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7/25/2019 Seductrice en Guenilles - Penelope Neri
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Traduit de l'amricain par Elizabeth Clarens
ditions J'ai lu
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Une lgende gitane
- De l'or ! s'cria le gitan. Quel bonheur ! J'aime l'or plus que tout au
monde.En entendant ce cri du cur, le diable, toujours l'afft, quitta les entraillesde la terre. S'installant sur un rocher, il surveilla le gitan qui comptait avi-
dement ses pices d'or dans un vallon dsert, l'abri des regards jaloux des
autres membres de sa tribu.
A quelques mtres de lui se trouvait une roulotte dcore de couleurs vives.
Un beau cheval pommel, sa longue queue argente frlant le sol, broutait
l'herbe et les fougres pourpres. Parmi les fleurs sauvages, une petite fille
jouait avec un lapin aux grandes oreilles. Ses boucles noires virevoltaientautour de son charmant visage et ses belles joues roses tmoignaient de sa
vitalit. Elle se prnommait Belinda, ce qui signifiejolie enfant en espagnol, etc'tait la seule fille du gitan.
- Ah, mes trsors ! s'cria le gitan, embrassant chaque pice d'or comme s'il
s'agissait d'un enfant chri. Je suis un homme bni des dieux.
- Bni ? rpta le diable d'un air rus, dissimulant son sourire derrire une
patte fourchue. Tu te crois bni, gitan ? J'ai entendu dire que la richesse tait
diabolique. N'est-ce pas la vrit, mon cher ami ?Le regard du diable ptillait, il reniflait le parfum enivrant d'une me en
pril.
- Jamais ! rtorqua le gitan. L'or reprsente tout ce qu'il y a de meilleur au
monde. Le riche est l'homme le plus heureux qui soit.
- Vraiment ? s'amusa le diable, enchant par ce discours.
- Bien sr ! Pour possder tout l'or de l'univers, je serais prt vendre mon
me.
-
Tu vendrais ton me ? murmura le diable dont la queue pointue balayait la
poussire du chemin. Alors, c'est vraiment ton jour de chance, gitan ! Je peux
te venir en aide. Que dirais-tu de conclure un march avec moi ? En change de
ta pauvre petite me, tout ce que tu toucheras se transformera en or.
- Vraiment ? s'exclama le gitan, surexcit. Affaire conclue ! Serre-moi la
main, l'ami.
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Le diable tendit une patte fourchue et le gitan s'en empara avec rsolution. Il
y eut un clair de lumire rouge, une odeur de soufre qui prit le gitan la gorge
et le ft tousser, puis le diable se volatilisa soudain.
- Sottises ! grogna le gitan. Le vin d'hier soir m'a tourn la tte. Un peu
d'eau m'claircira les ides. Belinda, mi corazn ! Apporte la gourde ton cherpapa !
Obissante, Belinda s'empressa de la lui donner, mais ds que le gitan
toucha la gourde, celle-ci se transforma en or et il n'y eut plus d'eau pour
tan-cher sa soif.
- Tant pis, dit-il, cachant soigneusement la gourde avec les pices d'or sous
les cendres du feu de bois, la manire des gitans. Je vais me dsaltrer dans ce
ruisseau.
Il s'agenouilla et joignit les mains pour boire l'eau frache qui ruisselait ses
pieds. Mais ds qu'il les eut plonges dans le ruisseau, l'eau s'vapora... trans-
forme en une coule dore. L'homme fit la moue.
- a n'a aucune importance ! Je n'ai pas d'eau boire, mais quel pouvoirextraordinaire ! Un ruisseau en or massif attirera les curieux de tous les
horizons. Ils paieront volontiers pour voir cette merveille et je deviendrai riche
au-del de mes esprances.
- Mais, papa, j'ai faim... se lamenta la petite fille. Trouve-nous quelque
chose manger, je t'en prie !
- Tout ce que tu voudras, mon adorable enfant.
Le gitan se dirigea vers la roulotte afin d'y chercher le pt en crote qui
restait de la veille... mais la roulotte et le pt se mtamorphosrent en or !
- Tant pis, rpta-t-il. Le pt, c'est bon pour les pauvres et je suis un
homme riche. Apporte-moi mon pige lapins, Belinda, et nous aurons un
festin de rois.
Il caressa le flanc de son beau cheval et grimaa quand l'animal se ptrifia en
une statue dore. Lorsque le pige se changea lui aussi entre les mains du gitan,
la petite fille clata en sanglots.
- Nous n'aurons rien manger, dit-elle, effraye. Ses larmes touchrent le
cur du vieux gitan.
- Voyons, ma petite, ne t'inquite pas ! Je suis encore capable d'attraper un
lapin avec mes deux mains. Sche tes larmes et regarde-moi !
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Promesse tenue, il bondit vers la colline. Un lapin insouciant sortit de sa
tanire et fut aussitt attrap par le gitan qui le brandit en poussant un cri de
triomphe :
- Ton souper, ma fille !- Ton lapin a des oreilles en or, papa, et des moustaches et un nez en or...
gmit-elle. Nous ne pouvons pas manger un lapin en or et j'ai si faim.Le gitan ne savait plus quel saint se vouer et il commenait prendre peur.
Il trouva des champignons sauvages, des oignons, des racines comestibles etdes mres comme dessert, mais tout ce qu'il touchait se transformait en or.
La nuit chassa le jour et la petite fille pleurait de faim. La couverture que sonpre drapa autour de ses paules se mtamorphosa aussi et le mtal glac neprotgea pas l'enfant des rafales de vent qui balayaient la valle.
- Belinda, ma fille ! Que t'ai-je fait ? s'exclama-t-il, dsol, le lendemain
matin.Fivreuse, la pauvre enfant grelottait de froid. Elle lui demanda un bouillon
chaud, mais il tait incapable de le lui apporter.Accabl de tristesse, la suppliant de lui pardonner, le gitan la serra dans ses
bras en pleurant toutes les larmes de son corps. Mais tandis que ses mains luicaressaient la joue et que ses larmes tombaient sur l'enfant adore, celle-ci seraidit. Trop tard, il comprit sa folie ! Trop tard, il vit les belles boucles noires
prendre la couleur du soleil et les joues roses se ptrifier : le corps aim ne
respirait plus dans sa prison de mtal.- Quel imbcile je suis ! s'cria-t-il, se frappant la poitrine de dsespoir. J'aichang mon me pour de l'or et maintenant ma fille, ma Belinda adore, que
j'aimais par-dessus tout, est morte ! Malheur moi ! Malheur moi...
Apparaissant tout coup, le diable jeta un coup d'oeil furtif sur le pauvrehre et ricana.
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PROLOGUE
Un petit ne brun remontait la rue tortueuse, se dirigeant vers la place du
march des Ramblas. Dans les paniers d'osier qui lui battaient les flancs, despots en terre cuite s'entrechoquaient. Son jeune matre, qui marchait pieds nus ses cts, lui appliquait sans relche des coups de bton sur le dos et le petit
ne s'efforait courageusement d'acclrer le pas.
Dissimuls dans l'ombre d'une ruelle sordide, un homme bti comme un
taureau et une jeune fille fluette regardaient l'ne et son matre. Le vaurien
avait un air mauvais et la jeune fille lui dcochait des regards noirs, alors qu'il
continuait la gronder :
-
Tu ressembles cet ne, Krissoula ! Aussi paresseuse et entte. Va doncte promener et je te conseille de nous trouver une proie avant le coucher du
soleil !
- Regardez qui me traite de paresseuse ! rtorqua la fille, ses yeux dors
lanant des clairs. Ce n'est pas moi qui reste bien l'abri pendant que l'autre
risque sa peau... Et ce n'est pas toi, Hector, qui supportes les attouchements de
ces porcs, alors cesse de m'insulter... J'irai quand j'en aurai envie, point final !
Hector ne rpondit pas. Comment le pouvait-il, puisqu'il savait que la fille
avait raison et qu'il craignait de la perdre? Il avait besoin d'elle, de sa silhouetteattirante, de son cran, alors que Krissoula pouvait facilement se passer de lui.
En la voyant tracer des cercles dans la poussire avec ses pieds nus, les bras
croiss, le front bas, il se demanda comment se faire pardonner.
Un soleil vif baignait la rue pave, clairant les maisons dlabres, les bancs
rustiques des tavernes qui croulaient sous le poids de quelques buveurs
attabls. Devant certaines portes, des rosiers embaumaient et les couleurs vives
des orangers gayaient les passages les plus sombres. Au-dessus, les tuiles
rouges des toits dominaient les passants et les balcons en fer forg bombaientleurs ventres arrondis, se touchant presque. On avait tendu des cordes entre lesmaisons o pendait du linge rapic. Les troites fentres grillages
tmoignaient de l'influence des Maures qui avaient autrefois rgn sur la
Catalogne et dont le souvenir persistait dans l'architecture espagnole. Sur le
pas d'une porte, un chat noir faisait sa toilette en surveillant d'un il paresseux
les pigeons qui picoraient la poussire. Dans Barcelone, crase par la chaleur
torride du mois d'aot, c'tait l'heure de la sieste.
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- a alors ! s'exclama soudain Hector en se redressant. Regarde donc ce qui
descend la rue, ma petite. C'est un cadeau du Ciel, je le jure. Dpche-toi,
muchacha !Sans hte, Krissoula se retourna. Elle se mfiait de l'enthousiasme d'Hector
dont les proies se rvlaient le plus souvent dcevantes. Mais cette fois, ses
yeux se plissrent en une fente troite lorsqu'elle aperut l'inconnu. Elanc,avec une dmarche arrogante et des vtements taills sur mesure, il symbolisait
toute la richesse et l'lgance des beaux quartiers. En outre, il semblait assez
jeune et bel homme. Hector la poussa brutalement hors de la ruelle en plein
soleil. Grommelant contre son maudit compagnon, elle se prpara affronter
l'tranger.
Un sourire aguicheur plaqu sur les lvres, elle traversa la rue en roulant des
hanches. De grands anneaux dors scintillaient ses oreilles et ses jupons
bariols frlaient de longues jambes aux chevilles fines. Krissoula taitconfiante : elle savait l'emprise qu'exerait sa dmarche sensuelle sur les
hommes. N'en avait-elle pas fait l'exprience plus d'une fois ?
- Vous semblez bien seul, sefior? murmura-t-elle d'une voix rauque.
Peut-tre qu'une femme pourrait vous consoler?
Elle abaissa ses longs cils noirs et lana une illade faire damner un saint.
A la vue de son visage dlicat, l'tranger sursauta et la dvisagea comme s'il
venait de voir un fantme.
Cette attitude trange n'chappa pas Krissoula mais elle n'y prta pas
attention. Certes, ce bel homme semblait vraiment surpris de la voir, mais tant
d'autres avaient succomb ses charmes, fascins par son corps envotant et
l'clat insolite de son regard. Les autres catins n'taient pas toutes aussi
fraches !
- Une femme ? rpta l'inconnu en souriant.
La jeune gitane admira les traits virils de son visage, son regard bleu marine.
Il est sduisant pour son ge , se dit-elle. Il devait avoir au moins vingt-huitans, dix ans de plus qu'elle ! Dj presque un vieillard, en somme...
- Pourquoi pas, chiquita ? reprit-il, admirant les seins hauts qui tendaient letissu du corsage. La prsence d'une belle femme me redonnera espoir...
Elle se rapprocha de lui, non sans avoir inclin la tte en direction d'Hector
qui attendait dans la ruelle, prt leur emboter le pas.
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- Une sage dcision, mon beau caballero, susurra-t-elle en lui prenant lebras. Aprs quelques heures de plaisir, vos soucis s'envoleront. Suivez-moi,
seor, j'ai une chambre au-dessus de la taverne qui peut nous tre utile...
- Dans ce quartier? Je t'en prie, chiquita, je n'aime gure les puces et lescafards. Je prfrerais que tu viennes ce soir chez moi.
En la voyant hsiter, il s'empressa de brandir une pice d'or devant ses yeuxde chat qui se mirent briller de convoitise. Elle lana sa petite main aux
ongles sales pour l'attraper.
- Pas si vite ! D'abord, nous devons discuter des conditions. En change de
ta ravissante prsence toute la nuit, je te donne une guine. A ton dpart
demain matin, tu en recevras une autre. Affaire conclue ?Interloque par l'extravagance de la somme, la gitane flaira aussitt le pige.
- Une guine, seor, alors qu'un bel homme comme vous serait un dieu
dans ces faubourgs avec un dixime de ce prix ? Pourquoi cette gnrosit ?Auriez-vous des fantasmes particuliers ?
- Une femme comme toi, avec ce visage sublime, ce regard trange, ce
corps... Et tu te demandes pourquoi je veux payer ? Pas de fausse modestie
avec moi, ma petite. Tu sais trs bien ce que tu vaux. Je suis un homme riche,
pour moi c'est une broutille.
D'un geste dcid, il lui saisit la taille. Elle tait si mince, presque maigre, qu'il
sentait l'os de sa hanche travers l'toffe. Quand a-t-elle mang un vrai repas
pour la dernire fois ? se demanda-t-il.- Je pourrais prendre votre or et disparatre, rpliqua-t-elle, lui arrachant la
pice et l'enfouissant entre ses seins. Vous ne me reverriez plus jamais.
- C'est possible, mais c'est un risque que je prends. Je devine que tu es une
jeune personne ambitieuse et intelligente et que tu ne rsisteras pas une
somme aussi importante. Ai-je raison?
- Oui, seor, rpondit-elle en hochant la tte.
- Je t'attends 22 heures l'htelBarcelone, rue de Las Ramblas. Monte
aussitt dans la suite soixante-dix ou demande l'appartement de don Este-bande San Martin la rception et l'on te conduira jusqu' moi. Je prviendrai de
ton arrive. Ne me dois pas.
- J'y serai, promit-elle, son cur battant la chamade lorsqu'il lui dcocha un
sourire envotant.
- Je m'en rjouis. Alors, ce soir...
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Sur ces mots, l'tranger s'loigna en sifflotant. Aussitt, Hector surgit de la
pnombre.
- Il t'a paye pour ne rien faire, hein ? Sale bourgeois qui jette l'argent par la
fentre.
- Tu te trompes, Hector. Les tavernes d'ici ne lui plaisent pas ; il veut que
j'aille ce soir son htel.- Quel imbcile de croire qu'une petite putain comme toi tiendra parole
aprs avoir encaiss l'argent ! Tu n'iras pas, hein, Krissoula ?
- Bien sr que non, idiot ! mentit-elle avec un large sourire. Notre cher
seor de San Martin a gaspill son argent. Allons nous offrir un bon repas chez
Paloma. Avec une guine, on pourrait remplir cinquante estomacs aussi videsque les ntres.
- N'oublie pas mon pourcentage, rappela Hector, mfiant. Et ne gaspille
pas tout en nourriture. Tu as toujours faim.- Il restera de quoi t'acheter une bouteille, ne t'inquite pas ! rtorqua-t-elle,
agace.
Sa dcision tait prise : elle dissoudrait provisoirement l'association
d'Hector Corrales et de Kris-soula Ballardo en fin de journe. Elle plumerait le
pigeon son profit. Au diable Hector et ses pourcentages !
Lorsqu'elle se mit en route, il faisait dj nuit. Dans ce quartier chic de la
ville, des lampes gaz crachotaient aux croisements. Evitant la place prin-cipale avec ses fontaines et ses arches mauresques, o les jeunes filles de
bonne famille, vtues comme des princesses et svrement chaperonnes, se
promenaient selon les coutumes sculaires dupaseo, la recherche de maris,Krissoula parvint sans encombre l'htel Barcelone. Elle ignora les railleriesdes portiers et glissa, pieds nus, le long de corridors feutrs vers la suite
soixante-dix. L'opulence de ces murs l'intimidait. Elle n'avait jamais pntrdans un palace de sa vie !
Don Esteban, vtu d'une redingote noire sous laquelle pointait un gilet enbrocart gris perle, lui ouvrit ds qu'elle frappa la porte. Par la fentre, on
apercevait les passants qui s'activaient sur la place des Ramblas, interpells par
les vendeurs de fleurs, de fruits, d'oiseaux et de chimpanzs dans des cages
dores.
Sur une table recouverte d'une nappe blanche, claire par un chandelier,
luisaient des couverts en argent et des verres de cristal taill ; un bouquet de
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roses rouges parfumait le petit salon. Des roses ! pensa-t-elle, enchante. La
fleur prfre des gitans ! C'tait un heureux prsage. A moins que... Une
horrible intuition lui serra soudain le cur.
- Vous attendez de la visite, seor ? demanda Krissoula, inquite.
Elle ne savait rien de cet homme. Peut-tre tait-il l'un de ces tordus dont lui
avaient parl les autres filles, un pervers aux fantasmes bizarres, qui aimaitavoir plusieurs femmes dans son lit, ou qui se contentait de regarder leurs bats
sans y participer ?
Les mains de San Martin, larges, puissantes et bronzes, fascinaient la jeune
gitane. Seigneur Dieu ! Ces mains-l pouvaient facilement lui tordre le cou...
Rarement l'arrogante Krissoula avait prouv une telle angoisse. La prsencepourtant rconfortante du sachet de poudre dans sa poche ne parvenait pas la
rassurer.
-
De la compagnie ? rpta San Martin. Mais certainement, c'est toi quej'attendais, seorita... ?
- Je m'appelle Krissoula Ballardo, avoua-t-elle, soulage.
- Quel joli nom pour une crature aussi charmante ! C'est d'origine grecque,
non ?
- Mon papa tait grec. D'aprs ma tante Isabella, cela signifie celle en or
.
- Voil qui rappelle merveille tes yeux dors. N'aie pas peur, Krissoula, je
ne mords pas ! J'avais pens qu'il serait agrable de nous restaurer avant de...nous amuser ct.
Dans une pice attenante trnait un lit baldaquin qui invitait la dtente.
Lorsque San Martin lui adressa un clin d'il coquin, Krissoula frmit. Ca-ramba ! D'o lui venait cette apprhension ?
N'avait-elle pas l'habitude des hommes ? Pourquoi ce sentiment trange qu'on
lui tendait un pige ?
- C'est une trs bonne ide, rpliqua-t-elle avec aplomb pour ne pas trahir
sa nervosit.
Deux festins en une journe, quelle aubaine ! Elle essaya de se rassurer : il la
prenait pour une catin, alors pourquoi se mfier ? Tout irait bien, autant en
profiter.
Un peu plus tard, aprs avoir termin l'excellente paella aux crevettes et
tandis qu'il lui coupait une rose du bouquet, Krissoula versa habilement la pou-
dre soporifique dans le verre de San Martin. Elle fut soulage lorsqu'il le vida
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d'un trait, sans se plaindre de l'arrire-got amer. D'ici quelques instants, il
dormirait comme un ange et elle pourrait lui faire les poches et disparatre.
- Le vin me tourne la tte, senor, murmura-t-elle en s'tirant d'un
mouvement sensuel. J'ai envie de m'tendre un peu. Il serait peut-tre temps, si
vous en avez envie...
-
Comment refuser une si gentille invitation, Krissoula ? dit-il en luibaisant la main.
Dans la chambre, il dfit sa cravate et les premiers boutons de sa chemise.
- Pourquoi est-ce que tu ne te dshabilles pas, ma douce ? Allonge-toi
pendant que je remplis nos verres.
Elle savait qu'il l'observait mais n'en ressentait aucune gne. Durant ce jeu
dangereux qu'elle jouait avec son complice Hector, avoir se dnuder tait l'un
des inconvnients, mais elle s'y tait habitue. Les regards concupiscents des
hommes sur son corps nu ne la drangeaient plus. Sachant que ces imbcirent
au galop : la soire ne se droulait pas comme prvu.
Se penchant vers elle, il lui caressa le visage. Lorsqu'il ferma les yeux et
rapprocha ses lvres des siennes, elle remarqua que ses longs cils noirs dessi-
naient des ombres sur ses pommettes saillantes. Dans un baiser ardent qui avait
le got du vin, il lui taquina les coins de la bouche avec sa langue, puis, d'un
bras puissant, il l'attira contre lui, ne laissant planer aucun doute sur l'intensit
de son dsir. Leurs langues se mlrent et Krissoula fut parcourue de frissons.Jamais on ne l'avait embrasse avec une telle ferveur et son corps s'embrasait
comme si une coule de lave lui parcourait les veines.
Matrisant ses motions, elle essaya de rester insensible, mais lorsqu'il
commena lui caresser les seins, pressant les mamelons entre le pouce et
l'index jusqu' ce qu'ils durcissent, elle laissa chapper un gmissement. Elle
menait une lutte sans merci contre elle-mme. San Martin l'amenait au seuil de
paradis inexplors et elle pressentait qu'il ne faudrait pas grand-chose pour se
lancer, corps et me, dans des abmes de plaisir. Sans relche, il excitait lecorps de la jeune gitane, promenant sa langue taquine autour de son oreille,
dans le creux de son cou, ptrissant ses seins.
Alors qu'elle se demandait o cette douce folie allait l'entraner, San Martin
poussa un grognement et s'affaissa de tout son poids. Soulage, Krissoula s'en
voulut d'tre quelque peu due. Par sainte Sara, qu'est-ce qui lui prenait ? Elle
n'tait pas venue pour succomber des baisers rpugnants et des caresses
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malsaines, mais pour plumer cette belle proie trop les ne recevraient rien de
plus, elle prouvait une certaine satisfaction l'ide de les berner.
Tandis qu'elle enlevait son corsage, elle se demanda si elle avait
correctement dos le soporifique. San Martin, en effet, semblait encore trs
veill. D'ordinaire, c'tait Hector qui s'occupait de ces dtails, car lui seul
savait quelle quantit de poudre tait ncessaire. Peut-tre n'en avait-elle pasmis assez ? L'angoisse lui tenailla le ventre. Serait-elle oblige d'aller jusqu'au
bout... ?
Toute nue, elle retira lentement les peignes de ses cheveux, dans l'espoir de
gagner du temps. Les boucles d'bne lui arrivaient jusqu'aux hanches. Avec
une gracieuse pirouette, elle se tourna vers San Martin et l'entendit retenir son
souffle. Les cils baisss, elle lui sourit d'un air enjleur.
- Est-ce que je vous plais un petit peu, seor ? Avez-vous envie de
Krissoula ?
Avec une moue, elle se caressa d'une main, effleurant ses seins aux pointes
roses, s'attardant sur son ventre plat. Tandis qu'il la dvorait des yeux, elle
sentit renatre la haine qu'elle prouvait pour tous les hommes depuis la
trahison et la mort de Miguel...
- Comment te rsister ? rpliqua San Martin, la voix pteuse. Tu es la plus
belle femme que j'aie vue depuis longtemps. Dpchons-nous, jolie Krissoula,
la nuit avance.Malheureusement encore trs veill, San Martin se dshabilla rapidement
et ils s'allongrent sur le lit. Son magnifique torse bronz parfaitement muscl
ne ressemblait en rien celui d'un oisif fortun, mais plutt celui d'un homme
habitu travailler en plein air. Les inquitudes de la jeune femme revinnave.
Dieu merci, il tait inconscient ! Il ne lui restait plus qu' terminer son travail et
filer.Avec difficult, elle le repoussa sur le dos afin de vrifier s'il tait bien
endormi. Les paupires closes, il respirait calmement et un lger ronflements'chappa de ses lvres entrouvertes.
- Dors bien, San Martin ! murmura-t-elle en se levant. Et que cela te serve
de leon. Gitane ou non, Krissoula Ballardo n'est la putain de personne !
Sans se vtir, elle fouilla tous les tiroirs de la chambre. Elle n'tait pas
presse : grce la poudre, les imbciles dormaient poings ferms pendant
plusieurs heures. Alors qu'elle examinait les armoires et les poches desvtements, elle commena paniquer. Fbrile, elle jeta les redingotes par terre,
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dplia les chemises, parcourut papiers et livres dans le salon o ils avaient dn
: rien, il n'y avait rien, pas unpeso dans tout l'appartement.- Chercherais-tu ceci, voleuse ? demanda soudain une voix cinglante.
Poussant un cri, Krissoula se retourna. San Martin se tenait dans l'embrasure
de la porte, habill, et brandissait une liasse de billets de banque. Avec un
sourire menaant, il s'avana vers elle, tel un fauve traquant sa proie.- Tu sembls tonne, gitane. Mais on n'apprend pas un vieux singe
faire des grimaces, petite Krissoula. Je connais toutes les combines que les
filles comme toi pratiquent depuis la nuit des temps, et malheureusement pour
toi, tu n'es pas trs doue.
S'chapper! C'tait la seule solution. Mais lorsqu'elle s'aperut que sesvtements avaient disparu, Krissoula comprit qu'elle tait perdue.
- Pas la peine de chercher tes haillons, petite, ajouta San Martin d'un air
sarcastique. Je les ai jets par la fentre pendant que tu mettais de l'ordre dansmes affaires.
- Que faites-vous ? s'cria-t-elle en le voyant s'approcher du cordon.
- J'appelle le directeur, bien sr, qui s'empressera d'alerter les gendarmes.
- ... les gendarmes, mais pourquoi ? Vous m'avez vue fouiller votre
chambre, et alors ? La curiosit n'est pas un crime, que je sache ?
- Tu oublies tes hardes que ramassera la police dans la rue. On y trouvera
une somme importante dans les poches, ainsi que des boutons de manchettes
en or et une montre de gousset m'appartenant. Pauvre, pauvre Krissoula ! Unevoleuse comme toi, a va chercher dans les cinq ans de travaux forcs, non ?
Quel gchis !
Blme, elle fut parcourue de frissons. Les gitans avaient toujours t des
exclus mpriss, victimes de prjugs, traits de voleurs et mendiants,
sorcires, menteurs, charlatans... Ce sale type avait raison : personne ne la
croirait. Que valait la parole d'une gitane, confronte aux accusations d'un
gentleman comme don Esteban de San Martin, avec son accent castillan et son
argent ? Nue devant lui, tremblante d'humiliation, elle demanda :- Que voulez-vous de moi ?
- J'ai un compte rgler avec un vieil ennemi, Krissoula, expliqua San
Martin d'une voix mtallique. Et ton physique exceptionnel constituera le
pige idal. La ressemblance est tonnante.
- Vous tes fou, laissez-moi sortir d'ici !
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Se jetant contre les portes de l'appartement, elle essaya en vain de les ouvrir
: elles taient verrouil-
les. Aucun dtail ne lui avait chapp, San Martin avait pens tout et elle
tait tombe dans le pige comme une imbcile.
- Je vous en prie ! supplia-t-elle. Je ferai n'importe quoi, mais laissez-moi
partir.- C'est impossible, moins que tu n'acceptes ma proposition.
- Et si je refuse ?
- Je serai dans l'obligation d'appeler les gendarmes. Tu n'as aucune chance
de t'en sortir. Qui croira une voleuse des bas quartiers, accuse par un respec-table propritaire sud-amricain comme moi ? Sois raisonnable, Krissoula, et
coute-moi. Tu n'as gure le choix.
La mort dans l'me, elle se drapa dans un linge et s'assit pour l'couter. Au
fur et mesure qu'il parlait, elle s'assoupissait. Ce fut alors qu'elle comprit : ilavait chang leurs verres de vin pendant le dner et le soporifique commenait
faire ses effets.
Aprs une vaine lutte, Krissoula s'abandonna au sommeil. Le lendemain
matin, en acceptant les conditions de San Martin afin d'viter la prison, elle en-
tamerait un voyage qui l'emmnerait l'autre bout du monde, quittant la
vnrable Espagne pour les territoires excitants de l'Amrique du Sud. Sa vie
en serait bouleverse...
Et celle de San Martin aussi.
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Estancia de Tierra Rosa, la Pampa, Argentine, juillet 1865
- Tu vas me le payer, espce de morveux !Le hennissement terrifi d'un cheval rsonna dans l'air cristallin du matin.
Laissant tomber sa brosse cheveux, Krissoula se prcipita sur le balcon et se
pencha par-dessus la balustrade en fer forg. Ses longs cheveux d'bne
s'parpillrent sur ses paules.
Dans un angle de la cour, un magnifique talon palomino se cabrait et
menaait de ses sabots un palefrenier au visage burin qui s'avanait en hurlant
des obscnits. La croupe du cheval portait des marques de cravache, sapoitrine puissante tait couverte de sueur et ses yeux terrifis roulaient dans
leurs orbites.
- Ne le touche pas ! ordonna Krissoula. Si tu essaies de l'attrapermaintenant, il te tuera. Laisse-le d'abord se calmer !
Grommelant des menaces, sourd aux conseils de la jeune femme, le
palefrenier Alfredo continua d'approcher, la main tendue pour saisir le licol de
l'talon.
- Crature du diable... dmon... je t'arracherai la peau des os !Sous son chapeau, le pon transpirait grosses gouttes et sa moustache
frmissait. Sentant la haine de l'homme, l'talon hennit une nouvelle fois, se
cabra et manqua de retomber sur l'imprudent palefrenier.
Sans hsiter, Krissoula enjamba la balustrade et sauta. Agile comme un
chat, elle atterrit genoux plies dans les buissons de lavande qui poussaient au
pied de son balcon du deuxime tage. Elle se prcipita vers le paysan et luisaisit le coude, l'loignant brutalement des fers mortels de l'animal.
- Imbcile ! lana-t-elle, furieuse. N'as-tu pas de cervelle ? Dorado t'auraittu avant de te laisser le toucher. Regarde-le, il est furieux !
Son visage ingrat dform par la rage, le palefrenier retourna sa colre
contre elle, mais Krissoula fut la plus rapide des deux. Se baissant, elle vita le
poing lanc dans sa direction. Lorsqu'il s'aperut de sa mprise, la main dupaysan retomba aussitt.
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- Dofa Krissoula ! s'exclama-t-il, affol, en retirant son chapeau. Je suis
dsol... Je ne vous avais pas reconnue... Je suis sincrement dsol,
croyez-moi...
- Et si je n'tais pas une dona, mais une pauvre paysanne ? rtorqua-t-elle
d'un air mprisant. Tu me battrais sans hsiter, n'est-ce pas, Alfredo ? Ah, les
hommes, tous les mmes... ! Lorsque vous tes en colre, vous maltraitez vosfemmes comme vos chevaux.
Interloqu, Alfredo la dvisageait la bouche ouverte et Krissoula se rappela
soudain qu'elle tait moiti nue. C'tait l'heure de la sieste et elle ne portait
qu'une chemise transparente et son jupon. Avec une grimace, elle maudit sa
propre btise et croisa les bras sur sa poitrine. Qu'est-ce qui te prend, idiote !songea-t-elle. Tu devrais savoir qu'une lady ne se promne pas en public dans
sa lingerie !
Qu'un palefrenier comme Alfredo l'ait vue moiti dshabille taitimpensable, surtout en Argentine o les hommes taient encore plus attachs
la moralit de leurs femmes qu'en Espagne ! Que dirait l'intraitable don Felipe,
s'il apprenait cette msaventure ?
- Que se passe-t-il ? tonna alors une voix derrire eux.
Alfredo blmit et le cur de Krissoula fit un bond. Pourquoi devait-il
toujours se montrer dans les moments les plus inopportuns ?
Camp sur ses longues jambes dans la pose arrogante qui lui tait familire,
Esteban de San Martin irradiait de vitalit. Krissoula ne put s'empcher de
l'admirer : quel homme splendide ! Grand pour un Argentin, l'intendant du
domaine arborait l'habillement traditionnel des gauchos, ces cow-boys
sud-amricains. Un chapeau noir, au large bord arrondi et dont le lacet pendait
sous son menton mal ras, dissimulait le regard bleu qu'elle devinait furieux.
Sur une chemise rouge, il portait une courte veste noire, parseme de
broderies, qui soulignait ses puissantes paules. Un foulard en coton, bleu et
rouge, tait nou autour de son cou. Son large pantalon de gaucho disparaissaitdans des bottes d'quitation et il avait ceint ses hanches d'une charpe de
couleurs vives, retenue par trois boucles en argent. Sur une paule reposait un
poncho beige et la main, il tenait un fouet dont la corde tranait par terre.
San Martn jeta Krissoula un regard mprisant et s'approcha de l'talon
tremblant.
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- Si vous levez votre fouet sur cet animal, seor l'intendant, menaa
Krissoula, je vous ferai fouetter vous-mme et jeter hors de la proprit avant
ce soir !
- Allons, doa Krissoula, rpliqua San Martin d'un air sarcastique. Je
pensais que vous aviez confiance en moi. Le fouet est pour Alfredo, pas pour
Dorado.D'un mouvement habile du poignet, il lana le fouet qui vint cingler les
chevilles du palefrenier, puis s'approcha du cheval, les mains nues.
- Doucement, mon bel ami, doucement, murmura-t-il pour rassurer
l'animal. Tu n'as pas peur d'Este-ban, n'est-ce pas? Nous sommes de vieilles
connaissances.
A la stupfaction de Krissoula, l'talon hocha nerveusement la tte en
frappant le sol de ses sabots. Encore tendu, ses muscles saillant sous son poil
superbe, il semblait couter Esteban. Il souffla des naseaux lorsque l'intendant
lui caressa tendrement l'encolure, l'paule et le ventre, la recherche d'une
ventuelle blessure. Saisissant le licol, Esteban fit marcher l'talon en rond afin
de le dtendre.
- Tu as de la chance qu'il ne soit pas bless, Flores, dit Esteban au
palefrenier. Dpche-toi de chercher tes affaires. Je veux que tu aies quitt la
proprit avant la tombe de la nuit.
-
Quitter Tierra Rosa ! s'exclama Alfredo. Mais, seor San Martn, j'ai unefemme, des enfants nourrir...
- a suffit ! Je t'avais prvenu que si je t'attrapais encore une fois en train de
maltraiter mes chevaux, tu serais renvoy. Dguerpis, avant que je ne te fouette
!
Avec un regard haineux, Alfredo s'empressa de quitter la cour.
- Et vous, dona... N'avez-vous pas de domestiques houspiller ou de
tapisserie terminer ? continua Esteban d'un air moqueur. A moins que
Dorado et moi n'ayons interrompu un petit intermde entre toi et Alfredo, hein,muchacha ?
Furieuse d'tre insulte, Krissoula releva firement le menton. S'il croyaitpouvoir la traiter comme une servante, il se trompait amrement. Elle lui
montrerait une fois pour toutes qu'elle ne tolrait pas cette attitude, mme s'il la
payait une petite fortune... Malheureusement, son regard hautain n'eut aucun
effet sur Esteban. Il se contenta de sourire, amus.
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- Attention vos manires, pon ! lana-t-elle. Si don Felipe de Aguilartait prsent, il ne permettrait pas une telle insolence envers sa... fiance !
- Mais Felipe est en voyage, n'est-ce pas, jolie Krissoula ? Tu n'as pas
besoin de jouer la grande dame quand nous sommes seuls. Aprs tout, je sais
exactement qui tu es en ralit, et tu n'arrives pas la cheville d'une lady !
-
Ignoble personnage, siffla-t-elle en rougissant. Quoi que vous pensiez, jene vous appartiens pas ! Un jour, je serai libre et, par les os de sainte Sara, je
jure que vous regretterez ces insultes !
- Pour l'instant, muchacha, tu as un contrat remplir. Pour lequel tu es trsbien paye.
- Comment pourrais-je l'oublier?- As-tu dcouvert des papiers intressants ?
- Non ! rtorqua-t-elle, ravie de voir qu'il en semblait attrist.
-
Tu en es certaine? Tu n'oserais tout de mme pas me mentir. Ne t'avisepas de me doubler, Kris-soula.
- Me prenez-vous pour une imbcile? Pour l'instant, je n'ai rien trouv,
mais vous serez le premier avis, ne craignez rien. Plus vite cette histoire sera
termine, plus vite je serai dbarrasse de vous. J'attends ce moment avec
impatience, croyez-moi.
- Nous partageons le mme sentiment, ma chre, dit-il en s'inclinant. Je te
conseille de t'appliquer jouer les ladies et de cesser de te promener moiti
nue en public. On pourrait se poser des questions sur la moralit de donaKrissoula Ballardo... Et nous ne voulons surtout pas ternir ta rputation,
n'est-ce pas ?
Rprimant l'envie de le gifler, ainsi que l'aurait fait l'ancienne Krissoula, elle
tourna les talons.
- Utilise l'escalier de service, farfelue ! lana-t-il. Il avait raison. Comment
pouvait-elle traverser lehall dans cette tenue ? Si jamais les femmes de chambre l'apercevaient, elles en
feraient des gorges chaudes et Sofia, sa dugne, ne manquerait pas d'en parler don Felipe. Elle tait oblige de lui obir...
Amus, Esteban alluma un cigarillo tandis que l'talon fouillait ses poches la recherche de sucreries. Murmurant des jurons qui auraient fait honneur un
rgiment de soudards, Krissoula contourna les buissons de lavande et se
dirigea vers l'escalier de service. Avec un peu de chance, elle pourrait rejoindre
sa chambre sans tre vue. Le rire d'Esteban la poursuivit et la fit rougir.
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- Voil que la fiance de notre patron utilise l'escalier de service commeles domestiques, hein, mu-chacha ! reprit-il pour la provoquer.
Fils de catin ! songea-t-elle en redressant les paules. Au retour de don
Felipe, ce petit morveux rira jaune. Je le jure sur la tte de Krissoula Isabella
Ballardo ! Avec cette pense rconfortante, elle lui tira la langue.
L'Argentin, surpris par l'impudence de la jeune femme, clata de rire. Queltemprament ! Et en plus, c'tait une beaut. Ses longues boucles d'bne
craient un contraste saisissant avec ses yeux dors comme ceux des loups.
Bien qu'elle ft en chemise et jupon, elle avait le port de tte d'une reine. Les
leons du professeur de maintien qu'il avait engag en Espagne avaient portleurs fruits.
- Ah, mon pauvre Dorado ! confia-t-il l'oreille de l'talon. Dans quelle
situation me suis-je encore fourr ? Cette tigresse serait capable de ruiner mes
projets, mais on s'ennuyait un peu ces derniers temps, n'est-ce pas ? Elle varveiller Tierra Rosa. Tu sais, Dorado, pour un peu je plaindrais mme mon
oncle. Caramba ! Quel temprament de feu !
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2
Dans sa chambre, Krissoula s'tendit sur le lit, les mains derrire la nuque,
et contempla d'un air ravi une robe du soir qu'elle avait achete Buenos Airesavant le long voyage jusqu' la Pampa.Jamais elle n'avait possd une telle merveille... L'exquise couleur topaze
rehaussait son teint clatant et le dessin de la robe soulignait sa taille fine et les
rondeurs voluptueuses de sa poitrine. Lorsqu'elle la caressait, la soie glissait,
fluide, douce comme de l'ambre entre ses doigts.
Aprs avoir survcu deux annes trs difficiles, elle se mfiait encore des
bonnes choses qui pouvaient lui arriver, mais cette fois, rassure, elle laissa
clater sa joie : ce n'tait pas un rve, rien ne disparatrait d'un coup de baguettemagique. Quand Este-ban avait boulevers sa vie douze mois auparavant, elle
s'tait jur de ne plus jamais connatre la pauvret. Dcidment, une vie de luxe
lui convenait : une grande chambre jaune et blanc comme celle-ci, un lit
baldaquin avec des draps en lin, des tapis soyeux, une coiffeuse en bois de
rose, un miroir bascule o elle s'admirait, une armoire qui dbordait de
robes...
Quelle richesse, quel luxe ! pensa-t-elle, ravie. Et bientt tout ceci
m'appartiendra. Je serai la femme de don Felipe de Aguilar, matresse de TierraRosa... Lorsque le prtre prononcerait les mots qui la lieraient pour toujours
Felipe, son pacte avec Esteban de San Martin serait enfin rompu. Adieu alorsKrissoula, la danseuse gitane, adieu la fille des caves de Sacro Monte prs de
Grenade et des bas quartiers de Barcelone !
L'arrogant San Martin serait furieux d'avoir t trahi, mais il n'aurait aucun
moyen de lui nuire, puisqu'elle serait l'pouse de Felipe. Et s'il s'avisait de
rvler la vrit Felipe, lui avouant que sa femme n'tait qu'une voleuse et
non une innocente seorita leve dans l'un des meilleurs couvents d'Espagne,comme elle l'avait fait croire son fianc, Krissoula jurerait ses grands dieux
qu'Esteban mentait. Aveugl par son amour, Felipe n'couterait pas les
accusations de son intendant.
- Allons, seor Esteban, dirait-elle d'une voix attriste. Pourquoi ces
accusations perfides ? Vous me traitez devant mon mari de voleuse, de fille des
rues, prte vendre ses faveurs... N'avez-vous pas honte ? Vous tes jaloux,
seor ! Depuis quelque temps dj, je souponne que vous m'aimez, mais
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comprenez-moi bien : c'est Felipe que mon cur a choisi. Je vous en prie, ne
laissez pas votre amertume dtruire mon bonheur et ma rputation.
L'ide de jouer la jeune femme pudibonde amusa Krissoula. Comment
ragirait ce vieux chameau de Felipe, s'il apprenait un jour la vrit ?
L'orphelinat pour jeunes filles de bonne famille, les surs de la Charit
dvoues son ducation : mensonge. La famille dont elle tait issue dcimepar les guerres, ruine par des revers de fortune : pure invention. La pauvre
Krissoula, oblige de devenir danseuse pour se nourrir : affabulation.
Voil la touchante histoire qu'elle avait raconte, les larmes aux yeux,
Felipe. A l'poque de leur rencontre, elle dansait le flamenco l'opra Florida,
adule par tout Buenos Aires et surnomme la Reine du flamenco .En Espagne, quand Esteban avait appris qu'elle tait une excellente
danseuse, il avait aussitt dcid d'utiliser ce talent pour parfaire la
supercherie. La clbre Krissoula Ballardo en tourne mondiale : ce seraitl'excuse idale pour la faire venir en Argentine. Grce certaines relations, il
avait russi la placer dans les meilleurs thtres de Buenos Aires, certain que
Felipe l'y verrait un jour ou l'autre et qu'il entreprendrait aussitt une cour
assidue. Le succs populaire obtenu par Krissoula aussi bien en Espagne qu'en
Amrique du Sud les avait tonns tous les deux, mais Esteban ne s'tait pas
tromp : Felipe fut conquis ds le premier regard.
Comme la vie de la jeune femme avait chang depuis sa rencontre avec
Esteban ! A contrecur, elle avait accept sa proposition et il avait aussitt en-gag des professeurs d'locution et de maintien pour lui apprendre se
comporter comme une lady. Pendant six mois, dans la belle villa qu'il avait
loue, elle s'tait applique transformer sa personnalit. Esteban, ce goujat,
n'tait venu que rarement lui rendre visite, mais lorsqu'il l'avait juge prte
pour jouer le rle mystrieux qu'il avait en tte, il s'tait prsent la villa avec
deux malles remplies de robes et de costumes de danseuse. Il partait pour
Buenos Aires et elle devait l'y rejoindre dix jours plus tard, en compagnie de la
dugne qu'il avait trouve pour la chaperonner. Il lui avait donn desinstructions prcises concernant les gens qu'elle devait voir et comment se
comporter, et l'avait menace :
- Je connais des personnes influentes en Espagne comme en Amrique du
Sud, Krissoula. Si tu me mens, ou si tu essaies de me faire faux bond, tu te
retrouveras en prison dans l'heure qui suit. Compris ?
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Bien sr qu'elle avait compris ! D'ailleurs, pourquoi ne pas lui obir? Ce
qu'il lui demandait semblait beaucoup plus facile que de voler des inconnus
avec Hector. Sa mission tait claire : personnifier une danseuse au caractre
volcanique, appartenant la meilleure aristocratie espagnole, puis, une fois
courtise par don Felipe de Aguilar, l'encourager de manire subtile. Esteban
tait convaincu que don Felipe la demanderait en mariage et l'inviterait habiter Tierra Rosa jusqu' la crmonie. Une fois dans la maison, elle n'aurait
plus qu' dnicher les mystrieux documents qui avaient incit Esteban
chafauder cette supercherie et les lui remettre. Ensuite, son travail termin,
elle serait libre de partir et beaucoup plus riche qu'auparavant.
Au dbut, sans rflchir, elle avait accept le contrat, mais peu peu, uneide ingnieuse s'tait forge dans son esprit : et si elle trahissait Esteban en
pousant vraiment son oncle dtest ? Devenue la matresse de maison, elle
n'aurait pas un mois ou un an d'une existence luxueuse mais une vie entire !- Dona Krissoula ? appela la dugne en frappant la porte. Es-tu prte,
petite ? C'est presque l'heure du th.
Pour imiter les Anglais qu'elles admiraient, les riches familles argentines
prenaient le th aprs la sieste, puis patientaient jusqu'au dner, servi 22
heures. Krissoula tait une fervente adepte de cette coutume. Quelqu'un qui
avait connu la faim dans les quartiers sordides de Barcelone ne pouvait rsister
aux gourmandises que s'offraient les Argentins la moindre occasion. En
songeant aux dlicieuses ptisseries et amuse-gueule, aux sandwiches raffinset aux fines tranches de pain beurres que la cuisinire marna Angelina
prparait, l'eau lui vint la bouche.
- J'arrive, Sofia ! Descends sans moi, je te rejoindrai, rpondit-elle avec
l'accent castillan qu'Esteban lui avait fait apprendre.
Esteban avait engag un acteur afin de convaincre Sofia de devenir la
dugne de la jeune femme. Pour tromper don Felipe, il ne fallait rien laisser au
hasard. Puisque aucune Espagnole clibataire et de bonne famille n'aurait fait
un pas sans chaperon, il lui en fallait un ! La nave Sofia croyait avoir tengage par un parent lointain de Krissoula. Esteban avait t trs clair sur un
point : il tait impratif que son oncle ignort tout du rle jou par son neveu
dans la venue en Argentine de la clbre danseuse, Krissoula Ballardo...
Ce pauvre fossile de Sofia ! pensa Krissoula. Destine protger la
virginit des jeunes filles qu'on lui confie, sans jamais perdre la sienne, sans
jamais connatre le feu de la passion... Krissoula n'aimait pas la vieille fille,
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mais elle en avait piti, sachant qu'elle ne lui facilitait pas la tche. Pendant la
traverse jusqu' Buenos Aires, elle avait tromp la vigilance de Sofia plus
d'une fois, flirtant avec les marins ou les gentlemen qui voyageaient sur le
paquebot, grise de son succs dans ses robes en soie, avec ses manires
raffines et sa conversation intelligente.
Tu es mchante, Krissoula , se gronda-t-elle en s'tirant comme un chat.Pourquoi tournait-elle la tte des hommes ? Il devait exister tant de femmes
plus belles. Le miroir lui renvoya l'image d'une crature aux cheveux d'bne
parpills sur les paules, la peau claire - Esteban lui avait interdit de sepromener au soleil et elle avait perdu son teint de gitane -, aux yeux dors
cerns de longs cils noirs. Levant les bras, elle prit la pose d'une danseuse de
flamenco, les hanches en avant, les reins cambrs. Soudain, elle tait trans-
forme : dramatique, excitante, explosive...
Voil la femme qui fascinait ce dtestable Esteban. Avec son intuitionfminine, Krissoula avait devin qu'elle l'attirait et qu'il essayait de se
matriser, mais l'intensit de son regard le trahissait souvent. Claquant des
doigts, elle virevolta devant le miroir. Tu es trop beau pour tre un vulgaire
matre chanteur, Esteban ! songea-t-elle. Que dirais-tu de danser avec
Krissoula ? De partager son lit ?
Elle le dtestait, bien sr, mais sa virilit l'envotait. Depuis Miguel, aucun
homme n'avait pu l'exciter et certainement pas son fianc prtentieux qui tait
plus g que Sofia, mais un seul regard d'Esteban suffisait pour qu'elle senttses genoux flancher.
Tapant violemment du pied, elle continua danser, imaginant le son des
guitares, le claquement des castagnettes, les applaudissements... Elle pensait
Esteban de San Martin...
Elle dansa jusqu' ce que le feu du flamenco et chass le dsir qui possdaitson corps et son me, jusqu' ce que la chape glaciale de sa solitude et
nouveau enserr son cur bless. Elle se l'tait jur : jamais plus elle n'aurait
besoin d'un homme ! Miguel l'avait utilise sans vergogne ; dsormais, elle se
servirait avec autant de cynisme de Felipe, d'Esteban et de tous les autres si
ncessaire. Seuls comptaient le bonheur de Krissoula et le flamenco qui
rconfortait son cur meurtri et balayait, par quelques pirouettes, les
dangereux lans de tendresse qui fragilisaient parfois son me.
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3
- Cesse de me gronder, Sofia ! Je ne suis plus une enfant, tempta
Krissoula en dvorant une saucisse chaude. Don Felipe ne revient que danshuit jours et je suis enferme dans cette maison sans rien faire depuis troissemaines. Si cela continue, je vais devenir folle !
Ce matin, on aurait dit que Sofia avait aval un citron. Son visage troit
frmissait d'indignation, tandis qu'elle regardait la table du petit djeuner
surcharge de beignets, de petits pains, de fruits et de tasses de chocolat au lait.
Se rappelant les bonnes manires, Krissoula essaya d'avaler dlicatement sa
trop grande bouche.
-
Une jeune fille bien leve ne se promne pas cheval sans escorte,insista Sofia. Les rgles de la biensance sont aussi strictes en Argentine que
dans notre chre Espagne. Si don Felipe l'apprenait, il serait scandalis, et il
aurait raison.
- Je veux absolument monter cheval, Sofia, et je souhaiterais que tu
viennes avec moi. Je sais bien que je ne peux pas sortir toute seule. Pour quel
genre de fille me prends-tu ?
- Mais monter cheval... reprit Sofia, tremblante. Je n'ai jamais aim ces
grandes bestioles qui sentent mauvais. Elles me font peur. Mon pre tait unexcellent cavalier, mais il n'a pas jug bon de m'enseigner l'quitation. Il tait
content que je sois une bonne matresse de maison, voil tout.- Tu n'as qu' me suivre en landau, rpliqua Kris-soula schement. Tu sais
tout de mme conduire un landau, j'espre ?
- Je l'ai dj fait, mais... Et puis quoi bon discuter quand tu es si ttue ? Tu
as gagn, petite. Nous irons nous promener. Quand veux-tu partir?
- En fin de matine, si tu n'y vois pas d'objection.
-
Dj ! Il faut que j'aille vite me prparer. Nous aurons besoin de chapeauxet de voilettes pour nous protger du soleil.
- Bien sr, chre Sofia, dit Rrissoula, heureuse de l'avoir convaincue mais
croisant les doigts sous la nappe pour conjurer son mensonge. Afin de te
remercier pour ta compagnie, je te promets dsormais d'tre obissante et bien
leve.
Sachant que c'tait malheureusement trop beau pour tre vrai, Sofia se leva
de table. Krissoula tira sur le cordon pour appeler une femme de chambre : il
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fallait ordonner au palefrenier de prparer un landau et un cheval de selle,
peut-tre mme ce magnifique talon Dorado ?
Ds son arrive Tierra Rosa, don Felipe lui avait fait visiter une partie de
l'immense estancia. Avec ses murs blancs et son toit de tuiles rouges, la maison
principale, flanque de patios, d'une orangeraie en fleur, d'un jardin l'anglaise
et d'un petit lac bord d'iris, se dressait majestueuse au milieu de la Pampa. Lescuries, elles aussi, taient magnifiques. Krissoula avait admir la qualit des
chevaux. Trs fier, don Felipe lui avait expliqu que les talons et les
poulinires provenaient des meilleurs levages d'Espagne, d'Angleterre et
d'Amrique. Au fur et mesure des annes, Tierra Rosa avait acquis une excel-
lente rputation : lors des ventes aux enchres, les animaux issus de ses curiesatteignaient des sommes records.
Krissoula se souvenait des poneys maltraits et des chevaux moiti
sauvages qu'elle avait autrefois monts en Espagne. Pour une descendante degitans, clbres marchands de chevaux, c'tait merveilleux de pouvoir
approcher des btes aussi splendides. Si Sofia avait su ce que sa protge
pouvait faire avec un cheval, elle se serait vanouie !
La voix de l'oncle Ricardo rsonna aux oreilles de la jeune femme... Elle se
rappela le cheval gris la longue crinire qui galopait en rond dans un pr.
- Maintenant, nina, lve-toi ! encourageait Ricardo. Voil, tu as russi. Tusens bien la croupe de Chico sous tes pieds ? Elle est aussi tendue que l'herbe
du pr et tu y es en scurit. Trouve ton quilibre, Krissoula. Ecarte un peu lespieds, plie lgrement les genoux, les bras tendus... Bien, c'est parfait. Laisse
les mouvements du cheval te guider. Parfait ! Dans une semaine ou deux, la
foule t'applaudira. Quelle cavalire ! En vrit, Krissoula, tu es une vritable
gitane, mme si ta mre a fait la sottise de s'amouracher d'un Grec...
Le souvenir s'vanouit et Krissoula contempla nouveau, par la fentre, les
montagnes perdues dans la brume. Les rayons du soleil dissiperaient bientt ce
brouillard et la journe serait belle et frache, idale pour monter cheval.
Agace que la femme de chambre n'et pas rpondu son appel, Krissoulase rendit aux cuisines spares de la maison en cas d'incendie, certaine d'y
trouver cette tte de linotte de Luisa, bavardant avec sa sur Estrella et leur
mre marna Angelina, l'excellente cuisinire de Tierra Rosa.
La cuisine tait le seul endroit de l'hacienda o Krissoula osait se comporter
de manire naturelle. Les murs blanchis la chaux, gays par des grappes
d'oignons et de poivrons rouges et verts, le sol frachement balay, recouvert
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de sable fin, et les meubles en pin naturel donnaient la grande pice une
atmosphre chaleureuse qui rconfortait la jeune femme. Les murs lui
rappelaient les grottes recouvertes la chaux de Sacro Monte o elle passait les
hivers avec sa famille, avant de repartir sur les routes la belle saison, en qute
des marchs de chevaux.
- Ah, vous voil ! dit-elle en entrant dans la cuisine. Je sonne depuis desheures.
Luisa et Estrella entouraient marna Angelina et une troisime jeune fille,
que Krissoula ne connaissait pas, les contemplait en souriant.
- Dona Krissoula ! bgaya Angelina, l'air confus. Pardonnez-nous, mais
nous ne vous avons pas entendue.
Les trois jeunes femmes regardrent leur matresse avec effroi. Cette
raction attrista Krissoula : elle aurait aim participer leurs bavardages,
partager leur intimit, au lieu d'tre relgue dans un rle de matresse de
maison. Mais elle se ressaisit ; pour profiter des avantages d'une vie luxueuse,
elle tait prte renoncer l'amiti et la camaraderie.
- Vous tes pardonnes, dcrta-t-elle, indulgente, mais seulement si vous me
dites votre secret. Que tenez-vous dans vos bras, Angelina ?
- Permettez-moi de vous prsenter ma fille ane, Lupe. Son mari, Jos
Buenaventura, est l'un des gauchos de don Felipe. Et voici mon premier
petit-fils, Paulo, ajouta-t-elle firement en retirant la couverture qui cachaitl'enfant.
Avec une exclamation de joie, Krissoula s'approcha du bb.
- Quelle merveille ! murmura-t-elle, son visage hautain brusquement
attendri. Puis-je le prendre ?
Angelina lui donna l'enfant, tonne de cette tendresse qui manait de la
jeune femme et de la manire experte dont elle lui tenait la tte.
- Tu es un trs joli petit garon, souffla Krissoula. Vraiment, je ne mens
pas. Tu peux faire confiance ta tante Krissoula. Quand tu seras grand,Paulito, les filles te courront aprs et tu briseras bien des curs.
Comme si elle tait seule au monde, elle le cajolait, lui embrassait la joue,
respirant sa merveilleuse odeur de bb. Lorsqu'il roucoula de plaisir et brandit
ses petits poings, ses boucles noires encadrant son joli visage poupin, une
motion longtemps refoule serra le cur de Krissoula et la douleur devint
insupportable.
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- II... il est superbe, conclut-elle en le rendant sa grand-mre.
- Gracias, seorita. Vous savez vous y prendre avec les petits. Avec lagrce de Dieu, vous et don Felipe remplirez cette maison d'enfants, comme
don Alejandro aurait souhait le faire.Krissoula en doutait : mme si son plan russissait et qu'elle poust don
Felipe, il n'tait pas le genre d'homme vouloir beaucoup d'enfants. Il taittrop distant, trop goste, trop jaloux.
- Seorita, continua Angelina, vous dsiriez quelque chose ?
- Oui, j'ai l'intention de sortir tout l'heure et je voulais demander un
palefrenier de prparer un landau pour doa Sofia et un cheval pour moi.
- Luisa ! Va vite dire seor Tomas que la seorita dsire lui parler.
Luisa semblait enchante de rendre service et Krissoula devina que ce
Tomas devait tre un bel homme. Dcidment, en Espagne comme en Argen-
tine, les affaires de cur se ressemblaient.- En attendant, aimeriez-vous boire un jus de fruits ? offrit la cuisinire. Ou
peut-tre duyerba mat ? Le mat est la boisson prfre des Argentins, c'esttrs rafrachissant.
- Allons-y pour le mat, moins que tu n'aies une bire froide, Angelina !lana alors une voix joyeuse sur le pas de la porte.
- Seor Esteban ! s'exclama la grosse Angelina en rougissant. Pour vous,
nous trouverons la bire la plus frache de toute l'Argentine. Lupe, tiens ton fils
pendant que je m'en occupe.- Donne-le-moi, ma belle Angelina... proposa Este-ban. Si tu as confiance
en moi, bien sr.
Avec un fier sourire, Angelina confia son petit-fils l'intendant. La plupart
des hommes rpugnent tenir des nouveau-ns capricieux dans leurs bras,
mais Esteban semblait ravi.
- Alors, petit, plaisanta Esteban, tu gardes dj les plus jolies filles de
Tierra Rosa pour toi ! Ta mre a dnich un mari et tes tantes suivront bientt
son exemple. Que fera le pauvre Esteban quand il cherenera avoir une joliefemme et qu'il n'y en aura plus?
Les gazouillements de l'enfant prouvaient son contentement. Lorsque
Esteban leva les yeux, il aperut Krissoula qui s'tait dissimule au fond de la
cuisine.
- Encore vous, fit-il avec une grimace. Qu'en dis-tu, Paulo ? Est-ce que tu
la trouves aussi jolie que tes tantes ? Quoi, qu'est-ce que tu murmures ? Ah oui,
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mon ami, tu as raison. Elle est jolie mais trop maigre et trop acaritre pour
rchauffer le cur d'un homme.
Surprises par l'audace d'Esteban, les trois surs se mirent glousser.
L'ane essaya d'arranger les choses :
- Pardonnez-moi, seor Esteban, mais vous n'avez peut-tre pas rencontr
la fiance de don Felipe... ?- Au contraire, rpliqua froidement Krissoula. Nous nous sommes croiss
hier aprs-midi.Buenos das, seor l'intendant.- Je vous souhaite une belle journe, doa... doa... ? fit-il, amus.
Pardonnez-moi, mais j'ai compltement oubli votre nom.
- Doa Krissoula Ballardo, seor de San Martin, lui rappela-t-elle.
- Un nom bien trange, mais il vous convient.
- On me l'a souvent dit, seor.
Eclaire par le feu de chemine, ses cheveux noirs retenus par des peignesen ivoire, avec une chemise chancre dcouvrant les rondeurs de sa poitrine et
sa longue jupe rouge frlant le sol, Krissoula tait splendide. Ses lvres
brillaient comme des ptales de rose.
Esteban l'admirait sans rserve, se souvenant du corps parfait qu'il avait
press contre le sien dans un lit de Barcelone. Les deux surs n'existaient plus,
tant il tait fascin par la beaut de la gitane, envot par son parfum
insaisissable. Le dsir grondait en lui. Brusquement, il eut envie de l'aimer, de
l'entendre gmir de plaisir et de dcouvrir enfin si ce corps mouvant, ces yeuxde loup tiendraient leurs promesses. Avant leur dpart d'Espagne, il l'avait eue
sa merci, mais n'en avait pas profit. L'imbcile ! Il avait prfr s'absenter de
la villa afin de rsister au dsir qui lui tournait la tte. Esteban se mfiait de la
gitane et ne voulait pas connatre avec elle cette formidable intimit que
partagent les amants. L'enjeu tait trop important pour mler le plaisir autravail ; il avait engag la gitane pour une raison bien prcise et il ne voulait pas
chouer cause du tumulte de ses sens.
Cela faisait deux mois qu'il ne l'avait pas vue. Quand s'tait-elle transforme? Quand avait-elle mri pour devenir aussi captivante ?
Sous le regard intense d'Esteban, Krissoula retenait son souffle. Au dbut,
elle avait trouv ce matre chanteur arrogant aussi dtestable que tous les autres
hommes, mais avec le temps, elle changeait d'avis malgr elle, le tempo
s'acclrait, devenait plus dangereux, plus excitant...
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Une insoutenable tension rendait l'air lectrique. Un courant magntique
passait entre eux : l'inexplicable naissance de la passion entre un homme et une
femme.
Krissoula aurait voulu s'enfuir afin de ne plus subir le feu de ce regard bleu,
mais elle refusait d'tre lche et son corps ne lui obissait plus. Soudain, le
bb dans les bras d'Esteban poussa un cri et la magie de l'instant disparut.Krissoula se dtourna.
Les trois surs qui avaient t tmoins de cette attirance impalpable entre
l'intendant et doa Krissoula s'activrent, parlant tue-tte pour dissimuler
leur gne.
Mama Angelina apparut, apportant un grand verre de bire bien frache.
- Voil, monsieur l'intendant, dit-elle triomphante. Elle sort de la glacire,
tes-vous content ?
-
Presque aussi content que lorsque je te vois, Angelina, rpondit-il en
plongeant ses lvres dans la mousse blanche.
- Cessez de plaisanter, protesta-t-elle, ravie. Et retournez vite travailler,
paresseux !
- Il n'y a que toi pour oser me parler sur ce ton, Angelina. Mfie-toi ! Quand
je serai le propritaire de Tierra Rosa, tu me demanderas pardon... avec des
baisers !
-
Fichez le camp ! Mme si vous n'avez rien faire, moi je dois prparer lerepas.
Ayant vid son verre, Esteban lui obit en riant.
- Qu'a-t-il voulu dire ? demanda Krissoula. Pourquoi serait-il un jour le
propritaire de Tierra Rosa ?
- Ce n'tait qu'une plaisanterie, seorita, expliqua Angelina, mal l'aise. Il
aime nous taquiner, c'est tout. Comme vous le savez, don Felipe est notre pa-tron. Mon Dieu, j'ai oubli les poulets ! Excusez-moi un moment.
-
Et toi, Luisa, est-ce que tu sais pourquoi San Martin a dit cette chosetrange ? s'enquit Krissoula en s'adressant la plus bavarde des trois surs.
- Vous ignorez tout au sujet du seor Esteban ? Evidemment, ce n'tait pas
don Felipe de vous l'apprendre.
- Je garderai le secret, Luisa. Je t'en prie, explique-moi.
- Don Esteban est le fils illgitime de don Alejandro, murmura la jeune
fille.
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Esteban, un btard ! Krissoula rprima un sourire ravi. Malgr toute son
arrogance, Esteban n'tait pas mieux n qu'elle.
- Don Felipe a hrit de la proprit de son frre, don Alejandro de Aguilar,
poursuivit Luisa, enchante de divulguer ces secrets croustillants. Don Ale-
jandro avait pous une jeune fille d'excellente famille, doa Manuela de
Crdoba y Castellano. Aprs un an de voyage de noces, le jeune couple estrevenu s'installer Tierra Rosa. Ils s'adoraient ! Malheureusement, leur entente
s'est peu peu dtriore. La pauvre doa restait enferme des heures dans sa
chambre, en larmes. Don Alejandro la suppliait de se calmer, de sortir mais elle
ne lui obissait pas. On murmurait qu'elle lui refusait aussi son lit. Don Ale-
jandro s'est mis visiter frquemment une ville au nord de l'estancia quis'appelle Crdoba. Il y restait souvent plusieurs jours d'affile. Et les ragots ont
commenc... On racontait qu'il avait une matresse, une ravissante veuve,
Maria de San Martin, qui avait t la dame de compagnie de doa Manuelaavant son mariage et qui avait accompagn le couple pendant leur voyage de
noces. Don Alejandro serait tomb amoureux d'elle pendant ce voyage. Maria
de San Martin s'tait ensuite installe Crdoba avec son enfant nouveau-n.
- C'tait Esteban ? interrogea Krissoula.
- Oui.
- Est-ce que son pre l'aimait ?
- Marna dit qu'il l'adorait.
- Puisque c'tait son seul hritier, pourquoi don Alejandro ne l'a-t-il pasreconnu avant sa mort, au lieu de tout laisser son frre ?
- C'tait son intention, mais il a t tu.
- Et c'est mon Felipe qui a hrit, murmura Kris-soula.
Elle comprenait maintenant pourquoi Esteban hassait son oncle. Quelle
dveine de perdre Tierra Rosa, une proprit aussi splendide, pour une signa-
ture qui manquait sur une attestation lgale !Les indiscrtions de Luisa avaient permis Kris-soula de saisir le mystre
du pass d'Esteban et de comprendre la raison de son chantage : il avait besoind'une personne de confiance au sein de l'hacienda. Quelqu'un libre d'aller et
venir, de fouiller le moindre recoin pour trouver la preuve de sa paternit, sans
veiller les soupons de don Felipe.
Loin d'tre un imbcile, Esteban savait que lorsque Krissoula dtiendrait le
papier compromettant, Felipe serait sa merci. Quand elle lui aurait navement
remis le document, il pourrait prouver ses origines et chasser lgalement son
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oncle. Et elle ? Elle en serait au mme point, avec quelques milliers depesetassupplmentaires qui ne dureraient certainement pas toute une vie.
Mais si elle dtruisait ces papiers ou niait les avoir dcouverts, elle pourrait
pouser Felipe, devenir matresse de Tierra Rosa et le mprisable Esteban n'au-
rait droit rien ! Krissoula ne se tenait plus de joie : son avenir tait assur.
Une seule explication lui chappait. Comment Esteban avait-il t si certainque Felipe la demanderait en mariage ?
- Seor de San Martin a d tre trs amer quand son oncle est devenu
propritaire, poursuivit Krissoula. Il a perdu la fois son pre et sa maison.
A-t-il t lev ici ?
- Pas du tout, rpondit Luisa. Mama m'a racont que lorsqu'il avait troisans, il s'est pass quelque chose d'trange. Peut-tre doa Manuela a-t-elle
appris que son mari tait l'amant de Maria et qu'ils avaient un enfant ? On
raconte que doa Manuela est alle rendre visite Maria. Aprs son dpart,Maria a quitt la ville. Lorsque le pauvre don Alejandro a voulu les revoir, la
mre et l'enfant avaient disparu. Il a cherch pendant des mois mais il n'a
jamais pu les retrouver.
- Quel cur de pierre ! Manuela devait tre jalouse parce qu'elle ne
partageait pas le lit de son mari. Elle a certainement menac la pauvre Maria
qui a d s'enfuir avec le bb.
- C'est un mystre, dit Luisa en haussant les paules. Beaucoup de
personnes ont pens la mme chose que vous. Don Alejandro n'a pas vu sonfils pendant des annes. Il a mme pens que Maria et l'enfant avaient
succomb aux pidmies de cholra qui tuent des centaines de personnes tous
les ts, surtout dans les villes. Don Alejandro avait abandonn tout espoir, il
tait dj veuf et malade, lorsqu'un jour seor Esteban est arriv Tierra Rosa.
- Et Alejandro a retrouv le fils qu'il croyait perdu. C'est trs romantique,
dclara Krissoula qui aimait les fins heureuses.
Mais ce n'tait qu'une fin partiellement heureuse puisque l'hritier lgitime
n'avait pas obtenu la proprit, et qu'elle-mme avait l'intention de l'en emp-cher tout jamais... Krissoula se redressa. Il fallait faire des choix dans la vie et
elle ne reviendrait pas sur sa dcision.
- Mama dit que don Alejandro tait si heureux d'avoir son fils la maison
qu'il lui a demand de devenir son intendant, continua Luisa. Il a promis de luienseigner tout ce qu'il savait de l'estancia, afin qu' sa mort, Tierra Rosa soit
entre de bonnes mains. Les annes heureuses ont pass trs vite... Devenu
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vieux, don Alejandro a compris qu'il fallait agir sans plus tarder. Il avait
l'intention d'emmener Esteban Buenos Aires, devant les notaires. Une grande
fte avait t prvue pour leur retour. Malheureusement, don Alejandro est
mort avant le voyage et son frre Felipe a hrit de Tierra Rosa au lieu
d'Esteban.
-
Pourquoi est-ce qu'Esteban reste ici, alors qu'il dteste Felipe ? s'tonnaKrissoula. Pourquoi accepter d'tre son intendant ?
- Il dit qu'il reste pour protger le rve de son pre et de son grand-pre.
Selon Esteban, son oncle Felipe est incapable de diriger une proprit... Mon
Dieu, qu'est-ce que j'ai encore dit ! s'affola-t-elle. Pardonnez-moi, seorita, je
me laisse emporter et je raconte des sottises...- Tu n'as rien craindre, Luisa. Je t'avais promis que je garderais le secret
et je ne reviens jamais sur une promesse.
-
Luisa ! s'exclama sa mre d'une voix furieuse. Tu sais bien que je n'aimepas tes bavardages !
D'une main experte, elle commena prparer les poulets pour le repas. A
son expression, on voyait que la discussion au sujet d'Esteban tait close.
- Il y aura du poulet au riz ce soir, seorita, dit-elle. Un de vos plats favoris,
n'est-ce pas ?
- Je m'en rjouis dj, Angelina. Mais maintenant, je dois me prparer pour
ma promenade. Sofia me cherche srement partout. Envoyez-moi Tomas, je
vous prie. Votre fils est magnifique, Lupe. Vous pouvez en tre fire.Le bb tirait sur le sein de sa mre, poussant des soupirs de contentement.
- Si cela vous fait plaisir, proposa Lupe, Jos et moi serions trs honors de
vous recevoir dans notre maison. Elle est modeste, mais vous y serez toujours
la bienvenue.
- Merci, ce sera pour moi une grande joie, rpondit gravement Krissoula.
Et le plus vite possible !
Elle laissa derrire elle Angelina et ses filles interloques.
-
Que pensez-vous de a ? demanda Luisa.- De la manire dont Esteban et doa Krissoula se sont regards, ou de
l'attachement qu'elle a montr pour Paulito ? interrogea navement Estrella.
- Les deux ! Esteban la dvorait des yeux...
- a suffit ! interrompit leur mre. La seorita pousera don Felipe dans
trois mois et ce genre de sottises pourrait nuire sa rputation. La pauvre petite
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! Elle va pouser un homme riche et mener une vie de rve, mais elle me
semble bien triste et solitaire. Ses sourires ne viennent pas du cur.
- Tu te fais des ides, mama, reprit Luisa. Elle n'a connu que la belle vie, et
a ne va pas s'arrter. Pourquoi serait-elle malheureuse ? Et puis, tu n'as pas vu
les regards qu'ils ont changs. Mme si elle n'pouse pas don Felipe, elle ne
restera pas seule trs longtemps !- Tais-toi, petite sur ! gronda Lupe. Mama a raison, la seorita semblait
triste en dpit de ses sourires. Quant toi, tu bavardes tort et travers. On
devrait te couper la langue ! Tu ne dois pas parler aussi ouvertement du pass,
ni de doa Krissoula et
de seor Esteban. Les rumeurs circulent vite Tierra Rosa et tu pourrais leurcauser du tort. Imagine que don Felipe l'apprenne !
- D'accord, grommela Luisa, je ne dirai plus rien. Mais je me demande
pourquoi doa Krissoula tait aussi curieuse au sujet d'Esteban ? Peut-trel'aime-t-elle aussi, un petit peu ?
- Au travail ! gronda Angelina, fusillant Luisa du regard. Il y a les lits
faire, ma fille, et tu ferais mieux de te dpcher. Toi, Estrella, tu aurais d
commencer de nettoyer les salons depuis longtemps. Allez, ouste, que je ne
vous voie plus !
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Existe-t-il un pays plus beau que l'Argentine ? songeait Krissoula,parcourant les terres de Tierra Rosa.
En compagnie des gitans, du haut d'une roulotte bariole, elle avait
dcouvert une grande partie de l'Europe, dormant la belle toile au Portugal,
en France, en Italie et en Grce. Elle s'tait promene le long des vertes valles
anglaises, sur les routes de campagne qui menaient jusqu'aux vastes tendues
de landes sauvages et de fougres pourpres, mais elle n'avait jamais rv d'un
pays aussi splendide que l'Argentine.
D'un bleu plus pur qu'ailleurs, le ciel de la Pampa s'tendait perte de vue,tel un dais d'azur peine troubl par quelques nuages blancs. L'herbe que
foulait la jument tait plus riche, plus fertile que celle des plaines europennes,
et la faune locale fascinait la gitane qui aimait et respectait tous les animaux,
les considrant comme des frres .
Ds le dbut de la promenade, elle avait aperu un nandou au long cou qui
s'tait enfui leur approche, puis un tatou qui ressemblait un chevalier en
armure.
Les branches des arbres protgeaient les nids en boue des oiseaux appelshorneros, et elle s'tait amuse des ttes carlates de certains passereaux. Sousles monceaux de terre parpills et l se cachaient les viscachas, petites
btes de la prairie. Elle esprait voir un de ces renards gris qui, parat-il,
s'immobilisaient lorsqu'ils prenaient peur et ne bronchaient pas, mme si l'on
s'approchait.A l'ouest s'tendaient les Andes majestueuses aux sommets enneigs, tandis
que les collines de lasierra de Crdoba,plus proches, dployaient leurs flancs
vert meraude. C'tait l'hiver dans cette partie du monde, et une brise frache dejuillet apportait les parfums de l'herbe et de la terre, caressant ses joues.
Sduite par la beaut qui l'entourait, Krissoula ne s'tait jamais sentie aussi
pleine de vitalit. Que demander de plus ? En vrit, les voies du Seigneur
taient impntrables, mais lorsqu'il bouleversait une existence pour lui donner
de la joie, il n'y allait pas de main morte ! Dsormais, elle avait quatre repas par
jour, en comptant l'heure du th, des jolies robes profusion et un lit douillet
o s'tendre la nuit, au lieu de la terre dure et d'une mchante couverture
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grouillante de vermine. Elle habitait une superbe maison, des domestiques la
servaient du matin jusqu'au soir et elle pouvait monter de remarquables
chevaux quand l'envie lui en prenait. Son bonheur tait parfait... Mme si une
petite voix lui chuchotait que ce bonheur n'tait pas complet sans quelqu'un
avec qui le partager. Et elle ne pensait pas une seconde ce vieux chameau de
Felipe...Sa jument tait doue d'un caractre lger et calme. Son poil blond clair luisait
comme de l'or fin et sa crinire et sa queue blanches flottaient librement au
vent. Grce quelques morceaux de sucre, elle avait vite t conquise par sa
nouvelle matresse.
Krissoula avait demand Tomas la permission de monter Dorado, mais lepalefrenier en chef lui avait amen la mre de l'talon, Girasol, qui signifie
rayon de soleil en espagnol. Son fils ne pouvait tre utilis cette semaine, avait
expliqu Tomas en rougissant, parce que seor Esteban l'avait rserv pour lamonte des juments de Tierra Rosa.
Experte en matire de chevaux, Krissoula avait devin que c'tait l'odeur
des juments en chaleur, groupes dans un pr, qui avait probablement conduit
Dorado s'chapper de son curie. Les talons devenaient fous en sentant les
juments et ils pouvaient deviner leur prsence de trs loin. Qu'aurait dit le
pauvre Tomas, gn de devoir expliquer sa matresse pourquoi Dorado ne
pouvait tre mont, s'il avait su que l'innocente fiance de don Felipe en
connaissait probablement davantage que lui sur les accouplements violents destalons et des juments ?
Autrefois, Krissoula avait aid son oncle en tenant les licols des juments
afin de les rassurer lors de la saillie. C'tait une tche dvolue aux femmes qui,
seules, n'excitaient pas la jalousie des talons pour lesquels tout mle, homme
ou animal, devenait un rival dans ces moments de fureur passionne. Pour des
raisons inconnues, son corps de jeune fille, sur le point de s'panouir, avait t
troubl par la frnsie et la beaut sauvage de ces accouplements.
- C'est ainsi avec toutes les choses vivantes, Krissoula, avait expliqu sononcle Ricardo. Pour chaque mle, il existe une femelle et leur sang enflamm
les oblige se reproduire. C'est un chant de sirnes auquel peu arrivent
rsister. Lorsque tu seras devenue une femme, toi aussi tu entendras cet appel
et tu en sentiras la puissance dans tes veines. Mais choisis ton compagnon avec
soin, ma Krissoula, car tu es un tre humain, pas un animal. Rponds cetappel avec ta raison, et pas seulement avec ton cur et ton corps.
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Avait-elle suivi ce sage conseil ? Malheureusement non, car lorsque Miguel
tait entr dans sa vie, toute raison l'avait quitte...
- Chre nice, cet homme n'est pas pour toi, avait dit Ricardo gentiment.
Ce n'est pas un gitan, c'est ungorgio qui ne connat rien la vie vagabonde quenous menons. Comment peut-il partager une existence dont il ignore tout?
-
Mon pre aussi tait un gorgio, oncle Ricardo, avait-elle rpondu avectoute la passion nave de la jeunesse. a m'est gal qu'il ne soit pas l'un des
ntres. Miguel m'a demand de rester avec lui au village aprs le dpart de la
troupe. Ainsi, ce sera moi de m'habituer sa faon de vivre. Je l'aime tant que
je le suivrais n'importe o ! Lorsque vous partirez pour le Portugal, je resterai
ici et je deviendrai son pouse.- Ah, le dsir te fait perdre la tte ! Partage sa couche, si tu veux vraiment
ce garon. Nous t'attendrons ici et dans quelques semaines, quand ton sang se
sera apais, tu reviendras vers nous.La suggestion de son oncle avait boulevers Krissoula, car les gitans
veillaient attentivement la virginit de leurs filles, et proposer une chose
aussi honteuse prouvait qu'il s'inquitait beaucoup pour sa nice.
- Tu te trompes, oncle Ricardo. Ce n'est pas du dsir mais un amour
vritable que j'prouve pour Miguel. Souviens-toi, tu m'as appris que la
virginit est un cadeau prcieux rserv l'homme avec lequel on veut partager
sa vie. J'ai choisi d'en faire don Miguel, celui qui deviendra mon mari, mon
amant et le pre de mes enfants. Ne m'attendez pas, car je ne suivrai plus le
chemin des gitans.
- Ah, Krissoula ! Tu possdes des yeux mais tu es aveugle. Tu t'arrtes un
beau visage, mais qu'en est-il de l'me de ce gorgio ? Crois-moi, il n'est pasl'homme qu'il te faut, en dpit de son charme. Tu as besoin d'un homme fort qui
puisse te tenir tte, qui possde ton intelligence, ta passion, ta volont. Atta-
cherais-tu deux chevaux ingaux, l'un fort, l'autre faible, un chariot ? Jamais !
Pour ne pas se renverser, un attelage doit tre quilibr, chaque cheval doit luiapporter une force semblable. C'est la mme chose dans la vie, chiquita. Lemari et la femme sont les animaux et le chariot qu'ils tirent est leur mariage,
avec son lot de soucis et de peines surmonter chaque jour. Miguel n'est pas
digne de toi. Trou-ves-en un autre pour partager le fardeau. Quelqu'un qui aura
la force d'affronter les difficults, quelqu'un qui tirera avec un entrain
semblable au tien l'attelage de votre mariage.
- Mon choix est fait. Je n'en changerai pas.
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- Je t'en prie, Krissoula, pense ta mre ! avait suppli le vieil homme, les
larmes aux yeux. Si tu me dfies, si tu pouses ce gorgio, le Conseil va terejeter. Tu seras considre comme souille aux yeux de ceux qui t'aiment, et
tu n'appartiendras plus la grande famille des gitans. Ne nous renie pas, ne rate
pas ta vie, cause de ce sduisant jeune homme. Il ne le mrite pas.
Sourde aux conseils de son oncle, elle s'tait enfuie et avait pous songorgio, dcouvrant trop tard que Ricardo avait raison...
Le cur chavir, Krissoula se fora oublier ce pass douloureux et chercha
Sofia des yeux. Celle-ci la suivait, conduisant une lgre carriole aux quatre
roues solides, idales pour parcourir les prairies plates. Protge du soleil par
un parasol fix sur l'attelage, la dugne faisait preuve d'une grande dtermi-
nation. Krissoula eut piti d'elle. Pauvre Sofia, qui essayait dsesprment
d'tre une dugne parfaite ! D'un coup de talon, elle dirigea Girasol vers la car-
riole.
- Il fait plus chaud que ce matin, Sofia. Si nous nous reposions un instant,
avant de rentrer ?
- Avec plaisir, mes bras n'en peuvent plus.
- Pauvre Sofia ! Tu m'as tonne, chre amie, je n'aurais jamais pens que
tu tais si adroite pour conduire une carriole.
Le compliment de Krissoula fit rougir Sofia sous sa svre mantille noire, et
son long visage maigre en devint presque joli.- J'avoue que je suis assez fire de moi, dclara-t-elle d'un air satisfait.
Viens m'aider descendre.
Lestement, Krissoula sauta terre. Sofia avait pouss des cris horrifis
lorsque la jeune femme avait insist pour monter califourchon. A mots
couverts, la vieille fille avait essay de la mettre en garde contre les dangers de
cette position pour son corps virginal.
Krissoula saisit le panier que lui tendait Sofia.
-
Comme c'est lourd ! Que transportes-tu, Sofia ? Les lingots d'or de ta dot?
- Au contraire, trs chre, rpliqua Sofia, pour une fois amuse par les
taquineries de sa protge. C'est ton djeuner. Puisque tu manges toujours
comme quatre, j'ai demand marna Angelina de prparer un bon repas.
- Un pique-nique ! Quelle merveilleuse ide...
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- J'tais sre que tu serais contente. J'ai remarqu que tu es toujours
charmante quand je cde tes caprices, mais si je te contredis... tu deviens un
vrai petit diable.
- On est toujours content d'obtenir ce que l'on veut. Mais je te promets
d'tre sage l'avenir, si tu me laisses tranquille de temps en temps. Accord ?
-
Accord, soupira une Sofia exaspre, en descendant de la carriole.Pte feuillete au buf, ufs durs, olives noires, salade de tomates et
sardines, oranges et tranches de melon : Krissoula s'en donna cur joie.
Curieusement, Sofia l'imita de bonne grce. Bientt, il ne restait que des
miettes et des pelures de fruits sur la nappe qu'elles avaient tendue par terre.
Aprs une dernire gorge d'un lger vin rouge, Krissoula se frotta l'estomac
de manire peu lgante.
- Fabuleux ! dclara-t-elle. Pourquoi les repas pris l'extrieur sont-ils
toujours meilleurs que dans une salle manger?- Tous ces exercices m'ont fatigue, avoua Sofia. Je vais faire un petit
somme avant le retour. Rveille-moi dans vingt minutes, Krissoula. Et je t'en
prie, ne va pas te promener toute seule. Ces terres regorgent de gauchos et ce
sont de vraies brutes. Beaucoup d'entre eux ont mme du sang indien ! Ces
barbares ne respectent pas les ladies. Ils ne verraient en toi qu'une jeune fille
innocente et s'empresseraient de te molester. Tu m'as bien comprise ?
- Oui, rpondit Krissoula en cachant son sourire. Je resterai sagement sous
les arbres en attendant ton rveil.Aprs dix minutes, Krissoula n'en pouvait plus. Elle ne s'tait arrte que
pour permettre Sofia de se reposer, alors qu'elle n'avait qu'une envie : galoper
travers la prairie !
Avec un soupir, elle retira le sombrero qui lui serrait le front, puis le bolro
en velours chocolat qu'elle portait sur une chemise blanche. Les genoux
replis, elle admira ses bottes d'quitation en daim, de la mme couleur que le
bolro. Comme elles taient jolies sous sa longue jupe de cavalire ! Avec
leurs talons hauts et leurs bouts pointus, elles taient portes par toutes les
cavalires lgantes de Buenos Aires, mais elles pinaient les doigts de pied !
Les retirant, Krissoula enleva aussi ses bas et enfouit ses pieds nus dans l'herbe
luxuriante. Une gitane ne se sentait vraiment libre que lorsqu'elle se promenait
pieds nus sur la terre, la mre nourricire.
S'ennuyant, elle contempla Girasol qui broutait tranquillement. En quelques
instants, une lueur espigle alluma son regard. Sa dugne tait endormie, les
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mains croises sur la poitrine, la bouche ouverte. Lentement, Krissoula retira la
petite montre accroche la taille de Sofia, la retarda d'une heure puis la remit
sa place. Dsormais, elle disposait d'une heure et dix minutes pour donner
libre cours sa fantaisie. Les siestes de Sofia duraient souvent deux ou trois
heures. Lorsqu'elle aurait termin de s'amuser, Krissoula rveillerait sa
dugne, comme elle le lui avait promis.Se rapprochant pas de loup de Girasol, elle se frotta contre la jument, la
caressa longuement afin d'habituer l'animal son odeur. Puis elle ta sa lourde
selle. D'un bond, elle sauta alors sur le dos nu de la jument.
Sans bolro, ni chapeau, ni bottes, elle partit au galop, enivre par le vent
qui balayait ses longs cheveux et lui rosissait les joues. Le merveilleux rythme
de Girasol incita la jeune gitane s'agenouiller sur son dos. Elle attendit un peu
que la jument s'habitut cette nouvelle position, puis se leva rapidement et
resta debout sur la croupe, un bras cart pour trouver son quilibre, tenant lesrnes de l'autre main. Mme avec sa cavalire debout sur son dos, Girasol ne
manqua pas une mesure.
- Ma belle Girasol ! appela Krissoula, enthousiaste. Toi et moi sommes
faites pour nous entendre, n'est-ce pas ? Cette petite escapade restera notre
secret.
Elle n'avait rien oubli des leons de l'oncle Ri-cardo ! Riant aux clats, elle
retira les dernires pingles de ses cheveux qui s'parpillrent autour de son
visage.Non loin de l'arbre o sommeillait Sofia, elle aperut soudain un cavalier
solitaire qui descendait une petite colline. Il portait le poncho et le sombrero
des gauchos, et il s'approchait d'elles. Son cheval avanait au galop de manire
si dtermine que Krissoula en perdit presque l'quilibre et se rassit.
Qui tait-il ? Un de ces gauchos brutaux dont lui avait parl Sofia, ou un
bandit prt violer et tuer ? De toute faon, il ne servait rien de s'enfuir :
son puissant cheval rattraperait facilement la petite Girasol. Et puis, elle n'tait
pas une lche et n'abandonnerait pas la pauvre Sofia un sort aussi terrible. Il
valait mieux s'arrter et lui demander ce qu'il dsirait.
Lorsqu'elle put discerner son visage, son apprhension se transforma en
colre.
- Mon Dieu, non ! se lamenta-t-elle.
C'tait encore cet intendant de malheur ! Elle aurait mieux fait de partir au
triple galop sans demander son reste...
7/25/2019 Seductrice en Guenilles - Penelope Neri
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- Une nouvelle fois, bonjour, chiquita ! lana-t-il avec un sourire
ddaigneux, retirant son sombrero pour la saluer. Je ne savais pas que le cirquetait de passage. O as-tu appris monter comme a ? Avec tes gitans?- a ne vous concerne pas, rpliqua-t-elle, sur le qui-vive. Pourquoi
apparaissez-vous toujours comme un mauvais gnie, alors que je n'ai aucune
envie de vous voir? Etes-vous mon ombre, San Martin, pour ne jamais me
lcher ? Je vous l'ai dit l'autre jour : je n'ai pas encore dnich vos fichus
documents. Quand j'aurai mis la main dessus, vous serez le premier averti.
Pour l'instant, laissez-moi tranquille !
Avec un cri aigu,