11
Se soumettre àl'épreuve des faits Author(s): André Martinet Source: La Linguistique, Vol. 19, Fasc. 1 (1983), pp. 3-12 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30248905 . Accessed: 15/06/2014 03:10 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.21 on Sun, 15 Jun 2014 03:10:47 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Se soumettre à l'épreuve des faits

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Se soumettre à l'épreuve des faits

Se soumettre àl'épreuve des faitsAuthor(s): André MartinetSource: La Linguistique, Vol. 19, Fasc. 1 (1983), pp. 3-12Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30248905 .

Accessed: 15/06/2014 03:10

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to LaLinguistique.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 185.2.32.21 on Sun, 15 Jun 2014 03:10:47 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 2: Se soumettre à l'épreuve des faits

SE SOUMETTRE A L'IPREUVE DES FAITS

Andre MARTINET1

Avant d'aborder le problkme epistemologique qui doit retenir ici notre attention, il peut etre indique de revenir sur certains traits

qui caractdrisent la communication de l'exp6rience au moyen du

langage. Dans l'optique dynamique qui s'impose lorsqu'on considbre

une langue dans son fonctionnement, on peut poser qu'il n'y a pas de limites At la polysimie des unit6s signifiantes : la necessite d'exprimer l'infinie vari&tC du monde sensible au moyen d'un vocabulaire limite entraine quiconque veut transmettre A autrui une experience originale A faire figurer les mots de tout le monde dans des contextes nouveaux qui inflichiront leur valeur. Ceci ne veut pas dire qu'il faille prendre au pied de la lettre la formule tranchante selon laquelle un mot n'a de sens que dans un contexte

d6termine. Chaque vocable, A chaque point de l'Cvolution de la langue, comporte des virtualitis semantiques determindes, connues des interlocuteurs, A partir desquelles on interpritera les inflichis- sements impliques par les diff6rents contextes. Mais il est clair que ces virtualitis sont, elles-memes, le r'sultat de l'ensemble des contextes et des situations dans lesquelles le locuteur a identifid I'unite signifiante en cause.

Une implication de tout ceci est que ces virtualitis ont quelque chance de varier d'un interlocuteur A un autre et que le transfert de l'information ne pourra se faire que sur la base d'un minimum d'accord. On sait bien que la fagon dont on s'adresse A une personne

I. Universit6 Ren6-Descartes et Ecole pratique des Hautes Etudes.

La Linguistique, vol. xg, fasc. 1/1983

This content downloaded from 185.2.32.21 on Sun, 15 Jun 2014 03:10:47 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 3: Se soumettre à l'épreuve des faits

4 Andr' Martinet

va dipendre 6troitement du degrd de culture qu'on suppose chez elle.

Tout cela est bel et bon dans les echanges quotidiens et, de fagon g6ndrale, lorsque ce qui est en cause est la rdussite d'une communication particulibre. II en va autrement sur le plan de la recherche scientifique oui l'on doit toujours savoir exactement A

quoi un terme se rifbre. On ne pourra s'entendre, entre chercheurs, que si les mots dont on se sert sont soigneusement definis, voire redefinis hic et nunc s'il est necessaire. Une definition est, bien entendu, I'ttablissement d'un contexte qui, dans le cadre d'une

pertinence determinee, ou, si l'on veut, dans un univers donne du discours, permet de savoir exactement ce dont on parle en dli- minant tout ce que pourraient impliquer les emplois courants du terme.

Ceci dit, nous pouvons passer aux problkmes que soulkvent, dans la pratique scientifique, certains emprunts de langue A langue.

Lorsqu'il s'agit de termes parfaitement etrangers, comme le sont, en franCais, les mots anglais output ou hardware, il n'y a pas de problkme : ou bien on connait la valeur technique exacte du terme et il ne restera qu'a trouver, dans l'usage oral, une prononciation adequate; ou bien le mot et la notion sont inconnus. Dans certains cas, le mot &tranger n'est pas sans dvoquer un terme indigene, que le sujet en prenne ou non conscience : manager (me'nage), marketing (marche), engineering (inginieur), etc. Mais les differences formelles suffisent en gUneral a 6viter toute contamination semantique auprbs de ceux qui n'ont cure d'etymologie.

La situation est plus serieuse lorsque le terme emprunt6 pre- existe dans la langue avec une autre valeur ou qu'il fait partie de ce vocabulaire international oui se combinent assez librement des radicaux et des affixes bien identifies. Lorsqu'il s'agit de vocabu- laire scientifique ou technique, on n'a plus affaire a des nuances, mais bien a des rdf6rences parfaitement distinctes. Dans le domaine

linguistique, les diff6rentes acceptions des m6mes termes sont fr6-

quentes : morphime, phonologie, pridicat, ont ici ou IA des valeurs diffdrentes bien definies. Mais il s'agit moins de differences de langue A langue que d'ecole A cole, voire d'auteur A auteur. Tout cela est, certes, assez deroutant pour les d'butants, mais est ind- luctable dans la mesure oui chaque emploi particulier d'un terme

correspond A une vision originale des faits et oh trop de termes

parfaitement neufs pourraient indisposer les lecteurs.

This content downloaded from 185.2.32.21 on Sun, 15 Jun 2014 03:10:47 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 4: Se soumettre à l'épreuve des faits

Se soumettre ~ l'epreuve des faits 5

La oui l'emprunt peut avoir des repercussions deplorables, c'est

lorsqu'il a la forme d'un mot bien connu dans la langue, mais un sens tout different pour lequel celle-ci dispose d'une designation traditionnelle d'usage gineral. C'est le cas, par exemple, du terme

digital, du mot digit < chiffre >>, mais employd avec la valeur du

frangais << numerique >>, par opposition << alphabetique >>. Rien n'est plus deroutant qu'un tel emploi dans un contexte frangais pour quiconque n'a pas it6 mis en garde : meme si tous les contextes dans lesquels apparait digital tendent a confirmer la valeur<< numi- rique >>, le sujet ne peut tout a fait se liberer du sentiment que puisqu'on ne dit pas numerique c'est qu'il y a quelque difference subtile qui tend a confirer "a digital un prestige particulier.

Un autre cas, qui nous retiendra plus longtemps, est celui de

falsifier et de ses derives employts avec la valeur de refuter sur le

moddle des emules anglophones de Karl Popper. Ii pourrait &tre interessant de rechercher si certains antecedents de l'anglaisfalsify avaient prdpard le public britannique ou americain 'a son emploi en lieu et place de refute. En franqais, en tout cas, falsifier restait bien limit6 aux rifirences a des actes criminels ou frauduleux, celles qui figurent regulibrement sur les billets de banque, accompagndes de la menace d'une reclusion criminelle "a perpituitY. Il est intdressant de constater que, dans les discussions epistemologiques oi l'on

presente comme crittre de l'activite scientifique la possibilit6 de refuter les affirmations presentees, l'emploi trop general, hdlas !, de

falsifier dans ce sens a pour effet de paralyser l'esprit critique des

participants : la falsification, d'acte m6prisable et ignominieux qu'elle 6tait, se trouve promue au rang de pierre de touche de la

validit6 des operations de l'esprit. Le contraste est si violent qu'on en perd jusqu'a l'id'e de confronter cette affirmation avec ce qu'on sait des conditions de la recherche.

Pour justifier l'emploi neologique defalsifier, on pourrait arguer qu'il n'implique pas, comme l'analyse de ses el6ments pourrait le faire croire, que la theorie soumise A ce processus va necessaire- ment se reviler comme fausse, mais bien qu'elle se presente sous une forme telle qu'on va pouvoir la soumettre A l'epreuve des faits, c'est-A-dire la retenir comme valable ou l'ecarter. On ne saurait

done employer refuter dans ce cas, puisque refutation implique rejet. Mais, de meme qu'on parle d'une theoriefalsifiable, ne pour- rait-on dire qu'elle est refutable si l'on consent A attribuer ici au suffixe -able la valeur de < susceptible d'etre soumis au processus...>>,

This content downloaded from 185.2.32.21 on Sun, 15 Jun 2014 03:10:47 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 5: Se soumettre à l'épreuve des faits

6 Andre' Martinet

ici, < de refutation >>. On opererait alors avec le critere de rifuta- bilite, tant bien entendu qu'est refutable une theorie qui se pre- sente de telle fagon qu'on puisse finalement se prononcer sur sa

validitY. Mais est-il bien necessaire de faire subir au vocabulaire de

telles deviations ? Ne serait-il pas plus simple et plus indiqu6 de

rappeler ce qu'on sait de longue date, a savoir qu'on n'acc6de au domaine de la science qu'a partir du moment ohi les hypothbses qu'on presente sont susceptibles de v6rification. La notion meme de verification implique, bien entendu, qu'on fasse confiance au

timoignage de nos sens et de leurs prolongements sous la forme des divers appareils que l'humanit6 a mis au point pour approfondir sa connaissance du monde. Ce que nous ne devons pas hisiter ta d6signer comme la realit6 se confond naturellement avec ce

timoignage. Il s'agit surtout de ne pas ceder A la tentation de la recherche d'un absolu qui transcenderait le t6moignage des sens. Personne ne songe certes 'a d6nier aux mitaphysiciens le droit de le faire. Mais il doit &tre clair que la metaphysique n'a rien a voir avec la physique, c'est-Ua-dire la nature accessible directement et indirectement, comme l'ont bien marque les createurs de ce vocable. La science se confond done avec la physique au sens le

plus large du terme. Certains pourront s'etonner qu'il soit necessaire d'enoncer de

tels truismes. Et, de fait, ils n'ont d'interet, en ce qui nous concerne, que dans le sens o0i ils nous amenent A preciser ce que doit &tre cette physique << au sens le plus large du terme >>. Nous nous heur- tons ici au dualisme traditionnel qui, prenant la relkve de la pensde religieuse, fait participer l'homme a la physique par son corps, mais l'y soustrait par son ame. Cette derniere, de par la nature

qu'on lui pr&te, echappe n'cessairement 'a toute definition coh&- rente, c'est-a-dire au domaine de la science. De ce fait, nul ne peut dire oih s'arrete le corps et oih commence l'ame. L'ame (anima) 6tait, au depart, le souffle s'tchappant par les narines qui attestait la presence de la vie dans le corps. Lorsqu'on s'est avisd de reserver l' me aux etres humains, il a bien fallu la trouver ailleurs que dans le souffle, puisque celui-ci etait le fait des animaux en g6ndral, ce

qui m6me les caractdrisait, d'oui leur nom, animal, derive d'anima. L'ame est done devenue disormais ce qui distinguait l'homme de l'animal, ou, mieux, ce que les generations successives, les diff6- rentes ecoles de pensee, voire les temperaments divers estimaient

This content downloaded from 185.2.32.21 on Sun, 15 Jun 2014 03:10:47 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 6: Se soumettre à l'épreuve des faits

Se soumettre a~ l'preuve des faits 7

le plus caractdristique de l'humanit6 : tant6t son intelligence, tant6t sa sensibilitY, tant6t, sans doute, sous une forme 6purde, une etincelle qui la faisait participer au divin.

Est-il besoin de rappeler combien cette conception d'une ame, propre A l'homme, a freind, au cours des si6cles, les progrbs de la recherche ? Elle nous a valu la th6se des animaux-machines de Descartes et Malebranche. Elle impose encore de reduire A

1' << instinct >> toute activite animale et rend aveugle A toute mani- festation d'intelligence chez les betes. On la devine derriere les affirmations recentes de l'inndite du langage. Il est vrai qu'en un sens, elle a pu faciliter l'expirimentation m&dicale sur les animaux en attenuant les scrupules de ceux pour qui la presence de l'ame chez l'homme fait toute la diff6rence, sans affecter les analogies somatiques entre les tres animus. On peut se filiciter que la

plupart des psychologues aient oublid l' tymologie du nom de leur

discipline, au depart < etude de l'Ame >>, du grec psukhe < ame U>.

Il n'en reste pas moins que ce ne sont pas des psychologues qui poursuivent des recherches relativement aux conditionnements

physiologiques de ce qu'on nomme la pensde. L'existence d'equipes distinctes de chercheurs ne fait que perpetuer le dualisme tradi- tionnel aux depens des progrbs de la connaissance.

Nous retrouvons ici le problkme des < sciences de l'homme o, << sciencesU sans doute du fait du d'sir de leurs protagonistes de se soumettre A certaines disciplines, mais sciences de nature speciale parce que traitant de phenombnes dans lesquels l'homme est direc- tement impliqu6. On les d6signe 6galement comme < sciences du

comportement >, encore que cette designation soit, en France du moins, peu frequente. Elle a cependant certains avantages : elle ne specifie pas, d6s le depart, qu'il va s'agir ndcessairement de comportements humains; c'est done l'observation qui montrera si tel comportement est le propre de l'esphce humaine definie par ailleurs sur des bases somatiques ou si elle s'etend A d'autres esphces et lesquelles; ensuite, elle marque bien le disir de s'en tenir aux faits observables, sans prejudice d'hypothbses, mais de celles qu'on pourra soumettre A l'dpreuve des faits.

La veritable question qui se pose au sujet de ces sciences n'est

pas de savoir si elles en sont, si elles ont, ou non, droit au titre de << sciences >>. Ii s'agit IA d'une pure question de terminologie. Sans doute, la rdponse A cette question peut-elle avoir, dans la pratique, de serieuses repercussions en ce que le prestige qui s'attache au

This content downloaded from 185.2.32.21 on Sun, 15 Jun 2014 03:10:47 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 7: Se soumettre à l'épreuve des faits

8 Andre' Martinet

mot ( science U va entrainer d'importants avantages materiels pour les chercheurs qui s'en rdclament. Ce qu'il convient, en fait, de mettre au clair, est en quoi l'intervention, dans les chainons de causalit6, de l'homme agissant, modifie les conditions de l'obser- vation.

Arguer ici de l'existence, chez l'homme, de quelque libre arbitre susceptible de se presenter sous la forme d'effets sans causes ou partiellement independants de la causalitY, c'est resolument se

placer sur le plan de la mitaphysique, c'est-a-dire se soustraire a ce que nous avons appelk l'epreuve des faits. Notons que la pensde non scientifique ne limite pas les effets sans cause au domaine de l'humain, puisqu'elle peut accepter le miracle o0i l'homme, en tant que tel, n'intervient pas, sinon, eventuellement, comme objet matiriel soumis au miracle. De meme que s'excluent physique scientifique et miracle, de meme une 6tude sdrieuse du comporte- ment humain exclut tout libre arbitre.

Lorsqu'on cherche a voir en quoi l'intervention de l'homme

peut modifier les conditions de l'observation, on est tent6 de faire valoir une plus grande complexite des conditionnements : si un moteur tombe en panne, tout mecanicien comp6tent pourra remonter h la cause; si un homme est atteint d'une depression ner- veuse, un bon analyste pourra sans doute

remonterjusqu', l'5vine-

ment qui a declench6 la crise; mais au-deld de cet evenement

isol6, il y a toute la vie passde de l'individu qui a abouti "a affaiblir sa resistance. Toutefois, opposer en ces termes le cas du moteur et de l'Ftre humain, c'est manifester inconsciemment son anthropo- centrisme : le mecanicien qui diagnostique la rupture d'une pi&ce va simplement chercher, dans ses reserves, une pi6ce analogue, sans supposer autre chose que quelque faille dans le metal. Mais, meme si elle nous touche moins que les antecedents de notre

deprim6, la prehistoire de la pikce de metal n'en represente pas moins un complexe infini de causes et d'effets, y compris d'ailleurs des chainons humains, comme la personnalit6 globale de l'homme qui a forge la pirce.

A l'appui de l'opinion que les conditionnements humains sont plus complexes, on fait valoir souvent la faible previsibilite des comportements des hommes en comparaison avec ce qui se passe lorsque seuls des objets sont en cause. Il y a, 1 aussi, une part d'illusion : en principe tel corps mis en contact avec tel autre

produit tel effet bien d6termind; mais on sait combien d'expe-

This content downloaded from 185.2.32.21 on Sun, 15 Jun 2014 03:10:47 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 8: Se soumettre à l'épreuve des faits

Se soumettre a l'epreuve des faits 9

riences de laboratoire sont susceptibles d'tchouer pour des raisons diverses tenant notamment aux conditions matirielles de l'opera- tion. Dans la vie quotidienne, on n'a guere plus de chances de se

tromper dans ses predictions sur le comportement de son voisin

que dans celles relatives au temps qu'il fera demain, mnme avec le secours de la science m6tCorologique et de ses satellites. Ii n'est sans doute pas question de nier que la presence de l'&tre humain dans les chaines causales complique singulit les donnees du probleme, ne serait-ce que parce que la sensibilite contempo- raine limite serieusement, dans ce cas, les possibilitis d'experi- mentation. Mais, au-deld meme de cette sensibilit6, meme si l'on pouvait faire totalement abstraction des prejuges metaphysiques, il semble qu'on ne saurait esperer, dans le domaine des sciences dites de l'homme, des progrbs aussi rapides et decisifs que dans celui des sciences traditionnellement dites exactes.

Ce terme de << sciences exactes )> suggbre qu'on y optre avec des grandeurs bien definies, dites < discrbtes >. Une des raisons

qui ont longtemps fait dire que la linguistique contemporaine se

plagait 'a la tte des sciences humaines est la dicouverte, a porter au credit de la phonologie, que le langage humain comportait des unites discr6tes, dites < phonemes >>, en nombre determine dans chaque usage, et qui valaient, strictement, par leur presence et leur absence. Il est de mode, aujourd'hui, de presenter quelques reserves quant I ce caractere discret des phonemes en arguant d'incertitudes et de cas limites. Mais le fait meme qu'on puisse parler de < cas limitesU confirme l'existence des phonemes comme unites discretes. Les << bavuresU qu'on peut relever dans un sys- tbme phonologique ne sont pas sans rappeler celles qu'on constate dans celui des corps simples qui constituent la matibre. Elles sont

egalement A rapprocher des possibilitis d'hybridation qui sont autant d'entorses a la fixite des especes animales ou vegitales.

La veritable diff6rence entre les phonemes, d'une part, les

corps simples et les esphces vivantes, d'autre part, n'est pas que les distinctions sont plus ou moins tranchees ici et 1A, mais bien

que le syst6me qui, dans tous les cas, resulte de l'opposition d'un nombre d'unitis discr6tes vaut, dans celui des corps et des esp6ces, pour l'ensemble de l'univers accessible, alors que, pour les pho- nemes, il se limite A une communautd particulibre.

Cette limitation, dans le temps et dans l'espace - g6ogra- phique et social - de la validit6 des systemes phonologiques, et

This content downloaded from 185.2.32.21 on Sun, 15 Jun 2014 03:10:47 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 9: Se soumettre à l'épreuve des faits

Io Andrd Martinet

par extension, linguistiques, vaut pour l'ensemble des institutions humaines. C'est elle qui maintiendra toujours une frontibre entre les deux types de science, quel que soit le degre de precision et de pr&dictibilite qu'on atteigne jamais dans les sciences du

comportement. La vogue des universaux linguistiques qui s'est poursuivie au

cours des annies soixante-dix de ce sitcle ne semble pas avoir

pour origine un desir de reduire la distance entre sciences de la nature et sciences du comportement. Elle Ctait essentiellement la manifestation d'une tendance permanente de l'esprit humain a rechercher des identitis au-delU des diff6rences et "t ramener la diversit ~a l'unite. Elle derivait directement des tentatives, djat anciennes, de Roman Jakobson pour prouver que le processus d'acquisition du systtme phonologique et celui de sa desinti- gration dans les cas pathologiques sont foncitrement identiques, quelle que soit la langue de la communautd ooi vit l'individu en cause. Elle Ctait dans la ligne de l'6tablissement, par le meme auteur, d'un systhme universel de traits distinctifs, les langues ne diff6rant les unes des autres que par le choix qu'elles font de certains d'entre eux et le rejet des autres. On retrouve chez Claude Livi-Strauss, profondiment influence au depart par la phonologie jakobsonienne, le meme desir de reduire a un principe unique la varidt6 des structures de parents. Bien entendu les partisans de

l'inneite des structures linguistiques n'ont fait qu'etendre A l'en- semble des faits de langue les postulats presentis anterieurement pour la phonologie : les langues ne different les unes des autres

que par un choix distinct parmi les ressources disponibles h&redi- tairement chez chaque individu.

L'experience des dernibres decennies a montre quelle seduction les a priori universalistes exercent sur beaucoup d'esprits, mais aussi quel frein ils representent pour le progrbs de la connaissance en enfermant le chercheur dans un cadre hautement et arbitrai- rement formalis6 qui le rend aveugle A l'infinie variete des situa- tions. Ii est clair que la science ne peut commencer qu'a partir du moment oh l'on r'duira cette variete pour aboutir a des grandeurs discr6tes. Mais ceci ne pourra se faire, dans le respect des r6alitis observables, que par ref6rence au rble que joue chaque l16ment dans l'economie des langues considtr6es une par une. I1 ne s'agit pas de poser au d6part une < structure profonde >> qui, du fait de sa o profondeur >>, a quelques chances de ne jamais &tre

This content downloaded from 185.2.32.21 on Sun, 15 Jun 2014 03:10:47 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 10: Se soumettre à l'épreuve des faits

Se soumettre a l'e'preuve des faits II

soumise A l'apreuve des faits, mais de chercher A digager comment sont satisfaits certains besoins fondamentaux de l'esp6ce humaine

et, en premier lieu, celui de communiquer, par la mise en oeuvre, variable ici et 1A, des ressources disponibles pour le fonctionnement du langage.

Pour marquer l'originalite de l'humanite face aux autres

esphces animales, il peut paraitre plus decisif de poser l'existence chez l'homme de facultis particulitres, et notamment celle du langage, plut6t que de la chercher au niveau de l'organisation sociale comme nous l'avons sugg&rd ci-dessus lorsque nous carac- terisions les institutions humaines en refirence A la forme parti- culibre que prend chacune d'entre elles, langage compris, d'une communaut" A une autre.

Ce qui rend cette dernitre demarche suspecte, aux yeux des << humanistes >>, c'est qu'on ne peut exclure tout A fait la possibilite qu'il existe, chez d'autres esp&ces, des communautes caracterisees par des faisceaux de comportements particuliers : si, parmi les corbeaux d'une meme race, certains se << comprennent >> et d'autres n'en font rien, nous devons supposer chez eux un apprentissage, un embryon de culture, c'est-A-dire quelque chose qu'on nous a

appris A considerer comme l'apanage de l'homme. Des lors, l'opposition de l'humanit6 au reste des &tres vivants apparait-elle de degrd plut6t que de nature. Ce que certains designent comme la fonction symbolique ou simiotique, c'est-A-dire l'aptitude A attribuer A un objet une valeur conventionnelle, existerait donc en germe ailleurs que chez l'homme. Beaucoup en prendront aisiment leur parti. En tout etat de cause, il y a loin du cri auquel le jeune animal aura appris At reagir sur la base de son experience jusqu'au langage doublement articul6 que nous pratiquons sous la forme de langues distinctes.

II convient de bien voir ce qu'implique le terme de culture A

partir du moment oui on ne le limite pas aux dlucubrations de jeunes esthetes, mais oi0 l'on retrouve son opposition originelle A << nature >>. La nature de l'&tre est ce qui lui est donne A sa nais- sance. La culture est tout ce qu'il acquiert ulterieurement. Toute culture suppose variete, parce que, hors du sein maternel, les situations et, par consequence, les experiences different. Dans notre orgueil d'&tres sup'rieurs, nous sommes prts A denier toute culture a I'escargot. Mais qu'en savons-nous ? La culture, c'est ce qui distingue les individus les uns des autres, mais aussi,

This content downloaded from 185.2.32.21 on Sun, 15 Jun 2014 03:10:47 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 11: Se soumettre à l'épreuve des faits

12 Andre' Martinet

bien entendu, ce qui en rapproche certains pour les opposer a d'autres. Convergence ici implique toujours divergence ailleurs.

L'experience peut etre individuelle, mais egalement partagee. Une langue est, dans un sens, le cadre dans lequel va s'organiser l'expirience de tous les membres de la communautd. Une autre

langue sera un autre cadre. Mcme si les r6alitis v6cues sont les

m~mes, elles recevront, en passant par chacune des langues, un

gauchissement particulier. Ce qu'on doit attendre du linguiste, cc n'est pas qu'il nous

decrive les experiences des sujets parlants, mais bien la faqon dont elles vont s'articuler en fonction de la structure et des res- sources de la langue employee lorsqu'on desirera en faire part t autrui. Que cette structure et ces ressources aient de profondes repercussions sur la faqon dont l'individu qui en fait usage reagit au monde qui l'entoure, la chose est plus que vraisemblable, mais

echappe en fait a la competence du linguiste en tant que tel. Ce ne peut &tre que par l'observation d'une langue comme instru- ment de communication qu'il pourra degager tout ce qui la distingue des autres formes du langage humain.

to, avenue de la Gare 9233o Sceaux, France

This content downloaded from 185.2.32.21 on Sun, 15 Jun 2014 03:10:47 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions