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Seminaire 11 Structure Du Conte Du Graal

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Page 1: Seminaire 11 Structure Du Conte Du Graal

Synthèse du séminaire n°11 (Deuxième année)

Eléments pour une étude des structures

du Conte du Graal

Introduction

Une spécificité du roman médiévale particulièrement prégnante dans le Conte du

Graal concerne ses nombreux niveaux d’analyse. Du point de vu structurel, on utilisera ici,

assez souvent le terme d’ « architecture » (en parallèle à celui de structure) pour désigner le

travail d’organisation du à Chrétien de Troyes, tandis qu’on conservera le terme « structure »

pour désigner l’organisation implicite, issue du substrat.

Le niveau structurel de l’auteur

Création littéraire d’un auteur conscient de son rôle, l’œuvre porte une architecture

propre extrêmement subtile et organisant le texte en trois ensemble également structurés : les

aventures de Perceval, les aventure de Gauvain, les aventure de Perceval et Gauvain autour du

pivot que constitue la scène de la Demoiselle Hideuse. Nous nous attacherons dans un

premier temps à la structure des aventures de Perceval jusqu’à son retour à la cour qui

forment un tout en soit. Le problème de cette œuvre ouverte par excellence est dans le sens à

donner à l’organisation générale dans la mesure de l’inachèvement : l’étrange entrelacement

éphémère qui a lieu dans les aventure de Gauvain est difficile à interpréter. Que signifie ce

bref retour à Perceval, aussitôt abandonné? Sous l’angle de ce retour on sait que les aventures

de Perceval ne peuvent trouver leur senefiance uniquement dans la structure qui s’achève

avec son retour à la cour. De même, comment interpréter les aventures de Gauvain,

construites en miroir de celle de Perceval et étrangement abandonnées avec le roman lui-

même? On verra plus loin qu’on peut y voir deux choses bien distinctes : s’il s’agit d’un

abandon volontaire de Chrétien, on a là une sérieuse remise en cause du personnage ou du

moins de la gestion du paramètre aventure par celui-ci. La multiplication des aventures

l’écarte toujours plus du motif de son départ de la cour. S’il s’agit au contraire d’une fin

involontaire, par exemple due à la mort de l’auteur, alors cette ouverture laisse la place à

beaucoup d’autres possibilités interprétatives : chacune des continuations du texte apporte

d’une certaine manière son interprétation du sens de l’œuvres et des aventures qui la

composent. Ainsi, la Continuation-Gauvain (improprement nommée Première continuation

de Perceval) reprend les aventures de Gauvain et les amènent jusqu’au au Château du Graal,

complétant de ce fait le miroir des aventures de Perceval ébauché par Chrétien. Un tel acte est

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tout à fait volontaire et souligne la conscience de l’architecture du texte chez les

continuateurs.

Le niveau structurel du substrat mythique

Un certain nombre des éléments de merveilleux du roman s’éclaire à la lumière d’une

mise en contexte qui prend en compte le substrat mythique du texte. La conscience de ce

substrat chez l’auteur est un sujet complexe : il semble très probable que celui-ci, sans

pouvoir envisager la profondeur de l’histoire qu’il réécrivait, ressentait instinctivement cette

profondeur et qu’il cherchait aussi à ne pas détruire cette structure légendaire, tout en

l’intégrant à son propos. Ce substrat peut lui-même être lu de différente manière - soit on la

limitera au substrat celte, soit on inclura plus largement ce substrat celte à celui plus ancien

du niveau indo-européen. La lecture strictement celtisante ne permet pas de saisir le sens

général de ce qui fonde la légende du Graal, mais il est vrai qu’un thème au moins, celui de la

terre gaste apparait comme un développement proprement celte d’un motif indo-européen

plus abstrait.

Nous étudierons dans ce séminaire ces deux niveaux structurels de l’œuvre qui

correspondent à deux approches théoriques distinctes, deux terrains d’étude sans liens directs,

mais qu’une étude générale de l’œuvre est obligée de confronter car aucune des deux

approches n’est suffisante pour déterminer ce qui se joue au sein de l’œuvre. C’est la

combinaison de ces deux niveaux qui fait la profondeur du texte même.

I. Le niveau structurel littéraire

A. Le roi et la structure

L’auteur organise son texte autour d’un motif particulier, celui de la figure royale. Ce

n’est pas une spécificité de Chrétien, mais de tout le cycle arthurien. Le roi est le garant de la

diégèse et les aventures n’existent que comme mouvements partants et (re)venants vers la

cour d’Arthur. Le banquet joue un rôle spécifique dans cette dynamique textuel. Il est le lieu

d’où partent où naissent les aventures, mais aussi où celle-ci sont rapportées par une voix

intermédiaire. On reviendra dans la seconde partie sur la signification mythique du banquet.

Ce qui intéresse au niveau strictement littéraire est l’organisation, dans ce banquet

d’incontournables narratifs : la relation du chevalier au roi, mais aussi, quoique de manière

moins systématique au sénéchal Keu et à la reine.

Un motif particulier apparait dans le Conte du Graal celui de « l’aventure avant de

manger ». Il s’agit déjà d’une mise en abyme du problème diégétique. Le thème de l’aventure

structurée autour du moment du banquet est peut-être déjà critiqué, considéré comme éculé

par Chrétien à travers ce motif : on y voit le roi Arthur s ’écriant « ne mangerai a si grant

feste / por que cort esforcee taingne / Tant qu’a ma cort novele vaingne » (Cf. le passage qui

précède l’arrivée de Clamadeu à la cour d’Arthur dans le Conte du Graal, v. 2826-28). La

critique de ce topos d’organisation diégétique est encore plus frappante dans un autre texte

arthurien qui entretient des relations étroites avec le Conte du Graal, le roman occitan de

Jaufre, où l’attente de novele ou aventure est si prolongée que le roi est poussé par la faim à

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aller la chercher lui-même!

Or, le déplacement du roi, la participation du roi à l’aventure est extrêmement rare, car

l’organisateur des mouvements narratifs ne peut y être impliqué sans conséquence : les seuls

textes - en dehors du roman de Jaufre - montrant le roi en action se situent auxpériphéries

extrêmes du cycle. On citera pour cela l’Historia regum britannæ de Geoffroy de

Montmouth, première œuvre arthurienne qui décrit les enfances d’Arthur, et notamment son

exploit de jeunesse de desceller Escalibor de la pierre. Dans le conte archaïque gallois de

Kulwch et Olwen, Arthur dirige une expédition. Enfin, à l’autre bout du cycle, c’est La mort

le roi Artu, où le retour de roi à une fonction de chef de guerre est justement un signe du

crépuscule du monde arthurien.

Dans le Conte du Graal et les œuvres de Chrétien de Troyes, au contraire, c’est bien

un roi catonné à la cour qui apparaît - de là peut-être ce sentiment d’impuissance du roi qui a

besoin de chevaliers audacieux pour que sa fonction conserve un sens.

« les Celtes, quoique très sensibles aux problèmes de souveraineté, n’ont jamais su ou voulu accepter

une autorité centrale. […] dans la société celtique, le roi assure la victoire par sa présence quasi magique,

mais il ne prend pas part au combat. […] la littérature courtoise a sans doute sciemment (la transformation du

personnage dans La Mort le roi Artu en fournit la preuve), changé ce chef de guerre en roi de type celtique. La

coïncidence avec les intérêts et l’idéal du monde féodal suffisent à coup sûr à expliquer ce glissement. » (D.

Boutet & A. Strubel, Littérature, politique et société dans la France dans la France du Moyen-âge, p. 92)

Ainsi, l’effacement du roi Arthur est lisible sur deux échelles : l’une contemporaine

(cela va dans le sens des intérêts des grands féodaux), l’autre mythique (roi lié magiquement à

son armée et sa terre, comme chez les Celtes, mais aussi plus largement comme héritage de

l’idéologie indo-européenne - nous le verrons plus loin).

Cependant l’effacement et le silence ne peuvent être mis sur le même plan et si le

premier est considéré comme une valeur, le second est un danger et un signe de faiblesse (cf.

II. A) Un silence royal enraciné dans une culture ancienne).

Les aventures de Perceval sont organisée autour de sa venue à la cour pour y être fait

chevalier et de son retour à celle-ci après un échec et une certaine réhabilitation (cependant

tout à fait relative, comme on le verra). Les mouvements de Perceval sont savamment

orchestrés entre ces deux moments pour mettre en valeur le développement progressif de la

culture chevaleresque faite de codes guerriers et amoureux issus de la fin’amor.

Dans le Conte du Graal, ces parallélismes diégétiques constituent un motif structurel

central : évoquons maintenant comment la parole et le silence, organise ces parallélismes.

B. La parole et le silence dans la structure1

(Nous n’envisageons ici que les aventures de Perceval).

Comme on vient de le dire, un certain nombre de parallélismes organise le texte : Les

lieux liés au thème de la terre gaste (vert), les figures féminines (italiques), les figures

1 Nous empruntons le tableau suivant aux cours du Professeur Strubel sur le Conte du Graal que nous avons

suivi à l’Université Paris X en 2000/2001, avec quelques ajouts personnels.

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chevaleresques ou anti-chevaleresques (gras), la cour d’Arthur comme origine et fin des

aventures (rouge), les figures royales (soulignées) et les talismans royaux ou sacrés.

PREMIERE PARTIE :

A) PRELUDE

Gaste forêt

Les chevaliers

La mère veuve >> parole tutélaire et castratrice

Mort de la mère >> parole meutrière de Perceval

B) SOUS LE SIGNE DE L’EMPRISE MATERNELLE

>> PREMIERE SERIE D’AVENTURES

La tente de la jeune fille

Le chevalier vermeil / vol de la coupe d’or / la cour d’Arthur >> silence du roi

Gornenant

DEUXIEME PARTIE : EPREUVES ET ERREURS

>> DEUXIEME SERIE D’AVENTURES

Blanchefleur

Le roi pêcheur / scène du graal >> silence tragique de Perceval

La cousine >> parole prophétique

TROISIEME PARTIE : REHABILITATION(S) PARTIELLE(S)

>> TROISIEME SERIE D’AVENTURES

Orgueilleux de la Lande

Les trois gouttes >> silence d’amour

Retour à la cour d’Arthur

La demoiselle Hideuse >> parole prophétique

Nous remarquons bien avec ce tableau qu’au-delà des parallélismes intérieurs, le

dytique parole/silence est le véritable principe organisateur de l’œuvre. Plutôt que la parole

brute de Perceval, on lui conseille - afin d’être plus courtois - de garder le silence, mais ce

silence est appliqué sans être compris. La construction de l’œuvre entière est significative à

cet égard jusque dans le choix de ses héros. Pourquoi est-ce Gauvain qui prend la suite des

aventures Perceval? Pourquoi est-ce ce chevalier dont les aventures sont construites, à partir

de la scène de la demoiselle hideuse en dytiques de celles de Perceval? Simplement parce que

c’est le représentant par excellence de la culture courtoise. Personne mieux que Gauvain ne

représente l’idéal de l’’attitude et de la parole chevaleresque. Cependant, le roman cherche à

mettre en évidence les limites de celles-ci. Le parallélisme se prolonge donc à l’échelle

générale du roman, lequel se découpe en deux parties autour de l’intervention de la

demoiselle hideuse à la cour d’Arthur : dans la première partie, avec Perceval le roman

souligne les limites de l’absence ou du manque d’éducation, donnant naissance à la parole

brute (source de malentendus et de violence) ou au silence; dans la seconde, avec Gauvain, il

souligne les excès de la parole courtoise devenant autotélique dès lors que la courtoisie et la

chevalerie sont conçues comme des buts en soi : le sens de la première aventure est perdue

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devant la multiplication des possibilités d’aventures, apparaissant comme une série de

digressions inutiles sur la senefiance originelle du récit.

II. Le niveau structurel mythique

A) Un silence royal enraciné dans une structure ancienne

Le silence du roi à la cour n’est pas un élément traditionnel de la scène du banquet et

mérite l’attention. En effet, les œuvres de Chrétien de Troyes présentent assez fréquemment

un roi Arthur dans une position inconfortable (Le chevalier à la charrette et Le chevalier au

lion en plus du Conte du Graal), s’endormant ou restant sans réaction après l’enlèvement de

la reine. Cette mise en valeur, cet aveu de la faiblesse royale que constitue ce roi « pansis»,

montre qu’Arthur est consubstantiel de son royaume : ce qui arrive à la reine ou à sa terre est

une véritable blessure qui le rend infirme à cause de ce lien surnaturel. Ici, son incapacité à

entendre Perceval est notable. Son silence et sa mélancolie ressortent d’autant plus comme un

signe de faiblesse que personne, à sa cour, ne le remarque (« Et tuit li chevalier parloient, / Li

un as autres deduisoient / Fors lui qui fu pansis et muz »). L’absence de parole royale est un

danger non seulement pour la survivance de la classe guerrière mais aussi pour le roi lui-

même, ce qu’on peut déduire de la déception et de l’énervement de Perceval remettant en

cause le roi Arthur : son silence l’empêche en particulier de procéder à tout d’adoubement,

s’il ne peut « faire chevalier », alors comment peut-il être roi? En quoi est-il roi?

Le roi blessé, la coupe et la terre

On peut considérer, au regard de la structure en miroirs des aventures de Perceval que

le roi Arthur est foncièrement lié aux figures du roi pêcheur et du roi méhaigné. Par ce

chemin détourné nous comprendrons le sens du silence royal. Mais pour cela, il est important

de faire un bref rappel de ce que constitue l’idéologie trifonctionnelle des indo-européens,

sans laquelle on ne peut saisir la structure, antérieur au substrat celte, qui sous-tend le roman.

En 1938, Georges Dumézil a révolutionné les fondements de l’étude de mythologie

comparée, jusqu’alors dominée par le travail de folkloristes ou par des théories

approximatives (Müller) ou incomplètes (Frazier). Après de nombreuses années d’études

comparatives sur des terrains mythologiques vastes, il conclut à l’existence de trois fonctions

hiérarchisées organisant la conception religieuse et sociale des peuples indo-européens : une

première fonction religieuse et royale, une deuxième fonction qui guerrière, une troisième

fonction liée à la fécondité (il s’agit des forces productrices reproductrice). Au niveau social,

on peut par exemple clairement retrouver cette structure dans l’Ancien Régime, en France

avec la représentation de l’ordre social en clergé, noblesse et tiers état (voir les travaux de

Duby à ce propos). Au niveau religieux, les mythes des différents peuples indo-européens ont

exprimés la conception des rapports entre les dieux de leurs panthéon suivant cette

tripartition. Au niveau épique, des œuvres littéraires de l’Inde (Mahabharata, Ramayana) à la

Grèce (l’Iliade, à travers le jugement de Paris qui est source de la guerre de Troie), l’Irlande

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(Razzia des vaches de Cooley) ou la Scandinavie (Eddas) - pour ne citer que quelques

exemples - témoignent de la prégnance de ces trois fonctions dans la représentation du monde

social comme de l’au-delà.

Les œuvres en ancien français du XIIème et XIIIème siècle qui constituent la matière

arthurienne sont héritières, quoique de manière bien plus discrète de ces structures

traditionnelles. C’est Joël Grisward, l’un des chercheurs les plus doués parmi les disciples de

Dumézil qui a montré dans Archéologie de l’épopée médiévale, comment le cycle des

Narbonnais s’enracinait dans des structures commune à l’Inde ancienne relevant de la

tripartition fonctionnelle. Il a également contribué à éclairer l’arrière-plan mythique de la

célèbre scène de la mort d’Arthur dans La Mort le roi Artu. Après lui, la porte vers ce

nouveau type d’étude comparative était ouverte et Pierre Gallais, par exemple, écrivait une

thèse sur les parallèles iraniens de la Continuation-Gauvain.

Dans l’œuvre qui nous concerne plusieurs scènes où la merveille fait surface s’éclaire

par le substrat indo-européen. Notre prochain séminaire évoquera notamment ce que la scène

du Graal doit à cette structure de pensée. Aujourd’hui pourtant, nous ne nous concentrerons

pas sur cette scène mais sur la figure royale et le thème de la terre gaste.

Les propos de la cousine du héros disait déjà, avant le retour de Perceval à la cour

d’Arthur, combien la relation du roi blessé à sa terre et ses gens était :

- Percevax li cheitis !

Ha! Percevax maleüreus,

con fus or mesavantureus

qant tu tot ce n'as demandé,

que tant eüsses amandé

le boen roi qui est maheigniez

que toz eüst regaaigniez

ses manbres et terre tenist.

Ensi granz biens en avenist !

Mes or saches bien que enui

en avandra toi et autrui. (v. 3582-92 )

Le vers 3589 met en lien direct le recouvrement de la santé physique du roi(ses

manbres) et celui de la terre. Si l’absence ou la blessure royale rend la terre infertile et non

viable, c’est parce que dans les croyances des peuples indo-européens, une relation

particulière unissait le roi, détenteur de la première fonction, souveraine et mystique, et les

deux autres. Celui-ci est lié à l’ordo - l’ordre cosmique est perturbé par la mise à mal du roi2.

Cependant, si cette relation se retrouve chez presque tous les peuples indo-européens où

existait un roi dans la structure sociale, la relation très particulière que nous notons entre le

2 « Dans plusieurs cultures anciennes, de mauvaises récoltes ou des défaites répétées dénoncent le mauvais roi.

Pour une raison ou pour une autre, le lien mystique qui le lie aux puissances divines est rompu.

L’affaiblissement physique est une de ses raisons, patentes. L’atteinte à l’intégrité corporelle en est une

autre : un borgne, un manchot, ne peuvent régner ; chez les Francs il a suffit à tel Mérovingien de couper les

cheveux des fils de son rival pour lui interdire à jamais la royauté. La même conception existait en Irlande - le

roi Cormac fut déposé après avoir perdu un œil - et au Pays de Galles - le roi ne devait y être ni sourd, ni

aveugle, ni fou » (Bernard Sergent, Les Indo-européens., p. 295).

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roi et la fertilité/viabilité de la terre est d’une part tout aussi explicite qu’ici, quoique sous

d’autres formes3

Par les paroles de la demoiselle hideuse (dont les reproches adressés à Perceval

complètes celles de la cousine de celui-ci), le texte explicite encore davantage la relation du

roi blessé (maheigniez) à sa terre en étendant la malédiction aux gens qui la peuplent :

« Et sez tu qu'il an avandra

del roi qui terre ne tandra,

qui n'est de ses plaies gariz ?

Dames an perdront lor mariz,

terres an seront essilliees

et puceles desconselliees,

qui orfelines remandront,

et maint chevalier an morront,

et tuit avront le mal par toi. » (4675-83)

Le désordre cosmique est ici plus prégnant : les deux fonctions indo-européennes qui

sont subordonnées à la fonction souveraine se dérèglent - ainsi la fonction guerrière est

directement touchée par un grave déclin chevaleresque (« maint chevalier an morront »)

tandis que la troisième fonction est touchée dans ces deux formes principales : la fertilité de

la terre (« terres an seront essilliees ») et celle des femmes (« et puceles desconselliees, qui

orfelines remandront »).

La structure littéraire réutilise consciemment ce thème mythique dans le jeu

constructions en miroirs évoqué plus haut éclairant ainsi le silence d’Arthur, mais l’origine de

Perceval également : à la blessure du roi méhaigné correspond celle du père de Perceval et

une sorte de triangle relationnel autour de la fonction royale outragée ou blessée se forme

entre ces trois personnages - mais on pourrait rajouter une quatrième figure, plus

indirectement liée mais aux trois autres, celle du roi mort, Uterpendragon, père d’Arthur.

« Vostre pere, si nel savez,

Fu parmi les janbes navrez

Si que il maheigna del cors

Sa granz terre, ses granz tresors

Que il avoit come prodon,

Ala tot a perdicion,

Si cheï an grant povreté.

3 […] on réclame de lui qu’il promeuve la fécondité universelle, qu’il fasse pleuvoir (Inde, Iran), que les

moissons et portées soient abondantes sous son règne (Iran, Grecs, Celtes, Germains) - au point que des

légendes, en Germanie, en Grèce, à Rome, parlent d’un partage du corps du roi après sa mort, les morceaux

permettant la fécondité de plusieurs provinces ; et dans des légendes indiennes, galloises, et irlandaises,

germaniques, slaves, grecques, phrygiennes, comme au cours d’un rite des Luwi de Karkemis, le roi laboure -

action rituelle, limitée à un jour et un lieu, mais dont l’utilité toute mystique est d’inaugurer le cycle agricole,

d’impulser la production naturelle. Une « charrue » est l’un des joyaux du roi scythe et de même parmi les

regalia du roi sassanide Chosroës II figurait un « trésor de bœuf », à savoir une masse d’or découverte un jour

par un paysan alors qu’il cultivait son champ (B. Sergent, I.E., p. 294).

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Apovri e deserité

Et furent a tort

Li jantil home après la mort

Uterpandragon, qui rois fu

Et père le bon roi Artu.

Les terres furent essilliees

Et les povres janz avilies,

Si s’an foï qui foïr pot. »

Il est aisé de remarquer le parallélisme entre la situation du père de Perceval et celle

du roi méhaigné : tous deux sont blessés aux parties viriles, tous deux voient leurs terres être

« essilliees » (saccagées) et leur peuple appauvri, humilié, touché de malédiction. Le père de

Perceval n’est pas à proprement parler un roi, mais un seigneur et ami du roi Uterpendragon,

père d’Arthur. On remarque dans ce passage que le scénario qui frappe la terre et les gens

d’Uterpendragon se répète à l’échelle seigneuriale pour le père de Perceval : c’est comme si la

blessure aux parties viriles était l’équivalent d’une véritable mort, puisque les conséquences

sont similaires.

Le silence et la mélancolie du roi Arthur sont signe de faiblesse, on l’a dit - mais

davantage que cela, on peut dire que l’ombre de ces chutes de la figure royale/seigneuriale

pèse sur Carduel et le monde arthurien à travers l’outrage du Chevalier Vermeil à la reine, et

l‘impuissance silencieuse du roi.

Si l’on note facilement les similitudes de situations du père de Perceval et du roi

méhaigné, celles qui relie Arthur à ce roi sont plus discrètes mais tout aussi significatives :

l’outrage et l’impuissance sont une forme non-physique mais réelle de blessure royale et la

manière dont se produisit cet outrage montre un parallélisme thématique.

En effet, c’est une coupe d’or dérobée à Arthur qui est la cause de cette situation. La

coupe d’or est par excellence un symbole de la fonction souveraine. Le graal est ce symbole

dans le château du roi pêcheur - et c’est à lui qu’est subordonné la guérison du roi. De même,

c’est à la réparation de l’outrage du vol de la coupe d’or qu’est subordonné l’avenir du roi

Arthur et de sa la reine Guenièvre.

Un autre élément de ce vieux motif indo-européen est peut-être moins visible, mais

existe souterrainement dans le thème de la coupe d’or. Il s’agit du thème de la coupe de

vérité. Dans les cultures indo-européennes, une coupe, un cor ou un récipient bu au banquet

du roi permettait de mettre à nu une vérité : ainsi dans le texte islandais du Dit de Thorstein le

Colosse-de-la-Ferme, un immense cor magique, parlant et rempli d’eau-de-vie ou de poison

permet de désigner le roi, dans les légendes nartes des Ossètes, c’est le Nartamongæ, le

« révélateur des Nartes », coupe magique qui déborde pour désigner qui est le plus grands des

héros nartes. Enfin, et c’est surtout cet exemple qui nous intéresse, dans la Continuation-

Gauvain, la branche III voit l’apparition d’une autre coupe de vérité, le Cor Bonec, qui,

rempli de vin lors d’un festin royal, désigne les époux vertueux en ne laissant tomber aucune

goutte de vin. Le roi Caradoc est ainsi rassuré de la fidélité de sa femme. Au contraire de

celui-ci, Arthur et Keu sont humilié par la goutte qu’ils laissent tomber qui désigne

ouvertement aux yeux de tous l’adultère de leurs épouses. On peut sans trop de peine

remarquer que la coupe verser par le chevalier Vermeil sur la reine rappelle d’une manière

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indirecte cette souillure. Certes la Continuation-Gauvain est postérieure au Conte du graal,

mais rien ne prouve que sa légende n’est pas antérieure, et d’ailleurs à bien des égards cette

œuvre montre des traits archaïques plus clairs et plus nombreux que le roman de Chrétien - ce

qui corrobore une légende antérieure qui fut sans doute connue de l’auteur du Conte du graal.

Le silence du roi Arthur est donc une forme atrophiée, indirecte de la blessure royale,

qui cette fois n’est pas un signe castrateur physique (la blessure entre les jambes), mais un

signe castrateur symbolique, celui de l’infidélité sous-entendue de la reine - infidélité

développée par Chrétien dans Le Chevalier à la charrette. Œuvre postérieure, Le Conte du

graal est un roman dont la visée est la restauration de la figure royale, mais il demeure un

texte inachevée, laissant ouvertes toutes les conclusions possibles.

Conclusion

Ce que nous montre ce double niveau structurel est particulièrement important pour

envisager l’approche générique des œuvres narratives médiévales - matière de Bretagne et

chansons de gestes en premier lieu. On n’assiste pas à la simple utilisation de motifs

mythiques ou légendaires par les écrivains dans un but d’exotisme ou de mise en valeur du

merveilleux. Au contraire du découpage arbitraire de simples motifs, la structure légendaire

est maintenue, mais réintégrée dans une structure littéraire, qui elle constitue le but de

l’auteur. Chrétien de Troyes est loin d’être le seul auteur à procéder ainsi, bien-sûr, mais l’une

des forces du Conte du Graal est la grande hauteur de cohabitation des anciens mythes avec

la réécritures chrétiennes. Ici cohabitent une multiplicité des possibilités de lectures de

l’œuvre qui l’enrichit, et une tentative de synthèse très subtile et bien plus réussie que dans de

nombreuses œuvres contemporaines.

L. A.