4
 Mais tant que nous ne connaîtrons point l'homme naturel, c'est en vain que nous voudrons déterminer la Loi qu'il a reçue ou celle qui convient le mieux à sa constitution. Tout ce que nous pouvons voir très clairement au sujet de cette Loi, c'est que non seulement pour qu'elle soit loi il faut que la volonté de celui qu'elle oblige puisse s'y soumettre avec connaissance, mais qu'il faut encore pour qu'elle soit naturelle qu'elle parle immédiatement par la voix de la Nature. Laissant donc tous les livres scientiques qui ne nous apprennent qu'à voir les hommes tels qu'ils se sont faits, et méditant sur les premières et plus simples opérations de l'Ame humaine, j'y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l'un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C'est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux Principes, sans qu'il soit nécessaire d'y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d'autres fondements, quand par ses développements succes sifs elle est venue à bout d'étouffer la Nature. Préface, p. 56 GF C’est de l’homme que j’ai à parler, et la question que j’examine m’apprend que je vais parler à des hommes ; car on n’en propose point de semblables quand on craint d’honorer la vérité. Je défendrai donc avec conance la cause de l’humanité devant les sages qui m’y invitent, et je ne serai pas mécontent de moi-même si je me rends digne de mon sujet et de mes juges. Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalité; l’une, que j’appelle naturelle ou physique, parce qu’elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence d’âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit, ou de l’âme ; l’autre, qu’on peut appeler inégalité morale ou politique, parce qu’elle dépend d’une sorte de convention, et qu’elle est établie, ou du moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges, dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres ; comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou même de s’en faire obéir. On ne peut pas demander quelle est la source de l’inégalité naturelle, parce que la réponse se trouverait énoncée dans la simple dénition du mot. On peut encore moins chercher s’il n’y aurait point quelque liaison essentielle entre les deux inégalités ; car ce serait demander, en d’autres termes, si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui obéissent, et si la force du corps ou de l’esprit, la sagesse ou la vertu, se trouvent toujours dans les mêmes individus, en proportion de la puissance, ou de la richesse : question bonne peut-être à agiter entre des esclaves entendus de leurs maîtres, mais qui ne convient pas à des hommes raisonnables et libres, qui cherchent la vérité. Introduction, p. 63-64 GF

RS Txt ALL

Embed Size (px)

DESCRIPTION

textes Rousseau

Citation preview

  • Mais tant que nous ne connatrons point l'homme naturel, c'est en vain que nous voudrons dterminer la Loi qu'il a reue ou celle qui convient le mieux sa constitution. Tout ce que nous pouvons voir trs clairement au sujet de cette Loi, c'est que non seulement pour qu'elle soit loi il faut que la volont de celui qu'elle oblige puisse s'y soumettre avec connaissance, mais qu'il faut encore pour qu'elle soit naturelle qu'elle parle immdiatement par la voix de la Nature.Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu' voir les hommes tels qu'ils se sont faits, et mditant sur les premires et plus simples oprations de l'Ame humaine, j'y crois apercevoir deux principes antrieurs la raison, dont l'un nous intresse ardemment notre bien-tre et la conservation de nous-mmes, et l'autre nous inspire une rpugnance naturelle voir prir ou souffrir tout tre sensible et principalement nos semblables. C'est du concours et de la combinaison que notre esprit est en tat de faire de ces deux Principes, sans qu'il soit ncessaire d'y faire entrer celui de la sociabilit, que me paraissent dcouler toutes les rgles du droit naturel ; rgles que la raison est ensuite force de rtablir sur d'autres fondements, quand par ses dveloppements successifs elle est venue bout d'touffer la Nature.

    Prface, p. 56 GF

    Cest de lhomme que jai parler, et la question que jexamine mapprend que je vais parler des hommes ; car on nen propose point de semblables quand on craint dhonorer la vrit. Je dfendrai donc avec confiance la cause de lhumanit devant les sages qui my invitent, et je ne serai pas mcontent de moi-mme si je me rends digne de mon sujet et de mes juges.Je conois dans lespce humaine deux sortes dingalit; lune, que jappelle naturelle ou physique, parce quelle est tablie par la nature, et qui consiste dans la diffrence dges, de la sant, des forces du corps et des qualits de lesprit, ou de lme ; lautre, quon peut appeler ingalit morale ou politique, parce quelle dpend dune sorte de convention, et quelle est tablie, ou du moins autorise par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les diffrents privilges, dont quelques-uns jouissent, au prjudice des autres ; comme dtre plus riches, plus honors, plus puissants queux, ou mme de sen faire obir.On ne peut pas demander quelle est la source de lingalit naturelle, parce que la rponse se trouverait nonce dans la simple dfinition du mot. On peut encore moins chercher sil ny aurait point quelque liaison essentielle entre les deux ingalits ; car ce serait demander, en dautres termes, si ceux qui commandent valent ncessairement mieux que ceux qui obissent, et si la force du corps ou de lesprit, la sagesse ou la vertu, se trouvent toujours dans les mmes individus, en proportion de la puissance, ou de la richesse : question bonne peut-tre agiter entre des esclaves entendus de leurs matres, mais qui ne convient pas des hommes raisonnables et libres, qui cherchent la vrit.

    Introduction, p. 63-64 GF

  • De quoi sagit-il donc prcisment dans ce Discours ? De marquer dans le progrs des choses le moment o, le droit succdant la violence, la nature fut soumise la loi ; dexpliquer par quel enchanement de prodiges le fort put se rsoudre servir le faible, et le peuple acheter un repos en ide, au prix dune flicit relle.Les philosophes qui ont examin les fondements de la socit ont tous senti la ncessit de remonter jusqu ltat de nature, mais aucun deux ny est arriv. Les uns nont point balanc supposer lhomme dans cet tat la notion du juste et de linjuste, sans se soucier de montrer quil dt avoir cette notion, ni mme quelle lui ft utile. Dautres ont parl du droit naturel que chacun a de conserver ce qui lui appartient, sans expliquer ce quils entendaient par appartenir ; dautres donnant dabord au plus fort lautorit sur le plus faible, ont aussitt fait natre le gouvernement, sans songer au temps qui dut scouler avant que le sens des mots dautorit et de gouvernement pt exister parmi les hommes. Enfin tous, parlant sans cesse de besoin, davidit, doppression, de dsirs et dorgueil, ont transport ltat de nature des ides quils avaient prises dans la socit. Ils parlaient de lhomme sauvage, et ils peignaient lhomme civil. Il nest pas mme venu dans lesprit de la plupart des ntres de douter que ltat de nature et exist, tandis quil est vident, par la lecture des Livres Sacrs, que le premier homme, ayant reu immdiatement de Dieu des lumires et des prceptes, ntait point lui-mme dans cet tat, et quen ajoutant aux crits de Mose la foi que leur doit tout philosophe chrtien, il faut nier que, mme avant le dluge, les hommes se soient jamais trouvs dans le pur tat de nature, moins quils ny soient retombs par quelque vnement extraordinaire. Paradoxe fort embarrassant dfendre, et tout fait impossible prouver.

    Introduction, p. 64-65 GF

    Je nai considr jusquici que lhomme physique. Tchons de le regarder maintenant par le ct mtaphysique et moral. Je ne vois dans tout animal quune machine ingnieuse, qui la nature a donn des sens pour se remonter elle-mme, et pour se garantir, jusqu un certain point, de tout ce qui tend la dtruire, ou la dranger. Japeroisprcisment les mmes choses dans la machine humaine, avec cette diffrence que la nature seule fait tout dans les oprations de la bte, au lieu que lhomme concourt aux siennes, en qualit dagent libre. Lun choisit ou rejette par instinct, et lautre par un acte de libert ; ce qui fait que la bte ne peut scarter de la rgle qui lui est prescrite, mme quand il lui serait avantageux de le faire, et que lhomme sen carte souvent son prjudice. Cest ainsi quun pigeon mourrait de faim prs dun bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique lun et lautre pt trs bien se nourrir de laliment quil ddaigne, sil stait avis den essayer. Cest ainsi que les hommes dissolus se livrent des excs, qui leur causent la fivre et la mort ; parce que lesprit dprave les sens, et que la volont parle encore, quand la nature se tait.Tout animal a des ides puisquil a des sens, il combine mme ses ides jusqu un certain point, et lhomme ne diffre cet gard de la bte que du plus au moins. Quelques philosophes ont mme avanc quil y a plus de diffrence de tel homme tel homme que de tel homme telle bte ; ce nest donc pas tant lentendement qui fait parmi les animaux la distinction spcifique de lhomme que sa qualit dagent libre. La nature commande tout animal, et la bte obit. Lhomme prouve la mme impression, mais il se reconnat libre dacquiescer, ou de rsister ; et cest surtout dans la conscience de cette libert que se montre la spiritualit de son me : car la physique explique en quelque manire le mcanisme des sens et la formation des ides ; mais dans la puissance de vouloir ou plutt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on nexplique rien par les lois de la mcanique.

    Premire partie, p. 78-79 GF

  • Mais, quand les difficults qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de disputer sur cette diffrence de lhomme et de lanimal, il y a une autre qualit trs spcifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, cest la facult de se perfectionner ; facult qui, laide des circonstances, dveloppe successivement toutes les autres, et rside parmi nous tant dans lespce que dans lindividu, au lieu quun animal est, au bout de quelques mois, ce quil sera toute sa vie, et son espce, au bout de mille ans, ce quelle tait la premire anne de ces mille ans. Pourquoi lhomme seul est-il sujet devenir imbcile ? Nest-ce point quil retourne ainsi dans son tat primitif, et que, tandis que la bte, qui na rien acquis et qui na rien non plus perdre, reste toujours avec son instinct, lhomme reperdant par la vieillesse ou dautres accidents tout ce que sa perfectibilit lui avait fait acqurir, retombe ainsi plus bas que la bte mme ? Il serait triste pour nous dtre forcs de convenir que cette facult distinctive et presque illimite, est la source de tous les malheurs de lhomme ; que cest elle qui le tire, force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que cest elle qui, faisant clore avec les sicles ses lumires et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend la longue le tyran de lui-mme et de la nature.

    Premire partie, p. 79-80 GF

    Il est donc certain que la piti est un sentiment naturel, qui, modrant dans chaque individu lactivit de lamour de soi-mme, concourt la conservation mutuelle de toute lespce. Cest elle qui nous porte sans rflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : cest elle qui, dans ltat de nature, tient lieu de lois, de murs et de vertu, avec cet avantage que nul nest tent de dsobir sa douce voix : cest elle qui dtournera tout sauvage robuste denlever un faible enfant, ou un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-mme espre pouvoir trouver la sienne ailleurs ; cest elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonne : Fais autrui comme tu veux quon te fasse, inspire tous les hommes cette autre maxime de bont naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-tre que la prcdente : Fais ton bien avec le moindre mal dautrui quil est possible. Cest, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutt que dans des arguments subtils, quil faut chercher la cause de la rpugnance que tout homme prouverait mal faire, mme indpendamment des maximes de lducation. Quoiquil puisse appartenir Socrate, et aux esprits de sa trempe, dacqurir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation net dpendu que des raisonnements de ceux qui le composent.

    Premire partie, p. 98 GF

  • Le premier qui, ayant enclos un terrain, savisa de dire : Ceci est moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la socit civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misres et dhorreurs net point pargns au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le foss, et cri ses semblables : Gardez- vous dcouter cet imposteur ; vous tes perdus, si vous oubliez que les fruits sont tous, et que la terre nest personne. Mais il y a grande apparence, qualors les choses en taient dj venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles taient ; car cette ide de proprit, dpendant de beaucoup dides antrieures qui nont pu natre que successivement, ne se forma pas tout dun coup dans lesprit humain. Il fallut faire bien des progrs, acqurir bien de lindustrie et des lumires, les transmettre et les augmenter dge en ge, avant que darriver ce dernier terme de ltat de nature. Reprenons donc les choses de plus haut et tchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente succession dvnements et de connaissances, dans leur ordre le plus naturel.

    Seconde partie, p. 109 GF

    Il ne serait pas plus raisonnable de croire que les peuples se sont dabord jets entre les bras dun matre absolu, sans conditions et sans retour, et que le premier moyen de pourvoir la sret commune quaient imagin des hommes fiers et indompts a t de se prcipiter dans lesclavage. En effet, pourquoi se sont-ils donn des suprieurs, si ce nest pour les dfendre contre loppression, et protger leurs biens, leurs liberts, et leurs vies, qui sont, pour ainsi dire, les lments constitutifs de leur tre ? Or, dans les relations dhomme homme, le pis qui puisse arriver lun tant de se voir la discrtion de lautre, net-il pas t contre le bon sens de commencer par se dpouiller entre les mains dun chef des seules choses pour la conservation desquelles ils avaient besoin de son secours ? Quel quivalent et-il pu leur offrir pour la concession dun si beau droit ; et, sil et os lexiger sous le pr- texte de les dfendre, net-il pas aussitt reu la rponse de lapologue : Que nous fera de plus lennemi ? Il est donc incontestable, et cest la maxime fondamentale de tout le droit politique, que les peuples se sont donn des chefs pour dfendre leur libert et non pour les asservir. Si nous avons un prince, disait Pline Trajan, cest afin quil nous prserve davoir un matre.Les politiques font sur lamour de la libert les mmes sophismes que les philosophes ont faits sur ltat de nature ; par les choses quils voient ils jugent des choses trs diffrentes quils nont pas vues et ils attribuent aux hommes un penchant naturel la servitude par la patience avec laquelle ceux quils ont sous les yeux supportent la leur, sans songer quil en est de la libert comme de linnocence et de la vertu, dont on ne sent le prix quautant quon en jouit soi-mme et dont le got se perd sitt quon les a perdues. Je connais les dlices de ton pays, disait Brasidas un satrape qui comparait la vie de Sparte celle de Perspolis, mais tu ne peux connatre les plaisirs du mien.

    Seconde partie, p. 131-132 GF