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1 SÉANCE 7 : LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE (2) : LA RESPONSABILITE Objectifs de la séance : - Montrer l’actualité du débat sur la responsabilité pénale du chef de l’État - Distinguer la position du chef de l’État selon qu’il est accusé ou victime - Distinguer les différents types de responsabilité : politique, pénale mais également civile ou autre. Sujet proposé : Le président de la République est-il un justiciable ordinaire ? Documents - Articles 53-2, 67, 68 de la Constitution française - Olivier Beaud, « À propos de la suppression du délit d’offense au président de la République : Explications et réflexions », AJDA, 2014, p. 25. - Jérémy Martinez, « L'action en justice du président de la République : un citoyen comme un autre ? », RFDC, 2014 (n° 99), pp. 533-556 (extraits) - Communiqué de presse de la décision du Conseil constitutionnel n° 2014-703 DC du 19 novembre 2014 relative à la loi organique portant application de l'article 68 de la Constitution - Anne Levade, « La procédure de destitution du président de la République enfin applicable... ou presque », JCP G, 2014, n° 51, p. 2305 - Bertrand Mathieu, « Statut pénal. - 12 ans pour réaliser une réforme ! », JCP G, 2014, n° 52, 1357. Année universitaire 2016-2017 Première année – second semestre INTRODUCTION AU DROIT CONSTITUTIONNEL Cours de M. Damien Fallon Maître de conférences en droit public Équipe pédagogique : A. S allé, A. Wandji Kemajou, Université de Poitiers Centre universitaire de la Charente

SÉANCE 7 : LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE (2) : LA

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SÉANCE 7 : LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE (2) : LA RESPONSABILITE

Objectifs de la séance :

- Montrer l’actualité du débat sur la responsabilité pénale du chef de l’État

- Distinguer la position du chef de l’État selon qu’il est accusé ou victime

- Distinguer les différents types de responsabilité : politique, pénale mais également

civile ou autre.

Sujet proposé :

Le président de la République est-il un justiciable ordinaire ?

Documents

- Articles 53-2, 67, 68 de la Constitution française

- Olivier Beaud, « À propos de la suppression du délit d’offense au président de la

République : Explications et réflexions », AJDA, 2014, p. 25.

- Jérémy Martinez, « L'action en justice du président de la République : un citoyen comme un

autre ? », RFDC, 2014 (n° 99), pp. 533-556 (extraits)

- Communiqué de presse de la décision du Conseil constitutionnel n° 2014-703 DC du 19

novembre 2014 relative à la loi organique portant application de l'article 68 de la

Constitution

- Anne Levade, « La procédure de destitution du président de la République enfin

applicable... ou presque », JCP G, 2014, n° 51, p. 2305

- Bertrand Mathieu, « Statut pénal. - 12 ans pour réaliser une réforme ! », JCP G, 2014, n° 52,

1357.

Année universitaire 2016-2017

Première année – second semestre INTRODUCTION AU DROIT CONSTITUTIONNEL

Cours de M. Damien Fallon Maître de conférences en droit public

Équipe pédagogique : A. S allé, A. Wandji Kemajou,

Université de Poitiers

Centre universitaire de la Charente

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- Thomas Clay, « Pour la fin de l'immunité présidentielle ? », D., 2014, p. 176

- Jacques Eric Gicquel, « Le statut judiciaire de l’ancien du Président de la République »,

Petites affiches, 30 novembre 2016, n°239, p. 22.

Bibliographie indicative

- Loi organique du 24 novembre 2014 portant application de l’article 68 de la Constitution sur la

responsabilité juridictionnelle du chef de l’État, JORF, 25 novembre 2014, p. 19697

- Dominique Rousseau, « Sur la possibilité pour le président de la République de se porter

partie civile », Gazette du Palais, 5 juillet 2012 n° 187, p. 6

- Patrick Auvret, « La réforme de la responsabilité du président de la République », RDP, n°

2, 2007, p. 409

- Pour un renouveau démocratique, rapport remis au président de la République par la

Commission de rénovation et de déontologie de la vie politique dite « Commission Jospin »

le 9 novembre 2012

Docu ment 1 : Articles 53-2, 67, 68 de la Constitution française

ARTICLE 53-2. La République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998.

ARTICLE 67. Le Président de la République n'est pas responsable des actes accomplis en

cette qualité, sous réserve des dispositions des articles 53-2 et 68.

Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative

française, être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte

d'information, d'instruction ou de poursuite. Tout délai de prescription ou de forclusion est

suspendu.

Les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou

engagées contre lui à l'expiration d'un délai d'un mois suivant la cessation des fonctions.

ARTICLE 68. Le Président de la République ne peut être destitué qu'en cas de manquement

à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat. La destitution est

prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour. La proposition de réunion de la Haute

Cour adoptée par une des assemblées du Parlement est aussitôt transmise à l'autre qui se

prononce dans les quinze jours. La Haute Cour est présidée par le président de l'Assemblée

nationale. Elle statue dans un délai d'un mois, à bulletins secrets, sur la destitution. Sa

décision est d'effet immédiat. Les décisions prises en application du présent article le sont à

la majorité des deux tiers des membres composant l'assemblée concernée ou la Haute Cour.

Toute délégation de vote est interdite. Seuls sont recensés les votes favorables à la

proposition de réunion de la Haute Cour ou à la destitution.

Une loi organique fixe les conditions d'application du présent article.

Document 2 : Olivier Beaud, « À propos de la suppression du délit d’offense au président

de la République : Explications et réflexions », AJDA, 2014, p. 25.

« C'est dans la plus grande discrétion que le délit d'offense au président de la République, prévu par l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881, a disparu de notre ordonnancement juridique. Il est parti sur la pointe des pieds, abrogé par l'article 21 de la loi n° 2013-711 du 5

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août 2013 portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France, texte « fourre-tout » ou mosaïque législative. Le législateur a ajouté à cette mosaïque la suppression du délit d'offense qui supposait l'abrogation de l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881. En réalité, l'article 21 de la loi du 5 août 2013 est né d'un amendement déposé par Mme Karamanli, député rapporteur, et discuté le 17 mars 2013, quelques jours seulement après l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionnant la France pour violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (Conv. EDH) (CEDH 14 mars 2013, n° 26118/10, Eon c/ France, AJDA 2013. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2013. 968, obs. S. Lavric , note O. Beaud ; RFDA 2013. 576, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano ; Constitutions 2013. 257, obs. D. de Bellescize ; pour un commentaire critique, v. surtout Ph. Conte, L'incrimination de l'offense au président de la République : la question de sa compatibilité avec l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, RPDP 2013. 367-380, 2e trim.). Cet amendement introduisait un « article 17 bis ». On peut d'ailleurs s'étonner de l'inscription de la suppression de l'offense au président de la République, qui est un délit de presse, dans une loi portant sur le code pénal et se demander s'il ne s'agit pas d'un cavalier législatif. Quoi qu'il en soit, dans le chapitre XIII de cette loi du 5 août 2013 : « Dispositions abrogeant le délit d'offense au chef de l'État afin d'adapter la législation française à l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 14 mars 2013 » figure l'article 21 qui est totalement hermétique pour celui qui ne connaît pas la matière. Pour comprendre un tel sabir législatif (1), qui est désormais malheureusement usuel, on peut notamment se référer aux travaux préparatoires de la loi. Outre ce nécessaire travail de « traduction », le chroniqueur législatif se doit aussi de rendre compte de la ratio legis d'une telle disposition législative. Alors que le délit d'offense fit l'objet de nombreuses discussions lors des travaux préparatoires de la loi du 29 juillet 1881, divisant le camp républicain entre les tenants de l'offense et ses adversaires (Clémenceau notamment), et qu'il fut longuement discuté sous la Ve République gaullienne (2), son sort fut scellé en quelques minutes de débats parlementaires où les intervenants se comptèrent sur les doigts d'une main et où seuls se distinguèrent les deux rapporteurs socialistes du projet de loi, Mme Marietta Karamanli (député) et M. Alain Richard (Sénat). Le pouvoir exécutif intervint fort peu à ce sujet : dans son discours préliminaire à la discussion générale du projet de loi, la ministre de la justice n'a pas évoqué la suppression du délit d'offense, ni devant l'Assemblée nationale ni devant le Sénat. Le thème de l'offense au chef de l'État a été éclipsé par les thèmes, plus « populaires », de la lutte contre la traite des êtres humains, la création du crime d'esclavage, le renforcement d'Eurojust ou la protection des personnes disparues. Quant à la presse, elle a rendu compte de la suppression du délit de la manière la plus minimaliste qui soit. Pourtant, cet article 26 de la loi de 1881 est un des éléments du statut du chef de l'Etat. Il est d'une certaine manière le pendant, en matière de droit de la presse, de l'immunité pénale (art. 67 Const.) accordée au président de la République. Il est donc un élément du statut dérogatoire accordé au chef de l'Etat dont on peut discuter de la légitimité, mais qui n'est pas une affaire mineure. Le peu d'attention accordée à sa suppression par le Parlement et par la presse prouve, s'il en était encore besoin, le faible intérêt suscité par les questions institutionnelles, ce dont certains constitutionnalistes s'inquiètent à juste titre (v. interview de Dominique Rousseau, Le Monde du 15 nov. 2013). C'est le devoir de la doctrine d'expliquer au public l'importance de cette question et c'est en tout cas le but de cette étude qui a pour objet, d'une part, l'explication de cet article 21 de la loi, incompréhensible à première lecture et, d'autre part, l'évaluation d'une telle réforme dont la portée mérite d'être clairement identifiée. I - La suppression du délit d'offense et le compromis parlementaire

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La relative discrétion avec laquelle ce délit d'offense fut supprimé ne doit pas faire croire que l'adoption de l'article 21 de la loi du 5 août 2013 se déroula sans encombre. Il y eut, en effet, un désaccord entre l'Assemblée nationale et le Sénat, qui ne put être surmonté que par l'instauration d'une commission mixte paritaire (CMP). En première lecture, l'Assemblée nationale accueille très positivement cette disposition et vote la disposition à l'unanimité, ce qui est assez inusuel. La chambre haute a quant à elle, de longue date, un souci plus marqué pour les questions institutionnelles. Dans un premier temps, sa commission des lois estima qu'on ne pouvait pas laisser sans défense le chef de l'Etat. Au nom de la « préservation institutionnelle de la fonction de chef de l'Etat », elle a estimé qu'il fallait rétablir le délit d'offense supprimé par l'Assemblée nationale. Pour les sénateurs, les délits que le chef de l'Etat pourrait invoquer pour se défendre - à savoir l'injure ou la diffamation - avaient le tort de concerner uniquement « les atteintes à la personne, et non à la fonction du chef de l'Etat » (Rapp. A. Richard, Sénat, n° 596, p. 149). Lors de la discussion du texte de la commission sénatoriale des lois - qui avait supprimé l'article 17 bis et donc rétabli le délit d'offense au chef de l'Etat - un clivage est apparu entre les sénateurs. Les uns - les représentants du groupe communiste républicain et citoyen - ont voulu revenir à la solution proposée par l'Assemblée nationale en maintenant la suppression du délit d'offense tandis que les autres - majoritaires - ont considéré qu'il fallait attendre une discussion d'ensemble du statut juridictionnel du chef de l'Etat pour discuter valablement de l'offense. Telle a notamment été la position du sénateur Hugues Portelli qui proposa que le Parlement examinât la question de la suppression du délit d'offense en même temps que celle de la loi organique visant à appliquer l'article 68 de la Constitution sur la responsabilité politique du président de la République - position rejointe aussi bien par le sénateur Stéphane Mazars (RDSE) que par le sénateur Jean-Pierre Michel. A la suite de l'amendement de Mme Didier déposé en vue de rétablir la suppression du délit d'offense, le rapporteur du projet, Alain Richard éleva la question de principe qui est celle de « savoir si [...] le président de la République doit avoir le droit d'être protégé contre les injures personnelles au même titre que tout citoyen et si sa qualité de président de la République et les missions qu'il exerce au nom du peuple français ne méritent aucune autre protection ». Sa réponse anticipe ce que sera la solution finalement adoptée par le Sénat en première lecture : « Depuis qu'il existe un Etat, a fortiori depuis qu'il est républicain, les détenteurs de toutes les charges d'autorité de ce pays, qu'il s'agisse des représentants de la force publique, des magistrats ou des parlementaires, bénéficient, au titre de leur position institutionnelle, d'une protection particulière afin de pouvoir exercer pleinement cette charge. L'immunité parlementaire n'est rien d'autre que cela. Il me semblerait donc aventureux que des parlementaires, au détour d'un texte dont ce n'était nullement l'objet, se prononcent sur cette question sans examiner, comme le disait Hugues Portelli, l'ensemble du tableau, c'est-à-dire quelles sont les règles qui permettent de mettre en cause la responsabilité du chef de l'Etat dans l'exercice de ses fonctions et quelles sont, au contraire, celles qui doivent lui permettre de les assumer pleinement » (CR 27 mai 2013,JO Sénat, pp. 4805-4806). Ainsi, la question institutionnelle était clairement posée, et le lien entre la protection spéciale accordée au président de la République par le délit d'offense était mise en relation avec les autres formes de protection institutionnelle (les immunités parlementaires). Les sénateurs entendaient ici montrer qu'on ne pouvait pas légiférer à la légère sur une question aussi sensible qui concernait les « infractions contre la chose publique ». C'est seulement à la suite de cette discussion, article par article, que la ministre de la justice, Christiane Taubira, prit pour la première fois la parole dans ce débat. Si elle estima inopportun l'amendement du Parti communiste, elle résuma la situation, sans trancher entre les versions en présence, de la façon suivante : « Nous disposons d'un arsenal juridique au sein duquel la loi de 1881, notamment ses articles 31 et 48, définit des protections particulières non seulement pour les membres du gouvernement et les parlementaires, mais aussi pour tout citoyen ayant en charge un mandat

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public. Les fonctionnaires, par exemple, sont eux aussi protégés. Cela signifie que, en supprimant toute protection au chef de l'Etat, on place ce dernier dans une situation inférieure à celle d'un citoyen titulaire d'un mandat public. Il faut donc soit supprimer le délit d'offense au chef de l'Etat et introduire dans la loi de 1881 une protection qui soit au moins équivalente à celle des détenteurs de l'autorité publique ou d'un mandat public, soit conserver ce délit et peut-être le reconsidérer, comme l'a indiqué M. Portelli et vient de le rappeler M. le rapporteur, dans le cadre plus général du statut juridictionnel du chef de l'Etat » (CR 27 mai 2013, JO Sénat, p. 4806). Ainsi sollicité de donner son avis, le gouvernement, par la voix de la ministre de la justice ne soutint pas l'amendement visant à rétablir la suppression du délit d'offense. De là à dire que le pouvoir exécutif était favorable à un statu quo, il y a un pas à ne pas franchir. Les deux hypothèses dessinées par Mme Taubira laissaient bien ouverte la voie à deux réformes possibles : une, a minima, consistant à supprimer le délit d'offense et instaurer un mécanisme alternatif de protection, et une autre, plus ambitieuse, visant à repenser ce délit dans le cadre de l'élaboration du statut juridictionnel du chef de l'Etat. Quel fut le choix opéré par la CMP qui, en raison de la procédure accélérée, fut immédiatement convoquée ? Elle se devait d'adopter un texte de compromis destiné à rapprocher les positions apparemment inconciliables des deux assemblées. Mais on a vu aussi que les sénateurs n'étaient pas opposés au principe de l'abrogation de l'article 26. Ils en contestaient uniquement les modalités pratiques et notamment la nature du texte qui devait accueillir cette suppression. La CMP réussit, probablement sous l'influence des deux rapporteurs, à faire adopter une solution de compromis dont Mme Karamanli dévoila le contenu dans la partie de leur rapport commun : « Il faut maintenir - écrit-elle - la suppression du délit d'offense au chef de l'Etat, mais en même temps, proposer un mécanisme alternatif de protection du chef de l'Etat : la diffamation ou l'injure visant le chef de l'Etat, un ministre ou un parlementaire seront désormais punies des mêmes peines » (Rapp. fait au nom de la CMP, JO Ass. nat., n° 1273 et Sénat, n° 768, p. 7). Le régime procédural est le suivant : les poursuites engagées à propos d'attaques contre le chef de l'Etat obéissent au même régime juridique que celui des parlementaires, elles seront subordonnées à une plainte de l'intéressé. Telle est la solution à laquelle se rallie le rapporteur au Sénat, Alain Richard, qui prend acte de l'impossibilité de définir l'offense, tout comme le délit de harcèlement, et qui se montre finalement favorable à « un régime procédural commun au chef de l'Etat, aux ministres et aux parlementaires ». Lors du débat qui eut lieu, en seconde lecture à l'Assemblée nationale (CR 23 juill. 2013, JO Ass. nat., pp. 8359-8360), et au Sénat, le 25 juillet 2013, la position de la CMP fut approuvée par la majorité des députés et des sénateurs. Invitée à donner son opinion lors du débat, le garde des Sceaux, Mme Taubira, approuve le compromis obtenu qui revient à appliquer une sorte de droit propre et commun à tous les magistrats publics : « Le chef de l'Etat ne bénéficie donc pas d'un régime spécial. Il est traité de la même façon que les parlementaires et les membres du gouvernement - ainsi, d'ailleurs, que tout fonctionnaire, c'est-à-dire de toute personne exerçant une fonction publique et dépositaire de l'autorité publique». Devant le Sénat, le rapporteur du projet de loi exposa longuement les raisons pour lesquelles il invitait ses collègues à approuver la suppression du délit d'offense. Les unes sont politiques : ce délit est mal vu de l'opinion publique. D'autres sont juridiques : ce délit d'offense n'est pas définissable, comme le délit de harcèlement, il est assez éloigné de « l'obligation de légalité des délits et des peines » (CR 25 juill. 2013, JO Sénat, p. 7710). Il fallait donc le supprimer, mais trouver une solution de remplacement pour continuer à protéger le chef de l'Etat. Voici l'explication fournie sur ce point par Alain Richard : « Cela nous a conduits, après divers échanges et hésitations, à retenir une formule de procédure de poursuite la plus proche possible du droit commun : si le président de la République fait l'objet d'une atteinte à sa personne, à sa dignité, à sa fonction qui mérite une

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poursuite pénale, il reviendra au parquet, suivant les règles ordinaires d'engagement des poursuites, de décider de l'opportunité de déclencher ces poursuites, mais à la condition que le chef de l'Etat - et nous alignons donc sa situation sur celle des membres du gouvernement et du Parlement - ait décidé de déposer une plainte, de manière qu'il ne puisse pas se trouver entraîné dans un procès qu'il n'aurait pas souhaité et qu'il considérerait comme défavorable à sa dignité » (CR 25 juill. 2013, JO Sénat, p. 7711). Une telle solution revient à gommer la différence entre les « délits contre la chose publique », dont relevait l'article 26, et les « délits contre les personnes » (art. 31) dont relèvent l'injure et la diffamation publiques puisqu'il est prévu que ces deux derniers délits protègent aussi la chose publique. On peut estimer néanmoins que le législateur de 1881 n'avait pas fait preuve d'une grande rigueur dans cette distinction car, d'une part, l'article 31 protégeait aussi la chose publique et, d'autre part, la distinction entre la personne privée et la personne publique fut, dans l'application de l'article 26, toujours difficile à manier. Quoi qu'il en soit, l'article 21 de la loi ici commenté a pour objet de mettre fin à la situation exceptionnelle que la loi de 1881 avait voulu conférer au chef de l'Etat. Tel est le sens de la réforme finement résumé par Mme Taubira : « Entre le souci, exprimé par l'Assemblée nationale, de faire du chef de l'Etat presque un citoyen comme un autre et la nécessité de respecter les institutions ainsi que la figure symbolique et solennelle du président de la République, il fallait trouver la bonne mesure. Le travail effectué en amont de la commission mixte paritaire et par la CMP elle-même a permis d'y parvenir » (CR 25 juill. 2013, JO Sénat, p. 7713). Ainsi s'explique le compromis auquel le Parlement est finalement parvenu. Le président de la République n'est plus au-dessus des autres en matière de protection pénale de la presse. Il perd le privilège d'être protégé par un délit spécial, mais il n'est pas non plus rabaissé au rang du citoyen ordinaire car il bénéficie quand même de la protection accordée aux autres magistrats publics, les parlementaires, d'un côté, et les ministres, de l'autre. C'est un magistrat comme les autres magistrats publics, mais il n'est pas non plus un citoyen ordinaire. La preuve en est qu'il fait l'objet de dispositions spécifiques dans le droit pénal de la presse qui protègent les gouvernants contre les injures ou diffamations « publiques ». Ainsi, cet éclairage de la genèse de l'article 21 de la loi du 5 août 2013 permet de rendre compte de son premier alinéa qui se scinde en deux dispositions complémentaires. La première prescrit l'abrogation de l'article 26, supprimant ainsi le délit d'offense tandis que la seconde prévoit les modalités d'application de la nouvelle protection du chef de l'Etat en modifiant formellement les articles 31 et 48 de la loi sur la presse. L'article 31 relatif à l'injure et à la diffamation publiques est modifié de façon à inclure le président de la République parmi les personnages publics protégés contre ces deux délits. Quant à la poursuite prévue contre ceux qui injurieraient ou diffameraient le chef d'Etat, elle est désormais régie par l'article 48 nouvellement rédigé. Pour ce qui concerne le président de la République, la nouveauté tient à ce qu'il reconquiert un droit d'agir qu'il n'avait pas sous l'empire de la loi antérieure puisque, comme on l'a vu, il ne pouvait pas, en cas d'offense, mettre en mouvement l'action publique, incombant au seul ministère public. La double question que l'on peut se poser est celle de savoir si le chef de l'Etat va véritablement user de cette prérogative et si, surtout, le parquet va librement exercer son pouvoir d'engager des poursuites au nom du principe d'opportunité de celles-ci. Nos recherches historiques dans les archives nous permettent d'affirmer que, de 1881 à nos jours, toutes les poursuites du parquet ont été entamées après une sollicitation de la présidence de la République par le garde des Sceaux. On a du mal à imaginer la totale liberté du procureur de la République pour juger de l'opportunité des poursuites concernant le chef de l'Etat. Il est plus que probable qu'il en référera au garde des Sceaux et que ce dernier alertera l'Elysée sur ce que compte faire le procureur saisi. II - Une abrogation non commandée par la Cour de Strasbourg

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On a vu en introduction que l'abolition du délit d'offense trouve son origine directe dans l'arrêt Eon c/ France, précité. Mais tous les commentateurs ont relevé que les juges de Strasbourg avaient évité de déclarer que l'article 26 de la loi de 1881 était en soi contraire à l'article 10 de la Conv. EDH. Le rapporteur au Sénat est arrivé à la même conclusion. Par conséquent, autant l'abrogation de l'article 36 de la loi du 29 juillet 1881 (offense au chef d'Etat étranger) par la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 était une conséquence de l'arrêt Colombani c/ France du 25 juin 2002 (n° 51279/99, AJDA 2002. 1277, chron. J.-F. Flauss ; D. 2003. 715, et les obs. , note B. Beignier et B. de Lamy ), autant l'abrogation de l'article 26 de la même loi ne résultait pas nécessairement de l'arrêt Eon c/ France. C'est donc par pure opportunité politique que le Parlement français a décidé de supprimer un délit d'offense présenté comme étant anachronique ou « désuet » (Rapp., JO Ass. nat., n° 840, p. 159). Mais il y a deux manières différentes de condamner le délit d'offense, l'une bonne et l'autre mauvaise. La mauvaise est de l'interpréter comme on le fait souvent - y compris en doctrine - comme l'héritier du crime de lèse-majesté. Une telle opinion a été reprise tant dans le rapport du projet de loi à l'Assemblée que dans les débats parlementaires. Pour être très répandue, cette interprétation est inexacte. Comme l'a justement rappelé le sénateur Portelli, le délit d'offense a une nature profondément républicaine. En 1881, les Pères fondateurs de la IIIe République n'ont pas voulu réintroduire une sorte de crime de lèse-majesté, mais ont surtout entendu supprimer tout délit d'opinion. Ils ont conçu la protection pénale du président de la République contre des attaques personnelles de façon à faire respecter, à travers sa personne, la République, alors gravement menacée par ses divers ennemis (monarchistes et bonapartistes). Ils ont tenté donc le pari de construire un délit républicain d'offense au chef de l'Etat, pari que l'on ne peut comprendre évidemment que si l'on sait que le président était devenu, depuis 1879 et la fameuse « déclaration Grévy », une magistrature d'influence (la démonstration de cette thèse d'un délit républicain est notamment faite dans la thèse historique de Katherine Drigère, Etude législative et jurisprudentielle du délit d'offense au chef de l'Etat en droit français [1819-1974], Montpellier I, 1998, p. 423). Seule cette finalité explique que le délit d'offense est rangé dans le chapitre des infractions contre la chose publique. L'une des conséquences procédurales importantes de cette qualification est, comme on l'a relevé, le fait que « la poursuite ne peut être déclenchée que par le ministère public, à l'exclusion de l'offensé lui-même » (Ph. Conte, préc.). La bonne manière de justifier la suppression du délit d'offense figure dans les deux rapports des parlementaires. C'est un délit qui est devenu autoritaire depuis la torsion que lui a fait subir la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation en l'appliquant à un cas de figure qui n'était pas du tout prévu par la loi de 1881 : le président de la Ve République. Comme l'a parfaitement résumé Mme Karamanli, « cette incrimination pouvait se justifier sous la IIIe République, lorsque le président de la République était cantonné dans un rôle essentiellement symbolique. Il n'en va plus de même sous la Ve République, où le président détermine les grandes orientations de la politique conduite par le premier ministre qu'il a désigné. Dans ce contexte, "le président s'expose [...] à des critiques, qu'il paraît abusif de réprimer sous couvert d'offense". Dès lors, le délit d'offense au chef de l'Etat devient susceptible de porter atteinte au droit à la libre critique et à la liberté d'expression dans le débat politique » (Rapp. fait au nom de la commission des lois constitutionnelles sur le projet de loi n° 736 rectifié, JO Ass. nat., n° 840, p. 157). La principale responsabilité de l'évolution autoritaire du délit d'offense incombe aux autorités exécutives de la période gaullienne et à la Cour de cassation. En effet, sous la IIIe et la IVe République, les magistrats, aussi bien ceux du parquet que ceux du siège, ont adopté, concernant l'élément matériel de l'infraction, une acception restrictive de l'offense. Ils l'ont identifiée à l'injure et à la diffamation. Mais c'est sous la Ve République que la jurisprudence a changé en raison d'une interprétation extensive et contestable de la notion d'offense. Celle-ci est devenue, par la grâce de la chambre criminelle de la Cour de cassation, toute « atteinte à l'honneur, la considération et à la délicatesse du chef de l'Etat », incrimination bien plus

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large que l'injure et la diffamation, puisque l'ajout de l'expression, bien peu juridique de « délicatesse » permettait aux juges de condamner toutes les formes d'irrévérence ou d'irrespect à l'égard du général de Gaulle. Il en a résulté une jurisprudence répressive qui, même si elle fut très peu discutée dans les revues juridiques, a heurté les esprits plus portés à la défense de la liberté d'expression. On sait d'ailleurs que l'un des morceaux de bravoure du « Coup d'Etat permanent » de François Mitterrand fut consacré à brocarder l'interprétation extensive du délit d'offense. On trouve un écho de cette interprétation extensive dans le rapport fait par le sénateur Alain Richard qui cite l'arrêt du 31 mai 1965 dans lequel la Cour de cassation a retenu que « le délit prévu et puni par l'article 26 de la loi sur la presse est matériellement constitué par toute expression offensante ou de mépris, par toute imputation diffamatoire qui, à l'occasion tant de l'exercice de la première magistrature de l'Etat que de la vie privée du président de la République sont de nature à l'atteindre dans son honneur ou dans sa dignité » (Crim. 31 mai 1965, n° 64-90.703, Bull. crim., n° 146). La conséquence logique est qu'une telle interprétation, non libérale, de l'article 26 de la loi de 1881 par la Cour de cassation devenait contraire aux principes de la liberté d'expression défendus par la CEDH. Celle-ci, comme le rappelle opportunément Mme Karamanli, a jugé à propos de l'Espagne (cas d'une « injure grave au Roi ») et de l'ancien code pénal turc réprimant l'insulte et l'injure à l'égard du président de la République « que l'intérêt d'un Etat à protéger la réputation de son chef d'Etat "ne saurait justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une protection spéciale vis-à-vis du droit d'informer et d'exprimer des opinions à son sujet" et que penser autrement ne saurait se concilier avec la pratique et les conceptions politiques d'aujourd'hui »). Comme l'avaient compris les meilleurs avocats - de Me Varaut à Me Tixier-Vignancour - des « offenseurs » condamnés sous la République gaullienne, le délit d'offense au président de la République était devenu anachronique en raison même non seulement de la nouvelle Constitution de 1958, mais aussi de la pratique constitutionnelle qui faisait du président de la République, un président qui gouverne. Dès lors, le délit d'offense, s'il était mobilisé - et il le fut - s'est immédiatement transformé en un délit d'opinion car les juges ont condamné des critiques virulentes et ironiques de la politique gaullienne, sans qu'elles fussent ni injurieuses ni diffamatoires. On comprend pourquoi le délit d'offense était tombé presque en désuétude après 1974. Il semblait le demeurer après ce mystérieux épisode du manifestant de Laval (M. Eon). C'est peut-être cet épisode malheureux qui s'est finalement retourné contre le président lui-même, qui l'a convaincu d'utiliser dans une autre affaire, moins médiatisée, mais bien plus intéressante que l'affaire Eon, la voie civile, et non la voie pénale pour obtenir réparation. On sait en effet que M. Sarkozy a multiplié les procès, invoquant son droit à l'image ou à l'intimité de la vie privée, dans les affaires Ryanair et de la « poupée vaudou » (3) et les autres affaires où il s'est constitué partie civile au pénal (Clearstream ou détournement de sa carte de crédit). Mais on sait moins qu'il a, dans une affaire de presse très similaire aux affaires classiques d'offense, recouru au juge civil. En effet, le journal humoristique, « Le Monte » (parodie du journal Le Monde) avait publié dans son numéro 14 (juill.-août 2010) une série de photomontages accompagnée du titre « Nicolas Sarkozy en prison ! » lui-même assorti d'une légende « le président a été incarcéré ; il adore sa nouvelle vie de taulard ». Ce numéro contenait plusieurs photomontages particulièrement obscènes, le mettant en scène dans une prison, dont l'une notamment le représentait nu en train de subir un acte sexuel derrière les barreaux d'une cellule de prison (TGI Paris, 16 juill. 2010, n° 10/56272). M. Sarkozy agit alors en référé en invoquant aussi bien la violation des articles 9 et 10 de la Conv. EDH que celle des articles 9 et 16 du code civil qui protègent le « droit au respect de la vie privée », impliquant le droit à la protection de son image ainsi qu'au respect de la personne et de sa dignité. Le journal humoristique fut condamné en première instance par le tribunal de grande instance de Paris qui n'eut guère de mal à constater que « la seule description de ces photomontages utilisant l'image de Monsieur Nicolas Sarkozy suffit à mettre en évidence

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leur caractère indécent, obscène et dégradant » et que, loin de s'autoriser de la liberté d'expression, une telle publication portait atteinte à « la dignité de la personne humaine ». Le juge des référés enjoignit l'occultation des visages sur les photographies concernées. En appel, la cour se prononça sur une exception en nullité, invoquée par la société éditrice du journal et découlant de la méconnaissance des garanties procédurales prévues par la loi du 29 juillet 1881 qui encadre les délits de presse. Elle rejeta ce moyen en affirmant que « Monsieur Nicolas Sarkozy, qui agit en tant que citoyen et non en sa qualité de président de la République, se borne à invoquer l'atteinte à son droit à l'image [...] » « A l'instar de l'article 9 du même code [civil], tout citoyen peut l'invoquer en dehors de toute infraction aux lois sur la presse » (CA Paris, 13 août 2010, n° 10/56272). Elle a donc confirmé la décision de première instance qui, se fondant sur l'article 9 du code civil, avait prescrit les occultations des photographies. Ainsi peut-on interpréter cet arrêt de la cour d'appel comme reconnaissant la thèse du « citoyen-président » (J. Martinez, préc., p. 54) souvent défendue par M. Sarkozy qui n'a cessé de clamer que le président, s'il était attaqué publiquement, avait le droit de se défendre comme tout autre citoyen. Ainsi se dessinait une solution alternative à la solution pénale, à l'offense, dont on a vu l'impasse qu'elle représentait dans l'affaire Eon. D'une certaine manière, la suppression du délit d'offense et son remplacement par une protection pénale réservée aux magistrats publics présentent le grand avantage de démentir cette thèse, contestable, du « citoyen-président ». Elle remet de l'ordre dans le statut pénal du président de la République pour ce qui concerne le droit de la presse. En mettant fin à un délit indéfini, et donc indéterminé, l'offense au président de la République, inadéquat sous la Ve République en raison des nouveaux pouvoirs du chef de l'Etat, la loi du 5 août 2013 interdit les abus qui eurent lieu sous la Ve République et prend en compte la jurisprudence plus libérale de la CEDH. On peut donc considérer que c'est un progrès juridique. Il faut néanmoins en saisir la conséquence concrète : les tribunaux ne pourront plus condamner ceux qui, sans injurier, ni diffamer, le chef de l'État, lui manqueront de respect, pratiquant l'ironie, l'irrévérence ou la moquerie. C'est la conséquence logique d'une réforme libérale de ce type : dès lors que l'on ne peut pas déterminer précisément ce que signifie l'irrespect, il faut abandonner la poursuite pénale pour ce genre de cas, et donc faire confiance aux citoyens pour qu'ils respectent leurs gouvernants et, au cas malheureux où ils ne le feraient pas, tolérer de telles marques d'irrespect en partant du principe que ceux qui se comportent ainsi se discréditent aux yeux de l'opinion publique. »

Document 3 : Jérémy Martinez, « L'action en justice du président de la République : un

citoyen comme un autre ? », RFDC, 2014 (n° 99), pp. 533-556 (extraits)

« … La question de l’action en justice du président de la République intrigue dans la mesure où le recours à la justice est associé à la fonction présidentielle, c’est-à-dire à l’exercice d’une fonction politique. Par ailleurs, elle surprend puisqu’il ne s’agit pas d’aborder le statut du président sous l’angle de sa position « défensive » mais sous l’angle de sa position « offensive ». Autrement dit, l’intérêt de la question ne réside pas dans la mise en cause de la responsabilité civile ou pénale du président de la République mais dans la possibilité qui lui est offerte de saisir les tribunaux durant l’exercice de son mandat. La question « révèle les béances du statut juridictionnel du président de la République, envisagé jusque-là que de manière bancale, du seul côté de l’accusé…Dans le cadre d’une position « offensive », le président de la République peut saisir la justice. Ce recours est réservé aux hypothèses dans lesquelles il emprunte les voies du droit commun en sa qualité de citoyen. Contrairement au délit d’offenseinitié par le parquet, le président de la République saisit les tribunaux en se fondant sur une action « personnelle ». À ce titre, il bénéficie et doit bénéficier, en vertu du principe d’égalité des citoyens devant la loi, du même traitement réservé à l’ensemble des

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citoyens. Par conséquent, l’étude doit comprendre des litiges dans lesquels le chef de l’État incarne la figure du « justiciable normal. C’est pourquoi, pour qualifier son identité, l’expression « citoyen-président » sera mobilisée afin d’insister sur l’identification par la jurisprudence de son statut de citoyen. C’est d’ailleurs une manifestation de la prédominance constitutionnelle de la question puisque le cœur du sujet réside dans la simultanéité de la qualité de partie à un procès et l’exercice de la fonction présidentielle. Par conséquent, seront retenues les actions en justice engagées par trois Présidents de la République mais en les distinguant. D’une part, celles qui renvoient aux procédures engagées par le Président Pompidou en 1971, à propos d’une publicité réalisée à partir d’une photographie prise sur un hors-bord et par le Président Giscard d’Estaing en 1976 à propos d’un jeu de cartes sur lequel était caricaturée son image. D’autre part, les actions en justice prises à l’initiative du Président Sarkozy. On recense cinq jurisprudences pendant que le président était encore en exercice et le dépôt de trois plaintes. Le Général De Gaulle, tout comme les Présidents Mitterrand et Chirac, n’a pas saisi la justice. Le Président Hollande a pu l’envisager mais n’a pas recouru à la justice au moment où cette étude est réalisée… L’étude de l’action en justice du citoyen-président suscite un sentiment d’inachevé. Étudiée marginalement en doctrine, partie oubliée de l’ensemble des ouvrages généraux de droit constitutionnel, cette question mériterait pourtant une grande attention. Elle met en lumière un des aspects du phénomène du président partisan : le président de la République devient un justiciable dans l’arène judiciaire comme il est un homme politique dans l’arène politique. Partant, la critique peut s’étendre au-delà du simple deux poids deux mesures évoqué par le

Président Hollande dans l’une de ses dernières conférences de presse . Les conséquences juridiques précédemment décrites de l’action en justice du citoyen-président ne sont que le reflet d’une vérité de fait : le président agissant en qualité de citoyen reste un président. Cet aspect se manifeste sur l’ensemble des procédures judiciaires impliquant le citoyen-président et se révèle dans certains détails procéduraux. Par exemple, dès la présidence de M. Pompidou, les pièces judiciaires révèlent que s’adresse à celui-ci en indiquant : « Monsieur le Président » et non M. Pompidou. En l’état actuel du droit positif, le président devient par le truchement d’une fiction juridique un citoyen-président dont le statut entre en contradiction avec l’immunité prévue par l’article 67 de la Constitution. Cette contradiction peut être expliquée par le refus de la jurisprudence d’appréhender le statut du président dans sa globalité : les règles relatives à l’action en justice du président ne peuvent être fixées indépendamment des règles qui régissent son immunité. De contradictions en contradictions, ces études jurisprudentielles montrent qu’une réflexion globale sur le statut juridictionnel du chef de l’État s’impose pour englober là où le droit positif persiste à distinguer. Alors un nouveau statut du chef de l’État pourrait être conçu à l’aune du « bel enjeu offert au constitutionnaliste en campagne : faire en sorte dans un souci de liberté, de ne pas mettre la couronne au greffe, mais aussi faire en sorte, dans un souci d’égalité, de ne soustraire quiconque à la justice. »

Document 4 : Communiqué de presse de la décision du Conseil constitutionnel n° 2014-

703 DC du 19 novembre 2014 relative à la loi organique portant application de l'article 68

de la Constitution

Par sa décision n° 2014-703 DC du 19 novembre 2014, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la loi organique portant application de l'article 68 de la Constitution dont il avait été saisi par le Premier ministre en application des articles 46 et 61 de la Constitution. L'article 68 de la Constitution résulte de la loi constitutionnelle n° 2007-238 du 23 février 2007. Il met en place une procédure parlementaire, et non pas judiciaire, de destitution du

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Chef de l'État. Il prévoit que le Président de la République peut être destitué par le Parlement réuni en Haute Cour en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat. La loi organique soumise au Conseil détermine les conditions d'application de ces dispositions. 1 Les articles 1er à 4 de la loi organique portent sur la décision de réunir la Haute Cour. L'article 1er prévoit, d'une part, que la demande de réunion de la Haute Cour prend la forme d'une proposition de résolution motivée qui doit être signée par au moins un dixième des membres de l'Assemblée devant laquelle elle est déposée. Le Conseil constitutionnel a jugé cette condition conforme à l'article 68 de la Constitution qui ne confère pas aux membres du Parlement un droit individuel à proposer la réunion de la Haute Cour. D'autre part, la loi organique limitait le droit de chaque membre du Parlement à la signature d'une seule proposition de résolution par mandat présidentiel. Le Conseil a jugé que cette condition apportait à l'article 68 une restriction d'une ampleur telle qu'elle en méconnait la portée. Il l'a jugée contraire à la Constitution. L'article 2 prévoit que la proposition de résolution est transmise à la commission des lois de l'assemblée devant laquelle elle est déposée. Le Conseil a relevé que cette commission n'a ni l'obligation de l'examiner, ni celle de la rejeter ou de l'adopter. En cas de rejet ou d'adoption par la Commission, l'inscription à l'ordre du jour se fait dans les conditions de droit commun. Le Conseil a jugé que l'article 2 conduit à ce que la proposition de résolution devient caduque en l'absence d'inscription à l'ordre du jour dans un délai de treize jours. Si la proposition de résolution est adoptée par la première assemblée, l'article 3 prévoit des délais impératifs devant l'autre assemblée. Le Conseil a jugé que cet article avait pu prévoir que, si la clôture de la session fait obstacle à l'inscription de l'ordre du jour, celle-ci intervient au plus tard le premier jour de la session suivante. En cas d'adoption de la proposition de résolution par les deux assemblées, la Haute Cour est réunie. 2 - Les articles 5 à 7 de la loi organique portent sur la procédure devant la Haute Cour. La Haute Cour statue dans un délai d'un mois sur la destitution du Président de la République. Une commission composée de douze députés et sénateurs, est chargée de recueillir toute information nécessaire à l'accomplissement de sa mission par la Haute Cour. Le Président de la République ou son représentant peut prendre la parole devant cette commission. Le Conseil a jugé que ces dispositions ne permettent pas de fixer de manière réduite ce temps de parole. La Haute Cour se réunit pour délibérer sur la destitution. Ses débats sont publics. Le Conseil a jugé inconstitutionnel que la durée de ces débats devant la Haute Cour ne puisse excéder deux jours. L'article 68 fixe en effet une durée maximale d'un mois pour les travaux de la commission et les débats de la Haute Cour. En outre, le Conseil constitutionnel a censuré la disposition qui prévoyait que le Premier ministre peut participer aux débats devant la Haute Cour alors que la procédure de destitution prévue par l'article 68 de la Constitution ne le met pas en cause et que cette participation n'est pas prévue par cet article. Enfin, le Conseil constitutionnel a jugé que le respect du principe de la séparation des pouvoirs ainsi que l'exigence de sincérité et de clarté des débats devant la Haute Cour imposent que les règles relatives à ces débats soient précisées par un règlement de la Haute Cour, qui devra être soumis à l'examen du Conseil constitutionnel.

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Document 5 : Anne Levade, « La procédure de destitution du président de la République enfin applicable... ou presque », JCP G, 2014, n° 51, p. 2305

« Le 25 novembre 2014, était publiée au Journal officiel, la loi organique n° 2014-1392 du 24

novembre 2014 portant application de l'article 68 de la Constitution ; sans surprise, la décision du Conseil constitutionnel n° 2014-703 DC du 19 novembre 2014 qui lui était consacrée était reproduite à sa suite. Rien que de très banal en somme, puisque l'on sait que les lois organiques sont, en application de l'article 61, alinéa 1, de la Constitution, obligatoirement soumises à un contrôle de constitutionnalité a priori et ne peuvent, aux termes de l'article 46, alinéa 5, « être promulguées qu'après la déclaration par le Conseil constitutionnel de leur conformité à la Constitution ».

Pourtant, au-delà de ce premier constat, le texte mérite attention puisque, à trois égards au moins, il présente une réelle originalité. Que l'on en juge !

En premier lieu, par son objet : portant application de l'article 68 de la Constitution, la loi organique du 24 novembre 2014 détermine la procédure au terme de laquelle le président de la République pourrait, « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat », être destitué. L'affaire n'est, reconnaissons-le, pas mince et le texte clôt ainsi le débat initié à l'été 2002 lorsque, en raison d'une divergence d'interprétation entre Conseil constitutionnel (Cons. const., déc. 22 janv. 1999, n° 99-408 DC, Traité portant statut de la Cour pénale internationale, consid. 16) et Cour de cassation (Cass. ass. plén., 10 oct. 2001, n° 01-84.922 : JurisData n° 2001-011153) sur le sens et la portée de l'article 68 de la Constitution alors en vigueur, Jacques Chirac, tout juste réélu, avait installé une Commission de réflexion sur le statut pénal du président de la République. Proposant de revoir l'ensemble du dispositif constitutionnel hérité de la IIIe République et insistant sur la nécessité d'« éviter de confondre la logique judiciaire et la logique politique », la Commission Avril préconisait l'adoption de deux dispositions : un article 67 réaffirmant, sous réserve des cas relevant de la Cour pénale internationale et de la procédure de destitution, l'irresponsabilité de principe du président de la République pour les actes accomplis en cette qualité, d'une part, et un article 68 permettant au Parlement constitué en Haute Cour de destituer le chef de l'État dans des situations exceptionnelles insusceptibles de se réduire à l'hypothèse obsolète de la haute trahison (Commission de réflexion sur le statut pénal du président de la République : La Documentation française, Paris, 2003). Ainsi fut fait par la loi constitutionnelle n° 2007-238 du 23 février 2007 portant modification du Titre IX de la Constitution dont la loi organique permet l'application (JCP G 2007, act. 102, Libres propos M. Verpeaux).

C'est donc, en deuxième lieu, la durée de sa procédure d'adoption qui ne peut que frapper. Outre qu'il fallut près de cinq ans pour que les recommandations de la Commission Avril fussent constitutionnellement actées, plus de sept années supplémentaires furent nécessaires pour que la procédure nouvelle eût la possibilité d'être appliquée. Le fait est suffisamment inédit pour avoir été relevé, fût-ce en des termes mesurés, dans le commentaire autorisé de la décision du Conseil : « Il revenait donc au législateur organique d'intervenir afin de permettre l'entrée en vigueur de cette réforme de l'article 68 de la Constitution. Il s'agit du dernier texte organique qui n'avait pas été adopté par le Parlement pour permettre l'entrée en vigueur d'une disposition résultant d'une révision constitutionnelle » (p. 5 et 6). On arguera sans doute qu'un tel retard s'explique par le fait que l'article 68 figure au rang des dispositions constitutionnelles dont nul n'imagine ni n'espère qu'elle trouve un jour lieu de s'appliquer. Dont acte ; il n'en demeure pas moins qu'il était plus que discutable que la destitution du président de la République fût rendue impossible faute de textes permettant qu'elle pût être engagée.

Mais c'est aussi le contexte politique qui permet de comprendre pourquoi l'adoption de la loi organique fut ainsi retardée. Approuvée en Congrès à la veille de la suspension des travaux

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parlementaires qu'imposaient les campagnes en vue des élections présidentielle puis législatives de 2007, la révision constitutionnelle de février 2007 fut en quelque sorte reléguée au second plan par celle du 23 juillet 2008 qui requérait l'adoption de nombre de dispositions d'application. Dressant un bilan à deux ans de cette dernière réforme, le Comité Balladur relevait d'ailleurs, dans un rapport du 17 mai 2010, que seul le texte relatif au référendum d'initiative partagée n'avait pas encore été déposé et rappelait incidemment que restait à adopter la loi organique relative au statut du chef de l'État... Enregistré à la présidence de l'Assemblée nationale le 22 décembre 2010, le projet de loi organique portant application de l'article 68 était finalement adopté par les députés, dans une version amendée, le 24 janvier 2012, soit dans un entre-deux politique de nouveau compliqué, puisque la majorité au Sénat avait depuis quelques mois changé et une campagne présidentielle était lancée dans le cadre de laquelle le candidat François Hollande s'engageait à ce que, s'il était élu, le statut du président de la République fût entièrement révisé. C'est donc des circonstances politiques que le texte fut une nouvelle fois victime et il n'est pas anodin de constater qu'il fallut d'abord que le projet de réforme constitutionnelle initié par la Commission Jospin fût abandonné, puis que survint une nouvelle alternance au Sénat, pour que le débat pût reprendre à l'automne 2014 et que le projet de loi organique fût enfin adopté en termes identiques. Plus de sept ans donc entre la révision et le texte rendant possible son application, et ce, alors même que la loi organique ne fit l'objet que d'une unique lecture par chaque assemblée... originalité, indiscutablement, à laquelle il n'est pas impossible que le Conseil constitutionnel ait prêté attention...

Car, en troisième lieu, c'est la teneur de la décision par laquelle le Conseil déclare la conformité de la loi organique à la Constitution qui suscite l'intérêt. Rares sont, en effet, les décisions relatives à des lois organiques dont la motivation et le dispositif sont aussi nuancés, manifestant sans doute la conscience qu'avait le Conseil de ce qu'une décision d'inconstitutionnalité aurait signé l'acte de décès de la réforme constitutionnelle dont le texte d'application avait été depuis trop longtemps différé. Pourtant, la seule lecture du dispositif montre que la constitutionnalité du texte était tout sauf avérée : c'est en effet moyennant censure de quatre dispositions et sous trois réserves d'interprétation que la conformité de la loi organique à la Constitution est déclarée. Plus encore, le Conseil a pris soin d'émailler la motivation de sa décision de considérants interprétatifs qui témoignent du caractère incomplet du texte qu'il avait à examiner, ce que confirme l'appel qu'il formule de manière insistante à l'adoption d'un « règlement de la Haute Cour » qui devra être soumis à son contrôle dans les conditions de l'article 61 de la Constitution (consid. 25, 35, 37, 39 et 41). On conviendra qu'il n'est pas interdit de penser que le Conseil a, compte tenu des circonstances, privilégié l'applicabilité de l'article 68 au détriment de la qualité du texte qui en était la condition.

Envisagées ensemble, la loi organique et la décision qui lui est relative n'en demeurent pas moins riches d'enseignements. Confirmant le caractère résolument novateur de la responsabilité constitutionnelle du président de la République établie par l'article 68 de la Constitution (1), elles consacrent un subtil équilibre entre pouvoirs constitués (2). 1. Une responsabilité constitutionnelle d'un genre nouveau

Sans que ce soit l'objet de la loi organique, le Conseil constitutionnel saisit l'occasion de son examen pour livrer son interprétation des dispositions constitutionnelles introduites par la révision du 23 février 2007. Les considérants de sa décision consacrés aux « normes de constitutionnalité applicables » en témoignent, qui insistent sur le caractère non-juridictionnel (A) et, par voie de conséquence, exclusivement politique de la décision de destitution (B).

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A. - Le caractère non-juridictionnel de la destitution du président de la République

C'est de la lecture combinée des articles 67 et 68 de la Constitution que le Conseil déduit une affirmation dénuée de toute ambiguïté : « il ressort de ces dispositions que, sous la seule réserve prévue à l'article 53-2 de la Constitution pour la Cour pénale internationale, le président de la République n'est responsable devant aucune juridiction des actes accomplis en cette qualité » (consid. 5). Enfonçant le clou, il ajoute que la « Haute Cour, instituée à la suite de la suppression de la Haute Cour de justice, ne constitue pas une juridiction chargée de juger le président de la République pour des infractions commises par lui en cette qualité » (ibid.).

On arguera peut-être qu'il n'y a guère lieu de s'en étonner puisque l'article 67 issu de la révision de 2007 pose successivement le principe de l'irresponsabilité du président pour les actes accomplis ès qualités (Const., art. 67, al. 1) puis celui de son inviolabilité absolue quoique temporaire « durant son mandat » (Const., art. 67, al. 2). Pourtant, aux termes du premier alinéa de l'article 67, ladite irresponsabilité est soumise à la double « réserve des dispositions des articles 53-2 et 68 », signifiant qu'elle ne saurait faire obstacle, d'une part, à la mise en cause de la responsabilité pénale internationale du président de la République pour des actes commis en cette qualité non plus que, d'autre part, à sa destitution si les conditions prévues à l'article 68 se trouvaient remplies. C'est donc à fin de clarification que le Conseil juge utile, sans nullement trahir la lettre de la Constitution, de résolument distinguer la responsabilité pénale internationale du chef de l'État qui est assurément de nature juridictionnelle et la procédure dont il pourrait faire l'objet devant la Haute Cour, « qui ne constitue pas une juridiction » et peut seule prononcer sa destitution.

Ce faisant, il se rallie, comme le fit le constituant en 2007, aux préconisations de la Commission Avril qui, insistant dans son rapport sur la nécessité d'une « protection proportionnée aux exigences de la fonction » (Rapp., op. cit., p. 32), considérait que « la responsabilité du président de la République, mise en cause devant la Haute Cour, ne[pouvait]être une responsabilité pénale » et devait être appréhendée comme « une responsabilité d'une autre nature » (ibid. p. 35). Pour ce motif, elle recommandait que « la logique judiciaire et la logique politique » soient « dissociées » (ibid. p. 29), ce que manifestait sa proposition de rompre « avec la mauvaise pratique par laquelle des procédures en réalité politiques tentent de parodier les procédures judiciaires, au besoin en créant des juridictions d'exception » (ibid. p. 8). CQFD, le Conseil constitutionnel ne dit pas autre chose lorsque, au détour d'un considérant, il prend soin de rappeler que la Haute Cour n'est plus, à la différence de celle qui la précédait, « de justice ». La destitution prévue par le constituant en 2007 est donc radicalement différente des poursuites qui ne pouvaient jusque-là être engagées, sur le fondement de l'article 68, « qu'en cas de haute trahison » ; assurément non-juridictionnelle, elle présente, quand bien même cela ne serait pas dit, un caractère politique B. - Une destitution à caractère politique

À trois égards au moins, le caractère politique de la destitution est avéré ; il n'en résulte pas pour autant que le président de la République serait politiquement responsable devant le Parlement.

D'une part, le caractère politique de la destitution.

Il résulte, d'abord, de la nature de l'organe compétent pour prononcer la destitution. L'article 68 est clair à ce sujet : « La destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour » ; le Conseil constitutionnel a jugé utile de le confirmer : la Haute Cour constitue « une assemblée parlementaire compétente pour prononcer sa destitution » (Cons. const., déc. n° 2014-703 DC,

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consid. 5). C'est donc bien entre président de la République et Parlement, soit deux institutions politiques, que la destitution se joue. Pour en comprendre l'esprit, on cite à nouveau le rapport de la Commission Avril qui estimait que, en vertu des « principes fondamentaux de la représentation politique », « le titulaire d'un mandat représentatif ne peut être privé de celui-ci (...) que par d'autres titulaires d'un mandat représentatif. Ces derniers, alors, n'ont nul besoin de se travestir en juges qu'ils ne sont pas. Ils doivent siéger pour ce qu'ils sont - des représentants - et assumer leurs décisions pour ce qu'elles sont - des décisions à caractère politique et non juridictionnel » (Rapp., op. cit., p. 8).

Politique, la destitution l'est, ensuite, compte tenu de son objet. Le Conseil constitutionnel le rappelle en termes explicites : il ne s'agit pas « de juger le président de la République pour des infractions commises par lui en cette qualité, mais (de) prononcer sa destitution en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat » (consid. 5). La question ici sous-jacente est celle des faits susceptibles de conduire à une destitution. Une fois encore, le rapport de la Commission est éclairant qui recommandait « de ne pas les enfermer dans une définition a priori tenant à leur nature (pénalement répréhensibles ou constitutifs d'une "haute trahison"...) ou à leur degré (graves, très graves, exceptionnellement graves...) », retenant comme seul critère « celui de l'incompatibilité manifeste avec la dignité de la fonction, car lui seul, qui relève d'une appréciation évidemment politique, peut justifier, voire exiger, que le mandat prenne fin » (Rapp., op. cit., p. 8).

Enfin et fort logiquement, le caractère politique de la destitution se manifeste par les principes au respect desquels la procédure pouvant y conduire est tenue ; le Conseil constitutionnel y consacre trois considérants de sa décision. En premier lieu, parce que la destitution est prononcée par le Parlement, fût-il constitué en Haute Cour, « l'exigence de clarté et de sincérité des débats parlementaires (...) s'impose » à lui (consid. 6). En second lieu, de la combinaison des articles 5 de la Constitution et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen résulte « que le principe de séparation des pouvoirs s'applique à l'égard du président de la République » (consid. 7). C'est donc à l'aune du principe de séparation des pouvoirs et de l'exigence de clarté et de sincérité des débats devant le Parlement que la constitutionnalité de la loi organique sera examinée et, parce que ce qui va sans dire va parfois mieux en le disant, le législateur organique « ne saurait apporter aux prérogatives du président de la République et au principe de la séparation des pouvoirs d'autres atteintes que celles qui sont expressément prévues par » l'article 68 de la Constitution (consid. 8).

Mais, d'autre part, assurément politique en ce qu'elle s'analyse en termes de rapports entre président de la République et Parlement, la destitution prévue par l'article 68 ne conduit toutefois pas à ce que le premier soit politiquement responsable devant le second. On admet bien volontiers que le Conseil constitutionnel est muet à cet égard ; c'est l'esprit de la réforme qui permet de l'affirmer.

D'abord, on conviendra que le Conseil l'exclut implicitement en faisant référence aux dispositions expresses de l'article 68 ; comment imaginer que l'action du président de la République, quand bien même elle ne satisferait pas d'un point de vue politique une majorité de parlementaires, pût pour ce seul motif être en conscience par eux qualifiée de « manquement manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat » !

Ensuite, on déduirait un peu rapidement de la lecture de l'article 67 de la Constitution que l'absence de responsabilité du président de la République à raison « des actes accomplis en cette qualité » connaissant deux exceptions, la première renvoie à une responsabilité pénale et la seconde à une responsabilité politique. En effet, point n'est ici question pour le Parlement de contrôler l'action du président de la République à la manière de ce que l'article 24 de la

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Constitution prévoit concernant l'action du Gouvernement. Parce que le chef de l'État présente la triple caractéristique d'être élu par le peuple, de garantir la continuité de l'État et de s'inscrire dans la séparation des pouvoirs, nul ne contestera que sa destitution ne peut être envisagée que comme la solution exceptionnelle à une situation exceptionnelle.

Car, enfin, et il n'est pas inutile de le rappeler, si l'on admet que le statut du président de la République « vise à protéger la fonction et non son titulaire (...), le souci de protéger la fonction peut exiger (...) de la protéger aussi contre son titulaire lui-même, au cas où celui-ci manquerait à ses devoirs, en quelque manière ou circonstances que ce soit, d'une façon telle qu'elle se révèle manifestement incompatible avec la poursuite de son mandat » (Rapp., op. cit., p. 7).

C'est dans ce cadre constitutionnel strictement défini que doit s'inscrire la procédure de destitution du président de la République, révélant ainsi un subtil équilibre entre pouvoirs constitués. 2. Un subtil équilibre entre pouvoirs constitués

C'est la décision du Conseil constitutionnel qui met en lumière, mieux encore que la loi organique elle-même, l'équilibre exigé par la procédure de destitution. Tout en nuance, elle démontre, en examinant l'un après l'autre chacun des articles de la loi organique relatifs à la décision de réunir la Haute Cour puis à la procédure applicable devant elle, à quel point l'application de l'article 68 est conditionnée par le respect d'exigences inhérentes à une compétence parlementaire (A) et, plus largement, au principe de séparation des pouvoirs (B). A. - Les exigences résultant de la nature parlementaire de la Haute Cour

Rappelons-le d'un mot, l'article 68 prévoit a minima les conditions dans lesquelles la destitution du président de la République peut être prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour. Il se contente, en effet, d'indiquer, d'abord, que la procédure est initiée par une proposition de réunion de la Haute Cour adoptée par l'une des chambres et sur laquelle la seconde doit se prononcer dans un délai de quinze jours (Const., art. 68, al. 2), de préciser, ensuite, que la Haute Cour, présidée par le président de l'Assemblée nationale, statue dans un délai d'un mois, à bulletins secrets, et que sa décision est d'effet immédiat (Const., art. 68, al. 3), fixant, enfin, les conditions requises pour le calcul de la majorité (Const., art. 68, al. 4). Peu de choses, en somme, le reste étant renvoyé sans qu'il y ait lieu de s'en étonner à la loi organique dont, légitimement, on pouvait attendre beaucoup.

À cet égard, déjà, la simple lecture de la décision du Conseil semble montrer que l'objectif n'est pas atteint ; en témoignent les dispositions censurées autant que le nombre de réserves d'interprétation et de considérants explicitant les termes de la loi organique qu'il a jugé utile de formuler. Tous renvoient, pour l'essentiel, à la nature parlementaire de la Haute Cour.

C'est, en premier lieu, au respect des droits des parlementaires eux-mêmes qu'il est veillé. Tout en admettant que l'article 68 « n'a pas entendu conférer aux membres du Parlement un droit individuel à proposer la réunion de la Haute Cour » (consid. 11) et que, par conséquent, la proposition de résolution déposée à cette fin doive recueillir la signature d'au moins un dixième des membres de l'assemblée concernée, le Conseil estime contraire à la Constitution la disposition « limitant le droit de chaque membre du Parlement à la signature d'une seule proposition de résolution par mandat présidentiel », considérant qu'elle constitue « une restriction d'une ampleur telle qu'elle » méconnaît la portée de l'article 68 (consid. 12).

En deuxième lieu, le Conseil semble avoir porté une attention particulière aux incidences de la loi organique sur l'organisation du Parlement. C'est, d'abord, ce qui explique les

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considérants par lesquels il explicite, pour la première puis la seconde des assemblées qui en est saisie, les conséquences des délais d'examen de la proposition de résolution tendant à la réunion de la Haute Cour au regard des dispositions constitutionnelles relatives à fixation de l'ordre du jour (consid. 15 et 17) et au rythme des sessions (consid. 18). Plus manifeste encore est son oeuvre d'interprète lorsque, ensuite, il examine les règles relatives à la composition de la commission d'instruction de la Haute Cour. Considérant qu'est conforme à la Constitution la disposition par laquelle il est prévue que celle-ci soit constituée de six vice-présidents de chacune des deux assemblées, il renvoie explicitement « aux règlements des assemblées le soin de fixer les conditions de désignation des vice-présidents appelés à siéger au sein de la commission, dans le cas où le nombre de vice-présidents d'une assemblée excèderait celui fixé» par la loi organique (consid. 27). L'implicite est révélé par le commentaire autorisé : « le fait de prévoir expressément dans une disposition organique le nombre de vice-présidents des Bureaux des deux assemblées que doit comprendre cette instance a pour effet de fixer ainsi dans la loi organique, que les règlements des assemblées doivent respecter, un nombre plancher de vice-présidents pour les Bureaux des deux assemblées » (p. 13). Même logique, enfin, lorsque, examinant les conditions dans lesquelles le législateur organique a rendu applicables à la commission d'instruction les dispositions relatives aux commissions d'enquête fixées par l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, le Conseil précise que lesdites dispositions sont applicables « dans leur rédaction en vigueur à la date de l'adoption définitive de la loi organique » (consid. 30) ; ainsi se trouvent-elles cristallisées, leur constitutionnalité étant à cette occasion déclarée (ibid.), et leur applicabilité conditionnée par leur compatibilité avec les prescriptions de la loi organique (consid. 31).

En troisième lieu, preuve s'il en était besoin que la destitution est bien une compétence du Parlement, le non-respect par le législateur organique de l'exigence de clarté et de sincérité des débats parlementaires justifie la censure de deux dispositions et une réserve d'interprétation. L'inconstitutionnalité, pour ce motif, du cinquième alinéa de l'article 7, qui interdisait « en tout état de cause que les débats devant la Haute Cour durent plus de quarante-huit heures » alors même que l'article 68 dispose que la Haute Cour « statue dans un délai d'un mois », appelle peu d'observations (consid. 40). En revanche, il en va autrement de la censure de la disposition renvoyant au Bureau de la Haute Cour le soin de fixer les limites du temps de parole lors des débats (consid. 37) ainsi que de la réserve d'interprétation générale formulée quant aux conditions d'élaboration des « règles relatives aux débats devant la Haute Cour » (consid. 25). Dans l'un et l'autre cas, c'est le caractère lacunaire de la loi organique qui est en cause puisque, tout à la fois, il est des règles procédurales qu'elle n'a pas prévues et pour l'adoption desquelles elle n'a pas davantage renvoyé à un règlement de la Haute Cour qui devrait être « soumis à l'examen du Conseil constitutionnel en application de l'article 61 de la Constitution » (consid. 25) et dont l'adoption doit être préalable à l'ouverture de tout débat devant la Haute Cour (consid. 41).

D'une certaine manière, c'est à l'autonomie constitutionnelle du Parlement que le Conseil s'est montré particulièrement attentif, confirmant ainsi que la procédure de destitution devait s'analyser à l'aune de la séparation des pouvoirs. B. - Les exigences inhérentes à la séparation des pouvoirs

On conviendra, d'abord, que les exigences résultant de la nature parlementaire de la Haute Cour pussent être considérées comme inhérentes à la séparation des pouvoirs. À deux reprises d'ailleurs, le Conseil constitutionnel les associe explicitement, considérant que la réserve d'interprétation relative à la nécessité d'adopter un règlement de la Haute Cour (consid. 27) ainsi que la censure de la disposition prévoyant que son bureau pût décider des

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limitations du « temps minimal de parole des membres de la Haute Cour » ainsi que celui du président (consid. 37) sont justifiées par ce double fondement.

Ensuite, plus précisément, c'est la séparation des pouvoirs autant que les exigences constitutionnelles résultant du deuxième alinéa de l'article 67 de la Constitution qui interdisent que la commission d'instruction pût, à l'égard du président de la République, user de certaines des prérogatives reconnues aux commissions d'enquête. En résulte une réserve d'interprétation concernant notamment les poursuites susceptibles d'être engagées en cas de refus de déférer à une convocation (consid. 33).

Enfin, fût-ce implicitement et dans une lecture que l'on peut considérer comme affinée, c'est sans doute encore la séparation des pouvoirs qui justifie que fût censurée la disposition par laquelle il était prévu que le Premier ministre puisse prendre part aux débats devant la Haute Cour. Si le Conseil précise que l'inconstitutionnalité résulte de ce que « la procédure de destitution de l'article 68 de la Constitution ne le met pas en cause et qu'une telle participation n'est pas prévue par cet article » (consid. 36), l'affirmation selon laquelle « le principe de séparation des pouvoirs s'applique à l'égard du président de la République » (consid. 7) permet de rappeler que, de même que dans l'exercice de certains des pouvoirs qui lui sont propres, la procédure de destitution place le chef de l'État seul face au Parlement. On n'ose à peine évoquer, au surplus, l'absurde d'une disposition qui, en cas de cohabitation, aurait habilité le Premier ministre à prendre part au débat relatif à la destitution de son principal adversaire politique...

En définitive, on le voit, la publication de la loi organique portant application de l'article 68 de la Constitution est un pas important mais n'ouvre pas, à elle seule, la possibilité d'engager la procédure de destitution du chef de l'État. Outre qu'un règlement de la Haute Cour reste à adopter dont la constitutionnalité devra être éprouvée, reconnaissons que les conditions dans lesquelles la conformité de la loi organique à la Constitution a été déclarée révèlent nombre de ses ambiguïtés. Mais après tout qu'importe ! La destitution du président de la République n'a vocation à s'appliquer que dans des circonstances exceptionnelles et gageons que, si elles devaient survenir, nécessité ferait alors loi ! »

Document 6 : Bertrand Math ieu, « Statut pénal. - 12 ans pour réaliser une réforme ! », JCP

G, 2014, n° 52, 1357.

« Le 12 décembre 2002, la Commission Avril remettait au Président Chirac le rapport que ce dernier lui avait commandé sur le statut pénal du Chef de l'État ; le 23 février 2007, le Congrès votait une réforme des articles 67 et 68 de la Constitution reprenant pour l'essentiel les propositions de la Commission ; le 19 novembre 2014, le Conseil constitutionnel validait pour l'essentiel, le projet de loi organique portant application de cette réforme (Cons. const., déc. 19 nov. 2014, n° 2014-703 DC). Il ne reste plus à ce que la Haute Cour vote son règlement et que le Conseil constitutionnel le valide pour que cette procédure soit prête à fonctionner. Douze ans pour une réforme constitutionnelle poursuivie, ou laissée en jachère, sous trois présidents de la République. Le malaise est évident !

Les raisons sont multiples. Cette réforme intervient dans un contexte où un certain nombre d'affaires mettent en cause des présidents de la République, en exercice ou non, où la séparation des pouvoirs entre les politiques et les juges crée de nouveaux équilibres au profit de ces derniers, où la revendication d'égalité et l'exigence de transparence se font plus impérieuses dans un contexte de crise sociale, économique et politique. Il convient par ailleurs d'observer que la responsabilité politique du Chef de l'État est inversement proportionnelle à l'étendue de ses compétences. Faute de référendums à l'occasion desquels le Président engage sa responsabilité, l'opération étant devenue particulièrement risquée, et

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le plébiscite étant jugé anti-démocratique, probablement en souvenir de Napoléon III, la responsabilité politique du Président devant le Peuple, n'est qu'une fiction. Or la responsabilité est au coeur de la démocratie.

L'économie générale de la réforme de 2007 est simple. Le Président est politiquement irresponsable s'agissant des actes commis dans l'exercice de ses fonctions, il est insusceptible d'être mis en cause par, ou devant, un juge durant l'exercice de ses fonctions, il doit pouvoir être jugé pour les actes étrangers à l'exercice de ses fonctions, dans les conditions du droit commun, au terme de ses fonctions et, enfin, il doit être possible de mettre fin à son mandat pour tout motif (violation grave de la Constitution, crime ou délit de droit commun) rendant manifestement impossible la poursuite de son mandat. Par ailleurs, élu par le Peuple, le Président ne peut être responsable devant le Parlement. Est ainsi prévue une procédure de destitution par la Haute Cour en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat. Il s'agit d'une forme de responsabilité sui generis, qui n'est pas à proprement parler politique (la Haute Cour bien que composée des membres du Parlement, se distingue juridiquement du Congrès et les conditions de majorité visent à exclure une destitution par une simple majorité) ou pénale (la Haute Cour n'étant pas de justice).

La commission Jospin avait préconisé une diminutio capitis de la protection juridictionnelle du chef de l'État en faisant prévaloir le principe d'égalité. Si cette proposition s'inscrivait dans une logique qui vise à renforcer les droits individuels au détriment des intérêts de l'État et à renforcer tant le caractère politique que le caractère juridictionnel de la responsabilité, elle a fait long feu, emportée par l'échec des projets de réforme du président Hollande. On relèvera avec intérêt que le Conseil constitutionnel rappelle, avec insistance, que la séparation des pouvoirs doit également bénéficier au président de la République.

Il n'en reste pas moins que si le Président est « protégé » durant l'exercice de son mandat, la définition des actes relevant de ses fonctions tend à se réduire comme peau de chagrin, lorsque la mise en cause intervient à l'issue de son mandat, comme en témoigne, par exemple, la saisie des agendas d'un ancien président de la République. Revanche des juges vis-à-vis d'un ancien président de la République, engendrée par leur impotence face à un Président en exercice ? La mise en cause de la responsabilité des Présidents laisse encore en suspend bien des questions. » .

Do cument 7 : Thomas Clay, « Pour la fin de l'immunité présidentielle ? », D., 2014, p. 176

« À quoi sert l'immunité présidentielle d'un point de vue institutionnel ? Faut-il seulement y voir un héritage monarchique ? On appelle « immunité présidentielle » ce qui est en réalité un privilège de juridiction permettant au président de la République de n'être justiciable que devant le Parlement réuni en haute Cour et encore uniquement pour des « actes manifestement incompatibles avec l'exercice de son mandat » (art. 68 Const.). Cette haute Cour est une juridiction politique. Ce sont les parlementaires qui jugent le président de la République. Outre l'atteinte à la séparation des pouvoirs, il y a bien une confusion malsaine entre politique et justice. Cette haute Cour a deux fonctions, l'une symbolique, l'autre juridictionnelle. Symbolique parce qu'elle figure un président de la République appartenant à une autre dimension, supérieure, où il est intouchable par le commun des mortels. En cela, il est comme le roi, et on peut effectivement parler d'héritage monarchique. Or le paradoxe est que s'il se rend coupable d'actes qui sont sans rapport avec sa haute fonction, c'est-à-dire d'actes qui pourraient être

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commis par tout un chacun, il profitera d'un statut tellement protecteur qu'il n'aura même pas à s'expliquer, du moins le temps de son mandat. L'acte commun devient exceptionnel lorsqu'il est commis par le président de la République. Juridictionnelle, cette « immunité » l'est, car elle vise à empêcher que des actions intempestives soient engagées contre le président de la République dès qu'une de ses décisions déplaît à l'un de nos concitoyens, et on sait que notre pays compte beaucoup de ce qu'on appelle des « plaideurs d'habitude » qui n'hésitent pas à saisir la justice à la moindre contrariété ou avanie. Il faut bien sûr empêcher cela, sous peine de tétaniser l'action politique, déjà mal en point. Il convient donc de conserver cette protection, mais de l'organiser autrement. Comment ? Partons de l'observation que ce privilège de juridiction est tel que la haute Cour ne s'est jamais réunie alors qu'il semble que les motifs n'aient pas manqué sous la Ve République, notamment entre 1981 et 2012. Le système ne fonctionne donc pas. Or on ne peut accepter que l'Elysée soit le sanctuaire des actes illégaux, y compris ceux qui sont sans lien avec sa fonction présidentielle. En réalité, il convient d'opérer une summa divisio entre les actes en rapport avec les fonctions du président de la République qui doivent bien sûr être protégés, et ceux qui n'ont rien à voir avec elles, parce qu'ils lui sont antérieurs ou extérieurs. Est-il normal aujourd'hui qu'un candidat à la présidence de la République puisse s'autoriser toutes les turpitudes sachant qu'une fois élu il n'aura aucun compte à rendre pendant cinq ou dix ans, voire davantage s'il est réélu après une première défaite ? Avec un tel système, malheur au vaincu. Faut-il dès lors faire du président de la République un justiciable comme les autres ?

Certainement pas. Comme dans toutes les démocraties modernes, il doit être protégé pour

ses actes comme président de la République, ni plus ni moins. Pour le reste, il faut qu'il

puisse rendre des comptes devant la justice ordinaire, même pendant son mandat, de ce qui

lui est reproché. La situation qui voit un ancien président de la République condamné à de la

prison avec sursis à l'issue de son mandat pour des actes commis avant qu'il entre en

fonction, près de vingt ans plus tôt, est absurde. Il faut simplement installer un filtre efficace

pour que le président soit à l'abri des actions infondées ou farfelues. Ce filtre ne peut être que

judiciaire.

Cette réforme doit-elle concerner la Cour de justice de la République (CJR) ?

Bien évidemment, car cela relève de la même logique, celle de l'égalité devant la loi et la

justice. Cette autre juridiction politique doit même être supprimée d'urgence. C'était

d'ailleurs un engagement de campagne du candidat François Hollande en février 2012. Deux

raisons plaident pour cette suppression. La première est qu'elle a montré son

invraisemblable clémence par le passé, ne trouvant rien à reprocher dans des dossiers qui

semblaient pourtant accablants. La seconde est pire encore : on voit aujourd'hui deux

dossiers, les affaires Karachi et Tapie, être éclatés entre la CJR pour les anciens ministres, et la

justice ordinaire pour leurs anciens collaborateurs. Ainsi, pour les mêmes faits, les anciens

ministres et les membres de leur propre cabinet ne sont pas renvoyés devant la même

juridiction, ne répondent pas aux mêmes questions et ne sont pas poursuivis des mêmes

chefs. Mieux, l'interrogatoire par des juges de la CJR qui ne sont plus depuis longtemps des

familiers de l'enquête, tranche avec les questions précises et acérées des juges d'instruction

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ou des policiers qui, seules, parviennent à faire émerger la vérité. On pourrait donc

théoriquement voir la situation improbable où des anciens ministres bénéficieraient d'un

non-lieu alors que ceux qui ne faisaient qu'exécuter leurs ordres seraient condamnés pour les

mêmes faits. À moins que, et ce serait encore pire s'il y a eu délit, pour éviter une telle

contradiction de décisions, le non-lieu des uns entraîne celui des autres. Il n'y aurait alors

plus aucun coupable. Mais, peut-être, finalement, est-ce ce que l'on cherche ? »

Document 8 : Jacques Éric Gicquel, « Le statut judiciaire de l’ancien du Président de la

République », Petites affiches, 30 novembre 2016, n°239, p. 22 RÉSULTAT DE RECHERCHE LEXTENSO.FR - 13/03/

À première vue, la nouvelle rédaction de l’article 67 de la Constitution du 4 octobre 1958, issue de la loi constitutionnelle du 23 février 2007, a établi un régime simple et cohérent puisque le chef de l’État, pour les actes non accomplis en cette qualité, perd, une fois son mandat expiré, l’immunité détenue jusqu’ici. Le cours de la justice peut ainsi débuter ou reprendre. Reste qu’en pratique, il est difficile d’assimiler pleinement un ancien président de la République à un justiciable ordinaire. Après avoir été pendant son (ses) mandat(s), « le seul Français sous cloche immunisante »,

puisque selon l’article 67 de la Constitution de 1958, tel qu’il résulte de la loi constitutionnelle du 23 février 2007, il ne peut « devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite », l’ancien président de la République, une fois après avoir quitté l’Élysée, revient dans la « classe des citoyens » et est, sur le plan du droit, assimilé à un justiciable ordinaire. L’article 6 de la Déclaration de 1789 retrouve alors sa plénitude : « la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Reste-t-il, à ce stade, quelque chose à rajouter ? La réponse est positive. Sera mise de côté son obligation, sauf dans l’hypothèse où il ne serait pas présenté à la dernière élection présidentielle, de présenter son compte de campagne à la Commission nationale des comptes de campagnes et des financements politiques. En cas de rejet du compte pour dépassement du plafond, il est alors contraint de restituer au Trésor public l’avance forfaitaire et de payer une amende. On insistera davantage sur le fait que l’article 67 C prévoit que le président de la République est irresponsable pour l’ensemble des actes accomplis en cette qualité pendant son (ses) mandat(s). Or, cette irresponsabilité dont bénéficie le dieu prométhéen de la Ve République est absolue, sous réserve des dispositions des articles 53-2 C (relatif à la Cour pénale internationale) et 68 C (relatif à la procédure de destitution), personnelle (c’est-à-dire qu’elle ne saurait couvrir ses collaborateurs) et, surtout dans le sujet qui nous intéresse, perpétuelle. « L’ex », si l’on se permet cette expression familière, n’aura donc jamais de compte à rendre sur les actes antérieurs accomplis en la qualité de président de la République. Cela a d’abord trait à ses relations avec l’autorité judiciaire et c’est ainsi que Jacques Chirac refusa, à bon droit, de venir témoigner, en juin 2007, à propos de l’affaire Clearstream puis en février 2011, sur celle de l’attentat de Karachi de 2002. Ceci concerne ensuite ses rapports avec les assemblées parlementaires. Ici, l’article 67 C ne constitue pas l’unique fondement de l’irresponsabilité du chef de l’État. En tant que garant du respect de la Constitution (art. 5 C), François Mitterrand, s’appuyant sur « une longue et constante tradition républicaine et parlementaire, confirmée par la Constitution du 4 octobre 1958 », considéra, en 1984, que « la responsabilité du président de la République ne peut être mise en cause devant le Parlement». C’est en ce sens qu’il ne peut, pendant son mandat, ni faire l’objet dans les débats parlementaires d’imputations à caractère personnel, ni être visé directement ou

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indirectement par une commission d’enquête. Les effets sont, une nouvelle fois, perpétuels. Aussi, Valéry Giscard d’Estaing refusa-t-il, en 1984, de comparaître devant une de ces commissions portant sur l’affaire dite des « avions-renifleurs » survenue pendant son septennat. Un Premier ministre peut être appelé à rendre des comptes sur ses fonctions antérieures. L’ancien chef de l’État échappe à cette obligation. En revanche, une telle irresponsabilité n’est pas invocable pour les actes détachables de la fonction présidentielle. Sans revenir sur l’imbroglio juridique ayant conduit à l’adoption de la loi constitutionnelle du 23 février 2007, l’article 67 C établit une inviolabilité temporaire du chef de l’État pendant la durée de son mandat. Il ne peut, on l’a vu, « devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite ». Toutefois, afin de garantir le principe d’égalité des justiciables devant la loi et ne pas créer de situations confinant aux dénis de justice, il est logiquement prévu que, pendant cette même période, « tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu ». En conséquence de quoi, les instances et procédures exclues pendant la durée du (des) mandat(s), peuvent être soit reprises (pour celles engagées antérieurement à l’élection puis suspendues) soit engagées (pour celles déclarées irrecevables). Les aiguilles de l’horloge judiciaire, arrêtées pendant l’exercice des fonctions présidentielles, tournent de nouveau une fois celles-ci terminées. À défaut d’avoir eu, pendant cinq ou dix ans, un « président-citoyen », le président cède sa place au citoyen. Le passage de témoin ne s’effectue pas de manière immédiate dès la date officielle de cessation des fonctions puisqu’un délai symbolique de décence républicaine d’un mois a été prévu par l’article 67 C. L’intéressé peut alors être contraint de témoigner, mis en examen et condamné selon les règles de droit commun. C’est ainsi que Jacques Chirac, premier ancien chef de l’État à être directement confronté à la justice, a été entendu dès le mois de juillet 2007 par un magistrat dans le cadre de l’affaire des emplois fictifs du RPR à la mairie de Paris, ensuite mis en examen en novembre 2007, puis finalement condamné, par le tribunal correctionnel de Paris, le 15 décembre 2011, à deux ans d’emprisonnement avec sursis pour abus de confiance, détournement de fonds publics et prise illégale d’intérêt. Il décidera de ne pas faire appel. Quant à Nicolas Sarkozy, il a été mis plusieurs fois en examen d’abord, pour abus de faiblesse ; puis, pour recel de violation du secret professionnel, corruption active et trafic d’influence actif ; enfin, pour financement illégal de campagne électorale. En sus, il a vu ses locaux personnels et professionnels ainsi que son bureau d’avocats faire l’objet d’une perquisition ; ses lignes téléphoniques placées sous surveillance par commissions rogatoires techniques et, pour terminer, placé en garde à vue pendant une durée de quinze heures. Difficile, avec de telles énumérations, de ne pas considérer l’ancien président comme un justiciable comme les autres. Pourtant, les différentes péripéties judiciaires qu’aura connues Jacques Chirac et qui sont actuellement presque le lot quotidien de Nicolas Sarkozy ne doivent pas faire totalement illusion. D’abord, dans l’hypothèse où les instances et poursuites automatiquement suspendues pendant le mandat sont reprises, les conséquences de l’inévitable écoulement du temps sont à prendre en compte. On est ici bien loin du « traitement en temps réel des procédures pénales » et, en mettant de côté le découragement des requérants (il y a assurément des juges à Berlin mais il faut ici être des plus persévérants), les risques d’altération de la mémoire des témoins si tant est que ces derniers n’aient pas entre-temps disparu, les difficultés à conserver les anciennes preuves et à en trouver de nouvelles sont autant d’entraves objectives à la justice. Au surplus, une longue suspension de tout délai de prescription et de forclusion conduit, d’une part, à ce que le président se retrouve paradoxalement désavantagé par rapport à des auteurs d’infractions de droit commun et, d’autre part, à ce que les instances et poursuites soient reprises ou engagées pour des faits lointains. Qu’il soit au surplus âgé et malade et l’action en justice est alors assimilable, pour certains, à de l’acharnement judiciaire indécent. L’hypothèse envisagée

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n’est pas fortuite : Jacques Chirac, dont les avocats utilisèrent tous les moyens pour à la fois retarder le procès (notamment en déposant, via le défenseur d’un co-prévenu, une QPC en février 2011) puis épargner à leur client l’obligation de se présenter en audience publique, fut finalement condamné en 2011 pour des faits remontant au début des années 1990. Si la sagesse populaire nous enseigne qu’il faut que la justice passe, encore faut-il que cela ait un sens. Par ailleurs, peut-on véritablement considérer un ancien chef de l’État comme un simple « Français parmi les Français » ? Même retiré définitivement sur l’Aventin, il conserve la singularité d’avoir exercé des fonctions éminentes que l’on connaît dans le régime présidentialiste de la Ve République. En attestent, une fois le départ de l’Élysée acté, son rang protocolaire (le cinquième personnage de l’État) et le soutien matériel et en personnel apporté. Toutefois, cette exceptionnalité prend une acuité toute particulière dès lors que l’intéressé entend continuer le combat politique et se donne les moyens pour devenir incontournable dans la perspective des prochaines présidentielles. Si, entre-temps, des juges sont conduits à lui demander de rendre des comptes, tout événement prend ici une tonalité assourdissante et suscite autant d’arguments pour ses concurrents que de réactions indignées de la part de ses soutiens. À la stratégie permanente de victimisation de « l’ex » répondront les soupçons d’instrumentalisation de la justice. En sus, cette chronique judiciaire s’apprécie à la lueur de considérations temporelles. Tandis qu’un justiciable aspire à être jugé dans un délai raisonnable (et n’hésitera pas, dans le cas contraire, à demander à être indemnisé en raison du préjudice subi et éventuellement à invoquer ensuite devant la Cour de Strasbourg la violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme), il en va ici différemment puisque toutes les instances et procédures engagées avant l’élection seront automatiquement suspendues si l’ancien chef de l’État retrouve les joies de l’accession à la magistrature suprême. Conséquemment, là où certains n’y verront que des recours légaux à des voies de droit ouvertes à tous, d’autres les percevrons comme de purs moyens dilatoires n’ayant comme seule finalité que de ralentir le cours de la justice. Quant à l’existence, chez les magistrats, d’une tradition d’observation d’une « trêve » à quelques mois des grandes échéances électorales dans les affaires mettant en cause des personnalités politiques (soit une dimension inédite de la séparation des pouvoirs), elle sera, elle aussi, diversement appréciée. Bref, il est bien difficile de trancher en toute objectivité. « J’étais hier tout, aujourd’hui je ne suis rien, c’est la loi de la démocratie », constatait Albert Lebrun en 1949. Force est finalement de relever qu’il en va différemment sous la Ve République pour les anciens chefs de l’État. C’est l’un des nombreux effets de la dérive présidentialiste de nos institutions.