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www.forumeco.com PORTRAIT - LE JOURNAL DU PALAIS DE BOURGOGNE - 16 S ouvenez-vous du film, Sur la route de Madi- son. Et de ce photographe du National Geographic, Robert Kin- caid, alias Clint Eastwood, qui finit par comprendre que Francesca Johnson, sous les traits de Meryl Streep, ne par- tira pas avec lui. Que l’humanité se partage entre ceux qui comme lui met- tent tout en œuvre pour réaliser leurs rêves et ceux qui, comme elle, ne fran- chiront jamais le pas. Jolanta Bakalarz et Paul Thomas font partie des pre- miers, même s’ils ont attendu long- temps pour passer du côté de Kincaid. Après une vie entre la Pologne, le Pays de Galles et l’Angleterre, ils ont fran- chi le Rubicon et se sont offerts un nou- veau départ à Gevrey-Chambertin, « l’un des villages les plus connus au monde pour le vin», savoure PaulTho- mas en amateur éclairé, avec cet accent anglo-saxon qui sonne si bien dans la langue de Molière. Ils tiennent Les Deux Chèvres, une superbe propriété com- posée de deux bâtiments, une dizaine de chambres restaurées avec des pres- tations haut de gamme. Comme les protagonistes du film inspiré du roman de Robert James Waller, eux aussi se rencontrent sur le tard, à Manchester en Angleterre, où ils mènent chacun de leur côté des vies plutôt classiques. Paul Thomas y est sollicitor associé, un mi-chemin entre le métier d’avo- cat et celui de notaire. Né à Llandudno, sur la côte nord du Pays de Galles, il a fait ses études de droit à Aberystwith, sur la côte ouest. « C’était Londres,Man- chester ou Liverpool », détaille t-il. Ce sera Manchester, « la grande ville anglaise la plus proche du Pays de Galles », où il sera d’abord salarié puis sollicitor associé. C’est à la Royal Bank of Scotland qu’il ren- contre Jolanta Bakalarz. Elle tra- vaille depuis 2005 au service clients. Originaire de Kielce en Pologne, « une ville de 200.000 habitants, à peu près comme Dijon», elle a étu- dié le management du tourisme à Cracovie puis travaillé pour un pro- fesseur d’anglais, avant d’émigrer en 2004 en Angleterre, à peine consom- mée l’adhésion de la Pologne à l’U- nion Européenne. DE LA SUEUR ET DES LARMES En 2008, l’un de ses clients n’est autre que PaulThomas. Un an plus tard, elle quitte la première l’Angleterre. Désor- mais mari et femme, ils ont acheté deux bâtiments, avec l’idée de se lancer dans le vin, pour finalement se tourner vers l’hôtellerie. « J’approchais de l’âge de la retraite, et c’était un rêve de faire quelque chose en France,dont j’aimais le vin,la gastronomie.Jolanta m’a suivi dans ce rêve », confie Paul. Leur famille les a pris pour des fous, mais ils assu- ment, soudés comme les deux doigts de la main : « nous avons eu tout de suite une grande confiance dans nos capacités respectives. Et nous avons réussi ! », continue-t-il avant de tra- duire les propos de Jolanta, encore peu à l’aise avec le français : « le moteur pour nous c’était de faire ensemble quelque chose de différent ». Pourtant, comme la plupart des rêves qui se réali- sent, l’aventure nécessite une prise de risque et aurait pu tourner au cauche- mar. Jolanta et Paul avaient évalué les travaux à 18 mois, mais il faudra fina- lement trois ans pour remettre en état les deux bâtiments, laissés à l’aban- don pendant une décennie. Paul, retenu par ses affaires jusqu’en 2013, ne pourra pas participer à la rénova- tion et c’est Jolanta seule, sans parler un mot de français, qui va conduire, dictionnaire à la main, les travaux de rénovation. Une période qu’ils évo- quent encore aujourd’hui avec émo- tion, tant elle a été difficile : « en 2010, l’hiver a été le plus froid depuis 1945, les canalisations ont explosé,il n’y avait plus de chauffage, pas d’électricité, c’é- tait effroyable », décrit Paul. Qu’ont-ils pour se lancer ? Une expérience dans l’hôtellerie ? Jolanta a bien exercé six mois à la réception d’un hôtel à peine débarquée à Manchester, et Paul « fait son lit depuis l’âge de onze ans», comme il le dit lui-même avec humour, mais ça s’arrête là. Pourtant en juin 2013, le premier bâtiment ouvre, avec cinq chambres d’hôtes, suivi en 2014 de la deuxième bâtisse qui héberge l’hôtel, cinq autres chambres décorées par leur soin avec des prestations luxueu- ses, « un mélange de styles européens, d’objets qui nous plaisent à nous ». Pour pallier leur manque d’expérience, ils ont fait marcher la machine à rêves, en concevant des chambres non pas comme des profession- nels du tourisme mais comme s’ils étaient... leurs propres clients : « nous avons réalisé les choses que nous cherchions tous les deux dans un hôtel : la literie, la salle de bain, un bon petit déjeuner,pour déstres- ser et se sentir comme chez soi ». Ils ont pressenti le déficit de chambres haut de gamme à Gevrey et subodoré le potentiel du lieu. GRANDE CLASSE ET MASTER CLASS Et l’avenir leur a donné raison. Depuis son ouverture, Les Deux Chè- vres ne désemplit pas et le rêve se décline au quotidien. Booking.com, Tripadvisor apportent une clientèle régulière des quatre coins du monde. Ils sont référencés dans le guide Alas- tair Sawday’s, et ont passé contrat avec Headwater, un guide « rando et vélo » anglais qui amène chaque semaine de nouveaux clients. À l’affût d’idées innovantes, ils viennent de lancer la location de l’une des deux bâtisses : « la maison est louée pour une semaine, un mois, comme une maison de maî- tre, avec une équipe pour le service, la cuisine...Cela suscite beaucoup d’in- térêt ». Mais pourquoi arrêter le songe en si bon chemin ? Jolanta et Paul se prennent à rêver de devenir une adresse incontournable en Bourgo- gne, dans la droite ligne du restau- rant Les Millésimes, alors propriété de la famille Faiveley et réputé dans la France entière (François Mitter- rand était venu y manger). Installé dans les bâtiments rachetés par Jolanta et Paul, il a fait les beaux jours de Ge - vrey-Chambertin dès 1953, avant de fermer ses portes en 2001. Réhabili- ter l’endroit en le respectant leur a valu la sympathie des habitants : « en sauvant un lieu important pour le patrimoine,nous avons gagné le respect des villageois », commente Paul qui se dit « très fier », de ce qu’ils ont bâti, ensemble. Leur idée est maintenant d’offrir des prestations à leurs hôtes : des visites dans toute la Bourgogne accompagnées d’un historien, une Master Class d’art avec l’artiste Joyce Delimata, qu’ils exposent, une Cooking Class avec Alex Miles, de Dijon, des dégustations avec un ancien vigneron. Et à partir de cet automne - soyons-fous ! - une école des vins va démarrer dans les murs des Deux Chèvres. « La réalité, c'est une chose, mais dilapider ses rêves, c'est mourir à petit feu », cette phrase prononcée par Robert Kincaid pour convaincre Francesca Johnson de le suivre, sûr que Jolanta et Paul Tho- mas ne la renieraient pas. Sylvie Kermarrec uLe titre est emprunté à la chanson de Téléphone, Un autre monde. 1954 Naissance de Paul Thomas, le 10 mai à Llandudno, Pays de Galles. 1960 Naissance de Jolanta Bakalarz le 29 juillet à Kielce, Pologne. 1975 Paul Thomas est diplômé en droit de l’université d’Aberystwith. 2004 Arrivée de Jolanta à Manchester. 2008 Jolanta et Paul achète une propriété à Gevrey-Chambertin. 2013 Ouverture de la première bâtisse transformée en maison d’hôtes. DU 20 AU 26 JUILLET 2015 - N° 4455 Gevrey Chambertin « C’était un rêve de faire quelque chose en France, dont j’aimais le vin, la gastronomie. Jolanta m’a suivi dans ce rêve » Le nom de l’établissement de Jolanta et Paul vient de la fable éponyme de Jean de la Fontaine, écrite en 1695 et étudiée par le Duc de Bourgogne de l’époque sous la houlette de son précepteur, Fénelon. Réalisée par la calligraphiste belge Els Baekerlandt, les deux chèvres stylisées qui se font face ont remporté cette année le prix de la meilleure enseigne, lors du concours organisé par l’association des Climats de Bourgogne. JDP Jolanta Bakalarz et Paul Thomas. Polonaise et Gallois ils ont quitté Manchester pour Gevrey-Chambertin, où ils ont ouvert l’hôtel- chambres d’hôtes Les Deux Chèvres. Pour ne pas renoncer à leurs rêves. Rêver réalité 4455FBOUR_16:4008FBOUR_32 PB 17/07/15 14:21 Page32

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- L E J O U R N A L D U P A L A I S D E B O U R G O G N E -

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Souvenez-vousdu film, Sur laroute de Madi-son. Et de cephotographe

du National Geographic, Robert Kin-caid, alias Clint Eastwood, qui finit parcomprendre que Francesca Johnson,sous les traits de Meryl Streep, ne par-tira pas avec lui. Que l’humanité separtage entre ceux qui comme lui met-tent tout en œuvre pour réaliser leursrêves et ceux qui, comme elle, ne fran-chiront jamais le pas. Jolanta Bakalarzet Paul Thomas font partie des pre-miers, même s’ils ont attendu long-temps pour passer du côté de Kincaid.Après une vie entre la Pologne, le Paysde Galles et l’Angleterre, ils ont fran-chi le Rubicon et se sont offerts un nou-veau départ à Gevrey-Chambertin,« l’un des villages les plus connus aumonde pour le vin», savoure Paul Tho-mas en amateur éclairé, avec cet accentanglo-saxon qui sonne si bien dans lalangue de Molière. Ils tiennent Les DeuxChèvres, une superbe propriété com-posée de deux bâtiments, une dizainede chambres restaurées avec des pres-tations haut de gamme. Comme lesprotagonistes du film inspiré du romande Robert James Waller, eux aussi serencontrent sur le tard, à Manchesteren Angleterre, où ils mènent chacunde leur côté des vies plutôt classiques.Paul Thomas y est sollicitor associé,un mi-chemin entre le métier d’avo-cat et celui de notaire. Né à Llandudno,sur la côte nord du Pays de Galles, il afait ses études de droit à Aberystwith,sur la côte ouest. « C’était Londres, Man-chester ou Liverpool », détaille t-il. Cesera Manchester, « la grande villeanglaise la plus proche du Pays deGalles », où il sera d’abord salariépuis sollicitor associé. C’est à laRoyal Bank of Scotland qu’il ren-contre Jolanta Bakalarz. Elle tra-vaille depuis 2005 au service clients.Originaire de Kielce en Pologne,«une ville de 200.000 habitants, àpeu près comme Dijon», elle a étu-dié le management du tourismeà Cracovie puis travaillé pour un pro-fesseur d’anglais, avant d’émigrer en2004 en Angleterre, à peine consom-mée l’adhésion de la Pologne à l’U-nion Européenne.

DE LA SUEUR ET DES LARMESEn 2008, l’un de ses clients n’est autreque Paul Thomas. Un an plus tard, ellequitte la première l’Angleterre. Désor-mais mari et femme, ils ont acheté deuxbâtiments, avec l’idée de se lancer dansle vin, pour finalement se tourner versl’hôtellerie. « J’approchais de l’âge dela retraite, et c’était un rêve de fairequelque chose en France, dont j’aimaisle vin, la gastronomie. Jolanta m’a suividans ce rêve», confie Paul. Leur familleles a pris pour des fous, mais ils assu-ment, soudés comme les deux doigtsde la main : « nous avons eu tout desuite une grande confiance dans noscapacités respectives. Et nous avonsréussi ! », continue-t-il avant de tra-duire les propos de Jolanta, encore peu

à l’aise avec le français : « le moteurpour nous c’était de faire ensemblequelque chose de différent». Pourtant,comme la plupart des rêves qui se réali-sent, l’aventure nécessite une prise derisque et aurait pu tourner au cauche-

mar. Jolanta et Paul avaient évalué lestravaux à 18 mois, mais il faudra fina-lement trois ans pour remettre en étatles deux bâtiments, laissés à l’aban-don pendant une décennie. Paul,retenu par ses affaires jusqu’en 2013,ne pourra pas participer à la rénova-tion et c’est Jolanta seule, sans parlerun mot de français, qui va conduire,dictionnaire à la main, les travaux derénovation. Une période qu’ils évo-quent encore aujourd’hui avec émo-tion, tant elle a été difficile : « en 2010,l’hiver a été le plus froid depuis 1945,les canalisations ont explosé, il n’y avaitplus de chauffage, pas d’électricité, c’é-tait effroyable», décrit Paul. Qu’ont-ilspour se lancer ? Une expérience dansl’hôtellerie ? Jolanta a bien exercé sixmois à la réception d’un hôtel à peinedébarquée à Manchester, et Paul « faitson lit depuis l’âge de onze ans», commeil le dit lui-même avec humour, maisça s’arrête là. Pourtant en juin 2013, lepremier bâtiment ouvre, avec cinq

chambres d’hôtes, suivi en 2014 de ladeuxième bâtisse qui héberge l’hôtel,cinq autres chambres décorées parleur soin avec des prestations luxueu-ses, « un mélange de styles européens,d’objets qui nous plaisent à nous». Pourpallier leur manque d’expérience,ils ont fait marcher la machine àrêves, en concevant des chambresnon pas comme des profession-nels du tourisme mais comme s’ilsétaient... leurs propres clients :«nous avons réalisé les choses quenous cherchions tous les deux dansun hôtel : la literie, la salle de bain,un bon petit déjeuner, pour déstres-

ser et se sentir comme chez soi ». Ils ontpressenti le déficit de chambres hautde gamme à Gevrey et subodoré lepotentiel du lieu.

GRANDE CLASSE ET MASTER CLASSEt l’avenir leur a donné raison.Depuis son ouverture, Les Deux Chè-vres ne désemplit pas et le rêve sedécline au quotidien. Booking.com,Tripadvisor apportent une clientèlerégulière des quatre coins du monde.Ils sont référencés dans le guide Alas-tair Sawday’s, et ont passé contrat avecHeadwater, un guide « rando et vélo »anglais qui amène chaque semainede nouveaux clients. À l’affût d’idéesinnovantes, ils viennent de lancer lalocation de l’une des deux bâtisses :« la maison est louée pour une semaine,un mois, comme une maison de maî-tre, avec une équipe pour le service, lacuisine...Cela suscite beaucoup d’in-térêt». Mais pourquoi arrêter le songe

en si bon chemin ? Jolanta et Paul seprennent à rêver de devenir uneadresse incontournable en Bourgo-gne, dans la droite ligne du restau-rant Les Millésimes, alors propriétéde la famille Faiveley et réputé dansla France entière (François Mitter-rand était venu y manger). Installédans les bâtiments rachetés par Jolantaet Paul, il a fait les beaux jours de Ge -vrey-Chambertin dès 1953, avant defermer ses portes en 2001. Réhabili-ter l’endroit en le respectant leur avalu la sympathie des habitants : « ensauvant un lieu important pour lepatrimoine, nous avons gagné le respectdes villageois », commente Paul quise dit « très fier», de ce qu’ils ont bâti,ensemble. Leur idée est maintenantd’offrir des prestations à leurs hôtes :des visites dans toute la Bourgogneaccompagnées d’un historien, uneMaster Class d’art avec l’artiste JoyceDelimata, qu’ils exposent, uneCooking Class avec Alex Miles, deDijon, des dégustations avec unancien vigneron. Et à partir de cetautomne - soyons-fous ! - une écoledes vins va démarrer dans les mursdes Deux Chèvres. « La réalité, c'estune chose, mais dilapider ses rêves,c'est mourir à petit feu », cette phraseprononcée par Robert Kincaid pourconvaincre Francesca Johnson de lesuivre, sûr que Jolanta et Paul Tho-mas ne la renieraient pas.

Sylvie Kermarrec

uLe titre est emprunté à la chansonde Téléphone, Un autre monde.

1954Naissance de Paul Thomas, le 10 maià Llandudno, Pays de Galles.

1960Naissance de Jolanta Bakalarz le 29juillet à Kielce, Pologne.

1975Paul Thomas est diplômé en droit del’université d’Aberystwith.

2004Arrivée de Jolanta à Manchester.

2008Jolanta et Paul achète une propriétéà Gevrey-Chambertin.

2013Ouverture de la première bâtissetransformée en maison d’hôtes.

DU 20 AU 26 JUILLET 2015 - N° 4455

GevreyChambertin

« C’était un rêve de fairequelque chose en France,dont j’aimais le vin, lagastronomie. Jolanta m’asuivi dans ce rêve »

Le nom de l’établissement de Jolanta et Paul vient de la fable éponyme de Jean de la Fontaine, écrite en 1695 et étudiée par le Duc de Bourgogne de l’époque sous lahoulette de son précepteur, Fénelon. Réalisée par la calligraphiste belge Els Baekerlandt, les deux chèvres stylisées qui se font face ont remporté cette année le prix de lameilleure enseigne, lors du concours organisé par l’association des Climats de Bourgogne. JDP

Jolanta Bakalarz et Paul Thomas. Polonaise et Gallois ils ont quitté Manchester pour Gevrey-Chambertin, où ils ont ouvert l’hôtel-chambres d’hôtes Les Deux Chèvres. Pour ne pas renoncer à leurs rêves.

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