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LA REVUE SUISSE DE LA RECHERCHE ET DE SES APPLICATIONS HAUTE ÉCOLE SPÉCIALISÉE DE SUISSE OCCIDENTALE HES-SO UNIVERSITY OF APPLIED SCIENCES AND ARTS WESTERN SWITZERLAND SAVOIR DÉCLOISONNER

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LA REVUE SUISSE DE LA RECHERCHE ET DE SES APPLICATIONS

CHF 9.– E7.–N°ISSN 2235-0330

HAUTE ÉCOLE SPÉCIALISÉE DE SUISSE OCCIDENTALE HES-SO UNIVERSITY OF APPLIED SCIENCES AND ARTS WESTERN SWITZERLAND

Design et Arts visuelsEconomie et ServicesIngénierie et ArchitectureMusique et Arts de la scèneSantéTravail social

VOLUME V

SAVOIRDÉCLOISONNER

SAVOIRSDÉCLOISONNÉS

Hemispheres5_Dossier_cover_PRINT_b_Mise en page 1 30.04.2013 15:51 Page 1

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Auto-stéréogrammeDans ce champ de fleurs se cacheun papillon. Pour observer sasilhouette transparente se détacherdu paysage, le cerveau doit faire un effort oculaire de mise au point et de convergence. C’est le principede l’autostéréogramme, qui donnel’illusion d’une scène en troisdimensions à partir d’une image en deux dimensions.

MétamorphoseDe la chenille à la chrysalide, la Vanesse du chardon passe par différentes phases de(dé)cloisonnement avant de s’envolerà la conquête du monde. Ce papillonqui mesure trois centimètres est en effet présent sur quasiment toutela planète. Il s’agit du plus grandmigrateur de son espèce: il sedéplace d’Afrique en Europe ou du Mexique vers les Etats-Unis. Par groupe de quatre à cinqindividus en moyenne, celui qu’onappelle aussi Belle-Dame avance de 500 km par jour, ne faisant que de rares pauses pour se nourrir de fleurs de chardon.

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Savoir décloisonner

HÉMISPHÈRESLA REVUE SUISSE DE LA RECHERCHE ET DE SES APPLICATIONS

ÉDITÉE PAR LA HAUTE ÉCOLE SPÉCIALISÉE DE SUISSE OCCIDENTALE HES-SO

VOLUME V

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HÉMISPHÈRES

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Le monde n’a jamais été aussi décloisonné. En apparence. Grâceaux nouvelles technologies, on peut entrer en contact avec desmilliers de personnes. La plupart des endroits sur Terre sont ac-cessibles en moins de 24 heures. Le savoir humain se trouve enligne, ouvert à tous. Mais, comme le dit le spécialiste en com-munication Dominique Wolton dans son entretien en p. 14, «cen’est pas parce qu’on a décloisonné techniquement et géogra-phiquement, qu’on a décloisonné mentalement».

En réalité, dans notre société avide de sécurité et d’expertisepointues, les cloisons réconfortantes se multiplient. Les normes,de plus en plus nombreuses, les institutions ou les préjugés te-naces enferment les personnes et les idées. Internet ne sert sou-vent qu’à rencontrer ses semblables et à former des cerclesfermés d’individus aux intérêts communs. Aurait-on oublié quedes échanges féconds existent entre des domaines ou des per-sonnes a priori opposés?

Dans ce dossier d’Hémisphères sur le décloisonnement, nousavons décidé de faire intervenir des professionnels dont l’ex-pertise n’a rien à voir avec le sujet traité. Un cuisinier s’exprimesur l’art, un graphiste sur l’œnologie, ou un ingénieur sur lasanté. Leurs visions sont à la fois riches et étonnantes.

De leur côté, nos journalistes ont exploré le décloisonnementdans tous ses recoins. Ils ont rencontré des médecins qui ouvrentleur discipline à des méthodes non scientifiques, des typographesarabes qui adaptent leurs calligrammes à l’Helvetica, ou des pro-fessionnels du tourisme qui cherchent à labelliser le silence despaysages, en cloisonnant les zones encore à l’abri du bruit. Undossier à parcourir l’esprit ouvert et en plein air.

PRÉFACE

Un décloisonnement mental

Geneviève Ruiz, responsable éditoriale

d’Hémisphères

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TRAVAIL

42 | Le prix du multitasking

SCIENCES

46 | Recherche: quand l’union ne fait plus la force

INGÉNIERIE

50 | Des robots humanisés

CERVEAU

54 | Quand les hémisphères se parlent

TECHNOLOGIES

56 | Privé-public, la dangereuse confusion

SOCIOLOGIE

60 | La fin des générations

TOURISME

63 | Les paysages du silence

DÉBAT

67 | Vers un décloisonnement urbain

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HÉMISPHÈRES

Savoir décloisonnerSOMMAIRE

RÉFLEXION

8 | L’humain, le savoir et la technologie

GRAND ENTRETIEN

14 | Dominique Wolton

AGRICULTURE

18 | Le nouvel âge d’or des vins hybrides

PORTFOLIO

21 | Andri Pol encadre la Suisse

TYPOGRAPHIE

22 | Helvetica en arabe

ART

26 | Des artistes au labo

SOCIAL

30 | Mieux prévenir le suicide

PORTRAITS

34 | Un rapport individualisé au décloisonnement

SANTÉ

38 | L’art de la guérison

73 | Bibliographie74 | Contributions78 | Iconographie79 | Impressum

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RÉFLEXION

Décloisonner ressemble rarement à une actionunivoque dans l’histoire. Il s’agit plutôt d’unedialectique continuelle entre ouverture et fer-meture à l’autre, à la connaissance, à la nou-veauté. Le savoir, le métissage et la mise àdisposition gratuite des données sont autantd’exemples qui illustrent ce mouvement. Le pre-mier connaît une phase de cloisonnement in-tense depuis le XIXe siècle et fait désormais laplace à de timides initiatives d’interdisciplinarité.Le brassage des populations qui accompagne la mondialisation semble aujourd’hui avoir at-teint un niveau tellement élevé que la notionmême de métissage ne fait plus sens. Quant à lafin des entraves à l’accès aux données, si elle enest encore à ses balbutiements, son potentiel estimmense, tant pour les citoyens que pour les en-treprises et les gouvernements. Précisions.

La solitude des disciplinesIl est révolu le temps où un génie comme Léonard de Vinci pouvait inscrire sur son curriculum-vitae des activités aussi variées quel’art, l’ingénierie, la musique, la philosophie, labotanique et l’anatomie. Aux esprits universelsde la Renaissance ont succédé des spécialistesdans des domaines très précis. Jan Lacki, histo-rien et philosophe des sciences à l’Université deGenève, fait remonter cette évolution à la for-mation de l’université moderne au XIXe siècle.

«Auparavant, l’université avait un rôle de trans-mission d’un savoir figé. La recherche étaitmenée par des individus isolés comme Kepler ouGalilée. Willhelm von Humboldt, fondateur del’Université de Berlin en 1809, a eu l’intuitionque l’intégration de la recherche à l’universitépouvait servir à faire évoluer ces savoirs tout eninitiant des étudiants à la recherche. De laPrusse, ce modèle s’est exporté, jusqu’à devenirun système qui nous paraît naturel aujourd’hui.»Cette institutionnalisation de la recherche vaconduire au découpage des connaissances sousforme de disciplines.

La politique et l’économie qui réclament des in-dividus bien formés pour remplir leurs besoinsvont influencer aussi ce phénomène et favoriserl’émergence, ou le déclin, de certaines disci-plines. Cette organisation compartimentée va serévéler féconde. Elle permettra de circonscriredes domaines de compétences et des objets derecherches. Avec, pour corollaire négatif, l’auto-nomisation et l’hyperspécialisation des cher-cheurs, inopérante face à la complexité dumonde. «On ne peut pas se contenter d’uneseule réponse fournie par la discipline, regretteAlfredo Pena-Vega, sociologue au CentreEdgar-Morin à Paris. Par exemple, le problèmede la violence nécessite une approche sociolo-gique et juridique; or que faire quand les sous-

Les décloisonnements caractérisent notre époque. Parmieux, celui de la connaissance, plus accessible que jamais,

celui du métissage des populations et celui des technologies,qui annulent les contraintes de l’espace et du temps.

TEXTE | Sylvain Menétrey COLLABORATION | Geneviève Ruiz

L’humain, le savoir et la technologie

Willhelm vonHumboldt(1767-1835)Ce philosophe,diplomate et ministre de l’Education prussien, était un visionnaire en recherche et en pédagogie.Pour lui, l’uni-versité ne repré-sentait pas unsystème philo-sophique, mais se basait sur la recherche et la collaborationentre étudiants et professeurs.Son modèle a inspiré de nombreux pays.

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L’humain, les savoirs et la technologieRÉFLEXION

disciplines de la sociologie de la violence et de lasociologie de la justice dialoguent à peine entreelles? Notre système global est atrophié par lacompartimentation.»

La somme de savoirs accumulée depuis la Re-naissance interdisant tout retour à une formed’esprit universel, diverses expériences favorisantla rencontre entre les chapelles ont été tentées dèsles années 1970. Mot fourre-tout pour certains,vœux pieux pour d’autres, l’interdisciplinarité afait son entrée dans le monde académique. «Ona utilisé ce terme comme un leitmotiv, mais sanschanger de paradigme, relève Alfredo Pena-Vega.Aussi, la bureaucratie académique tend à tuertout projet véritablement interdisciplinaire dansl’œuf, en gardant une structure où les disciplinesgèrent les projets interdisciplinaires. Il faudraitinventer une chaire interdisciplinaire.» Pour JanLacki, la réalité du terrain s’oppose également àla volonté unificatrice prônée par certains insti-tuts progressistes. «Par exemple, des gens quis’intéressent aux astroparticules cherchent à sefaire reconnaître en tant que discipline. Ils fontdu lobbying pour se faire financer. Ils ont mêmefait appel à un historien des sciences qui penseleur discipline.» Autrement, la discipline reste lavoie vers la respectabilité, qui mène elle-mêmeaux deniers publics.

Cependant le terrain offre aussi des contre-exemples, comme l’étude des processus d’homi-nisation qui pose des questions anatomiques,mais aussi techniques, écologiques, génétiques,éthologiques ou sociologiques. «On s’est renducompte qu’il n’était plus possible d’avancerqu’avec l’archéologie, observe Pena-Vega. Il fautmettre en pratique des coopérations avec dif-férents corps scientifiques, qui se révèlentpayantes dans la datation par exemple. Un autrephénomène complexe qui nécessite la collabo-ration d’experts de différentes disciplines: le réchauffement climatique. Il semble évident quepour comprendre le monde interdépendant danslequel nous vivons, qu’il faille faire appel à différents champs de connaissances si on veutêtre pertinent.»

Tous métissesDu «Gangnam Style» coréen adapté à la modegenevoise au pantalon sarouel marocain revisité

La physique des astroparti-cules est une nouvelle discipline, à l’intersection de la physiquedes particules, de l’astronomie et de la cosmolo-gie. Son objectif est de répondre à des questionsfondamentalescomme la composition de l’Univers, la durée de vie du proton ou l’origine desrayons cosmiques.Son développe-ment a entraînéla conception denouveaux typesde télescopes.

par les créateurs de mode, désormais, on mange,on danse et on s’habille métisse. Emportés par le vent de la mondialisation, les idées, les styleset les traditions circulent et se combinent pourcréer des hybrides déracinés. Plus qu’une mode,le métissage apparaît comme une réalité dans laquelle nous sommes tous plongés.

Certains anthropologues pointent du doigtcette notion fourre-tout, en apparence si pra-tique pour décrire les croisements culturels et biologiques auxquels nous sommes confron-tés en permanence. «J’ai renoncé à cette appel-lation dont j’avais pourtant été l’un despionniers avec mon livre Logique Métisse audébut des années 1990, car parler de métissage,cela sous-entend qu’on part de races puresqu’on croise afin d’obtenir un rejeton hybride.Or dans notre monde, la pureté n’existe pas.L’identité n’est jamais donnée, mais change aufil du temps. Je préfère désormais parler de dé-rivation», explique Jean-Loup Amselle, anthro-pologue français, directeur d’étude à l’Ecole deshautes études en science sociale à Paris. CommeClaude Lévi-Strauss l’a démontré, les premiersgroupes humains se sont déplacés sur des mil-liers de kilomètres avant de s’établir provisoire-ment sur certains territoires. Lors de leurs pé-riples, ils ont rencontré d’autres groupes aveclesquels ils se sont mélangés. C’est ainsi que destribus indigènes de l’Amazonie peuvent parta-ger des traits communs avec des groupes instal-lés en Afrique. Cette acception qui fait de noustous des êtres métis n’a bien sûr pas toujours étédominante et est encore loin d’être perçuecomme telle dans nos sociétés. Pour beaucoup,le métissage remonte à la colonisation.

Face à cette acception qui fait de nous tous desêtre métis, la découverte du Nouveau Monde, lecommerce triangulaire et la colonisation pour-raient apparaître comme des épiphénomènes. Il s’agit pourtant d’événements historiques quiont accéléré les mélanges de populations eninaugurant la mondialisation. En parallèle à cesajustements pragmatiques qui ont formé la based’une culture métisse, s’est développée, du côtédes colons, une volonté d’ordonner qui allait depair avec celle de dominer. Pour décrire les nou-veaux types physiques jusqu’alors inconnus etéchapper à l’apparent chaos que représentait

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LEXIQUE SANS FRONTIÈRE

BrassageMêler, fondre des personnes,des groupes, des cultures,dans un tout.

CloisonParoi légère servant à formerles divisions intérieures, non portantes, d’un bâtiment. Une cloison définit ce qui divise, sépare, empêche de communiquer.

DécloisonnementFait de débarrasser les cloisons ou séparations qui empêchent la communi-cation, la libre circulation des idées ou des personnes.

HybridationCroisement entre deux variétés ou entre deux races,d’une même espèce ou non.

InterdisciplinaritéDialogue entre chercheursde différentes branches qui cherchent des solutionsensemble. Première étape devant mener à la transdisciplinarité.

Melting-potEndroit où se rencontrentdes personnes d’origines variées, des idées diffé-rentes. Le concept a été uti-lisé pour décrire le brassaged’immigrés aux Etats-Unisdurant le XIXe siècle.

PluridisciplinaritéConsiste à rassembler des représentants de plusieurs disciplines envue d’éclairer une thématiqueselon différentes approches,sans que les scientifiques ne sortent de leur spécialité.

TransdisciplinaritéApproche défendue par le célèbre sociologue et épistémologue EdgarMorin comme la voie vers la «pensée complexe». Réorganise la connaissanceen s’extrayant des disciplineset en développant un langage commun, afin de penser des problématiquesde manière systémique.

Cet arbre généalogique est unexemple des systèmes de classifi-cation des sciences naturelles quiont connu un essor dès le XVIIe siè-cle. Il a été imaginé par ErnstHæckel (1834-1919), biologiste et philosophe allemand, qui a déve-loppé une théorie des origines de l’homme. Il a été publié en 1884dans son livre intitulé «Histoire de la création des êtres organisésd’après les lois naturelles».

L’humain, les savoirs et la technologieRÉFLEXION

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Carte isochroniquede Paris, 2010Les données de Google Mapsont permis deconcevoir cescartes de Paris,qui reflètent letemps de trans-port jusqu’aucentre-ville àvélo, en métroou en voiture.

The Lovings CelebrateSupreme Court VictoryMildred et Richard Lovings’embrassent lors d’uneconférence de presse et fêtent l’arrêt «Loving v. Virginia» rendu par la Coursuprême des Etats-Unis en 1967. Celui-ci casse une décision de la Cour de l’Etat de Virginie, où vivaient les plaignants, en déclarant anticonstitu-tionnelle une loi qui interdi-sait les mariages entrepersonnes de race noire et blanche. Le couple, mariédepuis quelques années,avait été dénoncé par voieanonyme et condamné à un an de prison.

Saira Mohan a été choisie par le magazine américain Newsweeken 2003 comme le visage parfait de la globalisation. Son teint mat, ses lèvres pulpeuses et ses yeux ronds proviennent d’un mélangeentre son père né en Inde et samère d’origine franco-irlandaise. Le média l’a décrite comme unexemple des nouveaux standardsde beauté.

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tous ces «sangs mêlés», ils ont dressé des ta-bleaux de classification permettant d’étiqueterchaque groupe métisse comme les mulâtres nésd’un Blanc et d’un Noir, les quarterons nés d’unBlanc et d’un Métis, et ainsi de suite. Ces caté-gories sont par la suite devenues des castes génératrices de nouvelles hiérarchies.

Ces tableaux dérivent des systèmes de classifica-tion des sciences naturelles qui prenaient leuressor au XVIIe siècle. «Deux courants se sontopposés. D’un côté, on trouvait les pragma-tiques qui défendaient l’idée qu’un groupe d’in-dividus forme une espèce dès le moment où sesmembres peuvent se reproduire entre eux. De l’autre, le courant typologiste affirmait queseul l’aspect extérieur comptait.» De cette visionfondée sur l’observation plutôt que sur la sexua-lité résulte une série de cloisonnements sousforme d’espèces, de races et de variétés, ditespures. Si les métissages qui ont suivi la colonisa-tion ont tant marqué les esprits et les marquentencore, c’est parce qu’ils sont immédiatementidentifiables. «On s’attache beaucoup au mé-

lange de couleur de peau parce qu’il s’agit d’uncaractère visible. Mais il existe quantité d’autrescroisements invisibles comme le groupe sanguin,qui peut rendre des personnes bien plus incom-patibles que s’ils sont Noirs ou Blancs», expliquel’anthropologue Ninian Hubert van Blyen-burgh, chargé de cours à l’Université de Genèveet responsable de la diversité à la Ville de Genève.Autrement dit, même si l’on ne remarque que lemélange d’individus de populations éloignées enraison des caractères physiques, d’un point devue biologique n’importe quelle reproductionsexuée génère du métissage. On en revient doncà la célèbre phrase d’André Langaney: «Qui faitun œuf, fait du neuf.»

Logiquement, plus les sociétés sont ouvertes,plus les métissages visibles rentrent dans lesmœurs. «Dans les sociétés très hiérarchisées, oùl’on cherche à fixer des appartenances, les métisbrouillent l’ordre social, on les classe donc dansdes sous-groupes au statut peu enviable», noteClaudio Bolzman, professeur spécialiste des mi-grations à la Haute école de travail social (HETS)

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Lieu de la premièresortie de l’Afrique*Voici le point d’où, il y a près de 50’000ans, un petit grouped’humains – peut-être 150 – ont quittél’Afrique et peuplé le reste du monde.Lieu de l’origine

de l’humanité*C’est dans cette régioncôtière délimitant l’Angola et la Namibie que vit le peupledes San, dont le génomeprésente le plus grandnombre de variations. Ces Africains seraient ainsiles descendants directs despremiers humains sur Terre.

La richesse génétique des populations

Où vivent les populations dont le génome présente les plus grandes variations d’un individu à l’autre? Une vaste étude dirigée parSarah Tishkoff de l’Universitéde Pennsylvanie a dressé une carte de la diversitégénétique, qui diminue enfonction de la distance àl’Afrique, origine de l’humanité.

Diversité génétique

← élevée faible →* Emplacement exact débattu dans la communauté scientifique

L’humain, les savoirs et la technologieRÉFLEXION

Le professeurspécialiste des migrations Claudio Bolzman explique quecelles-ci restentun phénomènemodeste àl’échelle mon-diale, qui génèrebeaucoup defantasmes.

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à Genève. Les mariages inter-ethniques sont untémoignage de l’intégration d’un groupe au seind’une communauté. «En Suisse, une équipe dechercheurs zurichois a demandé dans les années1970 à des pères de famille s’ils accepteraient queleur fille épouse un Italien. Moins de la moitiéd’entre eux auraient donné leur accord. Lemême sondage réalisé ces dernières années ob-tient des réponses positives dans plus de 90%des cas», rapporte Claudio Bolzman.

Sous l’effet de la mondialisation, les brassagesde populations se sont encore accentués. Maisdans des proportions moindres par rapport à cequ’on imagine communément. «Dans les an-nées 1970, on dénombrait 84 millions de mi-grants dans le monde, ce qui correspondait à unpeu plus de 2% de la population mondiale. Les migrants représentent aujourd’hui 210 mil-lions de personnes en valeur absolue et 3% envaleur relative. Les migrations restent donc unphénomène assez modeste, qui génère beau-coup de fantasmes», relève Claudio Bolzman.En réalité, la mondialisation a davantage libéréles flux de marchandises et de capitaux que ceuxd’individus. Des pays pourtant au cœur deséchanges internationaux comme les Etats-Unisou le Brésil n’accordent des permis de séjouraux étrangers qu’au compte-gouttes. Par contre,en favorisant l’essor des multinationales et ducapitalisme, la mondialisation provoque uneuniformisation des modes de vie. «Tout le mondeou presque travaille huit heures par jour, re-garde la télévision quatre heures, mange chezMcDonald’s, etc., relève van Blyenburgh. Il nereste aujourd’hui pratiquement plus de groupeshumains privés de contact avec le reste de l’humanité. Des métissages spectaculaires entreaborigènes et colons n’ont plus de chance de se reproduire.»

Le potentiel des données gratuitesSoit un fabricant de matériel d’imagerie médi-cale français, qui a déjà équipé l’ensemble desservices de radiologie du pays. Cette entreprisecherche désormais à poursuivre sa croissance ens’attaquant au marché des gastro-entérologueset des hépatologues. Elle bute cependant sur sonignorance de la structure de ce milieu: qui sontles early adopters susceptibles d’influencerleurs confrères? Pour répondre à ces questions,

Thomas Gauthier, enseignant d’économie d’en-treprise à la Haute école de gestion de Genève –HEG-GE, a analysé les données bibliogra-phiques du moteur de recherche PubMed, quirecense 22 millions de citations dans le domainede la biologie et de la médecine. Grâce à ce trai-tement de données par le biais d’algorithme, il apu fournir une radiographie du marché des gas-tro-entérologues et des hépatologues. Le servicecommercial n’a plus eu qu’à élaborer un planmarketing pour se lancer dans cette aventure.

Ce cas concret témoigne de l’immense potentieldes données publiques, gratuites et libres d’ac-cès qu’on appelle les open data ou données ouvertes. Depuis quelques années, les gouver-nements mettent à disposition des masses impressionnantes de données à travers des in-terfaces comme Data.gov aux Etats-Unis ouEtalab en France. Elles intéressent des cher-cheurs, des activistes ou des entrepreneurs. Lefutur semble appartenir à ceux qui sauront tirerdes applications intéressantes au niveau écono-mique, culturel, scientifique ou simplement ci-toyen. En Suisse, on en est encore aux premierstâtonnements. Tout juste peut-on citer l’exem-ple de Connect.CFF qui emploie les donnéesd’horaires des transports. Grâce à cette applica-tion, les membres de Facebook et de Twitterpeuvent retrouver leurs amis qui voyagent dansle même train, tram, bus ou bateau.

En Grande-Bretagne, Tim Berners-Lee, l’in-venteur du web, a fondé Open Data Institute en2012, un incubateur pour des start-up spéciali-sées dans les données. Cette association à butnon lucratif héberge par exemple la société Locatable qui, par des recoupements de don-nées sur les temps de déplacements, les écolesou encore les statistiques criminelles, indique àses utilisateurs où ils devraient habiter. Commebeaucoup d’applications qui gèrent des donnéeschiffrées, Locatable a pour conséquence de limiter les hasards de la vie. «A l’ère des big data,il s’agit de réfléchir à la façon de ne pas ôter àl’humain sa prérogative de décider, analyseThomas Gauthier. Il faut déterminer où posi-tionner le curseur entre le tout factuel, et le toutintellectuel ou émotionnel.» Une nouvelle ap-plication devrait répondre prochainement àcette question.

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GRAND ENTRETIEN

Pour rencontrer Dominique Wolton, un objetindispensable trône sur la table: l’enregistreur.Le spécialiste de la communication mitraille.Un débit trop élevé pour qu’un stylo et unefeuille vierge ne suffisent. Des phrases ner-veuses, parfois un temps d’attente, avant quele flux ne reprenne. «Il fonctionne votre appa-reil? Je suis méfiant sur la technologie…» Lalumière rouge clignote. Cela n’empêchera pasdes coups d’œil inquiets sur le signal lumineuxdurant l’interview, qui se déroule à Paris, dansle bureau du directeur de l’Institut des sciencesde la communication du CNRS.

Pourquoi l’interroger sur le décloisonnement?Peut-être parce que le directeur de la revueHermès a intitulé Indiscipliné son dernier ouvrage. Peut-être également parce qu’il décrypte depuis trois décennies le décalageentre les promesses d’une mondialisationtechnologique et économique, et la résurgencede murs identitaires.

Durant l’entretien, Dominique Wolton vire-volte. Il se lève, marche en cercle, met la mainsur l’épaule du journaliste, lui propose un verred’eau et un biscuit, se rassied. Parfois, il lanceun juron, en pleine ébullition, ou prend la tem-pérature: «Ça vous va, ce type de réponse?N’oubliez pas de noter cela.»

Vous avez publié, il y a vingt ans, un numéro d’Hermès intitulé Frontières en mouvement. En 2012, le numéro 63

s’appelle Murs et frontières... Le décloisonne-ment espéré n’a pas eu lieu?

En 1990, on pensait que la disparition des fron-tières à travers la mondialisation était un progrès.Aujourd’hui, de nouveaux murs sont apparusparce que la mondialisation est restée strictementéconomique. On fait semblant de croire qu’undécloisonnement politique a eu lieu. Or, l’auto-dissolution du communisme, ce n’est pas la vic-toire de la démocratie, mais celle de l’économieglobalisée, sans projet politique et culturel.

Ce qui fait consensus aujourd’hui au niveaumondial, ce n’est pas la démocratie, mais le capitalisme. Et cela ne suffit pas pour aboutir àune philosophie politique. Un marché globaln’a jamais fait un nouvel homme. Il n’y a plusque la guerre économique. D’où les crises à ré-pétition, car le monde n’est plus dirigé que parune logique spéculative. Ce n’est pas forcémentun progrès. On est en train de s’en apercevoir.Et le libre marché mondial n’empêche pas les murs physiques et les racismes. Il n’y en ajamais eu autant. L’enjeu mondial, ce n’est pasune économie mondiale, mais l’apprentissagetoujours plus difficile de la cohabitation paci-fique des cultures.

Les nouvelles technologies et la libéralisation économiquesont censées décloisonner le monde. Pourtant, le murde l’incompréhension n’a jamais été aussi haut, estimeDominique Wolton, spécialiste de la communication.

TEXTE | Serge Maillard

«La cohabitationculturelle fait peur»

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Dominique WoltonGRAND ENTRETIEN

Quels sont ces nouveaux murs qui apparaissent?

Ils sont liés au retour en force de l’identité, quel’on a totalement sous-estimée depuis la chutedu Mur. On était tellement content d’avoir faittomber la barrière Est-Ouest qu’on a oubliéqu’il fallait aussi gérer les identités collectives!Plus la mondialisation économique progresse,et avec elle la circulation des capitaux et deshommes riches, plus les identités se réveillent,avec une dimension souvent conflictuelle. Le phénomène fondamentaliste réactionnel quise joue dans l’islam va toucher d’autres reli-gions et d’autres phénomènes culturels.

De son côté, le nationalisme défensif à la ma-nière de Le Pen reprend un vocabulaire vieuxde plus d’un siècle, mais paraît encore plus crédible aujourd’hui. Les populistes posent unvrai problème: ils mettent le doigt sur la domi-nation de la logique économique dans la mon-dialisation et sur la dévalorisation de tout ce quiramène à l’identité, sous peine de favoriser lenationalisme. Dans tous les espaces culturels,on se battra pour des religions, des frontières,des langues, des patrimoines symboliques,l’histoire, la mémoire. Si vous êtes menacé dansvotre identité, tout fait sens. Un Suisse qui estbien dans sa peau ne revendique rien.

Le politicienfrançais Jean-Marie Le Pen à la fête desBleu-blanc-rouge en 2005.Cette manifes-tation est une rencontre annuelle dessympathisantset membres duFront nationaldepuis 1981.

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Une forme de conscience du monde a tout de même émergé avec la mondialisation.

En 2005, l’Unesco a mis le pied dans la fourmi-lière avec la reconnaissance du principe de la diversité culturelle, aujourd’hui ratifié par plusde 100 Etats. Il existe un besoin impératif d’or-ganiser politiquement cette cohabitation. C’estle grand défi de notre époque. A force de sevoir de plus en plus facilement, on sait mainte-nant que l’on est différents les uns des autres etqu’on n’a pas grand-chose à se dire.

Il faut néanmoins apprendre à cohabiter. Onn’avait jamais pensé ce concept de cohabitationdans cette dimension politique, ni à cette échelle.La diversité culturelle n’était pas reconnuecomme un grand enjeu politique et mondial, nil’apprentissage de la cohabitation culturellecomme le chantier le plus important après celuide l’écologie. Et il est plus difficile d’apprendreà cohabiter avec les hommes qu’avec la nature.La revalorisation des identités culturelles collectives est une condition indispensablepour avoir une chance de préserver la paix dansla mondialisation. Tout le monde crie à laguerre et au nationalisme. Mais l’identité n’apas le même sens dans un monde ouvert quedans le monde fermé d’hier. Aujourd’hui,l’identité est la condition de l’ouverture. Pourexister dans la mondialisation, il faut deuxjambes: l’ouverture et l’identité. Nos schémasmentaux habituels détestent l’identité. Pour dé-cloisonner, il faut d’abord valoriser sa propreidentité culturelle collective – une identité ou-verte sur l’autre, pas une identité refuge.

Selon vous, internet aussi risque de cloison-ner le monde. La toile est pourtant vuecomme un espace de liberté. Comment parvenez-vous à cette conclusion?

Internet est d’abord un apprentissage de la li-berté et de la mobilité. Ce qui explique son suc-cès. En outre il réunit plus facilement ceux quiont des points communs. Mais pour une mon-dialisation réussie, il faut aussi faire cohabitertous ceux qui ne se ressemblent pas et qui sontplus nombreux que ceux qui se ressemblent!Ce qui menace le monde avec internet, c’est unrecloisonnement communautaire. D’ailleurs,les grandes compagnies informatiques nousvendent la liberté totale, mais Steve Jobs étaitun homme qui voulait tout contrôler, bien mar-qué par son identité culturelle.

La grande question du décloisonnement, pen-dant cinquante ans, a été d’affirmer un droit à la vie privée. Et on abandonne maintenantcette conquête politique à la traçabilité et au fli-cage. Les gens aiment cela pour l’instant, parcequ’il y a une forme de narcissisme dans cettegénéralisation de l’expression. Tout le monde a quelque chose à dire et on préfère sacrifiernotre sécurité et notre traçabilité à ce sentimentde communauté. La fascination technique l’em-porte. Mais un jour, on se rendra compte qu’ilfaut défendre cette conquête fragile.

En même temps, les nouvelles technologies ont élargi notre horizon,

et réduit la taille du monde.Il y a mondialisation technique, mais le contenuculturel n’a pas suivi. Aujourd’hui, on trouvedans le monde 6 milliards de smartphones, 5 milliards de postes de radio, 4 milliards de télévisions. Et pourtant, il n’y a jamais eu au-tant d’incommunication. Ce n’est pas parcequ’on a décloisonné techniquement et géogra-phiquement qu’on a décloisonné mentalement.Au contraire, ces technologies révèlent plusque jamais les barrières mentales qui restent à surmonter.

Cela montre que l’information n’est rien sans la communication, la négociation avec l’autre.Ce n’est pas parce qu’il peut envoyer des in-formations 24 heures sur 24 que l’homme vachanger: les langues, les patrimoines culturels,

Fragment dumur de Berlindans le quartierde Moabit. Lachute du mur a modifié la composition de ce quartier.Devenu centraldans la capitaleréunifiée, il a été l’objet de nombreux projets immobi-liers et d’infra-structure.

Hémisphèresproposedésormais à ses lecteurs des codes QR au fil des pages.Il suffit de lesscanner à l’aided’un smartphonepour accéder au site suggéré.

Dominique WoltonGRAND ENTRETIEN

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les grands concepts diffèrent. Sous le vernis dela circulation de l’information, il y a un océand’incommunication.

C’est un constat pessimiste…Non. Quatre éléments me rendent optimiste. 1. dès lors qu’il y a une mondialisation de l’information, aussi imparfaite soit-elle, celasuscite un potentiel critique. 2. les peuples cir-culent. 3. ils se voient et peuvent s’apprivoiser. 4. l’Europe. On ne se comprend pas, mais oncohabite et les nations les plus riches ont aidéles plus pauvres. Ce modèle peut être non pasexporté, mais adapté au reste du monde.

Actuellement, vous pensez vraiment que l’Europe fait encore rêver?

Mais ce n’est rien, cinquante ans d’histoire de viecommune! La partie du monde la plus intéres-sante sur le thème du décloisonnement et del’apprentissage de la cohabitation, c’est l’Europe.Le paradoxe, c’est qu’elle est considérée commeétant «en retard», alors qu’on est largement enavance par rapport à cette question du XXIe siè-cle: on se supporte quand tout est transparent etvisible! Cela fait un demi-siècle qu’on expéri-mente la cohabitation, on voit la difficulté. Et pourtant on insiste avec en plus un projet po-litique d’intégration. S’il y a un endroit aumonde où l’on connaît les difficultés de l’inté-gration et de la cohabitation, c’est bien l’Europe.

Aujourd’hui, on pense plutôt aux BRICScomme modèle d’avenir.

Oui, mais ils n’ont pas grand-chose en communen dehors d’un certain niveau économique et deconcurrence avec les pays plus riches. Mêmechose pour les pays émergents. Leur enjeu, c’estune logique de conquête. Au contraire, l’enjeude l’Europe, c’est d’organiser la cohabitationpolitique. Ce n’est pas un projet économique,mais politique. L’Europe ne sait pas où elle setermine. Elle est condamnée à avoir des fron-tières fluctuantes et une identité dynamique, cequi en fait le projet politique le plus démocra-tique et utopique de l’Histoire de l’Humanité.

On ferme les frontières, mais qu’à moitié. Mêmesur le plan économique, c’est paradoxal: l’Europereste un marché ouvert alors que les plus grandespuissances mondiales, Chine et Etats-Unis, sont

protectionnistes. La tragédie de l’Europe, c’estqu’elle n’arrive pas à être fière de son projet decohabitation pacifique et de solidarité et qu’elleest très mauvaise communicante. On n’a pas lesmêmes valeurs, ni les mêmes langues, on est d’ac-cord sur rien et on arrive à se respecter et à agirensemble sur un nombre croissant de sujets.

La seule tragédie de l’Europe, c’est de ne pas avoirpu empêcher la guerre en Yougoslavie, et la créa-tion d’un nouvel Etat barbelé, le Kosovo. C’est ànouveau un paradoxe: la partie du monde la plusen avance sur le thème de la frontière a précisé-ment craqué sur cette question. Mais la Yougo-slavie c’était l’œil du cyclone de l’Europe avectoutes les contradictions du nationalisme, des re-ligions, des langues, des contentieux historiques.On a sous-estimé le poids symbolique des fron-tières. Les supprimer ne suffit pas à les respecter.

Un espace paraît déjà décloisonné: le mondede la recherche. Est-ce un modèle à suivre?Le progrès même des connaissances oblige àl’interdisciplinarité, même si la science a aussibesoin des identités disciplinaires. Mais les ob-jets de connaissance sont beaucoup plus com-plexes qu’autrefois, donc il faut faire coopérerles disciplines. On peut donc voir dans cette in-terdisciplinarité une forme de coopération,mais il ne faut pas être naïf. La concurrenceentre pays reste forte et les différences cultu-relles dans le rapport au savoir aussi. Lessciences n’échappent pas à la question de la né-gociation pour arriver à cohabiter.

Le grand risque, par ailleurs, c’est l’hyperspé-cialisation, qui empêche de prendre de la hau-teur de vue. Le développement des sciences aconduit à cette spécialisation, à ne mener laguerre qu’à petite échelle. C’est toujours lemême défi: comment faire cohabiter une iden-tité disciplinaire forte avec une ouverture surl’autre? On sait comment sortir de l’hyperspé-cialisation pour prendre de la hauteur et abor-der les grandes questions qui font l’honneur dela connaissance. La pensée, c’est toujours pren-dre le risque d’hypothèses et d’interprétationsglobales. Les sciences sont donc confrontéesaux mêmes problèmes que les Etats: prendre dela hauteur, assumer des hypothèses ambi-tieuses; apprendre à cohabiter.

BRICSCet acronymedésigne cinqpays: le Brésil, la Russie, l’Inde,la Chine etl’Afrique du Sud.Ces puissancesémergentesregroupent 40% de lapopulationmondiale, et leur place dansl’économie croît fortement.Les prévisionsindiquent qu’ellestotaliseront 40%du PIB mondialen 2025.

Dominique WoltonGRAND ENTRETIEN

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AGRICULTURE

Cette naissance pourrait bouleverser la familleviticole suisse. Fruit du croisement d’une«mère» Gamaret et d’un «père» Bronner, unnouveau cépage hybride vient d’être homolo-gué par l’Agroscope de Pully (VD). Le centrede recherche fédéral a mis seize ans à le conce-voir. L’attente en valait la peine, à en croireJean-Laurent Spring, chef du groupe de re-cherche viticulture: «Nous avons testé 30’000ceps avec des marqueurs biochimiques pourtrouver des cépages résistants au mildiou (unchampignon qui attaque la vigne, ndlr). La ré-sistance n’est pas absolue, mais stable. Ellepermet de réduire les interventions phytosa-nitaires et diminue la capacité d’adaptation des champignons.»

Si ce rejeton au nom de code improbable(IRAC 2091) est plus vigoureux que ses loin-tains cousins Gamay et Chardonnay, c’estparce que du sang américain coule dans sesveines. Aujourd’hui, la grande majorité desvignes plantées à travers la planète appartien-nent à l’espèce européenne Vitis vinifera, quidonne les crus les plus fins. Mais l’arbre gé-néalogique du nouveau-né, disponible auprèsdes pépiniéristes dès 2015, compte égalementdes gènes résistant aux champignons, héritagede croisements sur plusieurs générations avecdes espèces américaines.

Pour comprendre l’intérêt de ces croisements,il faut passer par les sursauts de l’histoire viti-cole. Avant la découverte du Nouveau Monde,la vigne européenne était bénie des dieux, abon-dante et peu affectée par la maladie. Mais l’ap-parition de nouvelles espèces nuisibles venuesd’outre-Atlantique faillit signer l’arrêt de mortde cette tradition à la fin du XIXe siècle. «Il afallu s’adapter. Si on utilisait encore les moyensde l’époque, la culture de la vigne aurait totale-ment disparu», rappelle Philippe Dupraz, pro-fesseur à l’Ecole d’ingénieurs de Changins.

Le premier de ces maux a pour nom phylloxéra,un puceron qui pique les racines des plants pouren extraire la sève, ce qui provoque une blessureet mène à la pourriture. «Les viticulteurs n’arri-vaient pas à s’en débarrasser. Heureusement, ons’est rendu compte d’une chose: si le puceron ve-nait d’Amérique, les espèces viticoles sauvagesaméricaines, comme Vitis rupestris ou Vitis ripa-ria, devaient bien lui résister.»

Les vignerons ont alors croisé espèces euro-péennes et américaines – comme le fait au-jourd’hui l’Agroscope – pour donner deshybrides, résistant non seulement au phyl-loxera, mais également aux champignons venusd’outre-Atlantique, le «mildiou» et l’«oïdium».«En France, dans les années 1950, il y avait

Face aux ravages des champignons et au réchauffementclimatique, les œnologues suisses travaillent

sur un vin hybride, combinant qualité européenne et résistance américaine.

TEXTE | Serge Maillard

Le nouvel âge d’or des vins hybrides

L’agroscope a récemment annoncé que son cépage hybride seraitcommercialisésous le nom deDivico, en l’hon-neur du mythiquechef helvète. Il sera disponiblechez les pépinié-ristes viticolesdès 2015.

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500’000 hectares de productions hybrides»,souligne Jean-Laurent Spring.

Mais ces productions ne sont jamais parvenues à égaler les qualités gustatives des espèces euro-péennes. «Les espèces américaines étaient sau-vages, elles n’ont jamais été sélectionnées pourleur qualité.» Une autre pratique, qui consiste àgreffer les espèces européennes sur des racinesaméricaines résistantes au phylloxera, l’a alorsemporté. Pour traiter les champignons, ons’oriente vers les nouveaux pesticides disponi-bles sur le marché. Le vent tourne alors contreles hybrides: «Il y a eu une forme de chasse auxsorcières, notamment en France. Dans les années1950, les hybrides ont été exclus des appellationset la production est tombée à 20’000 hectares.»

Les hybrides, après un demi-siècle de déclin,pourraient vivre un second âge d’or. «Lesconsommateurs ont acquis une grande sensibi-lité à l’environnement et acceptent moins le trai-tement des vignes, explique Philippe Dupraz.Contre l’oïdium, on utilise du soufre, qui se dé-grade et ne présente pas de problème majeur.

En revanche, contre le mildiou, on utilise ducuivre, un oligo-élément stable et peu mobile,qui conduit à un risque d’intoxication du sol.Selon le taux de résidus des produits, il pourraitaussi y avoir un impact sur la santé.» La pres-sion des consommateurs agit donc en faveurd’un retour des hybrides.

L’an passé, les attaques de mildiou ont été par-ticulièrement virulentes en Suisse. La faute au ré-chauffement climatique? «Les incertitudes res-tent nombreuses. Mais le réchauffement risquede mener à plus d’humidité, donc à une aug-mentation prévisible des maladies. Cela expliqueque tous les organismes européens travaillent sur

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Le nouvel âge d’or des vins hybridesAGRICULTURE

Le Phylloxeravastatrix, ouphylloxéra de la vigne, est un insecte américain ap-paru en Franceau XIXe siècle. Il s’est progres-sivementétendu à tousles vignobleseuropéens. L’infestationd’un plant par ce puceron ravageur en-traîne sa morten trois ans.

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Le nouvel âge d’or des vins hybridesAGRICULTURE

la création d’hybrides pour obtenir de nouveauxcépages. La question du phylloxéra est réglée parle greffage. La priorité maintenant est de résisteraux champignons et à la pourriture qu’ils génè-rent sur les ceps.»

Reste la question du goût. Si les productions devins d’hybrides ont été abandonnées au milieudu XXe siècle en raison de leur grossièreté, com-ment éviter un nouvel échec? «L’idéal, c’est laqualité européenne avec la résistance améri-caine. Le cépage obtenu a été travaillé sur demultiples générations pour conserver unique-ment le goût Vinifera.» C’est le point critiquepour l’acceptation du marché, reconnaît Jean-Laurent Spring, qui parle d’un vin très prochedu Gamaret, mais aux couleurs plus soutenues.«Il a donné satisfaction lors des tests menés auprès de consommateurs.»

Ceux-ci ne seront pas forcément les plus durs à convaincre. De leur côté, les viticulteurs accepteront-ils facilement detroquer leurs crus pour des hybrides de sang mêlé? «C’estvrai que nous avons le culte dela tradition dans la viticulturesuisse, concède Jean-LaurentSpring. Mais à la marge des ap-pellations d’origine, je croisqu’il y a de la place pour le dé-veloppement de ces produits.Il y aura une pression accrueau niveau des maladies fon-giques. Ce sont des réflexionsdouloureuses, mais il faut pen-ser à des alternatives.»

Philippe Dupraz note un «re-virement récent, mais très net»en France, pays historiquementle plus rétif à l’utilisation deshybrides. Le chercheur admetque l’ancienne génération a dumal à accepter le retour de l’hybride. «Mais ils finiront pary trouver leur compte. Car il ya aussi un critère économique,avec la diminution de la quan-tité de produits pour traiter la vigne.»

Bio et locale, la tomate du futur

Le marché des semences hybrides est contrôlé par des multinationales, accusées de faire chuter la biodiversité. L’engouement pour la vente directe pourrait changer la donne.

Dans la culture maraîchère, les hybrides ne sontpas sur le retour, comme en œnologie. Ils dominentlargement la production. «Les croisements donnentdes semences plus productives et homogènes, explique Vincent Gigon, chargé d’enseignement à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’archi-tecture à Genève – hepia. De plus, l’ensemble de la production arrive à maturité au même moment,nécessitant une seule récolte.» Mais les hybridesont un grand défaut: elles ne sont pas reproducti-bles. Et ce marché s’est concentré au point d’êtreaujourd’hui dominé par quelques multinationales,comme Monsanto, Cargill ou Syngenta: «Ces entre-prises ont la mainmise, car elles sont capables de faire ces croisements. Avant, les sélectionneursétaient des maisons familiales.»

La législation leur procure aussi un avantage. Dans la plupart des pays européens, les semencescommercialisables doivent être inscrites dans uncatalogue de variétés. Mais des critères d’homogé-néité et un coût d’inscription élevé favorisent les pro-ducteurs d’hybrides: «En France, la société Kokopellia voulu vendre des variétés anciennes et reproducti-bles, mais non inscrites au catalogue. Il y a eu procèset elle a perdu.» De son côté, la Suisse a mis enplace une catégorie spéciale pour les variétés deniche, avec des exigences moins importantes, notam-ment en termes de frais d’inscription. «La pratiquesuisse devrait être étendue au reste de l’Europe, estime Vincent Gigon. Il n’y a pas de raison qu’unmaraîcher ne puisse pas vendre des semences.»

La perte de biodiversité liée à la domination d’uneminorité d’espèces est aujourd’hui dénoncée. «Il y a une tendance à revenir sur d’anciennes variétésreproductibles, de plus en plus présentes dans lavente directe. Des fondations comme Pro SpecieRara conservent de leur côté leur patrimoine géné-tique. Ce sont des réservoirs de biodiversité pour le futur, qui seront peut-être utiles un jour.»

Pour Vincent Gigon, la perte de biodiversité n’est pas liée uniquement à l’hybridation: Il faut un changement de comportement des consomma-teurs, qui mènera à des concessions de la grandedistribution, estime le chercheur. Il observe aussi un nouvel état d’esprit parmi ses étudiants, plus axés que leurs parents sur le bio.

James Thom, graphiste«Les vins issus de ces cépageshybrides m’intriguent. Est-ce qu’on verra apparaître de nouvellessaveurs? Ou du très bon vin à desprix accessibles? J’imagine peut-êtreun séisme dans l’histoire du marché du vin, très conservateur, qui ne s’est pas actualisé de mon point de vue de graphiste. On commence à voir des étiquettes intéressantes, mais on sent deux extrêmes: soit unstyle ultra-traditionnel, avec le château en gravure et un beau portail enGaramond, soit quelque chose sortitout droit du Bauhaus. Cette imageme déplaît car elle donne uneimpression élitiste. Il manque uneouverture sur le monde extérieur. Je rêverais de voir un vigneron collaborer avec des designers ou des artistes. Une fusion électrique qui pourrait donner quelque chose de moderne dans cette industrie.»

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Dans ce dossiersur le décloi-sonnement, Hémisphèresfait intervenirdans certainsarticles des experts horscontexte. Leurs réflexions étonnantes ouvrent de nouveaux horizons.

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PORTFOLIO

Le plus importantsur cette photo,ce sont lesgéraniums quidécorent lefumier. Uneesthétiquetypiquementsuisse selon le photographe,qui dénote d’une tentativedésespérée derendre le mondeplus joli qu’il ne l’est.

Bauer

Andri Pol encadre la SuissePendant une année, le photographe d’origine grisonne Andri Pol a arpenté la Suisse. «Je voulais mieux connaîtremon pays, car je voyage énormément, dit cet autodidacte quitravaille pour des magazines suisses et étrangers. A la basede ma démarche, il y a une simple curiosité.» La série GrüeziSwitzerland comporte une vision à la fois introspective et anthropologique: «Ces images représentent la société suissetelle que je la vois. Je voulais raconter des histoires, diffé-rentes des stéréotypes habituels.» Les clichés sont présentsdans les images d’Andri Pol, mais pour y être interpellés: le Cervin est flanqué de canons à neige ou capté à travers la caméra d’un touriste. Les mises en scène, préparées avec minutie, comportent des cadres, des grillages ou des cloisons. Une critique détournée de la société suisse? «Ce n’est pas mon ressenti, répond le photographe. Je pense que les Suisses font preuve d’ouverture d’esprit.J’ai plutôt un besoin urgent d’encadrer ce que je vois.» www.andripol.com

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TYPOGRAPHIE

En 2012, l’aéroport de Dubaï a eu droit à un re-looking. Pour sa nouvelle signalétique, le hub achoisi la typographie Frutiger, un classique dugenre que le Suisse Adrian Frutiger avait conçupour l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle àParis en 1977. A Dubaï, ce ne sont toutefois pasuniquement les caractères latins qui sont visi-bles dans cette police, mais aussi les informa-tions en arabe. Véritable hybride, la FrutigerArabic est une typographie qui emprunte laclarté et la sobriété à sa parenté latine, combi-née au style calligraphique arabe. Elle apparaîtcomme une police fonctionnelle, singulière-ment moderne par rapport à l’idée qu’on se faitd’une écriture arabe très ornementale.

On doit à la typographe libanaise Nadine Chahine la maternité de ce compagnon de laFrutiger. Elle l’a dessiné en 2004 sur commandede l’Université américaine de Beyrouth avec labénédiction du maître helvétique, qui a super-visé ses travaux. Designer chez Linotype, lagrande fonderie allemande, Nadine Chahinefait partie des spécialistes des adaptations declassiques de la typographie occidentale. On luidoit également les versions officielles arabes deNeue Helvetica et de Univers.

Ces exercices d’hybridations entre des formesd’écritures a priori incompatibles peuvent

s’avérer compliqués. La typographe indiqueainsi qu’elle a bûché pendant trois ans pour dé-velopper sa Frutiger Arabic. «En pratique, ils’agit d’observer la fonction d’une police de ca-ractères. A partir de cette analyse, je cherche lestyle arabe capable de remplir ce rôle. Durant leprocessus de design, il faut tenir compte durythme et de la texture propres aux deux écri-tures», explique-t-elle.

Les expériences de greffes entre tradition typo-graphique occidentale moderne et écrituresexotiques se multiplient à travers le monde.Ainsi, la police Helvetica possède désormaisdes variantes en cyrillique, en hébreu, en chi-nois, en japonais ou en coréen. «J’ai commencéà travailler sur des familles de polices de carac-tères arabes et latins en 2003. A cette époque,les besoins en typographies hybrides existaientdéjà, mais personne n’y répondait. Cette pra-tique connaît un essor considérable depuis cinqans», confirme Nadine Chahine.

Les demandes pour de tels jeux de caractèresproviennent pour l’essentiel d’organisations ac-tives sur plusieurs continents. Les entreprisesmultinationales, les aéroports ou encore les or-ganisations internationales cherchent à unifierleur communication en proposant des typo-graphies parentes dans des écritures différentes.

L’informatique et la mondialisation ont forcé des régionsdu monde avec une forte tradition calligraphique à adopter

la culture typographique occidentale. Un impérialisme des signes, dénoncé par certains typographes.

TEXTE | Sylvain Menétrey

Helvetica en arabe

La typographelibanaise Nadine Chahinea développé laFrutiger Arabic.Un travail qui luia pris trois ans.

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Helvetica en arabeTYPOGRAPHIE

La typographieXinGothic estl’une des plusutilisées enChine, à Taïwanet à Hong Kong.Elle a été crééepar Sammy Or,un célèbre typographeasiatique depuis plus de trente ans.

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Elles emploient ces hybrides en associationavec les versions latines, à l’exemple de labanque Emirates NBD avec la Frutiger ou de lachaîne d’information Sky News Arabia avecl’Helvetica Neue. Lorsqu’ils se suivent sur unlogo ou un panneau indicateur, ces signes issusd’écritures différentes apparaissent indéniable-ment comme des membres d’une même famille.

Cette volonté d’universaliser le langage typo-graphique témoigne du triomphe de la tradi-tion occidentale. «Il existe une fascinationénorme pour notre culture typographique. Onvoit émerger des générations de typographesdans des pays comme la Chine, qui ont pour-tant une histoire du geste calligraphique trèsancrée», remarque Ruedi Baur, designer ensei-gnant à la Haute école d’art et de design de Ge-nève (HEAD) et responsable de la signalétiquedu Centre Pompidou à Paris, ou d’aéroportscomme celui de Cologne-Bonn et de Vienne.

Dans le monde arabo-musulman, des entraveséconomiques, culturelles et religieuses ont re-tardé l’avènement de la typographie. Les co-pistes formaient une puissante corporation quia empêché longtemps la diffusion de l’impri-merie. Par ailleurs, l’écriture arabe s’apparenteà bien plus qu’un outil de communication, carelle est liée à la parole de Dieu à travers leCoran. L’imprimerie n’a ainsi commencé àremplacer l’écriture manuscrite qu’au XIXe siè-cle. Par ailleurs, l’arabe pose des problèmestechniques en raison de ses ligatures et de let-tres dont le tracé varie selon leur position dansle mot. La calligraphie arabe se distingue ainsipar deux styles différents: le kufi, d’aspect trèsgéométrique, et le naksh qui est plus arrondi.Le premier sert traditionnellement à écrire destitres et de grandes enseignes; le second, plusfluide, est employé principalement pour lestextes. Le style naksh a beaucoup souffert de latransition vers la typographie en perdant sasubtilité et son élégance.

L’informatique et internet rendent pourtant né-cessaires les développements de la typographiedans le monde entier. A l’image de Nadine Chahine, une jeune génération s’attelle à com-bler le retard en créant soit des polices de carac-tères inspirées de la calligraphie traditionnelle,

soit des compagnons de polices latines. «Il existeun marché pour ces deux types de produits», as-sure Nadine Chahine.

Ne faut-il cependant pas voir dans ce dévelop-pement une forme d’impérialisme occidental?«C’est toujours l’Helvetica qu’on prend commemodèle et non pas d’autres écritures. A traversces adaptations, on gomme les spécificités ré-gionales. Par exemple, les idéogrammes chinoissont très complexes. Quand on les passe à tra-vers une matrice latine, ils perdent leur identité.Le processus peut fonctionner sur quelques caractères, mais dans l’ensemble, on entre dansun compromis constant», constate Ruedi Baur.

Nadine Chahine voit les choses de manière plus nuancée: «Le modèle pour le design gra-phique n’est pas le latin mais la fonction que lecompagnon latin remplit. Ces polices de carac-tère créent un dialogue entre les écritures enpermettant à des marques de présenter la mêmepersonnalité quelle que soit la langue dans la-quelle elles s’expriment. On pourrait parlerd’occidentalisation, si l’on cherchait à forcerdes écritures à faire quelque chose qu’elles nesont pas censées faire. La source d’inspirationde mon travail est l’héritage calligraphiquearabe et les rues de Beyrouth.»

Ces typographies hybrides fonctionnent géné-ralement mieux en typographie titre qu’en texte.Elles posent en effet souvent des problèmesd’occupation de la page. «On estime qu’unebelle typographie ne laisse pas de trou dans lapage de texte et qu’elle génère de beaux niveauxde gris. Or, il est difficile de travailler avec l’arabepour qu’il crée de belles surfaces grises. On doit

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Exemple de typographie hybride à l’aéro-port de Dubaï.Le typographecontemporaindoit se confronterà la relation entredifférents sys-tèmes visuels. Il doit parvenir àcréer une imagequi fasse sensdans son intégralité maiségalement pourle lecteur dechaque type decaractères.

Helvetica en arabeTYPOGRAPHIE

Le professeurRuedi Baurcraint que lessignes chinoisou arabes ne perdent leur identitélorsqu’ils sontpassés à travers une matrice latine.

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que l’égal n’est pas forcément intéressant.»Parmi les recherches et les expériences menéeslors de cette étude, il a piloté une hybridationinverse, qui prenait pour point de départ la cal-ligraphie chinoise. «On arrivait à des caractèreslatins proches des lettres gothiques!» s’amusele typographe genevois. Une nouvelle rechercheFNS va se consacrer à la cohabitation du latinet de l’arabe, en considérant l’arabe non pascomme une écriture mais comme un continentoù existent différentes manières d’aborderl’écrit du Maroc au Pakistan.

Le designer voit dans la tendance actuelle desmarques de luxe qui créent de petites enseignesspécifiques pour certaines régions du monde unretour aux particularismes qui pourrait influen-cer aussi la typographie. Les avancées tech-niques pourraient aussi redonner une actualité àla calligraphie. «La guerre technologique qui aopposé le Japon avec le fax et les Etats-Unisavec internet avait aussi pour but côté japonaisde sauver leur tradition calligraphique. Ils ontperdu une bataille, mais peut-être pas la guerre,car avec le digital, on arrivera bientôt à unecomplexité de dessin digne du fax.»

Le designer péki-nois Jiang Hua aréalisé l’afficheci-contre. Il a

mené beaucoupde recherches

pour moderniserle design de

l’écriture chinoise.Jiang Hua est

également écri-vain et curateur. Ila reçu de nom-breux prix inter-nationaux pour

ses travaux.

Helvetica en arabeTYPOGRAPHIE

parfois tellement compresser les lettres qu’onanéantit leur singularité», ajoute Ruedi Baur.

Dans l’histoire de la typographie, l’ambitionuniversaliste n’est pas une affaire récente. Lesnoms de certaines typographies comme l’Uni-vers d’Adrian Frutiger, ou la DIN qui dérive del’acronyme de l’Institut allemand de normalisa-tion (Deutsches Institut für Normung) témoi-gnent de cette aspiration totalisante. Le Bauhausa largement contribué à cette vaste entreprise denormalisation des signes. Herbert Bayer, le res-ponsable du département imprimerie de l’écolede Dessau entre 1925 et 1928, a ainsi dessinél’Universal, une police débarrassée de toute cursivité et censée se réduire à sa seule fonction.Dans cette optique, les caractères ne sont pluscensés figurer le texte mais le donner à lire. Depar son manque de lisibilité évident, l’Universaldémontrait toutefois l’échec de cette visionradicale. Aujourd’hui, le programme normatifau niveau typographique est porté par le consor-tiumUnicode qui cherche à coder les caractèresdans toutes les langues et les écritures afin depermettre des échanges de fichier au niveaumondial sans l’apparition de signes cabalis-tiques. A l’heure actuelle, le standard couvre109’000 caractères dans 93 écritures.

Partisan de la singularité, Ruedi Baur a dirigéun projet de recherche financé par le Fonds na-tional suisse sur la cohabitation des signes.«Cette étude consistait à réfléchir à des carac-tères, non pas de manière isolée, mais en rela-tion avec d’autres cultures tout en considérant

Une plongéedans la réalité

urbaine chinoisemontre à

quel point l’enchevêtrementde signes prove-nant de cultures

différentes relèvedu quotidien.

La cohabitationde ces signes

est parfois réussie, parfois

hasardeuse.

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ART

Les projets artistiques qui utilisent les nouvellestechnologies ou s’inspirent de la recherchescientifique abondent désormais en Suisse. «Lascience gagne en importance dans l’art, car latechnologie est plus présente que jamais dansnos vies, observe Daniel Sciboz, responsable duMaster en Media Design de la Haute école d’artet de design Genève (HEAD). Bien qu’encoreexploitées de façon marginale, les neuros-ciences, les biotechnologies et l’intelligence artificielle suscitent un intérêt grandissant.»

L’intégration des technologies dans la créationartistique est souvent associée à un question-nement plus large sur leur impact sociétal. A l’image deschorégraphies élaborées parPablo Ventura, qui place côteà côte danseurs et robots. Aveccette association, il tente d’at-tirer l’attention sur les dangerspotentiels causés par les ma-chines (lire encadré p. 27). «Lesartistes peuvent agir en touteliberté en détournant les fonc-tions originelles des technolo-gies ou en donnant forme auxenjeux qui entourent la re-cherche fondamentale», analyseDaniel Sciboz.

Davantage qu’une tendance, les relations entrel’art et la technologie sont favorisées par la mul-tiplication des projets institutionnels mêlant cesdeux domaines, ainsi que par l’ouverture deslieux de recherche à la culture. Les écoles poly-techniques et d’autres établissements comme le CERN – dans le cadre de son projet Col-lide@CERN – accueillent ainsi régulièrementdes artistes entre leurs murs. Des échanges quese charge notamment de promouvoir l’organi-sation suisse Artists-in-Labs. «Dans ce décloi-sonnement, les nouveaux outils ‹open source›et la culture du partage en ligne jouent un rôlecrucial», souligne Daniel Sciboz.

Un nombre croissant de créations s’inspirent dela recherche scientifique. Mais ce décloisonnement

entre disciplines peine encore à convaincrele marché de l’art.

TEXTE | Benjamin Keller

Des artistes au labo

Le professeurDaniel Scibozde la HEAD-Genève expliqueque les neuro-sciences et lesbiotechnologiessuscitent un intérêt grandis-sant auprès des artistes.

Valentin BarraudGérant de restaurant chez DSR«Des artistes qui s’inspirent des sciences, cela ne me paraîtpas révolutionnaire. Ces disciplines ont été mises à l’écart lesunes des autres par l’histoire. L’apparition des nouvelles tech-nologies apporte simplement de nouveaux moyens d’expression.En cuisine également, on peut s’inspirer d’autres disciplines.De mon point de vue, la technologie dans l’assiette est à pren-dre avec d’infinies précautions. Nul besoin de compliquer leschoses quand on dispose d’un produit de base de grandequalité. Par contre, je fais volontiers un parallèle entre la cui-sine et la musique. Car les notes jouées par un musicien sontà écouter et à apprécier en direct. Un morceau de musique ne sera jamais identique, même rejoué mille fois. Pour le cuisi-nier, c’est pareil: jamais deux créations ne seront semblables:l’humeur du chef, les produits à sa disposition ou la passionsont autant de variables qui peuvent influencer le résultat.»

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Des artistes au laboART

Sur scène, un robot s’animeau rythme d’une bande-sonsidérurgique. A ses côtés,des danseurs aux gestesmachinaux, baignés d’unelumière métallique. Cettechorégraphie, baptisée«Zone», est l’œuvre du cho-régraphe Pablo Ventura:«En faisant danser les humains comme des ma-chines et les machinescomme des humains, jem’interroge sur l’impact des technologies dans nosvies et sur leurs dangers.»

En 2007, après quinze ansde danse contemporaine,ce Zurichois d’origine es-pagnole a été sélectionné par le programme suisseArtists-in-Lab. Il élabore,avec des chercheurs du

Laboratoire d’intelligenceartificielle de Zurich, des logiciels générant des cho-régraphies aléatoirement.«Ensuite, comme un DJ, jeles mixe jusqu’à obtenir unrésultat satisfaisant.»

Désormais, Pablo Venturas’intéresse à l’interactionentre les danseurs et leurenvironnement visuel et sonore. Dans le cadre duprojet Sinlab (lire Hémi-sphères No 3, p. 71) à laManufacture de Lausanne(Haute école de théâtre de Suisse romande), il a notamment créé des soft-wares permettant aux danseurs de composer de la musique et d’agir surles images grâce à leursmouvements.

PABLO VENTURA La danse des robots

convaincre le marché de l’art. «A Art Basel, parexemple, les technologies et la science sont trèspeu présentes», constate ainsi Michel Vust. Desrésistances en partie liées au potentiel de com-mercialisation limité de certaines créations, enparticulier des œuvres digitales. L’autre granddéfi reste celui de la formation. «Croiser art ettechnologie implique d’imaginer de nouveauxmoyens d’enseigner des connaissances spéci-fiques aux deux domaines et d’encourager lesapproches ouvertes qui permettent de dépasserles enjeux propres à une discipline, expliqueDaniel Sciboz, de la HEAD. Le défi consiste àformer des artistes et des designers capables demaîtriser ces différents aspects.»

L’engouement des artistes pour la science nedate toutefois pas d’hier, rappelle Michel Vust,responsable du programme Culture digitale dePro Helvetia: «Ils ont toujours été intéressés parles technologies. La nouveauté réside dans l’om-niprésence de ces outils à chaque étape de lacréation culturelle.» Dans les années 1960 eneffet, des artistes comme Jean Tinguely et RobertRauschenberg avaient déjà collaboré, par exem-ple, avec l’ingénieur suédois Billy Klüver pourréaliser des œuvres hybrides, telle la fameusemachine autodestructrice de Tinguely.

A l’heure actuelle, ces pratiques, si elles se développent rapidement, peinent encore à

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L’artiste montréalaiseMarie-France Boja-nowski travaille sur leneurofeedback dans lecadre d’une résidence à l’Institute of ComputerSystems de l’EPFZ, entamée en 2011.Cette technique, à voca-tion thérapeutique, per-met de révéler à unepersonne son activitécérébrale en temps réel,sous forme, notamment,d’images ou de sons.Grâce à un capteurplacé sur le front et un dispositif ad hoc,l’utilisateur parvient à agir sur ces représen-tations en modifiant son état mental.

En collaboration avec leschercheurs de l’établis-sement zurichois, Marie-France Bojanowski ad’abord élaboré, pendantneuf mois, un systèmed’immersion vidéo fondésur ce principe. Actuel-lement, elle développeun objet interactif tenantdans une main, toujoursbasé sur le neurofeed-back. «Il s’agit d’un mi-roir du cerveau, expliquel’artiste. En se relaxant,on parvient, par exem-ple, à réduire les vibra-tions émises par l’objet.»

Artiste pluridisciplinaire,dont les activités s’éten-dent du design industrielaux documentaires,Marie-France Bojanowskine bénéficiait d’aucuneformation en neuros-ciences avant de se lancer dans ces projets.Elle a depuis acquis desolides connaissancesdans ce domaine. Seconsidère-t-elle toujourscomme une artiste?«Au-delà des étiquettes,le statut se définit parl’interlocuteur auquel ons’adresse, répond-elle.Le public d’une confé-rence scientifique n’estpas le même que celuid’une installation artis-tique. Il faut savoir adap-ter son discours.»

LUCA FORCUCCI Des paysages sonores

MARIE-FRANCE BOJANOWSKI Un miroir cérébral

Luca Forcucci écoute plus qu’il n’en-tend. De São Paulo en passant par les crêtes du Jura, il tend l’oreille – etle micro – pour capter des «paysagessonores», du tumulte des mégapolesau bruissement des forêts. «Le sémio-logue Roland Barthes a établi une distinction entre le fait d’entendre, unphénomène physiologique, et celuid’écouter, un acte psychologique, explique le Chaux-de-Fonnier depuisShanghai, où il se trouve actuellementen résidence. Aujourd’hui, l’écoute atendance à se perdre, polluée par tropde stimulations visuelles.»

En 2009, Luca Forcucci entame unerésidence au Brain Mind Institute de l’EPFL, où il développe plusieursprojets pour explorer la relation entrele son et l’espace. Inspiré par des recherches des scientifiques, il créeune installation mélangeant, au traversd’une forêt de haut-parleurs, desbruits urbains et des sons de l’orga-nisme – respiration, battements ducœur – pour abolir la scission entre le corps et l’espace. «En général, on entend soit l’un, soit l’autre, maisjamais les deux en même temps.»

Luca Forcucci rappelle qu’auparavantl’art et la science étaient des disci-plines entremêlées: «Omar Khayyam,philosophe et poète perse, était aussiastronome et mathématicien. Cettepluridisciplinarité s’est perdue. Al’heure actuelle, elle semble carrémentavoir été oubliée. Mais si l’on n’est pasbousculé de temps en temps, on resteenfermé dans les mêmes schémas.»

Des artistes au laboART

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A Lausanne existe une station de métro que LalieS. Pascual est l’une desseules à connaître. Elle nefait partie ni du M1 ni duM2, et conduit tout droit à Boston, aux Etats-Unis.Située sur la place piétonnede la Palud, elle ne se dé-voile qu’à travers le filtred’un smartphone, grâce à la réalité augmentée. L’arrêtfantôme a été «construit»récemment par l’artistedans le cadre du projetMetro-Next, en collabora-tion avec deux autres «ar-chitectes», le professeurJohn Craig Freeman et Caroline Bernard.

«La technologie casse lesfrontières entre ce qui estréel et ce qui ne l’est pas,commente celle qui a étudiél’art contemporain à Bostonpuis à Londres, avant des’établir à Lausanne en2009. Ce n’est pas parcequ’un objet n’est pas visibleà l’œil nu qu’il n’existe pas.»Membre du Manifest.AR, uncollectif international œu-vrant pour l’émergence denouvelles formes de réalitéaugmentée, Lalie S. Pascuala réalisé d’autres œuvres vir-tuelles dans la capitale vau-doise, comme des oiseauxs’envolant du lac Léman endirection de Los Angeles.

Pour conceptualiser ces volatiles, elle s’est appuyéesur sa technique de prédi-lection: les collages digitaux. A partir de photo-graphies qu’elle réalise elle-même, elle isole desformes primitives grâce àdes logiciels informatiques,puis les assemble pour leur conférer de nouvellesidentités, de manière aléa-toire. «J’aime l’idée de faire se rencontrer des éléments inattendus pourdonner vie à des ensemblesinédits, explique-t-elle. Pour cela, je m’inspire desprocessus de la nature,souvent accidentels.»

LALIE S. PASCUAL Le métro fantôme

ÉMILIE TAPPOLET, RAPHAËL MUÑOZ

Immersion dans les tableaux

Des artistes au laboART

Le spectateur peut interagir avecl'installation Mimicry, réalisée parEmilie Tappolet et Raphaël Munoz,diplômés du Master en Media etDesign de la HEAD Genève. La vidéode leur création, peut-être visionnée àl'aide du code QR.

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SOCIAL

Le taux de suicides est stable depuis plus de dixans en Suisse: entre 1’300 et 1’400 individus(suicides assistés compris) y mettent chaqueannée fin à leurs jours. Près de deux tiers d’entre eux sont des hommes. Première causede mortalité chez les 14-25 ans, le suicideconcerne pourtant surtout les aînés: «Le nom-bre absolu de suicides est beaucoup plus élevéaprès 65 ans», précise Dolores Angela CastelliDransart, professeure à la Haute Ecole fri-bourgeoise de travail social. En comparaisoneuropéenne, la Suisse arrive juste derrière lespays où l’on se suicide le plus (Russie, Hon-grie, Slovénie, Finlande, Croatie), et au mêmeniveau que l’Autriche, la Belgique et la France.Ces chiffres précis laissent pourtant entièresdes interrogations fondamentales: pourquoices gens se suicident-ils? Leur geste est-il l’expression de leur libre-arbitre? Pourrait-onles en empêcher?

«Il n’existe pas d’explication univoque au phé-nomène du suicide, souligne Dolores AngelaCastelli Dransart. Actuellement, la recherches’appuie sur un modèle multifactoriel, dit bio-psycho-social et spirituel.» Les nombreusesdisciplines qui alimentent ce modèle (médecine,neurosciences, psychiatrie, philosophie, psy-chologie, sociologie, ethnologie) ont identifiéplusieurs éléments impliqués dans la crise sui-cidaire: facteurs génétiques, physiologiques,

psychologiques et neurocognitifs, mécanismesd’adaptation, conditions de vie, parcours per-sonnel, degré d’intégration, croyances et ac-ceptabilité du suicide dans la société.

L’un des objectifs du concept est de dévelop-per des stratégies de prévention. «La grandemajorité des personnes qui deviennent suici-daires ne passent pas à l’acte si elles sont soute-nues correctement, souligne Dolores AngelaCastelli Dransart. Prévenir le suicide ne signi-fie pas tant l’empêcher que construire avec lapersonne des conditions de vie acceptables à sesyeux. Dans ce sens, le nombre de suicides avé-rés n’est que le pic de l’iceberg. On estime que,chaque année, 20’000 à 25’000 personnes fontune tentative de suicide. C’est donc au niveaude la suicidalité, en tant que processus, que laprévention intervient.» Par ailleurs, son poten-tiel est loin d’être épuisé en Suisse: «Notre paysne dispose pas de stratégie nationale de pré-vention du suicide», rappelle la chercheuse.

Autre aspect clé des approches actuelles: lacondamnation du suicide, ancrée dans la théo-logie catholique et chez des philosophescomme Kant, a cédé la place à une certaine to-lérance, sans abolir pour autant les jugementsde valeur. En se focalisant sur la souffrance dela personne qui se suicide, on a remis sa res-ponsabilité en question. Comme l’explique

Première cause de mortalité chez les jeunes suisses, le suicide illustre la nécessité de collaboration

entre disciplines.TEXTE | Catherine Riva

Décloisonner la connaissancepour mieux prévenir le suicide

Les recherchesde la profes-seure DoloresAngela CastelliDransart mon-trent que la col-laboration entre professionnelsde différentesdisciplines permet demieux évaluer la suicidalité.

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Jean-Cassien Billier, maître de conférences dephilosophie morale et politique à l’Universitéde Paris IV, dans la revue Raison publique,«analyser le suicide comme le produit de forceset d’organisations sociales particulières, commeune maladie ou le résultat d’une maladie, ou en-core comme un «appel au secours», fait inévi-tablement du suicidé une victime».

Le message du site du Centre d’étude et deprévention du suicide des Hôpitaux universi-taires de Genève illustre bien cette conception:«Le suicide n’est pas un choix. Au contraire,c’est parce que l’on a l’impression de ne plusavoir aucun choix que l’on se suicide. Lorsquel’on est dans une crise suicidaire, on n’est pluslibre, quelque chose nous échappe: la souf-france est telle que l’on ne voit plus d’autreissue. On est dans un état de confusion, on n’aplus de repères et on n’a plus la capacité de rai-sonner logiquement.» Faut-il en conclure quela personne qui se suicide ne sait pas ce qu’ellefait? «Les suicides de bilan de vie, célébrés dansles visions romantiques, ne représentent qu’unetoute petite minorité des cas, confirme DoloresAngela Castelli Dransart. Mais le suicide a tou-jours un sens pour la personne. Toutefois, lesneurosciences ont montré que, pendant la crise

suicidaire, certaines zones du cerveau ne s’acti-vent plus de manière ordinaire.»

Reste que de la définition du suicidé diminuépar la souffrance à celle du suicidé malade men-tal, il n’y a qu’un pas. Que franchira, selon sescritiques, la 5e édition à paraître du manueldiagnostique et statistique des troubles men-taux DSM. Elle projette en effet d’inclure lesnouveaux diagnostics d’«idéation et comporte-ment suicidaires», et d’«automutilation nonsuicidaire». Pour Diego de Leo, professeur àl’Australian Institute for Suicide Research andPrevention, cela représenterait le «parachève-ment de la tendance actuelle à la médicalisationdu suicide, et une régression par rapport auxapproches pluridisciplinaires actuelles». Do-lores Angela Castelli Dransart estime pour sapart que la seule médicalisation de l’acte faitl’impasse sur tout un pan de la réalité: «Unepersonne suicidaire vit dans des conditions devie complexes. Elle a besoin de soutien à diffé-rents niveaux, et d’une intervention multidi-mensionnelle, qui place sa souffrance au centre.Le modèle bio-psycho-social doit être là pourcomprendre, mais permettre aussi d’agir. Il fautformer les professionnels de la santé, les para-médicaux, le personnel pédagogique, les tra-

Mieux prévenir le suicideSOCIAL

Le photographenorvégien JonasBendiksen a réalisé un travaildans le villageInuit de Qikiqtar-juaq en 2004.Cette commu-nauté de 500 ha-bitants se situedans l’arctiquecanadien, à descentaines de kilo-mètres du pro-chain village. Elledétient le tristerecord du taux de suicide le plusélevé du Canada,à tel point que lesspécialistes par-lent d’épidémie.Sur la photo ci-contre, on voitRosley qui ob-serve le paysagegelé par sa fenê-tre. De nombreuxmembres de safamille se sontsuicidé et sonpère a fait déjà 5 tentatives. Elle-même s’estbattue pour nepas commettrel’irréparable, maiselle vit avec lapeur constantede connaître laprochaine victime.

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14,3Suisse

11,3OCDE

10,5 Etats-Unis

6,2Angleterre

2,8Grèce

19,7Japon

28,4Corée du Sud

Fort taux de suicide en SuisseNombre de suicides pour 100’000 habitants

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Les suicides à France Télécom ou les limites des statistiquesLa vague de suicides à France Télé-com représente l’une des affaires desuicides en entreprise qui a le plusdéfrayé la chronique. Rappel des faits:entre 2006 et 2008, France Télécoma supprimé 22’000 postes. En 2008et 2009, 35 employés du groupe sesont donné la mort. Selon un rapportde l’Inspection du travail, le groupeaurait «mis en œuvre des méthodesde gestion du personnel qui ont fragi-lisé psychologiquement les salariés et porté atteinte à leur santé physiqueet mentale».

En octobre 2009, le statisticien RenéPadieu a allumé une polémique. Ilsoutenait qu’on ne possédait pas les

preuves d’une vague de suicides chezFrance Télécom, car les statistiquesde la population active montraientqu’on se suicidait «probablementmoins à France Télécom qu’ailleurs».En d’autres termes, la vague de sui-cides provenait de l’utilisation d’uneméthode d’analyse inadéquate.

Hervé Le Bras, mathématicien et démographe, et Luc Peillon, de la rubrique Désintox à Libération, ont répliqué en comparant le taux annuelde suicides pour des raisons profes-sionnelles à France Télécom (6 pour100’000) avec celui de la populationactive en France (1,6 pour 100’000).Leur conclusion: «Un taux de suicidespour raisons professionnelles quatrefois supérieur chez l’opérateur télé-

phonique.» Gérald Bronner, professeurde sociologie à l’Université de Stras-bourg, a contesté leur analyse, en rap-pelant qu’il suffit de porter son attention«sur une fourchette de temps choisiepour les besoins de l’actualité» pourqu’un événement apparaisse commela «manifestation d’une ‘loi des séries’».Or, dans l’affaire France Télécom, «nile nombre de ces suicides, ni la façondont ils se sont déployés dans letemps ne justifiaientt qu’on emploie le terme de vague ou d’épidémie».

Cette bataille des chiffres n’est pasterminée et la justice devra trancher:En juillet 2012, l’entreprise et trois deses anciens hauts responsables ontété mis en examen pour harcèlementmoral. Une première.

vailleurs sociaux, à une base commune deconnaissances pour mieux gérer la crise. Bref,décloisonner les territoires, tout en se mettantd’accord sur la spécificité des interventions dechacun, dans une optique de complémentarité.»

Une recherche menée par Dolores Angela,Castelli Dransart et sa collègue Sophie Guerrysur la manière dont les professionnels de lasanté et du social font face à la suicidalité a ainsi montré que la collaboration entre pro-fessionnels d’horizons différents représente un enjeu vital: «Cela permet d’évaluer la suici-dalité de manière plus complète, de mettre enplace des interventions ajustées et d’améliorerla qualité et la pertinence de l’accompagnement.Si elle est constructive, cette collaboration re-présente un facteur de protection pour la per-sonne suicidaire.»

Mieux prévenir le suicideSOCIAL

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PORTFOLIO

Cetteconstruction en bois situéedans une carrièrede sable dans le canton deSoleure sert àl’entraînement au tir de combat.L’individu aupremier planramasse lescartouches vides.Une prise de vue qui reflète le point de vue ironique duphotographe surce sport national.

Ichertswil, Combat group

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PORTRAITS

Echanger des idées, sortir des sentiers battus ou encoretenter de faire changer les mentalités: le décloisonnement

prend des formes multiples. Zoom sur le parcours de cinq individus qui font tomber les barrières.

TEXTE | Camille Guignet

Un rapport individualisé au décloisonnement

Pascal Eric Gaberel,54 ans,sociologue et informaticien

«Je veux démocratiser l’accèsaux services sur internet»Le décloisonnement, Pascal EricGaberel y travaille tous les jours. Avecune vingtaine d’autres chercheurs, ceprofesseur de la Haute école de travailsocial et de la santé – EESP - Lausanneparticipe au projet de ville intelligente«eGov Innovation Center». Lancé il y a neuf mois, il vise à instaurer unsystème d’administration cybernétique,via la mise en place d’une plate-formeinternet centralisant les démarchesadministratives effectuées entre lescitoyens, les entreprises et l’Etat. Lesociologue s’intéresse aux questionsd’accessibilité de cette plate-forme.«En Suisse, le fait de ne parler quel’italien réduit de 37% l’accès auxservices en ligne. D’autres facteursentravent la probabilité de pouvoirutiliser internet, comme par exempleêtre une femme, avoir plus de 65 ans,vivre avec un handicap ou ne pasbénéficier d’une formation supérieure.Mon but est de permettre à toute lapopulation d’accéder à ces démarchesen ligne.» L’une des méthodes utiliséesconsiste à identifier les mécanismesresponsables de la mise à l’écart decertains groupes, grâce au dialoguedirect avec les principaux intéressés.Avant de plancher sur cesproblématiques, Pascal Eric Gaberel a travaillé dix ans comme sociologueindépendant. Durant cette période, il s’est intéressé aux problématiquessociales, relatives à la famille ou auxquestions d’éducation. Touche-à-tout, il possède un diplôme d’informatique.

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Un rapport individualisé au décloisonnementPORTRAITS

«Ouvrons les frontières aux personnes qui respectentles règles»«En tant que garde-frontière, nousreprésentons une carte de visite de laSuisse, explique Michel Bachar, porte-parole des garde-frontières à Genève.Nous essayons de véhiculer l’imaged’un pays chaleureux, mais qui traqueles mauvais joueurs. D’origine turqueet croate, Michel Bachar estime que le fait d’être né et d’avoir grandi enSuisse relève du privilège. Ce qui nel’empêche pas de se montrer partisan

d’un décloisonnement contrôlé. «Les portes du pays doivent s’ouvrirsuffisamment aux personnes quirespectent les règles. Et se fermerpour les autres.» Dans son collimateurse trouvent surtout les trafiquants de drogue. «C’est pour lutter contreces réseaux que j’ai choisi ce métier.Plusieurs de mes proches sont mortsd’une overdose, ce problème metouche particulièrement.» Chaqueannée, la brigade genevoise desgardes-frontières intercepte unedizaine de kilos de poudre. C’est le

fruit d’un travail prenant. «Le métierque j’exerce aujourd’hui représenteune passion. Il me demandeénormément d’énergie. Lorsqu’ons’attaque au trafic de drogue, on doitdistinguer parmi les suspects ceux qui vous disent la vérité des autres.Pour cela, il faut être capable de sentirles gens.» Avant de devenir garde-frontière, Michel Bachar a travaillépendant dix ans dans la restaurationen tant que sommelier. Marié depuisvingt ans, il est le père de deuxadolescents de 13 et 15 ans.

MichelBachar,45 ans,garde-frontière

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Ngandu Kashama,31 ans,étudiant en scienceséconomiques

«Les seules limites sont cellesque l’on se pose»Depuis l’obtention de sa maturité,Ngandu Kashama, 31 ans, a suivi unparcours quelque peu décloisonné.Après deux ans en faculté de biologie et un court passage en HEC, le jeunehomme originaire de la Républiquedémocratique du Congo interrompt sesétudes, peu convaincu. Il se tourne alorsvers le basket, sa passion de toujours. Iljoue en ligue A depuis l’âge de 16 ans.Au bout de deux ans, il met fin à sacarrière sportive: «Je ne voulais pas fairemon métier de ce sport, où seuls lesmeilleurs parviennent à percer.» S’ensuitune période de galère. Pendant trois ans,il enchaîne les petits jobs avant decommencer, à 27 ans, un certificat encomptabilité. Mais l’obtention de sonpapier coïncide avec la crise et il peine à trouver du travail. «J’étais soit trop, soit pas assez qualifié», se souvient-il. En 2010, il entend parler du Bachelor en Economie d’entreprise, à la Haute Ecole d’Ingenierie et de Gestion duCanton de Vaud – HEIG-VD. «Les coursm’ont tout de suite plu, car j’ai perçu leurutilité. J’aurais juste aimé connaître sonexistence avant!» Hormis ce regret,Ngandu Kashama tire de son parcoursen dents de scie une morale pleined’espoir: «Quand vous avez 25 ans ettoujours pas fini d’études, certains vousdisent qu’il est trop tard. Il ne faut pas lesécouter. A partir du moment où l’on s’estfixé un objectif réaliste, on y parvient.Les seules limites qui existent sontcelles que l’on se pose.»

«Un double cloisonnement freinela progression des femmes»�Au sein de l’association Pacte,Françoise Piron propose des ateliersde formation pour que les femmesprennent conscience de leurs freinsintérieurs, les dépassent et osent aller de l’avant. «Aujourd’hui, les jeunes femmes sont de plus en plusnombreuses à suivre des formationssupérieures, mais le choix des filièrescontinue d’être influencé par le genre,observe cette ingénieure de formationqui a travaillé plusieurs années dans le domaine du génie civil. Plus tard,dans le monde du travail, elles sontsous-représentées dans les postes àresponsabilité. Et si elles occupent despostes de cadre, c’est généralement

dans les ressources humaines et la communication. Ce doublecloisonnement freine leur progressiondans les entreprises.» C’est lorsqu’elles’est retrouvée au chômage à lanaissance de son premier enfant queFrançoise Piron est devenue féministe:«Au début des années 1990, quand j’ai réalisé qu’il n’y avait pas de congématernité pour toutes les femmes enSuisse, j’ai commencé à m’intéresserau sujet.» En 1994, elle crée le bureaude l’égalité à l’EPFL et se consacre à promouvoir les métiers scientifiqueset techniques auprès des filles. Huit ans plus tard, elle fondel’association Pacte, qui a pour objectifde promouvoir la place des femmesdans le monde économique.

FrançoisePiron,50 ans,directrice del’associationPacte

Un rapport individualisé au décloisonnementPORTRAITS

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Vanessa Pointet,24 ans,architecte chez Bureau A�

«Il ne sert à rien de rester chezsoi avec ses convictions»�«J’ai choisi l’architecture car ce métiertouche à différents domaines, dugraphisme à l’art, en passant parl’histoire, la psychologie ou encore lasociologie.» A 24 ans, Vanessa Pointetpossède déjà une belle expérience. En 2012, elle a reçu le Prix de lajeune architecture de la ville de Lyon,lors de la Biennale d’art contemporain.L’objet de tous les honneurs? Unkiosque de 28 mètres de haut, tout en échafaudages, abritant des scènesde spectacles et des jardinsparticipatifs creusés dans le bitume.«Nous voulions proposer aux visiteursquelque chose de différent. Les gensont été surpris de découvrir cettestructure massive, paradoxalementfaite de presque rien. Ils ont aimé lesconcerts et les lectures publiques.»Durant ses études, la Française a été un membre actif du collectif «De l’aire», regroupant toutes sortesd’artistes. «Travailler avec des personnesissues de différents horizons permetd’accumuler les connaissances, maisaussi de confronter ses idées. Cedécloisonnement est constructif, carcela ne sert à rien de rester chez soiavec ses convictions.» Depuis peu,Vanessa Pointet travaille pour BureauA, à Genève, qui mise sur uneapproche intégrée de l’architecture.«Nous n’hésitons pas à faire appel àdes sociologues ou à des historienspour monter de nouveaux projets.Notre démarche s’oppose à celle del’architecte-star, seul dans sa tête etimposant son style.»

Un rapport individualisé au décloisonnementPORTRAITS

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SANTÉ

Echanger son psy contre un pinceau ou un lec-teur MP3? Tentant, mais malheureusement pasefficace. Ou plutôt, pas efficace tout seul. Ac-tuellement, la combinaison entre les thérapiesalternatives (art thérapie, musicothérapie…) etla médecine traditionnelle (médicaments, chi-rurgie, psychothérapie…) gagne fortement enreconnaissance. Les barrières entre pratiquesmédicales traditionnelles et complémentairess’effritent de plus en plus. Ce qui permet de per-sonnaliser toujours davantage les traitements.

Elodie Lévy Gerber, infirmière, thérapeuteavec le cheval et intervenante à la Haute écolede travail social et de la santé – EESP - Lausanne,voit dans ce qu’on appelle le «pluralisme médi-cal» une solution d’avenir. «Le monde de lasanté prend aujourd’hui conscience que, lors-que les thérapies classiques ne suffisent pas, ilne faut pas hésiter à recourir à des formes deprises en charge privilégiant d’autres canaux de communication que le plan verbal. Pour certaines pathologies, notamment psychiques,il devient nécessaire de se diriger vers un traite-ment pluridisciplinaire.»

Hôpitaux et médecins sont nombreux à avoiradopté cette philosophie éclectique de la méde-cine. Au CHUV par exemple, les patients souf-frant de troubles psychiques sévères peuvent

assister à des ateliers artistiques. «Qu’il s’agissede peinture, de vidéo ou de sculpture, la créa-tion artistique représente un moyen très efficaced’exprimer ses émotions, souvent davantageque la parole, note Charles Bonsack, médecin-chef au Département de psychiatrie de l’hôpi-tal vaudois. Les travaux peuvent ensuite êtreexposés. Cette démarche inclut ainsi un travailtant relationnel, émotionnel que psychologiqueavec le patient.» A noter que ce type de thérapiene concerne pas uniquement les troubles psy-chiques. Il contribue de plus en plus à la guérisonde pathologies physiques, en complément à unechirurgie ou une prise de médicament. «L’artou la musique peuvent intervenir dans le pro-cessus de guérison de toute maladie qui boule-verse l’identité du patient», assure le médecin.

Les médecines complémentaires ont égalementconquis les consommateurs. «Ces médecinessont qualifiées de douces, naturelles, soignantla personne tout entière, sur le long terme, etdonc la cause profonde du problème», expliqueHélène Martin, professeure à l’EESP, qui amené une étude sur la qualification sociale desmédecines non conventionnelles (lire l’inter-view p. 40).

Médecines conventionnelles et complémen-taires ne jouissent en revanche pas du même sta-

Les médecins sont de plus en plus nombreux à penser quela danse ou la musique peuvent intervenir dans le

traitement des maladies. Les barrières entre pratiquemédicale traditionnelle et alternative s’effritent.

TEXTE | Melinda Marchese

L’art de la guérison

L’infirmière spécialisteAlexia Stantzosmène une étudesur l’impact de l’écoute musicale dansles hôpitauxpsychiatriques.

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L’art de la guérisonSANTÉ

tut auprès de l’assurance obligatoire des soins:en Suisse, seules cinq d’entre elles (la médecineanthroposophique, l’homéopathie, la thérapieneurale, la phytothérapie et la médecine tradi-tionnelle chinoise) sont actuellement rembour-sées et à certaines conditions. Motif: «A ce jour,il n’a pas été possible de prouver que ces méde-cines remplissent pleinement les critères égauxd’efficacité, d’adéquation et d’économicité»,selon l’Office fédéral de la santé publique.

D’où la nécessité pour les thérapeutes alterna-tifs, souvent réunis en association par spécialité,de prouver scientifiquement les performances dela méthode qu’ils pratiquent. Actuellement, plu-sieurs recherches en cours tentent de démontrerl’efficacité de ces médecines complémentaires.

L’Association suisse de thérapie avec le cheval(A.S.T.A.C.) se bat par exemple pour faire re-connaître ses traitements. Sa pratique inclutl’animal dans la prise en charge de patients souf-frant de handicap physique ou mental, mais ausside dépendances ou de troubles alimentaires. «Ils’agit d’un gros chantier qui avance progressi-vement, se réjouit Elodie Lévy Gerber, membredu comité de l’A.S.T.A.C. La recherche scienti-fique sur cette méthode se développe et noussommes toujours davantage sollicités, en tantque thérapeutes, par les institutions de soins.»Alexia Stantzos, professeure à HESAV – Hauteécole de santé Vaud et infirmière spécialiste auDépartement de psychiatrie du CHUV, mènede son côté une étude sur l’impact de l’écoutemusicale dans les chambres de soins intensifs

A l’hôpital de Prestwich,dans lesalentours deManchester, des patientsparticipent àune séance de thérapiemusicale.L’établissementengage une foispar semainedeux musiciens locaux quiencouragent le public à danser et à chanter. Des momentsde bonheur qui peuventcontribuer à la guérison.

Un jeunegarçon autistese repose surson cheval lorsd’une sessiond’hippothérapieà Mexico City.Cette méthodedébouche sur de bonsrésultats auprèsdes patientssouffrant d’unhandicapmental, d’unedépendance ou d’un troublealimentaire.

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des hôpitaux psychiatriques. «Il existe très peude données sérieuses sur le sujet pour l’instant.Notre expérience a démontré que la musique fa-cilite la relation soignant-patient. Par exemple,lorsqu’un infirmier entre dans la chambre, ilpeut poser des questions au patient sur la mu-sique qu’il a écoutée (Quel titre avez-vous ap-précié? Qu’avez-vous ressenti?). La musiquepossède une capacité exceptionnelle de mobili-sation des émotions dont nous pouvons tirerparti en soins infirmiers. Face à une personnequi a du mal à communiquer, cet art, qui véhi-cule beaucoup d’émotions, se révèle donc pré-cieux. Par ailleurs, le silence régnant dans lapièce peut parfois être une source d’angoisse,que le son peut éviter.»

La prise en charge de l’obésité par la danse faitaussi l’objet d’une étude. «Nous pensons que ladanse est bénéfique à la mobilité et à la posturedes personnes en surpoids», note Lara Allet,professeure à la Haute Ecole de santé - Genève(HEdS), qui dirige un projet de recherche à cepropos au sein des HUG. Ladanse thérapie doit prouverscientifiquement que son uti-lité va au-delà de la simpleséance d’exercice physique:«Cette méthode semble aiderles patients atteints de mala-dies chroniques, telles que dia-bète, obésité ou dépression àse reconnecter avec leur corps»,observe la thérapeute. Sansoublier le plaisir et la sociabilitéque ces séances prodiguent.

En attendant que les recher-ches en cours délivrent leursrésultats, les bienfaits de lapeinture ou de l’équitationpour une personne malade nesont pas encore pris en chargepar l’assurance-maladie enSuisse. Le pluralisme médical,même s’il est pratiqué et re-connu par les médecins et lespatients, doit encore se faireaccepter politiquement.

L’art de la guérisonSANTÉ

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Guillaume Farin, ingénieur en conception mécanique«Il y a un parallèle à faire entre la médecine et l’ingénierie. L’ingénieurconçoit, réalise et entretient des machines. Or le corps humain est une machine particulièrement perfec-tionnée, dont on ne maîtrise pas tousles rouages. Aucun ingénieur ne peutprétendre maîtriser à 100% le fonc-tionnement de sa machine. Les aléaset les incertitudes peuvent être gérés, jamais supprimés. C’est la mêmechose pour le corps: les connais-sances actuelles permettent de résou-dre une grande partie des problèmes,mais certains dysfonctionnements res-tent inexpliqués. On dit parfois que laconnaissance, c’est d’accepter qu’onne sait pas grand-chose. La médecineen tant que discipline scientifique doitdonc se donner les moyens de trouverdes alternatives pour résoudre desproblèmes qu’elle peine à solutionnerpar les méthodes rationnelles.»

TROIS QUESTIONS ÀHélène MartinSociologue et professeure à laHaute école de travail social et de la santé - EESP – Lausanne.

Vous avez mené une étude sur l’usage des médecinescomplémentaires et scienti-fiques. Est-ce que ces pratiquesintéressent les Suisses?

Oui, ce qui ne signifie pas que les personnes qui y recourent se détournent de la médecine scienti-fique. Face à une maladie jugée grave, les patientsse dirigent sans hésitation vers les médecinesscientifiques, considérées comme efficaces, chi-miques et soignant rapidement le symptôme. Cesmédecines restent donc une référence centrale encas de maladie. Les médecines complémentairessont qualifiées de plus naturelles, soignant la per-sonne entière ou «en profondeur»; elles sont plutôtutilisées préventivement ou pour accompagner untraitement en médecine scientifique et en atténuerles effets néfastes.

Comment expliquez-vous cette différence?Ce système de représentations est une expressiondes dichotomies socio-historiquement construitesentre esprit et corps, science et nature, etc. Et leprojet d’intégrer ces paires opposées peut être rattaché au scepticisme à l’égard des promessesdu progrès et de la science qui a émergé partout en Occident dès les années 1970. C’est d’ailleurscette opposition idéologique qui crée la complé-mentarité, prônée aujourd’hui pour assurer un traite-ment «complet», justement.

En ne remboursant pas les médecines complémentaires, l’assurance obligatoire ne les considère pourtant pas come nécessaires au traitement…Le système suisse d’assurance maladie fonctionnesur l’idée que les assurés consomment les soins, un peu comme devant un buffet (plus il y a de choix,plus on se sert) et qu’il faut les responsabiliser. Cen’est pas du tout ce qu’on a observé. Les assuréssont assez perdus dans ce système très complexe,ne sachant souvent pas ce qui va ou non leur êtreremboursé, ni par quelle assurance. Ils recourentaux différentes médecines en fonction non pas decritères économiques mais de convictions baséessur les représentations dont nous venons de parler,se sentant responsables de prévenir la maladie ets’impliquant dans le processus de guérison. Parcequ’il est peu lisible et qu’il sépare des médecinesutilisées conjointement, on peut dire que le systèmesuisse d’assurance-maladie est dysfonctionnel.

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PORTFOLIO

Chaque année,des cyclistesamateurs seréunissent pourgrimper cinq colsen une journéedans le canton deBerne. «C’est unexploit physique,raconte Andri Pol. Ils sontcomplètementcinglés.» Alorsqu’il réalisait unreportage surcette course, lephotographe aaperçu un groupede motardsfrançais arrêtésau bord de laroute pourencourager les cyclistes. Il n’a pas pus’empêcher dephotographiercette scèneimprobable.

Guttannen (Grimsel)

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TRAVAIL

On parie que vous avez ouvert ces pages entredeux alertes électroniques, une conversationavec un collègue et le bouclage d’un dossier. Etque vous êtes fier de votre capacité à jongleravec toutes ces activités. Et bien, vous avez tort.Pire: plus vous vous pensez bon en multitas-king, plus vous êtes, en réalité, mauvais (et im-pulsif). Telle est la conclusion à laquelle sontarrivés des chercheurs de l’Université de l’Utah(Etats-Unis), dans une étude publiée en janvierdernier. Mais rassurez-vous, vous n’êtes passeul; selon un sondage réalisé par le CSA, prèsde 75% des internautes français surfent en re-gardant des vidéos.

Les chercheurs de l’Université de l’Utah ontdemandé à 310 étudiants en psychologie, filleset garçons autour de la vingtaine, de répondreà des questionnaires sur leur utilisation de tousles médias, de la presse écrite en passant par lesécrans de télévision et les smartphones, et à desquestionnaires reconnus sur l’impulsivité et larecherche de sensations. Les participants ontensuite auto-évalué leur capacité au multitas-king, notamment en téléphonant au volant. Résultat: ceux qui font le plus de choses à la fois sont aussi les plus impulsifs, en quête desensations, qui surévaluent leurs capacités ets’avèrent en fait moins doués que les autresdans ce domaine.

Même si le professeur David Strayer a préciséque ceux qui se pensaient meilleurs dans le do-maine étaient de vifs esprits qui s’ennuyaient ra-pidement, il n’empêche: les conclusions del’enquête sont venues corréler de nombreusesautres études qui, ces dernières années, ontpointé du doigt des croyances erronées sur lepouvoir du multitasking. Pourtant, au début dece troisième millénaire, c’est-à-dire hier, c’étaitle talent à mettre en avant, signe d’efficacité.Une illusion véhiculée avec enthousiasme parles médias et les technophiles, insistent les spé-cialistes. L’un des premiers à avoir flairé l’ar-naque est un Américain, Dave Crenshaw. En2008, il publiait The Myth of Multitasking:How «Doing It All» Gets Nothing Done. «Au-jourd’hui, le multitasking a une connotationd’héroïsme. Nombreux sont les dirigeants quise flattent de leur capacité à le maîtriser, et c’estune qualité qui continue d’être demandée dansles offres d’emploi. Enfin, il est évident que nostéléphones, Facebook ou Twitter nous poussentau multi-tâches.»

Conférencier et conseiller en entreprise réputéoutre-Atlantique, Dave Crenshaw estime que leterme même a été mal compris. «Le mot n’estentré dans le langage commun que dans les an-nées 1990. Il s’agissait au départ d’un terme uti-lisé dans l’informatique, apparu lorsque le

Vantée jusqu’à récemment, la capacité à effectuer plusieurstâches de manière simultanée se voit fortement remise

en question. Plutôt que d’accuser la technologie, si nousregardions l’usage que nous en faisons?

TEXTE | Albertine Bourget

Le prix du multitasking

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système Windows s’est imposé et qui désignel’accomplissement apparemment simultané dedeux tâches ou plus par l’unité centrale de l’or-dinateur, nous explique-t-il. Ce qui compte,c’est le mot «apparent». Car tout comme votrecerveau, l’ordinateur ne peut pas se concentrersur deux choses. Il ne fait que passer rapide-ment d’un programme à l’autre, ce qui donnel’illusion qu’il fait les deux en même temps.»

«En fait, ce que l’on appelle multitaskingconsiste à aller et venir d’une tâche à l’autre»,résume David M. Sanbonmatsu, de l’Universitéde l’Utah. Reste que le lien quasi organiqueentre l’ordinateur et un environnement en mu-tation constante est fait tout de suite. Les spé-cialistes et les médias s’emparent du concept etle rendent «rapidement aussi populaire et ac-cepté que la voiture et le hamburger», selonDave Crenshaw.

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Le prix du multitaskingTRAVAIL

A l’attention volontaire, qui se concentre surune seule et unique tâche, s’ajoute l’attention in-volontaire, stimulée par l’extérieur, comme unepetite enveloppe qui apparaît sur l’écran ou unealerte sonore. Trop de stimuli nuit; la producti-vité baisserait jusqu’à 40% lorsqu’on essaie defaire plusieurs choses à la fois. Pertes de tempset erreurs sont inévitables; en raison des transi-tions exigées par le fait de changer constammentde tâche. Selon la compagnie informatique Intel,un employé consulte ses mails 50 fois par jour,produisant stress, fatigue et, en corollaire, uneproductivité et une satisfaction moindres. Unesituation qui ne va pas s’arranger, puisque lenombre de mails croît à un rythme annuel de66%, selon l’ePolicy Institute.

Et ceux qui pensent que le multitaskingconcerne avant tout les femmes, génétiquementprogrammées pour gérer toutes sortes de choses

Les femmes ne sont pas génétiquementprogramméespour gérerbeaucoup dechoses en pa-rallèle. Commeles hommes,elles peuventtout faire, maispas en mêmetemps. Elles seraient justeplus rapidesqu’eux pourpasser d’unetâche à l’autre.

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en parallèle, se trompent. «En fait, la majoritéde mes clients sont des clientes, des femmesd’affaires qui viennent me voir car depuis desannées, elles se sentent complètement incompé-tentes face à des attentes sociales erronées etl’image véhiculée qu’elles devraient être capa-bles de tout gérer. Alors que les femmes, commeles hommes, peuvent tout faire – mais PAS enmême temps. A la limite, les femmes sont peut-être plus rapides que les hommes à passer d’unetâche à l’autre», insiste Dave Crenshaw.

Personne ne sera étonné d’apprendre que lesfemmes font plus de choses en même temps, queles hommes. Pas besoin de chercher très loinpour comprendre. Depuis la nuit des temps, lesmères de famille n’ont-elles pas travaillé, auxchamps ou à la maison, nettoyé, cuisiné et biensûr élevé, nourri et blanchi des myriades d’en-fants? Dans une étude parue fin 2011 dansl’American Sociological Review, la chercheuseShira Offer a démontré que les mères qui tra-vaillent font plus de multitasking que les pères,et que «dans l’ensemble, c’est pour elles une ex-périence bien plus négative que pour les pères».«L’idée répandue que les mères ou les femmesen général sont de parfaites adeptes du multi-tas-king est trop simpliste», résume cette profes-seure assistante au Département de sociologie del’Université de Bar-Ilan, près de Tel-Aviv (Israël).

Le problème, c’est que la tendance n’est pasprès de s’inverser. «Beaucoup de gens saventque le multitasking est néfaste. Mais leur com-portement reste inchangé, car c’est addictif, etque nous avons conditionné notre esprit etnotre corps à répondre à ces stimuli. Sans par-ler de tous ceux, encore trop nombreux, quisont fiers de leur capacité à gérer plusieurschoses de front», indique Dave Crenshaw. Qui parle d’expérience. «J’ai été diagnostiquécomme sévèrement hyperactif. Ajoutez à celaque je suis un entrepreneur qui a toujours eul’habitude de gérer plein de choses à la fois etvous imaginez la gravité du cas. Mon bureauétait dans une pagaille permanente, avec de lapaperasse du sol au plafond, mais ma carrièreaussi était désorganisée: je ne cessais d’en chan-ger.» Il s’est posé, s’est concentré, a écrit sonlivre, et se consacre désormais à dénoncer lesméfaits du multitâches.

«Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce n’estpas la technologie qu’il faut remettre en ques-tion, mais la manière dont nous l’utilisons, in-siste Dave Crenshaw. Nous, ses utilisateurs,évoluons plus lentement qu’elle, alors que noussommes confrontés à des défis de productivitéqui n’existaient pas il y a vingt ans, et qui exi-gent de repenser la manière dont nous utilisonsles outils technologiques dont nous dispo-sons.» Et de conclure par ces mots à la fois simples et étonnants: «Il est important de serappeler que la technologie est à notre service etque nous en sommes maîtres. Nous avons lepouvoir d’éteindre notre portable, notre boîteélectronique ou nos alertes de SMS. Mais ce quiest fou, c’est que la majorité des gens ne s’enrend pas compte.»

Le prix du multitaskingTRAVAIL

LA FIN DE L’OPEN SPACEDe l’open office au slow workTrès populaire jusqu’à récemment, l’espace de travailpartagé, dit open space, est aujourd’hui remis en question.Cette conception collective, pensée pour renforcer le teambuilding mais surtout l’interaction et les synergies, se voitdésormais associée à une augmentation du stress et demauvaises relations entre les employés. Alors quoi?Difficile de revenir au banal bureau d’antan, trop cloisonné.La revue d’architecture Stream, créée par l’architectefrançais Philippe Chiambaretta, a consacré son édition2O12 au bureau postmoderne. Des entreprises commeGoogle, Facebook ou les studios Pixar ont fait les grostitres avec leurs espaces cool office dédiés à la détentedes employés. Au cool office répond le slow office, salleréservée à la concentration des employés. Les architectesconçoivent aujourd’hui des espaces modulables, certainsdestinés aux réunions informelles où l’on reste debout;d’autres pour des rendez-vous importants, complétés pardes zones privées pour des moments de concentration.L’enjeu aujourd’hui est de combiner la cellule et le cloître, le privé et l’ouverture, résumait Philippe Chiambaretta.

Chez la maison suisse de mobilier Vitra, c’est le citizen office qui prime. L’idée est celle d’un bureauinterchangeable dont chaque membre est responsable etautonome. De plus en plus, notamment dans les start-upoutre-Atlantique, les postes de travail sont modulablesselon les activités de la journée. Sinon, des entreprisesconseillent de changer les places attribuées à intervalle dequelques mois, afin d’éviter la routine. Enfin, timidement,certains mettent en avant la notion de slow work, dans la droite ligne du mouvement slow food. C’est le cas del’Américain Pete Bacevice. L’idée: ralentir un rythme rendufrénétique, en se bloquant des plages horaires où on nelaissera rien nous interrompre, en changeant de pièce pourretrouver l’inspiration ou en sortant travailler dans un café.

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PORTFOLIO

Cette photo a été prise lors d’un concoursd’escalade surglace à Saas-Fee.Le photographe a été frappé parla manière dont le béton encadrele grimpeur. Unefaçon de montrerà quel point latechnique estprésente dans les montagnessuisses.

Eisklettern

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SCIENCES

Rester dans son coin n’est plus dans l’air dutemps – il faut communiquer, échanger, se ras-sembler. Les chercheurs également se voientencouragés à se déployer en réseaux et à deve-nir interdisciplinaires. L’affaire semble logique:comment des chercheurs hyper-spécialiséspourraient-ils encore embrasser les problèmesdans leur globalité? Pour voir au-delà de l’arbrequi cache la forêt, il leur faudra donc rassem-bler les domaines scientifiques: une physicienneici, un géographe là avec une biologiste au milieu. Mais l’interdisciplinarité est aussi deve-nue un argument de poids pour financer ses recherches. Car les politiciens misent sur le mé-lange pour stimuler innovation et créativité. On voit ainsi se multiplier les encouragementsà la recherche transdisciplinaire et autres plate-formes de coopération.

«L’interdisciplinarité en science, c’est avant toutun mot à la mode, tranche Christian Körner, unbotaniste de renommée mondiale qui travaille à l’Université de Bâle. Il sert principalement àimpressionner les responsables de la rechercheet des politiciens bien intentionnés.» Malins, les chercheurs proposent les projets qui corres-pondent aux désirs exprimés: programmes desynergie, mise en réseau, centres d’excellence...Mais, en vain, dénonce le biologiste: «Forcer desgens à coopérer malgré eux se solde souvent

par un échec. J’ai moi-même joué à ce jeu: afinde poursuivre des recherches qui me semblaientvraiment importantes, j’ai postulé avec succèspour un financement réservé à des projets interdisciplinaires. J’estime que nous avons ensuite produit de bons résultats et beaucoupappris sur un plan éducatif. Mais pour être sincère, je doute qu’avoir intégré des chercheursd’autres disciplines ait permis dans notre cas des avancées scientifiques concrètes.»

«Certaines institutions tentent d’imposer lemélange des disciplines, mais cela crée parfoisde mauvais mariages, ajoute Dieter Imboden,ancien président du Fonds national suisse de la recherche scientifique. Certains chercheursvont prétendre collaborer davantage qu’ils nele font en réalité.» Si des infrastructures tellesque le CERN se doivent évidemment d’êtrepartagées, l’obsession des réseaux peut parfoiss’avérer contre-productive. «Certaines tâchessimples sont additives, comme construire uneautoroute, poursuit Dieter Imboden. On peutaller plus vite en engageant davantage d’ou-vriers. Mais la recherche fonctionne en généraldifféremment. Ce n’est pas en rassemblant desmilliers de chercheurs dans un grand projet quel’on va forcément aller plus vite. En tant quetelle, l’interdisciplinarité en soi n’est ni positiveni négative.»

Le concept d’interdisciplinarité est en vogue. Si certains problèmes exigent une telle approche, la qualité des résultats dépend plus des chercheurs

que de l’organisation.TEXTE | Daniel Saraga

Recherche: l’union ne fait pas toujours la force

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Recherche: quand l’union ne fait plus la forceSCIENCES

La pluri-, l’inter- et la transdisciplinarité serventde mantra pour invoquer une créativité défi-ciente, note Dominique Pestre, historien dessciences à l’Ecole des hautes études en sciencessociales (Paris): «Ce sont d’abord des mots, etil faut voir qui les utilise: rarement les cher-cheurs, mais les politiques et les institutions.On ne retrouve pas ce type d’incantations dansla Silicon Valley, ni dans les grands laboratoiresde recherche industrielle des années 1950 telsque les Bell-Labs.» Il serait toutefois faux d’enfaire un phénomène moderne, souligne l’histo-rien: «Des efforts multidisciplinaires ont tou-jours existé. C’est dans la nature même d’unchercheur que de s’inspirer par ce qui se fait àcôté de lui.» L’éconophysique développée ac-tuellement par des physiciens intéressés par lafinance semble un phénomène nouveau. Maisc’est oublier que les physiciens migraient déjàvers d’autres disciplines à la fin du XIXe siècle.

Les grands problèmes de la planète – l’eau, lapollution, la pauvreté, la croissance, le change-ment climatique – exigent une approche pluri-disciplinaire. Selon Christian Körner, «desinstitutions telles que le GIEC (Groupe d’ex-perts intergouvernemental sur l’évolution duclimat) sont absolument nécessaires, mais ellesne mènent pas de recherches interdisciplinaires.Leur rôle consiste à rédiger des synthèses et àstimuler la science.» L’historien DominiquePestre renchérit: «Il est évident qu’il faut par-fois rassembler différentes compétences pouratteindre un objectif complexe. Mais si vous regardez ce qui se passe sur le terrain, la vraiequestion est surtout celle de l’organisation:Comment les objectifs sont-ils définis? Quellesstructures sont mises en place pour coordonnerles travaux? En fait, ce sont des gens, des pratiques et des métiers qui se rencontrent ets’agencent – pas des disciplines.»

Pour Christian Körner, «l’interdisciplinaritéprovient de personnes curieuses qui arrivent à franchir les barrières entre les domaines. L’argent des contribuables est mieux investidans une science menée par le bas: avec des pro-jets proposés par les scientifiques et financés de manière individuelle, basés sur la qualité de l’équipe. Une approche «top-down» risqued’étouffer la créativité.»

TROIS QUESTIONS ÀOlivier NaefResponsable du domaine Ingénierie et Architecturede la HES-SO

La HES-SO veut promouvoir l’interdisciplinarité. Risque-t-on de forcer des mariagesentre des chercheurs?On ne force personne. Certainsde nos instruments de finance-ment soutiennent des recherchesmultidisciplinaires, mais la plupartdes projets viennent des cher-cheurs et des contacts qu’ils entretiennent avec le tissu éco-nomique local. L’industrie s’inté-resse rarement à une innovationisolée comme une simple molé-cule. Le plus souvent, elle veutdévelopper avec nous un produitqui engage plusieurs disciplines.

Des exemples?Nos chimistes et ingénieurs enmécanique ont mis au point des couverts en plastique biodé-gradable en acide polylactide.Des architectes ont travaillé avec des sociologues pour étu-dier les facteurs qui font quequelqu’un se sent bien là où il vit.Des médecins et des ingénieurs en électronique ont développé un outil pour mieux diagnostiquerle glaucome (une maladie dégé-nérative du nerf optique quitouche une personne sur dix dès 70 ans, ndlr).

La HES-SO maintient une structure avec des domainesprésents sur plusieurs localisations. Un avantage?C’est ce que nous pensons. Leshautes écoles du domaine Ingé-nierie et Architecture forment despetites entités multidisciplinairesplus réactives qu’une grandestructure centrale. Vous retrouvezsur un site des étudiants venantde disciplines différentes. Dans le cadre des Masters, étudiantes,étudiants, professeurs et cher-cheurs se rassemblent à Lausanne.Cela offre des opportunités derencontres qui permettent de lancer des projets innovants.

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Les comités d’éthique ou la fin des experts

Laisser tomber les œillères, proposer des frontières à ne pas transgresser, touten reconnaissant les limites d’un telexercice: les comités d’éthique sont enpermanence confrontés à des problèmes

de démarcation.TEXTE | Geneviève Grimm-Gobat

Les comités d’éthique sont en pleine expan-sion. A leur origine, un souhait d’encadrementdes pratiques expérimentales de la bioméde-cine alors que, moins prégnante, la religionn’imposait plus sa morale. Ne pas estimer quela science se situe par-delà le bien et le mal sanspour autant lui mettre des bâtons dans lesroues; entre craintes paralysantes et désirs derecherche sans bornes, une éthique de la res-ponsabilité s’est construite. En 1983, le Comitéconsultatif national d’éthique (CCNE) fran-çais fut le premier comité d’éthique créé dansle monde.

La transdisciplinarité est le dénominateur com-mun de ces comités. Désormais, le seul avis desexperts est jugé indispensable mais pas suffisantpour décider des grands choix sociétaux. Il paraît de plus en plus nécessaire de croiser différentes approches pour animer la réflexionpublique. Que tombent les cloisons entre dis-ciplines lorsqu’il s’agit de prendre du recul et de dégager les enjeux et options soulevés par une question éthique! Des personnes dedifférents horizons s’y attellent désormais dans des comités d’éthique, non pour effacer la complexité, mais pour clarifier les dimen-sions essentielles. «A mesure que notre ré-flexion collective s’élabore, elle dépasse lespoints de vue initiaux de chaque participant.

C’est une démarche qui demande de l’humilitéet implique que chacun reconnaisse qu’il a be-soin de l’autre», relève Jean-Claude Ameisen,l’actuel président du CCNE.

Après s’être focalisées sur le début et la fin devie, les réflexions éthiques portent aujourd’huisur toutes les dimensions de la société. Desrouages consultatifs, pluridisciplinaires, voientle jour pour répondre à des besoins trèsconcrets d’aide à la décision, bien au-delà desquestions de santé, pour tracer les limites entrece qui est acceptable et ne l’est pas. Où est la li-mite du tolérable? «Toute vie sociale reposesur la conviction qu’il y a des règles de com-portement indispensables même si elles limi-tent la liberté. (...) Il y a donc toujours deslimites au tolérable, même si elles sont varia-bles dans le temps et l’espace», estimait l’éthi-cien genevois Eric Fuchs dans Le Temps, enmars dernier.

En dépit des facteurs de division, une intelli-gence commune tente de prendre forme au seindes comités d’éthique. L’exercice n’est pas sansrisque. Aborder les différends dans un espritd’ouverture, établir des convergences en dépitdes divergences, n’est-ce pas accoucher depseudo-consensus? Les comités d’éthique nesont pas épargnés par la critique. Ainsi, pourl’historienne Nadine Fresco, auteure de l’ou-vrage Le clonage humain, «ils débattent desdernières inventions, de prime abord souventinouïes et choquantes, leur fixent des limites,les apprivoisent. Et finalement y accoutumentles décideurs et l’opinion publique.» La chargeest grave. Mais stimulante pour éviter des dé-rives fâcheuses.

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Recherche: quand l’union ne fait plus la forceSCIENCES

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PORTFOLIO

Deux jeunesfemmes testentdes glaces dansun laboratoireMövenpick.L’encadrement de leurs visagespar des fenêtresdonne àl’ensemble uncôté fantastique,qui rappelle lafabrique Wonkadans «Charlie etla Chocolaterie».

Mövenpick

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INGÉNIERIE

Les robots sont entrés dans une nouvelle ère,celle de l’éducation. Ceux avec lesquels travailleElena Mugellini à l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg – EIA-FR ne se pré-sentent certes pas sous la forme physique sym-bolique d’androïdes. Ils possèdent l’apparencede n’importe quel objet d’usage courant. Maisce sont des systèmes intelligents, capables d’ap-prendre et d’interagir.

L’un de ces robots se niche dans une caméraKinect, connectée avec une console Xbox. Dotéde vision, il a appris à reconnaître les humains.Lorsqu’il en aperçoit un, il ne perd pas un seulde ses mouvements. Si l’homme tend le brasvers une lampe, le robot s’empresse de l’allu-mer. Si l’on désigne un chauffe-eau, il lebranche. Une prouesse obtenue grâce à la tech-nologie Bluetooth. Ce robot peut égalements’incarner dans un iPhone: pas besoin alors depointer le doigt en direction de la télévisionpour qu’elle s’allume, il suffit de sélectionnerl’icône correspondante qui s’affiche sur l’écrandu téléphone portable.

Elena Mugellini imagine un monde où il ne serait plus nécessaire de tripatouiller trois ouquatre boutons différents avant de comprendrecomment un appareil fonctionne. Un universoù les objets d’usage courant seraient capables

de sentir nos envies et nos besoins. Ils pour-raient ensuite utiliser cette faculté pour nous faciliter la vie.

«Nous rentrerions fatigués à la maison et se-rions accueillis avec une musique douce et unelumière tamisée, projette la chercheuse. Le robotpourrait aussi nous proposer une recette de cui-sine en fonction du contenu du réfrigérateur.Aujourd’hui, si vous souhaitez visionner vosphotos de vacances en musique, vous devez al-lumer votre PC, retrouver l’endroit où les pho-tos sont enregistrées, insérer le CD que vousvoulez écouter et lancer le slideshow. Bref, vousdevez vous adapter à l’informatique. Nous es-sayons d’intégrer cette technologie dans desobjets auxquels l’homme est habitué depuis qu’ilest apparu sur la Terre. Dans un futur proche,il vous sera possible de stocker des images dansun objet souvenir de vos vacances, par exempleun coquillage, grâce à une puce électroniquestandard que vous aurez collée dessus. Une télé-vision intelligente détectera la puce et lancera lediaporama lorsque vous approcherez le coquil-lage près d’elle. Et si vous le placez près de votreiPhone, vous pourrez y transférer les clichés.Une télévision encore plus sophistiquée affi-chera les photos en reconnaissant simplementle coquillage que vous aurez paramétré, sansqu’il soit nécessaire de coller une puce dessus.»

Dans le laboratoire de la chercheuse Elena Mugellini à Fribourg, les robots apprennent à interagir avec

l’homme. L’étiolement des frontières homme-machine est en marche.

TEXTE | Francesca Sacco

Des robots humanisés

Un mot d’origine slaveLe terme robotest issu deslangues slaves etest formé à partirde rabota, qui signifie travail. Le mot est utilisépour la premièrefois en 1920dans la pièce dethéâtre Rossum’sUniversal Robotsde l’écrivain tchécoslovaqueKarel Capek. Aujourd’hui robotest encore définicomme automate,qui renvoie à toutappareil imitantles mouvementsd’un être animé.Dans l’usage, le terme est em-ployé dans lesdomaines de la robotique, del’informatique etdes technologiesde l’information.Les robots d’au-jourd’hui ne sontplus des pantinset commencent àapprendre d’eux-mêmes, commeles humains.

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Des robots humanisésINGÉNIERIE

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Jusqu’où ira l’intelligence des robots? Celle-ciest parfois volontairement limitée par l’Homme.Ainsi, par crainte d’un comportement défail-lant potentiellement lourd de conséquences entermes d’assurance-accident, les constructeursautomobiles ont refusé le tout-automatiquedans les systèmes de parcage intelligents. «Dansl’industrie, la technologie n’autorise pas encoreune collaboration homme-machine suffisam-ment sûre pour pouvoir travailler sans barrièresde protection, affirme le professeur PhilippeLiscia, responsable de l’Institut d’horlogerie etcréation IHC-Arc. On ne peut pas encore sup-planter l’intelligence et la dextérité de l’Hommeà la précision du robot dans des processus deproduction complexes. Mais les fabricants et lesinstituts de recherche travaillent pour que cettecoopération soit possible.»

Certains spécialistes parlent de «transhuma-nisme» pour désigner le lent étiolement de lafrontière homme-machine. A la Haute école detravail social (HETS) de Genève, Chantal Junker-Tschopp travaille sur des projets de ré-éducation physique avec des personnes ampu-tées. «Au début, le cerveau ne comprend pas: ilcroit que le membre amputé est toujours là, ceque contredit bien évidemment sa vision. D’oùl’apparition d’un conflit interne, que le cerveausignale par des douleurs fantômes. Le travail dela rééducation doit permettre à la personnehandicapée de s’approprier la prothèse commesi elle faisait partie d’elle, un peu à l’instar dujoueur de tennis qui considère sa raquettecomme une extension de lui-même.» Des pro-grès considérables ont été réalisés depuis ledébut des années 2000 dans le domaine des pro-thèses intelligentes, qui peuvent à présent êtrecommandées par la pensée, grâce à des capteursd’impulsions nerveuses. Si on bouge une mainou si on pense seulement à la bouger, le cerveauémet le même signal électrique. On utilise destapis d’électrodes pour capter les signaux et unlogiciel pour les convertir en commandes.

A Fribourg, Elena Mugellini travaille égale-ment sur un projet de robot-fauteuil roulant. Iltourne à gauche lorsque l’utilisateur bouge lesdoigts de sa main gauche, équipés d’électrodes.Même principe pour le virage à droite. «Onparle de shared control, ou contrôle partagé, car

il est possible à tout moment de basculer enmode manuel», précise Elena Mugellini. Lerobot est susceptible d’apprendre à se repérerdans l’espace et à reconnaître les trajets les pluscourts. Equipé d’une mémoire et d’un logicielde conversation, il devrait être capable de pro-poser spontanément différents itinéraires pos-sibles à l’utilisateur. A noter que les personneshandicapées ne sont pas les seules intéresséespar ces applications. Les magiciens le sontaussi…Une autre possibilité consiste à implan-ter des électrodes directement dans le cerveauhumain, ce qui a pour avantage d’augmenter laprécision des commandes – et l’inconvénientd’entraîner un risque d’infection.

Si l’humain s’appuie sur les technologies infor-matiques pour pallier ses faiblesses, certains ro-bots prennent une apparence et des capacités deplus en plus humaines. C’est particulièrementle cas dans le secteur de l’animation vidéo.Ainsi, certains scénarios de science-fiction quisemblaient autrefois irréels(Robocop, Terminator ou en-core I, Robot) le paraissentbeaucoup moins aujourd’hui.On parle parfois de «major-domes des temps modernes»pour désigner ces machines quine sont fabriquées que pourêtre au service de l’homme.Les robots auront-ils droit unjour à l’autodétermination?Lors de la dernière conférenceLift de Genève, un workshopa été consacré à leurs droits.«Il ne s’agit pas d’accorder desdroits à son toaster, y expli-quait Kate Darling, experte enpropriété intellectuelle au MIT.Mais d’établir des normes lé-gales pour protéger les robotssociaux. Ces derniers méritentun traitement différent en rai-son de l’affection que l’on pro-jette sur eux.»

La chercheuseElena Mugelliniimagine unmonde où lesobjets courantsseraient capa-bles de sentirnos envies etnos besoins.

Des robots humanisésINGÉNIERIE

Ludivine Dufour, coureuse de fond«Une des devises olympiques dit «plus vite, plus haut, plus fort.» Noussommes arrivés à de telles perfor-mances humaines que le transhuma-nisme risque de devenir nécessaire. Je souhaiterais que le sport, qu’il soitd’élite ou de loisir, permette au corpsde s’exprimer et de se développer leplus naturellement possible. Lorsquel’effort physique est trop facilité par latechnologie, cela peut s’avérer contre-productif. Je vais prendre l’exemple dupied. Le pied est la plus belle et la pluscomplexe des chaussures. A force del’envelopper, on l’empêche d’effectuerde nombreuses tâches. Il devient alorsparesseux, s’affaiblit et nécessited’être soutenu par des chaussurestoujours plus performantes. L’hommeest devenu pareil, paresseux. En mêmetemps, il veut toujours plus de perfor-mance, alors il cherche des solutionsdans la pharmaceutique avec le do-page, la médecine et la robotique.»

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PORTFOLIO

Le Cervin est la montagne la plus photogra-phiée du monde.Andri Pol souhaite montrer à travers cettescène commentles touristes lecaptent, sans se préoccuper de ce qu’il y a autour d’eux.

Zermatt

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CERVEAU

Une fois le tour de la Terre: c’est la distance quiserait obtenue en reliant bout à bout toutes lesfibres nerveuses du corps calleux. Ces 250 mil-lions de filaments situés au centre du cerveaurelient les deux hémisphères et leur permettentd’échanger des informations. «Les cerveauxdroit et gauche se parlent en permanence, ex-plique Jürgen Dukart, chercheur en neuros-cience à l’Université de Lausanne. Mais lacommunication s’intensifie lors de l’exécutionde tâches cognitives complexes, qui demandentà différentes régions cérébrales de coordonnerleurs actions.»

Le rôle du corps calleux devient en particuliervisible chez les personnes souffrant de lésionsau niveau de cette structure. Dans les années1950, les patients atteints d’épilepsie aiguëétaient souvent traités en sectionnant intégra-lement le corps calleux. Plus rarement appli-quée aujourd’hui, cette procédure chirurgicalevise à empêcher la propagation de l’attaqued’un hémisphère à l’autre. «Les patients ayantsubi une telle opération ne parviennent plus ànommer un objet qui se situe dans la partiegauche du champ visuel, car celle-ci est reliée à

l’hémisphère droit du cerveau, qui ne possèdepas de zone du langage.» Certaines de ces per-sonnes «déconnectées» souffrent même d’unesorte de dédoublement de la personnalité. Par exemple, elles s’habillent avec leur maingauche, mais leur main droite cherche aussitôtà retirer les vêtements.

L’absence de corps calleux peut aussi provenird’une malformation de naissance, qui peut pro-voquer des symptômes étonnants. Né dépourvude cette région du cerveau, l’Américain KimPeek (1951-2009) pouvait mémoriser deuxpages a la fois – chaque œil lisant une page in-dépendamment. Surnomme «Kimputer» pourcette formidable mémoire, il se souvenait de98% de l’information contenue dans 12’000 li-vres. Chez Kim Peek, l’absence de corps calleuxne signifiait toutefois pas que les hémisphèresdroit et gauche fonctionnaient indépendam-ment: «Quand le corps calleux manque depuisla naissance, le cerveau se réarrange pendant le développement en créant des connexions au travers de zones plus profondes, ce qui n’est plus possible à l’âge adulte», explique Jürgen Dukart.

Le corps calleux est un énorme faisceau de fibresnerveuses situé entre les deux hémisphères du cerveau.

Il joue un rôle clé dans l’exécution de tâches cognitives complexes.

TEXTE | Par Benjamin Bollmann

Quand les hémisphères se parlent

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Quand les hémisphères se parlentCERVEAU

Corps calleuxPrincipal pont de communicationentre les hémisphères droit etgauche. D’autres connexionsexistent dans des zones plus

profondes du cerveau, mais leurcapacité de transfert reste limitée encomparaison avec le corps calleux.

Matière grisePoint de départ et d’arrivée des fibresnerveuses du corps calleux. Cettecouche superficielle du cerveau secaractérise par une forte densité deneurones et de connexions.

250 millionsNombre de fibres nerveusesinterconnectant les deux

hémisphères par l’intermédiairedu corps calleux.

15 cmLongueur moyenne des fibresnerveuses du corps calleux.

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TECHNOLOGIES

En 2013, Aristote angoisserait. A l’époque dela Grèce antique, la place publique était le fon-dement de la démocratie: les Athéniens se réu-nissaient au cœur de l’Agora et y discutaientdes affaires de la cité. Selon le philosophe, lasphère publique permettait de se distinguer desbarbares, dont les villages étaient constituésd’une série de huttes, sans lieu de réunion.

A l’heure actuelle, la sphère publique est enpéril. «Les notions de public et de privé sont entrain de disparaître, analyse le sociologue SamiColl de l’Université de Genève. Cette distinc-tion est de moins en moins pertinente.» La rai-son principale? L’émergence des nouvellestechnologies, notamment des réseaux sociaux.«Pour la première fois, nos amis, nos profes-seurs ou nos patrons se retrouvent réunis sur lamême plate-forme, en l’occurrence Facebook»,explique l’expert. Les réseaux sociaux n’inven-tent rien. Ils poussent à leur paroxysme despulsions sociales qui ont toujours existé: «Enportant les relations quotidiennes sur l’espacevirtuel, le processus de rupture entre vie privéeet publique atteint une vitesse jamais vue.»

Internet, les réseaux sociaux et les smartphonesredéfinissent également notre conception de l’es-pace. «Le ‘chez moi’ devient relatif. Nous pou-vons produire des informations ou envoyer une-mail depuis n’importe où, comme notre bureau

ou notre salon», raconte Sami Coll. Le foyer, au-paravant strictement confiné à la vie de famille,s’ouvre au reste du monde. Un décloisonnementqui est particulièrement flagrant sur le plan pro-fessionnel, estime Jean-Philippe Trabichet, de laHaute école de gestion de Genève – HEG-GE:«Grâce aux smartphones, notre vie profession-nelle ne nous quitte plus. La plupart des genscontinuent à être joignables durant le week-end,ce phénomène était peu répandu il y a à peinedeux ans.» L’exploitation de ces nouvelles res-sources numériques produit aussi un nombre dedonnées jamais vu auparavant. «Chaque fait etgeste d’un humain est aujourd’hui enregistré: unmessage sur un réseau social est sauvegardé surle web, un achat au supermarché par une cartede crédit ou de fidélité, un trajet en voiture parun GPS», explique Sami Coll, qui a étudié lesinformations qu’enregistrent les cartes de fidé-lité helvétiques dans le cadre de sa thèse. Le dé-veloppement du cloud-computing est un autrede ces phénomènes. Alors que nos données nu-mériques étaient autrefois stockées sur des or-dinateurs personnels, elles sont maintenantenregistrées en ligne dans un «nuage». «Celapermet d’accéder à ses informations person-nelles depuis n’importe où», explique PatrickKeller, enseignant à l’ECAL. Ces données au-paravant strictement personnelles sont mises àdisposition dans un espace numérique qui setrouve à l’intersection entre le privé et le public.

Internet ou l’installation de caméras remettent en cause les notions de sphères publique et privée.

Quelles en sont les conséquences?TEXTE | Clément Bürge

Privé-public, la dangereuse confusion

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Privé-public, la dangereuse confusionTECHNOLOGIES

Les trajets d’un citoyen lambda peuvent égale-ment être suivis par des caméras installées dansl’espace public. «Une banque va installer descaméras de surveillance dans une rue pour protéger son établissement, explique PatrickKeller. Les actions d’une personne, dans un lieuauparavant libre de droit, vont appartenir à unecompagnie privée. L’espace public se fait ron-ger par cette privatisation.» Aujourd’hui, com-ble de ce phénomène, même les CFF installentdes caméras dans leurs trains. Eliane Schmid,porte-parole du préposé fédéral à la Protectiondes données, explique aussi qu’un nombrecroissant de drones surveillent l’espace publichelvétique: «Ces appareils volants équipés de caméras coûtent moins cher et sont plusnombreux aujourd’hui. Des voisins en achètentpour surveiller leur quartier.» L’armée suisse enpossède 25 et compte en acquérir six de plusd’ici à 2015.

David Giauque, professeur à l’Idheap, estimeque l’affaiblissement de la sphère publiqueremet en cause le rôle de l’Etat: «Une idéologies’impose depuis quelques années, qui stipuleque le privé fait plus de bien à la société. Le rôledu public est minimisé au nom de cette idée.»Les partenariats entre les secteurs public etprivé – les PPP – sont de plus en plus loués par

les politiciens. «Le stade de la Maladière à Neu-châtel, la gare de Zurich et le stade de la Prailleà Genève sont des exemples réussis de cette col-laboration, souligne l’expert. On estime égale-ment que le privé va apporter ce qui manque aupublic, comme l’esprit d’initiative, plus d’inno-vation ou une capacité à mieux jouer avec lesrègles, à être moins carré.» A cela s’ajoutent lescontrats de prestations que l’Etat accorde àd’autres entreprises: «Depuis la crise de 2008,de plus en plus de services sont délégués à dessociétés privées.» En Suisse romande, près de165 communes sous-traitent une partie de lasurveillance de leur territoire à des agences desécurité comme Securitas. Dans le même regis-tre, les universités touchent plus de fonds pri-vés. Le budget de l’Université de Genève estainsi constitué de 5% de fonds privés; celui del’EPFL de 10%, une aide qui a permis à l’insti-tution d’ouvrir une série de nouvelles chaires:Ferring Pharmaceuticals vient d’annoncer qu’elleallait financer une unité de recherche sur leslacs. En 2012, l’Université de Zurich a reçu undon de 100 millions de francs de la part d’UBS.

Une ère de surveillance absolueLe traçage des données produites par ces nou-velles technologies augure une nouvelle ère desurveillance absolue, dont même George Orwelln’aurait pas rêvé. «Nous sommes traqués, etnous ne sommes plus autonomes», dénonceKazys Varnelis. Eliane Schmid met en gardecontre l’appétit des géants d’internet: «Les so-ciétés comme Google ou Amazon enregistrenttout ce qu’ils peuvent savoir sur leurs utilisa-teurs. Jamais les sociétés et l’Etat n’ont disposéd’autant d’informations sur les consommateurset les citoyens.» Le cloud-computing pose lemême genre de questions. «Nous mettons enligne des données privées. Nous avons l’im-pression qu’elles sont à l’abri, mais elles se trou-vent en réalité aux mains des compagnies qui leshébergent», avertit Jean-Philippe Trabichet.«Nous avons l’illusion que ces informationssont protégées et enregistrées dans plusieursendroits à la fois, poursuit Patrick Keller. Cequi est faux. Ces données sont conservées dansle serveur d’une société précise.» Mais, pire en-core, l’exploitation de ces informations exa-cerbe les inégalités. Les connectés deviennentplus connectés. Les riches sont plus riches. «Il

Pour le professeur Jean-PhilippeTrabichet, le cloud-computing posedes problèmes de confidentialité,car les données mises en ligne se trouvent aux mains des compagnies qui les hébergent.

L’exploitationdes donnéespersonnellesexacerbera lesinégalités dansle futur, analysel’ethnologuespécialiste des nouvellestechnologies Nicolas Nova.

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Une distinction d’origine bourgeoiseLe terme «vie privée» a été inventé au XVIIe siècle dans les cercles bourgeois. «La notion de l’intime est liée àl’émergence de la culture bourgeoise de la famille, expliqueMichel Oris, un historien de l’Université de Genève. N’étantpas nobles, les bourgeois établissent cette distinction, qui leur conférait une certaine supériorité morale, pour se distancier des masses populaires.» Au XIXe siècle, ces valeurs bourgeoises ont été transmises au reste de lapopulation grâce à la scolarité obligatoire. «La vie de familleétait devenue totalement hermétique, raconte l’expert. A cette époque, l’homme pouvait battre librement safemme. La justice intervenait uniquement si quelqu’un était gravement blessé.» L’ère de la vie privée a atteint son apogée entre 1880 et 1950. Exemple frappant: une «femme publique» désignait alors une prostituée.«Durant les 30 Glorieuses, même les femmes d’ouvriers se permettaient d’arrêter de travailler. Rester au sein du foyer est l’idéal de toute cette génération», soulignel’historien. Mais ces valeurs conformistes ont éclaté en mai 1968. «Tout a explosé, explique Michel Oris. C’est à partir de ce moment que les sphères publique et privée ont commencé à s’effriter. L’affichage de sonidentité sexuelle dans la rue lors des Gay Prides desannées 1980 démontre ce changement d’attitude.»

est aujourd’hui possible d’obtenir un rabais surun produit qui enregistre vos données. Unevoiture coûte par exemple moins cher si sonproducteur peut enregistrer ses données de géo-localisation», indique Nicolas Nova, un ethno-graphe spécialisé en nouvelles technologies à laHaute école d’art et de design (HEAD). Cettediscrimination introduit une société «où ceuxqui peuvent payer ne sont pas tracés, et où lesmoins riches le sont.»

Ce qui, à long terme, creuse les inégalités.«L’exploitation des données en ligne permet decréer des profils de plus en plus précis desconsommateurs, observe Sami Coll. Les pro-duits qui leur sont proposés via le marketingélectronique sont alors toujours les mêmes. Lescompagnies analysent votre profil, et vous pro-posent des produits qui correspondent à vosgoûts, jamais autre chose. Par exemple, un fande la Star Academy sera condamné à n’écouterque cette musique et ne sera plus exposé à duMozart, ce qui aurait permis à cette personnede changer ses goûts, et même de changer declasse sociale.» Ce phénomène aboutit à unesociété atomisée: «Le web compartimente lesindividus, qui vont consommer le même typede produits indéfiniment, ajoute le sociologue.Au final, les gens ne parlent plus la mêmelangue. Les classes restent entre elles. La mobi-lité sociale est entravée.»

Moins de contrôle démocratiqueDavid Giauque met en garde contre l’implica-tion du privé au sein du public: «L’Etat délèguede plus en plus de services, à l’image des trans-ports publics, qu’il confie souvent à une entre-prise privée.» Le problème? L’Etat doit mettreen place un nombre croissant de garde-fouspour s’assurer que l’intérêt public soit défendu.«Il se dissout et gouverne à distance. Le contrôledémocratique s’effrite et la sphère publiquen’arrive plus à rendre de comptes aux citoyens»,ajoute l’expert. Mais les citoyens peinent àprendre conscience de ces dangers. Beaucoupd’internautes utilisent cet outil «en laissant laclé sur la Ferrari», note Eliane Schmid. «La plu-part du temps, cela importe peu aux consom-mateurs que leurs données soient exploitées,constate Sami Coll. Il existe une part d’incons-cience.» Du côté des autorités, on manque de

marge de manœuvre: le préposé fédéral à laProtection des données est responsable de laprotection de la sphère privée, mais il ne possède pas de véritables pouvoirs. «Nouspouvons conseiller les organes législatifs, par-fois porter plainte devant une cour, mais c’esttout», explique Eliane Schmid. Nicolas Novaestime toutefois qu’il ne faut pas céder à l’alar-misme: «Très souvent, les consommateurs emploient un service de façon débridée, puis ils prennent conscience de leurs abus, et ils reviennent en arrière.»

Tous les experts interrogés s’accordent sur unpoint: l’Agora, le rôle de l’espace public tel queconçu par Aristote, n’existe plus. «Le publicdoit trouver un moyen de se réinventer et de seréapproprier l’espace volé par le privé, affirmePatrick Keller.» L’expert propose, par exemple,d’installer plus de réseaux wifi gratuits dans leszones publiques, voire de créer un service decloud-computing étatique.

Privé-public, la dangereuse confusionTECHNOLOGIES

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PORTFOLIO

Des participantesà un concours debeauté régionalattendent d’entreren scène pourêtre évaluées.Andri Pol a choisi de faireremarquer legrillage qui lesentoure, poursouligner le côté absurde de leur rêve.

Miss Insubria

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SOCIOLOGIE

Le Parlement européen a proclamé l’année2012 «Année européenne du vieillissement actifet des solidarités intergénérationnelles». En2011, s’achevait en Suisse le programme de re-cherche «Enfance, jeunesse et relations entre lesgénérations» (PNR 52). En Suisse romande, leproblème spécifique des générations et des re-lations qu’elles entretiennent fait même l’objetd’un dictionnaire que l’on doit au sociologueJean-Pierre Fragnière, ancien directeur scienti-fique de l’Institut universitaire Ages et Géné-rations et ancien professeur à la Haute école detravail social et de la santé – EESP – Lausanne.Il est conçu comme une ressource pour pro-mouvoir l’action et l’exercice des solidarités.Que de plates-formes internet, observatoires,instituts ou associations diverses au service d’uneplus grande solidarité intergénérationnelle. Lamenace semble de taille au vu de l’arsenal mis enplace pour éviter que ne se creuse un fossé,qu’éclate un conflit. L’est-elle vraiment?

Aujourd’hui, en Suisse, avec l’allongement del’espérance de vie, à 50 ans, 80% des personnesont au moins un parent en vie. En 1950, 80%n’avaient plus de parents. Nous sommes passésde la cohabitation de 3 à 4 générations. Jamaisexempts de tensions, les rapports intergénéra-tionnels se complexifient avec cette nouvelledonne. De tout temps et en tout lieu, la popu-

lation a été découpée en générations; c’est unenotion universelle. Une génération se composed’une classe d’âge, soit les individus nés à peuprès dans la même tranche d’années. Toute savie, on appartient donc à une même génération.Avec elle, on traverse les différents âges de lavie, enfance, adolescence, âge adulte, vieillesse.C’est l’acception sociale du terme génération.

Depuis le début du siècle passé, se sont succédé:la génération début du siècle (1900-1918), la gé-nération entre deux guerres-deuxième guerre(1919-1945), les baby-boomers (1946-64), lagénération X (1965-80), la génération Y (1981-99) et la génération Z (après 2000). En nom-mant les générations, on en fait des personnescollectives, nées de l’imaginaire. Un imaginairequi a connu une mutation avec l’abandon de ré-férences historiques pour les désigner. La chutedu mur de Berlin ou le 11 septembre auraientpu donner naissance à des générations du mêmenom. Cela n’a pas été le cas. La liste des quali-ficatifs attribués aux nouvelles générations n’enfinit pas de s’allonger: Génération Y, mais aussiFacebook, Digital natives, Twilight, May be,Tanguy, Peter Pan, Web 2.0, Millennials, Babylosers, Sacrifiée ou encore Désenchantée.

Impossible d’enfermer dans une seule appella-tion une génération segmentée, composée de

L’individu postmoderne tend à ne plus s’identifier à une classe d’âge. D’autres paramètres comme le niveauéconomique, les intérêts ou le travail sont devenus plus

importants pour la constitution d’une identité.TEXTE | Geneviève Grimm-Gobat

La fin des générations

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jeunes à l’identité éclatée et ne revendiquant pas un «label». «Cette génération est souventsimplifiée et définie par une empreinte démo-graphique sur la pyramide des âges, mais elles’en est affranchie pour devenir une «culture»ou «état d’esprit» que l’on retrouve chez desmembres des autres générations, analyse JeanPralong. professeur en gestion des ressourceshumaines à la «Rouen Business School», qui a réalisé une étude sur l’image du travail selonla génération Y. On peut donc dire que la génération Y n’existe pas, elle est simplementle côté émergé de l’iceberg qui nous montre lesmutations de notre société.»

Le prisme de lecture du XXe siècle doit êtreabandonné pour aborder le XXIe. Commel’analyse le sociologue Michel Maffesoli dansson ouvrage L’homme postmoderne, la sociétéactuelle est composée d’hommes foncièrementdécloisonnés, contrairement aux individus dela modernité qui les ont précédés. Ceux-ci nese reconnaissent plus dans une appartenancegénérationnelle, mais «tribale». Pas sûr dès lorsque l’usage de la notion de génération ne recèlepas des pièges, tels que l’occultation des diffé-rences et des inégalités au sein d’une même gé-nération. Or, depuis une vingtaine d’années, «lefossé s’accroît entre les groupes de personnesappartenant à la même génération», rappelleJean-Pierre Fragnière dans son dictionnaire.

Pour l’heure, l’ancienne solidarité intergénéra-tionnelle ne semble pas menacée. Les jeunes sontprêts à payer l’AVS pour leurs aînés, disposés àassumer les coûts de la maladie dans la grandevieillesse. Bien qu’éprouvant un sentiment despoliation, ils ne sont pas en train de «casser labaraque». Pour Alain Clémence, professeur àl’Institut des sciences sociales de l’Universitéde Lausanne, «plutôt que de se demander quelgroupe d’âge profite de l’autre ou le subven-tionne, il faudrait réfléchir à une façon d’aiderceux qui en ont besoin, quelle que soit la géné-ration à laquelle ils appartiennent, et faire payerdavantage ceux qui peuvent se le permettre».

Est-il encore pertinent de découper la sociétéen générations X, Y ou Z? Et si on assistait, nonà un conflit de générations, mais à un question-nement sur la validité de ce concept? Utilisée,

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TROIS QUESTIONS ÀValérie HugentoblerProfesseure à la Haute école de travail social et de la santé –EESP – Lausanne, spécialiste desrelations entre les générations.

De plus en plus de plates-formes observent les rela-tions intergénérationnelles. Pourquoi?Ces structures sont souvent issues de milieux associatifs et se présentent comme un remèdeà un potentiel conflit de généra-tions, en créant ou en renforçantla cohésion sociale. En réalité, ledémantèlement des liens intergé-nérationnels n’est pas étayé: lessolidarités et les échanges entregénérations restent importantsdans notre société.

Il n’existe donc pas de risquede conflit?Le conflit entre générations estavant tout le produit des médiaset de certains discours poli-tiques. L’augmentation du nom-bre de retraités et l’inversion dela pyramide des âges provoquentdes inquiétudes quant au finan-cement de la protection socialeet la pérennité du système de retraite. Le vrai enjeu consisterapour notre société à gérer la pla-nification économique, sociale etsanitaire liée au vieillissement desgénérations des baby-boomers.

Pour les sociologues, le concept de générationn’est plus pertinent, tant onvoit de différences au seind’une classe d’âge...Le fossé intra-générationnel n’estpas nouveau: les inégalités so-ciales au sein d’une même caté-gorie d’âge ont toujours existé.Le concept de génération resteutile pour comprendre le change-ment social, mais la générationne constitue pas une catégoriesociale. Son utilisation devientproblématique lorsque les com-paraisons intergénérationnellesoccultent les inégalités socialesen termes de classes sociales. Par Anthony Gonthier

La fin des générationsSOCIOLOGIE

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dès les années 1960, en sociologie pour étudierla structure sociale, la génération n’est plusl’outil optimal à même de nous éclairer sur lesmutations en cours. Etre confronté aux mêmesévénements au même âge ne suffit pas – ne suffit plus – à constituer un groupe homogène,à forger une identité collective.

A l’heure des réseaux sociaux, la force des liensqui s’y nouent ne saurait être sous-estimée. Le«vivre ensemble» passe aussi par le virtuel. Lesentiment d’appartenance à un collectif n’a pasdisparu mais prend la forme d’autres modali-tés. La génération pourrait ne pas survivre àcette nouvelle configuration du tissu social.

Un expert en management a organiséune réunion étonnante entre deux

générations. Interview.TEXTE | Christophe Mettral

Marc Hitz, professeur à la Haute Ecole d’In-génierie et de Gestion du Canton de Vaud(HEIG-VD), raconte la rencontre qu’il a orga-nisée entre des employés du milieu de la financeet des jeunes en difficulté.

Dans quel contexte avez-vous organisé ce séminaire?

J’ai été mandaté par une grande banque suisse ily a quelques années afin d’élaborer un disposi-tif favorisant les contacts humains pour certainscadres bancaires. Ceux-ci abordent leur clien-tèle avec parfois trop d’idées reçues, de distanceou avec une certaine hauteur.

Quand des cadres bancaires rencontrent des jeunes en rupture

Quelles personnes ont participé à cet événement?

Le Service Jeunesse de la Ville de Vevey, aveclequel nous avons collaboré, a choisi deux deses jeunes peinant à se réintégrer, afin qu’ilspuissent participer au projet. De l’autre côté,une quinzaine de cadres bancaires a reçu la mis-sion d’accueillir et de prendre le petit déjeuneravec ces jeunes. Ils avaient pour consigne de va-loriser le plus possible l’aspect humain. Lecontact a tellement bien fonctionné que lesjeunes sont ensuite restés une journée supplé-mentaire. A la fin de la session, ils ont mêmelivré une vidéo avec de la musique et du texteen rap, décrivant le métier de banquier.

Que tirez-vous de cette expérience de rencontre intergénérationnelle?

J’en ai gardé un souvenir formidable. Cetteaventure m’a incité à inclure dans certains demes cours des publics extrêmement différents.C’est le cas, par exemple, dans la formationd’entraînement au leadership (Certificate ofAdvances Studies - CAS-ELEA) de la HEIG-VD, dont je suis responsable. Elle fait interve-nir de parfaits inconnus qui se confrontent àdes leaders en apprentissage.

Comment faites-vous pour choisir ces inconnus qui interviennent

dans vos cours? Je les choisis via mon réseau personnel oudans la rue. Il faut en général que ces per-sonnes disposent d’un peu de temps libre. Il s’agit souvent de chômeurs, de retraités ou d’étudiants. Mais au-delà de l’expérience humaine, ce programme leur permet de repar-tir avec de nouveaux contacts professionnels,un certificat de participation ainsi qu’uneconfiance retrouvée.

La fin des générationsSOCIOLOGIE

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TOURISME

Le silence se fait rare. Depuis la révolution in-dustrielle et l’extension des réseaux routiers, ildevient une denrée recherchée et monnayée,notamment dans le secteur du tourisme et dubien-être. Pourtant, la littérature scientifiquemanque singulièrement de données sur lecalme, son impact, sa valeur, sa localisation.C’est le constat de l’Université du Sud Dane-mark, qui lance un projet de recherche euro-péen intitulé Pax Ruralis. Les scientifiques s’ypenchent sur la tranquillité dans les espaces ru-raux et montagnards, afin de découvrir où etcomment le calme est préservé et mis en valeur.Une équipe de Suisses y participe, aux côtés descientifiques originaires de Pologne, de Litua-nie, de Suède, de Norvège et de Finlande.

Rafael Matos-Wasem, enseignant à la Hauteécole de gestion et tourisme de Sierre et res-ponsable de l’équipe helvétique de Pax Ruralis,explique que l’objectif consiste à «voir dans quellemesure les espaces ruraux offrent des paysagessonores de qualité: la nature sauvage, les bruitsd’animaux, les bruissements, les ruissellements.Tous ces sons qui jouent un rôle important pourle bien-être et la santé.» Et pourraient donc êtremieux exploités dans l’industrie du tourisme.

Interdisciplinaire, le projet réunit des chercheursdans les domaines de l’économie, de la sociolo-

gie, du tourisme, de la santé ou encore de lagestion. Pour Anne-Mette Hjalager, professeurà l’Université du Sud Danemark et personna-lité reconnue de l’innovation touristique, ce typede recherche au croisement des disciplines, surun sujet aussi complexe et subjectif que le calme,permet une approche globale et non cloison-née, où les expertises se nourrissent. Elle ajouteque «l’aspect international de cette étude est es-sentiel: nous voulons observer des paysages ru-raux et montagnards très divers et, derrièreceux-ci, des organisations spatiales variées.»

Des zones de silenceIl existe déjà en Suisse un Inventaire fédéral despaysages, couvrant 19% du territoire national,et regroupant les paysages de qualité. MyriamCharollais travaille pour Agridea, agence de développement de l’agriculture et de l’espacerural et, à sa connaissance, il n’existe pasd’études officielles ou de recensement étatiquedes zones de silence. «Par contre, on trouve desstatistiques sur le bruit. En Suisse, une impor-tante partie de la population vit dans des zonesoù les normes de bruits sont dépassées.» Si lesvilles sont particulièrement touchées par les nui-sances sonores, la campagne n’est pas en reste.Les machines agricoles, le trafic routier et fer-roviaire sont des sources constantes de bruits.Les zones de calme, où l’on peut encore enten-

Un projet d’étude européen étudie le calme en tant quevaleur économique et touristique pour les espaces ruraux et montagnards. Une approche hors des sentiers battus

et porteuse d’enseignements originaux.TEXTE | Pascaline Sordet

Les paysages du silence

Pax RuralisAux dernièresnouvelles, leprojet européenPax Ruralis n’apas été retenu.D’autres voies decollaboration etde financementseront toutefoisexplorées pourmener les étudesprévues.

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Les paysages du silenceTOURISME

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Dans son travail intituléPaysages A, le photographeNicolas Faures’est intéresséaux aménage-ments immé-diats des bordsd’autoroutessuisses. Sou-vent constituésde zones deverdure, ils restent invisibleset inaccessiblesen raison de la vitessedes véhicules. Des images qui donnent uneimpression à la fois bruyanteet silencieuse.

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dre les sons spécifiques de la nature se font deplus en plus rares.

Afin d’appréhender ces espaces sonores, leschercheurs vont procéder par étapes. «Nousallons lister et classifier les régions, précise Rafael Matos-Wasem. Parce que nombre d’en-tre eux sont dégradés par les exploitations agri-coles ou le passage des autoroutes. Les espacessonores vierges se réduisent comme peau de chagrin.» Ensuite viendront des workshopscommuns et des analyses de pratiques et decas concrets.

Chaque pays impliqué doit choisir deux pay-sages sonores à analyser. «En Suisse, nous allonsidentifier deux régions, une dans les Alpes etune en région genevoise», avance Rafael Matos-Wasem. Le choix s’est fait en fonction de sonexemplarité: une région périurbaine et une ré-gion montagnarde aux contextes très différents.«Nous allons les analyser et enquêter auprèsdes habitants, des visiteurs, des entreprises etdes acteurs touristiques.» Afin d’assurer uneapproche comparative entre les différentes ré-gions et pays, les procédures seront extrême-ment précises.

L’histoire du bruitPax Ruralis comporte un volet historique.Selon Margrit Wyder, historienne de la méde-cine à l’Université de Zurich, «des sources his-toriques montrent des plaintes à propos dubruit dans les grandes villes dès la fin du XIXe

siècle. Les gens parlent de leurs nerfs et de laneurasthénie.» On envoie les malades à la mon-tagne respirer le bon air et, surtout, profiter ducalme. «Le tourisme se développe dans lesAlpes, décrit l’historienne, où l’on entend desbruits spécifiques comme les échos, les chutesd’eau, les cloches des vaches. On conçoit quec’est bon pour la santé.» Fort de ces constats,le tourisme alpin et rural se développe, des hô-tels aux noms évocateurs comme Alpenruhe ouBergfrieden voient le jour. Margrit Wyder es-père découvrir, en participant à cette étude,comment la tranquillité alpine a pu être utili-sée à des fins thérapeutiques et touristiques.«J’aimerais savoir s’il existait des médecinsutilisant le calme comme remède et commentcela a commencé.»

Va-t-on à terme englober la notion de son dansl’analyse qualitative des paysages? Pax Ruralispose la question de l’usage des territoires ru-raux. Les résultats de cette recherche pourrontêtre utilisés par les instances dirigeantes, afind’améliorer la gestion du territoire: «Notre idéeconsiste à élaborer des catégories d’espaces,puis à formuler des propositions pour la sauve-garde des espaces calmes, confie Rafael Matos-Wasem. Nous élaborerons peut-être un label.»La vision angélique d’une nature préservée peutentrer en conflit avec les aspirations au déve-loppement des populations locales. «Tout dé-pend de la manière dont les mesures sontamenées, considère Myriam Charollais. Si onréserve certains paysages au silence, les com-munes et les citoyens pourraient le vivre commeune contrainte. Si c’est un choix politique dedéveloppement touristique auquel la popula-tion adhère, ça peut fonctionner.»

Myriam Saugy, e-Marketing Manager«Il est bon de valoriser les lieux quijouissent du silence, ou plutôt de leursvibrations naturelles uniquement.Quant à la question de savoir si ceszones de silence auront plus de valeurque les autres, je pense que ce ne serapas le cas en dessous d’une certainetaille critique. Sur le web, on ne peutpas parler de pollution sonore, mais la contamination peut se rapporter aux très nombreux flux d’informationsqu’un internaute reçoit lorsqu’il surfe.Dans ce cas, la pollution va dépendredu temps passé sur le web et du type de surfing qui y est fait. En tantque e-Marketing Manager, l’objectifconsiste à savoir se faufiler pour quel’information qu’on souhaite diffusertouche son interlocuteur principal.Nous faisons en sorte que notre bruitvirtuel l’accroche, plutôt qu’un autre.Cela devient extrêmement difficile dans des marchés hyperconcurrentiels.»

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A l’origine, il s’agissait de ranger la ville. «Audébut du XXe siècle, on s’est mis à séparer lesquartiers d’habitation des rues commerçanteset des lieux de travail, relate Guillaume de Morsier, professeur à l’Ecole d’ingénieurs etd’architectes de Fribourg – EIA-FR. Cette po-litique de zonage, inspirée par les théories de Le Corbusier, s’est faite en réaction à la villesale du XIXe siècle.»

Avec la diffusion de la voiture individuelle, lescentres sont devenus encore plus uniformes: lesclasses moyennes et les familles sont partiesvivre en banlieue; les pauvres, les personnesâgées et les immigrés sont restés en ville. «Lesgrands blocs de HLM et les quartiers de villasen périphérie, apparus dans les années 50 et 60,sont des exemples extrêmes de cette division»,relève l’architecte. Entre 1970 et 2000, les villessuisses ont perdu 190’000 habitants (-10%),pendant que leurs couronnes en gagnaient760’000 (+36%).

«Mais cette tendance a commencé à s’inverser àpartir des années 2000», indique Patrick Rérat,un chercheur de l’Université de Neuchâtel spécialisé dans la régénération urbaine. Les 25 plus importantes villes du pays ont récupéré45’000 habitants entre 2001 et 2007. Zurich avu sa population croître de 3,6%, Lausanne de

2,8% et Genève de 2,1%. Seule Bâle continuede perdre des habitants (-1,8%), alors que Bernestagne (-0,1%).

Ce retournement est dû à l’arrivée de migrantsdans le sillage des accords de libre circulation,notamment des Allemands et des Français, maisaussi à l’émergence d’une nouvelle catégoried’urbains, ceux qu’on appelle communément lesbobos. «Ce sont des couples qui veulent conci-lier une double carrière avec une famille et unevie sociale active, ce qui est plus aisé en ville,détaille Patrick Rérat. Ils sont aussi animés de valeurs écologiques, qui les encouragent àlaisser de côté la voiture et à privilégier une mobilité douce.»

Une politique volontariste de construction delogements (10’000 appartements ont été bâtis àZurich entre 1999 et 2007) et la mise à disposi-tion de friches industrielles par les anciennes régies fédérales (CFF, La Poste) ont permis àces nouveaux citadins de trouver chaussure àleur pied. Des quartiers entiers sont sortis deterre, comme Züri-West et Neu Oerlikon à Zurich, Erlenmatt à Bâle, Ecoparc à Neuchâ-tel, les anciens ateliers mécaniques à Vevey ouSulzer-Areal à Winterthour. Ils seront bientôtrejoints par le PAV (Praille-Acacias-Vernets) à Genève et par Métamorphoses à Lausanne.

Les métropoles suisses regagnent des habitants pour la première fois depuis trente ans. Leur arrivée a contribué

à brasser les populations, mais aussi à évincer certainsrésidents de longue date.

TEXTE | Julie Zaugg

Vers un décloisonnement urbain

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DÉBAT

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Vers un décloisonnement urbainDÉBAT

Résultat, les villes helvétiques sont devenuesplus mixtes. «On construit du logement dans leszones industrielles et on promeut des activitéscommerciales dans les quartiers d’habitation,note Vincent Kaufmann, professeur de sociolo-gie urbaine à l’EPFL. On évite ainsi d’avoir deslieux vides durant la journée ou la nuit.» Il citele cas des anciennes friches industrielles de Oer-likon et de Vernier, qui ont été agrémentéesd’appartements. Le quartier Züri-West à Zurichet celui du Flon à Lausanne sont même devenusdes destinations pour noctambules.

A Genève, une loi adoptée en 2012 a introduitdes zones d’activités mixtes. «Elle permet d’in-tégrer jusqu’à 40% d’activités tertiaires dans lesespaces industriels, jusqu’ici réservés au secon-daire», explique François Lefort, député vert auGrand Conseil. Son parti a en outre obtenu unemodification du régime des zones industrielles.«On peut désormais y construire des immeu-bles jusqu’à 24 mètres, ce qui favorise l’héber-gement d’activités tertiaires dans les étagessupérieurs», dit-il.

Parfois, la mixité survient au sein d’un mêmebâtiment. Le Puls 5, un immeuble construit surle site de l’ancienne fonderie de Sulzer-Escher-Wyss à Zurich, comprend des magasins et en-treprises au rez, surmontés par trois étagesd’appartements. A Crissier, certains immeublesconstruits dans le cadre d’un projet de réamé-nagement de l’Ouest lausannois auront des ap-partements situés sur le même palier que lesbureaux, pour faciliter le télétravail.

Mais la mixité n’est pas qu’une affaire d’affec-tations et de zones. «Un vrai quartier mixtecomprend différentes catégories et généra-tions», précise Vincent Kaufman. Les villessuisses sont très inégales face à cela. Dans uneétude parue en 2008, Martin Schuler et OlivierWalser, deux professeurs de l’EPFL, ont calculéle degré de ségrégation de plusieurs cités helvé-tiques. Les étrangers se mêlent à la populationsuisse et les générations sont bien réparties àGenève, à Lausanne, à Winterthour et à Schaff-house. Mais pas à Berne, Bâle et Lucerne.

Le mélange des types de logement – PPE,loyers subventionnés, petits et grands apparte-

ments – est le meilleur moyen de garantir lebrassage des populations. Des immeubles in-tergénérationnels ont commencé à voir le jourdans les villes suisses: «On combine des appar-tements pour familles, des logements pour lespersonnes âgées, éventuellement en colloca-tion, une crèche, une salle polyvalente et des commerces dans un même bâtiment», détailleVincent Kaufmann. Le centre du village deMeinier, à Genève, sera entièrement réorganiséselon ces préceptes.

La mixité sociale doit aussi être encouragée àplus large échelle. «Si on veut attirer différentescatégories de la population en ville, il faut leurfournir les services publics dont ils ont besoin,des possibilités de garde pour les familles, destransports publics et des soins à domicile pourles aînés, relève Roger Nordmann, conseillernational socialiste et membre de la Commissionde l’environnement, de l’aménagement du ter-ritoire et de l’énergie. Il faut aussi éviter que lescommunes ne se livrent à une concurrencepour attirer les contribuables les plus riches, enaffinant la péréquation fiscale.»

Pour Ruedi Baur, qui dirige le programmeCivic City – Civic Design de la Haute écoled’art et de design de Genève, la mixité passe parla création de passerelles entre différents quar-tiers. Il s’est notamment penché sur le cas d’unecité marseillaise. «Ce quartier construit dans lapériode de l’après-guerre était complètementreplié sur lui-même, sans lien avec le reste de laville», explique-t-il.

Pour ouvrir cette cité qu’il décrit comme «uncul-de-sac», son équipe a imaginé construire unbelvédère qui permette de voir au-delà desmurs, remplacer un golf qui crée une barrièrenaturelle entre la cité et les quartiers aisés pardes infrastructures mixtes et profiter de l’agran-dissement d’un cimetière pour construire unchemin de promenade qui relie ces deux mondes.

Radu Florinel, professeur à l’Ecole d’ingé-nieurs et d’architectes de Fribourg – EIA-FR, a pour sa part analysé le quartier du Vallon, à Lausanne, dans le cadre du projet Atequas(Atelier des quartiers soutenables). Les habi-tants actuels sont en majorité des migrants et

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des étudiants, mais la construction de loge-ments sur le site d’une ancienne usine d’inciné-ration va attirer de nouvelles catégories depopulation. «Il faudra prendre garde à privilé-gier des personnes qui ont un mode de vie com-patible avec le style alternatif du quartier, si onveut le préserver», note-t-il.

Le chercheur s’est également intéressé à Ros-sens, une commune située à 15 kilomètres deFribourg qui veut développer un écoquartiersur un terrain agricole. Pour diversifier la po-pulation de ce village-dortoir, «il s’agira d’y at-tirer des personnes prêtes à travailler sur placeet à animer la vie du village, note le professeurd’architecture. Cela passe par la création d’em-plois et la mise en place de transports publics.»

Il met toutefois en garde contre la tentation de«faire de la mixité pour faire de la mixité». Celapeut avoir des effets pervers. Lorsque les pro-moteurs immobiliers réhabilitent d’anciennesfriches industrielles ou que les artistes et étu-diants en quête de loyers bon marché investis-sent les quartiers populaires, ils font monter leprix des loyers. «Cela exerce un effet d’évic-tion sur les populations habitant ces quar-tiers», relève Patrick Rérat.

Un phénomène qu’on appelle la gentrification.Les quartiers de la Jonction à Genève ou deSeefeld à Zurich en sont des exemples typiques.«A Zurich, une partie des gens démunis ont dûquitter le centre-ville, relégués dans les quar-tiers proches de l’aéroport», note-t-il.

La mixité souffre également de l’approche top-down qui lui est en général appliquée. «On nepeut pas assigner des gens à un quartier, relèveGuillaume de Morsier. Même si on leur donnetout pour se loger, manger et consommer surplace, ils prendront quand même leur voiturepour aller faire leurs courses ou aller au restau-rant ailleurs.» Florinel Radu évoque le cas d’unimmeuble intergénérationnel lausannois qui aobligé ses résidents à signer un contrat où ilss’engagent à interagir avec les personnes âgéesy vivant. «On ne peut pas forcer les gens à semélanger, dit-il. On peut uniquement créer dessituations qui leur laissent le choix de le faireou non.»

Le problème fondamental, relève Vincent Kauf-mann, c’est que la plupart des gens ne souhai-tent pas la mixité: «Il est beaucoup plus facile devivre aux côtés de ses semblables. Les mélangesde populations génèrent des conflits. Les per-sonnes âgées ne peuvent pas faire la siestel’après-midi à cause des enfants qui jouent de-hors, les familles ne peuvent pas dormir la nuit àcause de la colloc’ d’étudiants qui fait une fête.»

Il est en outre illusoire de vouloir ramener toutle monde en ville. Par manque de place, maisaussi car une partie de la population voudratoujours vivre à la campagne. «La villa en ban-lieue reste le modèle dominant, notammentpour les familles», rappelle Patrick Rérat.

La reconquête des villes devra donc se faire defaçon intelligente. Au lieu d’imposer la mixité àchaque étage d’un immeuble, pourquoi ne paschercher à la faire émerger à l’échelle de tout un

L’architecteGuillaume deMorsier consi-dère que lamixité urbainene peut pas êtreimposée par le haut. Si onassigne despersonnes à un quartier,même si on leur donne toutpour manger et consommer,elles prendrontleur voiturepour faire leurscourses ailleurs.

La ville à la campagneLa mixité ne se trouve pas qu’en ville. «On assiste à la diffusion des modes de vie urbains en périphérie, relève Bernard Debarbieux,professeur de géographie à l’Université de Genève. Les modes de consommation, les loisirs et les horaires de travail s’y sont uniformisés au fur et à mesure que des pendulaires s’y installaient.»Le phénomène touche l’ensemble du Plateau en Suisse et a donné lieu à l’émergence de néologismes comme la cité diffuse, la métropole polynucléaire ou la ville archipel.

Bernard Debarbieux a étudié deux espaces de ce type: Glattalstadt,une banlieue de Zurich coincée entre la ville et l’aéroport, ainsi que le Piano du Magadino au Tessin, une plaine à mi-chemin de Bellinzone et de Locarno qui comprend à la fois des centres com-merciaux, des logements, la ligne ferroviaire du tunnel Saint-Gothard,un parc naturel et des zones agricoles. «J’ai été frappé de constaterque, même si elle est obsolète dans les faits, la distinction ville-campagne survit dans l’imaginaire des habitants, souligne-t-il. Souvent, elle justifie même leur choix de quitter la ville.»

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TROIS QUESTIONS ÀFabienne Favre-BoivinResponsable de Smart Clean City(SMACC), l’un des 5 projets duprogramme Smart City, lancé parla HES-SO pour imaginer la villedu futur.

En quoi consiste votre projet?SMACC propose de réinventer le traitement des eaux claires et usées en introduisant desmatériaux écologiques. Il réunitpour cela des équipes deplusieurs cantons et disciplines.

Vous vous intéressez auBiochar. De quoi s’agit-il?Le Biochar est une biomassevégétale transformée parpyrolyse (réaction chimique de décomposition d’un corpsorganique sous l’action de lachaleur, ndlr). Il nous sert pourdeux applications: l’épuration deseaux usées, où il remplacerait le très polluant charbon actif,ainsi que le traitement des eauxde ruissellement. Dans cesecond cas, le Biochar estmélangé avec des éléments desubstrat, puis intégré à unestructure verticale végétalisée.Elle apporte une épuration del’eau et un élément décoratif.

Ces nouvelles formes detraitement vont-elles segénéraliser dans nos villes?Je suis plutôt optimiste. Je noteun intérêt pour ces nouvellesformes d’utilisation du Biochar,mais je ne sais pas comment cela aboutira. En ce qui concernele traitement des eaux deruissellement, l’embellissement et l’amélioration de nos villes parles structures végétales a un belavenir devant lui, plus immédiat.

quartier? Quitte à ce que celui-ci soit composéde blocs homogènes en communication les unsavec les autres.

Quant à la gentrification, on peut la freiner endécrétant des quotas de logements à loyer mo-déré ou en favorisant la construction de coopé-ratives sur les terrains appartenant à l’Etat. «AZurich, 20 à 25% des habitations fonctionne-ment sur ce modèle», relève Patrick Rérat. Etsi on veut éviter que des familles ne partents’installer à la campagne, il faut leur proposerdu logement de qualité en ville, relève HuguesHiltpold, un conseiller national libéral-radical.Il rappelle qu’une même densité urbaine re-couvre parfois des réalités très différentes: «A Genève, les Tours de Carouge et le Vieux Carouge ont la même densité.»

Les modèles de mixité les plus réussis sont ceuxqui sont apparus de façon organique. L’aména-gement du territoire doit se faire «de façon noncomplètement contrôlée», en «laissant des es-paces de liberté», qui permettent à la diversitéd’émerger, note Ruedi Baur. Cela implique deprévoir des appartements aussi neutres quepossible, qui peuvent être adaptés à de multi-ples usages. «A l’image des immeubles bour-geois de la fin du XIXe siècle, qu’on retrouvedans l’architecture fazyste à Genève, détailleVincent Kaufman. Avec leurs quatre grandespièces de même taille, ils se prêtent tout autantà une collocation qu’à une famille.»

Cette flexibilité doit aussi être intégrée à laconception des nouveaux bâtiments. «Dans dixou vingt ans, il est possible qu’une majorité degens travaillent depuis la maison, souligneGuillaume de Morsier. Voudront-ils alors uneseconde entrée pour accueillir leurs clients? Ouun espace réception? Il faudra aussi pouvoir diviser certains appartements en deux, pourcoller à la diminution de la taille des ménages.»

Plus crucial encore, la population doit êtreconsultée. A Winterthour, les promoteurs ontvoulu redessiner la friche industrielle de Sul-zer-Areal en se fondant sur un projet de l’ar-chitecte Jean Nouvel. Ils ont dû revoir leurcopie face à la fronde de la population qui sou-haitait plutôt une rénovation douce.

La face cachée des villesLoin d’être des «trous noirs» pour la biodiversité, les villes suissesreprésentent un refuge pour denombreuses espèces animales etvégétales. «Il y fait quelques degrésde plus en moyenne et il n’y a pas de grands prédateurs», détaille Marco Moretti, de l’Institut fédéral derecherches sur la forêt, la neige et lepaysage. La ville de Zurich contient1’200 espèces de fougères et deplantes à fleurs sauvages, soit 40%de celles représentées en Suisse. Le chercheur et son équipe ont mêmedécouvert des oiseaux menacés,comme le pic-vert, ou des animaux qui vivent normalement plus au sud,comme la vespère de Savi (unechauve-souris) et deux abeillesméditerranéennes.

Certains éléments du bâti urbainfonctionnent comme des substitutsaux habitats naturels dégradés parl’agriculture intensive. «Les solsrecouverts de graviers des voies de chemin de fer abandonnéesreproduisent les lits de rivièreasséchés», détaille Marco Moretti. De même, les façades des immeublessont utilisées comme des falaises par le martinet ou le choucas. Enfin,certaines évolutions récentes, comme les toits végétalisés, serventd’habitat, de biotope-relais ou decouloirs biologiques à travers la villepour de nombreuses espèces.

Vers un décloisonnement urbainDÉBAT

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BIBLIOGRAPHIE

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MultitaskingWho Multi Tasks and Why?Multi-Tasking Ability, Perceived Multi-TaskingAbility, Impulsivity, andSensation Seeking, Sanbonmatsu D., Strayer D., Medeiros-Ward N., et Watson J.,Plosone, 2013

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RobotsCorps amputé, corps appareillé: comment recons-truire et réinvestir ce corpsmalmené dans son unité?Schéma corporel et perspec-tives neuro-psychomotrices, Junker-Tschopp C., Bichat, 2012

Vin hybrideCépages – Principales variétés de vigne cultivées en Suisse, Dupraz Ph. et Spring J.-L.,Amtra, 2010,

Bibliographie décloisonnéeQuelques références destinées aux lecteurs d’Hémisphères,

pour élargir les points de vue et les horizons.

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Dolores Angela Castelli DransartPour Dolores Angela CastelliDransart, professeure à la HauteEcole fribourgeoise de travail social, la collaboration entre professionnelsd’horizons différents représente unenjeu crucial dans la prévention dusuicide. Décloisonner les disciplinesreprésente une protection pour lespersonnes suicidaires.Page 30

Ruedi Baur«C’est toujours l’Helvetica qu’onprend comme modèle et non pasd’autres écritures», observe RuediBaur, designer enseignant à la HauteEcole d’art et de design de Genève(HEAD) dans l’article consacré à lamondialisation de la typographieoccidentale. Le spécialiste regrettequ’on gomme les spécificitésrégionales à travers ces adaptations.Pages 24

Marc HitzProfesseur à la Haute Ecoled’Ingénierie et de Gestion du Cantonde Vaud (HEIG-VD), Marc Hitz aorganisé une rencontre entre descadres bancaires et des jeunesdéfavorisés. Une manière dedécloisonner les classes sociales etles générations.Page 62

Benjamin KellerJournaliste à LargeNetwork,Benjamin Keller s’estintéressé dans ce numéro à l’interaction entre art ettechnologie. Une relation qui pousse à s’interroger surle statut même de l’artiste,lorsque celui-ci se mue, par exemple, enneuroscientifique. Lescombinaisons sont infinies.Les horizons aussi.Page 26

Jérémie MercierJérémie Mercier est ungraphiste/illustrateur indépendantvivant à Genève. Il a contribué aux infographies dans ce dossierd'Hémisphères. Le décloisonnements'apparente pour lui à une visioncubiste, c'est-à-dire d'essayer de voir simultanément toutes lesfacettes d'un objet afin de mieux le percevoir. Page 12, 32

Luise WunderlichOperation Manager chezLargeNetwork, Luise Wun-derlich a obtenu un Masteren littérature comparée.Pour cette Berlinoise d’origine, cette approche littéraire représente le décloisonnement par excel-lence – un système de pensées qui va au-delà des barrières, linguistiques,politiques ou historiques.

Filipe MartinsPhotographe d’originetessinoise, Filipe Martins a réalisé la série de portraitspour la rubrique «Un rapport individualisé à». Son avis personnel sur le décloisonnement? «Il représente un effortconstant dans lacompréhension de ce qui nous entoure, à la base de toute créationartistique.»Page 34

Laetitia GrimaldiJournaliste scientifique deformation, Laetitia Grimaldi acollaboré avec Hémisphèrespour l’article sur l’insertionprofessionnelle despersonnes en situation dehandicap. A cette occasion,elle a multiplié lesrencontres et constaté àquel point les murs seconstruisent vite et haut dès lors que le handicapapparaît dans une vie.Bulletin, page 25

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CONTRIBUTIONS

Thomas GauthierA l’ère de la mise àdisposition gratuited’immenses quantités dedonnées et d’applicationsqui permettent de toutprédire, il s’agit de réfléchirà la façon de ne pas ôter àl’humain sa prérogative dedécider, estime ThomasGauthier, professeurd’économie d’entreprise à la Haute école de gestionde Genève. Ou quand ledécloisonnement montreses limites.Page 8

Elena Mugellini La chercheuse Elena Mugellinitravaille sur une nouvelle générationde robots à la Haute écoled'ingénieurs et d'architectes deFribourg (EIA-FR). S'ils ne ressemblepas toujours physiquement auxhumains, leurs capacités deviennentde plus en plus sophistiquées.Page 50

Sophie GaitzschJournaliste chez LargeNetwork,Sophie Gaitzsch s’est penchée dans ce numéro sur l’évolution de la recherche dans le domaine du marketing. La notion dedécloisonnement la laisse rêveuse:elle lui évoque avant tout voyages et grands espaces.Bulletin, page 22

Clément BürgeLe journaliste ClémentBürge travaille commecorrespondant freelance à New York. Auparavant, il a travaillé pour L’Hebdo etpour le Département fédéraldes affaires étrangères àLondres et à GuatemalaCity. Son expérienceaméricaine lui fait prendreconscience de la richessedu décloisonnementculturel, en particulier au cœur de la métropolenew-yorkaise, où tant denationalités et de religionsdifférentes se côtoient et semélangent tous les jours.Page 56

Nicola TodeschiniCe graphiste indépendantcontribue à la mise enforme de publicationspour LargeNetwork.Le processus de création d’Hémisphèreslui apparaît comme une illustrationdu décloisonnement. Les énergies deviennentsynergie en vue d’unenrichissement del’objectif commun.

Daniel Sciboz«Croiser art et technologie impliqued’imaginer de nouveaux moyensd’enseigner des connaissancesspécifiques aux deux domaines,observe Daniel Sciboz, responsabledu Master en Media Design de laHaute école d’art et de designGenève (HEAD), dans un articleconsacré aux artistes qui s’inspirentdes sciences dans leurs créations. Page 26

Chantal Junker-TschoppChantal Junker-Tschopptravaille sur des projets derééducation physique avecdes personnes amputées à la Haute école de travailsocial (HETS) de Genève.Elle utilise des prothèsesintelligentes, que leshandicapés doivents’approprier comme si elles faisaient partie d’eux.Une belle illustration dutranshumanisme, quidésigne l’étiolement de lafrontière homme-machine.Page 50

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BERNE/JURA/NEUCHÂTEL

FRIBOURG

VAUD

VALAIS

GENÈVE

Siège Haute Ecole Spécialisée de Suisse occidentale HES-SO Rue de la Jeunesse 1Case postale 452CH-2800 Delémont+41 32 424 49 00www.hes-so.ch

HES-SO

Haute Ecole ArcDirection généraleEspace de l’Europe 11CH-2000 Neuchâtel+41 32 930 11 [email protected] www.he-arc.ch

www.hemge.ch

HES-SO GenèveDirection généraleCh. du Château-Bloch 10CH-1219 Le Lignon+41 22 388 65 [email protected]

www.hesge.ch/heg

www.hesge.ch/head

www.hemge.ch

www.hesge.ch/hepia

www.hesge.ch/heds

www.hesge.ch/hets

Hautes écoles conventionnées

www.eichangins.ch

www.ehl.edu

www.hetsr.ch

www.heg-fr.ch

www.eia-fr.ch

www.heds-fr.ch

www.hef-ts.ch

www.hemu.ch

www.hevs.ch

www.hevs.ch

www.hevs.ch

www.hevs.ch

www.ecav.ch

www.hemu.ch

HES-SO Valais-WallisDirection générale Route du Rawyl 47Case postale 2134 CH-1950 Sion 2 +41 27 606 85 [email protected]

Haute Ecole VaudoiseAvenue de l’Elysée 4CH-1014 Lausanne+41 21 316 94 [email protected]

www.heig-vd.ch

www.ecal.ch

www.hemu.ch

www.hesav.ch

www.ecolelasource.ch

www.eesp.ch

HES-SO FribourgDirection généraleBoulevard de Pérolles 80 Case postale 32CH-1705 Fribourg +41 26 429 65 [email protected]

HES-SO//MasterAv. de Provence 6CH-1007 Lausanne+41 32 424 49 90www.hes-so.ch/[email protected]

Directions cantonales

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HES-SODELÉMONT

H

Haute Ecole Arc Ingénierie – HE-Arc Ingénierie

Haute école de gestion Arc – HEG Arc

Haute Ecole Arc Conservation-restauration

Haute Ecole Arc Santé – HE-Arc Santé

Haute Ecole de Musique de Genève HEM – Site de Neuchâtel

Haute école de gestion de Genève – HEG-GE

Haute école d’art et de design Genève – HEAD

Haute Ecole de Musique de Genève – HEM-GE

Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève – hepia

Haute Ecole de Santé Genève – HEdS-GE

Haute école de travail social Genève – HETS-GE

Ecole d’ingénieurs de Changins – EIC

Ecole hôtelière de Lausanne – EHL

Haute école de théâtre de Suisse romande –

HETSR – La Manufacture

HES-SO//Master

Haute école de gestion de Fribourg – HEG-FR

Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg – EIA-FR

Haute école de santé Fribourg – HEdS-FR Hochschule für Gesundheit Freiburg

Haute Ecole fribourgeoise de travail social – HEF-TS

Haute Ecole de Musique de Lausanne HEMU – Site de Fribourg

HES-SO Valais-Wallis – Haute Ecole d'Ingénierie

HES-SO Valais-Wallis - Haute Ecole de Santé

HES-SO Valais-Wallis - Haute Ecole de Travail Social

HES-SO Valais-Wallis - Haute Ecole de Gestion & Tourisme

Ecole cantonale d’art du Valais – ECAV

Haute Ecole de Musique de Lausanne HEMU – Site de Sion

Haute Ecole d’Ingénierie et

de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD

ECAL/Haute école d’art et de design Lausanne

Haute Ecole de Musique de Lausanne – HEMU

HESAV - Haute Ecole de Santé Vaud

Haute Ecole de la Santé La Source – HEdS-La Source

Haute école de travail social et de la santé –

EESP – Lausanne

Design et Arts visuels

Economie et Services

Ingénierie et Architecture

Musique et Arts de la scène

Santé

Travail social

JURA

BERNE

NEUCHÂTEL

FRIBOURG

VAUD

HES-SO//Master

VALAIS

GENÈVE

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Couverture: Sandro Bacco Rabat gauche: Extraits de:Morris 1876 Painted LadyButterfly © PetitPoulailler 2013Rabat droit: Diana Bogsch /Stereogramme Explorer

p. 4 Library of Congress Prints andPhotographs DivisionWashingtonArian ZwegersMontaigne, Essais, I, 31, «DesCannibales», 1562Sébastien Fourtouill

P. 5 Thierry ParelP. 6 Leonardo da Vinci, Self-portrait,

vers 1512Andri PolE. LegouhyDRNicolas FaureDR

P. 8 Wikimedia Commons /Humboldt-Universität zu Berlin

P. 10 Ernest Haeckel, Histoire de lacréation des êtres organisésd’après les lois naturelles. Paris: Reinwald 1884: 519.Bibliothèque publique etuniversitaire de Genève.

P. 11 Mildred Loving, Richard Loving© Francis Miller/Time & LifePictures/Getty ImagesData source: Google Maps, ParisPublic Transport Visualization:Xiaoji Chen, www.xiaoji-chen.comNewsweek, Nov. 10, 2003

P. 12 Jérémie Mercier / Source:Science; Sarah Tishkoff,Université de Pennsylvanie.Anthony Leuba

P. 15 Kenji-Baptiste Oikawa, 2005E. LegouhyFlickr_Nuno Cardoso

P. 19 DEA / A. DAGLI ORTI UniversalImages Group/Newscom

Pierre Viala (1859-1936), VictorVermorel (1848-1927), TraiteGeneral de Viticulture.Ampelographie, 1901-1910.Tome VII, plate: Vitis rupestris(Rupestris du Lot). Illustration byH. Gillet.Recovered from quakingaspen (Populustremuloides Michx.). Host statusconfirmed using Farr, D. F., Bills,G. F., Chamuris, G. P., &Rossman, A. Y. (1995) Fungi onPlants and Plant Products in theUnited States. APS Press: St.Paul, MN; pp. 498–505 ISBN 0-89054-099-3 © NinjatacoshellWikimedia Commons / Meyers

Konversations-Lexikon, 4. Aufl.1888, Bd. 13, S. 621

P. 20 Anthony LeubaAnthony Leuba

P. 21 Maurice HassAndri Pol

P. 22 DRP. 23 Sammy OrP. 24 2004-2013 REBRANDP. 25 Dreistreifen

Jiang Hua / OMDP. 26 Anthony Leuba

Anthony LeubaP. 27 DR

DRP. 28 Marie-France Bojanowski

DR

P. 29 DRP. 30 Jean-Luc CramatteP. 31 Jonas Bendiksen/Magnum

PhotosP. 33 Andri PolP. 34 Filipe MartinsP. 35 Filipe MartinsP. 36 Filipe MartinsP. 37 Filipe MartinsP. 38 Bertrand ReyP. 39 Martin Parr/Magnum Photos

ChicoSanchez/AURORA/KEYSTONEAndri Pol

P. 40 Bertrand ReyAnthony Leuba

P. 41 Andri PolP. 43 Sandro BaccoP. 45 Andri PolP. 47 Jean-Luc CramatteP. 49 Andri PolP. 51 Rahel ArnoldP. 52 Jean-Luc Cramatte

Bertrand ReyP. 53 Andri PolP. 55 Sébastien FourtouillP. 57 Anthony Leuba

Anthony LeubaP. 59 Andri PolP. 62 Bertrand ReyP. 64 Nicolas FaureP. 65 Nicolas FaureP. 66 Anthony LeubaP. 69 Yau Hoong Tang, TYH

DesignWorkswww.tangyauhoong.com

P. 70 Jean-Luc CramatteP. 71 Jean-Luc CramatteP. 74 Thierry Parel

DR, Bertrand ReyDRAnthony LeubaJean-Luc Cramatte

ICONOGRAPHIE

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IMPRESSUM

Responsables de la publicationPierre Grosjean, Gabriel Sigrist

Direction de projetGeneviève Ruiz

Responsable visuel de projetSandro Bacco

RédactionBenjamin Bollmann, Albertine Bourget, Clément Bürge,Anthony Gonthier, Geneviève Grimm-Gobat, Camille

Guignet, Benjamin Keller, Serge Maillard, Melinda Marchese,Sylvain Menétrey, Christophe Méttral, Thomas Pfefferlé,Catherine Riva, Geneviève Ruiz, Francesca Sacco, Daniel Saraga, Pascaline Sordet, Julie Zaugg

ImagesLudivine Alberganti, Rahel Arnold, Jean-Luc Cramatte,Nicolas Faure, Sébastien Fourtouill, Anthony Leuba,

Filipe Martins, Jérémie Mercier, Thierry Parel, Andri Pol,Olivia de Quatrebarbes, Bertrand Rey, Tang Yau Hoong

Maquette & mise en pageSandro Bacco, Diana Bogsch, Sébastien Fourtouill,

Yan Rubin, Nicola Todeschini

RelectureAlexia Payot, Samira Payotwww.lepetitcorrecteur.com

CouvertureSandro Bacco

N° ISSN 2235-0330

HÉMISPHÈRESLa revue suisse de la recherche

et de ses applicationswww.revuehemispheres.com

EditionHES-SO Services centrauxRue de la Jeunesse 12800 Delémont

SuisseT. +41 32 424 49 00F. +41 32 424 49 [email protected]

Comité éditorialRico Baldegger, Luc Bergeron, Claudio Bolzman,

Philippe Bonhôte, Jean-Michel Bonvin, Rémy Campos,Annamaria Colombo Wiget, Yolande Estermann,

Angelika Güsewell, Clara James, Philippe Longchamp, Max Monti, Vincent Moser, Anne-Catherine Sutermeister,

Marianne Tellenbach

Réalisation éditoriale et graphiqueLargeNetworkPress agency

Rue Abraham-Gevray 61201 Genève

SuisseT. +41 22 919 19 [email protected]

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La présente revue a été imprimée en mai 2013 sur les presses de Staempfli SA à Berne.Le caractère Stempel Garamond (serif) est basé sur le travail que le graveur Claude Garamond (1480-1561) effectua lors de la création de la célèbre Garamond.Le caractère Akzidenz-Grotesk (linéale) a été créé par la fonderie H. Berthold AG en 1896. Le papier est un FSC Edixion offset blanc 100 g/m2 et 250 g/m2.La revue a été tirée à 14’000 exemplaires.

Imprimé en Suisse.

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Auto-stéréogrammeDans ce champ de fleurs se cacheun papillon. Pour observer sasilhouette transparente se détacherdu paysage, le cerveau doit faire un effort oculaire de mise au point et de convergence. C’est le principede l’autostéréogramme, qui donnel’illusion d’une scène en troisdimensions à partir d’une image en deux dimensions.

MétamorphoseDe la chenille à la chrysalide, la Vanesse du chardon passe par différentes phases de(dé)cloisonnement avant de s’envolerà la conquête du monde. Ce papillonqui mesure trois centimètres est en effet présent sur quasiment toutela planète. Il s’agit du plus grandmigrateur de son espèce: il sedéplace d’Afrique en Europe ou du Mexique vers les Etats-Unis. Par groupe de quatre à cinqindividus en moyenne, celui qu’onappelle aussi Belle-Dame avance de 500 km par jour, ne faisant que de rares pauses pour se nourrir de fleurs de chardon.

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LA REVUE SUISSE DE LA RECHERCHE ET DE SES APPLICATIONS

CHF 9.– E7.–N°ISSN 2235-0330

HAUTE ÉCOLE SPÉCIALISÉE DE SUISSE OCCIDENTALE HES-SO UNIVERSITY OF APPLIED SCIENCES AND ARTS WESTERN SWITZERLAND

Design et Arts visuelsEconomie et ServicesIngénierie et ArchitectureMusique et Arts de la scèneSantéTravail social

VOLUME V

SAVOIRDÉCLOISONNER

SAVOIRSDÉCLOISONNÉS

Hemispheres5_Dossier_cover_PRINT_b_Mise en page 1 30.04.2013 15:51 Page 1