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  • Tu seras chtie... Terre dans son appartement, l'auteur de romans succs, Caitlin

    Bennett sent l'angoisse envahir sa vie. Une fois de plus, elle vient de recevoir une lettre de menaces crite l'encre rouge sang, adresse par un fan drang. Devant l'indiffrence de la police, la jeune femme engage alors un ex-flic, Connor McKee, pour assurer sa protection.

    Car une menace relle pse sur elle. Plusieurs femmes ont en effet t retrouves assassines New York, le visage balafr d'une profonde entaille en forme de croix. Et toutes ressemblaient trangement Caitlin. Comme si c'tait elle qui tait vise travers ces crimes. Comme si, pouss par un terrible et obscur dsir de vengeance, le meurtrier ne faisait que parfaire sa technique. En attendant le moment de rclamer enfin sa dernire victime...

  • SHARON SALA

    SANG DE GLACE

    COLLECTION MIRA

  • 1 Tu seras chtie. Caitlin Bennett prit une profonde inspiration tout en parcourant des yeux

    la lettre quelle tenait dune main tremblante. Si elle lavait dj lue et relue, lavertissement qu'elle contenait ne changeait pas pour autant... Ctait la dernire en date dune srie de missives haineuses quelle recevait depuis six mois ; chacune delles tait pire que la prcdente.

    Quand la premire tait arrive, elle ny avait vu que lexpression du mcontentement de quelque fan. Aprs tout, elle tait C. D. Bennett, auteur de romans policiers succs, et elle avait dj reu bien dautres courriers bizarres dans sa carrire. Nanmoins, lorsque lui parvint la deuxime lettre, puis la troisime, lune comme lautre porteuse du mme message vindicatif, elle avait commenc se sentir nerveuse. Des personnalits publiques avaient t tues aprs avoir t moins menaces que a...

    Prfrant pcher par excs de prcaution, elle avait contact Boran Fiorello, inspecteur au 45e district un vieil ami de sa famille. Il lui accorda la plus grande attention, mais les lettres ne lui parurent pas rellement inquitantes. Maintenant quelle y repensait, Caitlin comprendrait sa raction.

    Les trois premiers courriers pouvaient se prvaloir dune certaine ambigut. Ils se rsumaient un chapelet de critiques assez anodines ; pas tonnant que Pioreilo nait pas t impressionn par leur teneur... Il lavait dailleurs congdie avec une tape sur l'paule et la promesse de lemmener dner au restaurant un jour prochain.

    Cependant les lettres avaient continu arriver, de plus en plus comminatoires et angoissantes. Persuade que Fiorello prendrait ces nouveaux envois plus au srieux, elle l'avait rappel. Sa rponse fut brve, presque dsinvolte. Selon lui, aucune loi ninterdisait qu'on naime pas ses livres, ni quon le lui signifie ; moins davoir t physiquement menace ce qui ntait pas le cas , elle navait aucune raison de se faire du souci. Peu dsireuse dessuyer une autre humiliation, elle avait renonc le convaincre du bien fond de ses craintes, alors mme que la vhmence des messages saggravait.

    Elle en avait aujourdhui reu plus de deux douzaines, et tous provenaient lvidence de la mme personne. Le dernier tait arriv le matin mme. Il tait crit au feutre sur du papier blanc, dans une encre rouge qui attirait l'il, comme lavait assurment voulu son auteur. Mais ctaient les gouttes de sang parfaitement imites, au bas de chaque mot, qui donnaient des frissons Caitlin. Les lettres paraissaient laisser chapper des ruisselets et ceux-ci formaient une mare carlate l o aurait normalement d se trouver la signature. Le tout constituait un modle dagression visuelle...

  • Caitlin en tait terrorise plus quelle ne lavait t de toute sa vie et pourtant ce n'taient que de simples mots... Jamais elle n'avait t aborde dans la rue menace au tlphone ni mise en danger de quelque manire que ce soit.

    Une pendulette pose sur son bureau se mit sonner. Le carillon la fit sursauter. Surprise par lheure, elle dposa la lettre dans le dossier o taient ranges les autres, puis se hta de gagner sa chambre.

    Dans moins dune heure, une voiture viendrait la chercher pour la conduire aux studios de la DBC. Kenny Leibowitz, son attach de presse, lui avait recommand une apparition dans lmission Live with Lowell afin de promouvoir Sur le fil, son dernier ouvrage. Si les obligations publicitaires de son mtier lassommaient, elle les assumait malgr tout. Passer la tlvision tait la plus terrible de ces corves, en particulier sur le rseau de la DBC...

    Tout en se maquillant, elle envisagea le droulement de lmission. Immanquablement, l'animateur de Live with Lowell signalerait que son pre tait Devlin Bennett, lequel, entre autres, avait fond la Devlin Broadcasting Company. Aprs quoi il sestimerait oblig de rappeler qu'en mourant ce dernier lui avait lgu tous ses millions et ses avoirs, dont la DBC. Passer la tlvision impliquait ainsi pour Caitlin de supporter les piques rappelant quelle tait propritaire de la chane et insinuant quelle ne devait sa renomme qu son seul argent. Il ne semblait gure importer ce beau parleur de Lowell que chaque dition de ses livres se vende 85%, ce qui tait en soi phnomnal. Non : il ne cherchait qu amuser le public. Si elle n'apprciait pas ses fourberies, elle y rpondait quand mme avec esprit et courtoisie, rendant coup pour coup. Cela dit, lanimateur apprciait cette joute verbale autant que les formes de son invite. Il ignorait que Caitlin se recroquevillait en elle-mme chacune de ses questions et quelle aurait nettement prfr tre chez elle regarder des cassettes de vieux films tout en savourant son en-cas prfr : un sandwich au beurre de cacahoute garni de pickles laneth...

    Beaucoup trop de gens dans le monde la considraient comme une pauvre petite fille riche jouant lcrivain. Bien que son pre ft mort depuis plus de cinq ans, elle avait d se rsigner toujours vivre dans son ombre. Comme souvent par le pass, elle se prit souhaiter avoir un homme dans sa vie voire des enfants... Elle ntait pas seulement effraye ; elle tait seule. Mais les souhaits, elle le savait, taient impuissants changer la ralit...

    Une fois maquille, elle farfouilla dans sa penderie et attrapa la premire tenue chaude de couleur noire qui lui tomba sous la main. Le mtier dcrivain prsentait tout de mme un avantage, songea-t-elle. Personne nexigeait de vous d'tre jolie. Avoir lair intelligent suffisait.

    Quand la voiture arriva enfin, elle tait prte partir.

    Caitlin esquissa ce quelle esprait tre un sourire indulgent- et retint une

  • grimace, Seigneur, pensa-t-elle, o allait-on chercher ces gens-l ? Ron Lowell tait certes un homme sduisant, mais son cerveau semblait bloqu sur la fonction Retour. Ctait la quatrime fois en quatre ans quil la recevait pour la promotion d'un de ses livres et il entamait toujours lentretien de l mme faon.

    Peu importe comment vous mappelez, du moment que vous achetez mes ouvrages, rpliqua-t-elle.

    Le public rugit, et le visage de Ron Lowell rayonna de satisfaction : lentretien dmarrait sur les chapeaux de roues. Il sempara du livre et se mit le feuilleter, feignant de le parcourir des yeux alors que son attention tait nettement fixe sur le renflement des seins de Caitlin sous sa robe noire en tricot.

    Ce nouvel opus a pour titre Sur le fil. Parlez- nous-en un peu.Caitlin se pencha en avant. Cest une nigme criminelle, Ron.Il sourit : elle lui avait habilement tendu la perche. En dautres termes, vous ne nous rvlerez aucun dtail croustillant ?Une nouvelle salve de rires touffs s'leva du public. Les ractions de

    lauditoire ravissaient Lowell, bien qu'il net dyeux que pour son invite. Je nai pas dit a, repartit Caitlin. O.K. : imaginez, une magnifique

    auberge dans les Adirondacks, remplie de gens venus passer l un week-end de dtente. Une tempte hivernale prcoce lche soudain soixante centimtres de neige sur les montagnes, rendant les routes impraticables et bloquant tout le monde sur place. Les lignes sont coupes lune aprs l'autre. Plus de tlphone. Plus dlectricit. Plus aucun lien avec le monde extrieur. Et voil que des gens se mettent mourir... et pas de mort naturelle.

    Oooh, je saisis, dit Lowell. Le fil du titre... cest le fil du rasoir.Puis il se mit tricoter des sourcils en mimant l'effroi. Et je suppose que le meurtrier doit tre un des vacanciers, vu que

    personne ne peut plus rentrer dans l'auberge ni en sortir. Exact ?Caitlin se contenta de sourire.Lowell limita. Je sais. Je sais. Je nai qu lire le roman, n'est-ce pas ? Ah. mais je vois que cette tte bien faite est aussi une tte bien remplie, le

    complimenta Caitlin, dclenchant les rires du public.Quelques minutes plus tard, ils taient interrompus par la publicit et

    Caitlin se leva pour partir. Lowell se redressa son tour pour lui serrer la main, quil tint dans la sienne un peu plus longtemps que ncessaire.

    Et, si nous dnions ensemble aprs l'mission ?Caitlin sourit tout en extirpant ses doigts de la poigne de Lowell.

  • Ce serait avec plaisir, Ron, mais une autre fois, daccord ? Je suis vraiment sur le fil pour mon prochain bouquin, et le travail mappelle. Merci pour ce merveilleux entretien. J'espre que le livre vous plaira.

    Elle tait si affable quil ne se rendit pas compte quelle venait de reconduire. Quand elle fut enfin sortie du plateau, la nervosit lui tordait le ventre.

    Chre Caitlin ! Tu as t fantastique, comme toujours.Caitlin fusilla Kenny du regard tandis qu'il laidait enfiler son manteau. La prochaine fois, jaimerais que tu me demandes mon avis avant de

    prvoir ce genre dinterview. Jai besoin de my prparer plus longuement.Kenny lembrassa sur la joue avant de lui adresser un clin dil. Bien sr, rpondit-il tout en ajustant son manteau sur ses paules. Le

    fond de lair est aussi froid quun tton de sorcire, ce soir. On dirait mme qu'il risque de neiger.

    Caitlin frissonna cette nouvelle. Elle dtestait lhiver. Si elle n'avait pas eu respecter les rendez-vous en ville que lui avait pris son attach de presse, elle serait descendue dans le Sud depuis des semaines.

    Comme elle entreprenait de boutonner son manteau, Kenny lui prit la main.

    Laisse-moi moccuper de a, trs chre, lui dit-il. Tes doigts sont presque bleus. Tu n'as donc pas pris de gants ?

    Je crois que je les ai laisss dans la voiture. Pauvre bb, murmura-t-il tout en boutonnant son manteau.Puis il prit sa main entre les siennes, sous prtexte de les rchauffer.En vrit, il souhaitait prolonger ce contact, et Caitlin le savait trs bien.

    Voil quelque temps dj quil lui faisait des avances discrtes des avances quelle avait le plus grand mal repousser sans nuire leurs relations de travail.

    Je nai plus froid aux doigts maintenant, merci, articula-t-elle avant denfoncer les mains dans ses poches tandis quun des producteurs de la chane les guidait travers le labyrinthe des coulisses jusqu une porte de sortie.

    La limousine les attendait juste devant le perron donnant sur la ruelle. Kenny ouvrit la portire avant que le chauffeur ait pu descendre de voiture. Caitlin pntra dans le vhicule et sinstalla avec soulagement dans son habitacle tendu de cuir luxueux, o rgnait une tideur molliente.

    Oooh, cest si bon d'tre au chaud..., soupira- t-elle. Pourquoi diable les studios de tlvision sont-ils toujours aussi froids ?

    Par conomie, mon amie, repartit Kenny en venant se coller contre elle. Tiens, mets tes gants. Je ne veux pas que ma meilleure pouliche tombe malade.

  • Caitlin glissa ses doigts dans la peau de veau douce et veloute et sabstint de relever lappellation de : meilleure pouliche .

    Ils se coulrent ensuite dans le trafic et, comme ils traversaient en silence les rues encombres, Caitlin se remit penser aux lettres.

    Au fond delle-mme, elle aurait souhait en parler quelquun. Elle n'avait, hlas, que trs peu damis proches. Choisir pour confident une personne qui nirait pas aussitt tout divulguer aux journaux tait une prcaution quelle avait su trs tt devoir prendre. Elle jeta un coup d'il Kenny, se demandant comment il prendrait la chose, puis elle repoussa cette ide. Il serait tout fait capable dutiliser les lettres comme une sorte daccroche sordide pour augmenter le tirage de ses livres. Elle voyait a dici : Qui veut la peau de C. D. Bennett ? 1'crivain de romans policiers menace de mort...

    Elle soupira de nouveau. Kenny se pencha vers elle et lui prit le menton dans le creux de la main.

    Quest-ce qui te tracasse, ma douce ? Et ne va pas me rpondre rien, je te connais trop bien.

    Comme Caitlin ne disait mot, il se fit plus insistant. Tu peux me faire confiance.Elle sourit. Tout va bien, Kenny, part que j'ai froid et que je suis fatigue. Tu veux un peu de compagnie, ce soir ?Caitlin sentit son sourire devenir aussi froid que ses mains. Certains

    hommes taient vraiment bouchs ! Combien de fois devrait-elle lui dire non avant quil capte le message ?

    Merci, mais je prfr passer une soire tranquille toute seule chez moi.Les yeux de Leibowitz tincelrent de frustration muette. A ta guise, ma belle... Enfin, tu te sentiras peut-tre mieux demain matin.Il regarda par la vitre : la limousine ralentissait. Nous voici arrivs, dirait-on.Le chauffeur sortit de la voiture et vint leur ouvrir la portire. Kenny

    descendit le premier, puis donna le bras Caitlin comme celle-ci mergeait son tour de l'habitacle.

    Bonne nuit, lui chuchota-t-il avant de l'embrasser sur la joue.Caitlin le salua de la main et, sitt que le chauffeur lui eut ouvert la porte de

    son immeuble, se prcipita lintrieur du btiment. Le vigile en faction derrire son bureau leva les yeux sur elle et lui sourit.

    Bonsoir, mademoiselle Bennett. Bonsoir, Mike. Comment va la famille ?Mike Mazurka sourit jusquaux oreilles.

  • Bien, bien. Mon benjamin, Tom, vient juste davoir son premier enfant. Je suis encore une fois grand-pre. Vous vous imaginez un peu ?

    Caitlin sesclaffa. a vous en fait combien ? Sept. Quand on aime, on ne compte pas...Elle le salua de la main tout en se dirigeant vers les ascenseurs. Ds quelle

    fut l'intrieur de la cabine et quelle eut gliss sa carte magntique dans lencoche, lapprhension lenvahit de nouveau. Elle ne se sentirait en scurit qu'une fois enferme dans son appartement... mme si cet ascenseur l'emmenait directement son logement en terrasse, sans sarrter aucun autre tage.

    Elle en sortit promptement et franchit dun pas vif le vestibule qui le sparait de sa porte. Un rapide tour de cl dans la serrure et elle fut enfin chez elle. Elle s'empressa de refermer le battant derrire elle et de tirer le verrou. Puis elle seffondra de soulagement contre la porte, le cur battant la chamade, la peau moite de sueur.

    Le temps passant, son attitude la dgota. Pas question de continuer vivre ainsi, marmonna-t-elle tout en se

    rendant dans sa chambre pour se changer non sans allumer toutes les lampes sur son chemin.

    Mais qui se confier ? Rappeler Fiorello ? Non. La premire fois, il ne l'avait pas crue et, la seconde, il lui avait presque tmoign de lindiffrence. Elle ntait pas dhumeur subir encore une fois ses sarcasmes...

    Tout en se prparant se coucher, elle en vint se convaincre que des mesures devaient tre prises, et que la dcision devait venir delle.

    Encore un roman gagnant sign Bennett , claironnait le titre.Il ricana. De toute faon, Bennett tait ne gagnante...Une bourrasque branla les fentres, lui rappelant le froid mordant qui

    rgnait lextrieur. Bah ! Il navait pas peur d'attraper mal. La rage qui brlait ses entrailles lui tiendrait chaud...

    Son ventre gargouilla, il navait pas mang depuis midi et il tait minuit pass de quelques minutes. Techniquement, on tait dj le lendemain, mais ctait maintenant quil avait faim et le petit djeuner lui paraissait bien trop loin.

    Dans son travail, des repas dignes de ce nom taient un luxe rare. La moiti du temps il mangeait sur le pouce et, quand il russissait sasseoir une table, il y avait toujours quelque chose ou quelquun pour venir le dranger. Seigneur... Ce boulot ne lui convenait pas. Il ntait pas fait pour se plier ainsi constamment aux quatre volonts dautrui. Il aurait d tre chef, non un subordonn corvable merci.

  • Il fixa le mur des yeux, passant en revue articles et photographies, Caitlin Doyle Bennett... Que diable cherchait-elle donc en monopolisant ainsi les devantures des librairies ? Jamais de toute sa vie elle navait manqu dargent. Elle navait aucune ide des tourments quon pouvait endurer lorsque manger et se loger taient un problme quotidien. Si elle avait eu ne ft-ce quun soupon de morale, se dit-il, elle aurait laiss la voie libre ceux qui taient plus mritants qu'elle !

    Son estomac gronda une nouvelle fois, interrompant sa mditation. Toutefois, quand il eut ouvert la porte du rfrigrateur, la vue de la nourriture lui souleva le cur. Il claqua la porte en se renfrognant. Il ne voulait pas manger. Il voulait oublier, et le meilleur moyen dy parvenir tait de boire un coup. Le bar langle de la rue ne fermerait pas avant deux heures. Oui, voil ce quil lui fallait : un verre ou deux, avec peut-tre quelques bretzels ou des cacahutes, et un brin de conversation.

    Il sempara de son manteau et en tapota les poches pour sassurer que ses cls sy trouvaient bien. Dans la gauche il perut le tintement des cls, dans la droite il sentit, la forme de son cran darrt. Le couteau tait un souvenir denfance dont il avait toujours rechign se dfaire. Dans sa jeunesse, larme lui avait plus dune fois pargn de svres corrections et, maintenant qu'il tait adulte, il tait rassur de l'avoir sur lui pour se dfendre.

    Il quitta son appartement du quatrime tage et emprunta l'escalier pour descendre dans la rue. Une fois dehors, le vent cinglant lui coupa d'abord la respiration, puis il commena sy accoutumer en marchant, et en aimer la fracheur purifiante.

    En dpit de lheure avance et du froid, le bar tait bond. Il y pntra en souriant et, comme on lappelait par son nom, il hocha la tte et esquissa un salut de la main avant de prendre place un des tabourets du comptoir pour passer commande.

    On dirait bien que je ne suis pas le seul con gel de la ville, dclara-t-il tout en prenant une poigne de bretzels dans la coupelle la plus proche.

    Le barman clata de rire. Le froid est toujours bon pour les affaires, rpliqua-t-il. Qu est-ce que ce

    sera ? Une petite mousse, peut-tre ? Quel genre ? Nimporte lequel, pourvu qu'elle soit sombre et douce.Quelques instants plus tard, le barman dposait devant lui un grand verre

    rempli du liquide brun avec lequel il aimait d'ordinaire faire descendre les bretzels. Le breuvage la fracheur mordante avait des armes de levure, de houblon et une saveur merveilleusement tonique. Il en savoura le parfum presque autant que le got tandis quil coulait le long de sa gorge. Heureux d'tre venu l, il se pencha en avant, saccouda au bar et ferma les yeux pour mieux simprgner de l'atmosphre de camaraderie anonyme de

  • rtablissement. En cet instant, il aurait facilement pu se croire entour dune foule damis...

    Une heure stait coule quand il se leva pour repartir. Il jeta une poigne de billets sur le comptoir puis quitta le bar en saluant la compagnie. Une fois sur le trottoir, le froid piqua ses yeux, lui arrachant des larmes. La temprature tait encore descendue durant le bref laps de temps quil avait pass labri.

    Il se hta denfiler ses gants et de remonter le col de son manteau pour sen protger les oreilles.

    Il marqua une halte pour regarder le ciel et regretta de ne pouvoir voir les toiles. Dans une cit de la taille de New York, la nuit, au-del de la clart des lampadaires, n'tait quun gouffre obscur... Il fut envahi par une bouffe de nostalgie en repensant la maison de sa mre, dans la banlieue de Toledo. Ne souhaitant pas aller se coucher avec de vieux fantmes, il prit la direction oppose celle de son appartement, dans lespoir que la marche allgerait son humeur.

    Bien que la circulation sur la chausse restt plutt encombre, les trottoirs taient presque dserts. Au bout dun moment, il en eut assez, de cligner des yeux sous la clart des phares venant vers lui et prit la premire gauche. La rue dans laquelle il venait de sengager tant l'abri du vent, les gaz dchappement semblaient y stagner, comme figs dans lair froid. Il plissa le nez de dgot. De temps autre, dans les vitrines des boutiques, son reflet lui rappelait que, s'il ntait pas n riche, il ne pouvait pas se plaindre de son physique. Il tait dune taille suprieure la moyenne, puissamment bti et dot dun charme rel. Avec un peu de chance, il lui restait encore cinquante bonnes annes vivre en ce bas monde...

    Il dambula ainsi sans but, savourant le dynamisme de sa foule et la certitude d'tre lHomme, lanimal suprme de la cration.

    Les vitrines qu'il dpassait taient illumines et dcores, quoique les magasins fussent tous ferms.

    Ce spectacle lui voqua ce jour de son enfance o sa mre lavait emmen en ville pour y admirer les dcorations de Nol.

    Regarde celle-l, Buddy. Nest-elle pas sublime ? Cette rminiscence le fit sourire. Sa mre avait toujours raffole ds

    superlatifs. Il la taquinait souvent ce sujet. Aujourdhui, il aurait donn nimporte quoi pour qu'elle lui soit rendue. La perdre cause du cancer avait t dur, mais se perdre soi-mme avait t encore plus dur. Elle tait la seule personne qui le surnommait Buddy et il regrettait de ne plus sentendre appeler ainsi. Tout le monde part elle lui donnait un autre nom, mais en son cur, il serait toujours Buddy.

    gar dans sa songerie, il allait dpasser une librairie quand il prit soudain conscience de ce quil avait sous les yeux. La prsentation raffine des exemplaires de la dernire uvre de C. D. Bennett bouleversa ses penses, il

  • se mit trembler et ses poings se serrrent malgr lui. Ny avait-il donc pas un seul endroit dans cette fichue ville o on ne lui lchait pas les pieds ? hurla-t-il en lui-mme.

    Il demeura ainsi immobile un long moment. Quand il sbranla de nouveau, il tait frigorifi. Cependant, tandis quil sloignait de la devanture, la rage bouillonnait dans sa poitrine. Baissant le menton pour protger sa gorge du froid, il rebroussa chemin pour regagner ses pnates. Ce ne fut quen entendant des voix fminines et le tintement dun rire haut perch qu'il mergea enfin de ses divagations.

    Sur le perron d'un immeuble en brique, de lautre ct de la rue, deux femmes sembrassaient en se souhaitant une bonne nuit. Voyant quune dentre elles descendait les marches, il se rfugia dans l'obscurit. Il navait aucun dsir de parler ni mme dchanger un simple salut.

    Il regarda la femme marcher dans sa direction. Comme elle passait sous un lampadaire, il put distinguer clairement son visage. Elle avanait la tte droite et les paules dgages, vivante allgorie de linsouciance ; dpais cheveux raides couleur chocolat encadraient ses traits juvniles et fins.

    Buddy, qui lui trouvait un air familier, la dvisagea intensment. Ne lavait-il pas dj rencontre dans le cadre de son travail ? Ce ne fut que lorsquelle passa sous le second lampadaire quil eut comme une illumination : elle ressemblait tellement Caitlin Bennett quelle aurait pu tre sa sur jumelle.

    Le souffle coup, il la vit sapprocher. De la bile lui monta la bouche, aussi amre que ses penses. Sans rflchir, il sortit de lombre et saisit la jeune femme la gorge. Il n'avait rien contre elle sinon quelle ressemblait lobjet de sa hantise et toutes prsentations lui semblaient superflues, vu quil avait rsolu de la tuer.

    touffant ses cris, il serra les doigts autour de son cou et la trana hors de la lumire jusque dans la pnombre de la ruelle. A environ vingt mtres de la rue, il s'arrta et la lcha par terre.

    Le larynx cras, elle demeura tendue sur le dos telle une petite poupe casse, trop choque pour bouger. Un mince filet de sang perlait au coin d'un de ses yeux, l o la bague de Buddy avait entaille sa chair. Les yeux carquills par la terreur, elle luttait en vain pour retrouver son souffle. Le voyant baisser la fermeture glissire de son pantalon, elle ferma les paupires et souhaita mourir.

    Ce fut une agression sauvage et Buddy en sortit grandement purifi. Plus sa victime saignait, plus sa propre souffrance diminuait. Quand il en eut fini, il tait euphorique. Il se redressa en chancelant et inspira profondment pour alimenter en oxygne son corps charge dadrnaline. Il avait lesprit ailleurs et les muscles singulirement dtendus. Elle tait morte maintenant, mais il n'arrivait toujours pas se dtacher delle...

    Il la contempla de nouveau, comme sil la voyait pour la premire fois, puis sourit de satisfaction : il lui avait t son air hautain. Cependant, plus il la

  • dvisageait, plus il se rembrunissait. Les yeux noirs de la jeune femme, encore luisants de larmes, restaient grands ouverts et paraissaient le considrer avec une expression de reproche.

    Ne me regarde pas comme a, dit-il dune voix sche.Dans un dernier accs de violence, il sortit son cran darrt et tailla une

    croix dans le visage de sa victime. La chair se dtacha sous la lame et les traits de la jeune femme, tels les quartiers d une pchent, souvrirent en quatre parties nettement dcoupes. Buddy essuya ensuite son couteau sur le manteau de sa victime, puis en replia soigneusement la lame avant de sloigner d'un pas nonchalant.

    Une heure plus tard, il tait de retour chez lui. Plus tard encore, il rva de Nol, de sa mre remuant les haricots en sauce devant la cuisinire, et il sourit dans son sommeil.

    Ce ne fut que le lendemain matin qu'on dcouvrit le corps de Donna Dorian. Lorsque la police arriva enfin sur les lieux, la neige s'tait mise tomber.

  • 2 Merde, a neige pour de bon, grogna Sal Amato tout en extirpant son

    imposante carcasse du sige passager tandis que son coquipier, Paulie Hahn, coupait le contact avant de sortir son tour.

    Deux vhicules de patrouille se trouvaient dj sur place et, malgr lheure matinale, une foule commenait se rassembler derrire les rubans jaunes dlimitant le lieu du crime.

    Hahn contourna la voiture tout en remontant le col de sa veste et en enfilant ses gants et grimaa en apercevant le corps allong un peu plus loin dans la ruelle. Un patrouilleur en uniforme souleva le ruban sous lequel ils se glissaient.

    Vous parlez dun dbut de service, marmonna- t-il.Amato enfona un peu plus son chapeau sur sa tte presque chauve et jeta

    un nouveau coup dil dans la ruelle. Mme cette distance, il devinait que le spectacle tait peu ragotant.

    Vous, au moins, vous tes encore en vie, Knipski. La victime a-t-elle t identifie ?

    Ouais. Son sac main tait environ trois mtres de son corps. Elle sappelle Donna Dorian. Sa mre a signal sa disparition ce matin. Daprs elle, sa fille serait alle hier soir au cinma avec une amie, et ne serait pas rentre la maison. Elle a pens quelle avait pass la nuit chez cette amie, mais quand elle a tlphon chez cette dernire, avant de partir au travail, elle a appris que sa fille et elle staient spares peu aprs 1 heure du matin. C'est alors quelle nous a appels.

    Qui a dcouvert le corps ? Un type qui faisait son jogging.Lofficier pivota sur lui-mme pour examiner la foule, et tendit le doigt. Tenez, cest lui, l-bas. Le mec en survtement rouge et noir qui vomit

    dans le caniveau. Bon, merci, dit Amato. Viens, Paulie. Jai presque envie dimiter ce gars, repartit ce dernier. Hum... nous allons attendre quil ait fini de se vider lestomac avant

    daller lui poser quelques questions. Bonne ide...Sentant son nez couler, Paulie sortit son mouchoir de sa poche. Il avait la

    gorge douloureuse et la tte dans le coton. Il se moucha, puis rabaissa le bord de son chapeau pour se protger les yeux des flocons de neige. Maudite grippe ! Ce ntait pas encore Nol et il tait dj malade...

  • Quand ils eurent atteint le corps, il regretta de ne pas stre fait porter ple ce matin-l comme sa femme le lui avait conseill.

    Putain, murmura-t-il avant de se signer et dinspirer profondment une goule d'air froid. Sal, depuis combien de temps on fait quipe, tous les deux ?

    Amato frona les sourcils. Depuis ma deuxime anne dans les rangs des inspecteurs, soit dix-sept

    ans et des poussires, je crois. Pourquoi ?Paulie dsigna le cadavre d'un air dgot. Dans le temps, on se contentait de se tirer dessus. Tu sais... une mort

    propre, quoi. Quelques balles. Des trous bien nets. Pan, t'es mort. Alors pourquoi diable ces saloperies de mutilations ? Faut tre sacrment pervers pour prouver le besoin de commettre ce genre d'horreur ! La tuer ne lui a donc pas suffi ?

    Il baissa les yeux sur ce qui restait du visage de la jeune femme et eut envie de pleurer.

    Nom d un chien, il navait pas besoin de la massacrer comme a.Amato se renfrogna de plus belle.Elle devait tre dj morte ce moment-l. Qu'est-ce qui te fait penser a ? Les entailles sont rgulires et propres. Tu vois ce que je veux dire... Elle

    ne s est pas dbattue.Paulie ressortit son mouchoir pour se dgager le nez, puis fit signe un

    autre patrouilleur dapprocher. Quelqu'un a appel le mdecin lgiste ? Oui, monsieur, rpondit le policier, elle est en route. Voil Neil et Kowalski, remarqua Paulie.Amato se tourna et salua les nouveaux venus dun hochement de tte.Le sourire quarborait linspecteur Trudy Kowalski seffaa bientt. Oh, bon sang, murmura-t-elle en dtournant les yeux, jespre quelle

    avait des papiers sur elle, parce que autrement a ne va pas tre facile de lidentifier.

    Le meurtrier est du genre prvenant. Il a eu la gentillesse de nous laisser son sac main, dit Amato.

    J. R. Neil, le coquipier de Trudy, demeurait immobile, le regard fix sur le cadavre.

    A lvidence, le mobile n'tait pas largent, dclara-t-il. Son agresseur a du agir sous le coup de la fureur... Sait-on si elle avait un petit ami ou un mari ?

    On vient juste darriver, grommela Amato. Mais puisque tu es si dispos nous aider, je te signale que le type qui a dcouvert le corps est toujours l.

  • Cest le gars en survt qui dgobille au bout de lalle. Va donc recueillir son tmoignage, veux-tu ? Et pendant que tu y es, prends Roussette avec toi et allez faire la tourne des appart dont les fentres donnent sur cette alle et de ceux qui se trouvent de lautre ct de la rue. Peut-tre quun des habitants du quartier a entendu ou vu quelque chose cette nuit.

    Trudy Kowalski rejeta en arrire sa chevelure aux boucles cuivres et adressa un clin d'il Amato.

    Tu es simplement jaloux parce que jai des cheveux et pas toi, rtorqua-t-elle avant de pousser du coude son coquipier. Allez, J. R., tu te charges de Mister Gerbe pendant que j'inspecte les appartements au-dessus de la ruelle. Comme a, Amato et Hahn pourront frimer quand la lgiste se pointera.

    Neil sourit aux deux inspecteurs plus gs puis s'en fut avec sa coquipire. Il sesclaffa un propos quelle lui tint avant de la laisser au bout de la ruelle.

    Amato frona les sourcils en les regardant s'loigner. Il aimait bien Kowalski. Elle tait petite, trapue et dun caractre aussi ardent que la couleur de ses cheveux, et elle se donnait fond dans son boulot. Quant Neil, en toute honntet... Il tait loin de 1apprcier autant. Mais bon, pouvait-on raisonnablement aimer un homme grand, beau et ayant encore tous ses cheveux ?

    Une bourrasque de vent sabattit soudain du ciel, balayant la neige telle de la fume chappe dune chemine. Paulie se moucha encore une fois comme Amato saccroupissait prs du corps en prenant soin de ne rien dranger avant larrive des gars du labo.

    Vu le froid quil fait, je parie quils ont envoy la nouvelle assistante du lgiste, dit-il.

    Je ne tiendrai pas ce pari, dit Paulie. Parce que je crois que tu as raison.Il reporta son attention sur le cadavre, estima que la victime devait avoir

    lge de sa propre fille, puis releva les yeux sur Amato. Tu sais ce qui me gne toujours ? Non, quoi ? demanda Sal. Quon ne puisse pas les couvrir. Cette gamine est nue de la tte la taille

    et son visage est en lambeaux. Bon Dieu... On devrait au moins avoir le droit de jeter sur eux un bout de couverture.

    Amato se redressa et tapa sur le dos de son coquipier. Oui, mais on risquerait deffacer les indices qui nous permettraient

    darrter le fils de pute qui lui a fait a.Paulie soupira. Je sais. Je rflchissais tout haut, cest tout. Cela dit, pour ce qui est des

    indices... a va tre coton de les dnicher avec cette neige et le reste. Ouais, acquiesa Sal avant de se tourner vers lextrmit de la ruelle en

    entendant une sirne. Voil le lgiste, on dirait.

  • Avisant une grande Noire efflanque qui, aprs tre sortie du break, alla hisser hors du coffre de la voiture une grosse mallette noire, il se mit sourire de toutes ses dents.

    Pari gagn, dit-il. Cest Booker. Bonjour, messieurs, les salua Angela Booker d'une voix tranante.Elle dposa sa mallette par terre et louvrit. Sal avait dj vu des milliers de

    fois le contenu de mallettes semblables, et chaque fois a lui rappelait la panoplie de petit chimiste quil avait jadis reue Nol du genre pleine dinstruments et d'ustensiles dont il ne saurait jamais comment se servir.

    Vous n'avez rien de cors boire l-dedans ? senquit-il tout en la regardant changer ses gants de conduite contre des gants chirurgicaux.

    Fichez-moi le camp, Amato. J'ai les hormones en ptard et je ne suis pas dhumeur.

    Les deux inspecteurs se sourirent mutuellement et retournrent au bout de lalle. Il tait temps quils se mettent au boulot pour lequel ils taient pays.

    Son rve avait t trop raliste pour quelle ait envie de se rendormir. Elle

    projeta donc ses jambes hors du lit et se leva, bien qu'il ne ft savisa-t-elle en grimaant que 6 heures et quart du matin.

    Lorsquelle ressortit de la salle de bains, elle tait tout fait rveille. Ayant enfil ses chaussons prfrs et son plus vieux peignoir, elle se passa les doigts dans les cheveux et gagna la cuisine. Puisquelle tait debout, elle pouvait aussi bien entamer ds maintenant sa journe...

    Par la fentre de la cuisine, elle vt la neige qui tombait en tourbillonnant vers la rue en contrebas. Heureuse que son travail ne loblige pas quitter latmosphre tide et familire de son logis, elle se rendit dans son bureau et alluma son ordinateur. Laissant la machine dmarrer, elle retourna dans la cuisine et se mit farfouiller dans les placards. Comme elle navait plus de crales ni d'ufs, pas plus que de lait ni de th, elle dposa quelques glaons dans un grand verre quelle remplit ras bord de Cola. Un demi-verre plus tard, la cafine de la boisson gazeuse commenait faire effet. Un toast dorait dans le grille-pain, lui mtrant leau la bouche... Tout allait bien...

    Hlas, lorsquelle plongea un couteau dans un pot de beurre de cacahoute, son cauchemar lui revint.

    Il lavait attaque avec un couteau. Alors mme quelle lui tournait le dos pour senfuir en courant, elle savait quelle ne lui chapperait pas.

    Elle frissonna, puis elle prie une profonde inspiration et regarda le couteau. Par dfi, elle le sortit du pot et le nettoya avec la langue, avant de le replonger dans le beurre de cacahoute, dont elle prit une grosse noisette qu'elle tala ensuite sur son toast grill point. Aprs avoir enduit une deuxime tranche

  • de pain dune cuillere de marmelade dorange, elle accola les deux tartins, dposa le sandwich sur une assiette et jeta les couverts dans l'vier. Puis elle vida son verre de Cola et alla manger dans le sjour.

    Elle alluma la tlvision, plus par habitude que par besoin de connatre les dernires nouvelles. Un envoy spcial apparut sur l'cran et se mit parler d'un meurtre survenu durant la nuit. Elle sempara aussitt de la tlcommande et zappa dune chane lautre jusqu ce quelle tombe sur des dessins anims. Quand elle eut fini son petit djeuner, Bip-Bip avait djou par trois fois les piges du Coyote et elle se sentait de bien meilleure humeur.

    Une fois son assiette sale et son verre dposs dans lvier, elle sinstalla son bureau tout en se promettant de shabiller sitt quelle aurait consult son courrier lectronique. Lorsqu'elle releva les yeux de son moniteur, ce fut pour sapercevoir quil tait dj presque midi. Mon seulement elle avait rpondu aux e-mails quon lai avait envoys mais elle avait galement rdig dix bonnes pages du chapitre en cours. Ayant frappe la touche de sauvegarde, elle se renfona avec un soupir de satisfaction contre le dossier de son sige.

    Elle souriait encore quand le tlphone sonna. Rsidence Bennett. Caitlin, c'est Aaron. Tu es visible ?Son sourire slargit plus encore. Si elle avait d tablir une liste de ses

    meilleurs amis, son diteur, Aaron Workman, serait venu en tte. Quil ft par ailleurs homosexuel ne prsentait que des avantages. Il ne dsirait rien delle en dehors de ses livres et de son amiti.

    A ton avis ? lui demanda-t-elle.Elle lentendit soupirer et devina quil levait les yeux au ciel. A mon avis, tu ne tes mme pas bross les cheveux ni encore moins les

    dents.Caitlin clata de rire. Tu me connais trop bien. Viens djeuner avec moi, lui proposa Aaron.Caitlin gmit. Il fait froid et il neige dehors. Voil plus dune heure quil a arrt de neiger, et tu as bien un manteau,

    non ? Allez, pomponne-toi et retrouve-moi au Memphis Grill 13 h 30. Il faut quon se parle.

    Cest toi qui paies ?Il eut un reniflement irrite. Ne mentrane pas sur ce terrain-l, Caitlin... D accord, daccord, je te rejoins l-bas. J'ai dj appel ton chauffeur. Il doit venir te chercher 1 heure.

  • A son tour Caitlin mit un reniflement toutefois moins irrit quincrdule.

    Et si je tavais dit non ? Mais tu ne mas pas dit non. Allons, sois une gentille fille et vire-moi ces

    hardes horribles pour te mettre quelque chose de sexy.Caitlin sourit. Sexy ? Aaron, aurais-tu une grande nouvelle mannoncer... Que tu

    aurais vir ta cuti, par exemple ?Elle perue de nouveau un lger reniflement l'autre bout de la ligne. Mme pas, rpondit Aaron. Mais jimagine que tu finiras bien par

    rencontrer lhomme de tes rves un de ces jours et je veux que, ce jour-l, tu sois prte.

    Caitlin se renfrogna. Jespre que tu n'as pas encore l'intention de m'arranger un coup

    douteux. Tu ne peux pas savoir combien tu as t prs de te faire virer quand tu as tent de rue jeter dans les bras de Mac.

    Comment pouvais-je prvoir que les deux personnes que j'apprcie le plus au monde s'apprcieraient aussi peu ? Ce nest pas ma faute si toi et mon demi-frre, vous vous bouffez le nez.

    On se bouffe le nez, comme tu dis, parce que Connor McKee, cest un mtre quatre-vingt-quatorze de pure testostrone et denttement born. On se retrouve 13 h 30, eu tu as intrt tre seul.

    Si tu me vois avec un autre type, dis-toi que cest mon amant. Va vite te faire jolie, je meurs de faim.

    Caitlin raccrocha le combine en souriant. Bien que je temps fut excrable, un bon djeuner en compagnie d'Aaron lui semblait une perspective sduisante. Et puis aprs, pensa-t-elle, elle sc rendrait au supermarch pour acheter quelques provisions avant de rentrer la maison...

    Voyant luire le bout du cigare, il en tira une lente- bouffe et savoura la

    douce morsure du tabac sur sa langue. Puis il arrondit les lvres et, avec un soin patient, souffla en lair quatre ronds de fume parfaits.

    Tout en les regardant se dissiper, il se sourit lui- mme. Il se rappelait ce long week-end pluvieux de ses seize ans et laffreuse nause que lui avait cause son premier cigare. Il avait parcouru un sacr chemin depuis... Et sil s'tait essay dautres vices entretemps, il tait heureux de navoir que celui-l se reprocher aujourdhui.

    Comme il demeurait immobile devant la fentre, il surprit son reflet dans la vitre et se passa distraitement une main dans les cheveux pour en ramener en arrire les paisses mches ondules. Oui, il sestimait chanceux davoir autant de charme, si peu de vices et de navoir contract aucune

  • dpendance.Ou plutt, si, se corrigea-t-il, il tait dpendant. Pas une substance mais

    une personne. Il connaissait un succs blouissant dans son mtier dattach de presse ; il avait pour clients six personnalits trs en vue et sept autres qui promettaient de ltre sous peu. Il tait bon dans son boulot, et il le savait. Le seul problme, ctait qu'il voulait plus, de la part de Caitlin Bennett, que son argent ou sa reconnaissance. Et quelle paraissait incapable de voir au-del de leur relation de travail... a le rendait dingue. Il rvait delle la nuit et fantasmait sur elle le jour, l'imaginant nue, en train de lui tendre ses lvres, le regard alangui de dsir...

    Ah, mon salaud, marmonna-t-il avant dinhaler une nouvelle bouffe de tabac.

    Cette fois-ci, la perfection de ses ronds de fume ne lui procura aucune joie. Il savait ce quil voulait ce qui lui manquait depuis si longtemps : Caitlin. Elle avait tout ce quil convoitait. Largent. La clbrit. Un nom dont on se souvenait. Elle lui tait destine. Et pour lobtenir, il navait qu lui ouvrir les yeux. Un jour, elle prendrait conscience quelle navait pas seulement besoin de lui en tant quattach de presse.

    Agac, il se dtourna de la fentre et revint sasseoir sa table de travail, pour y feuilleter en soupirant son agenda. Il navait rien de prvu. Personne navait envie dorganiser quoi que ce soit la veille des vacances, ce qui signifiait concrtement quil pouvait aussi bien partir en cong lui-mme.

    Il parcourut son bureau du regard et se rembrunit. Bon sang, quest-ce que je fais l ? Sur une impulsion, il dcrocha le tlphone. Ntait-ce pas le moment idal pour inviter Caitlin djeuner ?

    Il l'appela chez elle et sourit de plaisir anticip en attendant qu'elle le prenne en ligne. Au bout de quinze sonneries il coupa la communication avec dpit. Elle na mme pas branch son rpondeur... . Il feuilleta son rpertoire la recherche de son numro de portable et composa ce dernier. Entendant le dbut de lannonce de sa boite vocale, il raccrocha violemment le combin et crasa son cigare. Tout cela tait ridicule, pensa-t-il.

    Il se dirigea vers la porte, sa bonne humeur ayant cd la place une intense frustration. Comme il sortait de son bureau, sa secrtaire leva les yeux et lui sourit.

    Susan, je pars djeuner plus tt aujourdhui. Bien, monsieur. Voulez-vous que je vous rserve une table ? Non. Je vais tenter ma chance.Une fois son manteau endoss et une charpe noue autour de son cou, il

    quitta son bureau dune dmarche rsolue. Vu que tout le monde semblait dcid faire la fte en avance, il tait temps qu'il sy mette lui aussi, avec ou sans sa cliente prfre.

  • Merci, oncle John, lui dit-elle. Ne mattendez pas, je reviendrai en taxi.John se renfrogna, ses sourcils en bataille ondulant telles de grosses

    chenilles poilues. Voyons, mamzelle, il fait bien trop froid pour rester dehors courir

    aprs les taxis. Mieux vaut que je reste ici. Non, non, retournez la maison. Je djeune avec Aaron, et vous le

    connaissez : avec lui, pas moyen de savoir combien de temps a va durer. Et puis, d'abord, Aaron navait pas vous appeler, alors, voulez-vous bien rentrer... pour moi ?

    John tenta un nouveau froncement de sourcils, mais sans vraiment y parvenir. Caitlin Bennett tait la fille qu'il navait jamais eue. Il ladorait et lui dire non lui tait difficile.

    Bon, daccord...Caitlin lembrassa sur la joue, comme elle let fait avec un pre. Merci, oncle John. Roulez prudemment.Elle le salua de la main et le regarda s'loigner. Une fois l'intrieur du

    restaurant, elle se fraya un chemin au milieu dun petite foule de gens attendant quune table se libre, elle atteignit enfin lhtesse d'accueil et lui sourit.

    Je suis Caitlin Bennett. Je dois djeuner ici avec Aaron Workman. Est-il arriv ?

    Lhtesse lui rendit son sourire. Oui, mademoiselle Bennett. Veuillez me suivre, je vous prie.Caitlin lui embota le pas et traversa la salle, saluant au passage un couple

    de sa connaissance.Layant aperue, Aaron se leva et laccueillit d'un baiser sur chaque joue. Ma chrie, tu es splendide ! Cest un nouvel ensemble ? Non, et tu le sais trs bien. La dernire fois que tu mas vue dedans, tu as

    prtendu quil me donnait le teint vert. Donc, la question est : quest-ce que tu mijotes ?

    Aaron ignora sa question et lui tira une chaise. Assieds-toi, Caitlin. Prenons au moins le temps de nous installer

    confortablement avant que tu ne me cries dessus.Caitlin lui dcocha un sourire candide. Moi, te crier dessus ? Jamais.Puis, ayant ouvert le menu : Je meurs de faim, dclara-t-elle. Quest-ce que tu prends, toi ?Le changement de sujet convint parfaitement Aaron. Il aurait tout le

    temps de discuter avec elle de la raison de cette invitation aprs quelle aurait profit d'un bon repas et d'une conversation stimulante...

  • Je pensais du saumon grill avec une de leurs merveilleuses petites salades.

    Elle frona le nez. Je naime pas le poisson.Aaron leva les yeux au ciel. Je sais bien, rpliqua-t-il dune voix tranante. Mais moi, jaime a et la

    question tait... ce que je prends, non ce que je crois que tu devrais prendre.Elle sesclaffa et, se penchant par-dessus la table, serra brivement la main

    d Aaron. Tu as parfaitement raison, et je te prie de mexcuser d'tre aussi chipie.Satisfait davoir obtenu gain de cause, Aaron se remit tudier le menu

    avec un grand sourire.Ils commandrent rapidement leur repas et, peu aprs, leurs plats

    arrivrent. Ils mangrent tout en parlant, sentretenant des preuves et des projets de couverture du livre quelle tait en train de rdiger. Ce ne fut que lorsque leur serveur eut pris commande de leur dessert et leur eut servi le caf que Caitlin mit un terme cette agrable petite saynte.

    Bon, dit-elle, j'ai t nourrie et dorlote, et maintenant je veux savoir pourquoi il tait si important que je quitte le confort ci la chaleur de mon logis pour venir djeuner avec toi. Non que je ne gote pas ta compagnie...

    Aaron lissa des deux mains le devant de sa veste, puis se pencha en avant.C'est propos de certaines lettres crites ton sujet qui nous sont

    adresses depuis quelque temps au bureau, annona-t-il voix basse.Elle eut soudain la nause. Comment a ?Aaron frona les sourcils. Ce ntait pas la raction laquelle il sattendait

    de la part de son amie. Elle tait ple et toute tremblante. a va ? Si tu ne te sens pas bien, nous pouvons reprendre cette

    conversation plus tard...Elle carta sa question d'un geste de la main. Parle-moi de ces lettres.Il soupira. Il connaissait Caitlin assez bien pour savoir quelle ne lui livrerait

    le fond de sa pense que quand elle laurait dcid. Soit... mais avant de commencer, je tiens tassurer qu'Hudson House

    Publishing est cent pour cent derrire toi. Aaron... Au fait, sil te plat. Daccord. Au cours des deux derniers mois, nous avons reu environ une

    demi-douzaine de lettres nous reprochant de publier ces romans.Caitlin s'effora, den rire. Sans douce sagit-il de quelque aspirant crivain dont le manuscrit a t

  • rejet et qui men impute la responsabilit. Je ne crois pas. Pourquoi ? Ce ne sont pas des plaintes. Ce sont des menaces.Caitlin se raidit. Quel genre de menaces ?Aaron soupira de nouveau. Le dernier courrier en date parlait dune bombe.Aaron vit le sang se retirer du visage de la jeune femme et regretta qu'ils

    fussent aussi exposs la curiosit publique. Caitlin, il laurait pari, tait sur le point de pleurer.

    Je suis dsol, ma chrie, mais nous avons estime que tu devais tre mise au courant... juste au cas o... enfin, pour que tu prennes tes prcautions. Tu comprends ?

    Oh, mon Dieu.Elle contempla avec incrdulit la salle de restaurant et les autres clients.

    Comment pouvaient-ils savourer calmement leurs repas alors que le monde scroulait autour d'elle ?

    Caitlin. Ma chrie. Parle-moi.Elle tourna la tte vers Aaron et posa sur lui un regard trouble et gar. Que veux-tu que je te dise ?Elle rcupra son sac. Il... il faut que je rentre.Aaron lui prit le bras. Ecoute-moi. Ne crois-tu pas ragir trop vivement ? Aprs tout, ces lettres

    ne ttaient pas directement adresses.Caitlin le considra dun air hagard, puis reposa sa serviette sur la table et

    se dgagea de son treinte.Alors, brusquement, la vrit se fit jour en lui. Il la lut dans les yeux de son

    amie. Oh, mon Dieu ! toi aussi, tu as reu des menaces !Caitlin repoussa sa chaise, mais Aaron la retint de nouveau par le bras :

    moins de provoquer un scandale, elle tait coince. Lche-moi, chuchota-t-elle. Pas avant que tu ne maies rpondu. Est-ce que, oui ou non, tu as toi-

    mme reu des lettres de menaces ? Oui, jen ai reu.Si sa voix ntait plus qu'un murmure, Aaron entendit tout, y compris sa

    peur.

  • Depuis combien de temps ?Je ne sais pas... Six mois, peut-tre. Seigneur ! sexclama-t-il. Et tu nen as parl personne ? As-tu donc

    perdu lesprit ?Il baissa la voix et se mit jouer doucement avec ses doigts. Pourquoi ne m'en as-tu pas parl moi ?Elle eut le plus grand mal retenir ses larmes. Aaron avait lair si bless, et

    ctait bien la dernire chose quelle souhaitait. Je ne sais pas, marmonna-t-elle. Au dbut, a n'allait pas bien loin. Juste

    le genre de courrier typique du lecteur mcontent. Je naime pas ce que vous faites , et patati et patata. Tu vois ce que je veux dite. Et puis jai pris conseil. Par deux fois.

    Aaron effleura son visage de l'index et essuya avec le pouce une petite larme sur sa joue.

    Auprs de qui ? Boran Fiorello. Cest un inspecteur de la police de New York et un vieil

    ami de mon pre. Que t'a-t-il dit ?Caitlin haussa les paules. De ne pas m'inquiter. Que la loi ninterdisait pas de ne pas aimer mes

    livres ni de men informer. Quand le contenu des lettres a empir, je l'ai rappel et il sest plus ou moins moqu de moi. Aprs a, jai prfr tout garder pour moi.

    Indign par ce qu'il venait dapprendre, Aaron sempara de son tlphone portable.

    Que fais-tu ? s enquit-elle. J'appelle ce monsieur Je-Sais-Tout pour lui conseiller de mieux

    employer ses pousses de testostrone.La grandiloquence dAaron ne manquait jamais damuser Caitlin et elle ne

    put sempcher de sourire. Non, sil te plat, ne fais pas a, le pria-t-elle. a ne servira rien. En

    outre, cest toi qui devrais t'inquiter le plus. Mes lettres moi ne contiennent que de vagues menaces. On me promet de terribles chtiments, ce qui, la diffrence dune bombe, est pour le moins imprcis... Avez-vous alert la police ?

    Oui. Evidemment, les flics gardent profil bas. Il serait franchement regrettable de donner des ides tous les cingls qui peuvent hanter cette ville.

    Caitlin opina, puis posa sa main sur celle dAaron. Je suis navre, dit-elle.

  • Mm... Tu es pardonne.Elle consulta sa montre. II faut vraiment que je rentre. Et moi, jai un rendez-vous dans une demi-heure. Autrement, je taurais

    bien raccompagne...Caitlin secoua la tte. A propos de ma raction de tout lheure... j ai juste eu un accs de

    panique. A part a, tout va bien. Brave fille. Cela dit, ne va pas timaginer n'importe quoi... Sois prudente.

    Je te rappelle ce soir. On mettra un plan au point ce moment-l.Caitlin sourit de toutes ses dents. J'essaie de finir un manuscrit. Voil quel est mon plan.Aaron dcommanda leur dessert, jeta quelques billets sur la table et aida

    Caitlin remettre son manteau avant de la suivre hors du restaurant.Lorsquils sortirent de ltablissement, le vent souleva lcharpe que la

    jeune femme avait autour du cou et la plaqua sur sa figure. Elle lattrapa et la coina dans son col avant denfiler ses gants.

    Ne bouge pas, lui dit Aaron. Je vais tappeler un taxi. Non, prends-le toi, rpliqua-t-elle avant de dsigner le bout de la rue. Je

    vais aller au supermarch acheter quelques provisions avant de rentrer.Il frona les sourcils. Tu es sre ? Jai d me contenter ce matin dun verre de Cola et dune tartine au

    beurre de cacahoute en guise de petit djeuner. Mes placards sont compltement vides.

    Dans ce cas, file vite ! Et pendant que tu y es, prends-toi aussi des fruits et des lgumes. Et puis du lait. Sinon, la prochaine fois, tu mavoueras avoir vers du Cola sur tes ptales de mas.

    Caitlin sourit. Ce nest pas si mauvais que a.Aaron se boucha les oreilles, comme si entendre pareille horreur lui tait

    insupportable. Tu as des gots dadolescente attarde, gmit-il. Je ne veux pas en savoir

    plus. Tiens, voil un taxi, le prvint Caitlin avant de lembrasser sur la joue

    tandis que le chauffeur venait se garer le long du trottoir. Merci pour le djeuner et pour tes encouragements.

    Tant que nous n'aurons pas dtermin une ligne daction, fais bien attention toi, lui recommanda-t-il une dernire fois.

    Puis il s'engouffra dans le taxi.

  • La chausse tait encore boueuse mais les trottoirs taient propres. Caitlin se tourna aussitt face au vent et se mit esquiver les flot des passants comme seule en tait capable une authentique citadine. Elle connaissait le quartier. Il y avait une jolie superette seulement quelques rues de l...

    Quand elle parvint au croisement suivant, le feu tait pass au rouge. Avec un groupe de dix quinze autres personnes, elle dut attendre sur le bord du trottoir d'avoir de nouveau lautorisation de traverser.

    Tout en patientant, elle se mit tablir mentalement une liste de courses et sourit en repensant au conseil dAaron dacheter du lait ce quelle ferait, bien sr. Jamais, au grand jamais, elle navait mouill ses crales avec du Cola ! Mais le lui rvler aurait ruin son image bohme et elle prfrait tre considre comme une originale plutt que comme l'hritire de la fortune Bennett...

    Elle leva les yeux vers le feu, l'esprit encore absorb par les courses, et entendit un camion rtrograder. Du coin de lil, elle vit ce dernier approcher et devina que le chauffeur cherchait passer avant le rouge. Elle dtourna la tte avec une grimace quand le camion roula dans une mare de boue et comprit quelle allait tre asperge.

    Elle sentit alors, surgie de nulle part, une main dans son dos. Avant quelle puisse ragir, elle fut pousse tte la premire sur la chausse. Elle tendit instinctivement les bras devant elle tout en se raidissant en prvision de la chute. Ce ne fut quen entendant le crissement des freins quelle se souvint du camion. Durant la fraction de seconde qui scoula avant limpact, elle surprit son propre reflet dans le pare-chocs chrom de lengin et elle hurla.

    Elle sombra dans linconscience avant mme d'atteindre le sol.

  • 3 Mademoiselle... Mademoiselle... Vous mentendez ? Comment vous

    appelez-vous ?Caitlin gmit. Quelquun lui hurlait loreille alors quelle navait quune

    seule envie : dormir. Aaron, songea-t-elle. Ctait srement Aaron. Lui seul, parmi tous ses amis, tait assez rustre pour la rveiller ainsi.

    Fiche le camp, grommela-t-elle.Un objet pointu lui pera la peau et elle grimaa. Pose-lui une minerve, reprit la voix. Dave, apporte le cale-dos. Je vais lui

    poser une intra.Caitlin prit brusquement conscience quelle ntait pas dans son lit. Avant

    quelle ne puisse accommoder, on lui tira sur les bras, puis sur ses vtements et des mains entreprirent de la palper de haut en bas. La panique trancha dans sa douleur tel un couteau, et elle se dbattit aveuglment.

    Du calme, mademoiselle, je suis infirmier. Mon coquipier et moi-mme tentons de vous aider. Nous allons vous emmener l'hpital pour que vous y soyez examine, daccord ? Dtendez-vous et laissez-nous faire notre travail.

    Caitlin se souvint en un clair du pare-chocs dun camion se jetant sur elle et une autre vague de souffrance la submergea comme les infirmiers la retournaient sur le dos. Dans tout ce chaos, elle saperut vaguement qu'on ltendait sur une civire.

    Attendez... Attendez, bredouilla-t-elle tout en essayant de se rappeler ce quelle devait dire.

    Du calme, mademoiselle, rpta l'infirmier. Nous vous transportons l'hpital.

    Peux pas, marmonna Caitlin. Jai plus de lait.Les infirmiers gloussrent tout en la poussant lintrieur de lambulance. Vous pourrez en acheter plus tard, repartit le second d'entre eux.Elle voulut protester mais les mots lui manqurent. Les portires du

    vhicule se refermrent, et les bruits de la rue steignirent. On y va, scria lhomme assis auprs delle.Quelques instants plus tard, lambulance sbranlait.Puis la sirne senclencha. Caitlin voulut se boucher les oreilles ; elle

    dcouvrit alors que ce simple geste lui tait impossible. Mes bras, murmura-t-elle en s efforant vainement douvrir les yeux. Je

    ne peux plus bouger mes bras.Quelqu'un lui toucha brivement la main pour la rassurer.

  • Cest parce que nous vous avons attache sur la civire pour vous empcher de tomber. Calmez-vous, tout va bien.

    Caitlin laissa ses muscles saffaisser. Son esprit nen tait pas moins compltement affol.. Ils ne comprenaient pas, elle ne pouvait pas se calmer ! Elle ne pouvait pas sombrer dans l'inconscience. Dormir tait trop dangereux. On en voulait sa vie. Elle tenta une nouvelle fois de soulever les paupires mais la douleur tait trop forte. Dans un brouillard de terreur, elle se rendit compte que le hurlement de la sirne diminuait. Puis, grce Dieu, elle svanouit. Lorsqu'elle se rveilla, elle avait t transfre sur un brancard.

    Mademoiselle, vous mentendez ? demanda une voix fminine. Oui, articula-t-elle pniblement. Pouvez-vous me dire votre nom ? Bennett. Caitlin Bennett.Elle entendit un hoquet de stupeur. Oh, mon Dieu, reprit la voix, cest C. D. Bennett ! Lauteur de romans

    policiers !On commenait dcouper ses vtements tandis quune autre personne

    posait une main sur son front. Caitlin, je suis le Dr Forest, et vous tes au service des urgences du New

    York General. Ne rsistez pas aux infirmires. Nous voulons uniquement vous aider.

    Elle gmit. Son dernier souvenir tait davoir t pousse dans une ambulance. On appliqua l'couteur d'un stthoscope au-dessus de son sternum. Elle grina des dents au contact du mtal contre sa peau.

    Dsol, dit le mdecin. C est froid ?Elle opina. Pouvez-vous me dire o vous avez mal ? A la tte... et l'paule. Vous rappelez-vous ce qui sest pass ? Quelquun ma pousse. On veut me tuer.Il y eut un bref instant de silence, comme si tout le monde soupesait la

    signification de ses propos, puis le mdecin reprit la parole. En tes-vous sre ? Oui, jen suis sre, affirma Caitlin avant de porter une main ses yeux

    pour se tter le visage et savoir pourquoi elle narrivait pas ouvrir les paupires.

    Ne bougez pas, lui ordonna le mdecin. Quon appelle la police, lana-t-il ensuite la cantonade. Et qu'on apporte une unit mobile de radiographie,

    Caitlin soupira de soulagement. Elle navait plus de souci se faire : le mdecin soccupait de tout.

  • Caitlin, linfirmire Carson va vous nettoyer la figure et laver vos yeux, alors dtendez-vous, daccord ?

    Aussitt aprs, un objet froid lui toucha le front et la fit se rtracter. Mademoiselle Bennett, restez immobile. Vous tes tombe tte la

    premire dans la neige. La chausse avait t sale et je crains quune partie du produit ne soit entre dans vos yeux. Cest pour cela quils vous font mal, et cest pour cela aussi que je vous dconseille fortement de les ouvrir pour l'instant.

    Caitlin sentit sa panique refluer. Des rponses. C'tait l tout ce quelle dsirait : des rponses.

    Caitlin, souhaitez-vous que nous appelions quelquun ? Un parent, peut-tre, ou un ami ?

    Aaron Workman, rpondit-elle sans hsiter. Cest un membre de votre famille ? Je nai pas de famille. Cest mon diteur.Elle crut entendre quelquun commenter : Pauvre petite fille riche.Puis tout devint noir.Quand elle reprit de nouveau ses esprits, on la soulevait du brancard pour

    la dposer sur un lit. La souffrance la tarauda de la tte aux pieds et elle retint son souffle. Ne pas hurler, attendre que la douleur passe... Lorsquelle osa enfin bouger, elle vit les infirmires quitter la chambre et Aaron debout sur le seuil, lair totalement incrdule.

    Caitlin ! Ma chrie !Il l'embrassa sur le front et tapota ses deux joues, comme s'il avait besoin

    de sassurer quelle tait vraiment entire. Comment est-ce arriv ? On ma appris que tu avais t renverse par un

    camion alors que tu traversais la rue.Caitlin se renfrogna. Non. Non. Je me tenais sur le trottoir. On ma pousse.Aaron se figea. Tu veux dire... que tu as t bouscule par la foule, cest a ?Caitlin lui saisit la main et se mit pleurer. Non. On ma pousse volontairement. Comment le sais-tu ? Enfin, quoi... il est bien possible que quelquun ce

    soit rentr dedans par inadvertance et tait fait tomber, non ? Non, ce nest pas a. Et si jen suis certaine, cest que jai bien senti une

    main au creux de mes reins. Une main qui ma projete en avant.Son menton se mit trembler.

  • Je t'en prie, Aaron... Si mme toi, tu ne me crois pas...Les yeux brillants, Aaron sortit un tlphone portable de sa poche. Jappelle la police. Tout cela pourrait avoir un rapport avec les lettres.Quelles lettres ? senquit avec autorit une voix masculine depuis le seuil de

    la chambre.Caitlin et Aaron tournrent la tte dans cette direction et virent un homme

    de haute taille pntrer dans la pice en compagnie dune petite femme trapue.

    Lhomme reprit la parole tout en leur prsentant un insigne de la police.Je suis l'inspecteur Neil et voici ma coquipire, linspecteur Kowalski.

    Vous tes Caitlin Bennett ? Oui. Nous avons t prvenus par tlphone quon avait essay de vous tuer.

    Est-ce exact ? Et de quelles lettres parliez-vous ? Quel rapport ont-elles avec ce qui vous est arriv ?

    On m a pousse sous les roues de ce camion.Neil prit des notes tout en fronant lgrement les sourcils. Puis il leva les

    yeux sur Aaron, non sans remarquer au passage que celui-ci prenait la main de lalite.

    Qui tes-vous, monsieur ? Aaron Workman, l'diteur de Mlle Bennett, et son ami. Monsieur Workman, intervint Kowalski, si cela ne vous drange pas,

    nous aimerions parler en priv avec Mlle Bennett. Non ! s'cria Caitlin en saccrochant la main d Aaron avant que celui-ci

    ait pu esquisser le moindre mouvement. Il reste ici. S'il te plat, Aaron. ajouta-t-elle dune voix frmissante, ne me laisse pas seule.

    Comme si ctait mon intention, rpliqua-t-il avant dter son manteau et de le dposer sur une chaise proximit.

    Il sassit ensuite au pied du lit et toisa les inspecteurs dun regard signifiant clairement quil ntait pas prs de bouger.

    Neil haussa les paules et se rapprocha du lit. Sa coquipire limita.Aaron fixa lhomme et seffora dinterprter son langage corporel. Les

    conclusions quil en tira ne lui plurent pas du tout. Linspecteur tait trop beau pour son propre bien et, vu la manire dont il se dplaait, il tait vident quil avait conscience de son charme.

    Caitlin gmit soudain. Je crois que je vais vomir...Kowalski sempara de la corbeille prs du lit et la fourra sous le menton de

    Caitlin au moment o celle- ci se penchait de ct. Allez chercher une infirmire, souffla-t-elle.

  • Neil bondit vers la porte tandis quAaron se htait daller prendre un gant dans les toilettes. Quelques instants plus tard, la nause de Caitlin avait reflu et Aaron lui essuyait dlicatement la bouche. J. R. revint cet instant dans la chambre, suivi par une infirmire qui jaugea rapidement la situation et pria tout le monde de sortir.

    Mlle Bennett a subi un traumatisme crnien et elle a besoin de se reposer, il faut la laisser, maintenant.

    Non, je vous en prie, la supplia Caitlin. Pas avant que j'aie parl la police.

    Neil et Kowalski se prsentrent alors l'infirmire, qui cda avec rticence.

    Soit, mais faites vite.Neil considra les hmatomes de Caitlin, qui taient en train denfler, ainsi

    que les corchures sur son front et son menton. Mademoiselle Bennett, senquit-il, tes-vous sre dtre en tat de

    rpondre nos questions ? Nous pouvons revenir, si vous le voulez.Elle prit une lente inspiration et lexhala prudemment. Non. Restez, s'il vous plat.Neil lui sourit avant de se tourner vers Aaron. Vous tes le conjoint de Mlle Bennett ?Aaron serra doucement la cheville de Caitlin sous les couvertures, puis lui

    tapota la jambe. Non, mais j'aime croire que je suis son meilleur ami. Depuis la

    disparition de son pre, il ne lui reste plus aucun parent en vie.Neil jeta un coup dil Caitlin. Plus aucun ? Cest vrai ?Elle opina puis gmit en se prenant la tte.Aaron fut aussitt son ct. Ma belle, tu as encore envie de vomir ? Non. Jai mal au crne, cest tout. Nous serons brefs, lui promit Neil. Monsieur Workman, o tiez-vous au

    moment de laccident ? Nous venions juste de djeuner ensemble. Javais pris un taxi pour

    retourner au bureau. Caitlin tait partie pied faire quelques courses... Je vois, dit Neil. Mademoiselle Bennett, y a-t-il quelquun dans votre

    entourage qui pourrait vous en vouloir ?Caitlin eut un grognement incrdule. Je ne... Ne perdons pas de temps, intervint Aaron. Notre socit a dj dpos

  • une plainte auprs de la police. Nous recevons, depuis quelque temps, des courriers haineux nous reprochant de publier les ouvrages de Mlle Bennett et, rcemment, il nous est parvenu une lettre nous menaant d'une bombe. Caitlin ma appris quelle tait elle-mme la destinataire de menaces semblables depuis presque six mois. Et voil que, juste aprs, elle manque de se faire craser par un camion !

    Il leva les bras au ciel. Il faut faire quelque chose, conclut-il.Trudy Kowalski vint se planter au pied du lit de Caitlin.Mademoiselle Bennett, dites-moi exactement ce qui, dans les vnements

    daujourdhui, vous amne penser que vous navez pas t victime dun simple accident.

    Eh bien... jattendais sur le trottoir que le feu passe au rouge, quand un grand camion postal a tourn langle de la rue. Il roulait trs vite, et je savais quau moment o il passerait devant moi, il mclabousserait de boue. A cet instant prcis, jai peru le poids dune main au creux de mes reins puis la trs nette sensation d'tre pousse. Ensuite, je me rappelle seulement tre tombe et avoir vu mon propre reflet dans le pare-chocs du camion.

    Aaron frmit de peur rtrospective, incapable de dtacher les yeux du visage contusionn de la jeune femme.

    Ce ntait pas un accident, continua Caitlin. Ctait un acte dlibr. Qui, selon vous, aurait pu vouloir vous faire a ? Je lignore totalement ! Je n'ai jamais engag ni licenci personne de ma

    vie. Je me contente dcrire des livres et de moccuper de mes affaires. Au sujet de vos livres, reprit Trudy. Je dois vous avouer que je ne les ai

    pas lus... Est-ce que leur contenu ne serait pas susceptible de provoquer ce genre de raction haineuse chez, un lecteur ?

    Caitlin soupira. J'en doute, mais allez savoir...Laissant sa coquipire sexprimer, Neil avait gard les yeux fixs sur le

    visage de Caitlin, attentif la panique qui altrait sa voix. Puis le regard atterr de cette dernire croisa subitement le sien. Ce contact visuel fut bref mais saisissant. Presque aussitt, il dtourna la tte pour se concentrer sur Aaron.

    Il va falloir que nous tudiions les lettres reues par Mlle Bennett, dclara-t-il, ainsi que celles adresses votre socit.

    Je vous apporterai celles de Caitlin demain, rpondit Aaron. Quant aux ntres, nous en avons dj fourni une copie vos collgues qui ont enregistr notre plainte.

    Entendu, je les leur demanderai, repartit Neil avant de prendre une carte de visite dans la poche intrieure de son manteau et de la tendre Caitlin.

  • Mademoiselle Bennett, si un dtail vous revient la mmoire... le moindre lment susceptible de nous aider dans cette enqute, appelez-moi tout de suite. Quelle que soit lheure, prcisa-t-il mi-voix. De jour comme de nuit.

    Caitlin lut son nom et son numro de tlphone, puis releva la tte et le dvisagea avec une insistance qui le mit mal laise. Il hsita, comme sil voulait ajouter quelque chose, mais il hocha finalement la tte et quitta la pice, sa coquipire sur ses talons.

    Caitlin les entendit changer quelques mots dans le couloir, et tout coup elle neut cure de ce quils pouvaient penser. Elle soupira et ramena son avant- bras sur ses yeux.

    Aaron, sois un chou et teins-moi ces lumires, veux-tu ? Elles aggravent ma migraine.

    L'interpell s'excuta. Quand il se retourna vers son amie, celle-ci semblait s'tre endormie. Il demeura immobile un moment, scruter ses blessures. L'ecchymose en train de noircir sur sa tempe gauche tait horrible, de mme que les points de suture qu'on lui avait poss au-dessus de 1il. Combien il avait t prs de la perdre, aujourdhui ! Il se pencha vers elle et lembrassa sur la joue.

    Repose-toi, Caitlin, murmura-t-il. Je reste ct.Puis il s'clipsa dans le couloir, son tlphone portable la main. La serviette autour des reins, il quitta la salle de bains et, traversant sa

    chambre, vint se camper devant la fentre qui surplombait la piste de ski en contrebas. Le Colorado tait dj un bel Etat en soi, se dit-il, mais en hiver il pouvait tre tout simplement fabuleux. Ctait la premire fois qu'il sjournait dans ce chalet achet Vail voil trois ans avec les premiers bnfices de son lucratif systme de scurit pour particuliers. Il avait ft a la veille au soir avec une bouteille de cabernet et une mignonne petite rouquine rencontre le jour davant l'picerie. La rouquine tait partie, la bouteille de vin tait vide et il navait plus quun seul dsir : dvaler cette poudreuse jusqu' en avoir les pieds engourdis et l'esprit aussi lger quun flocon de neige.

    Avec un soupir de satisfaction, il scarta de la fentre et, dnouant la serviette, entreprit de se scher. Il devait le reconnatre, il tait sacrment fier de lui. Cela avait t un long et laborieux combat pour lui, lex-flic dAtlanta au bout du rouleau, que de monter sa propre affaire et de finir par tre responsable du bien-tre de six employs. Les deux premires annes, il stait souvent demand sil ntait pas en train de commettre une erreur. Puis, un peu plus de trois ans auparavant, tout s'tait mis en route. Un de ses systmes de scurit avait t le principal obstacle l'enlvement dun enfant lequel stait rvl issu dune des familles les plus en vue dAtlanta.

    Aprs avoir ainsi attir lattention des mdias et avoir eu droit aux remerciements publics du pre, Mac avait compris quil allait enfin russir. Il lui arrivait encore parfois de se sentir un peu honteux de devoir son succs

  • un vnement aussi traumatisant pour cet enfant, mais il avait parfaitement conscience de ce qui serait arriv ce dernier si son systme de scurit navait pas t l pour le protger...

    Abandonnant par terre la serviette, il ouvrit la penderie. L'heure tait venue de shabiller, de prendre son petit djeuner et de partir sillonner les pistes tant que la neige tait frache.

    Au moment mme o il enfilait un pull, le tlphone sonna. A coup sr, la petite rouquine... Il dcrocha le combin avec une grimace rjouie.

    All ? Mac, c'est moi.Mac sourit. Ctait son demi-frre, Aaron, qui lui avait donn le premier ce

    surnom, et il l'avait gard depuis. Aaron, comment vas-tu ? Et dabord il clata de rire , comment as-tu

    retrouv ma trace ? Javais ordonn ma secrtaire de ne rvler personne o j'tais.

    Je lui ai dit que ctait une question de vie ou de mort, rpliqua Aaron.Mac s'esclaffa de nouveau. Son frre avait toujours eu le sens du

    mlodrame... Il avait t le premier apprendre son homosexualit et lavait accepte sans aucune arrire-pense.

    Tu ne crois pas que cest un peu exagr, mme de ta part ? Ce nest pas une blague, Mac. Nous avons de gros problmes, et je ne sais

    pas vers qui d'autre me tourner.Mac frona les sourcils. Qui nous ? Et quel genre de problmes ? Caitlin Bennett. On veut la tuer.Sur le coup, un millier de penses traversrent lesprit de Mac, dont une

    envie pressante de raccrocher. Depuis le tout premier jour o il avait connu Caitlin, trois ans auparavant, il navait cess d'tre partag entre le dsir de la secouer pour lui mettre du plomb dans la tte et la tentation non moins puissance de lui arracher ses vtements pour lui faire l'amour. Le plus souvent, ctait cette dernire impulsion qui lemportait en lui, et cela le rendait dingue, car il refusait dprouver pour aucune femme des sentiments plus forts quune simple attirance passagre...

    Que Caitlin ft en danger de mort le bouleversa. Que veux-tu dire ? Je texpliquerai quand tu seras l, repartit Aaron.Mac lcha un soupir vibrant. Bon sang. Aaron, cest mon premier jour de cong en six ans. Elle est lhpital.Mac eut limpression de sentir le plancher osciller sous ses pieds.

  • Quest-ce qui sest pass ? On la pousse sous un camion. Oh, Seigneur... C'tait peut-tre un accident, non ? Nous avons galement reu, la bote, des lettres nous menaant d'une

    bombe si nous narrtions pas de la publier, et elle est elle-mme la cible de lettres anonymes depuis six mois.

    Mac ne lcoutait plus. La vision de la jeune femme tendue sous les roues dun camion le perturbait trop. Il lui fallut quelques instants pour se rendre compte quAaron stait tu.

    Dans quel tat est-elle ? demanda-t-il avant de saviser brusquement que son frre pleurait. Bon Dieu, Aaron, rponds-moi !

    Elle a de sales bleus, quelques coupures eu une commotion crbrale, elle a eu de la chance. Cette fois-ci.

    Je ne crois pas la chance, grommela Mac. Donne-moi quelques heures pour me prparer et je prends le premier avion. Je serai auprs de toi ce soir.

    Aaron soupira. Merci, Mac. Tu savais que je dirais oui. Mais tu me devras une fire chandelle, frrot.

    Caitlin Bennett et moi ne sommes pas exactement les meilleurs amis du monde.

    Je ne te demande pas de laimer, rpliqua Aaron. Je veux seulement que tu lui sauves la vie.

    Presque aussitt, il vit Aaron de lautre ct du lit. Leurs regards se

    croisrent et son frre se leva, un doigt sur les lvres pour lui intimer le silence. Mac se coula le long du mur, dposa ses bagages par terre et jeta un coup dil sur le lit. Le nud dans son ventre se resserra dun cran. La femme qui avait dordinaire le don de mettre mal son ego gisait devant lui dans une inquitante immobilit. Des ecchymoses pourpres ombraient le ct gauche de son visage, tel un masque. Au-dessus de son sourcil, une plaie suture suintait et sa lvre infrieure tait enfle.

    Ma pauvre Caitlin, dans quel ptrin tes-tu donc fourre ? Aaron vint alors ltreindre. Tu es l. Dieu merci, tu es l, dit-il en lui tapotant le dos. Comment va-t-elle ? Bien.Voyant Mac se renfrogner, Aaron insista : Si, je t'assure, elle va bien... ou du moins elle va aller bien. Elle na rien

    de cass. Sa commotion crbrale est sans gravit. Ses bleus sur la figure et

  • lpaule et la lgre entorse aux poignets quelle sest faite en tombant guriront sans problme.

    Les flics ont dj une piste ?Aaron secoua la tte. Pourquoi ny a-t-il pas un policier devant sa porte ?Aaron leva les yeux au ciel puis poussa son demi- frre dans le couloir afin

    de poursuivre avec lui cette conversation sans craindre de rveiller la blesse. Parce que les flics ne croient pas sa vie en danger, voil pourquoi,

    rpondit-il. Je les ai appels il y a quelques heures, et ils mont dit que, malgr les lettres et la menace de bombe, ils attribuaient ce qui tait arriv un simple accident. Ils pensent quelle a seulement t bouscule par la foule et qu' cause du courrier quelle a reu, elle a imagin avoir t pousse.

    Parce quelle aussi a t menace par lettres ?Aaron opina. Mac touffa un juron. Voil un trait que jai toujours admir chez toi, repartit Aaron avec une

    moue comique. Ton talent pour exprimer succinctement lvidence.Mac baucha un mince sourire, puis reporta son attention lintrieur de la

    chambre sur Caitlin toujours endormie. Rentre chez toi, Aaron. Je suis l, maintenant, et tu as lair claqu.Aaron hsita. Je ne sais pas... Si par hasard elle se rveille et quelle ne me voie pas, jai

    peur quelle se sente abandonne dans cet hpital.Mac secoua la tte. Elle n'aura qu me regarder. Peut-tre qualors elle sera assez furax pour

    oublier sa peur. Je ne comprends pas, dit Aaron dans un soupir. Vous tes les deux

    personnes que jaime le plus au monde, et vous vous chamaillez sans cesse.Mac haussa les paules. Nous navons pas datomes crochus, cest tout. Allons, rentre et repose-

    toi un peu. Nous aurons du pain sur la planche demain et ton aide me sera utile.

    Tu as raison.Aaron dsigna les bagages de Mac. Tu veux que jemmne a chez moi ? Non. Dpose-les plutt chez Caitlin.Aaron carquilla les yeux. Mais elle ne voudra jamais... Rien sr quelle ne le voudra jamais, et pour tre franc, a ne menchante

    pas non plus. Mais il va bien falloir que quelquun lui serve de garde du corps

  • le temps quon dbrouille toute cette histoire, et tu as peur des armes feu.Aaron blmit. Elle aussi. Tu ferais mieux de lui cacher que tu en as une sur toi. Rentre, je te dis, frrot, et laisse-moi me charger des relations avec la

    gent fminine. Elle va me tuer quand elle apprendra que je tai ml tout a... Tu n'auras qu lui rappeler que, si on n'avait pas tent de la tuer, je ne

    serais pas l. Touch... Bon, je file. A demain.Aaron prit les bagages de Mac. Merci encore. De quoi ? De toujours venir mon secours. a sert a, la famille.Aaron regarda Caitlin tendue dans la chambre derrire lui, presque

    invisible dans la pnombre. Cest quand mme une piti quelle nen ait pas, elle, de famille,

    murmura-t-il.Mac posa une main sur son paule. Elle ta, toi. Et toi aussi, maintenant...Debout sur le seuil de la chambre, Mac suivit son frre des yeux jusqu'

    l'ascenseur, puis il rentra dans la pice, dont il referma doucement la porte. Un profond silence y rgnait, que seul troublait le bruit intermittent de la respiration de la blesse. Mac sapprocha du lit puis sarrta son pied et contempla la femme contusionne et meurtrie allonge sous les couvertures. Il aurait cent fois prfr quelle ft veille, crachant feu et flammes et le fusillant de son regard sombre et expressif, car alors il naurait pas prouv cette abominable compassion, cette envie de la serrer contre lui pour la protger de la nuit...

    Il ta sa veste et sinstalla sur la chaise quAaron venait de quitter. Ses yeux, il ne lignorait pas, taient ainsi au niveau de ceux de Caitlin. A son rveil, ce serait son visage quelle verrait en premier.

    Il soupira.Peu importait, se dit-il.Elle avait besoin daide, et il tait l pour laider.Les ds taient jets.

  • 4 Buddy se glissa par l'entrebillement de la porte du troisime tage et

    marqua une pause sur le seuil avant daller plus avant. Il dtestait les odeurs d'hpital. Elles lui rappelaient les jours et les nuits qu'il avait passs au chevet de sa mre, la regarder mourir. Si seulement ils avaient eu plus d'argent, ils auraient connu tous deux une autre vie et, la fin, elle aurait pu recevoir de meilleurs soins... Mais non, ils navaient mme pas eu de quoi conomiser ! En ce bas monde rgnaient de bien grandes ingalits. Une poigne dheureux lus se partageaient les richesses et la majorit manquait de tout.

    Il repensa la femme quil tait venu tuer et prit une profonde inspiration pour se calmer. La mort, elle, navait aucun prjug. Elle fauchait le riche comme le pauvre, le jeune comme le vieillard, et c'tait ce quil souhaitait : mettre Caitlin Bennett au mme niveau que sa mre. Caitlin ne mritait pas sa fortune.

    Cette fortune, ctait lui quelle aurait d revenir.Constatant avec satisfaction que le couloir tait dsert, il consulta sa

    montre. Il tait 3 h 45 du matin. A l'exception des gmissements dune vieille dame qui slevaient lautre

    bout du corridor, l'tage tait silencieux.Buddy caressa dun doigt nerveux la moustache postiche qu'il s'tait colle

    sous le nez, vrifia que sa perruque tait bien accroche et lissa de la main le devant de la blouse blanche quil s'tait procure. Celle-ci portait un badge au nom d'un certain Dr Frost. Buddy sourit. Quand il avait dix ans, il voulait tre mdecin. Et voil que, ce soir, il ralisait son rve... Revenant linstant prsent, il inspecta le couloir du regard. Cinquante mtres au maximum le sparaient de la chambre de Caitlin.

    Aaron Workman tait reparti chez lui plus de trois heures auparavant. Il le savait pour avoir fait le guet devant l'hpital ; il avait vu lditeur monter dans un taxi. Ensuite, il avait patient encore un peu, jusqu ce quil soit certain que le changement de service minuit stait bien effectu, et que les infirmires avaient fini de vrifier ltat des malades et de leur administrer leurs mdicaments.

    Une infirmire surgit soudain d'un corridor latral et se dirigea vers le fond du couloir. Buddy attendit quelle eut disparu dans une chambre, puis se mit en branle.

    Ses chaussures semelles lastiques ne faisaient pratiquement aucun bruit sur le sol soigneusement cir tandis qu'il se htait de remonter le couloir. Bientt, il poussait la porte de la chambre 420 ; lobscurit qui y rgnait le rassura.

    Caitlin, Dieu merci, tait profondment endormie. Il se glissa l'intrieur

  • de la pice et, aprs avoir jet un dernier coup d'il par-dessus son paule, ramena le battant vers lui. Ce ne fut que lorsque la porte fut compltement close quil savisa que la jeune femme n'tait pas seule. Dans la pnombre, se dcoupait la silhouette d'un homme assis sur une chaise, de l'autre cte du lit. Sa nuque tait courbe et son buste affaiss.

    Saisi par la stupeur, Buddy ttonna pour rouvrir la porte. Avant qu'il puisse ressortir de la pice, cependant, lhomme redressa brusquement la tte.

    Qui est l ?Buddy se figea sur place et se mit rflchir plus vite qu'il ne laurait cru

    possible. Le Dr Frost, rpondit-il. Je dois examiner M. Benton. Vous vous tes tromp de chambre, repartit lhomme en commenant

    se lever. Dsole, articula rapidement Buddy avant de tourner les talons.Sitt dans le couloir, il se prcipita en courant vers la porte qui donnait sur

    lescalier, trop apeur pour se retourner. Puis il dvala les marches et poursuivit son chemin dans le sous-sol, se dbarrassant au passage de sa blouse dans un chariot de linge sale. La porte quil avait force pour pntrer dans le btiment tait toujours entrouverte. Il regarda derrire lui et sourit en voyant quil n'tait pas suivi. Il se coula dans la ruelle latrale, puis marqua une nouvelle pause pour vrifier encore une fois que personne ntait sur ses talons.

    A son immense soulagement, il naperut me qui vive. Mais, en homme prudent, il prit soin de rester dans lombre. Trois rues plus loin, il jeta perruque et fausse moustache dans une poubelle et se dirigea vers la plus proche station de mtro. Il lavait chapp belle ! Il croyait connatre tout ce quil y avait savoir sur Caitlin Bennett, mais il s'tait tromp. Et il naimait pas les surprises.

    Tandis que Buddy prenait ainsi la fuite, Mac arpentait le couloir la

    recherche d'une infirmire. Il lui avait fallu plusieurs secondes pour contourner le lit de Caitlin et, quand il avait enfin atteint la porte, le mdecin avait disparu. Ses bras taient encore hrisss de la chair de poule conscutive son tonnement de dcouvrir un inconnu dans la chambre. Certes, le mdecin avait prtendu stre tromp et Bennett et Benton ntaient effectivement pas des noms si diffrents que a, mais son intuition lui soufflait que quelque chose clochait. Une infirmire apparut enfin sur le seuil dune chambre, non loin de l. Il larrta comme elle retournait vers la salle de garde.

    Madame, jai une question vous poser.Linfirmire lavait reconnu. Mme Bennett va bien ? senquit-elle.

  • Oui, elle dort toujours. Il y a quelques instants, le Dr Frost est entr dans sa chambre en la confondant avec celle dun certain M. Benton. Y a-t-il un patient portant ce nom cet tage ?

    L infirmire frona les sourcils. Non. Vous en tes sure ? Oui, et vous avez d par ailleurs mal comprendre le nom du mdecin en

    question.Mac sentit un frisson lui glacer la nuque. Pourquoi ? Le Dr Frost est gyncologue. Il nexerce pas dans ce service, et quand

    bien mme ce serait le cas, il ny aurait videmment pas de patients... mais des patientes.

    Zut ! lcha Mac avant de revenir dans la chambre de Caitlin.La lampe au-dessus de son lit tait allume, et elle tendait la main vers le

    bouton pour appeler linfirmire. Il aurait t difficile de dire lequel des deux fut le plus surpris.

    Vous ! sexclama la jeune femme dans un hoquet.Mac soupira. Eh oui, cest moi.Caitlin tait stupfaite. Elle stait endormie au son de la voix dAaron, et

    voil que Mac surgissait devant elle. Si elle navait pas autant souffert, elle aurait presque pu se croire en plein cauchemar.

    Que faites-vous l ? Et o est Aaron ? Si je suis l, cest prcisment sur sa demande. Et il est actuellement chez

    lui, o je lai renvoy.Les yeux de la jeune femme tincelrent de colre. Il vous a demand de venir ? Pourquoi ? Pour vous aider. Je nai pas besoin de votre aide.Ignorant l'insistance avec laquelle elle avait prononc ce mot, il enfona les

    mains dans ses poches et soutint son regard. Oh, si, je pense que vous en avez besoin. Et si je nen tais pas certain

    auparavant, maintenant je le suis.Pressentant, juste avant de poser sa question, quelle nallait pas en

    apprcier la rponse, Caitlin la posa tout de mme : Pourquoi ? Il y a quelques minutes, quelquun est entr dans votre chambre. Je ne

    pense pas quil sattendait me trouver l.

  • Le cur de Caitlin manqua un battement. De nouveau, sa mmoire lui rappela le contact de la main dans son dos cette main qui lavait pousse sous le camion.

    Comment a ? senquit-elle. Je lui ai demand qui il tait. Il ma dit quil tait le Dr Frost et qu'il

    cherchait un certain M. Benton. Nos noms sont assez semblables... Bennett. Benton. Peut-tre sagissait-

    il vraiment dune erreur. Il ny avait rien de vrai l-dedans, ma petite Caitie, il nexiste aucun

    patient du nom de Benton, et le Dr Frost est gyncologue.Caitlin ignora le diminutif quil lui avait donn et seffora de rprimer le cri

    qui montait dans sa gorge. Elle dvisagea Connor jusqu ce que ses yeux se remplissent de larmes, puis se couvrit le visage des mains.

    Mac touffa un juron et traversa la pice longues enjambes. Refoulant une envie puissante de prendre la jeune femme dans ses bras, il se contenta de lui tapoter maladroitement l'paule.

    Ne vous inquitez pas. On finira par connatre le fin mot de toute cette histoire, et avant mme que vous vous en rendiez compte, a ne sera plus quun mauvais so