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Les Cahiers de l’Urbanisme N° 77 Décembre 2010 34 34-36 Iris Reuter Ir. civile architecte La dramaturgie Au théâtre, la dramaturgie est traditionnellement composée du texte de l’œuvre théâtrale choisie. En architecture, la dramaturgie est composée de l’ensemble des observations issues de l’analyse du programme, de la typologie du terrain, des contraintes, En scénographie comme en archi- tecture, l’interprétation de la dramaturgie est la Dans ce contexte d’interdisciplinarité, nous avons remarqué que la scénographie, en tant que discipline de l’espace, partage avec l’archi- tecture plusieurs concepts. Dans le discours de certains architectes, nous entendons les termes «dramaturgie», «mise en scène» pour caractéri- ser leur projet. Ils parlent alors de scénographie dans l’architecture. Certains bureaux se définis- sent d’ailleurs comme bureau d’architecture + scénographie. La définition du mot scénographie est la suivante : «art de représenter en perspective ; aménage- ment des techniques théâtrales» 01 . Le terme possède donc un double sens : l’un est lié de toute évidence au théâtre et l’autre est lié à la repré- sentation en perspective, qui selon les théories antiques de Vitruve, est une discipline architec- turale. Aujourd’hui dans l’architecture contem- poraine, le terme de scénographie est employé pour caractériser une architecture particulière, une architecture qui cherche à donner du sens, à transmettre une idée. Ce transfert de champ lexical – du domaine théâtral au domaine architectural – n’est pas anodin. Dans leurs recherches d’effets visuels, sensitifs, l’architecture et la scénographie convoquent des concepts de création sem- blables. Trois concepts communs à la scénogra- phie théâtrale et à l’architecture scénographiée ont pu être dégagés : la dramaturgie, le rapport acteur | spectateur et la prise en compte du corps dans l’espace. Scénographie, architecture et espace urbain Le domaine de l’art se caractérise par un clivage interdisciplinaire de moins en moins marqué. En architecture, on assiste également à ce phénomène. Issu du mouvement moderne, les théories de la synthèse des arts ont amorcé cette interdisciplinarité. Peinture, sculpture, dessin et architecture formaient un ensemble d’outils que l’artiste utilisait à sa guise en fonction du but artistique poursuivi. Le Cinéma Sauvenière, Liège, V+. Vue du cœur d’îlot. L’image des déplacements des visiteurs est donnée à voir par les fenêtres en bandeau. © Iris Reuter, 2010

Scénographie, architecture et espace urbain

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Page 1: Scénographie, architecture et espace urbain

34Les Cahiers de l’Urbanisme N° 77 Décembre 2010

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34-36Iris ReuterIr. civile architecte

La dramaturgie

Au théâtre, la dramaturgie est traditionnellement composée du texte de l’œuvre théâtrale choisie. En architecture, la dramaturgie est composée de l’ensemble des observations issues de l’analyse du programme, de la typologie du terrain, des contraintes, En scénographie comme en archi-tecture, l’interprétation de la dramaturgie est la

Dans ce contexte d’interdisciplinarité, nous avons remarqué que la scénographie, en tant que discipline de l’espace, partage avec l’archi-tecture plusieurs concepts. Dans le discours de certains architectes, nous entendons les termes «dramaturgie», «mise en scène» pour caractéri-ser leur projet. Ils parlent alors de scénographie dans l’architecture. Certains bureaux se définis-sent d’ailleurs comme bureau d’architecture + scénographie.

La définition du mot scénographie est la suivante : «art de représenter en perspective ; aménage-ment des techniques théâtrales»01. Le terme possède donc un double sens : l’un est lié de toute évidence au théâtre et l’autre est lié à la repré-sentation en perspective, qui selon les théories antiques de Vitruve, est une discipline architec-turale. Aujourd’hui dans l’architecture contem-poraine, le terme de scénographie est employé pour caractériser une architecture particulière, une architecture qui cherche à donner du sens, à transmettre une idée.

Ce transfert de champ lexical – du domaine théâtral au domaine architectural – n’est pas anodin. Dans leurs recherches d’effets visuels, sensitifs, l’architecture et la scénographie convoquent des concepts de création sem-blables. Trois concepts communs à la scénogra-phie théâtrale et à l’architecture scénographiée ont pu être dégagés : la dramaturgie, le rapport acteur | spectateur et la prise en compte du corps dans l’espace.

Scénographie, architecture et espace urbainLe domaine de l’art se caractérise par un clivage interdisciplinaire de moins en moins marqué. En architecture, on assiste également à ce phénomène. Issu du mouvement moderne, les théories de la synthèse des arts ont amorcé cette interdisciplinarité. Peinture, sculpture, dessin et architecture formaient un ensemble d’outils que l’artiste utilisait à sa guise en fonction du but artistique poursuivi.

Le Cinéma Sauvenière, Liège, V+. Vue du cœur d’îlot. L’image des déplacements des visiteurs est donnée à voir par les fenêtres en bandeau.© Iris Reuter, 2010

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base de la création scénographique. Architecte et scénographe choisissent l’axe qu’ils vont mettre en évidence, le sens qu’ils vont donner à leur travail. Prenons l’exemple de la «Slow House», créée par Diller + Scofidio, association de deux architectes américains. La dramatur-gie est déterminée par un terrain offrant une vue imprenable sur l’océan. La «Slow House» a été pensée autour d’une vue, celle sur l’océan ; autour d’une vue ou plutôt autour du désir d’y accéder. La maison tout entière est dédiée à la mise en scène de la vue. Le bâtiment, par sa forme courbe, empêche l’accès direct à la vision de l’océan. Ce n’est qu’à la fin de la trajectoire que la vue devient enfin accessible.

Le rapport acteur | spectateur

La mise en scène d’une dramaturgie ne se fait que pour un public. En architecture ou au théâtre, la place de celui qui regarde et de celui qui est regar-dé est déterminante. C’est elle qui va conditionner la relation entre les deux parties. En scénographie théâtrale, les rôles d’acteur et de spectateur sont traditionnellement bien définis. En architecture, par contre, les rôles de l’acteur et du spectateur sont souvent confondus. En effet, le visiteur, par sa position de «celui qui regarde», est spectateur. Il découvre les espaces, les formes qui lui sont donnés à voir. Cependant, le visiteur a également un rôle actif. C’est par son mouvement qu’il génère l’ensemble des vues conçues. Cette particularité est due notamment au caractère tridimensionnel de l’architecture.

La question du rapport acteur | spectateur en pose une autre, celle du corps dans l’espace.

Le corps et l’espace

Au théâtre, la relation entre l’acteur et le specta-teur se fait par la parole mais aussi par les gestes, les déplacements des comédiens. Le langage du corps est donc un vecteur de transmission des éléments de la dramaturgie. Confronté à une œuvre architecturale, le corps se déplace selon les caractéristiques de l’espace dans lequel il se trouve. Le corps face à une forme architecturale se comporte de façon particulière. Ce comporte-ment sera la traduction de l’émotion (dans le sens premier du terme, émotion : mettre en mouve-ment) provoquée par la forme. L’espace révèlerait alors un «langage architectural» et ce langage passerait par la forme, la matière, la lumière. Ce serait donc ce langage qui, dans l’architecture, serait porteur de la dramaturgie.

Une illustration de ces trois concepts : le cinéma Sauvenière, Vers plus de bien être (V+), Liège. Le cinéma Sauvenière a été conçu comme un parcours architectural entraînant les visiteurs depuis l’entrée jusqu’aux salles obscures. Des fenêtres en bandeau se déroulent le long des façades et laissent entrevoir les circulations internes et les visiteurs qui les empruntent. Les visiteurs sont alors spectateurs par leur décou-verte des espaces, acteurs par leur mouvement

mais aussi acteurs par l’image de leurs déplace-ments que font apparaître les fenêtres-écrans aux passants dans la rue. Ce jeu de séquences de mouvements donné à voir renvoie au concept de cinématographie.

Le cas des musées

Le cas des musées est un cas particulier du sujet qui nous occupe. Par sa fonction d’exposition, l’espace muséal peut expérimenter plus libre-ment les concepts d’architecture scénographiée. Cependant, confrontée à la scénographie d’ex-position, l’architecture doit trouver sa place afin de former un ensemble cohérent. La conception scénographique de l’architecture des musées est souvent guidée par le sujet de l’exposition qu’ils abritent.

Un des axes de conception du Musée de la Photographie à Charleroi, conçu par le bureau L’Escaut, en est un exemple évident. Des fenêtres sont placées dans les espaces d’exposition. Elles permettent certes d’apporter la lumière naturelle nécessaire mais confrontées aux photographies exposées, elles deviennent, elles aussi, re-gard choisi sur un sujet, celui du paysage et du contexte extérieur.

L’exemple le plus parlant de l’utilisation de la scénographie comme outil de conception architecturale est sans doute le Musée juif de Berlin, conçu par Daniel Libeskind. Dans le traitement des façades, les matériaux utilisés, le vocabulaire formel établi, l’architecte fait de son architecture une traduction de la dramaturgie. L’espace s’éprouve physiquement et psychologi-quement. L’architecture est porteuse de sens et d’émotion.

01Le nouveau Petit Robert, Éditions Dictionnaires Le Robert, Paris, 2010.

Musée de la Photographie, Charleroi, L’Escaut. Dans les espaces d’exposition, les percements n’ont pas le seul rôle d’ouverture.

Ils côtoient les œuvres photographiques et deviennent à leur tour regard choisi sur un sujet.© Iris Reuter, 2010

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Intérêt des architectes pour la scénographie théâtrale

Les artistes aiment aller chercher dans d’autres disciplines des outils qui leur permettent d’en-richir leur art. L’architecture n’échappe pas à la règle. Ainsi, de nombreux architectes se sont essayés à d’autres techniques. La scénogra-phie théâtrale en fait partie. La scénographie et l’architecture sont toutes deux des disciplines de l’espace. Mais ces deux disciplines n’ont pas le même objectif premier. L’architecte doit répondre à des contraintes techniques, de fonctionnalité et de durée. L’architecture est pérenne ; la scéno-graphie est éphémère. L’usage de la scénographie, tout en permettant la pratique de l’espace, per-met de contourner ces contraintes. Les théories architecturales peuvent alors être poussées à leur paroxysme, expérimentant toutes les possibilités spatiales.

Il existe de nombreux exemples de scénographies élaborées par des architectes. Ainsi, Frédéric Flamand, chorégraphe belge, directeur du Ballet national de Marseille, a collaboré avec différents architectes tels que Zaha Hadid («Metapolis», 2000), Thom Mayne («Silent Collisions», 2005-2007) et Dominique Perrault («La Cité radieuse», 2005). Les architectes ont trouvé en la pratique de la scénographie un moyen d’exprimer leur architecture. La scénographie créée reprend les principes développés dans leurs projets archi-tecturaux.

Qu’en est-il de l’urbanisme contemporain ?

Aujourd’hui, la recherche de mise en scène de la ville dans sa globalité tend à disparaître. Et pour cause, la ville n’est plus perçue comme une entité mais comme une juxtaposition de lieux. Les phénomènes de rurbanisation que l’on connaît actuellement contribuent à faire disparaître les contours déjà flous de la ville.

Guidu Antonietti di Cinarca, architecte et plas-ticien français confirme : la scénographie était une discipline pratiquée par les architectes et urbanistes de la Renaissance mais aujourd’hui le projet urbain ne bénéficie plus de cet héritage. Il conclut, dans son article «De la scénographie. Toile peinte ou projet urbain ?», paru le 3 dé-cembre 2008 sur le site de l’Union des scéno-graphes : «Une belle ville, ou une ville embellie, serait donc : une succession articulée de lieux publics correctement scénographiés, un effort d’agencement des masses bâties capable d’en-gendrer et recevoir les pratiques sociales.»

Dans ce cas, quelle place peut prendre la scéno-graphie urbaine aujourd’hui ? Ne serait-ce pas dans la prise en compte du corps que se trouverait la possibilité de recréer un espace urbain qui of-frirait à ses utilisateurs, une possibilité d’appro-priation ? La conception scénographique serait alors une solution de mise en scène de l’espace pour le corps, recréant ainsi un climat favorable à l’apparition de pratiques sociales. Dans ce

courant d’idées, apparaissent de nombreux amé-nagements ponctuels. Ces micro-interventions sont peut-être les seules envisageables puisque, sans vision globale, nous pouvons nous demander si un plan urbain restructurant la ville est encore possible. Le Square des Ursulines à Bruxelles, projet supervisé par le bureau L’Escaut, est un exemple de redéfinition de l’espace urbain par la scénographie.

L’espace urbain peut également être utilisé comme élément de scénographie. La ville inspire de nombreux artistes qui, à travers leurs œuvres, tentent de transmettre la vision qu’ils ont d’elle et de son évolution. C’est le cas notamment dans le domaine des Arts de rue. La «Fête des Lumières» à Lyon, la Nuit blanche à Paris en sont des exemples.

Conclusions

Il n’existe pas de recette pour créer une architec-ture scénographiée. Chaque contexte est différent et l’architecte conçoit, selon «sa» dramaturgie, la scénographie spatiale qu’il trouve la plus appro-priée. C’est cela qui crée la richesse de l’architec-ture. Bien sûr, il existe un vocabulaire architectu-ral dont chaque élément induit un ressenti. Dès lors, l’architecte se sert de ces principes spatiaux pour raconter son «histoire». L’apport de la scé-nographie à la conception architecturale réside dans l’utilisation et la traduction des concepts (dramaturgie, rapport acteur | spectateur, prise en compte du corps dans l’espace) au moyen du vocabulaire propre à l’architecture.

Le Square des Ursulines, Bruxelles, L’Escaut.C’est dans une dynamique de redéfinition de l’espace urbain que s’inscrit le projet. Pour symboliser à la fois l’ancrage et le mouvement de renouveau, L’Escaut a imaginé un cadre

immense qui surplombe l’espace. Le contexte urbain qui l’entoure est alors cadré, mis en scène, comme une image du passé que les flux du présent transforment (www.escaut.org).© Filip Dujardin