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Armand Colin Discours critique et fiction dans le "Traité du style" d'Aragon Author(s): ALAIN TROUVÉ Source: Littérature, No. 123, ROMAN FICTION (SEPTEMBRE 2001), pp. 19-34 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704822 . Accessed: 16/06/2014 00:35 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.60 on Mon, 16 Jun 2014 00:35:59 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

ROMAN FICTION || Discours critique et fiction dans le "Traité du style" d'Aragon

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Armand Colin

Discours critique et fiction dans le "Traité du style" d'AragonAuthor(s): ALAIN TROUVÉSource: Littérature, No. 123, ROMAN FICTION (SEPTEMBRE 2001), pp. 19-34Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704822 .

Accessed: 16/06/2014 00:35

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■ ALAIN TROUVÉ, UNIVERSITÉ DE REIMS

Discours critique et fiction

dans le Traité du style

d'Aragon 1

Laparolecritiqueestcetespacederésonancedanslequel, uninstant, setransformeetsecirconscritenparolelaréa- liténonparlante, indéfinie del 'œuvre. Etainsi, dufaitque modestement et obstinément elle prétend n ' être rien , la voici qui se donne, ne se distinguant pas d 'elle, pour la parole créatricedontelleseraitcommel'actualisationnécessaire ou, pour parler métaphoriquement, l'épiphanie.

(Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade )

La frontière séparant la critique et la littérature proprement dite semble avoir définitivement disparu avec le xxe siècle: de grands auteurs - Proust, Sartre, Gracq, Saint-John Perse - ont pratiqué le commentaire et l'ont inscrit dans le champ de leur production littéraire. Il semble tou- tefois difficile d'attribuer à ce type de texte, dont la visée reste nécessairement référentielle, le statut de fiction. Discours critique et fic- tion sont-ils alors des catégories résolument antinomiques ?

Le Traité du style 2 d'Aragon constitue à cet égard un objet double- ment problématique. Il semble appartenir lui aussi au discours critique. L'ouvrage publié en 1928 est par ailleurs le dernier grand livre de la période surréaliste de l'auteur et l'on connaît l'interdit prononcé à l'inté- rieur du mouvement contre le roman, forme emblématique de la fiction. Aussi la question dépasse-t-elle le cadre d'un auteur et d'un texte parti- culiers pour s'inscrire dans un dialogue par œuvres interposées, amorcé dès la rencontre entre Breton et Aragon en 1917, et aiguisé par les cir- constances biographiques qui président à la rédaction du Traité du style 3.

1. Cet article est la version légèrement remaniée d'une communication présentée le 12.05.2001, à l'invita- tion du groupe de recherches de 4 'Université de Poitiers sur la fiction. 2. Édition de référence: Gallimard, «L'Imaginaire». 3. Aragon les a lui-même retracées, beaucoup plus tard: «Le certain, du moins me semble-t-il, c'est que dans l'été de 1928 [en réalité: 1927, A.T.], à Varangeville, c'est-à-dire à deux pas de Dieppe, j'ai écrit Le Traité du style, tandis que dans une tour de ferme, à quelques kilomètres de là, au Manoir ď Ango, nous avions organisé pour André Bre- ton, alors seul et malheureux, une sorte de perchoir où il écrivait, lui, Nadja : nous lisions pour Nane [Nancy Cunard], et pour nous-mêmes, les pages des derniers jours, alternant ces deux écrits, et j'entends toujours dans cette maison aux murs de carton où commencent déjà entre Nane et moi ces alternatives du malheur, les disputes, la jalousie dont je fais soudain en moi la découverte. . . j'entends toujours le rire d'André aux pages du Traité. . . » (J'appelle poésie cet envers du temps , 1974, in L'Œuvre Poétique (L'OP), Livre Club Diderot, 1974-1981, vol. IV, p. 28).

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■ ROMAN FICTION

Pour tenter d'y répondre, on retiendra une triple approche de la fiction. Selon le sens courant, on entend par ce terme la fable ou l'histoi- re, imitation plus ou moins fidèle de la réalité. Jean-Marie Schaeffer, faisant un retour aux sources antiques et spécialement à Aristote 4, souli- gnait récemment à ce propos l'apport de La Poétique dans la perception de la fiction mimétique comme «modélisation cognitive».

Searle dans «Le statut logique du discours de fiction» (1982) apporte un complément théorique décisif 5. S 'inspirant des travaux d'Austin sur l'énonciation, il propose une définition plus précise et plus large à la fois: devient fiction tout discours, littéraire ou non, relevant de Y assertion feinte et opposé à l'assertion authentique, dont le garant serait l'intention du locuteur. Selon son analyse, la feinte comporte elle-même les deux sens possibles de la tromperie ou du jeu et seule cette dernière modalité de la feinte jouée, liée à «un ensemble distinct de conventions» mérite le nom de fiction.

La notion de «conventions» oriente vers un troisième axe de réflexion. Elle souligne en effet l'importance du pacte de lecture dans la reconnaissance du statut fictionnel du texte.

Le Traité du style offre-t-il dans ce sens au lecteur des indices de fictionnalité ? Le procès ouvertement intenté à la fiction romanesque annihile-t-il toute volonté de roman? Peut-on envisager, à partir de ce livre, une fiction dans un sens élargi et quel serait son degré de compati- bilité avec l'entreprise surréaliste?

À ces questions, on ajoutera, en guise de hors-d'œuvre et sur un mode plus ludique, une énigme: quel rapport entre ces deux entités, «La Fontaine» et «l'armée française», présentes à la première et à la derniè- re ligne du texte?

UN CONTRAT DE LECTURE AMBIGU

Le Traité du style instaure un pacte non fictionnel et le subvertit simultanément, sans pour autant l'annuler. Pour vérifier ce mouvement de balancier, cinq paramètres: seuils, ton, référence, propos et composition.

Le titre, seuil principal, annonce un écrit à prétention savante, cen- tré sur l'écriture en général et non sur un auteur particulier. Il pourrait rappeler ce Traité du Sublime , traduit du grec par Boileau à partir du texte antique attribué à Longin, et redécouvert par les romantiques. Le dix-septième siècle affectionna les traités en tous genres, peut-être en raison de leur caractère normatif. La présence de La Fontaine dès les premiers mots rend possible cette référence latente. Mais elle entre en contradiction avec la dédicace à «La Révolution Surréaliste la revue la

4. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil, 1999. 5. John Searle, «Le statut logique du discours de fiction», Sens et expression, 1975, trad. Minuit, 1982.

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plus scandaleuse du monde», et avec la présentation irrespectueuse de l'auteur classique choisi comme emblème de ce «bon» français que l'auteur rejette. On peut encore songer en lisant le titre au Traité du verbe de Victor Ghil (1885), préfacé par Mallarmé dont cet auteur était le disciple. Contre le sérieux propre au genre et bien représenté par ces deux exemples, il faut prendre la mesure de l'effet produit par les quel- ques lignes d'avertissement:

L'AUTEUR RENONCE À JOINDRE À CE LIVRE LA LISTE DES ERREURS TYPOGRA- PHIQUES QU'IL CONTIENT [...]. IL REGRETTE SEULEMENT QUE CELA RENDE INAPPRÉCIABLE AU LECTEUR LES FAUTES D'ORTHOGRAPHE ET LES FAUTES DE FRANÇAIS, FAITES DÉLIBÉRÉMENT DANS L'ESPOIR D'OBTENIR DE CE LECTEUR LES PLAISANTS HURLEMENTS QUI LÉGITIMENT SON EXISTENCE.

Le texte qui suit n'est-il alors qu une fiction de traité, jeu parodique et plus ou moins iconoclaste?

Le ton insolent de l'incipit semble le confirmer:

Destinée de La Fontaine. Faire en français signifier chier. Exemple :

Ne forçons pas notre talent: Nous ne fairions rien avec grâce.

La dérision et le registre scatologique placent le discours aux antipodes du Sublime. Plus loin, le lecteur devra décoder les propos ironiques, telle cette fausse amende honorable adressée aux critiques du Paysan de Paris : «Je déclare qu'on peut serrer la main d'un journaliste. Sous cer- taines réserves, s'entend. Se laver ensuite.». Il en va de même quand, à l'ouverture de la seconde partie, deux articles de L'Intransigeant et de Paris-Soir sont cités comme modèles de bon style.

Plus rien d'ironique, en revanche, dans cet éloge de la lecture et de la poésie qui vient rompre avec la tonalité des cinquante premières pages :

Oui, je lis. J'ai ce ridicule. J'aime les beaux poèmes, les vers bouleversants, et tout l'au-delà de ces vers. Je suis comme pas un sensible à ces pauvres mots merveilleux laissés dans notre nuit par quelques hommes queje n'ai pas con- nus. (p. 60-61)

Avec «l'au-delà de ces vers», resurgit de façon inattendue une des variantes de ce Sublime qu'on croyait Si loin. De même, c'est paradoxa- lement sur un ton sérieux qu'est abordée, au cœur du livre, la question de l'humour. Ecartant le vaudeville, simulacre bourgeois de l'humour, l'auteur définit l'humour véritable comme le refus des solutions, la «condition négative de la poésie» et l'adversaire du «vague idéologique». Le ton ironique ne serait-il à son tour qu'un leurre?

L'examen de la référence plonge également le lecteur dans la per- plexité. Les œuvres citées ou commentées renvoient à un répertoire iden-

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tifiable, donc non fictionnel: des noms célèbres en côtoient d'autres plus obscurs, aujourd'hui tombés dans l'oubli: Auguste Dorchain ou Francis Poictevin. Mais la liste des «petits crabes» préférés à l'auteur par les «milieux pincés» inclut également le canular. On y lit les noms de

MM. Fabre-Luce, Green, Bernanos, Maurois, Lacretelle, Girard, Quint, Pagi- nation, Martin-Chauffier, Vaudoyer, Marsan, Vendangette, Mauriac, Mucus. . . (p. 160)

Les citations semblent confirmer le caractère référentiel du Traité. L'exa- men précis du long passage emprunté à Lautréamont (p. 210-212) mon- tre cependant qu'il s'agit d'un collage effectué à partir de fragments des Chants de Maldoror et des Poésies 6 et non d'une authentique continuité textuelle.

Mais l'intrusion de la fiction dans le référent prend une dimension et une saveur nouvelles avec la citation des textes journalistiques qui ouvrent la seconde partie. Tous deux traitent du même fait divers: un certain Louis Aragon, «demeurant à Chailly-en-Brière», «pilleur d'églises», a été arrêté... La datation des numéros, la description des circonstances pré- cises de l'action tendent à authentifier le récit, par ailleurs plausible, pour qui connaît l'anticléricalisme virulent de l'auteur à cette époque. Pourtant la consultation des journaux cités7 réserve quelques surprises. Ainsi l'arti- cle de Paris-Soir se révèle authentique à une omission près, l'âge du voleur: «61 ans»! Quant à l'article attribué à L'Intransigeant , il apparaît totalement inventé ou presque. En effet le début du titre rapporté par Ara- gon - «il volait dans les églises» - et la mention entre parenthèses «de notre corr. part» figurent bien dans le journal à la page indiquée, mais à l'intérieur d'un autre article consacré à la disparition en mer du «St- Raphaël», un de ces avions pionniers dont les voyages périlleux remplis- saient alors les colonnes de faits divers. Le titre inventé par Aragon dérive en réalité de l'intertitre «Il volait normalement».

Sans prétendre interpréter ici le sens de cette substitution, on peut y voir à l'œuvre l'embryon d'une imagination romanesque et son mode de fonctionnement, procédant de la condensation d'éléments empruntés au réel. Mais on doit aussi remarquer l'hésitation sur le statut d'une telle invention, entre mystification (variante du mensonge destinée à flouer le destinataire) et fiction ludique, selon le sens arrêté par Searle. L'obliga- tion d'une recherche extérieure au texte ferait pencher en faveur de la première interprétation, mais tout est aussi question de mémoire et d'attention, car le souvenir de l'avertissement liminaire permet d'entre- voir la présence de la supercherie.

Moins difficile à percevoir est la teneur composite du propos, en contradiction avec l'annonce du titre centrée sur le «style». Tout semble

6. Fragments des Chants II et IV et des Poésies I et II. 7. Fragments photocopiés d'après les microfilms de la BNF à lire en annexe.

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pouvoir trouver place dans ce Traité: politique 8, philosophie, religion, faits de société ou à caractère privé, se mêlent aux références plus atten- dues à la rhétorique. Et lorsqu'il est question de style au sens ordinaire du terme, c'est encore pour dire la nécessité de «piétine[r] la syntaxe» ou pour évoquer «le mal que font les métaphores». Néanmoins cette impression de contournement ironique d'un genre tend à s'estomper dans la seconde partie qui propose, sous forme d'aphorismes, une série de définitions du style à partir de la pratique personnelle de l'auteur:

Mon style est comme la nature ou plutôt réciproquement, (p. 168) Le style, qu'ici je défends, est ce qui ne peut se réduire en recettes, (p. 193) J'appelle bien écrit ce qui ne fait pas double emploi, (p. 196)

Toutefois, ces définitions demeurent bien vagues, voire énigmatiques, quand elles n'impliquent pas, par leur contenu négateur, un défi à toute cohérence :

Je parle un langage de décombres où voisinent soleils et plâtras, (p. 177) La plus célèbre d'entre elles associe l'énoncé séduisant pour l'esprit et la dérobade provocante :

J'appelle style l'accent que prend à l'occasion d'un homme donné le flot par lui répercuté de l'océan symbolique qui mine universellement la terre par mé- taphore. Et maintenant détache cette définition, valet d'écurie! qu'elle rue et te casse les dents ! (p. 210)

Renvoyant le lecteur invoqué à son incompétence sur le ton de l'injure, l'énonciateur ruine du même coup la prétention ordinaire de la définition à faciliter la compréhension d'un phénomène. L'écriture gnomique est ainsi détournée de son usage traditionnel.

La composition de l'ouvrage constitue un dernier élément déroutant. Rien ne semble fait pour signaler un ordre logique dans ce texte seulement découpé en deux grandes parties non titrées. On peut en revanche discerner une cohérence analogique, qui permet d'enchaîner les sujets les plus divers. C'est ainsi un principe poétique qui permet à l'auteur de relier dans sa première partie différents objets soumis à sa critique. Voyage, rimbaldisme, aventure, évasion, suicide, drogues, religion: autant de solutions illusoires au problème de l'existence. De même, se trouvent rassemblés sous l'étiquette de «grands postes émetteurs» les noms de novateurs essentiels en littérature, science et psychologie: Rimbaud, Einstein, Freud, tous victimes des vulgarisations bourgeoises de leur pensée.

Pourtant, nouvelle difficulté, on trouve au passage une diatribe contre «le mot analogie, le poids écrasant des correspondances baudelai- riennes». Mais cette apparente contradiction est peut-être entretenue

8. Les manifestations en faveur de Sacco et Vanzetti y tiennent une place importante (p. 1 17-120).

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sciemment pour perpétuer l'esprit Dada des origines, fondé sur le non- sens comme provocation. Dans le même temps, l'auteur déplore l'abâtar- dissement de cet esprit érigé en système. Fuyant le cadre logique et n'hésitant pas à se contredire, l'écriture de la première partie mime ainsi cet objet insaisissable, la Révolte, dont la seconde partie marquerait le dépassement avec l'éloge réaffirmé du surréalisme.

Précisément la fin du Traité se démarque des enchaînements sinueux par le retour à une argumentation en bonne et due forme. L'auteur y réfute deux des critiques adressées aux surréalistes: au repro- che d'annexer les Anciens, il répond par l'éloge de Lautréamont, à celui de ne pas mettre en rapport actes et paroles, il oppose l'affirmation d'une parole insurgée. Cet ultime rétablissement de la cohérence permet d'englober en son entier le texte dont les deux parties figureraient la rupture et la continuité, de Dada au surréalisme.

Ainsi les indices relevés jusqu'à présent engendrent un flottement du protocole de lecture. Deux représentations contradictoires du texte s'affrontent: il apparaît à la fois comme traité authentique, parole savan- te cernant son objet en un métalangage certes subtil mais finalement cohérent, et fiction de traité qui mimerait poétiquement l'essence de cet objet, s' attachant sous les masques de la forme (le style) et du raisonne- ment (le traité) à organiser le triomphe de l'informe (la rupture) et de l'illogique (l'inconscient).

L'horizon d'un tel flottement est aussi la récusation de toute fron- tière entre les genres. Il en résulte une infiltration du commentaire par le romanesque.

LE DISCOURS CONTAMINÉ PAR LA VOLONTÉ DE ROMAN?

Les instances de la première personne, narrateur et auteur, font ici office de Cheval de Troie. Roman, théâtre et autofiction vont par ce moyen interférer dans le discours.

La «volonté de roman» est d'abord vigoureusement niée. Selon la plus pure orthodoxie bretonienne, le début du Traité procède à une charge contre les histoires, «petites machines à crétiniser longtemps» et l'on aura reconnu dans le verbe «crétiniser» l'empreinte de Lautréamont.

Parallèlement, se trouve esquissée une comédie de l'écriture et de la lecture. Mais l'écrivain, transformé en personnage de roman puis en acteur de théâtre, n'est qu'un fantoche réduit symboliquement à sa fonc- tion de «Porte-plume»:

Oh le laid, le sale, le dégoûtant personnage. C'est un petit être négligé. Mais il s'agit d'épier son comportement. Il écrit. Il tient donc un porte-plume, et qu'on ne cherche pas à m' embarrasser avec le décor, les gens qui dictent, les

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DISCOURS CRITIQUE ET FICTION DANS LE TRAITÉ DU STYLE D'ARAGON ■

littérateurs de métro, les crayonneurs en pleine Nature, les dactylographes de la poésie, les sténographes de l'angoisse, les agités qui hurlent dans la rue en brandissant de petits bouts de papier sali, les écorcheurs de vélin à domicile, les notateurs sur le vif, etc. (p. 31)

Privée du décor indispensable à l'illusion référentielle, cette figure de scripteur est démarquée ironiquement des clichés habituels, et notamment de certains stéréotypes de l'écrivain romantique, peut-être encore suggé- rés par prétérition. Les «sténographes de l'angoisse» renvoient en effet aux écrivains narrateurs du Projet de 1926 , du Cahier noir et du Con d'Irène. Ces textes constituent les blocs majeurs rescapés de La Défense de l'infini qui fut à l'automne 1927 l'objet d'un autodafé accompli à Madrid 9. Or ce livre écrit de façon semi-clandestine transgresse dans une certaine mesure l'interdit lancé par Breton contre le roman. L'écriture de La Défense est sans doute encore en gestation au moment où s'écrit le Traité du style. Plus loin, le registre théâtral surgit lorsque l'auteur s'en prend violemment à Marcel Arland qui avait, dans un article célèbre, qua- lifié le mouvement surréaliste naissant, de «nouveau mal du siècle» 10 :

Le mal du siècle n'était au fait qu'une armoire de comédie. On y rangea mo- mentanément, avec une apparence d'équilibre, toutes les céphalalgies classi- fiées, mais sans prendre garde que l'armoire n'avait pas de fond. Aussi quand le rideau tombé, les machinistes emportèrent le meuble de parade, les piles de nid d'abeille, les paquets de tissu éponge, restèrent accroupis sur la scène où personne ne les regardait plus, dans l'attitude de l'adultère surpris qui se ca- che ou de la colique soudaine qui se plie. (p. 125)

Convoqué sur le mode de la parodie grinçante, le théâtre hante le texte et l'on peut même voir ici, en raison d'une ressemblance avec son titre, une résurgence de cette saynète burlesque écrite en commun avec Breton: L'Armoire à glaces un beau soir. Cette parodie du vaudeville bourgeois fut insérée par Aragon dans Le Libertinage , recueil de courts récits publié en 1924.

Si l'écriture proprement théâtrale reste tout à fait exceptionnelle dans son œuvre, les allusions au théâtre se retrouvent dans de nombreux textes en prose dès cette époque. Le motif apparaît notamment de façon récurrente dans la Défense de l'infini. Sous les masques du «Volcan» et des «Voyageurs» qui écoutent son discours, l'auteur évoque dans le Projet de 1926 11 la relation entre l'écrivain et ses lecteurs en quête d'évasion. Or il reprend la même image pour désigner ici «les partisans de l'évasion»: «Commis voyageurs, une jeunesse de commis voyageurs en faux poèmes» (p. 138).

9. Sur cet acte et sur la légende qu'entretint à son sujet Aragon à partir de 1964, lire Pierre Daix, Aragon, Flammarion, 1994. Voir aussi, Alain Trouvé, Le lecteur et le livre fantôme Essai sur La Défense de l'infini de Louis Aragon, Kirné, 2000. 10. Marcel Arland, La NRF, 1er février 1924, p. 149-158. 11 .Le Projet de 1926, in La Défense de l'infini, cahiers de la Nrf, Gallimard, 1997, chap. 2 et 3.

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L'inspirateur de cette mise en scène parodique est Lautréamont, présent dans le texte sous de multiples formes: citation, allusion, pasti- che. Procède notamment des Chants de Maldoror le recours aux métaphores, non pour décrire un lieu ou un paysage, mais pour figurer les questions littéraires ou plus précisément l'acte d'écriture et son corol- laire, l'acte de lecture. On se souvient que le premier Chant s'ouvrait sur l'image du texte marécage, adressée directement au lecteur pour lui représenter, sur le mode de la dissuasion-incitation, le livre à venir :

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison. . .

De la même façon, Aragon transpose l'aventure, le romanesque, dans la présentation métaphorique de l'écriture:

Je me demanderai d'abord ce que le porte-plume pense de la course où monté par cinq jockeys des rivières de perplexité l'arrêtent, quand ce n'est pas la ruisselante sueur, ou les balbutiements de la crainte, (p. 32)

Mais le sommet est atteint dans les pages de la seconde partie consa- crées à l'évocation du style de l'auteur - «mon style est comme la nature». Après avoir feint de pourfendre la métaphore dans la première partie - mais il s'agissait de la métaphore devenue cliché - , l'auteur réhabilite ici une autre figure emblématique du transfert de sens: la métallepse (orthographiée à sa façon). L'orage (figure du désir) s'adres- se fictivement à l'auteur:

Les fougères ! ici c'est chez toi. Partout, quand surgissent ces verdures inquié- tantes, qui révèlent par leur plénitude un sous-sol infidèle et de dormantes eaux, ton royaume s'étend, où le lecteur se perd. Phrases sphaignes sphinges. Osiers, marchanties, grenouillettes, plantes des lieux incertains, dont le pied soudain révèle une mare et soudain la terre marengo se dérobe, sous les basses branches d'un bois hanté glissent les lutins des nappes profondes. La métal- lepse est de règle où la sauge fleurit, (p. 173-174)

À l'image grossière du lecteur commis-voyageur, en quête d'évasion, succède ici celle de l'interprétant pris en défaut et s 'enlisant dans le marécage du texte.

Puisant à la source de l'imaginaire, la lecture authentique comporte toujours un moment de perdition par quoi elle devient la seule aventure réelle vécue au contact du texte, ainsi que le dira un peu plus tard le Nouveau Roman. Ce transfert de la fiction dans le domaine de l'écriture et de la lecture est aussi l'un des intérêts majeurs du roman clandestin, Le Con d'Irène , publié en 1928, texte trop rarement lu et encore victime de sa réduction à l'étiquette érotique. À l'époque de la maturité, on retrouvera cette fictionnalisation de l'acte créateur dans le livre Henri Matisse , roman.

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L'autre intrusion du fictif dans le discours à caractère référentiel apparaît avec le traitement du matériau autobiographique.

La nouvelle Le Menti-vrai publiée en 1964 deviendra par son titre l'emblème de l'art romanesque revendiqué par l'auteur. La formule qui a fait fortune est volontairement provocante: elle inverse les connotations négatives du mensonge en l'identifiant à une forme supérieure de vérité. Elle a aussi suscité bon nombre de contre-sens plus ou moins bien inten- tionnés. Sans doute conviendrait-il de la replacer dans le débat sur le réalisme où elle intervient comme protestation contre la formule stali- nienne enjoignant aux artistes de «dire le vrai» 12. Mais elle s'applique rétrospectivement à toute l'œuvre et en particulier au rapport entre roman et autobiographie. Destinée à «fixer des secrets» 13, l'écriture romanesque se nourrit en effet pour Aragon du matériau autobiographi- que sans le dévoiler directement. C'est ce qu'affirme déjà, indirecte- ment, une phrase du Traité : «Mes mémoires sans mensonges, j'aime mieux n'y pas penser» (p. 122).

Le jeu avec les articles de presse détournés de leur sens ou pure- ment inventés fournirait un bel exemple de ce mentir- vrai, sorte d'auto- fiction avant la lettre à laquelle ne manquerait, pour qu'elle fût identifiée comme telle, dans le sens donné par Doubrovsky, que l'annonce explici- te du procédé. L'identification de l'auteur au pilleur d'église décrit dans les deux articles n'en est pas moins conforme à une certaine vérité per- sonnelle, annoncée par la diatribe contre la religion chrétienne (p. 95- 102). Quant à l'équivoque fondée sur les deux sens du verbe «voler», elle pourrait aussi représenter l'attitude fondamentale de l'écrivain qui ne dissocie pas le geste iconoclaste et l'accès par l'écriture à une réalité supérieure, forme moderne du Sublime recherché par les Anciens ! Bre- ton, de son côté, n'intitulera-t-il pas plus tard un de ses recueils «Signe ascendant»? Cette ligne de sens supplémentaire demeure toutefois réser- vée au seul lecteur disposant des éléments d'enquête extra- textuels décrits plus haut. Mais l'idée d'un roman de la lecture n'autorise-t-elle pas une telle entreprise?

Il est possible encore, à la lumière des commentaires ultérieurs de l'auteur, de chercher dans ce texte les traces d'une vérité intime dont l'aveu serait en quelque sorte différé. Le Traité du style , écrit dans le voisinage de Breton et de Nancy Cunard 14, exprimerait, par la violence du ton, une tension due à l'infidélité de Nane et à la jalousie amoureuse envers Breton15. Les derniers textes - Blanche ou V oubli ou Théâtre/

12. Lire à ce sujet Nathalie Limat-Letellier, «Le «mentir- vrai» : une poétique de la fiction», m Lire Aragon, Actes du colloque du centenaire, Université de Paris VII, 1997, Champion, 2000, p. 143-152. 13. Je n'ai jamais appris à écrire ou les incipit, Skira, 1969, rééd. Œuvres Romanesques Croisées, Robert Laffont, 1964-1974, t. 42, p. 157. 14. Voir supra, note 3. 15. Lire à ce sujet Maryse Vassevière, «Œuvres croisées : Aragon, Breton et le mystère du manoir ď Ango», Recherches Croisées Aragon Eisa Triolet, n° 2, 1989, p. 159-187.

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■ ROMAN FICTION

Roman - appréhendent, par la fiction et de façon plus précise, cette vérité douloureuse. L'ambiguïté du mentir- vrai et de la démarche aragonienne est cependant de désigner au lecteur ce hors-texte, hors-fiction, comme horizon, et d'en affirmer simultanément le caractère inatteignable.

En ce sens, on soulignera l'importance de cette phrase rencontrée vers la fin du Traité:

À part ça, je me refuse à séparer l'un de l'autre deux êtres fictifs, l'auteur et le type qui s'en lave les mains, (p. 231)

Sans doute les deux personnages désignent-ils, dans le contexte particu- lier du passage, ces deux postulations de l'artiste - le rêveur et l'hom- me d'action - qu'Aragon refuse de dissocier, mais le mot le plus intéressant est ici l'adjectif «fictifs» qui indique l'intrusion de l'imagi- naire dans la vie supposée réelle de l'auteur.

On constate donc que la «volonté de roman», officiellement reniée 16 fait un retour insidieux, tendant à envahir le propos et l'écriture elle-même, en prélude aux recherches ultérieures. La fiction est aussi étendue au hors-texte: cet «épanchement du songe dans la vie réelle» déjà affirmé par Nerval nous ramène au fond de l'entreprise surréaliste et à ses attendus philosophiques et linguistiques.

LE SURRÉALISME: GÉNÉRALISATION OU DISSOLUTION DE LA FICTION?

Il serait tentant, suivant les mots de l'auteur, de proposer à présent une définition de la fiction élargie au champ de l'imaginaire, lui-même plus ou moins superposé à toute expérience vécue. En ce sens, on s'orienterait vers une omniprésence de la fiction, déjà développée en son temps par le théâtre de l'âge baroque.

Mais on perdrait peut-être alors l'élément diacritique introduit par Searle: l'idée que la fiction ne peut être ressentie que sur le fond d'une discrimination entre réel et imaginaire. Du point de vue du lecteur - et la remarque doit sans doute être étendue au public de toutes les œuvres d'art - , on connaît les ravages psychologiques d'une telle attitude, mise en scène dans quelques romans célèbres ( Madame Bovary , Don Quichot- te...). Sur le versant de la création on en retrouve l'écho chez les artistes surréalistes. Les Cahiers de Rodez , écrits par Artaud en parallèle à son internement, explorent une limite. Breton, de son côté, s'approche aussi de la folie dans Nadja , mais l'appréhende à travers la figure de l'autre. Existe-t-il alors des indices de discrimination ou faut-il penser qu'il y ait incompatibilité entre surréalisme et fiction, dans l'acception logique du terme ? 16. Aragon évoque sur un mode ambigu cette «niaise, la volonté de roman», La Défense de l'infini, éd. citée, p. 417.

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DISCOURS CRITIQUE ET FICTION DANS LE TRAITÉ DU STYLE D'ARAGON ■

On proposera quelques éléments de réponse en revisitant un certain nombre de notions ou de problèmes : les catégories de Réel et de Surréel, d'invention, de mythologie, le rapport au romantisme et à l'inspiration, le rôle du lecteur.

En un sens Surréel et imaginaire ne font qu'un, au point d'ébranler la notion même de réalité objective. Le surréalisme se confond alors avec une forme d'idéalisme. Dans Y Introduction au Discours sur le peu de réalité (1925) 17, Breton affirme ainsi sa volonté de soumettre le réel à l'expression poétique:

La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d'énonciation?

On notera pourtant que le discours proprement dit ne vit jamais le jour. Mais Y Introduction reste certainement présente à l'esprit d'Aragon qui redira plus tard sa prédilection pour ce texte 18. Lui-même avait, en 1924, émis des vues assez voisines dans Une vague de rêves 19, premier mani- feste surréaliste publié quelques semaines avant celui de Breton. Il développait ainsi une série d'approches du «surréel», identifié au rêve et confondu dans sa conclusion avec l'irréel:

O Rivieras de l'irréel, vos casinos sans distinction d'âge ouvrent leurs salles de jeux à ceux qui veulent perdre ! Il est temps croyez-moi, que l'on ne gagne plus. (L'OP 2, p. 251).

L'opposition entre réel et irréel cessant d'être pertinente, l'affrontement semble se déplacer sur le terrain du langage, entre expression stéréoty- pée et expression innovante. Tel est, dans le Traité du style , le sens de la critique adressée aux métaphores figées et de l'éloge conjoint de cette forme de rupture, l'humour, «condition négative de la poésie»: «ce qui fait la force de l'image, c'est l'humour». Pourtant dans le même Traité l'auteur éprouve aussi le besoin de donner quelque poids au référent politique et social, ainsi qu'il a été dit, et de maintenir une certaine dis- crimination d'ordre non linguistique.

Le surréalisme dans sa version bretonienne est-il par ailleurs aussi réfractaire qu'il le proclame à la fiction comme récit inventé? Reprenant le procès du roman amorcé dans Le Manifeste du surréalisme , Breton développe dans le début de son Introduction une condamnation du per- sonnage de fiction:

L'imagination a tous les pouvoirs, sauf celui de nous identifier en dépit de no- tre apparence à un personnage autre que nous-même. La spéculation littéraire est illicite dès qu'elle dresse en face d'un auteur des personnages auxquels il donne raison ou tort, après les avoir créés de toutes pièces. (OC, II, p. 266).

17. Introduction au discours sur le peu de réalité, Commerce, 1925, Gallimard, 1927, Œuvres Complètes (OC), Bibliothèque de La Pléiade, vol. II. 18. «Un des textes de lui queje préférais», L'OP, IV, p. 29. 19. Une vague de rêves, Commerce, n° 2, 1924, L'OP, II.

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■ ROMAN FICTION

De même encore dans Nadja , il s'oppose à «tous les empiriques du roman qui prétendent mettre en scène des personnages distincts d'eux- mêmes » et enchaîne :

Je persiste à réclamer des noms, à ne m' intéresser qu'aux livres qu'on laisse battants comme des portes, et desquels on n'a pas à chercher la clé. (OC, I, p. 650-651)

Pourtant, la critique n'a pas manqué d'observer que «Nadja» est un nom de fiction20, et donc une espèce de personnage, avant de devenir l'emblè- me de «la beauté convulsive». On est également frappé, à la lecture des trente-deux chapitres de Poisson soluble /, par la présence fréquente de micro-récits à caractère fantasmatique, mettant en scène, sur fond oniri- que, personnages, décor, voire échange de répliques. Mais il faut aussitôt reconnaître que la structure morcelée empêche chacune de ces fictions de dépasser le stade de l'ébauche.

Un autre élément problématique apparaît avec le rapport des sur- réalistes à la mythologie. Ils la dénoncent comme stéréotype culturel ou véhicule d'un discours social, mais s'emploient à en recréer une, voire, pour Breton, à recycler certaines figures du répertoire romantique :

Nadja s'est aussi maintes fois représentée sous les traits de Mélusine qui, de toutes les personnalités mythiques, est celle dont elle paraît s'être sentie le plus près. (p. 727)

Le Paysan de Paris s'ouvre quant à lui sur La Préface à une mythologie moderne : la ville, sur les ruines de l'ancienne mythologie, sera la figure emblématique et la source de cette mythologie nouvelle. De même le Traité du style , après avoir dénoncé les grands mythes modernes de l'Évasion, de l'Aventure ou des Paradis artificiels célèbre à son tour de nouvelles mythologies:

Allumettes phosphores et aurores boréales se confondent à la séquence de plusieurs mythologies, (p. 180)

La célébration du merveilleux moderne n'aboutit-elle qu'à restaurer une variante du merveilleux ancien? On pencherait à nouveau vers un irréa- lisme dominant qui a traversé le courant surréaliste. Il semble plus vif chez Breton qui figure ainsi l'activité poétique:

La Biche aux pieds d'airain, aux cornes d'or, que j'apporte blessée sur mes épaules à Paris ou à Mycènes transfigure le monde sur mon passage21.

Par cette allusion au quatrième des douze travaux d'Hercule, Breton tou- che pour une fois au fonds antique. L'identification de la poésie au mer- veilleux est symbolisée par l'image de la «Biche aux pieds d'airain, aux

20. Le nom est en russe le début du mot «espérance». De son vrai nom, Nadja s'appelait «Léona-Camille- Ghislaine D» (Marguerite Bonnet, Breton , OC, I, p. 1509). 21 . Introduction au Discours sur le peu de réalité, p. 275. Lire a ce sujet le commentaire de M. Bonnet, p. 1448.

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DISCOURS CRITIQUE ET FICTION DANS LE TRAITÉ DU STYLE D'ARAGON ■

cornes d'or». Le poète, assimilé à un Hercule moderne, a pour mission de déréaliser le monde pour mieux le transfigurer.

Chez Aragon, l'opposition entre mythologie ancienne et mytholo- gie moderne, créée par le poète, semble plus accusée, ce qui maintient davantage l'imaginaire à distance.

L'ambiguïté resurgit aussi lorsqu'on examine la question de l'ins- piration et le rapport du surréalisme au romantisme, dans sa version idéaliste. Le Traité du style s'en prend avec virulence aux clichés romantiques, mais il réintroduit l'équivoque en conservant la notion d'inspiration:

Le surréalisme est l'inspiration reconnue, acceptée, et pratiquée. Non plus comme une visitation inexplicable, mais comme une faculté qui s'exerce, (p. 187)

Sans doute le refus de la «visitation inexplicable» marque-t-il la critique de l'inspiration divine, mais le mot «faculté» proposé en remplacement est à peine moins mystérieux.

Pourtant l'auteur se livre dans le même texte à une savoureuse cri- tique illustrée du style Dada puis de l'écriture automatique transformée en recette miracle :

Si vous écrivez, suivant une méthode surréaliste, de tristes imbécillités, ce sont de tristes imbécillités. [...] Maintenant tout le monde, après avoir dit un poème dada, rien de plus simple, tenez seau à charbon bonbon confiture, s'écrie le surréalisme j'en suis: les cuisses des horizontales obsolètes... (Car ces acrobates trouvent le surréalis- me un peu bordel), (p. 192 et 194)

Affirmant que «le surréalisme n'est pas un refuge contre le style», Ara- gon utilise donc le concept de «style» pour approcher une donnée com- posite, à mi-chemin entre forme et matière mentale. L'image mathé- matique de la courbe figure la forme :

Dans l'expérience surréaliste proprement dite, tout se passe comme si la courbe d'un mobile, duquel nous ne savons rien, s'inscrivait, (p. 195)

Du côté de la matière mentale, l'image de 1'« océan symbolique» dési- gne l'étendue du répertoire littéraire - classiques compris - comme condition de l'intérêt des productions nouvelles. L'écriture s'ouvre par-là au champ culturel.

Aragon l'inscrit aussi dans un usage social22, celui de l'exacte maî- trise du sens des mots, qui renvoie au dictionnaire:

22. André Gavillet fait remarquer que cette particularité du surréalisme aragonien garantit l'efficacité du scandale recherché par l'artiste; elle prépare aussi le passage à la période dite «réaliste», faisant ressortir l'unité de l'œuvre complète (A. Gavillet, La littérature au défi. Aragon surréaliste, Galley et Cie, Fribourg, 1957, p. 135).

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■ ROMAN FICTION

Si vous appartenez à cette lamentable espèce qui ignore le sens des mots, il est vraisemblable que la pratique du surréalisme ne mettra guère en lumière autre chose que cette ignorance crasse, (p. 192).

Se dessinerait ainsi dans son texte une image mixte de la langue, instru- ment de communication sociale fondé sur la clarté et objet poétique ouvrant par l'emploi des images et des associations de mots sur l'obscu- rité. Au contraire c'est la seconde approche qui semble l'emporter chez Breton.

Cette vigilance critique maintenue par Aragon comme composante de l'expérience surréaliste se manifeste enfin par la place plus grande réservée dans ses textes au lecteur. Ceci peut-être vérifié dans le rapport à Lautréamont-Ducasse. L'influence des Chants de Maldoror est recon- nue par les surréalistes comme majeure. Mais dans le groupe, et notam- ment dans le trio qu'il forme avec Breton et Desnos, Aragon semble le seul à exploiter la dimension de l'héritage lautréamontien intégrant le lecteur au texte 23. Ainsi le lecteur insuffisant ou naïf, pris à partie dans ce Traité du style, fonctionne comme repoussoir et point d'appui, per- mettant au lecteur réel de développer un rapport non fasciné au texte et donc de jouer avec un matériau partiellement fictif. Telle est, du moins, l'hypothèse qu'on peut tenter d'illustrer en revenant à l'énigme posée d'entrée.

La Fontaine/L' armée française: la relation entre ces deux entités linguis- tiques et référentielles, outre leur fonction d'encadrement du texte, se joue ici à, au moins, six niveaux:

- elles sont associées par le registre scatologique qui fait retour dans les derniers mots du texte: «Je conchie l'armée française dans sa totalité»; l'écriture porte la trace du fantasme sadique-anal;

- ce fond fantasmatique commun renvoie à l'ordre bourgeois (la psychanalyse a montré l'équivalence fèces/argent pour l'inconscient): le classicisme est récusé comme emblème d'un conservatisme bourgeois, l'armée comme instrument de l'oppression intérieure et coloniale;

- mais les deux entités sont aussi reliées par une parenté sonore reposant sur trois phonèmes communs: [1], [a], [f] ;

- de plus, ces deux figures de l'ordre, donc de la loi, sont lexica- lement féminisées, ce qui renverrait au déclin de l'imago paternelle décrit par Lacan24; le stade sadique-anal est d'ailleurs préœdipien;

- l' arrière-plan personnel de cette représentation serait pour Aragon la figure du Père, apparemment exclue de son œuvre, mais recréée sous

23. Voir Le lecteur et le livre fantôme, p. 286-303. 24. Jacques Lacan, Les Complexes familiaux, 1938, Navarin, 1984.

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DISCOURS CRITIQUE ET FICTION DANS LE TRAITÉ DU STYLE D'ARAGON ■

de multiples formes à travers un matériau fantasmatique souvent entaché d'ambivalence 25 ;

- le langage poétique offre au lecteur la possibilité d'une explora- tion interprétative de cette ambivalence, et donc d'une maîtrise d'ordre symbolique. Dit en termes lacaniens: lecteur et auteur prendraient le relais de l'analyste, comme substituts du Père. N'est-ce pas ce que sug- gère Aragon lui-même, lorsqu'il affirme: «le surréalisme est une forme consciente de cette faculté, l'interprétation moderne»? (p. 187)

*

Le Traité au style instaure donc un rapport complexe et multiforme à la fiction. Vrai et faux traité, il recourt à la feintise ludique pour appro- cher une première vérité relative à l'écriture. Il s'agit alors de rapprocher ces deux termes présumés antonymes: le surréalisme et le style. Ouver- tement décriée, la volonté de créer des fictions narratives ou théâtrales, selon le sens usuel du terme, reste par ailleurs une hantise qui transparaît dans la fictionnalisation de l'écriture et de la lecture; le processus de modélisation cognitive s'élaborerait ainsi, non plus à partir de la diégèse, mais en s' appuyant sur la nature poétique du langage.

L'horizon d'une telle recherche peut être une dissolution de la fic- tion, au sens logique, sur fond d'idéalisme absolu. Cette version du sur- réalisme, plus nette chez Breton que chez Aragon, trouve néanmoins à s'exprimer chez les deux auteurs. Mais elle est concurrencée dans le Traité du style par la volonté de lucidité qui tend à restaurer le jeu fic- tionnel en le déplaçant. La présence, au sein du texte, de discriminants permet en effet au lecteur de dialectiser fantasme et principe de réalité: l'humour et la mise en scène d'un lecteur insuffisant sont deux pièces essentielles de ce dispositif pédagogique. Sans doute le double objectif de connaissance et de construction identitaire reste-t-il simultanément, et de façon délibérée, mis en péril. Peut-être est-ce cependant grâce à une confiance absolue dans les pouvoirs de la littérature que le texte le plus noir et le plus désespéré parvient à prendre les accents du cocasse et de la légèreté.

25. Lire à ce sujet Roselyne Waller, Aragon et le père, romans , PUS, 2001.

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■ ROMAN FICTION

DOCUMENTS ANNEXES

Photocopies réalisées d'après les microfilms de la Bibliothèque nationale de France

Paris-Soir du 4 septembre 1 927 :

L'Intransigeant du 4 septembre 1927:

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