Rousseau et l'autobiographie

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    Philippe Lejeune, Genve, 26 mai 2012 Confrence aux Journes de lAutobiographie (APA)

    Rousseau et la rvolution autobiographique

    Jemploie le mot rvolution parce quil ma t souvent reproch, depuis que je travaille sur lautobiographie, davoir pos Rousseau comme origine de lautobiographie moderne, comme si javais pris, navement, au pied de la lettre la premire phrase des Confessions : Je forme une entreprise qui neut jamais dexemple . Toutes les personnes cultives connaissent les multiples traditions qui fondent lentreprise de Rousseau : lautobiographie religieuse, depuis saint Augustin, lautoportrait, depuis Montaigne, les mmoires apologtiques, les romans picaresques ou dapprentissage, etc. Tous ces genres, assimils par Rousseau, ont t en mme temps mtamorphoss par lui, dans un acte brutal, une sorte de coup dtat fondateur de notre modernit. Jai sans doute eu tort, dans mon premier ouvrage, LAutobiographie en France (1971), dexprimer ma perception de cette rupture, et ladmiration quelle minspirait, en ayant lair de faire des Confessions une origine absolue. Jtais all jusqu appeler tout ce qui les prcdait prhistoire de lautobiographie , comme si lhistoire commenait avec elles. Le mot rvolution est plus juste, plus fort. Rousseau na rien invent, soit : mais il a tout reconfigur. Lcriture des Confessions est un acte dune grande audace, qui fut rellement, dans lhistoire, une rupture , immdiatement perceptible par les contemporains. La premire partie, publie au printemps 1782, fut un vnement, et mme un traumatisme mot qui, dailleurs, conviendrait encore pour qualifier la raction de bien des lecteurs daujourdhui En voici deux signes :

    - le texte des Confessions publi en 1782 tait (lgrement, mais significa-tivement) censur : on ne connat le texte intgral que depuis le dbut du XIXe sicle ; cette censure na pas t exerce par le pouvoir royal, ni, comme Rousseau le redoutait, par ses ennemis, mais par ses amis Moultou et Du Peyrou, infidles excuteurs de ses volonts, et qui lont trahi pour le sauver, effrays dune audace dont ils craignaient quelle ne perdt leur grand homme. Ils ont donc supprim la scne dexhibitionnisme qui ouvre le livre III, et tous les pisodes touchant aux entreprises homosexuelles dont Rousseau jeune a t linnocente cible. Ils avaient

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    bien raison davoir peur, puisque ce qui reste, et qui nest pas rien, a suscit un toll

    - la presse contemporaine sest partage, mais mme les amis de Rousseau firent quelques rserves, quant ses ennemis, ils taient la fois indigns et interloqus, le livre a suscit des articles violents et moqueurs, pas seulement cause de son indcence, mais parce que le projet mme des Confessions restait incomprhensible et du coup paraissait ridicule. Ecoutez le critique de lAnne littraire :

    Si pour gayer sa vieillesse, J.-J. avait besoin de se rappeler le souvenir de ses premires annes, ne pouvait-il pas se procurer cette satisfaction sans importuner les lecteurs de bagatelles qui nont pour eux aucun intrt ? Ne pouvait-il pas rire tout son aise du tour quil a jou la vieille Clot, en pissant dans sa marmite, sans informer le public dune pareille circonstance ? Et o en serions-nous, si chacun sarrogeait le droit dcrire et de faire imprimer tous les faits qui lintressent personnellement, et quil aime se rappeler ?

    O en serions-nous ? Nous en serions l o nous en sommes aujourdhui, o dautres critiques continuent malgr tout disqualifier comme insignifiantes les histoires de vie. Rousseau ncrit pas pour gayer sa vieillesse , mais pour comprendre ce qui lui est arriv, et ce quest une vie humaine. Son projet anthropologique chappe au critique de lAnne littraire, qui lit les Confessions en nonnant, comme sil faisait le mot mot dun texte dont la syntaxe lui reste trangre. Il est seulement capable de trier les souvenirs de Rousseau en les taxant, au choix, de banalit (Rousseau a vcu la mme chose que tout le monde) ou de monstruosit (il est rvolt par certains pisodes, comme celui de la fesse reue de Mlle Lambercier quaurait-ce t sil avait pu lire en entier le dbut du livre III !). Mais il ne comprend pas le projet

    Jai une autre raison demployer le mot rvolution : il sest pass, dans lEurope de ce temps-l, peu prs la mme chose en autobiographie et en politique. Tous les pays dEurope sont passs plus ou moins vite dun ordre ancien un ordre nouveau, mais par une transition le plus souvent pacifique. Seule la France a accompli le mme trajet en sappuyant, si je puis dire, sur une secousse violente, la Rvolution. Mme chose pour le passage, parallle, de lordre aristocratique des mmoires lordre dmocratique de lautobiographie. Aucune autre culture europenne na vu, dans la seconde moiti du XVIIIe sicle, paratre un livre qui fasse

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    ce point scandale. Et le coup de tonnerre des Confessions a retenti dans toute lEurope, comme le fera quelques annes plus tard la rvolution politique. Le rapprochement est dautant plus tentant que cet autobiographe extravagant, qui place dautorit son moi au centre de lattention universelle, est en mme temps lorigine de rvolutions dans dautres domaines : en politique (avec Le Contrat social), en pdagogie (avec lmile) et, si je puis dire, en sensibilit (avec la Nouvelle Hlose). La tentation est donc grande de se demander si, linstar de la Rvolution franaise, elle-mme imitatrice sur ce point de la Rvolution amricaine, qui formalisa immdiatement une Dclaration des droits de lhomme et du citoyen , il nexiste pas quelque part chez Rousseau une Dclaration des droits de lhomme et de lautobiographe . De fait, une telle dclaration existe. Tous les lecteurs connaissent le prambule exalt et agressif qui ouvre la version dfinitive des Confessions, prambule qui marque les esprits, mais dessert Rousseau, dissuadant souvent de poursuivre la lecture. Plus rares sont ceux qui savent quil existe de ce prambule deux versions : la version dfinitive, hard et brve, que je vais citer puis commenter rapidement, et une premire version, longue et soft , vritable programme dun genre nouveau qui navait pas encore de nom, et qui sappellera un peu plus tard (le mot apparat en Allemagne et en Angleterre aux alentours de 1800) lautobiographie.

    La version dfinitive du prambule

    Ints, et in Cute

    1. Je forme une entreprise qui neut jamais dexemple, et dont lexcution naura point dimitateur. Je veux montrer mes semblables un homme dans toute la vrit de la nature ; et cet homme, ce sera moi. 2. Moi seul. Je sens mon cur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que jai vus ; jose croire ntre fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle ma jet, cest ce dont on ne peut juger quaprs mavoir lu. 3. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai ce livre la main me prsenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voil ce que jai fait, ce que jai pens, ce que je fus. Jai dit le bien et le mal avec la mme franchise. Je nai rien tu de mauvais, rien ajout de bon, et sil mest arriv demployer quelque ornement indiffrent, ce na jamais t que pour remplir un vide occasionn par mon dfaut de mmoire ; jai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu ltre, jamais ce que je savais tre faux. Je me suis montr tel que je fus, mprisable et vil quand je lai t, bon, gnreux, sublime, quand je

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    lai t ; jai dvoil mon intrieur tel que tu las vu toi-mme. Etre ternel, rassemble autour de moi linnombrable foule de mes semblables : quils coutent mes confessions, quils gmissent de mes indignits, quils rougissent de mes misres. Que chacun deux dcouvre son tour son cur aux pieds de ton trne avec la mme sincrit ; et puis quun seul te dise, sil lose : je fus meilleur que cet homme-l.

    Sur cette version dfinitive, je ferai trois remarques rapides, ncessaires pour apprcier ensuite la version initiale et son programme.

    Dans les deux premiers paragraphes, Rousseau hsite entre deux justifications contradictoires du projet de se peindre : lexemplarit, et lexceptionnalit. Rousseau a des semblables mais il ne leur ressemble pas ! Le raisonnement, moins fou quil ny parat dabord, est le suivant : je suis exceptionnel parce que je suis le seul tre rest fidle la nature. Mme si elle peut sembler pathologique, cette contradiction veille des chos en chacun de nous : cest la tension entre appartenance et dissidence qui fonde toute identit individuelle, la dissidence ntant souvent quun conflit dappartenances

    Le dbut du troisime paragraphe opre, loccasion dune dclaration de sincrit, un renversement total (exactement ce quon appelle une rvolution) par rapport au dispositif de lautobiographie religieuse, et en particulier celui de son grand modle, les Confessions de saint Augustin. Entre la divinit et lautobiographe, les relations de matre serviteur sont ici inverses. Le sujet des Confessions de saint Augustin, ctait Dieu : Augustin, en racontant sa vie aux hommes, se comporte en simple tmoin de la puissance et de la bont de Dieu ; le sujet des Confessions de Rousseau, cest Rousseau : Dieu est convoqu par lui la barre, instrumentalis, si je puis dire, comme simple tmoin tmoin mme pas de moralit (Rousseau va avouer beaucoup de fautes), mais de sincrit. Car la hirarchie des valeurs, elle aussi, a bascul : avant tout il importe dtre vrai, bien plus que dtre bon.

    La fin du dernier paragraphe met en place un dispositif inquitant, qui peut nous faire rflchir aux problmes de linjonction autobiographique dans nos socits : Rousseau disqualifie tout lecteur de son autobiographie qui naurait pas lui-mme crit, ou pens, sa vie avec la mme sincrit. Il faut avoir t aussi vrai que Rousseau pour avoir ventuellement le droit de se dire meilleur que lui. Rousseau, imbattable en sincrit, se sent du coup labri de toute disqualification morale. Cette fin glace beaucoup de lecteurs, puisquelle implique quon ne saurait lire la vie dun autre sans crire la sienne. Cette rversibilit, ou rciprocit,

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    obligatoire du pacte autobiographique voque pour moi deux images : celle du panoptique de Bentham, analys par Michel Foucault, qui date de la mme poque (1780), ou, pour remonter en arrire, la fresque du Jugement dernier la cathdrale dAlbi, o tous les ressuscits arrivent leur livre non pas la main, mais suspendu leur cou Mais dsormais, au centre du systme, il ny a plus linvisible surveillant de prison, ou le Christ en majest, mais Rousseau, initiateur dune forme nouvelle : le concours dautobiographie

    La premire version du prambule

    Ce prambule emport a t crit vers 1769 ou 1770, au moment de la mise au point finale des Confessions. Il est la condensation brutale dun texte beaucoup plus long, rdig loisir au dbut de la rdaction de la premire partie, en 1765, et ensuite abandonn, qui semble lexact oppos de la version finale.

    - ce texte, dont vous avez des extraits sous les yeux, est long et didactique, il cherche argumenter et convaincre, de la manire la plus respectueuse et la plus subtile. Lobjet de la dmonstration est le mme que celui du prambule dfinitif, Je forme une entreprise qui neut jamais dexemple , mais cette fois Rousseau communique au lecteur le sentiment justifi dentrer sur un nouveau territoire : cest lmerveillement dun pionnier qui dcouvre une nouvelle frontire . Jessaierai de vous montrer que ce texte donne le programme dune rvolution qui ne sest peut-tre pas encore totalement accomplie aujourdhui

    - cest un texte presque entirement laque, presque rien ny fait allusion la religion, et Dieu en est absent ;

    - cest un texte relativement serein, le ton est calme, cest avec la distance de la rflexion que Rousseau voque les perscutions dont il est lobjet ;

    - la fortune de ce premier texte a t inverse de lautre : la suite dune fuite , ce dernier avait t publi par la presse ds juillet 1778, quelques semaines aprs la mort de Rousseau. Pendant quatre ans, de 1778 1782, on a attendu le texte des Confessions la lumire de ce prambule apocalyptique. Le premier prambule, lui, na t vraiment connu que plus dun sicle aprs la publication des Confessions, en 1908, et depuis, il est toujours rest en position mineure, class dans ldition de la Pliade parmi les bauches , en fin de volume, et le plus souvent absent des

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    ditions de poche, alors que cest un texte magistral et achev. Il figure en tte du Manuscrit de Neuchtel , premire version des livres I IV des Confessions copie par Rousseau en 1766.

    Vous en avez donc en main trois extraits, correspondant aux trois aspects, psychologique, social et littraire, de la rvolution autobiographique dont il donne le programme.

    Rvolution psychologique

    Jai remarqu souvent que, mme parmi ceux qui se piquent le plus de connatre les hommes, chacun ne connat gure que soi, sil est vrai mme que quelquun se connaisse ; car comment bien dterminer un tre par les seuls rapports qui sont en lui-mme, et sans le comparer avec rien ? Cependant cette connaissance imparfaite quon a de soi est le seul moyen quon emploie connatre les autres. []

    Et il prend pour exemple les erreurs que les biographes font sur lui

    Sur ces remarques jai rsolu de faire faire mes lecteurs un pas de plus dans la

    connaissance des hommes, en les tirant sil est possible de cette rgle unique et fautive de toujours juger du cur dautrui par le sien ; tandis quau contraire il faudrait souvent pour connatre le sien mme, commencer par lire dans celui dautrui. Je veux tcher que pour apprendre sapprcier, on puisse avoir du moins une pice de comparaison ; que chacun puisse connatre soi et un autre, et cet autre ce sera moi.

    Le raisonnement de Rousseau est compliqu, et peut sembler tortueux : il veut corriger par lautobiographie (la sienne) les erreurs commises par la biographie (la sienne galement). Ses biographes se trompent en le jugeant daprs eux-mmes mais se connaissent-ils vraiment eux-mmes, puisquil ne saurait y avoir de connaissance sans comparaison, et que chacun ne connat de lintrieur quun seul tre, soi, si tant est mme quil se connaisse ? trangement, ce doute sur la lucidit de lintrospection, qui sajoute lopacit des rapports interindividuels, Rousseau ne lapplique quaux autres. Pour affirmer que ses biographes se trompent, il sappuie sur une vidence intrieure quil ne met pas en doute. Quand ensuite il se propose de dvoiler, lui, la vrit de son tre pour que les autres aient un point de comparaison, ne pourrait-on lui objecter quil leur communique une connaissance illusoire et

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    imparfaite ? Il a conscience du problme, et va essayer de sortir du cercle vicieux de lincomprhension gnrale par une nouvelle mthode autobiographique. En attendant, quand il se propose dinstaurer, ou plutt de restaurer, la transparence universelle, Rousseau semble hsiter entre deux objectifs : - une gnralisation de la situation comparative, par la multiplication dautobiographies analogues celle dont il va donner lexemple ; cela rendrait possible ce qui nest encore lpoque quun rve : une science psychologique, fonde sur des sries, avec des explications et des lois valables pour tout le monde, science dans laquelle, une fois le coup denvoi donn, sa singularit se dissoudrait ; cest la voie dans laquelle sest engag en Allemagne en 1783 Karl-Philipp Moritz, qui, paralllement la publication de son rcit autobiographique Anton Reiser, avait lanc un appel aux documents autobiographiques et fond une revue pour les publier, revue intitule Gnothi Seauton, qui parut pendant dix ans, de 1783 1793. - une polarisation de lhumanit autour de lui, devenu une sorte de Christ de la sincrit, la fois exemple et martyr : il a fait don de sa personne lhumanit et chacun pour toujours sera oblig de se situer par rapport lui Il semble cartel entre ces deux positions, dans une antinomie entre science et mythe, ou, si lon veut, entre raison et folie. Le prambule final versait nettement du second ct. Le prambule initial titube entre les deux, et sil finit par pencher du ct science , cest cause de la rponse que Rousseau apporte la contradiction que jai souligne plus haut. Si son introspection lui qui, pas plus que les autres, ne connat les autres, est pourtant moins illusoire que la leur, cest parce quil va appliquer une nouvelle mthode. Et en expliquant cette mthode, il met chacun de nous en tat de la pratiquer.

    Pour bien connatre un caractre il y faudrait distinguer lacquis davec la nature, voir comment il sest form, quelles occasions lont dvelopp, quel enchanement daffections secrtes la rendu tel, et comment il se modifie, pour produire quelquefois les effets les plus contradictoires et les plus inattendus. Ce qui se voit nest que la moindre partie de ce qui est ; cest leffet apparent dont la cause interne est cache et souvent trs complique.

    La mthode est fonde sur deux gestes rvolutionnaires, capables de briser le cercle vicieux que jai dcrit plus haut : je les appellerai historicit et exhaustivit.

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    Historicit : nous avons du mal raliser aujourdhui quel point est nouvelle, lpoque, lide que la personnalit a une histoire. Le XVIIIe sicle dcouvre lhistoire, sur tous les plans. Impossible, pour Rousseau, de comprendre un adulte sans reconstituer limmense et complexe srie des transformations qui se sont produites par interaction entre une nature initiale et les milieux traverss. Le problme de lducation et des apprentissages est au centre de sa pense : Rousseau est certainement lun des fondateurs des sciences de lducation et de la mthode des rcits de vie. Sil a crit un trait dducation idale, cest en pensant lducation relle quil a reue. Les contradictions de sa vie, le chaos de ses conduites obissent des lois que la rflexion peut essayer de comprendre.

    Rousseau croit donc lhistoricit et lintelligibilit de sa vie, mais il les voit moins comme un savoir quil aurait sa disposition que comme une recherche faire. Il est certes pris entre lidologie de la sincrit, et la reconnaissance de lignorance o il est lui-mme des causes relles de ses comportements. Mais cest moins une contradiction quune tension, o la sincrit est finalement mise au service de la recherche. Il va essayer de suivre le fil de ses dispositions secrtes. Les Confessions ne sont quen apparence une pittoresque chronique : ce sont en ralit une sorte de laboratoire psychologique, o Rousseau traque les origines et les ressorts cachs de ses rapports la sexualit, largent, la nourriture, au travail intellectuel, la vie sociale, etc. Certaines de ces chanes , en particulier celle qui concerne la sexualit, sont tonnantes de pntration. On est frapp de la rcurrence dune formule : il est bizarre, mais il est vrai que . Rousseau gardera jusquau bout une grande facult dtonnement devant lui-mme. De 1762 sa mort, il recommencera quatre fois sa recherche selon des mthodes diffrentes

    Exhaustivit : son ide-cl est de tout dire et de ne pas faire lconomie du dtail, qui rvle lessentiel. Petit extrait tir du dveloppement final :

    Que de riens, que de misres ne faut-il pas que jexpose, dans quels dtails rvoltants, indcents, purils et souvent ridicules ne dois-je pas entrer pour suivre le fil de mes dispositions secrtes, pour montrer comment chaque impression qui a fait trace en mon me y entra pour la premire fois ?

    Il ne sagit pas seulement dune classique stratgie daveu, mais dun projet plus original : tendre ce que linformation donne ne soit pas totalement formate par linterprtation, quil puisse y avoir du surplus, du dchet, de linutile, du jeu ,

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    pour laisser ce quon ne comprend pas en soi, ou ce quon ne matrise pas, loccasion de se manifester. Sous le regard du lecteur, souvriraient alors des voies vers des explications ou liaisons quon naurait pas soi-mme prvues.

    Si je me chargeais du rsultat et que je lui disse : tel est mon caractre, il pourrait croire, sinon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui dtaillant avec simplicit tout ce qui mest arriv, tout ce que jai fait, tout ce que jai pens, je ne puis linduire en erreur moins que je ne le veuille, encore mme en le voulant ny parviendrais-je pas aisment de cette faon. Cest lui dassembler ces lments et de dterminer ltre quils composent ; le rsultat doit tre son ouvrage, et sil se trompe alors, toute lerreur sera de son fait. Or il ne suffit pas pour cette fin que mes rcits soient fidles il faut aussi quils soient exacts. Ce nest pas moi de juger de limportance des faits, je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. (Confessions, Livre IV, fin)

    Il serait risqu de rapprocher cette rgle dexhaustivit ( exacts signifiant complets ) de la rgle de la cure freudienne demandant dexprimer sans censure tout ce qui vient lesprit. Mais elles ont en commun de favoriser lmergence de ce qui dborde ou conteste la connaissance quon croit avoir de soi-mme. On peut certes douter que Rousseau ait pour de bon appliqu la rgle du tout dire , et souponner que dans linsignifiant, il a d privilgier ce qui lui faisait plaisir. Reste lincroyable libert dallure et de ton des Confessions, la varit des thmes abords qui en font un vrai document anthropologique, limprvisibilit dun rcit qui ne recule jamais devant la digression ni devant le ridicule. Lbahissement des premiers lecteurs montre quil sagissait bien dune rvolution : ne pas exclure linsignifiant ou lincomprhensible, donner sa chance au dtail ou aux connexions imprvues.

    Cette rvolution psychologique, je lai suggr, semble annoncer, avec plus dun sicle davance, certains des traits de la mthode freudienne. On en a dautres signes tonnants, en particulier dans la sixime Rverie, lorsque Rousseau, sur un exemple trivial, la manire de la Psychopathologie de la vie quotidienne, butte sur lide dinconscient. Il finit par comprendre pourquoi, dans un itinraire familier, il sest mis un jour faire un crochet apparemment gratuit en fait pour viter les importunits dun petit mendiant.

    Cette observation men a rappel successivement des multitudes dautres qui mont bien confirm que les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne sont pas aussi clairs moi-mme que je me ltais longtemps figur.

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    Rvolution sociale Dans le second ensemble dextraits que je donne, Rousseau pose deux problmes diffrents : celui de la lgitimit de lentreprise autobiographique, celui de sa reprsentativit.

    Qui a le droit de proposer au public le rcit de sa vie ? Il tait jusqualors admis que lentreprise se justifiait par le rang de son auteur, ou par limportance sociale ou historique des faits rapports. Rousseau substitue cette problmatique classique des Mmoires un nouvel ordre de choses rvolutionnaire. Au rang social, il substitue le mrite individuel, lintrt des vnements, celui des ides et des sentiments. Finis les privilges, relativise la fonction documentaire : au pays de lautobiographie, chacun doit faire ses preuves, et tout le monde peut tenter sa chance.

    Dans quelque obscurit que jaie pu vivre, si jai pens plus et mieux que les Rois, lhistoire de mon me est plus intressante que celle des leurs.

    Un dfi est donc jet aux Rois , le pluriel mprisant faisant deux un groupe dusurpateurs, face lunicit de lautobiographe, qui sait faire reconnatre directement par le public le droit que lui donne la qualit de son me. Sur le plan politique, cest une sorte de dclaration des droits de lhomme et de lautobiographe . Sur le plan littraire, cest une rvolution copernicienne : le point de vue devient plus important que lobjet regard, la vision du monde lemporte sur linformation donne, on passe de la logique des mmoires ou des chroniques celle de lautobiographie. En se parant du titre d homme du peuple , reconnaissons pourtant que Rousseau triche un peu : sa position sociale actuelle, qui justifie lcriture et la lecture de son texte, est celle dun crivain clbre, la fois adul et contest. Il sera plus honnte un peu plus loin en prcisant : Si je nai pas la clbrit du rang et de la naissance, jai la clbrit des malheurs . De cette dclaration subversive, Rousseau glisse une argumentation diffrente pour soutenir son droit publier sa vie argumentation en porte--faux avec la premire, puisque le sujet trait, que Rousseau avait disqualifi, reprend de limportance. Les Confessions pourraient se lire comme une fresque sociale complte ce qui est trs exagr. Rousseau en parle comme dun roman picaresque dont le

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    hros, discret observateur, se dplacerait travers la socit entire, dnant quelquefois le matin avec les Princes et soupant le soir avec les paysans . On peut interprter cette prtention de deux manires : - ce serait de nouveau le fantasme dun homme qui se veut le centre de tout. Aprs avoir t le Christ de la sincrit, le voici une sorte dAsmode sociologue, le seul connatre la socit dans sa totalit ; - on peut y lire une prescience de ce que lautobiographie pourrait apporter aux sciences sociales : le chercheur tant certes non pas celui qui pntre directement dans tous les milieux, mais celui qui peut susciter ou recueillir, lire, confronter, articuler des textes autobiographiques venant de milieux diffrents. La curiosit de Rousseau, en effet, est diffrente de celle des mmorialistes, plus proche sans doute de celle des chroniqueurs, elle ne se concentre pas sur les guerres, les classes dominantes et lexercice du pouvoir, mais sur lensemble du jeu social. Un pisode des Confessions (au livre IV) le montre dcouvrant loppression que le systme fiscal exerce sur les paysans, pisode qui est, dit-il, lorigine de toute sa pense politique.

    Ceci dit, on peut penser que, dans ce domaine, le geste vraiment rvolutionnaire aurait t de suggrer aux gens du peuple dcrire leur vie, en lanant un appel gnral lautobiographie, non de reprsenter sa propre autobiographie comme tenant lieu de celles de tous les autres. Si Rousseau use de linjonction autobiographique dans le domaine moral, il nen va pas de mme pour le domaine social. Il na pas eu lide de provoquer chacun ouvrir un cahier de dolances. Il faudra attendre lpoque romantique pour que des appels militants lautobiographie populaire soient lancs, par exemple par George Sand.

    Mais nattendons pas de Rousseau, de manire anachronique, ce quil ne pouvait donner. Il est dj remarquable quil fasse glisser la valeur de tmoignage de lautobiographie de lhistoire des puissants lanalyse du fonctionnement social : ses Confessions apparaissent alors comme de passionnants travaux pratiques correspondant son Discours sur lorigine de lingalit parmi les hommes.

    Rvolution littraire

    Il faudrait pour ce que jai dire inventer un langage aussi nouveau que mon projet : car quel ton, quel style prendre pour dbrouiller ce chaos immense de sentiments si divers, si contradictoires, souvent si vils et quelquefois si sublimes dont je fus sans cesse agit ? []

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    Si je veux faire un ouvrage crit avec soin comme les autres, je ne me peindrai pas, je me farderai. Cest ici de mon portrait quil sagit et non pas dun livre. Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure ; il ny faut point dautre art que de suivre exactement les traits que je vois marqus. Je prends donc mon parti sur le style comme sur les choses. Je ne mattacherai point le rendre uniforme ; jaurai toujours celui qui me viendra, jen changerai selon mon humeur sans scrupule, je dirai chaque chose comme je la sens, comme je la vois, sans recherche, sans gne, sans membarrasser de la bigarrure. En me livrant la fois au souvenir de limpression reue et au sentiment prsent je peindrai doublement ltat de mon me, savoir au moment o lvnement mest arriv et au moment o je lai dcrit ; mon style ingal et naturel, tantt rapide et tantt diffus, tantt sage et tantt fou, tantt grave et tantt gai fera lui-mme partie de mon histoire.

    On retrouve dans lexpos de cette troisime rvolution laudace et le caractre prmonitoire de la premire. Rousseau a lide quil faut inventer un langage , quil doit y avoir une esthtique de lautobiographie lie son thique de la vrit. Cette esthtique se dfinit dabord par une srie de refus : refus dcrire avec soin (ce serait se farder ), refus davoir recours une composition homogne (apologie de la bigarrure et du dsordre). Cest le refus de la rhtorique classique. De mme quon avait vu le Bien subordonn au Vrai, cest maintenant le tour du Beau de ltre. On est devant la recherche dune esthtique de la vrit, nettement inspire de Montaigne, au-del de tous les langages conventionnels. Et Rousseau dit bien que ces moyens sont inventer . il ne faut donc pas voir dans la mtaphore quil choisit de la chambre obscure lide que la vrit prexisterait, et que lart de lautobiographe serait un art paresseux, de lordre de la copie . Lexemple quil prend aussitt de la double nonciation , si je puis dire, du vibrato entre le pass et le prsent, montre bien quil sagit dune cration, comme aussi lide, rvolutionnaire, dun style qui se moulerait sur lhistoire au lieu de la mouler. Malgr les deux rfrences aux arts visuels (la chambre obscure, et je peindrai ), cest lesthtique de la musique et du chant que renvoie le raisonnement de Rousseau. Les Confessions sont un immense rcitatif , et cest une voix que nous entendons. Alors que la forme de presque toutes les autres uvres de Rousseau, marque par lpoque, a quelque peu vieilli, celle des Confessions a travers le temps sans prendre une ride.

    Il a donc invent un langage, mais surtout dcouvert quun tel langage resterait toujours inventer, que sa solution lui ne valait que pour lui, et que chacun resterait devant un dfi intact relever du moins dans la mesure o il se comporterait devant

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    sa propre vie comme un explorateur, non comme un propritaire. projet nouveau, langage nouveau. projet traditionnel, langage traditionnel. Aujourdhui, certes, o les histoires de vie sont devenues des techniques de masse, o les autobiographies ont leurs collections en librairie, o il existe des manuels pour apprendre raconter sa vie, une telle dialectique de lancien et du nouveau, de lapplication et de lexprimentation, est sans doute envisager diffremment.

    La dclaration de Rousseau suggre nanmoins que lautobiographie est une nouvelle frontire , un art de lexprimentation. On aurait envie de dresser, grands traits, une histoire de cette aventure en France : une phase de recherche de Rousseau jusquau romantisme, avec les extraordinaires inventions de Stendhal et de Chateaubriand (inventions qui portent dailleurs sur le problme soulev par Rousseau, celui de la double nonciation du temps), une phase de sommeil jusquaprs la Premire Guerre mondiale (le XIXe sicle a eu horreur des aveux de Rousseau et sest repli sur un art conventionnel), puis un rveil progressif au XXe sicle avec Gide, Sartre, Leiris, Perec, Nathalie Sarraute, Claude Mauriac (je cite les explorateurs qui mont moi-mme inspir mais il y en a bien dautres), lautobiographie repassant alors de larrire-garde lavant-garde. Cette audace exprimentale est spcialement visible depuis les annes 1970, avec lpanouissement de lautofiction initi par Serge Doubrovsky, et linvasion du projet autobiographique dans les arts de limage (en particulier la bande dessine, depuis Art Spiegelman, et le cinma, de Jonas Mekas Alain Cavalier)

    Au XIXe sicle, cest plutt dans le secret du journal intime (genre que Rousseau, en revanche, na jamais pratiqu) que lexprimentation sest donn libre cours : rvolution silencieuse, elle, et qui attendra pour clater au grand jour les annes 1880, avec les premires publications posthumes (Benjamin Constant, Amiel, Marie Bashkirtseff) ou contemporaines (Goncourt). Et ce fut alors dans la mme atmosphre dtonnement et de scandale, avec les mmes violences : quand on lit larticle incendiaire de Ferdinand Brunetire, La littrature personnelle (1888), on voit bien que Rousseau nest pas mort !

    Inventer un langage aussi nouveau que mon projet . Il ny a pas plus de forme canonique de lautobiographie quil ny en a du roman. Cest le sens quon peut gentiment proposer pour la dclaration, un peu folle avouons-le, de Rousseau : Je forme une entreprise qui neut jamais dexemple, et dont lexcution naura point dimitateur .

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    Genve et Gavroche

    Pour conclure, je voudrais rendre un double hommage Genve et Gavroche.

    Genve, parce que tout en clbrant, trop peut-tre, la singularit de Rousseau, je ne puis mempcher de penser aux longues heures que jai passes dans ses Bibliothques, pench sur dtonnants manuscrits encore indits qui y rvlent, dans les annes 1770-1780, un vrai bouillonnement autobiographique. On ne fait pas la rvolution tout seul, ni contre son poque : on se porte lavant, lavant-garde, dun mouvement collectif. Ce serait lobjet dune autre confrence que dvoquer, en particulier, les deux figures de Louis Odier et de Georges Le Sage. Louis Odier (1748-1817), jeune mdecin, composa deux reprises, en 1771-72 et en 1779, une extraordinaire autobiographie denfance dans des lettres par lui adresses, pour les clairer sur sa personne, aux deux demoiselles quil pousa successivement. Il avait lu lmile, mais ignorait les Confessions, videmment. Peut-tre est-il all plus loin que Rousseau dans lexploration des chanes daffections secrtes qui, dans lenfance, tissent une personnalit, en particulier sur le plan de la sexualit. Philip Rieder est en train den prparer une dition, et nous aurons un jour la chance de lire ces textes, dont des extraits ont dj t publis par la revue Les Moments littraires. Peu de chances, en revanche, quon voie jamais une dition de lautobiographie intellectuelle de Georges Lesage (1724-1804), physicien anti-newtonnien : arriv la cinquantaine sans avoir t capable de rassembler en un livre ses thories scientifiques, il entreprit, la place, de faire lhistoire de son esprit, quil eut aussi du mal rassembler, ce qui lamena tenir un journal de son travail sur lhistoire de son esprit, le tout sur quatre mille fiches crites au recto et au verso de cartes jouer. Ce vertigineux journal dune autobiographie intellectuelle en miettes saccompagna dune rflexion thorique sur lautobiographie il tait disciple de Marc-Aurle, Montaigne et Rousseau lautobiographie dont il inventa le nom, car il aimait les nologismes. Il hsita dailleurs entre autobiographie et idiobiographie, il distingua les suistudes (personnes qui studient elles-mmes) en deux classes, les suiloques et les suigraphes , et il rflchit mme, pour viter une inondation dautobiographies, une sorte de charte fort peu dmocratique fixant les conditions remplir pour avoir le droit de publier sa vie, et ces conditions, vous le devinez, dessinaient peu prs son autoportrait. Paix son me ! Mais gloire Genve, qui a

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    su produire des esprits aussi inventifs, curieux des sources de la personnalit ou des mcanismes de lintelligence.

    Gloire Genve et place Gavroche, puisquau bout du compte, tout cela, cest la faute Rousseau . Mais nous ne quittons gure Genve puisque cette chanson quinventa Hugo, il en a emprunt le refrain, travers Branger, un pote genevois, Jean-Franois Chaponnire. Ce sont donc les derniers mots de Gavroche, dans Les Misrables, quand il meurt le nez dans le ruisseau , devant la barricade, en 1832. Cette chanson rconcilie, dans un lan rvolutionnaire et narquois, les deux antagonistes, Voltaire et Rousseau. Accordons-nous un petit moment dmotion et de posie populaire : voici les strophes imagines par Hugo, o le gamin, sous le feu de lennemi, trace son autoportrait :

    On est laid Nanterre, Cest la faute Voltaire, Et bte Palaiseau, Cest la faute Rousseau. Je ne suis pas notaire, Cest la faute Voltaire, Je suis petit oiseau, Cest la faute Rousseau. Joie est mon caractre, Cest la faute Voltaire, Misre est mon trousseau, Cest la faute Rousseau.

    Bless par une balle aprs cette troisime strophe, Gavroche se redresse pour une ultime bravade autobiographique : sur le canevas de la chanson, il improvise un reportage en direct de ses derniers moments, quune seconde balle lempchera dachever :

    Je suis tomb par terre, Cest la faute Voltaire, Le nez dans le ruisseau, Cest la faute

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    Disons que cest un peu plus la faute Rousseau qu Voltaire, du moins si lon en croit la phrase de Goethe, en forme de sujet de dissertation, quon cite toujours : Avec Voltaire, cest le monde ancien qui finit, et avec Rousseau, cest un monde nouveau qui commence . Dailleurs ce mme Goethe, assistant en 1792 la bataille de Valmy, aurait dit : Daujourdhui et de ce lieu date une re nouvelle dans lhistoire du monde . Croyons ce spcialiste des annonciations : cest la faute Rousseau. En tout cas, en 1992, nous en avons fait le pari, en choisissant cette expression (dplorablement fautive !) pour titre de la revue de lAssociation pour lautobiographie (APA). Accueil de tous les textes autobiographiques, comparaison des expriences, refus des normes, ouverture aux expressions les plus varies, nous esprons que lAPA, qui fte cette anne ses vingt ans, est fidle lesprit de la rvolution autobiographique initie par Jean-Jacques Rousseau, Jean-Jacques, toujours stimulant, toujours attachant, qui nous souhaitons bon anniversaire pour ses trois cents ans, en esprant quil ne se fchera pas de nous voir clbrer cette naissance qui, vous le savez, fut, selon lui, le premier de ses malheurs.

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