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Gilbert Salem Trois hommes dans la nuit roman B ERNARD C AMPICHE E DITEUR

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Gilbert Salem

Trois hommesdans la nuit

roman

B E R N A R D C A M P I C H E E D I T E U R

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CET OUVRAGE A BÉNÉFICIÉ D’AIDES À LA PUBLICATION ACCORDÉES

PAR LA COMMISSION CANTONALE VAUDOISE DES ACTIVITÉS CULTURELLES,PAR LA VILLE DE LAUSANNE,

ET PAR LA FONDATION DU CENTRE PATRONAL VAUDOIS, LAUSANNE

« TROIS HOMMES DANS LA NUIT »,DEUX CENT VINGT-CINQUIÈME OUVRAGE

PUBLIÉ PAR BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR,A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION D’HUGUETTE PFANDER,

MARIE-CLAUDE SCHOENDORFF,DANIELA SPRING ET JULIE WEIDMANN

MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHE

PHOTOGRAPHIE DE COUVERTURE : PHILIPPE PACHE, LAUSANNE

PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR : PHILIPPE PACHE, LAUSANNE

PHOTOGRAVURE : BERTRAND LAUBER, COLOR+, PRILLY,& CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLY

IMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE MUSUMECI, QUART

(VALLÉE D’AOSTE)(OUVRAGE IMPRIMÉ EN ITALIE)

ISBN 978-2-88241-225-6TOUS DROITS RÉSERVÉS

© 2008 BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR

GRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE

WWW.CAMPICHE.CH

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À Daniel Rausis,déclencheur de fantasmagories –absent de ce livre.

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Mon père est un fleuve, on peut pisserdedans.

ALEXANDRE DUMAS FILS,à un critique

Le Christ annonçait le Royaume, etc’est l’Église qui est venue.

ALFRED LOISY

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I

S’OUBLIER, FAIRE SIMPLEMENT

L’ H O R L O G E du vieux Nathan ne sonneplus, elle tousse. Suit un gargouillement gastro-intestinal – une vessie qui se recharge.

— Il n’est que dix heures et tout est silen-cieux, dit Clarisse Lebief-Guinge en rallumant unecigarette à l’essence de girofle. Vous m’entendez,Donat ?

Donat, c’est le majordome aux yeux ronds quela fumée doucereuse indispose. Il n’en montrerarien.

— Ce fut la plus désagréable de mes récep-tions depuis la mort de mon mari. J’ai été particu-lièrement esquintée par les insolences de ce platinéaux airs fourbes qui vit à Lyon et se proclame encore« soviétique». Son petit copain aux cheveux en rou-leaux était plus bavard encore ; sous la brillantinede sa moustache démodée il mangeait artificielle-ment ses mots comme tous les Parisiens de fraîchedate. Quant au balèze huguenot aux yeux noirs, il a

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peu parlé. Mais il m’a effrayée : il est paraît-ildevenu athée. Et il vit ici, dans notre ville.

Elle enlève ses lunettes d’or pour vérifierl’heure à son bracelet, époussette l’accotoir d’unfauteuil tout en y versant des cendres, et prend unton qu’elle croit méditatif :

— Quoi de plus dangereux qu’un protestantau cerveau rongé par la plus contraignante desmorales s’il a rejeté Dieu? Il a renoncé au Dieu desmaquis, mais pas à ses armes. J’en sais quelquechose, puisque je suis moi-même huguenote.

» Bon, tout ce petit monde est parti, je respiremieux. Mais tout est tellement silencieux. Vousm’écoutez, Donat ? Vous êtes muet comme une ciredu Grévin. Vous êtes bien guindé, mon garçon.

Donat Jovié paraît moins obséquieux qu’à l’or-dinaire. C’est un anxieux, un domestique à l’an-cienne absorbé par ses tâches : il a clos l’une aprèsl’autre les impostes à l’aide d’une longue perche enbois. Il a fait semblant de verser les gages aux auxi-liaires, alors qu’elles s’en étaient allées depuis long-temps. Rien de très sorcier. Mais, une fois qu’ila enclenché l’éclairage multicolore du jardin, ilrépond avec un empressement bizarre :

— C’est faux, Madame. Tout n’est pas silen-cieux, il y a encore le Lindor.

— Le Lindor, qu’est-ce que c’est que ça ?— Tout ce que vous voudrez. Un carré de cho-

colat, une mascotte publicitaire. Ou moi peut-être.Lindor, c’est le petit curseur noir à aigrette quis’énerve sur l’écran blême des gens endormis. Sonclignotement est perpétuel. On l’entend quand onrêve. Les insomniaques qui sont à leur fenêtre le

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reconnaissent parmi les lumignons de Noël : c’estbien lui qui fait «oui-non-oui» en ondoyant à lacime des pommiers nus. Leurs visages qui se reflè-tent dans la vitre finissent par se fondre en lui.

— Vous devenez fou, mon ami. Je ne com-prends rien à ces phrases alambiquées. À l’arrivéede nos invités, votre comportement s’est singulière-ment modifié. Vous agitiez votre clochette inutile-ment… À peine sont-ils partis que vous délirez.

Elle se dirige vers le miroir mural du boudoiraux majoliques qui lui renvoie le rictus d’une aca-riâtre trop fardée.

— Au creux de votre voix, jeune homme, j’en-tends quelque chose qui vous rallie à moi. À mescolères de reine mère folle, de vieille tabacoma-niaque. Pauvre reine détrônée dans un manoir à ladérive ! Vieille je suis, c’est incontestable. Je vaisjusqu’à vous donner du jeune homme…

» Dites-moi, Donat, qui sont ces mystérieuxinsomniaques ?

— Ils ne sont pas mystérieux, Madame. Cesont des rescapés du sommeil. Un rien les réveille :soucis d’argent, soucis affectifs. Quelquefois unesimple confusion mentale. Ils se sont levés pourfaire pipi, pour cautériser un ulcère en buvant dulait froid à la cuisine. Mais voilà que leur lit devientinhospitalier – même s’il y a un être aimé dedans.Alors ils restent debout, et ils rôdent. Entre uncanapé et une télévision éteinte. Ils bourdonnentautour de leur écran d’ordinateur, lui aussi éteint.Ils sont sur le point de tout rallumer, mais non. CarLindor leur intime le temps de la parole parlée,celui de la parole pensée aussi. Puisqu’il peut

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couper le son, il peut aussi couper les voix, lesintentions. Penser, parler, décider, c’est du pareil aumême, n’est-ce pas ? Ces gens déambulent seulsdans la chambre, la tête vide. Ils scrutent la nuitqu’il fait dehors. Ils guettent le passage d’un Dio-gène, d’un fanal ambulant. Ils ne repèrent au largeque la lueur d’une idée qui a fui, mais en laissantdes marques, belles, douloureuses. Elles peuventscintiller, mais sans vraie joie, tels ces filamentsqu’on appelait cheveux d’ange dans les vieux noëls.Ceux-là que vous regrettez tant.

— Je regrette surtout que nos femmes soientparties, Donat. Ma Milette vous aurait appliquéune compresse de matricaire à sa façon. La grosseCarlotta vous aurait fait prendre une tisane avecdeux aspirines. Je pense même à cette endived’Irina, qui est à ma belle-fille : elle vous a beau-coup souri ce soir. Vous aussi en retour. Vos figuresblafardes étaient assorties. Dommage pour vousqu’elle soit très mariée. Mais c’est une Russe à sangchaud, aux yeux rusés de rate. Une effrontée. Ellevous aurait désénervé pourtant…

Donat n’écoute plus. Il est en proie à un influxnerveux. Il accélère d’ultimes vérifications d’inten-dance : chaises déplacées, ou plutôt replacées. Cou-vercle du piano refermé avec un claquement sonorequi réveille les perruches de la volière.

— Ce n’est pas à moi qu’Irina Gavril souriait,elle ne m’a point vu. Vous seule m’aperceviez,Madame, et cela vous rendait un tantinet bizarreaux yeux des invités.

— Ressaisissez-vous, Donat, vous ne vousappartenez plus ! Déjà que vous ne contrôlez plus la

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clochette que je vous ai confiée, et qui vous donnetous les droits. Vous faites trop de bruit, vous ditesdes âneries. Des mots qui surprennent et ne vousressemblent pas. J’en serais choquée si je neconnaissais pas votre irréprochable urbanité.

» Du coup j’en ris.— Urbanité, être urbain… Je le serai toujours,

Madame, mais cette fois dans les deux acceptions duterme. Bah! Il y a la politesse des mots, et l’autre,celle qui croit au génie nocturne des villes. C’estcelui-là que je veux vous montrer maintenant. Il est àportée de vue. Il est dans la rue, la nôtre, la vôtre.Venez : par-delà les lampions chinois du Noël kitschdes Lebief, il y a ceux que notre municipalité a faitinstaller par les ouvriers de la voirie. Lumières mortesdans un décor sans neige, sans lune, sans pluie. Sansbise hivernale. Juste un petit vent idiot les ballottepour remuer des ombres. Je sais : tout cela est théâtralet compliqué. Mais allons à la fenêtre, Madame. Dehvieni alla finestra. Vous en jugerez par vos yeux. Jevous en supplie : ne vous dérobez pas ! N’ayez paspeur de votre reflet dans la nuit.

— Je ne me dérobe pas, je ris. Je ris encore.(Son rire s’enraye d’une toux tabagique.) Mais c’estpour le mot pipi, que vous avez prononcé tout àl’heure. Il n’a jamais été dans votre vocabulaire,Monsieur Donat, voici trente ans ou plus que vousêtes à mon service. Le mot lui-même ne me choquepas, il m’arrive de le dire dans mon musée, pouréchapper aux casse-pieds. De toute façon, faire pipiest à l’oreille moins horrible qu’aller pisser. Cedouble S qui siffle est insoutenable ! Mais vous,Donat l’élégant, vous qui choisissez les expressions

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les plus imagées pour décrire les situations les plusprosaïques. Faire pipi ! Dans votre bouche, si j’osedire, c’est inaccoutumé… C’est préoccupant. Oui,plus qu’amusant : changer comme ça de réper-toire… Pour cette chose-là, vous diriez faire, toutsimplement. Ou s’oublier.

— Encore une diversion ! Cette fois, je vousentraîne de force, car il y a une autre forme d’ur-gence pour moi, crie le domestique aux yeux rondsinexpressifs.

Sa face crayeuse a enflé. Son front bombé perled’une fièvre qu’elle ne lui a jamais vue. Sa voixmonocorde vire au grave, devient impérieuse :

— Je vous presse, parce que je suis pressé.C’est à cause d’une théorie sur la compressibilitédes gaz, et d’un phénomène d’implosion meconcernant qu’il serait fastidieux de vous expliqueren dix minutes. J’ai bien dit dix minutes.

Des doigts de fer empoignent l’avant-bras de lavieille Clarisse abasourdie, lui coupant toute enviede rire. Elle suit l’homme jusqu’au seuil déniveléd’une marche du bow-window dont les carreauxbiseautés ne reflètent plus que les abat-jour de l’in-térieur. Seuls les feux du sapin géant y clignotentencore, en écho à ceux des jardins. À cet éclairagepublic, plus modeste, qui effectivement relie enperspective serpentine les pommiers de la rue.

— Voilà, je vous ai obéi, Donat. Mais vousdevenez effrayant ! En vous appuyant comme ça surl’espagnolette, vous allez la casser. Voyez, jetremble.

— C’est vrai, votre bras est brûlant, mais cen’est que du sang vif qui remonte à la tête. Il ne

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vous rendra pas plus intelligente. Il vous permettrapour une fois de porter attention aux choses les plusordinaires, les plus vulgaires, sans juger. Mais, foide Jovié, elles vous resteront toujours impéné-trables. Tout à l’heure, je me suis volatilisé une pre-mière fois, mais vous vous obstiniez à me voirencore en chair et en os. Votre égocentrisme vousaveugle. Vous ne croyez pas plus aux vrais miraclesqu’aux phénomènes trompeurs de la science.

— Et vous, vous voulez me convaincre que jesuis une pimbêche. Parvenez-y, et je vous applau-dis, Monsieur le chien fidèle, qui me faites unthéâtre pour se rebeller ; en tirant profit d’une nuitsoi-disant « lunaire et sans lune». Compliquezencore votre vocabulaire, parlez chinois, devenezésotérique tant que vous le pourrez… Je vousenverrai au repassage des bonnets de mes bonnes.Oui, j’ai bien dit mes bonnes. Ou, tiens, à la répara-tion d’une chasse d’eau de W.-C. Et revoilà nos his-toires de pipi ! D’ailleurs celle de la chambre d’amidu deuxième étage doit être révisée. C’est notrecousin Hérold, l’argentier, qui l’occupe. Il y dort àprésent. Mais demain, avant quatorze heures, Mon-sieur le majordome, elle sera réparée.

— Demain, je redeviens votre esclave,Madame, pourquoi pas ? Sauf, s’il y a phénomèned’implosion. Mais, pour les minutes qui viennent,vous m’obéissez. Cela dit, vous m’avez toujoursobéi, sans le savoir, Clarisse Lebief. En me char-geant de l’ordonnance de la maison, de son éti-quette, de sa clochette, vous m’avez coiffé d’unetiare papale, comme si vous étiez Dieu lui-même.Ou un conclave d’évêques rassemblés… en une

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seule femme, qui, de plus, est sotte. Consultezvotre jeune belle-fille, qui de musicienne est deve-nue théologienne, et vous comprendrez que je nesuis pas plus le pape que vous n’êtes le Bon Dieu.Mais je ne veux pas d’une syncope, allez hop ! suivezle fil optoélectronique qui prolonge mon index.C’est un rayon laser, si vous voulez. Si je le dirigevers le ciel, vous verrez vos jolis petits santons ydanser en funambules. Mais ne visons pas trophaut, c’est encore tôt. Mon pinceau de lumièrerepère trop de symboles en même temps. Voyez là !Là, oui. Vous l’avez reconnu? C’est le sept de car-reau : il s’est camouflé dans le croisillon des bran-chages que la perspective de la rue des Pommiers asurimprimés. Vous ne le voyez pas ? Alors imagi-nez-le : sa marque est un losange rouge, mais seshabits sont cousus dans les deux autres couleurs ini-tiales : le jaune et le bleu, c’est-à-dire la flamme del’allumette et celle de l’hélium, le mi et le do. Toutesles interprétations sont possibles.

» Vous ne jouez jamais aux cartes, Madame?— Vous savez mieux que personne, mon cher,

que non seulement je sais jouer aux cartes, mais quej’y suis invincible. Au tarot, au bridge, à la canasta,au whist. À toutes les batailles sur tapis vert qu’onvoudra. Et je gagne d’autres batailles…

— Le sept de carreau, il ne vous trouble pas ?Dites vite. C’est urgent.

— C’est une carte stratégique comme d’autres.Mais vous me fatiguez, mon fils, avec vos urgences,votre sept de carreau et vos symboles. Je crois que jevais aller faire pipi. Vous avez raison : quand on estémue comme moi, on a le droit de parler comme les

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tout-petits. Surtout en cette période de la Nativité.C’est un nourrisson qu’on célèbre, après tout.

— Voilà l’image que j’attendais ! Merci, Cla-risse, je m’en vais, je fuis votre tabac de sorcièreet votre aveuglement. Je m’évapore dans uneambiance moelleuse et douce de nursery, avec par-fums d’huile d’amande pour popotin, poudre aveu-glante de talc. Merci : vous me délivrez de chosespeu ragoûtantes. Sans parler des chiottes de votrebenêt de cousin Hérold…

Le visage du majordome est plus livide quejamais. Il referme ses paupières et devient lissecomme un masque, un gisant du Moyen Âge ;aveugle comme un personnage sans visage peint parDe Chirico. Ses lèvres minces sont grises ; ellesremuent avec peine.

Clarisse Lebief-Guinge perd sa contenance etson mégot refroidi, qui tombe sur le giron carreléde l’oriel. Elle s’affole :

— Non, Donat, non non, Monsieur Jovié !Mon seul confident, mon témoin de détresse, ne meparlez pas comme ça. J’essaie de moins fumerdevant les invités ; alors après je me rattrape. C’esthumain. Je comprends maintenant que j’ai été unemauvaise maîtresse, et ce sera une souffrance sup-plémentaire. Elle ne me quittera plus. La révisiondes tuyauteries du deuxième se fera sans vous, et jele déplore. J’en suis même catastrophée, car notreHérold Lebief est certainement un benêt, un crétin,un snob revenu des États-Unis avec des lubies, etmême des théories d’écologiste ! Mais sans lui, sanssa crétinerie qui nous ramène de l’argent, je suisperdue. La succession aussi. Par surcroît, il y a

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l’intrusion d’Alma qui va tout précipiter.Déchéance ! Je hais Alma autant qu’elle me hait.Mais non, Donat, ne disparais pas… Ne me laissepas parmi les imbéciles.

— «Crétins», « imbéciles»… Si seulement,ma pauvre dame, tu ne te trouvais que chez desimbéciles, tu te sentirais heureuse comme eux.Imbécile, tu sais d’où vient ce mot ? fait la bouchede Donat en se rapetissant. En russe, ça se dit tchok-noutyi. C’est le faible d’esprit. Gare à lui !

Puis la bouche s’efface tout à fait du visage.En d’autres circonstances, le tutoiement de

Donat aurait scandalisé Clarisse Lebief-Guinge.Mais là, elle comprend qu’il va lui échapper pourtoujours. Ce faciès de chouette qui lui a été long-temps familier, elle ne le reconnaît plus : ça se figeet ça s’affaisse peu à peu, ça présente un crâne squa-meux comme une pastèque blanche.

Le corps imposant du majordome, lui, restecampé sur les jambes.

— Seigneur Christ ! il va mourir debout !Mais Donat Jovié de la Trémière ne mourra pas

debout : à peine sa patronne lui a-t-elle effleuré deses lèvres son front devenu pierreux que tout lecorps se dégonfle en baudruche et s’autopropulse enzigzags pétaradants entre les lambris du salon.

Mme Lebief le ramassera sous le pédalier dupiano sous la forme d’un petit anneau de caout-chouc mauve.

— Ah, c’était ça, son histoire d’implosion !Mais il n’a pas implosé ; il s’est seulement dégonflé.Dieu merci, il n’y a pas eu d’effusion de sang. Dusang sur le sapin, ça porte malheur.

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Elle dépose l’objet dans un cendrier turc enforme de dromadaire, y avise une bague de cigaremal froissée, un peu de poudre anthracite, et larevoici énervée pour des vétilles :

— La nouvelle Mme Lebief voudrait me supplanter ! Alma, Alma ! Tu as fait tout à l’heureun acte d’allégeance très remarqué en t’inclinantdevant moi. Quelle délicatesse, mais quel marchéde dupes… D’autant plus que tu t’es éclipsée sansdemander ton reste, et sans égard pour nos hôtes.Tu commences mal ta régence, Alma ma bru : quetu te trompes d’interrupteur quand il faut allumerla crèche, que tu présentes les plats du mauvaiscôté, je mets ça sur le compte de ton supplice degauchère. Il y a plus grave : tu nous imposes desnettoyeuses incapables, qui ne vident pas les cen-driers. Toi-même, Alma, tu es d’une propreté etd’une méticulosité qui confinent à la maniaqueriepathologique. Dans vos appartements, tu interdisà ton mari, mon fils, de fumer. Or c’est moi que tuvises. Sache que tenir une grande maison est unetout autre paire de manches. Tes réfugiées sontdistraites, elles sont négligées. Pendant leur ser-vice, elles laissent leurs téléphones cellulairesallumés, et ça fait jouer des sonneries insuppor-tables au milieu des invités. Et ils étaient noirs,les ongles de ta favorite qui nous a servi des verresd’alcool et des amuse-bouche sans goût à ta façon.Elle est assez jolie, ton Irina, mais elle est mal-propre.

»Une Russe, encore une. C’est une véritableinvasion ; une infiltration sournoise. Le nouveauprésident des musées ethnographiques de France

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est un Russe blanc ; mon importateur de jouets deNuremberg est le fils d’un vieil apparatchik desdouanes de Brest-Litovsk. Mon fils Loïc et sa théo-logienne de Lituanie sont des russomanes. Ils vien-nent d’acheter deux chiens barzoïs, et mes nou-veaux voisins milanais qui sentent le cannabis ontapporté un horrible chat qu’ils ont appelé Grimal-kine… Je ne parle pas des groupes de Russes quiaffluent au musée.

» Même la dernière parole de mon fidèle Donataura été un mot russe pour désigner les imbéciles !Il voulait me mettre en garde, j’en suis sûre. Maiscontre quels imbéciles ? Contre qui ? Contre quoi ?

En retournant vers la fenêtre pour y ramasserson mégot, Clarisse Lebief-Guinge reprononce lemot, d’une voix hésitante : Tchok-nou-tyi.

» De toute façon, Alma, tu n’auras pas à ton ser-vice un majordome de si grande expérience, pourte conseiller. Donat Jovié était le génie du foyer,son démon ou son ange. Il maîtrisait la clochettecomme un musicien… Mais où est-elle passée ? Elles’est volatilisée avec lui.

» Oui, ce Jovié de la Trémière s’est bien volati-lisé… Tel le génie de la lampe. Qui sait ? À cause demon baiser incongru… Dans les contes, cettemarque de familiarité entraîne d’autres métamor-phoses : un crapaud devient prince charmant, uncyclope vermisseau… Mais bon ! Ce fut une soiréeratée, je n’en suis pas du tout ravie, comme de toutecette année 2002 qui aura été sans grande origina-lité. Un An deux qui ne marquera pas l’Histoirecomme le précédent, et qui ne s’achève pas, qui lan-guit comme un long jour sans pain.

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» Quel affreux lendemain de Noël ! Tout ce sur-menage m’a anéantie. Je ne me l’explique pas. Mesnerfs sont en capilotade et ce qui me reste de cer-velle bouillonne.

» Comme promis, je vais aller faire pipi ; çal’apaisera.

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II

SOUS LA FEUILLÉE

À P R O P O S de russophilie, le cottage secondEmpire des Lebief est surmonté d’une tour en poi-vrière dont le bulbe torsadé évoque quelque églisemoscovite du XVIe siècle. Le beau-père de Clarisse,Luc-Nathan Lebief, l’avait racheté à des banquiersruinés de 1929 et l’appelait mélancoliquement sadatcha. Pour peu, il l’aurait baptisé La Cerisaie,comme chez Tchekhov, mais le nom de La Pomme-raie était consacré : c’est celui de la rue adjacente,ainsi que de tout ce quartier résidentiel dont labutte fait face à la colline de la basilique.

Longtemps, l’air y a été considéré comme le plussalubre de la ville, en dépit des miasmes chloriquesqui montaient des Fabriques papetières de la rivière,et dont Joachim Lebief, époux défunt de Clarisse,père de Loïc et oncle d’Hérold, avait ordonné la fer-meture pour ne pas contrarier les visées écologiquesde nouveaux édiles. Pour profiter aussi des avantageséconomiques de la délocalisation. Depuis quinze

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ans, la production industrielle de Lebief SA, rebap-tisée Papirama, prospère mieux que jamais, maistrès loin d’ici, quelque part sur les rives du Gange.Elle y accomplit une œuvre salutaire, en recyclantdu papier imprimé de toutes sortes, comme il s’enentasse chaque mois, par millions de tonnes, dansles décharges de Calcutta.

Du coup, on respire mieux à la Pommeraie.Sauf en ce lendemain de réveillon quelque peu

navrant, où l’on a vu un olympien majordome sevider telle une baudruche dans des vapeurs enfu-mées au girofle. Dehors, le vent est tombé. Il règneune paix malsaine dans la nuit du jardin, dontseules les terrasses supérieures sont arrosées par lesréjouissances clignotantes de Noël.

Un être embusqué dans les parterres et sous lesarbres se serait vu plongé dans une pénombreoppressante et, à moins d’être un chat, n’y verraitgoutte.

Une clarté diffuse filtre à travers la ramure touf-fue du cèdre bleu. Elle est chargée de particulesblanches qui ne sont pas de la neige. Pluie decendres en suspension? Poudre de perlimpinpin ?Gaze piquée d’étoiles artificielles ? Flocons decocaïne ? Rien ne remue dans ce microclimat hyp-notique, sinon la patte d’un grand chat de gouttièretaquinant un de ces reflets miroitants. Que peut-ilchercher d’autre, le pauvre Grimalkine, par cettesaison de terre refroidie, sans campagnols et sanspassereaux ?

Une semaine plus tôt, sa propriétaire, LuisaDella Torre, avait tenté une explication pour rassu-rer son richissime voisin, Loïc Lebief – qui, lui,

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était venu sans l’avouer en ambassadeur de sa mère,avec des questions de simple politesse :

— Notre vieux chat tente sans doute deconquérir un territoire. Même les bêtes compren-nent l’importance d’une bonne intégration quandon vient de l’étranger. D’abord, Monsieur Lebief, cen’est pas un gouttière, mais un chat européen, unbritish shorthair avec pedigree : voyez sa tête enforme de triangle, les yeux en oblique. Ce pelageécaille-de-tortue si rare. Et il ne porte pas un nomrusse : Grimalkin – sans e muet –, c’est celui d’ungroupe de rock prog que nous aimons beaucoup,mon Felipe et moi… Mais ne vous en faites pas, iln’errera pas longtemps. Ayez seulement la bonté dene pas le chasser avec brutalité. Et rassurez laMadama, votre mère : notre petite Fiammetta lesurveillera comme le lait sur le feu.

Avec un flegme qu’il voulut anglais, Loïc Lebiefrépondit de son mieux :

— En cette période hivernale, nos jardins sontde toute manière peu accueillants. Votre shorthairs’y ennuiera, à mon grand regret. C’est au prin-temps que nos parterres de tulipes attirent généra-lement les chats du voisinage. Ils y viennent parle-menter, sans être trop inquiétés par ma mère.Encore moins par moi, et malgré leurs ravages quichagrinent plus souvent nos jardiniers.

Nous sommes en décembre. Le vent se lève ànouveau, très légèrement, juste de quoi faire fris-sonner un chat vagabond. L’électricité statique dupoil de Grimalkin-sans-e-muet répond sans doute àl’incident de tout à l’heure, dont les effets se sontrépercutés par-delà les boudoirs de la maison, ses

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murs tarabiscotés, ses corniches crénelées, puisrépandus loin à la ronde – vers le bassin octogonaloù se reflète une réplique en stuc du Doryphore dePolyclète, et dans les yeux ouverts et blancs desautres statues.

Toutes les pierres du jardin sont irradiées.Il n’est pas exclu que la figure anémique d’un

fantôme rejaillisse par-ci par-là sous forme d’ai-grettes bleuâtres, de feux Saint-Elme grésillant à lapointe des pylônes du portail en fonte : misérablefantôme, ectoplasme qui n’inspire de la terreur àquiconque ; même pas à un chat. C’est une figuresans regard, sans bouche, sans voix ; un visage sansvisage. Soluté de toutes les substances qui concou-rent à une expression humaine. Elle n’exprime rien,ou elle exprime le rien – comme le disque de New-ton brasse toutes couleurs pour n’en arriver blan-chement et bêtement qu’au blanc. Au masqueblanc des mannequins pour couturières qui serventde modèles à De Chirico.

Le peintre ne s’était pas embarrassé d’en fairejaillir des physionomies épanouies ou grimaçantes,les expressions de la béatitude, du malheur, dutriomphe ou de la défaite. Trois coups de pinceaud’huile blanche les disent ensemble. Plus distinctifsera le port de tête, l’inclinaison de la tempe versl’épaule et le torse. Le crâne nu qui s’offre à la clartéambiguë d’un ciel de décembre, à un sapin d’appa-rat, ou au baiser funeste d’une Mme Clarisse Lebief.

Vous avez perdu la faculté de parler, et un seultrait de charpie imbibée de diluant efface ces yeuxronds qui faisaient votre personnalité. On a tournévotre regard vers l’intérieur. Au dehors, vous res-

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semblez à ces sages en marbre de l’Antiquité dontles pupilles éteintes voient tout. En même temps, ily a un douloureux sentiment d’abandon qui com-mence.

Car, dans mon ballon de baudruche, il n’y a quele vide qui prend de la place pour me faire enfler,me mettre en état d’excitation puis me donner l’en-vie de mourir en explosant, en implosant, en medégonflant. Un trop-plein de vie intérieure, quandil est vide, cela conduit à une espérance de mort,non? En tout cas à un désir de sortir de soi-même.Car, en braquant ma réflexion sur ce bûcher inté-rieur qui serait la lumière d’un salut, j’en supportede plus en plus mal l’éblouissement. Jusqu’à ce queje m’aperçoive qu’il n’est que ce chalumeau d’unebonbonne d’hélium qui fait s’envoler les mont-golfières. Qui les envoie au diable vauvert, à l’autrebout du monde, c’est-à-dire vers la fontaine octogo-nale du jardin de la Pommeraie et ses statues enstuc, vers la ferronnerie tarabiscotée du portail, surl’échine hérissée du chat domestique de M. etMme Della Torre, qui a renoncé à peloter avec desétoiles factices pour s’en retourner bredouille dansson modeste jardin. (Car le petit vent frais s’esttransformé en bise glacée.)

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III

CONTRE L’ENFANCE

L E F E U émerveille et fait peur. Il nous relieaux interrogations décousues de nos premièresleçons de choses : on le fabrique à l’aide d’uneloupe, en frottant à la scoute des tiges de bois. Ilnous ramène aux fantaisies pyrotechniques de Car-naval.

— Si tu grattes une allumette, tu obtiens uneflamme jaune.

— Elle peut être aussi blanche, ou rouge.— Pourquoi la flamme du gaz est bleue ?— Celle du feu de Bengale est multicolore,

elle peut même devenir violette : les couleurs, c’estla lumière qui les fait. On appelle ça les ondes élec-tromagnétiques. Ça ne se touche pas, mais ça sevoit, ça s’entend.

Les enfants ont beau être des cancres en classe,s’ennuyer ferme aux théories de l’optique et de lathermodynamique, il leur restera ces expériencesjubilatoires du cours de physique. Ils y jouent comme

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de faux jusqu’à satiété, avec la certitude qu’un jource sera pour de vrai. Ils y contractent plus rarementla soif du savoir que le rêve de devenir magiciens,des demi-dieux pouvant fabriquer eux-mêmes devraies étoiles à partir de réactions chimiques : tujettes des débris de marbre dans un ballon de verre,tu ajoutes de l’acide chlorhydrique et tu mélangesle gaz obtenu à un autre gaz. Quoi de plus facile !C’est encore moins compliqué que certains jeux derécréation que veulent vous apprendre les aînés.Vous deviendrez un jour artificier, fabricant debombes à fragmentation cluster, terroriste, mar-chand de farces et attrapes.

Les apprentis sorciers d’un même quartier seretrouvent après l’école, quand le soir s’est emparéde l’esplanade qui surplombe la rivière. Ils ontinvité un fort en thème, qui lui a tout compris, etpourra témoigner plus tard. Mais pour mieux l’ou-trager, et surtout l’empêcher de débiter des obser-vations rationnelles, des formules ennuyeuses, ils lebâillonnent et le ligotent sur l’herbette du parc àl’ombre d’une charmille.

Lui tournant le dos, ils se juchent côte à côtesur le parapet et se mettent à compter de leursmains potelées les étoiles qu’ils ont créées dans leciel, par la seule puissance de leur rêverie.

— En voici deux, dit un échalas aux genouxcagneux. Elles sont à moi. Je les ai fabriquées hiersoir de la fenêtre de la chambre à coucher de mesfrangines. Je les ai appelées comme elles : Mirella etOlivia.

— Moi, je viens d’en faire cinq juste mainte-nant, rien qu’avec mes yeux, dit un mieux bâti et

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dont la voix mue. Je n’ai pas de famille, alors je lesnommerai Chikki, Rockett, Fluolax et Mentrax.

— Ce sont des noms de chewing-gums, et y ena que quatre.

— La cinquième étoile s’appelle comme mamaman qui est morte.

— C’est comment ?— Tu ne sauras pas. Celui qui est derrière non

plus. Les fayots sont des cafteurs.Des cafteurs, mais aussi des rancuniers tenaces

au futur imprévisible. Plus on les humilie tôt, plusterrible et absurde sera leur vengeance – avec desastuces d’une cruauté inversement proportionnelleà la bénignité de l’outrage initial.

De sales cafteurs : tous les enfants le sont,qu’ils soient dans la main des dieux ou de Dieu. Ilssont sales déjà par leurs genoux sales, leur boucheenchocolatée, leur impunité scandaleuse. Irrésis-tibles sacripants dont on caresse la joue rougemême après leurs pires forfaits, anges-démons auxpouvoirs illimités, auxquels tout artiste vieillissantsouhaite ressembler ! Tous les êtres sont hantés parleur enfance, et tout le monde s’accorde à la magni -fier.

Or, il y a du fiel, de la poudre d’apocalypse dansles dialogues puérils de ces petits contrefacteursd’étoiles assis côte à côte face au vide, lui aussigalactique, de leur ville. Une intelligence fraîche eten friche, que l’âge de raison n’a pas encore débour-rée, ni « formatée». En fait un marais grouillant debactéries premières : et l’on voudrait s’y revigorer,s’y purifier, comme dans une eau lustrale ! Rienn’est plus infectieux qu’un bain de jouvence.

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Réécoutons plus attentivement L’Enfant et lesSortilèges de Ravel et Colette ; en faisant abstractionpour une fois de la poésie, de l’ingéniosité fantas-magorique des deux créateurs, et surtout de l’abso-lution générale accordée au finale à ce petit Pan partous les autres protagonistes du spectacle, qu’ilsfussent animaux ou végétaux, objets inanimés. Iln’en a pas moins fait des mistoufles à tout le monde,tiré la queue du chat, celle de l’écureuil, fait saignerde dignes arbres de leur sève. Or l’esprit des bois etdes jardins est rancunier.

La résine enivrante que nous extorquions auxchênes avec la pointe d’un couteau de cuisine, ellenous rattrape tôt ou tard : «Ma blessure ! Ma bles-sure ! » – c’est le chant de la végétation débridée, dela jachère négligée.

S’y ajoute une autre odeur, qui est sablonneuse,sent le métal qui suinte, la sueur d’une paumetachée de boue, et s’associe non plus à un chant,mais à un crissement. À celui de la terre, de la terrelacérée au poignard. (L’aiguille des boussoles enfan-tines pique et blesse. Comme la griffe des chatons,rien ne l’émousse encore.)

C’est ce crissement crayeux qui a réveillé depauvres bougres un 26 décembre 2002, à vingt etune heures cinquante-huit précises. Il a libéré uneodeur qui flotte dans la chambre à coucher. Elle estamère, caractéristique, mais on ne la reconnaît pastout de suite : on l’avait crue ferrugineuse, prous-tienne comme le son d’une certaine cloche, maiselle est éminemment botanique – une sursaturationde végétaux en décomposition qui pique les narinescomme du métal en fusion. On quitte son lit, en

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accusant d’abord un embarras gastrique, une préoc-cupation financière, un anniversaire oublié. On segratte le sillon chevelu, on remâche des remords endéambulant seul dans sa maison, entre les tables,les chaises, les écrans éteints. On ne veut plus serecoucher, car le lit est une rivière de sueurs glacées,un linceul de supplices moraux. On se croit la têtevide, en fait, elle se recharge d’émotions qui se sontdétériorées avec l’âge. Les plus importantes surtout,qu’elles fussent tragiques ou belles. On voudrait lesconsigner dans quelque fichier électronique, quitteà les effacer plus tard, mais l’ordinateur, lui, dort.Notre voix et notre pensée sont coupées. On nepeut pas se lire écrire – comme quand on nes’écoute plus parler. Le PC n’est pas mort, il suffitd’un clic ou trois pour que le fond de ciel catho-dique se rallume, nous rassure. Mais le dieu desinsomniaques l’interdit : tant que la nostalgie denotre enfance, ou celle – plus hallucinée encore – denotre adolescence, nous poursuit dans la chambreavec des réminiscences. On erre chez soi tel unvieux chat italo-britannique aventuré en terreinconnue.

Une fois identifiées, des senteurs réveillent dansnotre cerveau des griefs d’autant plus tenaces qu’ilsétaient liés à des outrages ou des préjudices quinous semblent aujourd’hui, vingt ans, trente ansaprès, banals, idiots, puérils. Au lieu de nous for-tifier, comme d’aucuns le pensent, elles nousangoissent. Elles nous défamiliarisent avec nous-même ; avec ce que nous sommes devenu. Une dis-sonance chagrine s’est emparée de tous nos sens.Mais on ne s’en formalisera pas : demain au réveil,

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tout sera effacé, quand bien même nous aurionsperpétré un meurtre. La médecine moderne trouvetant d’excuses aux victimes du somnambulisme –voire au vampirisme.

On guette la fin de l’éclipse en sondant la nuitqu’il fait dehors. Point de lune ? c’est tant mieux !Reste à repérer au large le flux d’une idée qui a fui,qui laisserait peut-être des confettis lumineux surles frondaisons noires des arbres défeuillés. S’il n’yen a point, notre imagination maniaco-dépressiveen allumera. La couronne du chalumeau d’héliumde Père Félicien répandait dans son labo une odeurmédicamenteuse. Ses flammèches multicolorespiquaient notre adolescence au jeu des constella-tions et nous ouvraient un champ de pigmentsinouï : là, le feu de cobalt – celui qui sert mainte-nant de fond d’écran au PC. Suivaient, en gammediatonique, le vert céladon, le violet, le turquoise,la couleur d’aurore…

Le dément que la nuit a rendu meurtrier(l’éventreur de mères, l’égorgeur de nouveau-nés) yajouterait, par caprice lugubre, par folichonnerieesthétique, la nuance sang lacté. Invention incon-grue dont le procédé serait aujourd’hui racheté trèscher pour enrichir la palette des nuanciers. Unecouleur révolutionnaire ! Elle aurait l’honneur desgrandes cimaises du monde, serait convoitée par lesartistes et décorateurs les plus cotés : «On a trouvéla nuance exacte du cri fœtal !», crieraient des chro-niqueurs enthousiasmés. « L’Ombilic des limbes d’Ar-taud enfin à la portée des pinceaux !»

Dès que l’enfant paraît, le discours critique senuance :

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«Sang et bave, lait et miction sont les quatreéléments constitutifs de tout corps humain quivient de naître. L’eau, la terre, l’air, le feu, ce serapour plus tard… »

Hélas, quand on est un possédé de la nuit, on nelit pas les revues d’art qui font autorité, et on se lavede toute fantasmagorie au chant du coq. La loi dusabbat s’applique aussi aux noctambules. À cesvampires qui ne sucent jamais que leur propre sang– à l’instar d’autres fadas qui boivent leur propreurine. (Surtout les calmer durant leur détentiondiurne, ne pas les laisser dépérir dans leur cachot, ylancer parfois un os à ronger. Un qui est substantiel,un gros fémur fourré de moelle et de calcium.)

Ils perdront leur voracité de chiens enragés quisalivent quand poindra à nouveau le crépuscule,dont le lait rose maternel ressemble parfois à l’aube.

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