didon à Enée dans l’Héroïde XVII: « Non ego sum tanti (quamvis merearis,

inique) / Ut pereas, dum me per freta longa fugis (v. 45-46) »1. Les paroles de Mariana « J’ai

bien du dépit contre moi-même, quand je fais réflexion sur tout ce que je vous ai sacrifié : j’ai

perdu ma réputation, je me suis exposée à la fureur de mes parents, à la sévérité des lois de ce

pays contre les religieuses… » (III, p. 86) se basent par exemple sur des mots de Didon dans

l’Enéide (IV, v.320-323).

4.5. Cœur de femme, cœur déterminé

Tandis que la fermeté manque chez Zilia et que celle de la religieuse se limite à la

question finale : « je crois même que je ne vous écrirai plus, suis-je obligée de vous rendre un

compte exact de tous mes divers mouvements ? » (V, p. 106), celle de la Marquise frôle

souvent l’orgueil. C’est elle qui dicte les rendez-vous secrets : « je vais ce soir chez Madame

de *** ; je vous ordonne de vous y trouver, vous devez être bien content de moi. Un rendez-

vous ! » (III, p. 84), « Trouvez-vous demain à neuf heures du matin au Jardin du … peut-être

m’y rendrai je. » (XIII, p. 106) et « Je vais ce soir à l’Opéra, jouissez du plaisir de m’y voir »

(Billet, p. 133). Elle semble soutenir que l’attaque est le meilleur moyen de défense : « Que

vous importe que j’ai aimé quelqu’un avant vous ? Quel droit aviez-vous sur mon cœur avant

que je vous connusse ?» (XL, p. 153). La Marquise joue parfois le rôle d’une femme égoïste,

qui traite son amant sévèrement. Elle le prie de ne pas s’ « aviser de mourir », pour la seule

raison de sa propre réputation : « cela [lui] donnerait dans la postérité une réputation

d’insensible que [elle] ne mérite peut-être pas. » (IX, p. 95). Dans une autre lettre, elle veut

s’ « éloigner » de lui, parce qu’elle craint « la perte de [sa] réputation » et « celle de l’estime

de [son] mari » (XIV, p. 106). Mais sa résolution n’est que partie de sa tactique. Elle joue le

rôle d’une prude exigeante, mais elle ne peut s’empêcher de lui suggérer qu’elle n’est quand

même pas inaccessible : « Quelque mine que je fasse, je ne suis pourtant pas fâchée d’avoir

été interrompue ; et quoique vous n’en valiez pas la peine, il n’appartient qu’à vous de

commencer et de finir mes songes » (Billet, p. 222). A des moments où sa fierté l’oblige

d’être la plus forte, ses écrits trop explicites trahissent toujours sa vulnérabilité et sa faiblesse

1 F. Deloffre, « Préface », p. 47. Ces mots latins peuvent être traduits par « Je ne vaux pas un tel prix pour que,

quoique tu le mérites, ingrat, tu périsses sur les vastes mers en me fuyant .».

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féminines : « je ne vous aime donc plus, et mes alarmes sur le bruit de votre mariage ne sont

pas réelles ; je ne les affecte que pour cacher ma nouvelle passion, et c’est un prétexte pour

vous abandonner plus sûrement » (LIII, p. 196). Il faut savoir qu’elle vient d’exprimer des

paroles qui ne peuvent pas être menties : « Daignez vous souvenir quelquefois combien je

vous ai aimé, mais ne vous rappelez pas combien je vous aime encore, et que je ne changerai

jamais. » (LII, p. 196).

Dans l’œuvre de Mme Riccoboni, la femme tyran est représentée non pas par

l’héroïne, mais par son amie, miss Betzi, qui traite son adorateur, sir Thomas avec une

indifférence frappante. Fanni elle-même ose de temps en temps passer un savon à son Alfred,

mais elle ne tient jamais jusqu’à la fin de la lettre qui nuance sa rigueur : « Mais voyez où

cette sotte conversation m’a conduite, à oublier à qui j’écris, à ne pas seulement me souvenir

que je vous aime. » (XVI, p. 192). Dans la lettre suivante elle retombe dans sa soumission en

se faisant des excuses et des reproches. Ce n’est qu’à la fin qu’elle s’élève vraiment contre

son séducteur en décidant de prendre vengeance sur lui.

4.6. Cœur de femme, cœur raisonné

La Marquise est la seule à employer de véritables stratégies. Se souvenant de la clé

que donne Mariana - « il faut de l’artifice pour se faire aimer » (IV, p. 104) - elle aime rendre

son séducteur jaloux. Elle jouit de ses inquiétudes - « Je vois vos soupçons à regret, mais je

les aime encore mieux que cette sécurité où je vous ai vu plongé tant de temps. » (XX p. 117)

-, mais elle prend aussi soin de le rassurer: « Vous avez deviné juste, quand vous avez deviné

que votre ami le Marquis de C*** l’aimait ; mais vous vous êtres trompé, lorsque vous avez

cru que je répondais à ses soins. » (XX p. 117 ) et « vos craintes sont extravagantes » (XXX,

p. 135), tout comme Fanni rassurera son Alfred: « Je ne m’attendais pas au reproche singulier

que vous me faites. Milord Tomlins m’aime ; cela peut-être […] J’ai mis ses sentiments au

rang de ces choses indifférentes » (LXXXI, p. 241). Mais cette dernière n’ose pas rendre son

amant jaloux, sauf dans sa XXe lettre (p. 194) dans laquelle elle parle un peu trop de sir

Thomas. La Marquise par contre jubile, quand elle décrit comment son mari « est resté à [sa]

toilette » :

il a été le plus aimable et le plus galant de tous les hommes. J’ai presque eu envie de le prier

de m’aimer encore ; il est enfin sorti pour aller à la sienne, où je l’ai accompagné. Il s’est fait

habiller avec toute la coquetterie d’une femme qui attend un amant chéri ; je l’ai loué ses

agréments, j’ai même mis la main à sa parure ; je l’ai tant assuré qu’il était charmant, qu’il

s’est déterminé à aller chez votre cousine, où il passera la journée. (XXX, p. 136)

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Des « jeunes robins », « ces aimables petites personnes » elle écrit avec plaisir qu’ils « ont des

façons si sémillantes, tant d’esprit, et débitent la fleurette avec des airs si cavaliers, qu’il faut

être aussi prévenue que je la suis pour ne pas me rendre à leur séduisants propos ». Elle a déjà

« reçu de ces petits téméraires trente déclarations plus tendres les unes que les autres ».

« Vous ririez trop », écrit-elle au comte « de les voir tous à ma toilette s’empresser à me faire

leur cour ». Elle le défie encore plus en concluant qu’« en vérité, ce serait une sottise que

d’avoir avec eux de la vertu » (XXXII, p. 139-140). Son enseignant de philosophie est « le

plus joli pédant du monde, frisé, poudré » (XLII, p. 163) ou le Comte de *** lui « a parlé à

l’oreille » : « savez-vous bien ce qu’il faisait là ? Il me disait une impertinence. Voulez-vous

savoir ce que c’était ? Il me faisait confidence de… Oh ! pour cela, je ne puis l’écrire, je vous

le dirai. » (Billet, p. 187). Elle aime se vanter: « J’ai des amants dont il ne tient qu’à moi de

m’amuser. Ne sont-ce pas là des ressources ? Croyez-vous qu’avec elles j’aie le temps de

désirer votre retour ? » (Billet, p. 193). De manière sublime, elle réussit à expliciter sa

tactique tout en lui fournissant encore plus de raisons d’être jaloux :

je ne suis pas un aussi bon modèle que vous pourriez vous l’imaginer. Vous dites que je suis

coquette, cela peut être vrai ; que j’aime à plaire, dois-je renoncer à tout le genre

humain ? […] il est bon d’éveiller votre amour. Hélas ! quand il est content, il est si sombre,

un peu de jalousie vous anime. Quand vous craignez un rival, vous me dites les plus jolies

choses du monde » p. 143 « au reste, il n’est pas temps encore que votre jalousie éclate. Vous

voyez qu’on se plaint de mes rigueurs, attendez du moins, pour vous fâcher, les

remerciements. (XXXIV, p. 142-143)

Elle compare le Comte aux autres hommes, par exemple au Prince de ***, qui est « plus

modeste » que lui, et qui a « plus de passion » dans sa « timidité » que le comte dans sa

« pétulance » (LXII, p. 213). Au sujet du « petit magistrat timide », elle explicite ses

intensions : « Je vous instruis de toutes les perfections de votre rival afin que vous puissiez

mieux comprendre que ma blessure est sans remède, et que vous vous défassiez d’un

malheureux amour, que je ne favorise plus. » (XLVIII, p. 184). Or, encore dans la même

lettre, elle lui fait une proposition qui contredit toute sa pruderie: « Laissez-moi, pour éveiller

nos cœurs, profiter de votre absence » (XLVIII, p. 185).

4.7. Cœur de femme, cœur suggestif

La Marquise et Fanni n’ont pas peur de suggérer ce que leurs amants peuvent attendre

de la vivacité de la passion féminine. La Marquise écrit qu’elle lui passera « les réflexions les

plus séduisantes ». Elle ne sait « ce [qu’elle] ne [lui] accorderais pas » (Billet, p. 91), ses

« actions sauront bien [le] dédommager de [son] silence » (XV, p. 107). Malgré qu’elle ait

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elle-même allumé sa flamme par ces mots prometteurs, elle lui ordonne aussitôt de l’éteindre :

« ne devriez-vous pas, content de mon amour, ne point exiger de moi ce que je ne dois pas

vous donner ? » (XVII, p. 112). À des moments où elle semble avoir peur de perdre le Comte

par sa sévérité, elle tente de le séduire en affirmant qu’elle « brûle lorsque même [elle] ne

[jouit] que de [son] idée (XLIX, p. 186).

Fanni désire encore plus ardemment. Elle « baise, froisse les lettres d’Alfred avec

volupté, les serre contre elle comme un substitut de sa présence physique »1

: « si [j’] avais [la

lettre], comme je briserais le cachet ! je la lirais vite, vite, et puis doucement, doucement, je la

lirais encore, et puis je la... mais je ne veux pas tout dire » (XIV, p. 190). Quand le Comte lui

demande pourquoi elle ne lui a pas donné « des bouquets », elle réplique avec des mots

ambigus: « Vous n’aurez point mon bouquet, Milord ; non, vous ne l’aurez pas. […] Adieu,

Milord, point de bouquet pour vous. » (XX, p. 194). Mais dans la lettre suivante elle se

montre à nouveau audacieuse:

Votre main, cette main que j’aime, tracera les pensées délicates de votre âme : elle

m’apprêtera le plus grand des plaisirs […] Ah, que je vous aime ! Je vous aime tant, que si

vous étiez là… Je vous aimerais trop. (XXI, p. 195)

Elle s’imagine ce qu’elle ferait si elle était avec son aimé, « quel baiser » elle lui donnerait et

« avec quelle joie, quel transport » (LXVIII, p. 230) ; comment elle « [approcherait] sans

bruit », « [ouvrirait] doucement le rideau » et « [passerait son] bras sous [sa] tête » (LX, p.

222) etc. Elle décrit comment un anneau lui permettrait de lui rendre une visite dangereuse

pendant la nuit:

Vous croyez que je dors peut-être ; j’ai bien autre chose à faire vraiment. On ne fut jamais plus

éveillé, plus folle, plus… je ne sais quoi. Je songe à ce merveilleux anneau dont on a tant parlé

ce soir…puis le silence, la nuit, l’amour… Aïe, aïe, vite, vite, qu’on m’ôte l’anneau. Bon

Dieu, où m’allait-il conduire ? (XXV, p. 197)

Versini rappelle que sa « flamme est aussi sensuelle, au point que Fréron s’en offusquait »2.

D’après lui, ces « audaces » sont des influences anglaises3.

1 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 176.

2 Ibid., p. 176-177.

3 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 263.

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4.8. Cœur de femme, cœur respectueux de soi-même

Plus que les autres encore, la Péruvienne garde le respect de soi à chaque moment.

Elle avoue que sa « douleur n’est pas éteinte », « mais » écrit-elle, « la cause n’est plus digne

de mes regrets » (XL, p. 161). Elle se dévoue à la vertu avec détermination:

la véritable décence est dans mon cœur. Ce n’est point au simulacre de la vertu que je rends

hommage, c’est à la vertu même. Je la prendrai toujours pour juge et pour guide de mes

actions. Je lui consacre ma vie, et mon cœur à l’amitié. (XL, p. 162).

Abandonnée par son Aza, elle renoncera éternellement à l’amour. Au moment où on veut la

convaincre de se convertir à la foi chrétienne, elle se défend modestement de ne pas avoir

« l’esprit assez subtil pour apercevoir le rapport que devraient avoir avec elle les mœurs et les

usages de la nation », elle « y trouve au contraire une inconséquence si remarquable que [sa]

raison refuse absolument de s’y prêter » (XXI, p. 122). Ainsi elle se montre plus digne et plus

intelligente qu’Aza, qui s’est laissé séduire par cette religion probablement sans s’y opposer

beaucoup.

La religieuse ne veut entendre que ce qui est sincère et elle ne veut pas de

l’apitoiement :

Je ne vous dis point toutes ces choses pour vous obliger à m’écrire. Ah ! ne vous contraignez

point, je ne veux de vous que ce qui viendra de votre mouvement, et je refuse tous les

témoignages de votre amour, dont vous pourriez vous empêcher (II, p. 82)

Je ne sais pourquoi je vous écris, je vois bien que vous aurez seulement pitié de moi, et je ne

veux point de votre pitié. (III, p. 86)

Dans sa dernière lettre elle rompt définitivement avec son gentilhomme avant de

« [s’enfermer] dans le silence »1. Contrairement à Fanni Butler, elle n’est pas assez forte pour

penser à sa vengeance, elle sent même « une profonde disposition à [lui] pardonner toutes

[ses] fautes » (II, p. 82). Elle sait que son « injustice et [son] ingratitude sont extrêmes : mais

[elle serait] au désespoir, si elles [lui] attiraient quelque malheur, et [elle] aime beaucoup

mieux qu’elles demeurent sans punition, que si [elle] en [était] vengée » (IV, p. 89).

Plus de dignité appartient à la Marquise et à Fanni qui n’expriment pas de plaintes

désespérées comme celles qui proviennent du crève-cœur de Mariana. Il est vrai que Fanni

obéit à la volonté de son amant, mais il s’agit d’un « don volontairement consenti » (cf.

supra) : elle ne regrette rien2. Étant trahie, elle retrouve assez de courage pour songer à une

1 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 180.

2 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 74-75.

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vengeance. Elle lui doit « une réponse » et comme elle a « renoncé » à lui, à son « amour », à

son « amitié », à « la plus légère marque de [son] souvenir », elle la lui communique « dans

les papiers publiques » (CXVI, p. 266). Elle garde le respect de soi, comme l’indique R.

Trousson :

les héroïnes de Mme Riccoboni dédaignent la loi du talion parce qu’elles souffrent dans leur

âme et non dans leur orgueil. Fanni se bornera à dire publiquement son mépris à celui qui, dès

le début, l’a trompée.1

Néanmoins elle finit la correspondance en lui accordant son pardon :

Adieu, Milord, pour reconnaître en partie cette amitié si tendre, si sincère, que vous me

conservez, je souhaite que vous n’en ressentiez jamais de véritable pour quelqu’un qui vous

ressemble. Ce souhait doit vous convaincre que je suis capable de pardonner. (CXVI, p. 270)

Il faut noter qu’il s’agit encore d’une vengeance limitée en comparaison avec celles de la

littérature postérieure.

4.9. Cœur de femme, cœur émancipé

Fanni est une des « romancières qui trouvent dans le genre épistolaire le mode

d’expression idéal de leur sensibilité, de leur révolte, de leur féminisme »2. Or, comme le note

Trousson, c’est un « féminisme » qui « ne casse pas les vitres », qui « n’est pas

révolutionnaire »: « Mme Riccoboni n’annonce pas Olympe de Gouges »3. Il est exagéré de

classer, avec Versini, Mme de Graffigny parmi « les féministes radicaux » pour lesquelles

« l’infériorité des femmes est due uniquement à la corruption des mœurs et aux défauts de

l’éducation »4. Versini parle même d’une infériorité de l’homme à la femme « sous le rapport

du raffinement dans les mœurs » par une influence de Richardson5. Selon nous, Fanni décide

seulement de s’exprimer au nom d’ « un sexe que le préjugé réduit à ne pouvoir ni se plaindre

ni se venger » (CXVI, p. 268). Elle ne veut pas les mêmes droits que les hommes, mais elle

veut que les hommes se comportent moralement aussi bien que les femmes : « Ce qu’elle

veut », soutient Trousson, « c’est la conclusion d’un contrat moral entre les sexes, une estime

égale et mutuelle »6. Il note que Mme Riccoboni « qui avait tant lutté pour montrer les

femmes victimes de l’insensibilité et de l’égoïsme masculins, ne […] pardonnait pas [à

1 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 179.

2 L. Versini, Le roman épistolaire, p. 74.

3 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 180.

4 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 524.

5 Ibid., p. 558.

6 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 180.

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Choderlos de Laclos] la création de la perfide Marquise »1. Dans sa « correspondance » avec

lui, elle écrit : « C’est en qualité de femme, Monsieur, de Française, de patriote zélée pour

l’honneur de ma nation, que j’ai senti mon cœur blessé du caractère de Madame de

Mertueil. »

L’héroïne de Mme de Graffigny n’est pas non plus tendre dans son jugement sur le

traitement des femmes en France : « je [ne] vois point de [contradiction] plus déshonorante

pour leur esprit que leur façon de penser sur les femmes » : « Ils les respectent, mon cher Aza,

et en même temps ils les méprisent avec un égal excès » (XXXIII, p. 147) :

Le plus grand seigneur se croit tenu à la politesse à l’égard d’une servante, mais l’homme le

moins estimable se juge autorisé à trahir une femme, à la calomnier et à la perdre de

réputation. Est-elle du monde, elle jouit « d’un respect purement imaginaire » ; est-elle du

peuple, on la traite en bête de somme. Que craindre de sa part, puisqu’elle n’a pas les moyens

de se venger ?2

Dans la lettre suivante, elle plaide pour « une éducation qui ferait de la femme un être

responsable et digne de respect » et pour « une société où elle ne serait plus assujettie »3. Des

religieuses, elle observe :

Les Vierges qui l’habitent sont d’une ignorance si profonde, qu’elles ne peuvent satisfaire à

mes moindres curiosités. Le culte qu’elles rendent à la Divinité du pays exige qu’elles

renoncent à tous ses bienfaits, aux connaissances de l’esprit, aux sentiments du cœur, et je

crois même à la raison, du moins leurs discours le font-ils penser. (XXXIV, p. 149)

La Marquise ne pense pas mieux de l’autre sexe, qui est le plus souvent représenté par un

amant léger et inconstant (cf. supra). Or, selon S. Cornand, « les contradictions dans

lesquelles se débat [la Marquise] mariée et vertueuse, amoureuse d’un homme épris mais

capable d’infidélité » caractérisent une « société qui dévalorise, malgré la liberté de ses

mœurs, l’inconduite féminine »4. De même, d’après Versini, Crébillon ne croit pas

nécessairement en « la supériorité des femmes »5. Il admet que les femmes ont « les âmes les

plus tendres » et « la supériorité du cœur et de l’esprit », elles sont de « touchantes » victimes

de la traîtrise masculine ». Mais soutient-il, ce sont elles qui « acceptent malgré tout le jeu

social ». C’est leur « vie libre » qui « les ramène au niveau de leurs séducteurs »: « Piètre

égalité entre les sexes que celle qui est réalisée par l’égalité dans le libertinage. ». De plus, il

estime que des héroïnes « touchantes, vraies, et authentiquement féminines » n’impliquent pas

1 Ibid., p. 171.

2 R. Trousson, « Mme de Graffigny: Introduction », p. 69-70.

3 Ibid., p. 70-71.

4 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », p. 73.

5 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 565-566.

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nécessairement que leur auteur est féministe, elles prouvent simplement qu’il est « un vrai

romancier »1. Selon lui, un roman n’est donc ni féministe ni antiféministe. Il présente des

personnages, qui ont chacun une attitude différente à l’égard des femmes2. Or, selon nous, un

roman tend toujours plus d’un côté que de l’autre, d’autant plus que le roman par lettres

véhicule uniquement le point de vue d’un seul personnage.

Dans les Lettres portugaises, le féminisme est beaucoup moins présent. Bien sûr, le

pessimisme qui ressort de son amour funeste comporte aussi un message. Ses lettres,

contrairement à celles de la Marquise ou de Fanni, mettent en garde, dans l’esprit du XVIIe

siècle, plus contre la passion que contre le sexe masculin.

4.10. Cœur de femme, cœur critique

Outre le message féministe, les œuvres traduisent encore d’autres ambitions critiques.

Dans les Lettres d’une Péruvienne, la passion passe par une critique de société, qui est,

comme le note Trousson, surtout morale: « Mme de Graffigny n’édifie aucun système

politique.»3. Extérieure à la civilisation européenne et disposant du temps et de l’esprit

nécessaire, la Péruvienne est capable de l’analyser profondément. Arrivée en Europe, elle

reconnaît vite, à l’opposé de ce qu’elle croyait d’abord, que « les valeurs occidentales ne sont

pas […] supérieures »4 : « Ô mon cher Aza ! que les mœurs de ces pays me rendent

respectables celles des enfants du Soleil ! » (XIV, p. 112), s’écrie-t-elle. Avec indignation elle

constate Ŕ après Montaigne et avant Rousseau - comment « le progrès apparent » se heurte à

« la décadence des mœurs »5, par exemple :

Le Dieu des Français exige que des jeunes filles renoncent à tous ses bienfaits pour s’enfermer

à jamais dans de sombres demeures, et l’on fait pis encore, puisqu’on ne se soucie pas toujours

de leur consentement. La mère de Déterville, pour transmettre la fortune familiale à son fils

aîné, prétend faire prendre l’habit de religieuse à Céline et condamner son cadet à l’ordre de

Malte, qui exige le célibat.6

La « civilisation » française ne connaît plus « la notion de l’authenticité » et remplace

« l’être » par « le paraître »7 : la Péruvienne « soupçonne cette nation de n’être point telle

qu’elle paraît ; l’affectation [lui] paraît son caractère dominant. » (XVI, p. 114). On y glorifie

1 Ibid., p. 566-567.

2 Ibid., p. 578.

3 R. Trousson, « Mme de Graffigny: Introduction », p. 69.

4 Ibid., p. 63.

5 Ibid., p. 68.

6 Ibid.

7 Ibid., p. 67.

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« la beauté du visage » et « l’éclat des parures », on y dédaigne « les qualités de l’âme »1. Ce

n’est toutefois pas un peuple odieux, mais plutôt illogique et vaniteux. Les français sont « des

enfants gâtés à la merci de leurs caprices »2.

Avant Jean-Jacques encore, observe toujours Trousson, la Péruvienne fait l’éloge du

« bon vieux temps », des « mœurs simples et frugales », d’ « une authenticité » méprisée

« aujourd’hui par les gens du bon ton »3. Elle se hérisse contre l’arrogance d’un Français: « je

le repoussai avec une surprise et une indignation qui lui firent connaître que j’étais mieux

instruite que lui des lois de l’honnêteté » (XIII, p. 111). Pleine d’aversion, elle décrit « un

usage barbare […] établi parmi les grands seigneurs du pays », dont profite la mère de

Déterville : elle oblige Céline à « prendre l’habit de Vierge afin de rendre son fils aîné plus

riche ». Dans le même but, « cette mère glorieuse et dénaturée […] a déjà obligé Déterville à

choisir un certain ordre, dont il ne pourra plus sortir, dès qu’il aura prononcé des paroles que

l’on appelle vœux. » (XIX, p. 119). Dans sa XXe lettre, Zilia s’appuie sur les mêmes valeurs

que celles des socialistes plus tard. Elle s’exprime contre la possession et pour la nature. Elle

raisonne sur la nation française et ses défauts en comparaison avec le gouvernement de son

Aza. Elle tente d’en décerner les causes et les conséquences, par exemple : « aussi les crimes

et les malheurs viennent-ils presque tous des besoins mal satisfaits ». Elle est désillusionnée :

ce que je vois, ce que j’apprends des gens de ce pays me donne en général de la défiance de

leurs paroles ; leurs vertus, mon cher Aza, n’ont pas plus de réalité que leurs richesses. Les

meubles que je croyais d’or n’en en ont que la superficie (XX, p. 120).

Cependant, après avoir constaté - en examinant la maison de Céline - que « les Français ont

choisi le superflu pour l’objet de leur culte » Zilia ne peut s’empêcher de « [retomber] dans

[son] ancienne admiration » : « Quel art, mon cher Aza ! Quels hommes ! Quel génie !

J’oublie tout ce que j’ai entendu, tout ce que j’ai vu de leur petitesse » (XXVIII, p. 138). Mais

à nouveau, elle « passe de l’admiration du génie des Français au mépris de l’usage qu’ils en

font. » (XXIX, p. 139-140): le « superflu domine si souverainement en France, que qui n’a

qu’une fortune honnête est pauvre, qui n’a que des vertus est plat, et qui n’a que du bon sens

est sot » ( XXIX, p. 142).

Dans les autres œuvres la critique, bien que moins nombreuse et moins acerbe, n’est

pas non plus absente. La religieuse mentionne « la sévérité des lois de ce pays contre les

religieuses » (III, p. 86) et critique le roi implicitement : « Vous étiez obligé d’aller servir

1 Ibid.

2 Ibid.

3 Ibid., p. 68.

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votre roi : si tout ce qu’on dit de lui est vrai, il n’a aucun besoin de votre secours, et il vous

aurait excusé. » (IV, p. 91). Elle estime que sa crédulité est due à sa condition féminine: « on

m’avait enfermée dans ce couvent depuis mon enfance, je n’avais vu que des gens

désagréables » (IV, p. 105). La Marquise, « absente parfois de la capitale », « se [plaint] des

mœurs provinciales »1 Crébillon a mis en scène « quelques oisifs pervers qui perpétuent

anachroniquement les souvenirs de la Régence »2. La société se caractérise par « une

constante de l'inconstance » et par « la facilité de plaisirs à fleur de peau ». Selon Versini,

« on en trouverait les causes dans l'oisiveté dont l'histoire et la politique sont responsables; ou

dans l'éthique d'un siècle qui cherche à récupérer en variété ce qu'il perd en intensité »3. La

« tyrannie des bienséances et la loi du cœur »4 sont remplacées par l’ « abandon au goût et au

caprice ».

A côté de la dénonciation de « l’opprobre social attaché à la femme qui succombe »5 le

roman de Fanni Butler véhicule aussi un message social. Non seulement « les aspirations

masculines et féminines », « la sincérité » et « la duplicité », mais aussi « les statuts sociaux

de dominant et dominé » sont opposés6. Quand le Comte retourne, il abandonne Fanni pour

des motifs « classiques » : « son rang, son avenir, ses ambitions lui imposent un mariage

brillant. Fanni, « une simple citoyenne »7 (CXVI, p. 267) est scandalisée par une telle

injustice :

Pouvez-vous avouer que la naissance et la fortune vous ont déterminé ? Vous, Milord, être

conduit par l’orgueil et par l’intérêt ! Aurais-je cru que des motifs si bas nous sépareraient un

jour ? Ah, si du moins vous aviez été sincère ! (CXIII, p. 264)

À l’incompatibilité des sexes se joint celle des statuts sociaux différents :

Chaque état a peut-être ses usages, ses maximes, même ses vertus. La rigidité des principes

auxquels je tiens le plus, n’est peut-être estimable que dans ma sphère ; elle est peut-être le

partage de ceux qui, négligés de la fortune peu connus par leurs dehors, ont continuellement

besoin de descendre en eux-mêmes pour ne pas rougir de leur position. Le témoignage de leur

cœur leur donne en partie, ou du moins leur tient lieu de ce que le sort leur a refusé. Être

heureux dans l’opinion des autres ; sacrifier tout au plaisir fastueux d’attirer les regards ;

briller d’un éclat étranger qui n’est point en nous, et n’est un bien que parce que le foule en est

privée; c’est sans doute pour ceux que le hasard a placés dans un jour avantageux, un

dédommagement des vertus qu’ils n’ont pas, des qualités qu’ils négligent, du bonheur après

lequel ils courent en vain, du dégoût et de l’ennui qui les suit et les dévore. (CXIV, p. 265)

1 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », p. 53.

2 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 46.

3 Ibid., p. 117.

4 Ibid., p. 199.

5 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 174.

6 Ibid., p. 177.

7 Ibid.

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Sur le plan politique, il est clair, comme l’indique Trousson, que « la synthèse rêvée » de la

bourgeoisie ne correspond pas à la réalité1. La révélation publique du comportement d’Alfred

est « un geste politique, une protestation sociale, la mise en question d’une prétendue

supériorité »2. Le roman révoque en doute « un ordre féodal », « proteste contre une

hiérarchie inique et prépare la Révolution même si, afin d’égarer la censure, Mme Riccoboni

a soin de détourner l’attention en situant l’action en Angleterre »3

.

1 Ibid., p. 178.

2 Ibid.

3 Ibid.

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CONCLUSION

Revenons maintenant au point de départ de l’analyse: les lettres présentent-elles des

femmes de caractère ou seulement des caractères de femmes?

Ce mémoire a démontré que les narratrices sont toutes des personnages de chair,

rongés par les mêmes sentiments, confrontés aux mêmes situations, sans y réagir toutefois de

la même manière. Mariana se replie sur elle-même et sur sa passion, qui est devenue son seul

passe-temps. Dans son monologue passionnel, elle fait le récit douloureux de ses éternels

déchirements à cause de la séparation de son amant. De son passé avec lui, elle retient de bons

souvenirs. Contrairement à ce que le lecteur suppose d’une religieuse, elle ne désapprouve pas

l’amour physique. Bien qu’elle se rende compte de la culpabilité de son amant, elle ne lui

reproche rien. Au contraire, elle se soumet volontairement à lui et jouit même de ses

tourments. Dans ses lettres, elle comprend petit à petit qu’elle ne le reverra plus jamais. Elle

perd toutes ses illusions de l’amour, dont elle avait autrefois créé une vision idéalisée. Avec la

lucidité vient également l’amertume. Elle se sert de l’ « humour cinglant »1 pour tourner en

dérision sa propre situation désespérée. Dans sa dernière lettre, elle réussit Ŕ grâce à une

clairvoyance croissante - à bannir son chevalier définitivement de sa vie. Les lettres de

Mariana peuvent être considérées comme une mise en garde contre la toute-puissance d’une

passion dévastatrice : après les belles heures de l’amour, vient inéluctablement sa dégradation.

Quoique la critique ne soit pas son objectif principal, elle mentionne de manière subtile la

société, la « sévérité » de ses « lois », le roi et la condition féminine qui est selon elle la cause

de sa naïveté.

La Péruvienne n’est pas seulement éloignée de son Aza, sa divinité personnelle, mais

elle est aussi séparée de sa famille, de son pays, de sa langue et de tout son environnement.

Son exil lui pèse. Vivant dans un monde inconnu, dont elle ignore tout jusqu’à la langue, elle

est contrainte à l’introspection, mais plus encore à l’analyse de la société européenne. Avec

intelligence elle confronte la France et la compare avec la civilisation de son pays d’origine au

sujet des mœurs ou du traitement des femmes. Le portrait nuancé qu’elle brosse trahit

néanmoins aussi sa naïveté et son idéalisme sur le Pérou, sur Aza et sur l’amour en général.

Grâce à la conviction de la fidélité de son fiancé et de leur amour parfait, elle survit. Même

après la preuve finale de son abandon, elle continue à prendre sa défense : ce n’est pas lui,

mais la religion chrétienne qui est coupable. Si elle était avec lui, elle se soumettrait avec

plaisir à ses volontés, ce qui n’est selon elle qu’une évidence. Elle obéit aussi à Déterville, à

1 F. Deloffre, « Préface », p. 44. Deloffre utilise le terme de L. Spitzer.

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sa sœur et à sa servante. Comme elle a une âme profondément bonne, il lui est insupportable

de désoler Déterville et Céline par la fidélité à son devoir. Comparée aux autres épistolières,

elle a la vertu la plus solide. Fidèle à sa religion, à sa culture, à son amour et à ses prochains,

elle garde à chaque instant le respect de soi.

L’histoire de la Marquise est tout autre. Comme la correspondance est un des passe-

temps favoris des honnêtes gens, elle entretient des contacts sociaux en écrivant à un homme

de la cour qui devient vite son amant:

la femme trop seule, veuve ou délaissée, croit trouver un appui, une consolation dans le

commerce d’un confident courtois et respectueux. […] le besoin du dialogue pour briser une

solitude que tout le mouvement vers la sociabilité réprouve, tourne cruellement cette

sociabilité contre celle qui veut l’établir sur des principes honnêtes.1

Ses lettres se ressemblent à plusieurs égards à celles de Fanni Butler. Ces deux héroïnes

réfléchissent soigneusement sur les décisions à prendre et donnent libre cours à l’imagination,

ce qui contribuera plus à la perte qu’au renforcement de leur résolution. Totalement

désorientées par la force de leurs sentiments, elle perdent peu à peu le contrôle. Elles tentent

encore de renoncer à leur passion dans des discours contradictoires en invoquant le motif de

leur tranquillité, de leur réputation et de leur vertu ou simplement par peur de l’amour. Mais

quoiqu’elles soient bien conscientes du « danger des liaisons », la Marquise et Fanni se

reposent trop sur « des intentions pures » et sur « un cœur indifférent ». Elles s’estiment

capables d’ignorer éternellement leur passion. Comme l’explique Versini :

Le danger des liaisons, c’est le danger, ce sont les malheurs de l’amour, pour celles mêmes qui

s’en croient le mieux garanties […] Le commerce, qui ne peut être qu’innocent pour qui est

habitué à considérer la conversation comme l’activité la plus naturelle des honnêtes gens, se

mue en dangereux tête-à-tête. De quoi parler, si ce n’est de ce qui peut rendre les rapports

aussi confiants qu’on le souhaite, amitié dit la femme, amour répond l’homme. Entrer en

discussion sur l’amour, pour s’en défendre avec la plus entière bonne foi, pour en énumérer les

ravages est un exercice bien plus périlleux.2

L’espoir naïf de pouvoir transformer le libertin en un homme pour qui le sentiment seul suffit

leur sera fatal. Prises dans l’engrenage d’une passion sans retour, elles finissent par

succomber à une liaison qui mène plus loin qu’elles ne l’auraient voulu.

C’est la Marquise qui semble avoir le tempérament le plus ferme. À l’opposé des élans

des autres femmes qui sont le résultat de leur étourderie, les caprices sublimes de la Marquise

répondent à une stratégie. La passion qui régit son âme ne l’empêche pas d’analyser

minutieusement ce qu’elle devait vouloir et ce qu’elle veut réellement malgré elle.

1 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 159.

2Ibid.

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Contrairement à la prudente Fanni, elle ose offenser son amant, l’accuser même à tort. Elle

s’explique bien hardiment et ne se sent à aucun moment inférieure au Comte ou indigne de

lui. Elle est si méfiante qu’elle découvre un mensonge dans chaque mot du Comte. Quand ce

dernier écrit qu’il est malade, elle n’y voit qu’une autre preuve de sa rouerie.

Malgré sa lucidité - elle sait que ses rêves d’un amour idéal sont utopiques et elle les

parodie même - la Marquise ne réussit pas à échapper aux pièges de l’amour et d’un amant

léger. Ses raisonnements servent à se convaincre soi-même de la fausseté de ses sentiments.

Elle s’ingénie à jouer la femme hard to get, mais elle échoue. Par peur de perdre le Comte,

elle avoue que son insensibilité n’est pas réelle. À un moment donné, elle nie par exemple

toute la sévérité de ses lettres précédentes en le rassurant de manière suivante: « détrompez-

vous […] les femmes qui paraissent si sévères ne sont pas les plus inaccessibles aux désirs »

(XXXVII, p. 148). Son austérité n’est qu’un masque qui cache le visage d’un être très

conformiste. Elle craint les jugements de sa famille. Elle obéit à la volonté de son mari et

finalement aussi à celle de son amant. Elle se culpabilise elle-même, accepte la dépendance

qu’elle craignait tant et prie finalement son amant de lui cacher ses infidélités. L’indulgence

excessive pour son séducteur démontre sa véritable faiblesse.

La « force de caractère » de Fanni « s'exprime par un « je ne regrette rien » (CIV, p.

258) qui donne tout son prix au bonheur, même passager, de l'amour, et au pari qu'[elle avait]

la générosité de faire »1. Elle assume toute la responsabilité d’avoir céder volontairement. Elle

se contente de s’être sacrifiée à son Alfred, puisque c’est le « bonheur de l’être aimé »2 qui

prime. Comme l’indique Versini, Fanni n’écrit plus comme Mariana « vous ne m'ôterez

jamais le souvenir du bonheur que l'amour m'a donné », mais elle affirme: « vous ne m'ôterez

jamais le bonheur d'avoir fait le vôtre »3. Versini voit dans ces déclarations l’indice que la

« sensibilité préromantique […] commence à réclamer le respect pour une passion qui se

confond avec l'oubli de soi »4.

Mais sa soumission n’est pas éternelle. L’humble Fanni réussit à se libérer de la

dominance en dénonçant son traître publiquement. Ce n’est qu’à la fin qu’elle est assez

désillusionnée pour prendre les rênes. Si obéissante et si naïve qu’elle était d’abord - elle

idéalisait son Comte, souhaitait être son esclave, demandait pardon pour ce qu’elle n’avait pas

fait etc. Ŕ si convaincante est-elle à la fin. Lui seul a causé tout son mal. Sa lucidité l’a enfin

emporté: « vous me reconnaîtrez : un style qui vous fut si familier, qui flatta tant de fois votre

1 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 114.

2 Ibid.

3 Ibid., p. 115.

4 Ibid.

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vanité » écrit elle cyniquement dans sa dernière lettre (CXVI, p. 266).

Le récit de toutes les épistolières comporte un message profondément pessimiste : le

mal triomphe et la bonté est punie. La puissante peinture du désespoir de Mariana met en

garde contre les dangers de la passion. La Péruvienne, qui a été trahie par celui qu’elle croyait

le plus sincère, tire de ses expériences la même conclusion: « L’amour est un mal, le bonheur

qu’il donne est passager.1». Les Lettres de la Marquise et celles de Fanni Butler constituent

un avertissement contre le sexe masculin. Elles mettent en scène des hommes faibles,

infidèles et lâches, qui ne s’occupent que de leurs propres désirs. L’ « antagonisme entre les

sexes »2 exclut le bonheur par l’amour. Les femmes protestent contre « le tragique latent de

leur sort »3 jusqu’à en mourir. Fanni a non seulement les aptitudes intellectuelles, mais aussi

le courage de dénoncer l’injustice sexuelle et sociale. Elle ne revendique pas les mêmes droits

que les hommes, mais elle réclame contre la dépravation des mœurs des hommes. Elle ne

désire pas être supérieure, mais égale à l’autre sexe.

Tout compte fait, cette étude a appris que la détermination et l’émancipation de la

Marquise et de Fanni sont toujours en contraste avec leur soumission. La Marquise qui

s’évertue à être dominante est en réalité un être docile. Fanni ne se débarrasse de sa sujétion

qu’à la fin. Malgré leur trop grande confiance en soi, les contradictions de leur cœur

annoncent dès le début leur faiblesse. Enfermées dans le dilemme de « l’attachement pur » et

de « la passion impure », des « amours enfantines » et de « la découverte de la chair »4, elles

préfèrent l’amour à la vertu. Leurs « principes » ne sont pas assez forts pour « arrêter les

mouvements de la nature », pour ne pas subir « l’esclavage des désirs et des sens »5. Mariana,

la religieuse, semble même avoir été la plus facile à convaincre. Il est clair que la Péruvienne

occupe à ce sujet une place à part : elle a sans aucun doute le cœur le plus solide, l’âme le plus

noble.

De même, l’attitude naïve des épistolières en face de l’amour se concilie difficilement

avec leur lucidité et leur intelligence. Elles ont toutes une « image sublimée »6 de leur

amant et une « conception utopiste de l’amour »7, mais elles se rendent en même temps bien

compte des dangers de prendre un amant léger et de s’adonner à la passion. La Péruvienne se

montre ingénieuse par ses observations fines du monde, mais continue à croire naïvement que

1 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 111. 2 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », p. 70.

3 R. Trousson, « Préface », p. XXIX.

4 L. Versini, Laclos et la tradition, p. 104. 5 Ibid., p. 197.

6 R. Trousson, « Mme Riccoboni: Introduction », p. 179.

7 S. Cornand, « Crébillon fils: Introduction », p. 75.

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ses quipos parviendront à son « fidèle » Aza. Les romans illustrent, comme le rappelle S.

Cornand, que « la lucidité a besoin du rêve, où sont indissociables ironie et illusion »1.

Il se révèle finalement être difficile, voire impossible de classer les héroïnes sur un axe

de tempérament étant donné les nombreuses fluctuations. Les épistolières hésitent entre

détermination et soumission, entre lucidité et naïveté, entre femme de caractère et caractère de

femmes. L’ultime conclusion à laquelle nous pourrions arriver est que nos épistolières

dépeignent des caractères de femmes de caractère, avec tout ce que cela implique de forces et

de faiblesses, bref, d’humain.

1 Ibid., p. 76.

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