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ROQUEFORT de la Montagne Noire Un castrum, une seigneurie, un lignage Sous la direction de Pierre Clément Michel Barrère, Anne Brenon, Jean-Paul Cazes, Marc Comelongue, Jean Duvernoy, Jean-Louis Gasc, Gwendoline Hancke, b.e.a. Hadès Loubatières

Roquefort de la Montagne Noire

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Au Moyen Âge, le castrum (château et village castral) de Roquefort – situé sur la commune de Sorèze – était l’une des plus puissantes forteresses de la montagne Noire, au même titre que Saissac, Hautpoul, Cabaret ou Minerve. Il joua un rôle clef lors de la croisade contre les Albigeois, la conquête royale française du Midi et la résistance à l’Inquisition de l’hérésie devenue clandestine. Sous l’impulsion de Pierre Clément, « ré-inventeur » et responsable du site, une équipe de spécialistes (historiens, archéologues, conservateurs du Patrimoine) a été constituée dans une démarche scientifique la plus exhaustive possible. Des origines des premiers Roquefort jusqu’au tournant de la Révolution, ce volume – qui est aussi un ouvrage d’art richement illustré – collectionne la somme de ces travaux de recherche, dont la plupart sont inédits, éclairant magnifiquement ce lieu exceptionnel.

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ROQUEFORTde la Montagne NoireUn castrum, une seigneurie, un lignage

Sous la direction de Pierre Clément

Michel Barrère, Anne Brenon, Jean-Paul Cazes, Marc Comelongue, Jean Duvernoy, Jean-Louis Gasc, Gwendoline Hancke, b.e.a. Hadès

Loubatières

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La puissance et la complexité du lignage seigneurialde Roquefort, perceptible dès le xie siècle dans sesdéveloppements en Montagne Noire, Carcassès etLauragais et dans la proximité des vicomtes Trencavel,ont été mis en lumière de manière très neuve parJean-Paul Cazes. Gwendoline Hancke y reconnaît,au xiiie siècle, de Roquefort à Laurac, Montgey oules Touzeilles, un clan aristocratique particulière-ment représentatif de cette noblesse occitane enga-gée en catharisme, et comme telle posée en cible dela croisade contre les Albigeois. Qu’en est-il cepen-dant du castrum de Roquefort ? La roque bien for-tifiée des puissants féodaux a-t-elle engendré un véri-table village, comme ce fut le cas pour sa voisineDurfort ? Le questionnement est à double, voire tri-ple détente. Les premières observations archéologi-ques de Bernard Pousthomis montrent qu’un habi-tat est bel et bien venu se grouper au pied de la tourde Roquefort, mais que peut-on savoir, à partir destextes, des conditions et modalités, ne serait-ce quechronologiques, de son développement? Par ailleurs,que peut-on connaître des réalités historiques, maisaussi de la participation aux pratiques hérétiques,d’une population de tenanciers dépendant d’unlignage lui-même acquis à l’hérésie ? En dernier res-sort, l’exemple de Roquefort pourra-t-il contribuerà éclairer un peu la sociologie du catharisme occi-tan – qu’on tend parfois à limiter à l’engouementd’une élite nobiliaire? L’objet de ce travail est de ten-ter d’éclairer cet ensemble de questionnement parl’étude analytique d’un document assez particulier,puisqu’il s’agit d’une déposition en Inquisition.

Des destinées de la forteresse de Roquefort pro-prement dite, durant les années de la guerre (1209-1229), les chroniques ne disent rien. Si elles mon-trent ses chevaliers portant vaillamment les armescontre les croisés, lors de la défense de Termes oucelle de Toulouse, nul épisode guerrier ne paraît êtrevenu battre directement ses remparts. Quant à seshabitants, hypothétique société castrale d’une sei-gneurie favorable à l’hérésie, du temps de la guerre,on en ignore à peu près tout – faute de documents.

Au contraire de bon nombre de villages et castra dela proche région, dont la population a été passée aucrible, révélant l’existence de nombreuses « maisonshérétiques » publiquement ouvertes avant l’irrup-tion des croisés, Roquefort ne paraît avoir fait l’ob-jet d’aucune enquête systématique de l’Inquisitionau milieu du xiiie siècle. Largement absent des grosregistres des enquêtes de frère Ferrer (1244-45) oude Bernard de Caux (1245-1247), aucun castrumou paroisse de Roquefort ne livre donc à l’historienla mémoire d’une population susceptible de se sou-venir d’événements remontant aux premières annéesdu xiiie siècle. À peu près seules, les dépositions dedeux chevaliers des Touzeilles rattachés au lignage,Pèire et Guilhem de Corneilhe, complétées de raresmentions au hasard d’enquêtes villageoises voisines(Labécède, Nogaret…) laissent percevoir l’existenced’un castrum ou du moins une unité d’habitat héré-tique, à Roquefort, au temps de la croisade.

On est heureusement beaucoup mieux rensei-gné sur les décades suivantes. Un document isolé,mais exceptionnel, ouvre en effet de larges perspec-tives sur les réalités d’une société cathare de Roque-fort à partir des années 1230. Il s’agit de la déposi-tion devant l’Inquisition toulousaine de GuilhemRafard, religieux cathare originaire de Roquefort, et« converti » – c’est-à-dire ayant abjuré devant sesjuges. Cette abjuration explique que nous nous trou-vions devant un témoignage d’une qualité rare, c’est-à-dire particulièrement riche en détails. Capturé parl’Inquisition dans l’été 1278 au terme d’une longueerrance, le malheureux, qui vient de sauver sa vie enabjurant, prouve la sincérité de sa conversion parune dénonciation la plus exhaustive possible de sonpassé hérétique et de celui de ses proches, qu’il étalesur plusieurs séances d’aveux, entre 1278 et 1282.Les enregistrements originaux de cette longue dépo-sition sont perdus. On en a conservé un relevé parun copiste de la mission Doat, datant de la fin duxviie siècle (BnF, Doat 26, fol. 12a-45a), ce qui expli-que les assez nombreuses erreurs et incohérencesémaillant le texte ainsi sauvegardé. Jean Duvernoy,

Éléments sur la société cathare de Roquefortau XIIIe siècle à travers la déposition

de Guilhem Rafard devant l’Inquisition

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« L’inquisiteur » ;sculpture sur bois ;Gaston Schnegg.Bordeaux, Musée desBeaux-Arts. © Cliché du M.B.A de Bordeaux /photographe LysianeGauthier.

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qui en a opéré la transcription et la traduction, abien voulu les mettre gracieusement à la dispositionde ce collectif d’étude.

Ce texte copieux sera analysé ici de façon criti-que. Comparaître devant l’Inquisition n’a jamaisconstitué un acte neutre, répondant à une situationobjective de sérénité. Toute déposition est la consé-quence d’un drame humain. Le contexte indiqueassez que la sincérité des aveux du bon homme rené-gat ne peut guère être mise en doute, mais qu’ilconvient de considérer ce témoignage comme, entout état de cause et par principe, minimal. Un cer-tain nombre de faits ont pu être oubliés, voire mêmevolontairement dissimulés ou gauchis, par GuilhemRafard, aux fins de protéger des personnes prochesdirectement impliquées. Il ne faut pas non plus per-dre de vue que seule l’activité hérétique de la popu-lation de Roquefort a fait l’objet de la curiosité desinquisiteurs ; sa face « bonne catholique », autant

qu’elle ait pu exister de façon isolée, est par prin-cipe passée sous silence.

Né dans un foyer de « bons croyants » de Roque-fort un peu avant 1225, Guilhem Rafard a lui-mêmemené une vie de « bon croyant » à l’abri d’une sei-gneurie où l’hérésie, devenue clandestine, restaitrelativement protégée, avant de gagner la Lombardievers 1270 pour se faire bon homme cathare. Revenuau pays en 1274, au temps de tous les périls, c’esttraqué par l’Inquisition qu’il vit les quelques annéesde son ministère clandestin, jusqu’à sa capture. Sontémoignage éclaire donc de façon directe une périoded’une cinquantaine d’années, correspondant en grosau tiers central du xiiie siècle, précisément les années1228 à 1278. Il comporte cependant une totale zoned’ombre, entre 1238 et 1250 – correspondant autemps de sa jeunesse, suivie d’une période mal éclai-rée encore, entre 1250 et 1260. On relève donc deuxpoints forts dans le récit, lui-même haché et dés-tructuré, des aveux du bon homme renégat : tout

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Les gorges du Sor depuis le castrum de Roquefort.

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d’abord les dix années 1228-1238, correspondant àson enfance ; enfin les quinze années 1260 à 1275,qui sont celles de son engagement comme agent etpasseur des hérétiques, puis comme bon homme.C’est donc de manière inégale qu’on pourra dresserun tableau de la société cathare de Roquefort aulong du xiiie siècle, en fonction des deux focus indi-qués.

On cherchera essentiellement ici à rétablir unechronologie vraisemblable des événements et situa-tions rapportés par Guilhem Rafard, et à leur ren-dre le plus possible de leur sens en les mettant enperspective au sein de leurs divers contextes – lesconfrontant aux informations données par les autressources, les rétablissant rapidement dans le courantde l’histoire elle-même. Un peu de vie s’en échappeincontestablement, qui vient peupler les mursaujourd’hui presque totalement arasés du castrumde Roquefort.

1. UN CASTRUM CATHARE AU TEMPS DE LA CROISADE

CONTRE LES ALBIGEOIS (1209-1229) ?

Vingt ans avant la naissance de Guilhem Rafard,dans les premières années du xiiie siècle, nous nesavons guère qui occupe, de fait et de droit, que cesoit de façon permanente ou occasionnelle, les don-jon et logis seigneuriaux qui surplombent le castrumde Roquefort. S’agit-il, directement, de la lignée dela « dame de Roquefort », cette probable veuve d’unseigneur resté innommé? En ces premières annéesdu xiiie siècle, elle est connue comme religieusecathare, ce qu’on appelle alors une « bonne femme ».Peut-on croire alors que les temps sont à la paix ? Laplupart des enfants qu’on peut attribuer à la « dame »ont, comme elle, franchi le pas de l’entrée en reli-gion 1. Ses fils Bec et Arnaut Raimond sont d’oreset déjà attestés bons hommes, pour le premier enmaison communautaire, à Roquefort-même ; sonfils Auger le sera quelques années plus tard. Quantà son fils Bernat Raimond, il est archidiacre catho-lique – et bientôt sera élu évêque de Carcassonne.Romangas, bonne femme à Puylaurens, est peut-être sa fille. De la copieuse progéniture seigneuriale,il ne reste ainsi, dans la vie civile, qu’un fils cheva-lier, nommé Guilhem, pour remplir les obligationspolitiques, militaires et administratives qui incom-bent au lignage. Ainsi qu’une fille, Orbria, mariéeà un Corneilhe, coseigneur des Touzeilles, et mèrede trois jeunes gens, Isarn, Pèire et Guilhem.

Par la déposition de Pèire de Corneilhe devantl’inquisiteur Ferrer en 1243, on connaît quelques

détails des fréquentations hérétiques du clan. Encoreécuyer, avant l’irruption de la croisade de 1209, lejeune Pèire suit les chevaliers – son frère Isarn Tren-cavisa, ses parents et cousins Donat de Caraman ouGéraut de Roquefort – visitant à Laurac la maisonde la bonne femme Blancha, mère de son cousinAimeric de Montréal, à Caraman la maison de labonne femme Guillelma, à Vauré la maison des bon-nes femmes Ermengart de Berlande et Rixenda deMontmaur, qui toutes sont de sa parentèle. Dansles mêmes années, son frère Guilhem de Corneilhe,encore enfant, suit en portant des chandelles l’en-terrement du chevalier Raimond, coseigneur deSaint-Paul-Cap-de-Joux, au cimetière cathare de laville. En 1207, le chevalier Donat de Caraman, frèrede la bonne femme Guillelma, est consolé sur sonlit de mort par le diacre cathare de Caraman, Gérautde Gourdon, en présence de son seigneur Jordan deRoquefort, l’homme fort du lignage, qui tient Mont-gey. Géraut de Gourdon, le prélat cathare qui offi-cie, avant d’entrer dans les ordres hérétiques, avaitété chevalier et coseigneur de Caraman, aux côtésdu mourant à qui il confère le sacrement du salut.Quelques mois plus tard, en 1209, à l’irruption dela croisade, pour défendre les siens, il quittera l’Égliseet reprendra les armes – avant de se faire à nouveaubon homme en 1225. Comme lui, le bon hommeArnaut Raimond de Roquefort, l’un des trois frèresbons hommes de l’évêque de Carcassonne, l’un desfils religieux de la « dame de Roquefort », abandon-nera sa communauté de bons chrétiens pour se bat-tre comme un chevalier contre les croisés, avant deregagner fidèlement les ordres cathares sur ses vieuxjours.

La croisade prend cet univers de plein fouet.Guilhem de Roquefort, le fils resté laïque de la« dame de Roquefort », combat avec déterminationles croisés : en 1210, il est l’un des farouches défen-seurs de Termes, où sa mère, décrite comme pessimaheretica par le chroniqueur cistercien Pierre de Vaux-Cernay, est enfermée, sans qu’on sache pourquoi (yvivait-elle en communauté de bonnes femmes, siloin de sa Montagne Noire ?) 2. En 1211, il périt endéfendant Toulouse. Du castrum de Roquefort, uneimage nous est transmise, comme dans l’éclair d’unflash, par le témoignage du jeune chevalier Pèire deCorneilhe, membre du clan aristocratique 3. En1209, il fait partie de la garnison qui assure la défensede la place. Et c’est ainsi qu’il voit un jour entrerdans le castrum « bien trois cents hérétiques (tra-duire bons hommes et bonnes femmes) », proba-bles membres des communautés du bas pays, quicherchent un refuge contre l’avancée des croisés. Lechiffre est considérable, pose question à qui connaîtle site de Roquefort. L’archéologie révélera peut-êtreun jour prochain quelle était la configuration du

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village fortifié au début du xiiie siècle, son étendue,sa capacité en habitat. Les nouveaux venus s’instal-lent-ils durablement, et dans leur totalité, dansl’étroite enceinte du castrum ? Sont-ils hébergés parpetits groupes au sein des foyers villageois – ce quiimpliquerait une population préexistante assez nom-breuse ? Se construisent-ils de petites maisons etcabanes nouvelles, sur le mode du village de refugecathare de Montségur ? Ne faut-il pas plutôt imagi-ner que les réfugiés, d’abord repliés en masse dansRoquefort, dans le vent de panique de l’été 1209qui secouait les vicomtés Trencavel, se sont ensuitepeu à peu écoulés et répartis, en direction des loca-lités du comté de Toulouse? Pèire de Corneilhe indi-que que dans Roquefort les religieux fugitifs prê-chaient. Lui-même les visitait « dans leurs maisons »,y mangeait, écoutait leurs prédications.

On ignore de fait si le castrum de 1209, parmison habitat villageois lui-même peu documenté,comptait des maisons religieuses préexistantes, lespremiers témoignages d’une présence cathare –comme d’une population villageoise proprementdite – dans Roquefort demeurant extrêmement flousau niveau de leurs datations. Pèire de Corneilheavoue avoir escorté, « vers 1209 », sept bons hom-mes, en compagnie de son oncle le chevalierGuilhem, depuis Roquefort jusqu’à l’église de Grais-sens, près de Saint-Félix. De part et d’autre de l’ar-rivée des croisés, les perspectives ne sont pas lesmêmes. Si l’événement se situe à la fin de l’année1209, ce groupe peut représenter une fraction destrois cents réfugiés, soucieux de gagner une autreplace refuge. Inversement, si les choses se passentau début 1209, ces bons hommes peuvent repré-senter des membres d’une communauté de bonshommes desservant paisiblement le village de Roque-fort. « Vers 1210 » encore, sans malheureusementqu’on puisse préciser mieux, deux maisons religieu-ses cathares sont signalées dans Roquefort. Une mai-son de bons hommes est évoquée par Guilhem deCorneilhe, à propos de son oncle Bec de Roquefortet de ses compagnons ; une maison de bonnes fem-mes par un nommé Pèire Guilhem, de Labécède, àpropos de sa mère Brunissen et de ses compagnes4 ; rien ne permet pourtant de savoir avec certitudesi ces religieux faisaient partie des trois cents fugi-tifs repliés dans Roquefort, ou s’ils y vivaient déjàen communauté avant les événements.

Quoi qu’il en soit, deux éléments caractéristi-ques sont apparus déjà, que la suite de l’histoire héré-tique de la seigneurie de Roquefort ne fera queconfirmer, mais qu’il importe de mentionner déjàici. Tout d’abord, le rôle de place refuge tenu par lesite fortifié. Trois cents religieux fugitifs pénètrenten 1209 à l’intérieur de l’enceinte castrale – l’image

d’un Montségur de la Montagne Noire monte spon-tanément à l’esprit. De fait, comme nous le verronsplus en détail, et selon le même schéma chronolo-gique qui structure l’histoire de Montségur – maisaussi celle de bien d’autres forteresses méridionales– Roquefort recevra deux vagues successives de peu-plement hérétique, correspondant aux deux pério-des de trouble que constituent, d’abord, l’irruptionde la croisade de 1209, en second lieu les lende-mains du traité de Paris de 1229. Longtemps, unecertaine « paix cathare » sera assurée dans Roquefortaux religieux clandestins, grâce à la protection plusou moins tacite d’un lignage seigneurial profondé-ment complice.

Par ailleurs, il faut souligner que la proximité-promiscuité voire mixité des ordres cathares et duclergé catholique local, qu’une bonne sociologie del’hérésie méridionale laisse assez généralement appa-raître à travers les comtés et vicomtés occitans, estici particulièrement bien illustrée. L’exemple de laprogéniture religieuse de la « dame de Roquefort »,alignant côte à côte bons hommes cathares et évê-que catholique, en est la figure de proue. D’autrescas particuliers viennent renforcer l’impression. Àune date indéterminée, aux alentours de 1217, lorsde circonstances et pour des raisons qu’on ne peutpréciser, la dame des Touzeilles, Orbria, fille de la« dame de Roquefort », ainsi que ses deux fils sur-vivants, Pèire et Guilhem de Corneilhe, entrent enreligion en l’abbaye bénédictine de Sorèze. À l’ins-tar de quelques autres du même ordre, l’établisse-ment abrite peut-être des communautés catharesdéguisées 5. Mais les temps ne sont pas à la dissimu-lation. Dans les années 1220-1226, qui voient lareconquête des comtes occitans, après l’échec de lacroisade Montfort et avant l’irruption de la croisaderoyale, les Églises cathares meurtries par la guerre sereconstruisent et bénéficient à nouveau d’un véri-table statut de normalité.

« À l’époque, les hérétiques résidaient publique-ment » (dans Sorèze), précisent ainsi plusieurs témoinsdevant l’Inquisition. On a en tout cas l’indicationqu’avant de retourner au monde, avant 1230, y pren-dre épouse et y reprendre leurs habitudes de cheva-liers croyants d’hérétiques, les frères Corneilhe, « moi-nes de Sorèze » n’ont pas cessé de se comportercomme tels ; assistant au consolament d’un noble dulieu, tandis que leur mère, la moniale Orbria fré-quente la bonne femme Rixenda Baussan et sa com-pagne Bernada d’Auvezines 6. Il faut dire qu’alors lecuré de Sorèze lui-même, Raimond de Tréville, estl’ami des bonnes femmes; il a deux sœurs parmi elles;accompagné de son fils, le petit Joan, âgé de neuf àdix ans, ce prêtre visite chez elles Rixenda Baussanet sa compagne, reçoit chez lui, durant une semaine,

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d’autres bonnes femmes de passage ; et qu’en outreRixenda Baussan, de son côté, se rend à l’église pourassister à la messe 7. Significativement, sur un plananthroponymique, on remarquera que le notaire del’inquisiteur qui interroge cinquante ans plus tard cemême petit Joan, fils de curé, le nomme JohannesClericus ou Clerici : Joan « le clerc », ou « du clerc »,en occitan Joan Clergue; pour autant, le Joan Clerguequ’on retrouvera, à Roquefort, quelques décenniesplus tard, parmi les fidèles du bon homme traquéGuilhem Rafard, est probablement un homonyme,car une famille Clergue y est déjà attestée…

Pendant ce temps, exemple du haut clergé méri-dional fraternisant avec l’hérésie, le frère de la dameOrbria, Bernat Raimond de Roquefort, évêque deCarcassonne, a été déposé par les croisés en 1211au profit de l’abbé cistercien Guy de Vaux-Cernay ;puis rappelé en 1224 par le peuple chrétien du lieu,alors que Raimond Trencavel reprenait possessionde la ville de ses pères ; et finalement chassé à nou-veau en 1226 par la croisade du roi de France. Lapapauté victorieuse est désormais en capacité d’im-poser sur le pays soumis un cadre de prélats, sou-

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Le pog de Montségur.

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vent cisterciens, et fidèles à Rome; mais durant plu-sieurs décennies encore, et la seigneurie de Roquefort,grâce à la déposition de Guilhem Rafard, en four-nira des témoignages, alors que certains curés,comme Guilhem de Belleserre à Sorèze, se feront« chasseur d’hérétiques », d’autres desservants deparoisse garderont leur proximité avec leurs frères,proscrits par Rome 8.

« Il y a 25 ans », c’est-à-dire vers 1220, se souvienten 1244, devant l’Inquisition, Guilhem Pèirer, duvillage de Nogaret9, les bons hommes Bec et Augerde Roquefort, frères de l’évêque de Carcassonne,vivaient en maison religieuse à Durfort, sous la pro-tection de leur cousin Jordan de Roquefort, seigneurde Montgey. Auprès de leur communauté, officie lebon homme Arnaut Huc, futur diacre cathare de Viel-morès. Ce dignitaire hérétique n’est autre qu’un ancienprêtre, qui reviendra du reste à la foi catholique en1256. En 1228, rendu à la vie civile, le chevalier Pèirede Corneilhe, ancien moine de Sorèze et coseigneurdes Touzeilles, malade, fait pour la première fois appelaux soins du bon homme Guilhem Bernat d’Airoux,médecin attitré de la bonne société cathare de la région.Dans une maison villageoise de Roquefort, vit alorsun tout jeune enfant nommé Guilhem Rafard.

2. L’ENFANCE DE GUILHEMRAFARD (1228-1238)

Devant l’Inquisition toulousaine, d’août 1278 àmai 1279 (plus un ajout en janvier 1282), GuilhemRafard, bon homme renégat, qui a prêté serment derévéler toute la vérité en matière du crime d’héré-sie, sur soi et sur autrui, fait appel à des souvenirsremontant pour certains à son enfance. Seule sa pre-mière déposition, correspondant à ses aveux pro-pres, suit un certain fil directeur – celui d’un rapiderécit chronologique de sa vie ; pour le reste, c’estdans le désordre le plus total qu’il livre un demi-siè-cle de faits hérétiques commis en sa présence – etqui forment autant de dénonciations. À la demandedu juge-enquêteur, il situe approximativement cha-cun de ces témoignages, indiquant: c’était il y a envi-ron vingt ans, c’était il y a quatre ans, les souvenirsrécents étant bien sûr les plus fiables et précis. Leséléments de son enfance, lointaine déjà, sont par luisitués dans une fourchette de datation compriseentre « il y a environ 50 ans » – soit vers 1228, et« il y a environ 40 ans » – soit vers 1238, en passantpar « il y a environ 45 ans » – soit vers 1233. Mal-heureusement, à l’intérieur de la décade ainsi iso-lée, on constate un certain « vrac » dans les infor-mations, certaines incohérences conduisant à situerplutôt avant 1230 des événements donnés pouréchus vers 1235, et réciproquement. On se gardera

donc de toute prétention à une exactitude horlo-gère, tout en se félicitant de disposer d’éléments par-faitement gratifiants pour brosser à grands traits letableau d’un quotidien hérétique du castrum deRoquefort dans les premières années de la domina-tion toulousaine sur la seigneurie.

L’irruption de la croisade royale, installant unsénéchal de France à Carcassonne à partir de 1226,a en effet changé considérablement la donne sur leMidi languedocien. Les protecteurs des hérétiquessont les vaincus de l’histoire. En 1229, lorsque lecomte de Toulouse signe la paix, c’en est fini desvicomtés Trencavel, définitivement rattachées à lacouronne ; le comte de Toulouse s’est certes engagéà prendre de graves mesures contre l’hérésie, maisnul ne peut encore prévoir qu’à terme la fin du comtéde Toulouse est inscrite dans la clause du mariage deson héritière, la jeune Joana, avec un prince capé-tien. Raimond VII de Toulouse sort de la guerre ren-forcé sur le plan politique. Il a regagné sa légitimitécomtale – perdue en 1215 lors du concile du Latran;il gagne des places aux dépens des vicomtés Trencaveld’Albi et Carcassonne, démembrées. Le piémont dela Montagne noire – y compris Roquefort, et jusqu’àHautpoul – désormais relève de sa suzeraineté directe,au lieu d’être transmise au roi. Ainsi, malgré le bru-tal plongeon dans la clandestinité qu’implique, pourles Églises cathares occitanes, le tournant de 1229,l’écran protecteur de Raimond VII permettra certai-nes coudées franches à bon nombre de seigneurs amisdes bons hommes et soumis en façade seulement.

Jusqu’à l’échec de la « guerre du comte » de 1242-43, suivi de la chute de Montségur en 1244, c’est àla faveur d’un appui tacite de Raimond de Toulousequ’un Jordan de Roquefort à Roquefort et Durfort,ou un Jordan de Saissac à Hautpoul, Dourgne ouPuylaurens, pourront faire de leurs places fortes derelatifs lieux de sûreté pour les clandestins. Tandisqu’en comté de Foix, le seigneur de Péreille accueillel’évêque cathare de Toulousain et sa hiérarchie enson nid d’aigle de Montségur. Et alors qu’un peupartout, en Carcassès, en Albigeois, et même en Tou-lousain malgré des heurts très vifs avec le comte etles capitouls, à partir des années 1233-1235, l’Égliseinstalle peu à peu, avec l’appui du roi, l’institutionpolicière d’une répression systématisée, l’Inquisi-tion.

Dans les premiers souvenirs d’enfance deGuilhem Rafard, les religieux cathares sont présentsà Roquefort ; et Roquefort lui-même se dessinecomme un véritable village, dont ressortent quel-ques maisons, en général très peuplées. Le déposant,pour cette période de sa vie, cite les noms d’envi-ron quarante-cinq habitants de Roquefort (sans

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compter les religieux cathares). On ne peut cepen-dant induire de cette indication un chiffrage de l’en-semble de la population, puisque seules les person-nes impliquées dans l’hérésie sont mentionnées parGuilhem Rafard ; et qu’en outre, il ne signale guèreque des adultes, responsables de leurs actes, passantainsi sous silence toute une vaste frange de la popu-lation du castrum – en particulier les enfants, leséventuels bons catholiques et les indifférents. Roque-fort se dessine pourtant sous la configuration d’unvéritable village, même s’il est probablement de tailleassez réduite (moins de cent habitants ?).

La famille de Guilhem est fidèle du catharisme.Chez lui, c’est-à-dire dans la maison de ses père etmère, Bernat et Raimonda Rafard, logent aussi qua-tre bonnes femmes. Trois sont nommées : RaimondaAutier, qui est originaire de Villepinte, Beldona, sasocia, qui est de Verdun en Lauragais, et Alamanda,dont on ne sait rien. À cette époque, c’est-à-dire vers1230, Guilhem est un enfant « de six à dix ans ». Ila encore un petit frère, prénommé Raimond ; onapprendra par la suite qu’il a aussi une sœur, pré-nommée Azalaïs – mais elle n’apparaît pas dans lessouvenirs d’enfance du bon homme renégat ; il nela mentionnera qu’adulte et mariée. Peut-être n’était-elle qu’un nourrisson sans intérêt, au moment de lamort de leur mère ; peut-être est-elle née bien plustard, d’un second lit du père, Bernat Rafard.

Ce qui saute aux yeux immédiatement, lorsqu’onconsidère la maisonnée Rafard, c’est la présence enson sein de quatre religieuses cathares – Raimonda,Beldona, Alamanda et leur sœur. En outre, si l’onrecoupe l’ensemble des indications que donneGuilhem pour cette période, on a bien l’impressionqu’elles y sont à demeure, pour un séjour relative-ment durable, et non simplement de passage. Onconstate également que d’autres maisons de Roque-fort, dans les mêmes années, abritent elles aussi desreligieux cathares : les bons hommes Rogier, origi-naire de Lasbordes, et son socius Villacilhon, demeu-rent chez les frères Guilhem et Raimond Arimand ;ils y sont rejoints par les Rogières – c’est-à-dire lessœurs, bonnes femmes, de Rogier de Lasbordes,dont on connaît par ailleurs les prénoms : Pèirona,Dias et Guillelma 10. Un autre villageois, BernatPèire Mercadier, garde également chez lui « trois ouquatre » bonnes femmes, qui tiennent son ménageet lui font la cuisine, car il n’est pas marié… PonsMercadier et sa femme Ermengart abritent chez euxdeux bons hommes, Estieu et Ferrand, ainsi quedeux bonnes femmes anonymes. Ce qui donne untotal de quinze à vingt religieux cathares, répartispar petites communautés d’hommes ou de femmes.Ces religieux sont régulièrement visités, selon leurrègle, par leur diacre, Guilhem Vidal, et son com-

pagnon rituel – son socius – qui prêchent aussi pourles croyants du village, en particulier dans la mai-son Rafard.

Quinze à vingt religieux cathares, pour une popu-lation croyante à peine deux à trois fois plus élevée ;comme les 300 bons hommes et bonnes femmessignalés par Pèire de Corneilhe pour s’être réfugiésdans le castrum en 1209 à l’arrivée des croisés, ceshôtes du Roquefort de 1230 sont visiblement desclandestins, des « réfugiés politiques ». Il est frap-pant que, parlant de la société de Roquefort,Guilhem Rafard, notre seule source, jamais ne laissefiltrer l’expression de « maison d’hérétiques » ; jamaisn’indique que Roquefort, en 1230 ou antérieure-ment, ait disposé de communautés hérétiques per-manentes, « vivant publiquement en leurs maisonsreligieuses propres » – selon l’expression consacréedes interrogatoires d’Inquisition. Il n’évoque, trèsclairement, que ces sortes de communautés de for-tune, installées de façon récente et sans doute pro-visoire, au gîte des foyers paysans les plus croyants.

Pas de « maisons cathares » à Roquefort, donc,pas d’établissement religieux communautaire, maisune population croyante assez fournie et un envi-ronnement politique assez protecteur pour qu’aulendemain du traité de Paris de 1229, réduisant leshérétiques à la clandestinité, un certain nombre debons hommes et bonnes femmes provenant de loca-lités menacées aient demandé l’asile du castrum. Ilset elles n’y fondent pas de maison religieuse, mais,dans l’espoir sans doute d’un retournement de lasituation, sont accueillis chez l’habitant. Le paral-lèle avec l’histoire de Montségur est parlant. À Mont-ségur, dans la même période, les évêques catharesde Toulousain, de Razès et d’Agenais, avec leur hié-rarchie et d’assez importantes communautés reli-gieuses, s’installent ouvertement et construisent leursmaisons et cabanes dans le castrum des seigneurs dePéreille, dont ils font un château pirate, un nid defaydits et de hors-la-loi. Dans des forteresses de mon-tagne comme Roquefort, ou encore Hautpoul, dontles seigneurs flirtent avec les limites de la légalité –ils ne sont pas excommuniés et contumaces commeceux de Montségur, les hérétiques reçoivent asile,mais ne sont hébergés qu’en surimpression à la popu-lation locale.

Guilhem Rafard indique clairement la prove-nance de bon nombre de ces clandestins : ils sontdes voisins, émanant des communautés du bas pays.Les bons hommes Estieu et Ferrand ont quant à euxfui la sénéchaussée royale de Carcassonne, car ilssont attestés avoir précédemment vécu en commu-nauté à Laure-Minervois (1224-1226). 191

Éléments sur la société cathare de Roquefort au XIIIe siècle…

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Ce sont parfois leurs propres familles qui ontpris soin de conduire les religieux clandestins à l’abrides murailles et des foyers amis de Roquefort.Guilhem Rafard se souvient ainsi de l’arrivée desbonnes femmes chez ses parents. Elles étaient escor-tées par le tisserand de Verdun, Bernat Faure, beau-frère de Beldona 11, et par les frères de Raimonda,Bernat et Guilhem Autier, de Villepinte. Par la suite,les liens n’ont pas été rompus. Le clan Autier aconvoyé du ravitaillement aux proscrites: une jumentchargée de blé et de fèves écossées, conduite par Ponset Guilhem Autier, accompagnés de Raimond Amiel,tous de Villepinte. Après avoir déchargé, les visi-teurs sont allés saluer les bons hommes installés chezles frères Arimand. Presque toujours, les liens reli-gieux se doublent de liens de parentèle, la sociabi-lité hérétique plus que jamais se confond avec leréseau des solidarités villageoises, à fondement fami-lial aussi bien qu’économique, tissées sans doute tra-ditionnellement entre montagne et piémont, ou baspays. De Roquefort et Durfort à Villepinte, Verdun– mais aussi Labécède, Lasbordes, Dreuilhe, etc. –et réciproquement, les va-et-vient sont permanents.En ces années 1230, le jeune Raimond Berthoumieu,adolescent, originaire de Verdun, est bouvier àRoquefort, pour son oncle Guilhem Arimand, quiabrite les bons hommes; chez Bernat Pèire Mercadier,loge encore Pèire Bourrel, de Verdun, avec son valetPèire de Mire, qui « a au moins deux tantes » parmiles bonnes femmes hébergées chez l’hôte célibataire.

Telle que décrite par le renégat de 1278, la sociétécathare du Roquefort de 1230 s’organise autour desreligieux hébergés. Les croyants les visitent respec-tueusement chez leurs hôtes, leur apportent des pré-sents, leur font leurs dévotions, assistent aux céré-monies religieuses. C’est ainsi que tant de nomsd’habitants de Roquefort ont été préservés. GuilhemRafard cite à l’inquisiteur ceux qu’il a personnelle-ment rencontrés auprès des réfugiés. Dès l’arrivéedes bonnes femmes dans la maison Rafard, ce sontles frères Arimand : Raimond et Guilhem, les frèresMercadier : Auger, Pèire et Bernat Pèire ; c’est encoreRogier Maire, et les épouses croyantes : Ermengart,femme de Raimond Mercadier, Azalaïs, femme d’Es-tève Arland, et cette autre Azalaïs, femme deGuilhem Arimand. D’autres croyants sont indiquéscomme n’étant pas – ou n’étant plus, en 1278 – deRoquefort, ainsi Raimond Bassens, de Lasbordes.

Les événements religieux vraiment marquants,dans un quotidien cathare villageois, sont les conso-laments de croyants sur leur lit de mort – et l’inqui-siteur est particulièrement friand de les voir dénon-cés, ce qui lui permet d’identifier les croyants d’hé-rétique les plus engagés. L’enfant Guilhem Rafarda assisté à au moins trois cérémonies de ce type, à

commencer, pour son malheur, par le consolamentde sa propre mère, dont il est très tôt orphelin. Lesbonnes femmes hébergées dans la maison familialey prennent leur part – assistant probablement lamalade en ses derniers moments. Entourée des reli-gieuses cathares, de son mari Bernat et de son filsGuilhem, Raimonda Rafard fait sa bonne fin desmains de Rogier et Villacilhon, les deux bons hom-mes logés chez les frères Arimand. Son plus jeunefils, Raimond, trop petit, n’assiste pas à la cérémo-nie. Y assistent des voisins sans doute proches, PonsMercadier, sa femme Ermengart et sa belle-mèreAzalaïs, femme d’Estève Arland/Arnaut 12.

Après la mort de la mère, dans la maison Rafard,ce sont, durant un temps indéterminé, les quatrebonnes femmes, Raimonda, Beldona, Alamanda etleur sœur, qui prennent en charge les deux garçon-nets. Du témoignage de Guilhem Rafard, elles lesfont manger à leur table, et leur apprennent les pra-tiques de base de la foi cathare : comment recevoirle pain bénit par elles, et prononcer les formules debénédiction à chaque plat. Elles leur enseignentaussi, ajoute-t-il, à « dire le Notre Père », ce qui necorrespond pas à ce qu’on sait par ailleurs, de façontrès précise, des rites cathares 13. Seuls, des adultesdoués de raison, au terme du long noviciat devantles conduire à l’ordination en tant que bons chré-tiens, ont le droit de dire la prière des bons chré-tiens, la prière donnée par le Christ aux apôtres, etqui s’adresse directement à Dieu. Une cérémoniepropre de « transmission de l’oraison dominicale »précède ainsi la cérémonie d’ordination. L’erreur, sierreur il y a, est particulièrement étonnante dans labouche d’un ancien bon homme, par définition bienau courant des pratiques de son Église – et qui effec-tivement prend soin d’indiquer à son inquisiteurque son petit frère Raimond n’avait pas l’âge requispour simplement assister au consolament de leur mèremourante ; à l’occasion d’un événement postérieur,il se dit lui-même trop jeune encore pour saluerrituellement les bons hommes d’un melhorier.

On ne sait comment interpréter cette apparenteincohérence. Les bonnes femmes ont-elles fait mon-tre de trop de zèle en entreprenant un enseignementreligieux un peu poussé des enfants, du moins del’aîné d’entre eux ? Le petit Guilhem avait-il mani-festé une vocation précoce ? Sans doute, plus sim-plement, existait-il une certaine marge de toléranceentre la lettre des règlements intérieurs des Églisescathares et la pratique au quotidien des communau-tés. Quoi qu’il en soit, sans sombrer dans une psy-chologie sommaire, on peut faire la remarque quele futur bon homme a vraiment rencontré le catha-risme dans un épisode particulièrement émotion-nel de son enfance, marqué du visage de sa mère

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disparue et de présences féminines protectrices. Onnotera encore qu’assez rapidement, Bernat Rafard,le veuf de Raimonda, va se remettre en ménage avecsa servante, Bernada Bosc, originaire de Verdun –et que Guilhem Rafard présente vers 1233 commela concubine de son père.

À une date indéterminée, postérieure sans doutede peu à la bonne fin de sa mère, le jeune Guilhemassiste à deux autres consolaments de personnes pro-ches de la famille. Lorsqu’à Durfort, AzalaïsArland/Arnaut reçoit le sacrement de la bonne findes mains des bons hommes Estieu et Ferrand, à quielle lègue du blé, Guilhem Rafard se dit trop jeuneencore pour effectuer le melhorier rituel aux religieuxprésents. Cette Azalaïs, désormais qualifiée de veuved’Estève Arland, avait été au nombre des proches,lors du consolament de la mère de Guilhem Rafard.Autour de la mourante, une assistance largementféminine. C’est Pons Mercadier qui, de Roquefort, aamené les bons hommes officiants ; mais sa femmeErmengart de son côté est venue avec les deux bon-nes femmes de sa maison; autour de la consolée, sepressent encore trois veuves de Roquefort, qu’on peutimaginer particulièrement pieuses: Arnauda Arimand,Azalaïs Arimand et Azalaïs Fouguet, ainsi que Rai-monda, femme de Pons Arland. On ignore pourquoiAzalaïs, veuve d’Estève Arland, de Roquefort, estmorte à Durfort dans ces années 1230. GuilhemRafard, par ailleurs, prend soin de préciser à l’inten-tion de l’inquisiteur, qui probablement prépare déjàses dossiers d’instruction, que désormais les croyan-tes de Roquefort qu’il vient de dénoncer, habitent desvillages du plat pays : Lasbordes, Villemagne, Garre-vaques et même Buzet.

Enfant, Guilhem Rafard assiste encore au conso-lament du beau-frère de la même Azalaïs Arland,morte à Durfort. Sicard Arland, frère d’Estève, reçoitle sacrement de la bonne fin des mains de deux bonshommes, à qui il lègue deux ruches d’abeilles. Ils luiont été amenés de Durfort par son neveu et homo-nyme Sicard Arland. Deux remarques : ce neveu boncroyant est peut-être le fils d’Azalaïs et Estève Arland,ce qui expliquerait qu’après son veuvage AzalaïsArland, de Roquefort, soit allée vivre – et mourir –auprès de son fils qui, pour une raison ou une autre,fait sa vie à Durfort. Par ailleurs, le recours à desbons hommes de Durfort pour une urgence situéeà Roquefort paraît indiquer qu’au moment de ceconsolament les bons hommes habituellement héber-gés à Roquefort sont indisponibles – absents défi-nitivement ou juste en déplacement. Quoi qu’il ensoit, la foule des croyants de Roquefort se presseautour de Sicard Arland. Il y a Arnauda Arimandet les autres pieuses femmes, Azalaïs veuve Fouguet,Ermengart, femme de Raimond Mercadier, Rica,

femme de Rogier Maire, et des hommes de Roque-fort, Raimond de Bassens, Arnaut Bel, Pèire de Gar-ris, « et beaucoup d’autres de Roquefort qui depuissont morts » – ajoute le bon homme renégat de1278.

À l’intention de l’inquisiteur, Guilhem Rafardprécise pourtant l’actuel domicile de ceux qui ontsurvécu et peuvent donc faire encore l’objet de pour-suites. Beaucoup, il faut le souligner, ont quittéRoquefort, pour des villages comme Puginier, Saint-Félix, Garrevaques et même, pour ce qui est de RicaMaire, Cabrespine en Cabardès. Mais, pas plus quenaguère au chevet d’Azalaïs Arland, il ne cite sonpère dans l’assistance. Bernat Rafard est pourtantbon croyant cathare, d’autres épisodes en témoi-gnent, et à cette date il est encore vivant. Est-ce unoubli ? Comment imaginer l’enfant Guilhem, tropjeune encore pour saluer rituellement les bons hom-mes, mais assistant seul à une cérémonie aussisérieuse ? Probablement, comme à Durfort, a-t-il

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Éléments sur la société cathare de Roquefort au XIIIe siècle…

Entre Roquefort et Durfort, le gouffre

de Malamort(photographie fin XIXe).

Collection privée.