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Section 1. LE DROIT D'ACCES A LA JUSTICE ET AU DROIT! MARIE -ANNE FRISON-RoCHE Professeur des universitis Les reqles de droit n'ont de valeur que par leur concretisation, qui rend les per- sonnes effectivement titulaires de prerogatives juridiques. Cela peut s'operer d'une facon tranqu ille, par un acces au droit, ou d'une facon plus belliqueuse, par l'acces a la justice. Tout depend donc de l'acces a la justice, fQt-il virtuel. Encore faut- il que les personnes comprennent Ie droit, ce qui implique un droit a l'lntelliqibilite, et qu'elles ressentent les bienfa its des jugements, par I'inclus ion d'un droit a l'execution de ceux-ci, execution que la Cour europeenne des dro its de I'homme relie expressement au fonctionnement dernocratique d'une societe. II n'y a pas de securite juridique sans cela. L'evolution du droit positif va dans ce sens, notamment par Ie renforce- ment de I'aide juridictionnelle, Ie droit precite a l'execution des decisions de justice, I'existence des juges de proxirnite , Cependant, la reforrne de la carte jud iciaire a pu etre critiques en ce qu'elle eloiqne Ie justiciable du tribunal. Cette logique generale d'acces au juge multiplie les droits subjectifs, devenus evocables devant celui-ci, Ie nouveau droit remarquable etant celui de se prevsloir de la contrariete ala Constitu - tion . Le juge devient un personnage social, voire politique, central. La question prio- ritaire de constitutionnalite concretise en outre Ie droit subjectif a un droit objectif conforme a la norme fondamentale. Ainsi, dans une societe OU mecaniquement Ie droit exacerbe ainsi les conflits, contrairement a sa fonction classique d'harmonie, Ie prix de l'acces a la just ice et au droit est-il une paix sodale plus fragile et un fonction- nement plus instable et plus casuistique ? 613. Alphabet ne vaut certes pas raison , mais peut-on trouver symbole plus fort que l'ouverture du Dictionnaire de la justice par la rubrique « Acces au droit, acces ala justice' »? S'il n'y a pas d'acces au droit et a la justice, it n'y a ni justice ni droit. L' affirmation parait releverde l' elementaire , de la tautologie, mais long- temps le droit francais n'en a pas tire de fortes et concretes consequences. II change aujourd'hui profondernent parce que la conscience de ces liens essentiels entre Etat de droit, acces a la justice et droits fondamentaux met au cceur du systerne juridique l'acces au juge. Le politique en a conscience qui, tant dans Ies 1. Nous remercions Beatrice Paranee, maitre de conferences a l'universite du Maine, pour les recherches d'actualisation qu'elle a realisees, 2. Y. Desdevises, « Acces au droit, acces a la justice ». in L. Cadiet (dlr.) , Dictionnaire de la justice, PUF. 2004, p. 1-6.

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Section 1. LE DROIT D'ACCES ALA JUSTICE ET AU DROIT!

MARIE-ANNE FRISON-RoCHE Professeur des universitis

Les reqles de droit n'ont de valeur que par leur concretisation, qui rend les per­sonnes effectivement t itulaires de prerogatives juridiques. Cela peut s'operer d'une facon tranqu ille, par un accesau droit, ou d'une facon plus belliqueuse, par l'acces a la justice. Tout depend donc de l'accesa la justice, fQt-il virtuel. Encore faut- il que les personnes comprennent Ie droit, ce qui implique un droit al' lntelliqibil ite, et qu'elles ressentent les bienfa its des jugements, par I'inclus ion d'un droit a l'execution de ceux-ci, execution que la Cour europeenne des dro its de I'homme relie expressement au fonctionnement dernocratique d'une societe. II n'y a pas de securite juridique sans cela. L'evolution du droit positif va dans ce sens, notamment par Ie renforce­ment de I'aide juridictionnelle, Ie droit precite al'execution des decisions de justice, I'existence des juges de proxirnite , Cependant, la reforrne de la carte jud iciaire a pu etre critiques en ce qu'elle eloiqne Ie justiciable du tribunal. Cette logique generale d'acces au juge multiplie les droits subjectifs, devenus evocables devant celui-ci, Ie nouveau droit remarquable etant celui de se prevslo ir de la contrariete ala Constitu ­tion . Le juge devient un personnage social, voire politique, central. La question prio­ritaire de constitutionnalite concretise en outre Ie droit subjectif a un droit objectif conforme a la norme fondamentale. Ainsi, dans une societe OU mecaniquement Ie droit exacerbe ainsi les conflits, contrairement asa fonction classique d'harmonie, Ie prix de l'acces a la just ice et au droit est-il une paix sodale plus fragile et un fonction­nement plus instable et plus casuistique ?

613. Alphabet ne vaut certes pas raison, mais peut-on trouver symbole plus fort que l'ouverture du Dictionnaire de la justice par la rubrique « Acces au droit, acces ala justice' »? S'il n'y a pas d'acces au droit et a la justice, it n'y a ni justice ni droit. L'affirmation parait relever de l' elementaire , de la tautologie, mais long­temps le droit francais n'en a pas tire de fortes et concretes consequences. II change aujourd'hui profondernent parce que la conscience de ces liens essentiels entre Etat de droit , acces a la justice et droits fondamentaux met au cceur du systerne juridique l'acces au juge. Le politique en a conscience qui, tant dans Ies

1. Nous remercions Beatrice Paranee, maitre de conferences a l'universite du Maine, pour les recherches d'actualisation qu'elle a realisees,

2. Y. Desdevises, « Acces au droit , acces ala justice ». in L. Cadiet (dlr.) , Dictionnaire de la justice, PUF. 2004, p. 1-6.

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498 LIBERTES IT DROITSFONDAMENTAUX

discours que dans les lois successives et ses choix budgetaires, en a fait une de ses priorites. Ce souci d'acces est partage par les juridictions qui, par la rationalisa­tion de ce qu'il ne faut pas craindre de designer comme une demarche de ges­tion', tentent d'organiser au mieux l'acces a la justice pour tous, afin que chaque justiciable y ait sa part, relayees en cela par des associations qui en ont fait leur but. Pourquoi cette centralite? Parce que toute personne a besoin d' etre assuree par Ie droit de pouvoir avoir acces a la justice. Le refus immerite a la justice, c'est-a-dire au droit, froisse gravement Ie sentiment de justice qui nous anime',

Certains avaient meme pu reclamer un « plan Marshall » pour l' acces effectif de tous a la justice et le « rapport Boucher» preconisait en 2001 l'extension de l' aide juridictionnelle totale. Mais ce travail reconnaissait dans Ie meme temps qu'aucun systeme ideal d'acces a la justice n'existe et que les finances publiques ne peuvent suivre sans conditions. La loi du 9 septembre 2002 d'orientation et de programmation pour la justice exprime ce souci d' acces des citoyens a la justice en le liant a l'efficacite du service public de l'institution juridictionnelle. C'est ega­lement Ie fil directeur de la loi du 18 fevrier 2007 relative al'assurance iuridique, qui, par ce recours a un mecanisme usuel de marche, cherche a satisfaire le droit de chacun. Cette demarche, liant l'efficacite de la justice, y compris manageriale, et le droit fondamental des personnes a acceder au juge, etait deja Ie cceur du « rapport Magendie »de 20045

• Suivant sa propre trajectoire mais touiours selon la merne idee, le droit communautaire, par la directive du 27 janvier 2003 rela­tive a l'aide judiciaire accordee a propos des litiges transfrontaliers, vise a imposer des regles minimales au benefice des justiciables lmpecunieux. Ainsi, l'Europe de la justice, c'est-a-dire l'Europe unifiee des droits fondamentaux des justiciables, va dans le meme sens. Depuis 2008, des rapports successifs visent a etablir ce qui pourrait servir de base aux legislations de « modernisation de la justice », ayant pour trait principal un acces plus facile des personnes a la justice et une satisfaction plus rapide de leurs droits. C' est ainsi que la commission presidee par le doyen Serge Guinchard sur la repartition du contentieux et la commission presidee par Ie Premier president Jean-Claude Magendie sur lace1iritietqualiti de la justicedevant la cour d'appel, ont respectivement rendu le « rapport Magendie » Ie 2 5 juin 2008 et le « rapport Guinchard » Ie 30 juin 2008. De la merne facon, le « rapport Darrois » sur les professions du droit du 4 avril 2009 consacre sa troisierne partie a « l'acces au droit et a l'aide juridictionnelle ». Enfln, Ie « rap­port Magendie et Thony » sur les conciliateurs de justice rendu le 8 avril 2010 insiste sur I'acces au droit par la conciliation et son articulation avec le service public de la justice.

614. Non seulement l'acces a la justice conjugue ces diverses perspectives sans contradiction mais l'on peut plus encore considerer que l'acces a la justice contient tous les autres droits. Le Conseil constitutionnel ne s'y est pas trompe lorsqu'il a affirme dans une decision du 9 avril 1996 6 que, si l'on admettait une loi conferant un droit sans l'assortir d'un recours effectif devant un [uge, la garantie des droits ne serait plus assuree et qu'ainsi, en application de l'article 16 de la Declaration des droits de l'homme, il n'y aurait « plus de Constitution ». De la merne facon, la Cour europeenne des droits de l'homme, dans un arret du

3. L. Cadiet (dir.), « De l'economie de la justice », RIDE 1999, n- 2; M. Doriat-Duban, « Analyse economique de l'acces a la justice: les effets de l'aide juridictionnelle », RIDE 2001, n- 1, p. 77-100; G. Canivet, « Economie de la justice et proces equitable », jCP 2002. I. 361.

4. M.-A. Prison-Roche, « Le juge et le sentiment de justice », in Le juge et Ie droit de l'iconomie. Me1anges P. Bezard, Petites affiches-Montchrestien, 2002, p. 41-53.

5. J.-c. Magendie, Ce1&iti ei qualiti de la justice. Lagestion du temps dans Ieprods, rapport au garde des Sceaux, La Documentation francaise, 2004.

6. AjDA 1996. 371, obs. O. Schrameck.

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499 LE DROIT D'ACCESALAJUSTICE IT AU DROIT

21 janvier 2010 a pose que « le principe fondamental d'une societe democra­tique » oblige l'Etat a faire respecter le droit et executer les decisions, pour que ne revienne pas la justice privee'.

L'acces a la justice concerne done I'organisation politique des pouvoirs puisqu'il interfere directement avec I'equilibre de ceux-ci, une institution juri­dictionnelle ecrasee sous la masse des demandes ne pouvant plus jouer son role constitutionnel. Ainsi, la question prosaique de l' acces a la justice et les querelles budgetaires ont des prolongements dans notre democratic, et ce d'autant plus nettement que l'Europe n'autorise pas un Etat a justifier une entrave a l'acces a la justice par le constat d'un manque de credits. Dans cette perspective budge­taire, on soulignera que l'acces a la justice n'est pas seulement une question de volume global de moyens mais encore d'adequation dans l'affectation de ces moyens a des missions precises au benefice du justiciable. En cela, l'articulation interne du budget de l'Etat, a travers les principes de la lol organique sur les lois de finances (LOLF) « liant argent public et missions designees» etablit un lien direct entre l'usage des fonds publics et l' accueil des justiciables, delai des proce­dures et existence des recours. Ainsi, le plus concret et le plus fondamental fusionnent dans l'acces a la justice, illustration plus generale du droit comme ce qui articule toujours le plus sacre et Ie plus trivial. En est exemplaire Ie decret du 28 decembre 2005, qui tout a la fois peaufine des regles procedurales deja tres precises et trouve des solutions « avec les moyens du bord" » pour que l'acces au juge ne soit pas que vain principe et paravent d'incurie. De cette maniere, la pro­cedure, branche parfois vilipendee du droit, celle des proceduriers, est ce qui peut realiser la justice politique et sociale, precisement parce qu' elle est servante de principes essentiels'" et parce qu' elle est I'echo des nouvelles philosophies poli­tiques associant la democratic a la facon de faire. La procedure recele l' art de la discussion et du debat, art porteur de morale en lui-meme puisqu'll suppose que l'on porte consideration a son contradicteur.

615. Le droit met done auiourd'hui en premier l'acces a la justice parce que celui-ci est intimement lie a l'acces au droit, ce dernier etant lui-meme un souci a la fois permanent et renouvele du systeme juridique (/.). Cette importance vient essentiellement du fait que Ie droit apprehende desormais l'acces a Ia jus­tice a travers une perspective de droit subjectif (Ie « droit d'acces a la justice », gemellaire du « droit au droit ») et confere au droit de chacun d'acceder a la justice une valeur premiere en lien avec la citoyennete, lien que la question prio­ritaire de constitutionnalite vient renouveler (II.). Nous sommes passes de la tautologie precitee a l'acte politique. Une fois ce mouvement explicite, il est loisible de reperer dans Ie droit positif les regles qui realisent Ie droit d' acces a la justice, celui-ci conduisant de l'exercice du droit d'action a l'execution du jugement obtenu (III.). Enfin, on sait que la procedure est tout a la fois ce qui declenche la discussion par l'action en justice, l'arrete par le jugement mais peut encore la reprendre par la voie de recours: la question de I'integration de I'exercice de la voie de recours dans Ie droit d' acces a la justice est toujours en suspens (IV.).

7. CEDH, 5· sect., 21 janv.2010, n- 1027/02, R.P. c/ France, Procedures, note N. Fricero, l'arret fai­sant suite aun precedent de 2005 visant expressement le « droit au juge »,

8. CEDH, 1'" sect., 7 mai 2002, Burdov c/ Russie, D. 2002. sc, 25572, obs. N. Fricero. V., d'une facon plus generate, L. Cadiet, Riforme de la justice, riforme de l'Etat, PUF, colI. « Droit et jus­tice », 2003.

9. Expression de R. Perrot, « Decret n° 2005-1678 du 28 decembre 2005 », Procedures fevr, 2006, p.4-11, spec.p. 11.

10. D. d'Ambra, F. Benoit-Rohmer et C. Grewe (dir.), Procedureis) et effectiviti desdroits, Bruxelles, Bruylant, colI. « Droit & justice », 2004.

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500 LIBERTES ETDROITSFONDAMENTAUX

I. Le lien fondamentaf entre l'ecces afa justice et l'ecces au droit

616. L'acces au droit est une preoccupation majeure des I'instant que la garantie des prerogatives des personnes ne repose plus sur la puissance bien­veillante de l'Etat mais sur le droit lui-meme, Si l'on ne peut plus s'en remettre a l'Etat, il faut poser avant toute chose « le droit au droit" ». Ne dressons pas l'une contre l'autre les notions d'Etat et de droit. En effet, les lois sur l'acces au droit sont l'ceuvre de l'Etat et ce sont les structures administratives, par exemple les prefets en etroite collaboration avec les procureurs, ou les organes departemen­taux d' acces au droit, qui en assurent Ie possible succes, Dans un tel dispositif, l'acces ala justice prend un nouveau relief par le lien etabli avec l'acces au droit. L'acces a la justice peut etre un moyen d'acces au droit (A.). L'acces au droit peut aussi etre une alternative al'acces ala justice (B.).

A. L'acces a la justice comme moyen d'acces au droit

617. 11 faut tout d'abord deflnir « l'acces ala justice» et « l'acces au droit », L'acces ala justice permet atoute personne qui y a un interet legitime et qui pre­sente la qua lite eventuellement requise, d' acceder a une juridiction pour que celle-ci statue sur sa pretention. L'acces ala justice est done la condition ante­rieure au droit d'action et ala demande en justice. Le Conseil constitutionnel a depuis longtemps donne al'acces ala justice valeur constitutlonnelle", acces qui appartient pleinement au droit processuel". Le devoir de l'Etat est de rendre cet acces Ie plus effectif possible. C'est pour cela qu'une sorte de class action a la francaise avait ete envisagee en 2005 et que sa perspective d'adoption par une loi avenir n'est pas totalement fermee",

Lanotion d'« acces au droit» est plus delicate acerner que la notion d'« acces ala justice », et fut d'ailleurs reconnue plus tardivement par le droit positif. En effet, on peut considerer que les regles de droit sont toujours virtuellement actives, que leur effectivite est donnee, leur benefice etant par nature acquis a leurs destinataires. La notion d'acces est alors difficile ajustifier: pourquoi fau­drait-il organiser une « prise» pour ce qui est perpetuellement « disponible »?

618. Mais si l'on analyse la situation plus concretement, on doit prendre acte que, par une inversion des choses, le droit est souvent proprement inacces­sible: il est de plus en plus difficile aconnaitre, acomprendre, amettre en appli­cation", alors meme que l'adage Nul n'est cense ignorer la loi empeche qu'on puisse attacher un effet [uridique al'ignorance qu'une personne peut avoir de sa situation juridique. Jean Carbonnier insistait al'inverse sur la dimension peda­

11. J.-M. Varaut, I.e droit au droit. Pour un libiralisme institutionnel, PUF, coll. « Libre echange », 1986.

12. R. Chapus, Droit du contentieuxadministratif, 13· ed., Montchrestien, coll. « Domat », 2008, n- 43.

13. S. Guinchard, et alii, Droit ptocessuel. Droit commun ei droit compare du prods equitable, 5< ed., Dalloz, colI. « Precis », 2009, n°S 645 et s.

14. Ce mecanisme nord-americain permet a des personnes de se prevaloir d'interets d'une cate­gorie de personnes (la classe) sans pour autant etre obligees de justifier de mandats de la part de celles-ci (systeme de l'opt out). Le juge doit alors conferer au representant la qualite aagir pour la classe alors que celui-ci n'a pas aproprement parler interet aagir, La commission eta­blie pour yreflechir n'ayant pas abouti aun consensus, la voie legislative n'est plus al'ordre du jour. Illustrant bien ce partage des opinions, v. « Les class actions devant le juge francais : reve ou cauchemar? », numero spec. LPA 10 juin 2005. Les contournements ont ete sanctionnes, par la condarnnation du site Internet« classaction.com » par l'arret de la cour d'appel de Paris du 17 octobre 2006.

15. G. Nicolau, «Inaccessible droit I », RR] 1998.15-49; Association Droit ei democratie (dir.), « Lesinegalites devant la loi et la justice », numero spec. LPA 28 nov. 2002.

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501 LE DROITD'ACCES ALA JUSTICE ETAUDROIT

gogique de la loi, et Ie « mythe de sa connaissance" » est aujourd'hui remis en cause. Dans cette perspective, la decision du Conseil constitutionnel du 16 decembre 1999 est de la plus grande importance lorsqu'elle affirme que l'ac­cessibilite et I'intelligibilite de la loi sont desormais un objectif a. valeur constitu­tionnelle" : elle eleve au nom d'une prerogative juridique Ie droit a. comprendre Ie droit, la connaissance etant Ie premier mode de l'acces, et la technicite du langage juridique Ie premier SOUci18 C'est dans son prolongement que la loi •

du 12 avril 2000 impose aux administrations l'obligation juridique de faire comprendre aux administres les regles juridiques qu' elles sont en charge de leur appliquer. La seconde decision du Conseil constitutionnel du 29 novembre 2005 est de plus grande importance encore", en affirmant que le legislateur ne peut s'autoriser plus de complexite qu'il n'est necessaire pour satisfaire le but qu'il s'est fixe. Le Conseil rejoint ici le principe de proportionnalite, le souci de secu­rite [urtdique", puis surtout lie acces ala justice, acces au droit et intelligibilite, autour du droit fondamental de tous d' actionner le droit a. son profit, ce qui sup­pose ala fois d'en avoir connaissance, c'est-a-dire d'y comprendre quelque chose, et de trouver un juge asaisir. Le droit francais a evolue profondement en etablis­sant entre ces notions des liens triviaux qui n' etaient pas precedemment de droit positif. lIs sont ce sur quoi se construit le droit d'aujourd'hui. Pourtant, la sim­plicite ne vaut pas en soi, la simplification du droit n' est pas un objectif sans condition, car cela conduirait a. supprimer quasiment le droit pour qu'il en demeure si peu que chacun le comprenne, en sacrifiant son caractere adequat. Cette conception souvent avancee de la simplicite du droit comme but en soi a notamment ete adoptee par la Banque mondiale dans ses rapports annuels DoingBusiness, qui evaluent les performances economiques du droit al'aune de sa simplicite, Cette methodologie a ete fortement critiquee par la doctrine fran­caise", en ce que le meilleur droit n'est pas le plus simple mais celui qui n'est pas plus complexe qu'il n'est necessaire, autre facon d'exprimer le principe de pro­portionnalite, En revanche, lorsque l'assemblee pleniere de la Cour de cassation, par un arret du 21 decembre 200722

, n'oblige pas le [uge a. substituer un fonde­ment juridique pertinent a. celui propose par les parties, elle met directement un frein a. l'effectivite de l'acces de celles-ci au droit. On en comprend la raison triviale, notamment la complexite des regles qui pese sur les magistrats, l'en­combrement des tribunaux et la lourdeur du travail des [uges, mais l'on peut neanmoins, comme le fit jadis Henri Motulsky, regretter une telle solution, puisque la meconnaissance du droit est le plus souvent le handicap des parties les plus faibles, abandonnees ainsi par Ie [uge,

619. D'une facon plus generale, le lien entre « acces au droit» et « acces a. la justice» est tres fort car il est circulaire : il faut avoir acces au droit pour avoir acces au juge, il faut avoir acces au [uge pour avoir acces au droit". L'Etat doit plus particulierement apporter son aide grace au service public de la justice aux

16. P. Deumier, « La publication de la loi et Ie mythe de sa connaissance », LPA 6 mars 2000, p.6-12.

17. M.-A. Frison-Roche et W. Baranes, « Leprincipe constitutionnel de l'accessibillte et d'intelligi­billte de la loi », D. 2000. Chron. 253-267.

18. G. Lebreton, « Langue francaise et acces au droit », RR] 2003. 1157-1666, qui insiste sur l'usage unique de la langue francaise pour assurer cet acces, ,

19. LPA 6 janv. 2006, note J.-E. Schoettl., p. 4-37. 20. Conseil d'Etat, rapport public 2006, Sicuriti juridique et complexiti du droit, EDCE n- 57, La

Documentation francaise, 2006, p. 229-337. _ 21. V. par ex. Association H. Capitant, Lesdroits de tradition dviliste en question. A propos des rap­

ports Doing Business de la Banque mondiale, Societe de legislation comparee, 2006; A. Supiot, L'espritde Philadelphie. La justicesociale face au marchi total, Seuil, 2010.

22. ]CP 2008. II. 10006, note L.Weiller. 23. J. Ribs, « L'acces au droit », in Libertis. Me1anges]. Robert, Montchrestien, 1998, p. 415-430.

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502 LIBERTES ETDROITSFONDAMENTAUX

plus demunis, notamment dans les litiges de consomrnation", de logement, de famille, de repression, mais l'affirmation vaut pour tout contentieux, que celui­ci concerne plus particulierement les prerogatives des personnes (contentieux dit « subjectif») ou qu'il vise en priorite l'effectivite des regles (contentieux « objectif»). Dans un rneme mouvement, l'acces ala justice peut alors prendre la forme des « maisons du droit et de la justice» creees par la loi du 29 octobre 2001 ou s'inserer dans des mecanismes « d'aide aux victimes" ». Encore faut-il trouver aisement Ie juge qui restaurera Ie droit ou rendra effectifs les droits. Le systeme francais semble se contredire : d'un cote, il rapproche Ie justiciable d'un juge, Ie « juge de proximite », de l'autre il l'eloigne, par la reforme de la carte judiciaire en supprimant des juridictions.

Concernant les juges de proximites, instaures par la loi du 9 septembre 2002, il s'agissait, pour les « petits litiges » de rendre accessible un juge au benefice des personnes lesees, juge pouvant rapidement et a peu de frais les proteger, Cette innovation a certes ete critiquee par certains, en tant qu'il aurait ete plus effi­cace de renforcer les juges d'instance et parce qu'elle confere des pouvoirs juri­dictionnels ades personnes n' offrant pas les memes garanties que des magistrats au sens strict", ce qui a justifie l'adoption d'une loi organique Ie 27 fevrier 2003. Depuis, la loi du 26 janvier 2005 a encore accru les competences de ces juges de proximite. Le Conseil constitutionnel dans sa decision du 20 janvier 200527 a estime que cette extension de competence ne viole pas Ie principe de I'indepen­dance de l'autorite judiciaire des l'instant que la competence de ces juges demeure limitee par rapport acelles des juridictions menees par des magistrats de carriere. Mais Ie « rapport Guinchard » sur la repartition des contentieux, du 30 juin 2008, a preconise la suppression de ces juridictions, en ce qu' elles rendent illisibles la carte judiciaire, pour rattacher les juges de proximite aux tri­bunaux de grande instance. Une etude menee en 2008 a montre que les conten­tieux regles par les juges de proximite ne soulevaient souvent aucun probleme juridique serieux, que Ie montant moyen en cause eta it de 1200 euros et que les juges sont bienveillants, ce qui renvoie bien al'image du« juge de paix" », meme si I'etude conclut neanmoins que Ie juge d'instance serait mieux indique pour exercer cet office. Comme celui-ci n'en a pas Ie temps. II faudrait done que les premiers assistent les seconds.

Concernant la carte judiciaire, modifiee par decrets en 2008, sa reforme a consiste a reduire Ie nombre de juridictions sur Ie territoire. Elle demeure tres contestee en ce qu'elle rend plus difficile Ie contact du justiciable avec un juge, rendu ainsi plus eloigne. Mais on peut aussi souligner qu'il ne s'agit que d'une question de kilometres, et que les trajets sont aujourd'hui plus faciles a par­courir. La concentration des moyens sur moins de juridictions peut produire au contraire une meilleure proximite, puisque plus de personnes et de moyens seront disponibles au benefice des justiciables.

D'une facon plus generale, la justice devient Ie media pour la personne ason propre droit et c'est ainsi qu'il faut comprendre Ie changement terminologique opere entre la loi du 3 janvier 1972 visant « l'aide judiciaire» et la loi du 10 juillet 1991 evoquant « l'aide juridique », au sein de laquelle l'aide juridic­

24. V. Ie panorama clair et complet en la matiere, O. Gout, « L'acces au droit des consomma­teurs ». LPA 30 mai 2008, p. 20 s.

25. Article 63 de la loi d'orientation et de programmation pour la justice du 9 sept. 2002. 26. R. Piastra, « La reforme de la juridiction de proximite », Gaz. Pal. 2005. 187-188. 27. Decis, n° 2004-510 DC, Loi relative aux competences du tribunal d'instance, de la juridiction de

proximiteet du tribunal degrandeinstance. 28. « Les juridictions et juges de proximite. Leur role en matiere d'acces a la justice des petits

litiges civils », JCP2009. I. 106.

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503 LE DROIT D'ACCES A LA JUSTICE ETAUDROIT

tionnelle s'insere", Ainsi, par transitivite, le droit a l'aide juridictionnelle est devenu lui-merne un « droit fondamental », parce que cette aide financiere est la condition d'effectivite des droits des personnes". De plus, l'acces ala justice en ce qu'il aboutit a la constitution de la jurisprudence, laquelle a pour fonction d'interpreter et d' eclairer la loi, contribue al'lntelligibilite du systeme juridique, ce qui est un bien commun pour le justiciable et pour l'ordre [uridique. On retrouve encore cette puissance circulaire : l' activite du juge cree par la jurispru­dence une meilleure intelligibilite, laquelle accroit, par diffusion de sens dans le systeme [uridique, ie droit de chacun au droit et ason droit.

620. C'est une premiere raison pour laquelle l'acces ala justice est un droit tout aussi important dans Ie contentieux objectif que dans le contentieux sub­jectif. L'insertion par la reforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 et la loi organique du 10 decembre 2009 de la question prioritaire de constitutionnalite» le confirme puisque l'annulation d'une loi, question objective, devient l'enjeu d'un conflit entre parties au litige. Le droit d'acces a la justice s'avere alors d'autant plus important que le principe de legalite doit etre respecte car plus un grand nombre de personnes particulieres accedent au [uge et plus le droit objectif est concretise, Cela est affirme traditionnellement pour le droit penal, la sanc­tion du delinquant restaurant l'effectivite de l'ordre de la loi, mais c'est tout aussi vrai pour les branches du droit nouvelles, tel le droit de l'environnementv, et c'est l'idee merne qui fonde le mecanisme de la question prioritaire de consti­tutionnalite qui protege le justiciable de l'application ason detriment d'une loi anticonstitutionnelle et a egalement vocation a« nettoyer » l'ordre juridique des lois anticonstitutionnelles promulguees,

621. L'evolution de la legislation illustre ce lien entre l'acces au droit, l'ef­fectivite des droits et du droit et l'acces ala justice. Ainsi, la loi sur l'aide juri­dique du 10 juillet 1991, puis la loi contre les exclusions du 29 juillet 1998, puis la loi du 9 septembre 2002 par son dispositif d'aide aux victimes, tentent de faci­liter l'acces a la justice de personnes qui sont exclues du droit, notamment en s'appuyant sur les associations. Plus directement et d'une facon plus generale, la loi du 18 decembre 1998 met en avant l'acces au droit et la necessite d'organiser, par des dispositifs financiers et administratifs, son effectivite pour tous. La loi du 18 fevrier 2007 relative d l'assurance de protection iuridique" lie plus etroitement encore acces ala justice et efficacite du financement par le recours al'assurance. L'ensemble du dispositif de protection des justiciables se rapproche de plus en plus, dans sa conception et son evolution, de celui visant les victimes d'accident de voiture. On mesure ici encore le deplacernent du role de l'Etat : traditionnel­lement, il octroyait formellement les droits d'agir, aujourd'hui, il sert leur concretisation, Ce role de l'Etat dans I'effectivite des droits de chacun, qui

29. Sur l'analyse et la preconisation d'une telle evolution, v. Conseil d'Etat, L'aide juridique, pourun meilleur acces au droit, La Documentation francaise, 1991; D. d'Ambra, « L'aide a l'acces a la justice: l'aide juridictionnelle », in D. d'Ambra, F. Benoit-Rohmer et C. Grewe (dir.), Procedurets) et effectivitedes draits, prec., p. 43-54.

30. J. Bougrab, « L'aide juridictionnelle : un droit fondamental », AjDA 2001. 1016 et s.; G. Mar­chesini, « Le droit al'aide juridictionnelle. Reflexion sur l'effectivite d'un droit fondamental », RRj 2003, n- 1, p. 77-94. Des lors qu'il s'agit d'un droit fondamental, le juge en est le protec­teur et l'aide effective de l'avocat la consequence naturelle (P. Waquet, « L'office du juge en matiere d'aide juridictionnelle », D. 2005. Chron. 2827-2829).

31. B. Mathieu, « La question prioritaire de constitutionnalite : une nouvelle voie de droit - a propos de la loi organique du 10 decembre 2009 et de la decision du Conseil constitutionnel n- 2009-59 DC », jCP 2009. I. 602.

32. G. Monediaire,« L'acces ala justice communautaire en matiere d'environnement au miroir de la convention d'Aarhus », R]E, nurnero spec., 1999, p. 63-75.

33. Le rapport Darrois y est tres favorable, allant [usqu'a proposer qu'elle devienne le complement impose de toute assurance obligatoire.

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504 LIBERTES ETDROITS FONDAMENTAUX

montre la dialectique entre l'ordre juridique objectif et les prerogatives subjec­tives, s'est manifeste dans les projets de lois relatifs au Defenseur des droiis», qui font suite a la reforme constitutionnelle du 23 juillet 2008. II s'agit de donner davantage d'effectivite aux droits et libertes des personnages al'egard de l'admi­nistration, dans la ligne de ce qu' est actuellement le Mediateur de la Republique, Le Defenseur des droits, autorite administrative independante, agirait en asso­ciation notamment avec la HALDE.

622. Se pose alors la question de la possibilite merne des systemes de « fil­trage » des actions. En effet, si 1'0n considere que l'acces ala justice et au droit est ace point fondamental, il serait done impossible de reduire le droit de tous les justiciables asaisir Ie juge. C' est ace titre qu'avait ete contestee la perspective souhaitee par certains d'un droit du ministere public de « filtrer » les constitu­tions de partie civile". Au contraire, cet acces de la victime au proces penal par ce biais demeure acquis, sans que le ministere public puisse l' entraver, et cette regie n' est pas remise en cause par la commission de reflexion presidee par Mon­sieur Philippe Leger sur la reforme de la procedure penale, alors meme qu' elle propose la suppression du juge d'instruction et meme si elle suggere de limiter l'acces ala technique de la citation direete en matiere correctionnelle. Pourtant, si l'instrument du filtrage est inconcevable en premiere instance, il peut etre legitime dans les voies de recours, et ce plus encore si la voie de recours concernee est extraordinaire, comme dans le cas du pourvoi en cassation. En outre, c'est alors soit en termes de suppression radicale de la voie de recours, soit en termes de recevabilite de l'action que la selection doit etre obiectivement operee", par exemple par une restriction des allegations recevables aux seules questions de droit", Entin concemant la question prioritaire de constitutionnalite, la tech­nique du filtre a ete choisie par la loi organique du 10 decembre 2009, filtre manie par la Cour de cassation et Ie Conseil d'Etat pour chacun de leur ordre.

B. t'acces au droit comme a.lternative al'acces a la justice

623. Ce rapport entre l'acces au droit et l'acces ala justice, obligeant I'Etat a organiser l'acces a la justice pour que chacun ait acces au droit, peut s'inverser sans se contredire. En effet, si l'acces a la justice est un moyen d'acces au droit, alors si l'acces au droit peut etre direetement obtenu sans passer prealablement par une procedure judiciaire, « sans passer par la case Justice », l'effectivite des droits fondamentaux requiert de developper ces nouvelles methodes. La loi du 18 decembre 1998 opere Ie lien en associant acces au droit et resolution amiable des litiges. En effet, l'acces aIa justice n'est pas meconnu par les modes altematifs de reglement des litiges, bien au contraire, et Yon notera que les juridictions elles­memes participent activement aleur mise en place. Comme l'a dit exactement un magistrat, les modes altematifs de reglement des litiges participent de la « lutte pour Ie droit" ». Ainsi, le « rapport Guinchard » du 30 juin 2008 insiste sur 1'0p­

34. Projet de loi organique n- 610 depose devant le Senat: projet de loi n- 611 depose devant le Senat,

35. P.-F. Divier, « L'instruction penale francaise a l'epreuve du "proces equitable" europeen », D. 2004. Chron. 2948 et s., faisant reference al'arret CEDH 12 fevr, 2004, Perez.

36. En droit francais, on peut prendre l'exemple de la rescision pour lesion en matiere immobi­Here, Ie Code civil organisant tout d'abord un examen de la recevabilite de la demande, par la vraisemblance de l'allegation, avant que Ie luge n'autorise la discussion sur son bien-fonde, par voie d'expertise (art. 1677 C. civ.).

37. C'est le cas pour l'acces a la Cour de cassation, mais aussi ala Cour de justice des Commu­nautes europeennes lorsqu'elle intervient apres un jugement rendu par le tribunal de premiere instance, ou encore lorsque les Etats entendent saisir l'organe permanent d'appel au sein de l'Organisation mondiale du commerce.

38. P. Lavigne, « Les MARCet la lutte pour le droit », LPA 3 dec. 2009, p. 51 et s.

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505 LE DROIT D'ACCES ALA JUSTICE ETAU DROIT

portunite des modes altematifs de reglement des litiges. De la meme facon, le « rapport Magendie et Thony » d'avril 2010 sur les conciliateurs de justice insiste sur le fait qu'ils apaisent Ie conflit et qu'ainsi le but est atteint, en ayant fait l'eco­nonomie des moyens que sont Ie droit et les procedures completes.

624. Ces modes altematifs sont a la fois des moyens de l'acces a la justice, lorsqu'il s'agit de reconstituer des procedures plus aisees, plus simples, rapides et conviviales a cote ou au sein des tribunaux, et un acces au droit lorsque Ie juge est saisi pour appliquer celui-ci. Mais ils deviennent un moyen de satisfaire directement les demandes en organisant notamment une reconciliation ou une mediation pour permettre a la personne de recevoir son du, par exemple l'in­demnisation du dommage subi, ou une separation moins douloureuse du couple, sans qu'il soit necessaire d' en passer par une explicitation juridique ou factuelle du litige. Des lors, l'acces a la solution juste, reconciliant les parties, aura ete obtenu en se detoumant de l'acces au droit, lequel peut herisser le conflit". Le titre de la loi du 18 decernbre 1998 relative a l'acces au droit ei a la resolution amiable des conflits exprime ce but premier: la satisfaction de la personne lesee ou rnenacee. Son obtention peut prendre la forme de la reconnaissance du droit ou prendre comme voie le delaissernent d'une telle declaration. C'est parce que les personnes peuvent etre mieux protegees par cette mise de cote du droit, que la mediation peut s'operer meme en matiere penale depuis la loi du 23 juin 199940

De la meme facon, la jurisprudence affirme que la procedure d'offre obligatoire d'indemnisation imposee par la loi de 1985 en faveur des victimes d'accident de la circulation, n'est pas contraire au droit au proces que recele l'article 6 de la Convention europeenne des droits de l'homme, parce qu'elle tend a favoriser l'indemnisation rapide de celles-ci" : elle illustre parfaitement que l'acces a la justice n'est qu'un moyen pour aller vers la satisfaction des justiciables, moyen dont le droit peut faire l' economie si cette finalite est ainsi mieux assuree,

II. Le droit a la justice, pris comme objet direct de droits fondamentaux

625. La procedure a ete longtemps construite sur des principes objectifs de bonne organisation de l'institution judiciaire, au sein de laquelle des personnes exercent des prerogatives que la doctrine qualifie de « pouvoirs » plus que de droits sublectifs", Seuls les droits de la defense n'ont jamais vu leur nature de droits subjectifs contestee. Lorsque l'article 30 du Code de procedure civile definit l'action en justice comme un droit subiectif", plus encore lorsque la loi du 4 janvier 1993 a affirme l'existence d'un « droit a» la presornption d'inno­cence a travers un nouvel article 9-1 du Code civil, ou bien lorsque l'organisa­tion procedurale du temps a fait place a un veritable « droit subjectif au temps» a travers la notion de temps raisonnable, l'appreciation doctrinale a ete plutot reservee. Mais le proces lui-meme, dans sa globalite, est en train de devenir

39. F. Terre, « Au cceur du droit, le conflit ». in W. Baranes et M.-A. Frison-Roche, La justice, Autrement, colI. « Morales », 2002, p. 100-111.

40. La commission Guinchard insiste sur l'opportunite d'accroitre ce mecanisme de transaction en matiere penale, permettant par exemple a l'Administration de l'urbanisme de transiger directement, sous le contrale du ministere public, avec l'auteur de l'infraction.

41. Civ. 2<, 9 oct. 2003, D. 2004. 371 et s., note L. Poulet. 42. Sur l'action en justice, v. les debats retraces par J. Vincent et S. Guinchard, Procedure civile,

prec., n- 52 et s. 43. H. Motulsky, « Le droit subiectif et l'action en justice », in Le droit subjectif, Sirey, colI.

« Archives de philosophie du droit », 1964, p. 215 et s.; G. Wiederkehr, « La notion d'action en justice selon l'article 30 du nouveau Code de procedure civile », in Melanges offerts Ii Pierre Heoraud, Universite des sciences sociales de Toulouse, 1981, p. 949-958.

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506 LIBERTIS ETDROITSFONDAMENTAUX

l'objet d'un droit fondamental". Ainsi, il ne faut pas penser simplement en termes d'acces ala justice mais, selon l'expression desormais consacree, en terme de « droit au recours" » et plus fortement encore de « droit au [uge" ». Le mou­vement est indeniable et l'acces a la justice est devenu l'expression d'un droit, concretement mis en ceuvre (A.). Puisqu'il y a « droit a l'acces a la justice », c'est d'un droit fondamental qu'il s'agit, sans doute l'un des premiers, dans son lien avec la citoyennete et Ie principe republicain d'egalite (B.).

A. Droit a la justice et concretisation des prerogatives

626. Toute personne, qu'il s'agisse d'une personne physique ou d'une per­sonne morale, a Ie droit d'acceder aun tribunal. Les conditions de cet acces, Ie resultat obtenu, la qua lite du tribunal saisi, viennent apres. Cette conception familiere al'Europe des droits de l'homme etait en train de prendre pied dans l'Europe communautaire, par l'inscription d'un titre speclfique ala justice dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union europeenne. Le refus du traite qui aurait du instaurer une « Constitution de l'Union europeenne » ne fait que ralentir Ie mouvement, puisque cette penetration du droit communautaire par le droit d'acces a la justice est presente atravers la jurisprudence du Tribunal de premiere instance de l'Union europeenne et de la Cour de justice de l'Union europeenne. Le droit communautaire reprend l'idee d'une facon plus ciblee par la directive communautaire du 27 janvier 2003 relative al'aide judiciaire, visant expressement « l'acces ala justice ». La justice retrouve ainsi une definition que l'on peut donner au service public, asavoir ce par quoi l'Etat concretise les droits des citoyens. L'acces ala justice est une mission de l'Etat, II est garant de l'effec­tivite des prerogatives des individus : comme l'a dit expressement la jurispru­dence, il doit la « protection juridictionnelle » atous, devenant en quelque sorte leur debiteur en demier ressort, tandis que Ie deni de justice constitue la viola­tion la plus forte du droit du justiciable.

627. Le droit positif s'est longtemps contente de la titularite forme lIe des droits. Le droit restait al'etat virtuel, sa concretisation n' etant pas l'objet direct du droit objectif, mais celui-ci a evolue en exigeant que concretement les per­sonnes aient acces a la justice, « en vrai », On verra plus loin la consequence qu' en tire la jurisprudence, finissant par integrer dans le droit d' action non seu­lement Ie jugement mais l'execution de celui-ci.

Cette concretisation du droit subjectif d'acces ala justice a de nombreuses consequences. Par exemple, on distinguait traditionnellement le droit d'acces, qui est satisfait tant qu' on ne refuse pas expressement la voie juridictionnelle a une personne, et les problemes d'intendance de la justice, notamment ses len­teurs ou son cout, qui relevent des politiques publiques et sur lesquels la per­sonne n'a donc pas de prise directe. Mais l'on peut aussi affirmer que si la justice est ace point paralysee qu' on ne peut plus donner au justiciable une date raison­nable d'audience, alors c'est « com me » un deni de justice, une denegation de l'acces ala justice, et cela doit etre sanctionne ace titre. C'est desormais la posi­tion de la jurisprudence". En contrepartie, et cela est tout aussi legitime, Ie

44. S. Guinchard, « Le proces equitable, droit fondamental ? », A]DA 1998. 191 et s. 45. T. Renoux, « Ledroit au recours juridictionnel », ]CP 1993. I. 3675. V. « Le droit aun tribunal

impartial », infra,section 2. 46. J. Rideau (dir.), Ledroit au juge dans I'Unioneuropeenne, LGDJ, 1998. 47. TGI Paris 5 nov. 1997, D. 1998. 9 et s., confirme par Paris 20 janv. 1999, D. 1999. IR 125. Sur Ie

lien, v. L Favoreu, « Resurgence de la notion de dent de justice et droit au juge », in Gouverner, administrer, juger. Melanges ReneChapus, Dalloz, 2002, p. 513-521. LaCour de cassation semble egalement admettre qu'un delai anormal de procedure peut constituer un deni de justice (Civ. 1"', 24 mai 2004, note O. Renard-Payen,]CPAdm. 2004.1496.1033).

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507 LE DROITD'ACCES ALA JUSTICE IT AUDROIT

citoyen qui fait un usage abusif de son droit de saisir un [uge, peut etre sane­tionne pour cet abus, voire subir une amende civile, dont le juge est souverain pour fixer le montant",

628. Le devoir de l'Etat n'est plus tant seulement de conferer l'acces ala jus­tice et d' en sanctionner les entraves, mais encore d' en assurer I'effectivite pour chacun. Certes, la Cour europeenne des droits de l'homme reconnait que Ie droit d' acces aux tribunaux n'est pas absolu et que les Etats peuvent y mettre des limites, mais celles-ci ne doivent pas atteindre la « substance meme » du droit d'acces et, selon une jurisprudence constante, toute atteinte doit etre proportionnee a un but legitime". Ce devoir de l'Etat justifie l'adoption de lois sur l'acces au droit, qui sont avant tout des lois d'intendance et sont neanmolns ancrees dans le principe essentie1 de I'Etat de droit. Plus encore, les mecanismes de marche, dont la vio­lence est precisement contrecarree par ces politiques publiques d'acces au droit", peuvent tres bien en retour etre sollicites pour mutualiser le risque du proces et permettre l'effectivite de l'acces a la justice: c'est la legitlmite de l'assurance juri­dique, acquise", et ce pourquoi la class action, dont I'insertion dans l'ordre juri­dique francais n'est plus a l'ordre du jour, demeure neanmoins dans les esprits, tandis que la Cour supreme des Etats-Unls s'interroge sur la question de savoir s'il conviendrait de l'appliquer aux entreprises francaises.

B. L'accroche du droit a la justice au principe d'egalite et a la citoyennete

629. Cette concretisation du droit d'acces a la justice est donc devenue une priorite politique, puisqu'il n'est pas un droit subjectif de plus, mais celui qui permet a chacun d'entre nous, d'une facon matricielle, d'etre protege par le droit pour tous les autres droits subjectifs dont nous sommes titulaires. En cela, le droit d'acces est directement l'expression de l'egalite des personnes. Sous l'influence des cultures [uridiques etrangeres et avec l'appui du Conseil d'Etat lui-meme", Ie raisonnement est que, pour concretiser I'egalite des individus devant la loi, principe qui comprend I'egalite devant la justice (deux principes de valeur consti­tutionnelle), l'Etat doit operer une « discrimination positive », dont l'aide juridic­tionnelle est le fer de lance. Ainsi, le principe d' egalite conduit l'Etat a un devoir de traiter les Inegalites devant la justice, notamment l'inegallte face ala connais­sance que chacun peut avoir de ses droits. L'aide juridictionnelle devient ainsi un devoir de l'Etat, sanctionne par la Cour europeenne, dans la mesure ou l'absence inlustifiee d'aide peut etre analysee comme une absence d'acces au luge" et une violation d'un droit fondamental". Lebureau d'aide juridictionnel conserve pour­tant le pouvoir de rejeter la demande, des I'instant que le moyen evoque n'est pas serieux, comme l'a rappele fortement la Cour europeenne des droits de l'homme en 200055

• Cette solution technique illustre la balance fondamentale a tenir : la collectivite doit payer pour l'acces de chacun au droit, au savoir du droit, a la jus­tice du droit, mais il faut que cette demande individuelle ait une vraisemblance (ce que la terminologie designe comme une « apparence» de serieux).

48. V. en demier lieu et par ex., CE 9 nov. 2007, Pollard, Gaz. Pal. 9 aout 2008. 49. CEDH 18 fevr, 1999, Beer ei Regan c/ Allemagne, Rec. CEDH1999-1. V., par ex., CEDH, 3< sect.,

3 nov. 2009, Adam c/ Roumanie, Procedures dec. 2009, n- 398, note N. Fricero. 50. J.Paget, « L'acces au droit: logique de marche et enjeux sociaux », Droit et:Societes 1995.367 et s. 51. Ledecret du 15 dec. 2008 precise l'articulation entre l'assurance juridique et l'aide juridictionnelle. 52. Rapport annue1 pour 1996, Leprincipe d'egaliti, La Documentation francaise, 1997. 53. CEDH 29 juill. 1998, Aerts, D. 1998. SC 364. 54. G. Marchesini, « Le droit al'aide juridictionnelle. Reflexion sur l'effectivite d'un droit fonda­

mental », prec, 55. CEDH 19 sept. 2000, Gnabore c/ France, D. 2001. 725 et s., note F. Rolin.

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508 LIBERTES ETDROITS FONDAMENTAUX

630. Plus essentiellement encore, l'acces a la justice, notamment en ce qu'elle est intime de l'acces au droit, est une condition de la citoyennete. Certes, celle-ci s'exprime plus classiquement par les libertes publiques et fondamentale­ment par le droit de vote. Mais en premier lieu, le Conseil constitutionnel a pose Ie lien entre l'acces au droit et les libertes publiques", La Cour europeenne des droits de l'homme a lie acces ala justice et caractere democratique d'une societe". En second lieu, si l'on reprend des idees politiques selon lesquelles la citoyennete consiste dans la capacite aparticiper aune deliberation publique dans un espace politique, alors, a la suite d'Hannah Arendt", il y a citoyennete s'il y a un droit prealable a toujours pouvoir defendre ses droits dans Ie debat public. Le droit d'acces au juge devient consubstantiel ala citoyennete, non seulement parce que Ie juge protege ce droit d'acces mais encore parce que Ie proces est lui-meme devenu un lieu de debat public, qu'on l'approuve" ou qu'on Ie regrette". Le Conseil constitutionnel a lie expressement Ie droit d'acces au droit et citoyen­nete", Plus encore, l'article 8 de la Declaration universelle des droits de l'homme de 1948 et l'article 13 de la Convention europeenne des droits de l'homme de 1950 expriment Ie caractere fondamental de l'action en justice, du fait meme de son instrumentalite : en effet, ils posent que toute personne a droit aacceder ala justice « contre les actes violant Ies droits fondamentaux » ou « contre les droits et Iibertes reconnus par la Convention ». Ainsi, s'il n'y a pas d'acces ala justice, il n'y a plus de droits fondamentaux. C'est en cela que l'action en justice est un droit fondamental, c'est pourquoi Ie droit d'agir en justice ne peut plus guere etre qualifie de simplement formel au regard de prerogatives qui seraient, elles, substantielles", puisque sans ce droit processuel, les droits de l'homme perdent leur effectivite". Dans son arret du 21 janvier 2010, R.P. c/ Franc~\ la Cour europeenne des droits de l'homme ajoute l'argument selon lequel s'il en etait autrement, disparaitrait la « credibilite du public dans Ie systeme juridique », ce qui renvoie ala notion-ole de securite juridique.

III. Le contenu du droit d'ecces ala justice

631. Une fois acquis qu'il n'y a pas de droit, de citoyennete, ni de societe politique, sans acces au droit et qu'il n'y a pas d'acces au droit sans acces a la justice, il convient de derouler Ie contenu du droit d' acces ala justice. Du fait de Ia definition concrete de ce droit subjectif, Ie droit d' acces ala justice va prendre son sens en contenant le droit au jugement (A.) et le droit a I'execution de ceIui-ci (B.).

A. Du droit au recours au droit au jugement

632. C'est par des exercices d'interpretation que la jurisprudence a fait naitre Ie droit fondamental d' acces aIa justice. Ce raisonnement peut etre opere

56. V. le rappel et l'analyse de la jurisprudence constitutionnelle par M. Bandrac, « L'action en justice, droit fondamentale », in Nouveauxjuges, nouveauxpouvoirs?, prec. p. 1-17.

57. CEDH 31 mars 2005, Matheus c/ France, n- 627440/05. 58. Condition de l'homme moderne, Calmann-Levy, 1996. 59. F. Zenati, « Le proces, lieu du social », in Leprecis, t. 39, Sirey, colI. « Archives de philosophie

du droit », p. 239-247. , 60. S. Guinchard, « Les proces hors les murs », in Melanges Gerard Cornu, prec., p. 201-216. 61. Cons. const. 16 dec. 1999, prec, 62. V., not., S. Guinchard, « Le proces equitable: garantie formelle ou droit substantiel », in Philo­

sophie du droit ei droit economique. Quel dialogue? Melanges Gerard Farjat, Ed. Prison-Roche, 1999, p. 139-173.

63. L.-E. Petiti, « Les droits de l'homme et l'acces ala justice », RlDH 1990. 25 et s. 64. Prec.

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509 LE DROIT D'ACCESA LA JUSTICE IT AU DROIT

en amont ou en aval. En amont, le Conseil constitutionnel tire du principe de l'effectivlte des droits le droit au recours: l'acces a. la justice est la consequence de l'existence des droits. Par un raisonnement en aval, les juridictions euro­peennes ont observe que les dispositions de l'artic1e 6 de la Convention euro­peenne, organisant un proces equitable, ne peuvent etre que la concretisation du droit d'acces a. la justice: de l'effet, on peut remonter a. la cause, les droits fonda­mentaux en oeuvre dans un proces n'ayant de sens que comme concretisation d'un droit d'acces a. la justice, necessairement octroye".

633. On assiste alors a. une serie de raisonnements que l'on pourrait dire « en poupee russe ». En effet, le proces equitable est contenu dans le droit a. l'acces a. la justice. Mais l'acces ala justice, si on le definit concreternent, n'a pas non plus un sens auto nome : si toute personne doit pouvoir acceder ala justice, c'est pour obtenir quelque chose. Le droit d'acces a. la justice est un « droit rnediat », d'autant plus fondamental qu'il est l'instrument d'un autre: le droit d'obtenir un luge­ment. C'est de son instrumentalisation que Ie droit d'acces a. la justice detient sa puissance: ligne qui relie la revendication de la personne a. son traitement equi­table par le droit, il comprend done le droit d'obtenir un jugement.

634. Laconcretisation du droit d'acces a. la justice developpe encore d'autres consequences, qui se repercutent sur ce droit au jugement. Non seulement, la jurisprudence assimile le retard deraisonnable d'une procedure a. une denegation du droit d'acces a. la justice, melant desormais prohibition du deni de justice et exigence du temps raisonnable, mais encore elle a interprete le droit a. un [uge­ment comme le droit a. une concretisation pleine et entiere de la prerogative de la personne. Ainsi, c'est au nom de l'acces a. la justice, en tant que celui-ci doit etre « concret et effectif », que la Cour europeenne a sanctionne l'impossibilite d'agir dans les tribunaux de la part d'un hemophile contamine, sous pretexte qu'il avait deja. recu une indemnisation legalernent distribuee, alors que son dommage pouvait encore justifier un recours au luge",

635. Plus encore, si la personne concernee a effectivement le droit pour elle, c'est alors non seulement a. un jugement qu' elle a droit mais encore a. un jugement favorable, affirmation logique aussi bien au regard de ses droits qu' au regard du respect des regles de droit. On retrouve ici l'idee de ]hering selon laquelle l'exercice par la personne de son droit d'action est l'expression de la « lutte pour Ie droit ». On pourrait dire que la question prioritaire de constitu­tionnalite en est le triomphe. C'est ainsi que l'absence de l'aide juridictionnelle dans un contentieux qui ne requiert pas de representation par avocat mais dont la technicite affaiblit le justiciable non conseille, a ete analysee par la jurispru­dence de la Cour europeenne comme une atteinte au droit d'acces,

B. Du droit au jugement au droit it l'execution

636. Si l'on reprend l'idee de base selon laquelle le droit au juge est un droit subjectif concret, c'est-a-dire fonde par la fonction que la personne lui assigne, l'acces a. la justice n'a de sens qu'au regard du jugement obtenu, mais ce juge­ment acquis n'a lui-rneme d'existence concrete - et non seulement virtuelle ou purement juridique - qu'une fois execute. Les voies d'execution sont done des objets naturels de droits fondamentaux, non seulement en elles-memes mais parce qu' elles sont trivialement la concretisation ultime des droits, la marque de

65. CEDH 21 fevr, 1975, Golder, in V. Berger,jurisprudence de la Coureuropeenne desdroitsde I'homme, 11< ed., Sirey, 2009, n°S 315 et s. V.« Le droit aun tribunal impartial », infra, section 2.

66. CEDH 4 dec. 1995, Belief, D. 1996.357, note Collin;jCP 1996. II. 22648, note M. Harichaux. V. aussi CEDH 30 oct. 1998, FE,jDI 1999.235, obs. P. Tavernier.

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510 LIBERTES ETDROITSFONDAMENTAUX

« l'effet utile » de ceux-ci. Ainsi, Ie « rapport Guinchard » propose la constitu­tion de reseaux entre des poles specialises, pour s'assurer d'une execution effec­tive, notamment entre les juges aux affaires familiales, par exemple apropos du paiement des pensions alimentaires.

637. Le droit europeen en a deduit l'existence d'un droit a l'execution des jugements, love dans Ie droit d'acces ala justice. Par un raisonnement analogue, le droit public franc;ais rappelle que l'Administration est tenue de preter son concours pour I'execution des decisions de justice", ingredient du service public, et rattache cela au devoir de protection juridictionnelle pesant sur I'Etat. La nature de droit subjectif a surtout ete imposee par Ie droit europeen, lorsque la Cour europeenne a estime qu'au-dela de la lettre de l'article 6 de la Convention europeenne, existait necessairement un droit a l'execution, parce que sinon Ie proces perdait son sens". On observe encore ici que ce type de raisonnements, qui sont ala fois par l'absurde, concrets et teleologiques, est parmi les plus puis­sants afaire evoluer les solutions techniques du droit.

IV. Le lien entre Ie droit d'ecces a la justice et la voie de recours

638. L'acces ala justice s'est donc transforme en « droit au juge », Us sont deux manieres d' exprimer l'Etat de droit et leur concretisation premiere est dans le droit d'action (A.). Nous avons pu observer la maturite du systeme qui en resulte, mais il est interessant de terminer cette etude par l' examen plus precis d'une question encore mal reglee : Ie droit au juge implique-t-il non seulement le droit a un premier juge mais encore Ie droit a un second juge? En d' autres termes, les voies de recours sont-elles aussi aspirees par la subjectivisation de la procedure du fait des droits fondamentaux? (8.)

A. Droit d'acces et droit d'action

639. 11 est incontestable que Ie droit d'action est la forme technique du droit d'acces ala justice, sa forme guerriere en quelque sorte. Mais il convient de preciser deux points. Tout d'abord, le droit de saisir un juge est un droit fonda­mental de deux fac;ons. 11 est l'instrument d'effectivite des droits fondamentaux, la titularite d'un droit fondamental substantiel impliquant la titularite du droit d'action processuel correspondant. Mais le droit d'acces est plus generalement un droit processuel fondamental en soi. Comme le montra Henri Motulsky", c'est la concretisation du droit en general qui est en jeu et non pas seulement les droits fondamentaux, ce qui conduit aconferer un statut de droit fondamental a l'action en justice, quelle que soit la prerogative substantielle en cause, fonda­mentale ou non. L'importance de l'acces au juge pour l'effectivite de toutes sortes de prerogatives, si petites soient-elles, etait al'origine de la volonte, pour l'instant abandonnee, d'importer, notamment au benefice des consommateurs, le mecanisme de class action en droit franc;ais.

640. En second lieu, l'acces a la justice ne se traduit pas seulement par un droit de formuler une demande mais aussi par un droit de s'y opposer, droit dont est titulaire la personne menacee par cette action. Ainsi, les droits de la defense

67. L'arret de principe est: CE 30 nov. 1923, Couiteas, DP 1923. 3. 59. 68. CEDH 28 sept. 1995, ScalIa, RID civ. 1996. 1021, obs. J.-P. Marguenaud, et surtout CEDH

19 mars 1997, Hornby, fCP 1997. 11.22949, note O. Dugrip et F. Sudre. Le droit aexecution suppose neanmoins une decision definitive et obligatoire (CEDH 18 avr, 2002, D. 2002. SC 2572, obs. N. Fricero). V.encore CEDH 31 mars 2005, prec, et 21 janv. 2010 prec,

69. « Le droit subjectif et l'action en justice », prec,

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511 LE DROIT D'ACCES ALA JUSTICE ET AU DROIT

sont une forme d'acces a la justice, tout d'abord lorsqu'on estime que le droit de contredire est lui-rneme un droit d'action, comme le pose expressernent l'article 30 du Code de procedure civile. Cela est encore legitime lorsqu'on consi­dere qu'il n'y a d'acces effectif a la justice que si l'action rencontre la defense. Or, il peut arriver que l'action ne permette pas a la personne de soumettre au juge sa pretention, car le defendeur pretend n'etre soumis a aucune action. C'est pourquoi Ie mecanisme traditionne1 des immunites de [uridiction, notamment celles des Etats, tend a etre aujourd'hui remis en cause au titre du droit d'acces de la victime".

B. l'ambigui'te des voies de recours

641. La question qui demeure incertaine est celle des voies de recours. Elle a ete violemment mise en avant a l'occasion de la dispute autour du possible recul de l'effet suspensif de l'appel, certains soutenant que l'acces des personnes a la justice est mieux preserve par un [ugement de premiere instance executoire, ce qui limite le temps d'attente entre l'evocation de la violation d'un droit et la res­tauration effective de celui-ci, tandis que d'autres estiment que Ie droit de se preserver d'un mal-luge doit etre protege par un effet suspensif attache au recours. Le decret du 28 decembre 2005 a plutot donne satisfaction aux pre­miers, inserant un nouvel article 526 dans le Code de procedure civile, accrois­sant le pouvoir du Premier president de radier l'appel forme contre un [ugement auquel a ete attachee une execution provisoire. On a pu y voir la fin du « droit a etre juge deux fois" », L'evolution du droit positif montre que l'acces ala justice s'exprime par un droit de saisir un luge mais non necessairement d' en saisir un second lorsque Ie [ugement rendu ne donne pas satisfaction a I'interesse. Le « rapport Magendie » du 25 [uin 2008 ne propose pas d'organiser un filtre entre la premiere instance et l'appel. Neanmoins, il suggere l'Irrecevabilite des demandes nouvelles en appel (en conservant le principe de la recevabilite des moyens nouveaux), faisant ainsi pencher la balance du cote de « l'appel, voie de reformation» plutot que du cote de « l'appel, voie d'achevement », l'appel ne devant pas etre une « seconde premiere instance ». De son cote, la Cour euro­peenne des droits de l'homme trouve une solution d' equilibre en affirmant tout ala fois que les Etats peuvent limiter le droit d'acces au [uge en fermant la voie d'appel, rnais veille ace que cette cloture ne porte pas atteinte d'une facon gene­rale a la substance meme du droit d'acces au [uge ou d'une facon particuliere que l'inaction de l'individu concerne ne soit pas imputable al'incurie de l'admi­nistration. L'arret du 17 janvier 2006 illustre cette balance". Mais l'on pourrait considerer, revenant aune distinction precitee, que lorsqu'un droit fondamental est en leu et qu'il s'agit de le faire sanctionner, par Ie constat d'une violation des droits de la defense notamment, alors le droit de faire un recours contre Ie luge­ment, meme lorsque la voie est en principe fermee, serait l'expression d'un droit fondamental d'acces a la justice. Leraisonnement assoit la recevabilite de l'appel­nullite, notamment en matiere arbitrale ou en procedures collectives.

70. H. Chanteloup, « Les immunites de juridiction et le droit d'acces a la justice », Gaz. Pal. 14 janv. 2005, p. 2-19. V., plus nettement encore, l'arret de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 11 janv. 2007, qui, constatant l'absence de toute juridiction au sein de l'Ins­titution intemationale en conflit avec son ancien salarie, ouvre acelui-ci l'acces au juge fran­cats (pourvoi n- 05-40.157).

71. Expression de J. Seveno, « Vers la fin du droit aetre luge deux fois? », Gaz. Pal. 30 oct. 2005, p. 6. V. aussi J. Vtllaceque,« Apropos du decret du 28 decernbre 2005 reformant la procedure civile: perspectives et regrets », D. 2006. Chron. 539-544, p. 542 et s.

72. Req. n- 76073/01, Barbier c/ France, D. 2006. 1209-1212, note F.Defferard et V.Durtette.

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512 LIBERTIS ETDROITS FONDAMENTAUX

Une tout autre technique de procedure nous ramene a la question des filtres, a savoir l'autorite de chose jugee: en effet, lorsqu'un premier jugement a porte une appreciation dans ses motifs et dans son dispositif, une partie est-elle interdite de saisir un juge de meme niveau concernant les deux processus intellectuels du jugement: apprecier (motifs) et trancher (dispositif), ou seulement la seconde? Apres avoir longtemps ernbrasse les deux phases du jugement, la Cour de cassa­tion, par un arret d'assemblee pleniere du 13 mars 200973

, a pose que l'autorite de chose jugee n'a lieu qu'a l'egard de ce qui est tranche dans Ie dispositif. Ce faisant, la Cour, par ce critere formaliste, n'impose qu'un filtre leger et permet au justi­ciable de revenir devant un nouveau juge de premiere instance, alors meme que la question a deja ete appreciee dans des motifs d'une decision de justice precedents entre les parties. Cela est conforme a l'idee d'un large droit d'acces.

642. On mesure ainsi que l'idee de droit fondamental et la construction d'un droit au juge comme affirmation premiere de la citoyennete, modifient la notion meme de procedure et de proces, Le droit au droit et Ie droit d'acces a la justice ne vont pas l'un sans l'autre, ils sont lies dans un rapport circulaire tres puissant. Le proces n'est ni un phenomene en lui-meme marginal, signe d'un echec du droit, ni une pathologie dont il conviendrait necessairement de reduire la perspective. Action, contestation, contradiction, retablissement des droits, sont desormais non seulement l'expression de l'Etat de droit mais encore Ie signe que les personnes continuent d'y participer en tant qu'agents actifs et citoyens.

Bibliographie indicative - D. d'AMBRA, « L'aide a l'acces a la justice: l'aide juridictionnelle », in D. d'Ambra, F. Benoit-Rohmer et C. Grewe (dir.), Procedures et effectiviU des droits, Bruxelles, Bruylant, colI. « Droit et justice », n- 49, 2004, p. 43-54. - M. BANDRAC, « L'action en justice, droit fondamental », in Nouveaux juges, nouveauxpouvoirs? Me1anges Roger Perrot, Dalloz, 1996, p. 1-17.

- J. BOUGRAB, « L'aide juridictionnelle : un droit fondamental », A]DA 2001. 1016 et s.

- 1. CADIET, « Le spectre de la societe contentieuse », in Droit civil, procedure, linguistique juridique. faits en hommage aGerard Cornu, PUF, 1994, p. 29-50 : Reforme de la justice, riforme de l'ftat, PUF, colI. « Droit et justice », 2003.

- CERCRID, « Les juridictions et les juges de proximites. Leurs roles en matieres de justice des petits litiges civils », ]CP 2009. I. 106.

- H. CHANTELOUP, « Les immunites de juridiction et Ie droit d'acces a la justice », Gaz. Pal. 14 janv. 2005, p. 2-19.

- Conseil d'Etat, L'aide juridique, pour un meilleur acces au droit, La Documenta­tion francaise, 1991; rapport public 2006, Securiie juridique et complexiU du droit, EDCE n- 57, 2006.

- Y. DESDEVISES, « Acces au droit, acces a la justice », in 1. Cadiet (dir.), Diction­nairede la justice, PUF, 2004, p. 1-6.

- M. DORIAT-DuBAN, « Analyse economique de l'acces a la justice: les effets de l'aide juridictionnelle », RIDE2001, n- 1, p. 77-100.

- 1. FAvoREu, « Resurgence de la notion de deni de justice et droit au juge », in Gouverner, administrer, juger, Me1anges ReneChapus, prec., p. 513-521.

73. fep 2009. II. 10077, note Y.-M. Serinet.

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513 LE DROIT D'ACCES ALA JUSTICE ET AU DROIT

- O. GOUT, « L'acces au droit des consommateurs », LPA 30 mai 2008, p. 20 et s. - H. MOTULSKY, « Le droit subjectif et l'action en justice », in Le droit subjectif, Dalloz, colI. « Archives de philosophie du droit », 1964, p. 215 et s. - V. NORGUIN, « Radiation du role et proces equitable », D. 2008. 204 et s. - L.-E. PETITI, « Les droits de l'homme et l'acces a la justice », RIDH 1990. 25 et s. - T. RENOUX, « Ledroit au recours juridictionnel », JCP1993. I. 3675. - A. RIALs, L'acces ala justice, PUF, colI. « Que sais-je? », 1993. - J. RIBS, « L'accesau droit », in Liberies. Me1anges Jacques Robert, Montchrestien, 1998, p. 415-430. - P. WAQUET, « L'office du juge en matiere d'aide juridictionnelle », D.2005. ehron.2877-2879.

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Section 2. LE DROIT AUN TRIBUNAL IMPARTIAL'

MARIE-ANNE FRISON-ROCHE

Professeur des universitis

L'article 6 § 1 de la Convention europeenne des droits de l'hornrne dispose que chacun peut revendiquer son « droitaun tribunal impartial ». Le droit positif n'a cesse de faire monteren puissance ce principed'une justice auxyeux bandes, car il ne sert a rien d'atteindre un juge si la cause est deja entendue. A ce titre, sont annulees les decisions empreintes des prejuqes des juges. L'organisation des proces interdit en principe a ceux-ci de connai'tre a plusieurs reprises d'un rnerne cas, on exige des tribu­naux uneorganisation interne quidonnea voir leur irnpartialite objective. t'irnpartialite subjective quant a elle est d'autant plus accessible aux juges que leur independence est garantie, notammenten ce quiconcerne leurs carrieres. C'est aussi pours'offrir Ie luxe indispensable de l'irnpartialite qu'ils benefkient de l'irnrnunite juridictionnelle. Mais de nombreuses affaires, I'affaire d'Outreau notamment, remettent en cause ce paravent, exigeant Ie principe accru d'une responsabilite des juges. Le choix a venir est de nature politique, Ie juge d'instruction etant dans I'ceil du cyclone.

643. L'acces a la justice et au droit, qu'on a pu designer comme un « droit au juge » n'a de sens que si ce juge est impartial. C'est pourquoi l'article 6, § 1 de la Convention europeenne des droits de l'homme, pose pour chacun Ie « droit a un tribunal impartial », Cela explique que la Cour de cassation y voit un principe d'ordre public, dont les parties ne peuvent delier Ie juge'. En effet, si a l'inverse la cause est entendue par avance, que la partie qui succombe ou triomphe est d'ores et deja designee, alors il n'y a plus au sens litteral de justice : ce n'est que mascarade. Pour ne prendre qu'un exemple, les « proces de Moscou » furent designes comme le contraire de la justice parce que les juges n'y etaient pas impartiaux, alors meme que les regles de procedures y etaient formellement .res­pectees, II vaudrait mieux dire qu'elles y etaient mimees. Ainsi, impartialitedu juge et democratie sont consubstantielles et la Cour europeenne des droits de l'homme associe Ie droit a un tribunal impartial et le caractere democratique d'une societe].

1. Un grand hommage doit etre rendu aPierre Crocq, precedent auteur de cette section, qui a mene de ce theme une etude extrernernent approfondie, exhaustive et precieuse, Sa lecture demeure d'une tres grande utillte en recourant aI'edition 2007. L'explicitation du droit positlf et des divers points de jurisprudence y sont notarnment tres predeux. II convient alors encore de s'y referer,

2. Ass. plen. 6 nov. 1998, Societe Bard Na Mona, D. 1999 . 1 et s., concl . J.-F. Burgelin. 3. CEDH 31 mars 2005 , Matheus cl France, n- 63740/00.

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516 LIBERTES IT DROITS FONDAMENTAUX

644. L'impartialite du juge ne s'impose pourtant pas si aisement comme une evidence. En effet, l'impartialite se definit comme la qualite d'une personne ou d'une organisation qui agit sans entrer elle-meme en consideration dans l'action. Ainsi, Max Weber a montre que l'organisation sociale s'est veritable­ment construite sur Ie principe neutre de la legalite des l'instant que la deci­sion publique n'avait plus resulte de la relation interpersonnelle entre Ie deci­deur et l'assujetti. La neutralite de la loi, I'egalite de chacun devant celle-ci, sont etroitement lies a I'Impartialite de celui qui applique la regle, C'est pourquoi d'une facon plus recente et plus generale, on a pu evoquer I'Impartialtte de l'administration ou la notion d'Etat impartial, bien au-delade la sphere juridic­tionnelle.

645. Mais seul un robot peut etre veritablement impartial, parce que l'unique application neutre de la regle en est l'application mecanique, L'experience fut d'ailleurs tentee d'appliquer sur des contentieux standardises, comme celui des accidents de la circulation, des outils informatiques. Cette voie ne semble pas avoir prospere, En effet, rendre la justice est fondamentalement une activite humaine, notamment parce que Ie jugement restitue au justiciable son droit, constitue pour lui une reconnaissance sociale, et eela ne peut etre opere par simple mecanique.

646. Si l'on admet cela, a la fois l'imperatif politique d'un juge neutre et l'imperatif social d'un juge implique, les deux convergeant vers la forte affirma­tion que la justice est humaine, alors il faut admettre et resoudre le paradoxe intrinseque de ce juge impartial auquel chacun a droit (I.), ce qui conduit non pas aneutraliser son humanite, mais aproteger le juge des pouvoirs qui, le mena­cant, mettent done en danger ce droit du justiciable, conservant alors au juge son independance contre l'Etat et justifient son immunite juridictionnelle (II.).

I. Le paradoxal d'une exigence d'un juge impartial

647. Le droit francais avait construit d'un cote le droit du proces, au sens strict, dont les principes fondamentaux sont le principe du contradictoire et les droits de la defense, tandis que l'organisation juridictionnelle relevait davantage des services publics et des libertes publiques. L'article 6 § 1 de la Convention europeenne des droits de l'homme a bouleverse cette scission, dans cette unite que reflete auiourd'hui le droit processuel, melant procedure et organisation, principes communs au benefice du justiciable, et avant tout ce principe d'impar­tialite auquelle droit francais n'avait que peu donne d'autonomie. C'est done a partir de la Convention que s'est cristallise un droit pour chacun aun tribunal qui donne avoir sa neutralite (A.). Cependant, et c'est la que se loge le paradoxe, la justice ne peut qu' etre humaine : l'on voit qu'il en est de plus en plus ainsi, le droit devant resoudre cette contradiction (8.).

A. Le droit aun tribunal qui donne avoir sa neutrallte

648. Pour que le droit de la personne soit effectif, alors faut-il que l'organe dont elle pourra exiger l'Impartialite soit qualifle de « tribunal », afin qu'il y ait correspondance avec l' article 6 § 1 de la Convention europeenne des droits de l'homme (1.). Une fois cela acquis, le justiciable peut revendiquer de la juridic­tion une neutralite qui se donne avoir (2.).

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517 LEDROIT AUN TRIBUNAL IMPARTIAL

1. Laprotection du justiciable contre Iejeu des qualifications juridiques

649. Le droit est un [eu de langage, c'est pourquoi un des plus grands dan­gers pour les personnes qu'il doit proteger consiste alaisser des pouvoirs changer les mots pour echapper ades regimes juridiques contraignants. Ainsi en est-il du terme « tribunal », lequel doit etre juridiquement impute a une organisation, avant que l'exigence d'independance et d'Impartialite puisse etre imposee aceIle­ci. II est done tres tentant pour les pouvoirs de jouer sur les mots.

650. C'est a ce titre que la France a longtemps estime que les autorites administratives Independantes, puisqu'elles ne s'appeIlent pas « juridictions », n'avaient pas a se soumettre, dans toute leur ampleur, au principe europeen d'Impartialite, Ie droit francais ne visant lui que les principes proceduraux de contradiction et de droits de la defense. La Cour europeenne des droits de l'homme, par l'arret Engel du 8 juin 1976\ puis la Cour de cassation, dans son arret d'assemblee pleniere du 5 fevrier 1999, Oury', mit fin au precede consis­tant a poser que les autorites administratives independantes exercant des pou­voirs de sanction, la COB dans Ie demier cas, n' etaient pas soumises au principe d'impartialite. II en decoula des modifications structurelles qui ant eu grand effet en France puisque l'impartialite n'est pas seulement la marque d'un compor­tement, imputable done aux juges pris un par un, mais encore un principe struc­turel, dans les organisations memes. Le Conseil d'Etat ayant lui aussi adopte la merne analyse par l'arret du 3 decembre 1999, Didier<>, les structures des autori­tes en cause fluent systematiquernent modifiees. Desormais la formation de sanction de ces autorites est Independante du college de celles-ci. Ce fut l' effet produit par l'association entre la notion d'impartialite et celIe d'apparence.

2. La protection du justiciable grace a la neutrelite apparente du tribunal

651. En effet, la Cour europeenne des droits de l'homme, comme la juris­prudence francaise desormais, exigent des juridictions une « impartialite appa­rente ». II ne s'agit en rien, comme certains ant pu un temps Ie percevoir, de se contenter d'une impartialite au rabais, ou le justiciable devrait se contenter d'une impartialite de facade, L'apparence est ici a prendre au sens anglais du terme : l'impartialite doit etre vue de tous, constatable par chacun, doit « se donner a voir ». La notion est proche de celIe de la transparence, de la confiance et de la securite juridique.

C'est ace titre que les organisations confiant aune seule et merne personne, si digne de confiance et integre soit-elle, les fonctions d'instructions et les fonc­tions de jugement, meconnaissaient l'impartialite objective apparente, dont on aura done compris que celle-d est plus exigeante que l'impartialite elle-meme, Mais ce faisant, la justice ne s'eloigne-t-elle pas d'un autre imperatif, celui d'une justice plus immediate, plus impregnee de personnalisation et de dialogue, bref plus humaine ?

652. C'est sans doute dans la meme perspective objective que celle de I'impartialite apparente que l'on peut presenter l'interdiction pour un juge de

4. In V. Berger,Jurisprudence de La Cour europeenne desdroitsde L'homme, 11' ed., Sirey, 2009, n- 95. 5. RD bancaire et bourse 1999. 33, obs. M.-A. Frison-Roche. Dans ce phenomene en cascade, v. a

propos de la Commission bancaire (aujourd'hui absorbe par l'Autorite de controle prudentiel), CEDH 11 juin 2009, Duhus c/ France, D. 2009. 2247-2250, note A. Coure, Ce dernier arret rejette l'argument francais selon lequel seule la procedure disciplinaire etait soumise al'article 6 CEDH et non la « simple procedure administrative ».

6. D. 2000. 62, note M. Boizard.

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518 UBERTISETDROITSFONDAMENTAUX

connaitre d'une affaire dans laquelle il est deja intervenu; solution classique/, se glissant dans Ie principe general d'impartialite, qui interdit notamment a un juge de connaltre sur recours d'une cause sur laquelle il avait eu l'occasion de se faire une opinion lors d'une premiere instance. Ainsi, l'arret de la deuxierne chambre civile de la Cour de cassation du 10 septembre 2009 pose qu'une cour d'appel ne peut declarer irrecevable Ie moyen pris de sa composition irreguliere, l'auteur de l'ordonnance de premiere instance siegeant desormais en son sein comme conseiller de la mise en etat'. Parce qu'il doit s'agir d'une appreciation pragmatique et casuistique, l'absence d'identite juridique entre les deux interven­tions n' est pas suffisante a lever l'interdiction, si les faits sont identiques. Cela demontre que la notion centrale, au-dela des categories juridiques et des distinc­tions procedurales, est bien la notion concrete de preiuges. C'est pourquoi une jurisprudence tres abondante adopte une conception large de l'interdiction. Pour ne prendre qu'un exemple, Ie fait que Ie magistrat ait statue a juge unique en premiere instance puis en collegialite en seconde instance ne suffit pas a lever l'obstacle. Cependant, la Cour europeenne des droits de l'homme admet qu'apres cassation, la juridiction de renvoi soit valablement composee des memes magis­trats". Cette solution, a premiere vue etonnante, s'explique peut-etre, par le fait qu'a ce stade de la procedure on ne dispose pas de suffisamment de magistrats disponibles.

653. Le principe d'impartialite se concretise en outre par l'interdiction de principe du cumul des pouvoirs de saisir, d'instruire et de statuer. II existe quelques exceptions, certaines juridictions ayant le pouvoir d'autosaisine, mais il faut alors que, par ce premier acte, aucune partialite n'affleure". On mesure ici l'effet d'une presornption, certes refragable, d'impartiallte dont beneficie le juge, puisque le cumul des pouvoirs supporte des exceptions, et que l'atteinte a l'im­partialite doit etre prouvee,

B. La necessite d'une justice humaine

654. Sans doute faut-il se referer alors a la conscience du juge qui, par morale, sera impartial (1.). Mais cela ne le soustraira pas de ce seul fait a ses preiuges, qui seront d'autant plus actifs qu'il sera proche du justiciable. Des mecanismes juridiques, telles que la collegialite ou la motivation viennent alors compenser l'existence inevitable de ces preiuges, pour depasser l'opposition entre neutralite et humanite de la justice, qui met le principe d'impartialite en diffi­culte (2.).

1. La conscience du juge

655. L'hypothese la plus simple a apprehender, meme si elle est la plus grave et la plus difficile a combattre, est celle d'une conscience infectee, celle du juge corrompu, puisque le preiuge le plus evident est celui sciemment adopte par le juge parce qu'il a ete achete par l'une des parties afin que le jugement lui soit favorable. Lemecanisme de corruption, qui gangrene de tres nombreux systemes juridictionnels et les reduit done a neant, est sanctionne penalement, et a l' en­contre du corrupteur et a l'encontre du corrompu",

7. Par ex., Crim. 7 janv. 1986, D. 1987.237, note J. Pradel. 8. JCP2009. II. 352, note E. Putman. 9. CEDH, 5"sect., 18 dec. 2008, Vaillant c/ France, Procedures, note approbative N. Fricero. 10. CE 20 oct. 2000, Habib Bank,JCP 2001. II. 142, concl. F. Lamy. 11. Art. 434 et S. C. pen.

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519 LE DROIT AUN TRIBUNAL IMPARTIAL

Non seulement l'ideal politique mais encore les performances econorniques d'un pays tiennent a l'exigence d'un systeme juridictionnel non corrompu, ce qui explique notamment que la Banque mondiale mette en place, avec un succes relatif, des programmes de lutte contre la corruption. L'observation conduit aussi a critiquer les rapports annuels Doing Business de la Banque mondiale, dans leque1 celle-ci cherche a mesurer la part que prend le droit dans I'efficacite eco­nomique de tous les pays du monde, en meconnaissant cette dimension juridic­tionnelle requise.

656. Une question plus difficile que celle du juge corrompu concerne Ie juge militant. Certains parlerent un temps de « juges rouges », les identifiant comme des personnes se presentant elles-memes a travers des positions politiques, devant trouver, grace a leur puissance judiciaire, Ie moyen politique d'une societe plus juste. Cela rappelle Ie comportement du juge Magnaud qui, a la fin du XIXC siecle, relaxa une voleuse de pain affamee, et que Clemenceau qualifia pour cela de « bon juge », tandis que d'autres estimaient que des juges ne pouvaient fouler ainsi Ie droit de propriete", Le Conseil superieur de la magistrature a rappele aux magistrats qu'ils etaient contraints a un devoir de reserve et ne pouvaient directement prendre des positions politiques ou critiquer des institutions repu­blicaines. Neanmoins, selon la methode des mises en balance des principes, la legitimite du syndicalisme a ete reconnue au benefice des magistrats.

2. La protection d'un juge contre lui-meme

657. La justice ne peut qu'etre humaine. Elle est merne promue comme telle: la justice doit etre humaine En effet, lorsqu'on affirme que l'acces au juge reconstitue un lien social et democratique, on place Ie juge au centre de la societe en tant qu'il est une personne digne d'assurer cette fonction politique. La pro­motion des rnecanismes de reconciliation, par exemple la mediation, sous son egide, suppose de la meme facon, que Ie juge apparaisse dans toute son huma­nite. On relegue alors les precedes d'apparat, notamment les robes, l'ane cessant de porter relique".

658. Mais cette mise en avant du juge, en tant qu'il est une personne, et done necessairernent une personne particullere, s'accorde mal avec le principe d'tmpartialite. II faut alors sans doute changer de registre, et passer de I'ordre juridique a l'ordre moral. L'impartialite releverait alors de la conscience du [uge, apte par sa force interieure a se garder des influences. L'impartiallte du juge rele­verait alors du for interne de celui-ci. La aussi, son impartialite ne sera alors que presumee a titre refragable, et c'est au cas par cas que son passage de l'implica­tion a la partialite sera apprecie", II est remarquable que la Cour europeenne des droits de l'homme ait pose la necessite d'une telle demarche casuistique, faisant echo a la dimension personnelle tres forte de l'impartialite du juge.

Mais, tout d'abord, memes s'ils sont en rapport, l'ordre du droit et l'ordre de la morale sont distincts. En outre, comme on l'a vu a travers la notion d'impar­tialite apparente, la jurisprudence de la Cour europeenne des droits de l'homme exige une impartialite qui se donne a voir, ce qui est difficilement compatible

12. M.-A. Frison-Roche, « Le modele du bon juge Magnaud », in De code en code. Melanges en I'honneur du doyen G. Wiederkehr, Dalloz, 2009, p. 335-342.

13. A. Garapon, L'aneportant relique. Essaisur Ie rituel judiciaire, Centurion, 1985. 14. CEDH 24 fevr, 1993, jCP 1994. 1. 3732, n- 18, obs. F. Sudre. II faut que Ie justiciable puisse

demontrer qu'il avait des raisons objectives de douter de I'impartialite de son sujet (v. N. Fricero, prec.), On mesure ici la relativite de la distincttion entre l'impartialite subjective et l'impar­tialite objective.

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520 LIBERTES ETDROITS FONDAMENTAUX

avec cette seule reference au for interne. Enfin, le juge est influencable, comme tout etre humain. C' est pourquoi la regle dernocratique de liberte de la presse trouve sa limite dans le principe de secret de l'instruction, la jurisprudence ratta­chant expressernent cela ala preservation de I'impartialite des juges",

659. Le premier moyen est offert au juge lui-rneme : il convient qu'il se deporte lorsqu'il estime que son impartialite est mise en cause, par exernple parce qu'il connait personnellement une des parties au proces, Ainsi, l'article 339 du Code de procedure civile dispose qu'il doit alors s'abstenir de juger. II s'agit la d'un pouvoir pour mieux rendre effectif le devoir d'impartialite, puisque ne pas I'exercer constitue a la charge du juge une faute professionnelle. Dans le meme sens, l'article 668 du Code de procedure penale enumere diverses causes de recu­sation des juges qui tiennent a la partialite que celui ..-ci pourrait avoir dans son jugement.

Le deuxieme moyen de preserver I'impartialite du juge vis-a-vis de lui-mente est de I'empecher d' etre victime de ses propres habitudes de raisonnements de comportements, ce que Ie seul ecoulement du temps dans une [uridiction pro­duit. A cela, ont repondu les lois organiques du 25 fevrier 1992 et du 25 juin 2001, en creant des obligations de rnobilite, soit en raison des fonctions de res­ponsabilite exercees par le magistrat, la ou l'habitude est la plus dangereuse, soit parce que Ie magistrat desire un avancement. Cela est neanmoins difficilement compatible avec l'idee de juges de plus en plus specialises dans des poles parfois uniques sur le territoire, ou au sein des juridictions comme a la cour d' appel de Paris ou au parquet de Paris.

Le troisieme moyen de parvenir a rendre compatibles le droit a un tribunal neutre et l'existence de preiuges qu'on ne peut detruire sans transformer les juges en machines, est de veiller a la motivation des decisions de justice. Le principe de motivation permet, selon le meme raisonnement sous-jacent au principe d'appa­renee", au justiciable mais aussi a tous les auditoires concernes et a la societe entiere, de controler comment le juge a pu partir d'une situation de fait et de droit pour aboutir a une solution donnee, L'obligation de motivation ne le contraint pas aaboutir a une unique et precise solution, mais restreint sa possibilite de sortir du champ des justifications admissibles, ce qui est une barriere contre sa partialite. De la meme facon, la voie d'appel", puisqu'il s'agit d'autres juges, est apte a devoiler sa partialite, perspective qui par avance limite son expression nefaste,

Enfin, Ie quatrieme moyen auquel on peut songer pour depasser l'opposition entre neutralite et humanite, en satisfaisant pleinement l'Impartialite, reside dans l'organisation collegiale des juridictions. En effet, la collegialite non seulement ameliore le bien-luge, par la discussion et le professionnalisme, mais encore accroit l'impartialite puisque des juges, qui n'ont pas a etre distants avec le justiciable pour autant, neutralisent entre eux leur subjectivite, La collegialite est un grand luxe budgetaire et d'organisation, mais elle produit cette reconciliation tres heureuse.

660. On pourrait en rester la, exiger des tribunaux qu'ils montrent par leur organisation meme leur impartialite, qu'ils attestent proces apres proces de l'ef­fectivite de celle-ci grace a la motivation, il demeure que la conscience est le siege naturel de I'impartialite, dont la premiere forme pour le juge est d'avoir conscience de ses prejuges, pour mieux en prendre distance. Mais il faut encore que les juges aient la force d'etre impartiaux. Certes, on pourrait se reposer sur leur courage

15. Crim. 22 juin 1999, D. 1999. IR 205. 16. V. supra, n° 651 et s. 17. Sous l'angle de l'acces ala justice, v. « L'accesala justice et au droit », supra, n- 641; dans l'hy­

pothese, differente, ou une personne connait d'un cas adeux moments proceduraux successifs, du fait de son evolution de carriere, v. supra, n- 652.

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521 LE DROITAUN TRIBUNAL IMPARTIAL

moral, sur la seule ethique des juges, sur la deontologie commune a la famille judiciaire et juridictionnelle. C' est ce pourquoi Ie « rapport Darrois » de 2009 a preconise une annee de formation commune a tout Ie personnel de la famille ludiciaire, notamment pour cette education deontologique unifiee, De la meme facon, l' Ecole nationale de la magistrature a cree un pole d' enseignements autour de l' ethique et de la deontologie, dont Ie doyen est le president Pierre Mazeaud. Mais la force de sacrifice du magistrat ne peut suffire. II faut opposer la force du droit a la puissance d'influence sur le juge, afin qu'il deploie son impartialite au benefice du justifiable. Ainsi, un juge ne peut, sauf a etre un heros, etre impartial s'il n'est pas independant.

II. Le droit necesseire du juge aetre protege du pouvoir d'autrui pour exercer Ie luxe requis de I'impartialite

661. L'impartialite du juge ne signifie pas qu'il juge necessairement bien. II peut avoir eu une appreciation inexacte des faits presentes ou ne s' etre pas conforme au droit applicable. Mal juger n' est pas en soi preuve de partialite. Mais il faut que Ie juge ait eu les moyens de bien juger, meme s'il ne les a pas saisis. Des lors, il doit non seulement etre competent, ce professionnalisme du juge etant un gage d'un bon-luge, mais encore etre independant, ce qui est un gage d'impartia­lite. Le second est le prealable du premier. Plus encore, si Ie juge n' est pas inde­pendant, alors l'impartialite lui sera hors d'atteinte. Ainsi, par un raisonnement regressif legitime, le droit a un tribunal impartial suppose que celui-ci soit inde­pendant. Ce principe d'independance est avant tout une question d'organisation de la magistrature et releve donc du statut de celle-ci dans l'Etat (A.). II implique a posteriori l'immunite attachee a l'acte de juger, immunite aujourd'hui remise en cause face a un principe grandissant de responsabilite (B.).

A. L'independance du juge a I'egard de l'Etat

662. Nous sommes dans un Etat de droit, ce qui signifie que l'Etat se contraint lui-meme a subir le droit qu'il engendre ou dont les organes mis en place mais sur lesquels il n'a plus la bride, faconnent, C'est pourquoi l'article 64 § 1 de la Constitution dispose que « le president de la Republique est garant de l'independance de l'autorite judiciaire ». II demeure que les rapports de la magis­trature sont atout le moins sinueux (1.). L'independance doit permettre a ceux qui en beneficient de deplaire, ce qui yermet aux juges de ne pas patir au final de leur impartialite. C'est pourquoi les Etats de droit associent aces principes l'im­munite de l'acte juridictionnel. Mais aujourd'hui cette irresponsabilite des juges tend aetre remise en cause (2.).

1. Les rapports de la magistrature avec Ie pouvoir politique

663. L'independance du juge dont le justiciable beneficie peut etre mena­cee par les pouvoirs politiques. II en est ainsi lorsqu'une loi de validation est adoptee qui rend retroactivement conforme au droit un comportement qu'une juridiction est en train d'examiner. Autant les jurisprudences acquises peuvent­elles etre brisees par la loi, autant des lois de validation apparaissent comme des sortes d'intimidation adressees au jugee C'est pourquoi le Conseil constitutionnel a pose, notamment dans sa decision du 28 decembre 199518

, qu'une loi n'ayant pour but que d'entraver l'exercice en perspective de l'activite juridictionnelle

18. tcr 1996. II. 22636, note Nguyen Van Tuong.

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522 UBERTES ETDROITS FONDAMENTAUX

etait de ce fait contraire a Ia Constitution. La Cour europeenne des droits de I'homme a adopte Ia meme solution". II ne s'agit pas de faire prevaloir l'autorite juridictionnelle sur Ie pouvoir executif, souvent aI'origine des lois, mais d'eviter des perversions dans I'Etat de droit.

664. L'independance du juge se manifeste d'une facon plus massive a tra­vers son statuto C'est pourquoi I'article 64 de Ia Constitution dispose que « Ies magistrats du siege sont inamovibles », Ala fois, le principe est tres fort, puisqu'il interdit, sauf exception, au pouvoir executif de muter ou de sanctionner un magistrat, mais cette protection ne s'etend pas aux membres du ministere public. Cette exposition des magistrats du parquet au pouvoir politique, sous la hie­rarchie duquel il demeure, a pu etre critiquee, merne si le garde des Sceaux ne peut plus donner d'instruction dans des affaires particulieres et se contente de donner des instructions de politique penale generale. On songe regulierement a adopter des systemes ou le ministere public sera organise de la meme facon que les magistrats du siege, peut-etre sous la houlette d'un Conseil superieur de Ia magistrature, lui-meme renove, ou bien, sur Ie mode nord-americam, sous la direction d'une sorte d'attorneygeneral independant du Gouvemement. Ces idees impregnent de plus en plus les esprits, surtout s'il y a suppression du juge d'ins­truction. Les discussions sont relancees -par l'arret Medvedyev (Medvedyev c/ France, D. 2010.952, note P. Spinosi), de la Cour europeenne des droits de l'homme du 29 mars 2010, affirrnant que Ie ministere public « ne peut etre une autorite judiciaire », puisqu'il n'est pas independant de l'executif

A l'inverse, Ies craintes que l'on a pu avoir concernant Ie Conseil d'Etat", qu'on aurait pu estimer partial puisqu'en amont conseiller du Gouvernement sur des pro jets d' aetes administratifs dont il apprecie en avalla legalite en contentieux, ont ete apaisees, Ie mecanisme ayant ete admis par la Cour". En revanche, le rappor­teur public (qui succede au commissaire du Gouvernement) semble poser pro­bleme en ce que le dossier n'est communique qu'a lui et non aux parties, ce qui est une trace ancienne et depassee comme quoi il appartiendrait ala juridiction".

665. Les magistrats doivent etre garantis dans leur Independance par rap­port a ceux qui les nomment, et ceci parfois malgre eux : I'independance doit pouvoir se traduire par un devoir ethique d'ingratitude. Cette ingratitude est par­ticulierement requise lorsque les juges sont elus, car Us ne doivent pas etre pour autant captures par ceux qui les ont designes, la neutralite du concours adminis­tratif preservant les magistrats « ordinaires » de ce soupcon. A ce titre, les conseils de prud'homme, mais surtout les tribunaux de commerce sont regulierement critiques pour ce qui serait une partialite inexpugnable du seul fait de leur elec­tion par leurs pairs. On a pu proposer une suppression radicale de ce systeme: plus pragmatiquement, on cherche alimiter les risques de partialite dans les pro­cedures elles-mernes, notamment dans les procedures d'insolvablllte".

666. En outre, les juges, parce qu'ils ne peuvent raisonner tout afait diffe­remment des autres hommes, peuvent anticiper des bienfaits que l'Etat pourrait leur donner dans des nominations ulterieures. C'est pourquoi la Cour euro­peenne des droits de l'homme a estime dans un arret du 9 novembre 2006 que le non-renouvellernent des fonctions etait une garantie d'impartialite".

19. CEOH 9 dec. 1994, RID dv. 1996. 1019, obs. ].-P. Marguenaud, 20. Ou fait de l'arret Proeola cI Luxembourg (CEOH 28 sept.1995, D. 1996.301). 21. CEDH 30 juin 2009. 22. S. El Boudouhi, « Deference de Ia CEDH envers Ie nouveau dispositif concernant Ie rapporteur

public ou juste un sursis », AjDA 2009.2468 et s. 23. V.en dernier lieu, ].-L. Vallens, « Impartialite du tribunal, procedures collectives et droits de la

defense », D. 2008. 972 et s. ~' 24. CEOH 9 nov. 2006, jCP 2007. 1. 106, n° 6, obs, F. Sudre.

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523 Lf DROITAUN TRIBUNAL IMPARTIAL

2. Les garanties dans les carrieres des magistrats

667. L'independance des juges repose principalement sur le Conseil supe­rieur de la magistrature, qui veille ace que les modes de nomination ne viennent pourrir l'effectrvite d'Impartialtte des magistrats a l'egard des pouvoirs qui les nomment, car on ne peut a l'exces ni compter sur la bienveillance du pouvoir politique al' egard des juges ni surestimer la force morale de ceux-ci, Les reformes se sont succede pour aboutir ace qu'un juge du siege ne puisse etre nomme sans l'avis conforme du Conseil, et, pour les plus eleves des magistrats, que le pro­cessus debute par une proposition du Conseil faite au pouvoir executif,

668. Aucun systerne n' etant parfait, cette organisation a pu etre critiquee parce que corporatiste, et merne syndicalisee, De fait, et cela est observable pour toute profession, les professionnels entre eux jouent, echangent, anticipent, se neutralisent, etc., et il n'en resulte pas forcement Ie choix des meilleurs. On aura alors sacrifie la competence professionnelle aI'independance, I'aptitude al'im­partialite. C'est pourquoi on evoquait regulierement la perspective de composer Ie Conseil avec une majorite de membres n'appartenant pas ala magistrature, ce qu'opera la reforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, dont la loi organique est en cours d'adoption.

B. l'immunite de la fonction juridictionnelle, comme gage d'Impartialite

669. Par principe, le juge est irresponsable, afin que son independance et son impartialite soient effectives. Comme on l'a vu", c'est precisement lorsqu'il refuse de se deporter alors qu'il sait pouvoir etre partie qu'il est responsable. Plus encore, faute de cette reactivite morale, d'une solution trouvee al'interieure de la conscience du [uge, les parties par avance lesees pourront se proteger soit grace a une action en renvoi pour cause de suspicion legitime, soit a travers une pro­cedure de recusation, la voie plus violente encore a l'egard du juge de « prise a partie» de celui-ci ayant ete supprimee de notre droit.

1. Le principe d'imtnunite et l'ecte de juger

670. Le juge beneficie d'une immunite dans l'exercice de son pouvoir, non pas en reference aune quelconque souverainete, comme celIede l'Etat, mais bien pour lui conferer la force de son independance. Ainsi, l'immunite juridiction­nelle ne fait pas du juge un pouvoir politique, ille laisse dans une independance effective. C' est pourquoi, lorsqu'un luge agit ordinairement en quelque sorte, en commettant un dommage hors de son office [uridlctlonnel, il est responsable. Mais s'il est dans son office, il devient irresponsable. La frontiere n'est pourtant pas si simple: ainsi, l'incurie procedurale d'un juge qui, par exemple, fait preuve d'un manque total de diligence, n' est pas dans son activite de [uger mais se situe neanmoins dans un processus juridictionnel. L'immunite ne signifie pas etre intouchable : elle n'est qu'attachee au pur acte de dire le droit. La deontologie procedurale va monter en puissance pour affirmer la distinction et rendre les magistrats davantage responsables de leurs comportements procedurants, tout en preservant leur immunite de iuris-dictio.

671. Cependant, au-dela meme des victimes des dommages causes par les lugesdans leurs offices, l'opinion publique ne supporte plus guerecette irresponsa­bilite, qu'elle ne comprend pas. Cela peut tenir du fait que des fautes ont ete sans

25. V.supra, n° 659.

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sanction et de la conscience sociale que les juges sont des personnes humaines or­dinaires. II faut encore etre attentif au fait que la societe d'une facon generale n'admet plus de pouvoir sans responsabilite, celui-ci n'etant plus la consequence du premier mais bien plutot sa source : on est legitime aexercer un pouvoir parce qu'on est responsable dans son usage. Pourtant, gardons en memoire d'un autre cote que la France doit demeurer un Etat de droit, et qu'on risque d'oublier que la responsabilite des juges est souvent ce par quoi celui-ci est mis en danger.

2. L'emergence de fa responsebllite des juges

672. II demeure que la responsabilite des juges est aujourd'hui revendi­quee par l'opinion publique et beaucoup d'hommes politiques ou de person­nalites du monde economique. La reaction est d'accroitre effectivement une pression deontologique et disciplinaire sur les juges. Pour que la force de l'impar­tialite juridictionnelle demeure, la premiere precaution est de distinguer l' acte de juger, qui demeure protege car il recele Ie choix impartial du magistrat, se distinguant de ces autres actes de poursuite, notamment de procedure, pour les­quels il convient qu'il rende davantage de compte. 11 en est ainsi des delais de procedure ou des tenues d'audience, pour lesquels des sanctions sont prises. En outre, la responsabilite disciplinaire est un risque pour l'independance et l'Im­partialite en ce qu'elle offre le juge aux pouvoirs d'autrui. Des lors, c'est le Conseil superieur de la magistrature qui exerce cet office, et merne si la loi du 5 mars 2007 a accru son office en la matiere, Ie systerne de responsabllite demeure entre ses mains. Cependant, la reforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a permis aux justiciables de saisir Ie Conseil pour que celui-ci exerce son pouvoir disciplinaire. 11 demeure qu'on estime pour l'instant que l'impartialite est un bien commun politique trop fragile pour etre jete avec l'eau du bain du principe de la responsabilite.

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