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L’évolution psychiatrique 78 (2013) 668–679 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Article original Samu social : relances psychanalytiques en réponse à une analyse sociologique. Notes pour une clinique de l’habiter Samu social: Psychoanalytical revival in answer to sociological analysis. Notes in favour of a clinical approach to the dwelling Frédéric Vinot Docteur en psychologie clinique, psychanalyste, maître de conférences en psychologie clinique, laboratoire LIRCES (EA3159), université de Nice Sophia-Antipolis, UFR Lettres, arts et sciences humaines, 98, boulevard Édouard-Herriot, BP 3209, 06204 Nice cedex 3, France Rec ¸u le 6 mai 2011 Résumé Prenant appui sur l’ouvrage de P. Gaboriau et D. Terrolle « SDF : Critique du prêt-à-penser », l’auteur développe trois points qui constituent des relances psychanalytiques à la clinique du Samu social. Les questions de la causalité, de l’idéal d’insertion et du leurre sont ainsi abordées, pour aboutir à la proposition d’une clinique de l’habiter (au sens lacanien du terme) auprès desdits sans domicile fixe. © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Psychanalyse ; Sans domicile fixe ; Exclusion ; Samu social ; Causalité psychique ; furor sanandi ; Habiter ; Lacan J ; Étude théorique Abstract From analyses and criticisms presented in P. Gaboriau and D. Terrolle’s book Homeless people: Criticism of ready-made ideas”, the author develops three points that constitute a psychoanalytical revival brought to emergency social (SAMU social) clinical practice. The questions of causality, the ideal of integration, and Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] 0014-3855/$ see front matter © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2012.07.004

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L’évolution psychiatrique 78 (2013) 668–679

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Article original

Samu social : relances psychanalytiques en réponseà une analyse sociologique. Notes pour une clinique

de l’habiter

Samu social: Psychoanalytical revival in answer to sociological analysis.Notes in favour of a clinical approach to the dwelling

Frédéric Vinot ∗Docteur en psychologie clinique, psychanalyste, maître de conférences en psychologie clinique, laboratoire LIRCES

(EA3159), université de Nice Sophia-Antipolis, UFR Lettres, arts et sciences humaines, 98, boulevard Édouard-Herriot,BP 3209, 06204 Nice cedex 3, France

Recu le 6 mai 2011

Résumé

Prenant appui sur l’ouvrage de P. Gaboriau et D. Terrolle « SDF : Critique du prêt-à-penser », l’auteurdéveloppe trois points qui constituent des relances psychanalytiques à la clinique du Samu social. Lesquestions de la causalité, de l’idéal d’insertion et du leurre sont ainsi abordées, pour aboutir à la propositiond’une clinique de l’habiter (au sens lacanien du terme) auprès desdits sans domicile fixe.© 2012 Publié par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Psychanalyse ; Sans domicile fixe ; Exclusion ; Samu social ; Causalité psychique ; furor sanandi ; Habiter ;Lacan J ; Étude théorique

Abstract

From analyses and criticisms presented in P. Gaboriau and D. Terrolle’s book “Homeless people: Criticismof ready-made ideas”, the author develops three points that constitute a psychoanalytical revival brought toemergency social (SAMU social) clinical practice. The questions of causality, the ideal of integration, and

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]

0014-3855/$ – see front matter © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS.http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2012.07.004

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illusion are considered to end in the proposal for a clinical approach to the dwelling (in a lacanian sense) asit relates to the so-called homeless.© 2012 Published by Elsevier Masson SAS.

Keywords: Psychoanalysis; Homeless person; Exclusion; Samu social; Psychic causality; Furor sanandi; Dwelling;Lacan J.; Theorical studies

Le livre de P. Gaborio et D. Terrolle « SDF, critique du prêt à penser » [1] vise la remise enquestion de nombreux présupposés concernant les personnes dites « SDF », mettant en lumièrece qu’ils nomment la « face obscure de la philanthropie ». Sa lecture nous donne l’occasion deproposer un dialogue indispensable avec nos collègues anthropologues1, afin de poser quelquesaxes de réflexions praxéologiques pour penser les interventions des psychologues cliniciens au seinde dispositifs spécifiques type Samu social2. C’est à ce double dessein que nous nous attacherons,dépassant pas là la seule note de lecture. Trois points (causalité, idéal d’insertion et leurre) nouspermettront d’interroger le rapport dudit SDF au langage, afin de proposer les fondements de cequi pourrait s’appeler une clinique de l’habiter.

Prenons tout d’abord la mesure de l’ouvrage dont, rappelons-le, nous ne ferons pas un résumé.Il s’agit d’un livre écrit pour relever, dénoncer certaines idées présentées comme « prêt à penser »au sujet des personnes sans abri. Sa lecture agace, et c’en est bien une des visées. Pas la seulecependant. Partisan d’une lecture principalement sociologique des phénomènes de pauvreté, lesauteurs souhaitent éviter la dénonciation habituelle du « scandale » que représente l’existence deplusieurs milliers de personnes sans abri en France, pour mettre l’accent sur les conditions dedomination sociale qui entretiennent et perpétuent cet état de fait. Ainsi, critiquant à juste titrel’expression « grande exclusion », on lit :

« ce qu’il ne faut pas dire de la misère, c’est la reproduction sociale, qui souvent se pour-suit d’une génération à la suivante. Car la pauvreté contredit les principes démocratiquesproclamés et montre une face ignoble de notre société, où la reproduction sociale joue unrôle clé » ([1], p. 26) ».

La cohérence de ce point de vue les mènera jusqu’à poser l’autodestruction comme trait de ladomination sociale réussie :

« La violence des pauvres est autodestructrice, elle n’est pas méthodiquement dirigée pouranéantir ou diminuer les effets de la domination sociale. Le sommet de cette domination estatteint lorsque d’une part, elle-même se masque sous les éléments de la construction socialeet, d’autre part, lorsque les dominés participent à autoreproduire leurs formes de dominationsociale [. . .], il sera toujours possible de dire qu’ils souffrent de troubles mentaux et qu’ilsconvient de les “soigner” » ([1], p. 47).

1 P. Gaborio est ethnologue, chercheur au CNRS; D. Terrolle est maître de conférences en anthropologie à l’UniversitéParis VIII. Ils sont tous les deux membres du laboratoire d’anthropologie urbaine d’Ivry-sur-Seine (CNRS). L’ouvrage surlequel nous nous basons a obtenu le prix « Bigot de Morogues » 2008 de l’Académie des sciences morales et politiques.

2 Ces propos se fondent entre autre sur une pratique clinique de plusieurs années dans le champ dit de l’insertionsociale, ainsi que sur une recherche-action effectuée avec le financement de la DDASS 06 : « Dimensions psychologiquesde l’habiter chez les personnes sans domicile fixe » (2010). Rapport de recherche disponible auprès de l’auteur ou de laBibliothèque universitaire de l’Université de Nice-Sophia Antipolis.

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C’est dans l’optique de cette dernière phrase qu’un chapitre s’intitule « La supposée urgenceet les “secouristes” du social ». Il y est question du Samu social et des différentes représentationset fonctions qu’il est sensé entretenir. Nous allons maintenant préciser les arguments convoquéspar les auteurs afin de pouvoir dégager plus nettement la facon dont une pratique clinique référéeà la psychanalyse peut en prendre acte et y répondre.

Pour les auteurs, la dénomination de Samu évoque non seulement la question de l’urgence etde la célérité mais implique aussi et (surtout) la référence à la médecine. Au nom de la lecturesociologique présentée plus haut, il est alors question de la « mascarade », du « leurre », du « trompel’œil » ([1], p. 102) que constituerait fondamentalement une institution comme le Samu social.Nous lisons :

« le samu social présente la face visible et charitable d’une société gouvernée par les prin-cipes économiques dits “libéraux”, qui permettent le fonctionnement et la reproduction surle long terme, de la misère d’une partie de la population [. . .] L’organisation sociale met àla disposition des plus pauvres qu’elle produit elle-même une instance de dernier secours »([1], p. 102), (souligné par les auteurs).

Du coup, la référence au modèle médical se modifie sous la plume des auteurs, ce n’est plusseulement l’urgence, mais les soins palliatifs qui sont convoqués :

« Pour rester dans l’analogie médicale, il s’agit plus ici de soins palliatifs que d’autrechose. La société provoque l’accident et les blessés qu’elle s’évertue ensuite à secourir, ellearrive avec les brancards et une apparence de bonne grâce, un peu comme un charlatan quiinduirait une maladie et se présenterait ensuite avec l’âme du guérisseur généreux, porteurde l’antidote » ([1], p. 102).Plus loin : « La société provoque une maladie chronique qu’elle se targuera ensuite dedécouvrir comme “accidentelle” et de pouvoir traiter en alléguant une “urgence sociale” »([1], p. 103).C’est ainsi que « derrière l’apparence objective d’une analogie avec le médical, il y a l’oublides conditions sociales de production et de reproduction de la misère humaine » ([1], p. 104).Ainsi, « qui oublie les principes de causalité aura tendance à déclarer qu’il s’agit là d’uneœuvre seulement honorable » ([1], p. 102).

Et les auteurs alors d’interpeller, voire de fustiger les intervenants :

« Comment des médecins et des professionnels peuvent-ils se prêter à cette mascarade ?Comment peuvent-ils alimenter ce trompe l’œil au nom de l’éthique qu’ils revendiquent ? »([1], p. 103).

Cette analyse, dont on devine le ton vigoureux au travers des quelques extraits ci-dessus cités,mérite amplement une relance, qu’elle sollicite pourtant peu. Disons plutôt qu’un dialogue pourraitêtre ici proposé. Il se trouve en effet que la pratique clinique au sein d’un Samu social ne peutque croiser à un moment ou à un autre les questions posées par les auteurs :

• causalisme;• soins palliatifs;• leurre et trompe l’œil.

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Oui, il est bien question aussi de cela, mais ces signifiants, une fois éprouvés dans et par uneclinique de la rue référée à la psychanalyse ne raisonnent absolument plus de la même manière. . .

1. Oubli de la causalité : la position freudienne

Lorsque les auteurs évoquent « les principes de causalité », pour fustiger qui les oublie, noussommes bien dans la droite lignée d’une interprétation sociologique univoque des phénomènes depauvreté. Nous serions uniquement face aux effets de formes récurrentes de domination sociale :

« la souffrance d’une grande partie de nos concitoyens ne se comprend ni par le hasardni par malchance de coups du sort, sur lesquels nous n’aurions pas d’influence. Elle nes’inscrit pas dans le vide ou l’amnésie d’une histoire dont nous serions dépossédés, aunom d’une “faillite des idéologies”, qui nous condamnerait à l’instance suprême qu’est lelibéralisme mondial. Elle se comprend par les dynamiques de reproduction sociale, misesau jour par un ensemble de travaux sociologiques. Plus largement, elle se comprend par lecaractère odieux de notre organisation sociale. Il n’est plus question d’accidentel, il n’estplus question de penser au cas par cas : ces inégalités constituent le fondement même denotre société » ([1], p. 160).

C’est ici un causalisme sociologique qui est rappelé à de multiples reprises pour être vivementopposé à d’autres causalismes, notamment le causalisme psychologique :

« un courant récent tend à considérer ces derniers [les « exclus »] comme des maladesmentaux et selon certains qui font l’économie de toute analyse socio-économique, il faudraitdes psychiatres pour soutenir ces psychotiques de la rue. Pour beaucoup, trop souvent, ils’agit de penser la misère humaine de facon partielle, comme une particularité individuelle,comme une maladie, voire un malheureux coup du sort. Dans ce dernier cas, la phrase toutefaite “on peut tous tomber à la rue” servira de principe fataliste pour ne pas réfléchir sur cequi, fondamentalement, produit cette situation » ([1], p. 158).

Seulement, la question se pose-t-elle encore dans ces termes ? Depuis tant d’années que lesrecherches se déploient pour penser quelque chose de ce qui se passe dans nos rues, en sommes-nous encore à chercher tels des experts en gallinacés qui, en matière de souffrance liée à laprécarité, de la pauvreté ou du psychisme fut premier ? En sommes-nous encore à la recherche dela cause ultime, fondamentale, quelle qu’elle soit, qui viendrait enfin faire explication ?

Sous l’effet de plusieurs années de rencontre de sujets mettant effectivement les vicissi-tudes économiques ou psychiques en position d’explication ultime de leur parcours social, notreréflexion clinique s’est pourtant infléchie vers une toute autre position : l’imminente nécessitéclinique de se soustraire à tout causalisme. Poursuivant en cela les recherches de R. Gori, c’està une suspension de la recherche de causes (historiques, économiques, sociales, familiales, etc.)que le clinicien devrait bien plutôt aspirer, pour qu’éventuellement la parole puisse de nouveause dégeler, même a minima. . .

P. Declerck [2] avait bien indiqué la fonction défensive de ces récits entendus dans la rue, enlistant de manière quelque peu étonnante des portraits type de récits explicatifs3. Ici, s’installe « lecercle de la parole de la misère à la misère de la parole » (Assoun [3]). Néanmoins, P. Declerck

3 « Ainsi, le discours n’est plus dans ce monde, au mieux, que le support du fantasme. Il n’engage à rien et n’est passoumis à l’épreuve du réel. Logorrhée, mutisme ou vocifération, il est tout entier au service de la mise en scène du sujet.Mise en scène dans son rapport à soi, bien avant qu’à l’autre. La première fonction du discours est d’abord de disculper

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avec son hypothèse de forclusion anale venait finalement réintégrer une explication causaliste,de type psychique cette fois-ci, qui portait en elle-même un double risque : à la fois globalisationinhérente à tout causalisme, mais aussi interdiction d’un effet de surprise propre à la rencontre.A contrario, c’est à une toute autre démarche qu’ouvre R. Gori en exhumant des textes freudiensle paradigme de la « complaisance ». Pour R. Gori, « le mot de complaisance constitue la réponseauthentiquement freudienne à la question aporétique de la causalité psychique, organique ousociale » [4]. Qu’est-ce à dire ?

R. Gori repère en effet que le terme entgegenkommen apparaît dans le discours freudien làoù le problème de la causalité se pose. Attention, il ne s’agit pas de reproduire le malentenduqui accuse (encore aujourd’hui) les hystériques de simulation : par le terme de « complaisance »,il faudrait plutôt entendre « co-incidence » tant le terme utilisé par Freud est éloigné des sous-entendus péjoratifs du mot francais. En effet, Entgegenkommen, sous sa forme verbale, « désignele mouvement dont est animé un mobile qui se porte à la rencontre de quelque chose » [4]. C’estdonc non seulement la dimension de rencontre qui est mise en avant par Freud, mais égalementcelle du peu de chose dont se soutient la construction signifiante. R. Gori rappelle en effet cettephrase de Freud indiquant « la présence irréfutable d’une « complaisance de hasard » qui joue pourla formation du délire le même rôle que la complaisance somatique dans le symptôme hystériqueet la complaisance de la langue dans le jeu de mots »4. Autrement dit, nulle causalité agissanteselon la modalité linéaire (et moïque) cause => conséquence, mais bien plutôt des faits aléatoiresqui co-incident, qui tombent ensemble, et qui permettent dès lors « d’entreprendre et d’inscrireune histoire sans lesquels elle resterait en souffrance. Ce faisant, en retour, en l’inscrivant, ils endeviennent partie, substance, signifiant, inséparables, indissociables » [4].

La réponse freudienne à notre interrogation préconiserait donc de suspendre la vaine recherched’une causalité moïque (du type : la souffrance entraîne-t-elle la précarité ou est-ce l’inverse ?)pour entendre les effets de nécessité interne propre au sujet aux prises avec sa jouissance. Si à larencontre clinique préside cette suspension bienveillante de la causalité, alors, elle aura peut-êtreune chance de laisser entendre ce qu’il en est du pulsionnel pour ce sujet, et non plus uniquementce qu’il en est du contexte social ou d’un traumatisme réel (Vinot [5]). C’est ainsi que nous lisonscette phrase de R. Gori :

« Le sujet se trouve, dans le déterminisme inconscient, freudiennement constitué par sonhistoire et son idiolecte, à l’occasion de la complaisance de faits aléatoires et pourtantnécessaires aux exigences internes, en un lieu interstitiel bordé d’un côté par cet “inusablefacteur quantitatif” constitutionnel, dont Freud délègue à la biologie le soin de percer lemystère, et d’autre part, par ses accidents qui sont autant des faits de langage que desévènements, et de leur complaisance à entrer en combinaison pour produire un effet d’après-coup où le travail de la langue affirme encore sa prévalence, ni en decà, ni au-delà » [4].

Nous décelons dans cet « inusable facteur quantitatif » une définition possible de la pulsion,pouvant enfin être prise en compte par une suspension de la causalité5.

le sujet à ses propres yeux. Ses échecs, ses dysfonctionnements, sa vie lamentable, tout cela doit être mis à distance,expliqué, rationalisé par une étiologie qui ne l’implique en rien », Declerck P. [2].

4 Correspondance de Freud datant du 16 avril 1909, et citée par R. Gori [5].5 Rappelons que pour Freud, la dimension pulsionnelle est au cœur de l’insertion dans la civilisation : « Il est impossible

de ne pas voir dans quelle mesure la culture est édifiée sur du renoncement pulsionnel, à quel point elle présupposeprécisément la non satisfaction (répressions, refoulement, et quoi d’autre encore?) de puissantes pulsions », Freud [6].Sur ce point, voir également Vinot [7].

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Pour résumer, le choix de la co-incidence est donc celui par lequel le clinicien tente d’accueillirtoute la spécificité de la Chose freudienne appelée « inconscient » : en suspendant toute recherchede cause, en s’en remettant uniquement à la consistance de la parole adressée dans son agencementet son équivocité6, le clinicien peut en effet entendre ce lieu où le sujet ne se réduit ni à unproduit d’une domination sociale, ni au produit d’un discours familial ou d’un évènement réelaux effets soi-disant pathogènes. L’invention et l’écriture d’une histoire subjective a donc un coût :la renonciation à la fascination pour le causalisme. Il y a donc bien un oubli éthique de la causalitéque l’on peut freudiennement soutenir et qui ouvre sur un autre rapport aux effets espérés d’unerencontre.

Reconnaissons-le : la tâche s’avère d’autant plus ardue que c’est la croyance même à unequelconque efficacité de la parole qui est mise à mal dans les situations de dénuement. Il faut eneffet prendre acte de la constatation que fait P.-L. Assoun [3] : « La psychanalyse intervient pourbriser ce cercle de la parole de la misère à la misère de la parole, en tentant de rendre à cetteparole son effet de vérité. Mais cela n’est possible que si la psychanalyse assume ce défi d’uneparole qui n’est même pas ordonnée par la croyance tacite à la vérité de la parole que comporte lanévrose ». Si cette phrase laisse supposer qu’il n’y aurait pas de névrosé chez les précaires, chezles exclus, cela serait un sérieux contresens. Nous commencerons plutôt avec cette lapalissade quela demande d’aide dans le champ social n’est pas une demande d’analyse ou de psychothérapiequi comporterait fondamentalement cette croyance à la vérité de la parole. Nous verrons plus basà quelle invention praxéologique nous mène ce réel de la clinique.

2. De l’analogie avec les soins palliatifs : que soigner ?

Un autre point amené comme critique par P. Gaborio et D. Terrolle vient également réson-ner avec une position éthique progressivement élaborée dans cette clinique des « maraudes » : lerapprochement avec les soins palliatifs. Si pour les auteurs il s’agit d’une analogie utilisée pourdénoncer une dimension de « charlatanisme » qui opérerait au principe du Samu social (le glis-sement entre soins palliatifs et charlatan reste malheureusement assez elliptique7), il se trouveque cette référence s’est au contraire avérée une des plus efficaces pour orienter une « pratiqueclinique durable » – curieux oxymore – dans l’environnement de la rue. Non pas qu’il s’agissede considérer les personnes sans-abri comme des mourants, agonisant sous les ultimes effets dequelques létales causes. La clinique peut effectivement nous donner cette impression d’une mortqui ne cesse pas (de ne pas venir ?), mais les soins palliatifs nous intéressent pour autre chose :en effet, dans cette approche des soins, le fantasme de guérison n’a, a priori, plus lieu d’être, cequi finalement, nous rapproche d’une facon étonnante de cette méfiance à laquelle Freud [9] nousinvitait vis-à-vis de la furor sanandi.

La pratique au sein des équipes de Samu social se révèle en effet extrêmement coûteusesur un plan psychique si l’on ne se défait pas de ses « espoirs de réinsertion », le plus souventexplicitement basés sur des normes idéales, poussant chaque intervenant à agir à la place del’autre, dans un mélange d’affect et de dénégation. L’idéal de réinsertion normative « il suffiraitd’un logement pour que tout s’arrange » apparaît ainsi comme la furor sanandi des travailleurssociaux, « furor socialandi » a pu proposer J. Rouzel. Comme le soulignait P. Declerck [2], cet idéalrelève cependant la plupart du temps d’un estompage, d’un escamotage de l’altérité inhérente à la

6 Soit, en d’autres termes, ce que nous proposons plus bas d’appeler « clinique de l’habiter ».7 Pour une étude critique de l’urgence sociale plus développée voir D. Terrolle [8].

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rencontre clinique (dans la rue – comme ailleurs rajoutons-nous). Il est à ce point agissant chez lesintervenants qu’il ne peut que conduire au rejet inévitable et tristement anticipable des « personnesprises en charges » lorsque ces dernières mettent en acte leur rapport à la jouissance. Les effetsde jouissance se trouvent en effet être à la fois ce qui supporte la soumission à l’idéal et en mêmetemps ce qui participe à l’impossibilité radicale de leur réalisation. Dire qu’une insertion relèvede l’idéal ne veut pas dire qu’elle ne soit pas possible (encore faudrait-il se mettre d’accord sur laconception – clinique – que l’on s’en fait). Cela veut plutôt dire que lorsque l’acte de l’intervenantest gouverné par cet idéal (l’insertion comme guérison), il a alors bien peu de chance d’en obtenirles effets escomptés.

À ce titre, penser le travail au Samu social comme soin palliatif permet de remettre en questionles références implicites qui agissent les intervenants, et de placer le désir (et non plus l’idéal) envéritable boussole de l’acte. Remplacer l’idéal par le désir fait en effet la place à une toute autredimension, celle du manque, inhérente au fait d’ « aller vers », selon l’expression consacrée. Seréférer aux soins palliatifs c’est donc faire en sorte que l’espoir ne soit plus gouverné par l’idéal,toujours manqué, mais par le désir, toujours manquant. La nuance est décisive. Autrement, dit,si une illusion serait à faire chuter ce n’est pas le dispositif en lui-même, mais bien plutôt sadimension idéale.

3. Du leurre au trompe l’œil : assistanat et insistanat

À ce titre, les références au domaine de l’illusoire (leurre, trompe l’œil) méritent égalementd’être abordées. Ces termes, utilisés comme synonymes par les auteurs, sont employés pourqualifier l’essence même des organismes type samu social, qui n’auraient d’autres fonctions quede soulager la bonne conscience des bien-pensants, en masquant le fait que la reproduction de ladomination sociale se perpétue par ce moyen-même. Une différenciation des registres de l’illusionci-dessus cités nous permettra peut-être d’établir d’intéressantes nuances à faire jouer. . . En effet,le trompe l’œil n’est pas le leurre (qui n’est pas non plus la mascarade).

Pour ce qui est de la distinction entre leurre et trompe l’œil, on pourra penser à J. Lacanqui la développe dans son séminaire de 1964 en s’appuyant sur l’apologue antique de Zeuxis etParrhasios. Rappelons-le rapidement : lors d’une joute concernant leur talent de peintre, les deuxartistes décident de lutter sur le terrain de la représentation de la réalité en ce qu’elle permet depiéger le regard. Zeuxis dessine donc sur un mur des raisins réalisés de telle sorte que les oiseauxviennent essayer de les picorer. Parrhasios triomphera pourtant de son adversaire en peignant surla muraille un voile, un voile si ressemblant que Zeuxis, se tournant vers lui, lui demande « Alors,et maintenant, montres-nous, toi, ce que tu as fait derrière ca » [10].

Si les réactions des oiseaux et de Zeuxis peuvent dans un premier temps apparaître commesemblables, Lacan va pourtant pointer une différence radicale entre les deux :

« Si des oiseaux se précipitent sur la surface où Zeuxis avait indiqué ses touches prenantle tableau pour des raisins à becqueter, observons que le succès d’une pareille entreprisen’implique en rien que les raisins fussent admirablement reproduits, tels ceux que nouspouvons voir dans la corbeille que tient le Bacchus du Caravage, aux Offices [. . .] Il doity avoir quelque chose de plus réduit, de plus proche du signe, dans ce qui peut constituerpour les oiseaux la proie raisin. Mais l’exemple opposé de Parrhasios rend clair qu’à vouloirtromper un homme, ce qu’on lui présente c’est la peinture d’un voile, c’est-à-dire de quelquechose au-delà de quoi il demande à voir » [10].

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Lacan s’empare donc de ces deux niveaux proprement différents en cela que le premier relèvedu niveau du signe, renvoyant à la psychologie animale, au déclenchement des séquences instinc-tuelles (besoin de manger), et finalement à l’écrasement contre un leurre ; tandis que le secondniveau auquel le trompe l’œil de Parrhasios nous permet d’accéder, renvoie à une dimension pro-prement humaine où vient s’inscrire le désir fondé sur l’activité pulsionnelle – ici le désir de voir(au-delà du rideau) visant à se satisfaire à travers l’activité de la pulsion scopique. Le trompe l’œilserait donc un leurre troué par la dimension du désir, s’inscrivant dans un registre qui déborde laseule dimension imaginaire : « Le trompe l’œil de la peinture se donne pour autre chose que cequ’il n’est » [11]. Cette distinction fondamentale entre leurre et trompe l’œil nous montre bienque nous pouvons avoir à faire à deux registres différents dans le domaine de l’illusion, que celle-ci n’est pas uniquement à considérer comme relevant de la tromperie, l’analyste lui-même danssa fonction de « sujet-supposé-savoir » faisant jouer de facon éthique cette dimension de trompel’œil [11].

Si maintenant nous revenons à la critique initiale de nos auteurs, nous voyons que celle-cigagnerait amplement à être développée en prenant ces éléments en considération. Ainsi, unepratique sociale qui s’orienterait uniquement vers la satisfaction rapide et non interrogée desbesoins des sans-abris mériterait largement la qualification de leurre. C’est d’ailleurs à n’en pasdouter celle dans laquelle les intervenants s’épuiseraient le plus sûrement et le plus rapidement.Yves Bonnefoix [12] nous donne une idée de la tonalité véritablement cauchemardesque à laquellemène droit cette démarche :

« Zeuxis peignait en se protégeant du bras gauche contre les oiseaux affamés. Mais ilsvenaient jusque sous son pinceau bousculé arracher des lambeaux de toile.Il inventa de tenir, dans sa main gauche toujours, une torche qui crachait une fumée noire,des plus épaisses. Et ses yeux se brouillaient, il ne voyait plus, il aurait dû peindre mal, sesraisins auraient dû ne plus évoquer quoi que ce soit de terrestre, – pourquoi donc les oiseauxse pressaient-ils plus voraces que jamais, plus furieux, contre ses mains, sur l’image, allantjusqu’à lui mordre les doigts, qui saignaient sur le bleu, le vert ambré, l’ocre rouge ?Il inventa de peindre dans le noir. Il se demandait à quoi pouvaient bien ressembler ces formesqu’il laissait se heurter, se mêler, se perdre, dans le cercle mal refermé de la corbeille. Maisles oiseaux savaient, qui se perchaient sur ses doigts, qui faisaient de leur bec dans le tableauinconnu le trou qu’allait rencontrer son pinceau en son avancée moins rapide.Il inventa de ne plus peindre, de simplement regarder, à deux pas devant lui, l’absencedes quelques fruits qu’il avait voulu ajouter au monde. Des oiseaux tournaient à distance,d’autres s’étaient posés sur des branches, à sa fenêtre, d’autres sur ses pots de couleur ».

La pétrification aboutie de Zeuxis est là pour nous rappeler à quelle mort se voue le désir (etc’est bien de désir dont il est question dans l’intervention clinique) lorsqu’il cherche à se fixer surla toile sous la forme du leurre, sous la forme de l’objet social qui convient. A contrario, lorsquela maraude sert non seulement à prendre en considération les demandes matérielles et socialessouvent mises en exergue dans les rencontres, mais surtout à en trouer la consistance par uneattention particulière à la parole qui la porte et la supporte, à l’énonciation, alors elle pourraittout à fait revendiquer la dignité du trompe l’œil ! Dans le cas de ces aides matérielles, on pourramême faire jouer cette idée non psychanalytiquement correcte d’un « sujet-supposé-pouvoir » qui,à l’instar de la trouvaille lacanienne du sujet-supposé-savoir [13] permettrait de mettre en branle ledégèlement de la parole en évitant de s’abîmer dans une obtempération automatique à la demande,mais sans pour autant s’y soustraire. . . Là où il y a de la supposition, la certitude peut reculer, ycompris celle des pires réductions subjectives. Cette pratique clinique auprès desdits SDF nous

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proposons de la baptiser insistanat, en contrepoint à l’assistanat si souvent décrié dans le champdu travail social, et pris comme un « faire à la place de ». Cet insistanat, comme insistance dudésir, se manifeste à deux niveaux : dans la clinique elle-même8, mais aussi dans la productionde propositions théoriques issues de ces modalités de rencontres. Cette pratique de l’insistanata comme condition de ne pas reculer devant un certain faire, où plutôt une « certaine facon d’yfaire avec le faire » – comme on pourrait parler d’une « certaine facon d’y faire avec le savoir » ence qui concerne le sujet-supposé-savoir. Ce savoir-y-faire avec le faire est donc une pratique denégativation – et non pas de négation- du faire par la parole. Nous retrouvons la délicate tensionassistanat/insistanat dans ces propos de Jeanne Granon-Laffont [14] :

« Donner l’objet, résoudre le problème, loger ; nourrir, habiller, soigner, ne résolvent jamaisla plainte, et sa réalité (oh ! combien problématique !) de l’appel au secours, et transformerle client ou le patient en « assistés » s’il n’est pas répondu à cette plainte avec aussi la paroleadéquate, le cadre de négociation nécessaire au partage. Il arrive que le premier travail dupraticien soit d’élaborer la demande, en-deca, à côté de la plainte ».

Il y a donc nécessité à penser le fait que ce soit en passant par un certain faire que les cheminsde la parole puissent s’ouvrir. . .

Cette distinction leurre/trompe l’œil est-elle à même de constituer une interlocution théoriqueà nos deux auteurs, où la critique univoque viendrait à vaciller sous l’effet de dialectiques trouvantleur ancrage dans les nécessités imposées par la rencontre clinique ? Cette dialectique indique eneffet que ce n’est pas l’existence en lui-même du dispositif qui est à remettre en question, maisbien plutôt ce que l’on en fait, c’est-à-dire de la place et de la fonction qui est laissée à la paroleet au langage.

4. De la clinique de la rue à une clinique de l’habiter

Qu’il s’agisse de la suspension du causalisme, du remplacement de l’idéal par le désir, ou encorede cette négativation du faire par la parole (passage du leurre au trompe l’œil), c’est toujours durapatriement de l’intervention sociale dans le champ du langage dont il est question. La cliniquede la rue nous renverrait alors directement – ultime paradoxe – à une clinique de l’habiter. C’esten effet en termes d’habitation que J. Lacan dans les années 1955–1956, probablement sous l’effetde sa lecture d’Heidegger9, concoit le rapport de l’homme au langage, ce qui le mène à situer lapsychanalyse comme « la science du langage habité par le sujet. Dans la perspective freudienne,l’homme, c’est le sujet pris et torturé par le langage ». Il avance par ailleurs une distinctionfondamentale :

« Dans mon discours sur Freud il y a quinze jours, j’ai parlé du langage en tant qu’il esthabité par le sujet, lequel y prend plus ou moins la parole, et par tout son être, c’est-à-direen partie à son insu. Comment ne pas voir dans la phénoménologie de la psychose, quetout, du début jusqu’à la fin, tient à un certain rapport du sujet à ce langage tout d’un coup

8 Nous rejoignons ici O. Douville lorsque celui-ci écrit concernant ces corps maltraités, fécalisés, « laissés-tomber »par l’Autre : « obscénité du corps dira-t-on et il est vrai que dire d’autre ? Mais aussi et bien plus encore un corps qui pluscette trique traversée par un souffle et ouverte à chaque extrémité, sans que se confondent les extrémités, c’est-à-dire lesorifices, bref un corps à qui il manque l’instance qui fait coupure et lien, l’instance phallique. La négation de tout existanta le plus souvent marqué la vie de ces sujets. Nous ne pouvons lutter contre cette négation, en guérir le sujet, si nous laconsidérons comme totalement triomphante. Notre clinique est aussi et avant tout celle de la résistance du sujet » [15].

9 Sur les liens entre Heidegger et Lacan au sujet de l’habiter, on pourra se reporter à Francois Balmès [16].

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promu au premier plan de la scène, qui parle tout seul, à voix haute, dans son bruit et safureur, comme aussi dans sa neutralité ? Si le névrosé habite le langage, le psychotique esthabité, possédé par le langage » [17].

Le retournement – base de la grammaire pulsionnelle – est en soi intéressant : l’habiter souventconcu sous sa forme active (offrant alors confusion avec la question du logement), apparaît sousune autre dimension « être habité ». Comment comprendre le fait que les sujets structurés sur lemode de la névrose habiteraient le langage tandis que les sujets psychotiques seraient habités parle langage ?

« Habiter le langage articulé »10 n’est pas sans laisser de traces. L’hypothèse selon laquellel’être humain choit dans un monde de langage signifie que nous croyons que nous disons ce quenous voulons, mais c’est plutôt ce qu’ont voulu les autres, plus particulièrement l’Autre familialqui nous parle. Être né parlant a des conséquences : le « parlêtre » – terme que Lacan emploieen 1973, qui signifie à la fois être parlant mais aussi être parlé – est véhiculé par deux êtresparticuliers avec deux fonctions différentes, celle du père, celle de la mère. Il s’agit de s’orienterdans le langage, dans un champ qui est déjà constitué pour l’être humain. Autrement dit, lelangage est déjà là, et il nous faut l’habiter. « Habiter le langage » a comme conséquence cettepossibilité de dire et de symboliser la perte initiale (déracinement du maternel), mais aussi lessuivantes et là, on pourrait penser à ces pertes qui viennent se jouer dans le champ social : perted’emploi, de proches, de logements, etc. Toutes ces pertes sont très souvent, très fréquemmentprésentées spontanément dans une première rencontre comme venant faire cause, explication dela situation actuelle11. La clinique de l’habiter nous permet alors un déplacement : à quelle perte,plus fondamentale, renvoient-elles ?

Au contraire, « être habité par le langage » signe une autre position que l’on pourrait qualifierde psychotique en ce sens où la perte initiale n’a pas eu lieu. Cela se manifeste alors par le faitque le langage parle « tout seul », « à voix haute », c’est-à-dire dans le phénomène hallucinatoirequi s’impose de lui-même au sujet. Ajoutons à ce point que le phénomène hallucinatoire, s’ils’impose au sujet -souvent sous la forme d’un message malveillant-, n’est pas vécu dans une purepassivité puisqu’il entraîne la plupart du temps une « réponse » de celui-ci : passage à l’acte, fuite,mise au point de stratagèmes de protection, etc. De nombreuses « conduites » a priori absolumentirrationnelles et incompréhensibles peuvent s’éclairer à partir du fait que le sujet s’est éprouvé àun moment comme « habité par le langage ». C’est aussi le cas du délire.

Cependant, si le psychotique est habité par le langage, cela n’empêche en rien qu’il tente(toujours) et réussisse (parfois) de construire ce qui serait pour lui un « habiter ». Pour filer lamétaphore de l’habiter, de l’abri du langage, arrêtons-nous un instant sur un texte de Freud,« Constructions dans l’analyse » [19].

Ce terme de construction devient pour lui une catégorie opérante, fondamentale de la clinique.En effet, là où la psychiatrie considère le délire comme un déficit, un processus morbide, Freuden fait une tentative de guérison, voire une construction. Il s’agit de saisir la part de vérité qui esten jeu ; les délires des malades sont décrits comme des équivalents de constructions bâties dansle traitement analytique. Le délirant ne pense pas à « tort et à travers », il édifie des bâtisses, deschâteaux d’air dit la langue allemande (Luftschlösse), à la mesure de la réalité altérée. Quiconque

10 Lacan J. « J’essaie de situer ce qu’il en est des conséquences d’avoir précisément à se situer, à habiter le langagearticulé » (séance du 10 mars 1965, Séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, inédit).11 Ce que l’anthropologue Claudia M. Girola repère également en parlant d’« histoire des pertes comme présentation de

soi sans épaisseur » [18].

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entend, écoute la production d’un délire, se trouve face à un sujet en train de tenter avec l’énergiedu désespoir de guérir, non sans « tortures » dans stabitat (néologisme de J. Lacan) qu’est lelangage. Ce sujet cherche à se loger dans un « abri » protecteur où parfois, les idées, les voixpourraient cesser de traverser les murs [20].

Pendant une rencontre avec une personne suite à un signalement du 115, un homme sembleattendre, tournant en rond sur le chemin qui nous ramène au camion et lancant quelques coupsd’œil en notre direction. Une fois l’intervention terminée, il s’adresse à l’équipe alors que celle-cimonte dans le camion : « Vous êtes du Samu Social ? Moi, je suis un SDF bourgeois ! J’ai unMercédès et je fais la route ». À notre demande, s’il souhaite nous parler, il répond que « Non,moi, c’est avec Dieu que je parle ». À partir de là, il nous expliquera qu’il est en pèlerinage, qu’ilaide les plus démunis parce qu’avant lui aussi a connu la drogue, la galère. « Depuis que j’ai euune révélation, j’ai lâché le volant, ce n’est pas moi qui décide, c’est lui là-haut. Je suis dans unendroit et au bout d’un moment, je suis pas bien, alors je pars et c’est lui qui décide de la route ».

Lorsque cet homme dit qu’il a lâché le volant, il indique assez précisément – pour qui l’entend– que quelque chose le traverse et qu’il se laisse voyager tout comme il se laisse parler. Être habitépar le langage pourrait prendre cet aspect. Cependant, nous entendons également que Dieu est lenom qu’il donne à cette chose qui le traverse, qui décide pour lui. Autrement dit, Dieu serait icile nom d’une construction délirante, construction à prendre dans toutes ses acceptions, à savoirpermettant au sujet de maintenir une certaine forme d’habiter, c’est-à-dire d’être « présent aumonde et à autrui » comme le traduit T. Paquot [21]. La signification délirante lui permet ainsi dene pas seulement être habité par le langage, mais également d’habiter.

La question qui nous intéresse ici plus particulièrement est donc celle de la place accordée aurapport au langage dans les pratiques de maraude (ou d’hébergement). Si l’on prend en compte lefait que l’habitat humain est d’abord un habitat langagier, alors on ne pourra qu’insister sur cettedimension de l’écoute dans les questionnements sur l’habiter. Écouter un sujet, c’est écouter sonrapport au langage et la facon dont il l’habite ou en est habité. Ce qui implique que l’éviction dela parole contient en elle-même une éviction de l’habiter.

5. Conclusion

Se faire interlocuteur de celui qui ne demande rien, c’est en somme ce que cet article propose,tout comme ce que nous mettons en acte dans la rue. Cependant, est-il si certain que nos deuxauteurs n’attendaient, de la publication de cet ouvrage, aucune réaction ? Gageons évidemmentque non, que ce livre, cet écrit constitue également un cri cherchant son entendeur, cherchant uneréponse qui, lorsqu’elle vient, s’avère forcément inadéquate. C’est donc à une remise en jeu dessignifiants que nous entendons opérer : oubli de la causalité, soin palliatif, leurre et trompe l’œil,à tout cela la clinique de la rue dit « oui » et « non » à la fois. « Oui » et « non » car aucun signifiantd’aucune pratique, d’aucune pensée, ou d’aucune théorie ne peut rendre compte du réel de laclinique s’il en vient à se figer dans une univocité mortifère. Tout comme lesdits SDF qui tentent,parfois, de se réduire à cet acronyme. S’ils y réussissent quelquefois, ce sera au clinicien de nepas se faire le complice de cette réduction où causalité, urgence de la demande et leurre se nouentpour évincer le sujet de la rencontre. Il reste donc aux praticiens et chercheurs à remettre en jeule savoir, à le décompléter, pour laisser advenir de nouvelles inventions signifiantes à même derendre compte d’un réel toujours nouveau et donc de relancer notre facon d’habiter le monde. . .

du langage.

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Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Références

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