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Sang d'Encre

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Nouvelle par Marika Gallman

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- Mars 2011 -

Elle ouvrit un œil furtif avant de le refermer aussitôt. Elle avait

entendu la porte. Cela ne pouvait signifier qu’une chose. Il n’était pas

loin. Et il allait recommencer.

Bien qu’elle ne l’ait pas aperçu, elle se remit à tirer frénétiquement

sur les liens qui entravaient ses membres, mais, comme lors de toutes

ses précédentes tentatives, ce fut peine perdue. Les attaches étaient

affreusement trop serrées, et elle n’avait plus la moindre force. Ses

efforts étaient vains. Elle ne parvenait qu’à s’entailler un peu plus les

poignets et les chevilles, et ce n’était pas une bonne idée, dans sa

position.

Elle sentit de l’air glacé fouetter sa joue gauche et résista au réflexe

d’ouvrir les yeux à nouveau. Il lui faisait peur. Très peur. Si elle avait

encore possédé en elle la force nécessaire, elle aurait hurlé. Mais elle

n’avait plus d’énergie. L’angoisse assourdissante qui avait battu à ses

tempes la première fois qu’elle l’avait entrevu avait fait place à de la

terreur froide, sans vigueur, morte.

Une main glacée s’empara de son bras, la faisant se raidir

complètement. Pas besoin de voir pour comprendre ce qui se passait.

Il se tenait là, juste à côté d’elle, sortant avec grand soin ses aiguilles

démesurées, les regardant amoureusement. Quelques secondes plus

tard, un petit tapotement à l’intérieur de son coude lui confirma les

faits, suivi du picotement de la tige métallique qui transperce la peau.

Les larmes se mirent à déborder de ses paupières closes, alors

incapables de lutter contre le flot qui voulait s’en échapper.

Puis elle sentit la vie s’en aller doucement de son corps, comme à

chaque fois. Si elle avait ouvert les yeux, elle aurait vu son sang la

quitter, aspiré par un des outils de torture de l’homme en noir. Elle

savait que, sous peu, son enveloppe charnelle lui semblerait être

comme détachée d’elle, grande étendue d’engourdissement qui lui

deviendrait étrangère. Du moins jusqu’à ce qu’il introduise la

deuxième aiguille. Celle qui faisait mal.

Depuis qu’elle était prisonnière, le rituel se déroulait

systématiquement de la même manière. Il entrait dans la vaste pièce

lugubre et dénuée de fenêtre, sans jamais parler, et allumait l’unique

bougie qui s’y trouvait. Alors que la flamme commençait à danser

contre les murs, il s’approchait d’elle et lui volait son sang. Toujours

un peu plus, sans dire un mot, sans la regarder. Puis, lorsqu’il était

satisfait de la quantité prélevée, il changeait d’instrument de torture, et

la brûlure s’installait là où le sang faisait défaut. La deuxième aiguille

lui injectait un liquide sombre qui — elle en était maintenant

persuadée — était de l’encre. Il enflammait ses veines et s’insinuait

jusqu’à son cerveau, rendant toute pensée cohérente impossible, court-

circuitant ses synapses à la douleur. Elle finissait toujours par

s’évanouir, au bout d’un temps qui variait selon ce que son corps était

encore capable d’endurer. Jamais elle ne voyait ce qui se passait

ensuite.

Au début de sa captivité, elle avait cherché à s’échapper. Vaines

tentatives. Elle restait clouée à ce lit, entravée par des attaches qui ne

lui laissaient aucune liberté de mouvement, privée de nourriture et de

boisson durant des jours. Ses forces l’avaient abandonnée peu à peu,

et, avec elles, l’espoir de pouvoir un jour s’évader de ce lieu de mort.

Elle avait ensuite tenté de lui parler à de nombreuses reprises. Cela

n’avait pas été plus utile. Il s’était montré sourd à toutes ses

supplications, à toutes les choses qu’elle lui avait promises s’il la

libérait, à tous ses pleurs. Il n’avait même jamais eu la décence de la

regarder dans les yeux. Enfin, jusqu’à quelques jours plus tôt. Et

depuis cet instant fatidique, elle les gardait résolument fermés dès

qu’elle l’entendait arriver. Lorsque les prunelles de celui qu’elle avait

surnommé le croque-mitaine en hommage aux contes que lui racontait

sa mère lorsqu’elle était enfant avaient croisé les siennes, le temps

s’était arrêté. Dans ces deux billes lugubres, puits profonds sans iris et

sans âme, elle avait lu toute la peur du monde, sans pouvoir

comprendre d’où provenait cette certitude. Elle avait détourné la tête

au plus vite, déterminée à ne plus jamais le regarder.

Lors d’un bref moment de lucidité, elle songea à sa famille, ses amis.

Son fiancé. Que s’étaient-ils dit quand elle avait disparu, un soir

d’automne ? Avaient-ils pensé qu’elle les avait abandonnés

lâchement ? Que la crainte d’une vie rangée l’avait effrayée au point

qu’elle s’évanouisse dans la nature sans laisser de traces ? Elle

espérait de tout son cœur que non, et que, quelque part derrière les

ténèbres qui étaient devenues son existence, quelqu’un la cherchait,

que quelqu’un viendrait la délivrer. Tous les engagements qui lui

avaient un jour fait peur lui paraissaient si dérisoires à côté de ce

qu’elle endurait en ce moment... Elle aurait voulu les serrer dans ses

bras. Leur dire qu’elle les aimait. Revoir un coucher de soleil. Danser

sous la pluie. Faire courir l’herbe sous ses pieds alors qu’elle…

Elle fut violemment tirée de sa rêverie en sentant l’aiguille quitter sa

chair et être remplacée par sa sœur noire. Elle se raidit, attendant la

douleur qui ne tarda pas à arriver. Et une chose étrange se produisit.

L’homme en noir posa une main glaciale sur son front fiévreux et, la

caressant doucement, amoureusement, murmura un simple mot.

« Bientôt ».

De surprise, ses yeux s’ouvrirent et elle fut happée dans un gouffre

sans fin. Elle se commença à gémir à son insu, frénétiquement, avant

que ses pleurs ne se transforment en cris, tandis que son tortionnaire

reculait et se saisissait du seau dans lequel son sang avait été recueilli,

sans cesser de la fixer. Il alla jusqu'au pied du mur, plongea sa main

dans le liquide écarlate sans se soucier du fait que sa manche y trempe

également, puis se mit à tracer des symboles sur la paroi.

Des brûlures atroces se déclenchèrent dans son bras à ce moment

précis. N’essayant même plus de réprimer ses hurlements, elle baissa

les yeux et vit les traits se mouvoir sous sa peau. Le fluide sombre

semblait danser sous l’épiderme au rythme des coups de pinceau

invisible de l’homme en noir. Et la douleur… La douleur fulgurait

dans son être à mesure que l’encre s’attachait à ses cellules, et,

bientôt, elle ne fut qu’un amas de souffrances ténébreuses.

Le bourreau se mit à rire de joie, frénétiquement, valsant dans la

pièce comme les formes le faisaient sur son corps vaincu, reflets

obscurs des peintures maudites du mur, et la terreur s’insinua en elle

plus profondément qu’elle ne l’aurait jamais cru capable de le faire.

Le supplice n’était plus qu’un souvenir, tout comme l’étaient son

ancienne vie, et toutes les personnes qu’elle avait un jour aimées. Elle

n’était plus qu’un gouffre d’abîmes, empli d’une peur ancestrale qui

faisait exploser ses cellules au rythme de ses pulsations cardiaques.

Lorsqu’il s’arrêta de danser et revint vers elle en riant toujours, elle

n’était plus rien. Son âme était aussi noire que son sang, et les

marques rongeaient sa peau comme des remords. Jamais elle ne

saurait pourquoi elle se trouvait là, et, quand l’homme se pencha sur

elle pour lui donner le baiser de la mort, inspirant les dernières gouttes

de vie qui perlaient à la surface de ses lèvres, elle s’en fichait.