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Multitudes Web http://multitudes.samizdat.net/Une anthropologue entre banlieues et monde Une anthropologue entre banlieues et monde jeudi, 27 décembre 2007 Selim, Monique Je n’étais jamais allée en banlieue et je n’avais jamais eu de contact avec une population ouvrière auparavant. J’étais dans une position de découverte complète, sociale et imaginaire. J’avais vingt cinq ans et les femmes que j’interviewais avaient trente cinq à quarante ans. C’était un type de rapport social que je n’avais jamais connu. n était encore à la fin des années !"#$, dans la période des années !"%$, o& il y avait un immense désir de l’ailleurs, o& l’autre était survalorisé. J’ai 'abité de!"%% à !"%" dans une cité ()* de la +eine +aint -enis pour y faire une étude ant'ropologique, à une époque o& cela ne se faisait pas, car la banlieue était al territoire des sociologues et sa problématique celle de l’intégration. )es ant'ropol devaient au contraire s’intéresser à l’altérité radicale, et donc ne s’intéressaient pas à la société urbaine. )a mét'ode et'nologique que j’utilisais, imaginée par érard /lt'abe, consistait à conduire des entretiens en face à face, à partir des micro unités de voisinage 0 palier, immeuble, quartier. Je devais rencontrer tous les résidents de c'aque unité de voisinage. Je leur faisa raconter leur vie, comment ils vivaient cette situation de co'abitation, comment i étaient arrivéslà, quelle était leur situation présente, comment ils voyaient leur avenir. *on approc'e n’aboutissait pas du tout au1 m2mes résultats que celle des sociologues, je ne trouvais pas d’anonymat dans les grands ensembles. *ais en c'erc'ant à comprendre comment se construisaient les rapports sociau1 dans cette cité ()*, j’ai découvert qu’une figure imaginaire de l’étranger structurait tous les rapports et les relations interpersonnel que c’est adossés à elle que les acteurs pouvaient relater leurs biograp'ies. -ans cette cité la population immigrée était déjà très nombreuse. 3eaucoup étaient d’ailleurs de nationalité fran4aise et venaient d’/lgérie, du *aroc, de 5unisie et des /ntilles. )es plu récemment arrivés venaient du )aos. Racisme et interconnaissance dans les cités -ans la cité o& j’'abitais la population née à l’étranger, ou plut6t dans les anciennes colon était déjà de %$7 à 8$7. 9lle se 'iérarc'isait elle m2me imaginairement en fonction du degré supposé d’étrangeté et d’implication dans une invasion étrangère, pensée comme une

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Multitudes Webhttp://multitudes.samizdat.net/Une anthropologue entre banlieues et monde

Une anthropologue entre banlieues et monde

jeudi, 27 dcembre 2007 Selim, Monique

Je ntais jamais alle en banlieue et je navais jamais eu de contact avec une population ouvrire auparavant. Jtais dans une position de dcouverte complte, sociale et imaginaire. Javais vingt cinq ans et les femmes que jinterviewais avaient trente cinq quarante ans. Ctait un type de rapport social que je navais jamais connu. On tait encore la fin des annes 1960, dans la priode des annes 1970, o il y avait un immense dsir de lailleurs, o lautre tait survaloris.

Jai habit de1977 1979 dans une cit HLM de la Seine-Saint-Denis pour y faire une tude anthropologique, une poque o cela ne se faisait pas, car la banlieue tait alors le territoire des sociologues et sa problmatique celle de lintgration. Les anthropologues devaient au contraire sintresser laltrit radicale, et donc ne sintressaient pas la socit urbaine.

La mthode ethnologique que jutilisais, imagine par Grard Althabe, consistait conduire des entretiens en face face, partir des micro-units de voisinage: palier, immeuble, quartier. Je devais rencontrer tous les rsidents de chaque unit de voisinage. Je leur faisais raconter leur vie, comment ils vivaient cette situation de cohabitation, comment ils en taient arrivsl, quelle tait leur situation prsente, comment ils voyaient leur avenir.

Mon approche naboutissait pas du tout aux mmes rsultats que celle des sociologues, je ne trouvais pas danonymat dans les grands ensembles. Mais en cherchant comprendre comment se construisaient les rapports sociaux dans cette cit HLM, jai dcouvert quune figure imaginaire de ltranger structurait tous les rapports et les relations interpersonnels, et que cest adosss elle que les acteurs pouvaient relater leurs biographies.

Dans cette cit la population immigre tait dj trs nombreuse. Beaucoup taient dailleurs de nationalit franaise et venaient dAlgrie, du Maroc, de Tunisie et des Antilles. Les plus rcemment arrivs venaient du Laos.

Racisme et interconnaissance dans les cits

Dans la cit o jhabitais la population ne ltranger, ou plutt dans les anciennes colonies, tait dj de 70% 80%. Elle se hirarchisait elle-mme imaginairement en fonction du degr suppos dtranget et dimplication dans une invasion trangre, pense comme une dgradation statutaire et morale. Ctait le dbut de la crise conomique et du chmage, et de la dsillusion par rapport la promesse quavaient reprsents les HLM pour des gens venant de lhabitat insalubre parisien. Mais cest en termes de relation ltranger que les habitants valuaient leur situation prsente et le risque de retomber dans la misre dont ils venaient. Ces personnes taient surtout ouvriers, sauf les laotiens, car au Laos ce sont les classes suprieures qui avaient fui la rvolution et staient rfugies ltranger, notamment en France.

Dans cette construction de ltranger comme ngativit, il y avait aussi lide que ltranger bnficiait dune solidarit familiale et de ressources que navaient pas les populations en HLM.Ces derniers avaient peur dtre obligs de dmnager pour impays, et de se retrouver seuls dans la misre, alors que les trangers pourraient compter sur leurs familles restes au pays pour les accueillir en cas de coup dur. Ceux qui taient considrs comme trangers suscitaient donc de lenvie, et du regret.

Il y avait alors en France, notamment dans ces cits, une dngation du racisme. Pour les ethnologues constataient tous une hirarchisation sociale fonde sur lorigine, entretenue notamment dans les conversations de voisinage entre femmes, ou commrages. Au sommet de la hirarchie de la cit, on trouvait les femmes militant lassociation des locataires, qui se faisaient relayer par des femmes maghrbines sfarades, elles-mmes relayes par les antillaises ou les africaines de nationalit franaise. Ce dispositif hirarchique tait trs fragile, et prcipitait en un franc racisme propos du contrle de lducation des enfants. Ceux-ci taient dits dautant plus mal levs que leurs parents davantage du bas de la hirarchie. Pour les habitants la cause du mal rsidait dans ltranger anomique, qui prsentait de plus un risque de contamination et de dgradation morale. La dgradation matrielle des HLM est venue donner corps leur fantasme.

Je ntais jamais alle en banlieue et je navais jamais eu de contact avec une population ouvrire auparavant. Jtais dans une position de dcouverte complte, sociale et imaginaire. Javais vingt cinq ans et les femmes que jinterviewais avaient trente cinq quarante ans. Ctait un type de rapport social que je navais jamais connu. On tait encore la fin des annes 1960, dans la priode des annes 1970, o il y avait un immense dsir de lailleurs, o lautre tait survaloris. Laltrit alimentait notre volont de subversion. La littrature ethnologique de lpoque est dailleurs romantique, symptme de lattitude gnrale de la socit dalors. Les autres taient vus comme sans tat ( Pierre Clastres), sans rpression sexuelle, et sans besoin de travailler parce que vivant dans labondance. Jai fait ma thse sur un monde que jai trouv au contraire horrible, o la rhtorique raciste arrimait la peur de disparatre.

Ma thse tait faite dans un contexte universitaire marxisten et il fallait absolument cacher le racisme des ouvriers. La municipalit o je travaillais tait communiste. Jai tudi les units symboliques dappartenance, sur la base de lorigine, du religieux, du politique, donc le parti communiste et lamicale des locataires. Ils taient eux-mmes pris dans cet enlisement des rapports sociaux et accuss de piquer dans la caisse, ou de mpriser les habitants. Ils ne pouvaient plus rien faire et avaient tendance fuir. Seuls les tmoins de Jehovah rayonnaient dans ce contexte.

Cette thse gnait puisquelle dmontrait lexistence dun racisme ouvrier. La recherche a t finance dans le cadre de la recherche urbaine, dabord par la Dlgation la recherche scientifique et technique, puis par le Ministre de lEquipement. Nous avions suffisamment dargent pour louer un appartement sur place, enregistrer les interviews, les dactylographier intgralement avant de les analyser. La demande tait de savoir ce que les ethnologues voyaient de diffrent des sociologues. La principale diffrence entre les deux approches est la question de lanonymat. Les ethnologues constataient quil nexistait pas, mais quil y avait au contraire une sursaturation des rapports personnels locaux.

Plutt que de racisme jai parl alors dallophobie, ce qui na plus cours, mais aussi dethnicisation des rapports sociaux qui est tout fait lordre du jour aujourdhui. Je nai dailleurs pas employ ce terme lpoque, mais jai montr la restructuration des rapports sociaux autour de la figure imaginaire des trangers.

Vieux et jeunes chercheurs face au racisme

Aujourdhui dans lassociation franaise des anthropologues nous essayons dtre au plus prs de lactualit, tous terrains et tous continents. Cette anne notre sminaire a port sur les banlieues. Nous avons invit pour cela des jeunes chercheurs qui avaient bonne rputation pour faire leur connaissance. Nous avons dcouvert que leurs thories et leurs concepts taient trs diffrents des ntres. Ce sont des chercheurs engags, et parfois parties-prenantes des situations de banlieues. Parler de blancs et de noirs ne leur fait pas problme. Ils nutilisent plus comme nous la catgorie de la nationalit. Ils ne semblent pas se prccuper de la rsonance fantasmatique de leurs concepts dans la socit.

Lethnicisation qui tait dj sensible dans les mdias devient une racialisation. Le concept de race est de retour. Ces jeunes chercheurs, engags contre la discrimination ethnique, me semblent avoir fait sauter le verrou pistmologique qui interdisait lutilisation de certains mots du sens commun, et qui autorisait la posture de lanthropologue, la recherche du commun dans les mots non communs.

En runion, les jeunes chercheurs font appel lvidence: lui est bien blanc, et moi bien noir. Les anciens anthropologues sont trs tonns. Jai lu le livre dit par Sciences-Po et intitul les codes de la diffrence. Race, origines, religion. Il ne sagit pas ici de catgories subjectives, mais des catgories objectives de monsieur et madame tout le monde. Il ny a pas de distance du chercheur par rapport lopinion publique dj constitue. Ces concepts servent de base la construction de lenqute. Dans un article, consacr la comparaison France/Etats-Unis, on trouve les trois catgories: blanc, musulman, noir.

Ltranger en ple position du mal dans la globalisation

Le dbat porte maintenant au niveau national sur lintroduction des catgories ethniques dans le recensement. On en est se demander comment on va le faire car le principe est accept. Cest videmment un instrument de lutte contre les discriminations, mais cest aussi une imposture, gnralise dans les mdias et trs frquente chez les intellectuels. On affirme, de manire souverainiste, des valeurs rpublicaines qui nont jamais t appliques aux femmes bien que le sexe ait toujours t recens; ni appliques aux coloniss et aux ouvriers alors que le lieu de naissance et la profession taient recenss. Les catgories ethniques vont tre ainsi implantes dans le corps social de faon quasi ontologique et vont conforter la tendance la rupture entre lautre et le soi.

Il y a trente ans on exaltait lailleurs, on dsirait lautre pour contester lici. Aujourdhui lautre, ltranger, est lennemi absolu contre la venue duquel on construit des murs. Il y a trente ans les ouvriers, en banlieue, construisaient une figure de ltranger lie directement aux rapports sociaux dans lesquels ils taient plongs. Cette figure de ltranger ntait pas articule un monde global. Les socits anciennement colonises sinitiaient lindpendance, elles vivaient une exprience positive. La globalisation, conomique, imaginaire et morale, articule intimement aujourdhui lennemi tranger intrieur et lennemi tranger extrieur, linvasion par les deux bouts, et donc la destruction de soi par ltranger interne, comme relais de ltranger externe, mondiale. Ce sont les figures conjugues de lislamiste, terroriste ou affam. Des barrires lectrifies sont difies contre lui, comme pour les animaux.

Dans le contexte globalis larticulation entre ltranger intrieur et lautre, ennemi mondial, se fait principalement propos de lIslam. Cette nouvelle vision du monde confond lorigine et le religieux, et ignore que souvent les terroristes sont des convertis, sinon la religion, en tout cas la pratique fervente. Le devenir terroriste passe par une conversion comme le montrent les biographies des terroristes les plus rcemment arrts lheure o nous crivons. Lun est amricain de parents juifs, lautre est britannique, ses parents hindous du Penjab sont venus stablir Londres quand il avait un an. En quoi sont-ils dorigine musulmane? LIslam est devenu une idologie laquelle on adhre comme on adhre une organisation politique, comme on adhrait au nihilisme ou lanarchisme la fin du XIX sicle, au communisme au milieu du XX sicle.

On est pass dune dfinition de ltranger par sa nationalit une dfinition par la religion, en parallle avec lentreprise politique de rislamisation, finance par lArabie Saoudite, dans le monde entier comme dans les banlieues franaises. La globalisation de lIslam, mise en oeuvre par cette monarchie, fait des populations de banlieue, et surtout des jeunes, des cibles privilgies dune entreprise douce, et ferme, de domination par les uvres de charit et dducation.

La virginit fminine en politique

Cest par le voile que la question est devenue directement visible la fois dans les quartiers et dans lopinion publique. Il en est rsult une rupture entre femmes. Certaines en sont venues revendiquer quon interdise lentre de lcole aux femmes voiles et quon les renvoie leur situation de femmes indignes, mineures. Alors que lcole et le travail taient les leviers de lmancipation pour les mouvements fministes, ce tapis rouge a t retir dans le cas des femmes musulmanes, qui ont t renvoyes dans leurs foyers. Le choix de la religion, dont le caractre priv tait garanti par laccueil de tous les enfants lcole sans distinction de race ou de religion est devenu un choix public, politique, faits par les parents au nom de leurs filles, maintenant ces dernires sous la dpendance des parents. Il est mme question que ce choix de la religion soit inscrit dans la dclaration dimpts pour financer les lieux de cultes.

Ce qui se construit de commun dans le monde globalis est limage du processus racialisant quon observe dans les banlieues franaises. Les autres pays voyaient dans la France le pilier de limaginaire de luniversalit. Cet imaginaire est en train de seffondrer. Ce qui se passe dans les banlieues ne fait que saligner sur ce qui se passe dans le monde en gnral. Tous les tats sont convis prendre position sur la problmatique du terrorisme. Et, comme dans les tats-nations il y a confusion entre la socit et ltat, ce sont tous les habitants qui sont convis la lutte contre le terrorisme et ltranger musulman.

La Chine, qui occupe le ple le plus efficace du dveloppement capitaliste, organise des sommets ( Shanghai mai 2006, Chine et Afrique novembre 2006) des tats dictatoriaux. Or cest toujours sous les dictatures que la racialisation a pris des dimensions sidrantes. Dans les dictatures africaines actuelles le jeu politique est plac sous le signe de lethnicit, notamment en Cote dIvoire, au Congo, au Rwanda. Il en va de mme dans les anciennes rpubliques sovitiques dAsie centrale o on essaie de construire louzbkitude, la tukmnitude , et de dvelopper la comptition entre pays. A ct la dissidence des banlieues franaises ce nest pas grand chose. Mais les deux phnomnes senracinent conjointement dans la biologisation du culturel et la racialisation du politique.

Les anthropologues des annes 1970 voyaient le danger dans le culturalisme, mais lessentialisme de lorigine est encore plus dangereux. Le commun se construit dans le monde globalis du plus global au plus local par la fragmentation et la dfinition dun vague fonds commun symbolique. Les idologies de lorigine sont alors omniprsentes.

Le mouvement fministe tait au dpart anti-diffrentialiste et galitariste. Cest aujourdhui de plus en plus linverse. Pourtant laccs dune femme au pouvoir suprme est pour la premire fois envisageable en France, malgr la mise en oeuvre contre elle des accusations les plus basses quon porte toujours aux femmes. La dimension essentialiste de la fminit fonctionne l comme un outil de diffrenciation. La dualit sexuelle na jamais t affirme avec autant de force que dans la socit daujourdhui, et pourtant cest partir de cette dualit quune contestation peu sexprimer.

Propos recueillis par Anne Querrien