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Sénèque historien de la conjuration de Cinna

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Societe d’Etudes Latines de Bruxelles

Sénèque historien de la conjuration de CinnaAuthor(s): Marcel RenardSource: Latomus, T. 1, Fasc. 4 (Octobre-Decembre 1937), pp. 241-255Published by: Societe d’Etudes Latines de BruxellesStable URL: http://www.jstor.org/stable/41516476 .

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Sénèque

historien de la conjuration de Cinna

A considérer le récit de la conjuration de Cinna tel que nous Га transmis le chapitre 1, IX du De dementia , déclarait il y a quelque temps M. François Préchac (1), on ne relève pas moins de cinq erreurs :

1 ° Octavien, né le 23 septembre 63, nous est donné comme proscripteur ( novembre 43) à dix-huit ans ;

2° ses crimes de jeunesse nous sont rapportés dans un ordre chronologique erroné ;

3° Auguste avait, nous dit-on, passé la quarantaine au moment du complot, or celui-ci date de l'an 4 après J.-C. ;

4° la conjuration aurait été découverte lors d'un séjour de l'empereur en Gaule; dans la réalité, elle le fut à Rome;

5° par deux fois, Cn. Cornelius Cinna est appelé L. Cinna. Et l'érudit sénécisant d'examiner ces erreurs en tirant argu-

ment du caractère même de l'œuvre et de la documentation que Sénèque aurait utilisée. 11 aboutissait ainsi à cette conclusion: Sénèque savait recourir à l'histoire; les erreurs de son récit ne sont qu'apparentes ou sont dues aux « méfaits de la transcription médiévale (2) ».

Nous ne partageons la manière de voir de M. Préchac ni dans ses conclusions ni dans la plupart des détails de son argu- mentation. Aussi, en suivant M. Préchac sur le terrain qu'il a choisi, nous efforcerons-nous de montrer qu'à en juger, entre autres récits, par celui de la conjuration de Cinna, plusieurs éléments historiques de l'œuvre sénécienne sont sujets à caution.

♦ * *

M. Préchac invoque tout d'abord la nature du passage et du traité tout entier pour affirmer que « tant d'erreurs, à priori, ne sont pas vraisemblables (3) ».

(1) Sénèque et l'histoire dans Revue de philologie, de littérature et d'histoire anciennes (1935), p. 361.

(2) Ibid., p. 370. (3) Tbid., p. 362. Cf. aussi p. 361.

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242 M. RENARD

Nous croyons cependant que ni le sujet du récit, ni la nature de l'ouvrage, ni la personne du destinataire du traité ne doivent nous faire oublier les fréquentes erreurs historiques de Sénèque (1). Tenant compte de cet élément, il est de bonne critique de ne pas se laisser aller à admettre, qu'en tout ce récit de la clé- mence d'Auguste, Sénèque se montrerait soucieux de la plus grande rigueur parce que certains détails de sa relation sont exacts, et notamment l'énumération, dans l'ordre chronolo- gique, des conjurations qui ont précédé celle de Cinna (2). Il ne conviendrait d'ailleurs pas davantage, en prenant prétexte d'erreurs, de refuser toute autorité à la narration de Sénèque et de s'aventurer peut-être jusqu'à douter de l'authenticité des événements, comme l'on fait Voltaire (3) et Weichert (4).

Au reste, le relevé des conjurations antérieures à celle de Cinna est incomplet: l'affaire de Gallus (26 av. J.-C.) n'y figure pas, non plus que d'autres tentatives dont parle Suétone (5). Notons encore que la conspiration commune de Murèna et de Cépion nous y apparaît comme deux complots distincts. Assurément, des raisons de style - le souci de ne pas modifier l'allure de l'énumération - justifient ce procédé. Nous pouvons néanmoins constater dès à présent (6) que Sénèque n'a pas strictement respecté l'absolue exactitude des faits (7).

Ni du caractère de l'ouvrage ni de la liste des conjurations, nous ne pouvons donc tirer de présomptions en faveur de la véracité de Sénèque dans tout le cours du récit.

* * *

M. Préchac tente aussi d'appuyer sa thèse sur une recherche des sources de Sénèque (8).

Nous admettons volontiers que celui-ci, ayant à sa disposition les Histoires de son père, pouvait se renseigner sur l'époque

(1) Cf. infra. (2) Sen., De clem., I, IX, 6 : Saluidienum (40 av. J.-C.) Lepidus (30 av.

J. C.) secutus est, Lepidiim Murena (22 av. J.-C.), Murenam Caepio (22 av. J.-C.). Caepionem Egnatius (19 av. J.-C.).

(3) Œuvres complètes, t. IX (Paris, Didot, 1877), p. 335. (4) Jmperatoris Caesaris Augusti reliquiae (Grimmen, 1841), p. 134. (5) Aug., XIX. (6) Nous y reviendrons, car ce détail a sa signification. (7) M. Préchac aurait pu ajouter cette inexactitude aux autres, pu^s-

Qu'aussi bien son système consiste en partie à relever le plus d'erreurs possible chez Sénèque afin de pouvoir . conclure à leur invraisemblance en raison de leur nombre même...

(8) Op. cit., p. 362.

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SÉN ÈOUE HISTORIEN DE LA CONJURATION DE CINNA 243

d'Auguste (1). A défaut d'autres informations, nous croyons même avec Egger (2) que Sénèque a puisé son récit dans cette œuvre paternelle qui s'étendait depuis les guerres civiles pres- que jusqu'à la mort de leur auteur (3).

Mais la suite de l'argumentation de M. Préchac nous laisse sceptique : Sénèque aurait eu sous les yeux « un document digne de foi : par exemple le texte de la conversation entre Li vie et Auguste... ou quelque récit de son père inspiré de ce texte ». En tout cas, Sénèque aurait « vu quelque part le dis- cours, au moins, tenu par Auguste à Cinna (4) ». Sénèque, consultant les бтио^т^ата de l'empereur et d'autres documents tels que les Res Gestae , n'aurait pu se tromper.

Une remarque d'ordre général sur la méthode de travail ainsi prêtée au philosophe lorsqu'il cite des exemples historiques suf- firait à révoquer en doute l'opinion du défenseur de Sénèque. Alors que nous savons en quelle médiocre estime l'auteur du De clementia tenait l'histoire, nous le verrions ici extrêmement soucieux de préciser les moindres détails chronologiques ou autres, recherchant les sources avec un soin digne des plus grands éloges, les contrôlant les unes par les autres, en un mot accomplissant un vrai travail de critique historique auquel il ne nous a pas habitués. La façon dont Sénèque traite l'histoire nous apparaîtrait ici sous un jour tout nouveau... et bien peu vraisemblable. Même si l'on admet les parallélismes que M. Préchac établit entre les Res Gestae d'une part et le De clementia et V Apocoloquintose d'autre part (5), on constate que ces passages ne contiennent aucun élément capable de prouver que Sénèque s'est en quelque sorte servi des Res Gestae comme d'un élément de contrôle externe.

Mais il y a plus : nous ne pouvons croire à l'existence de notes augustéennes relatives aux « discours » rapportés par Sénèque et dont celui-ci aurait eu connaissance directement ou indirec- tement.

(1) Sen., fr. 98 (Haase). (2) Examen critique des historiens anciens de la vie et du règne d'Auguste

(Paris, 1844), p. 168. (3) Sen., fr. 98 (Haase) : Quisquis legisset eius historias ab initio bellum

ciuilium... paene usque ad mortis suae diem... Cf. Albertini, La composition dans les ouvrages philosophiques de Sénèque (Paris, 1923), pp. 229-230 : en gros, ce que Sénèque naus dit de l'époque d'Auguste est emprunté aux ouvrages de son père.

(4) Op. cit., p. 362. Cf. déjà Préchac, La date et la composition du De clementia dans Revue des études latines (1932), p. 105 et la saite de cet article dans la même revue (1933), p. 346.

(5) Préchac, Sénèque et l'histoire, dans Rev. de phil. (1935), p. 363.

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244 M* RENARD

Avant de le montrer, établissons le plan de ces passages en style direct (1).

1. Monologue d'Auguste l û) Invectives contre Cinna (§4). en deux moments. j Ь ) Réflexions d'Auguste sur lui-même (§ 5).

2. Intervention de Livie. j Elle conseille le pardon (§ 6).

a) Ne m 'interromps pas (§ 7). Je t'ai comblé et tu veux massas-

siner (§8). b ) Comme Cinna l'interrompt, Auguste re-

3. Discours d'Auguste à prend son accusation et la précise, Cinna en quatre mo- < ajoute Sénèque (§9). ments. J c) Quel est ton but?

I и . «îi { > Tu en es incapable. K V и 11 est . impossible «îi > K I . / Il en est qui ne te I que tu . puisses re- /

y ' . gner (§10).

y ' supporteraient .

pas.

J d) Le pardon (§ 11).

Examinons successivement ces différents points. 1 . Il est invraisemblable qu'Auguste ait rédigé un monologue

qu'il se débiterait à lui-même au cours de la nuit ou qu'il l'ait noté par après. D'ailleurs, ces réflexions d'Auguste ne con- tiennent rien de spécifiquement propre à la conjuration de Cinna et que nous ne trouvions dans le reste du récit. En outre, c'est mal connaître Auguste que de penser qu'il ait pu se faire des réflexions aussi généreuses.

2. Quant aux paroles de Livie, comment Sénèque en aurait-il eu connaissance ? Rossbach et Elias (2) se sont déjà rendu compte de la force de cette objection puisqu'ils font des réserves à ce sujet et déclarent qu'il n'est pas possible de déterminer la source de ce passage. Même si l'on admet avec M. Préchac une conversation préméditée entre Auguste et Livie - et le plan aussi bien que le récit montrent qu'il n'en est pas ques- tion - il faudrait supposer qu'Auguste, retouchant et complé- tant ses notes après coup, y aurait ajouté le conseil de sa femme. C'est une erreur d'invoquer Suétone à ce propos en lui faisant dire que « l'empereur avait minutieusement consigné ses entre-

(1) En partie d'après Albertini, op. cit., p. 264, n. 1. (2) Cf. ibid., p. 229, d. 3.

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sknèouk historien de la conjuration de cinna 245

tiens, même ceux avec Li vie (I) ». L'historien des Césars écrit en effet plus exactement : « Il rédigeait d'avance jusqu'à ses conversations particulières, même avec son épouse Livie (2) ».

3. A propos du discours d'Auguste à Cinna, il ne sert à rien de citer, comme le fait Egger (3) et après lui M. Préchac, le passage dans lequel Sénèque déclare qu'il ne reproduira pas tout le discours d'Auguste parce que ce discours occuperait une grande partie de son uolumen , attendu que l'empereur parla plus de deux heures (4). Cela ne prouve ni qu'un document authentique ait existé, ni même qu'une source quelconque ait reproduit les paroles d'Auguste. Comme l'a très bien vu Maximilien Adler (5), c'est là pour Sénèque un moyen adroit de mettre fin à un discours qu'il n'aurait pu continuer sans répéter les mêmes idées. En outre, ce document, s'il avait existé, n'aurait pas manqué de donner le nom des complices et le lieu de l'attentat, renseignements que Sénèque nous aurait transmis.

Enfin, si les documents que M. Préchac suppose - entretien d'Auguste et de Livie (parvenu directement ou indirectement à Sénèque) et discours d'Auguste à Cinna - ont existé, com- ment expliquer que Suétone (6), dont nous connaissons le culte des documents (7) et qui était bien placé pour les consulter, n'ait dit mot de la conjuration de Cinna ?

D'autres considérations, outre qu'elles contribuent à nier l'existence de notes d'Auguste au sujet de l'affaire de Cinna, ne manquent pas de nous éclairer sur la manière dont Sénèque a procédé.

Le plan que nous avons dressé plus haut révèle un tel souci de composition qu'il faut y voir la marque de Sénèque (8). L'allocution d'Auguste à Cinna notamment constitue en bref un discours selon les meilleures règles, avec exorde, narration,

(1) Préchac, Sénèque et l'histoire dans Rev. de phil. (1935), p. 362. De même, Préchac, La date et la composition du De dementia dans Rev. des études latines Z' 1933), p. 364, n. 4.

(2) Suet., Aug., LXXXIV (Ailloud) : Sermones quoque cum singulis atquc et iam cum Liuia sua grauiores non nisi scriptos e libello, ne plus minusue loqueretur ex tempore.

(3) Op. cit., p. 167. (4) De clem., I, IX, 11 : Ne totam eins orationem repetendo magia

•partem uoluminis occupem ( diutius enim quam duabus horis locutum esse constat...).

(5) Die Verschwörung des Cn. Cornelius Cinna bei Seneca und Cassius Dio dans Zeitschrift für die österr. Gymnasien, t. LX (1909), p. 194.

(6) Et toute l'antiquité, à part Dion Cassi'us, LY, XIY,1-XXII,2. (7) Huet., Vie des douze Césars , Introduction (Ailloud), t. I (Paris, 1931),

p. XXXI Y. (8) Cf. Albertini, op. cit., p. 264.

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246 M. RENARD

argumentation et péroraison (1). D'autre part, le monologue d'Auguste, l'intervention de Li vie et le discours d'Auguste à Cinna se succèdent avec une allure dramatique qui évoque de véritables scènes de théâtre en raccourci. Adler déjà notait qu'on y retrouve Г r¡bo$ et le rcá 9oç caractéristiques des tragé- dies de Sénèque (2). Observons encore que, dans le monologue d'Auguste - et c'est là un élément qui en montre bien le carac- tère fictif - il s'agit d'un thème rhétorique fréquent mettant en scène un homme pris entre deux alternatives et délibérant avec lui-même (3).

Si nous poussons notre examen dans le détail, nous voyons de même surgir à chaque phrase des trois passages l'un ou l'autre caractère du style sénécien (4). Ainsi, l'interrogation et l'exclamation (surtout §§ 4, 5 et 10); la répétition et l'énuméra- tion oratoires renforcées parfois par l'anaphore : tot ciuilibus bellis frustra petitům caput , tot naualibus , tot pedestribus proe - Iiis incolume (§ 4), quid vivis, si...; quis finis erit suppliciorum ? quis sanguinis ? (§ 5). Saluidienum Lepidus secutus est , Lepidum Murena, Murenam Caepio , Caepionem Egnatius (§ 6), ne me loquentem interpelles, ne medio sermone meo proclames (§ 7), Paulusne et Fabius Maximus et Cossi et Servili (§ 10); la con- struction parallèle, le rapprochement de mots et la distinction de termes afin de nuancer davantage la pensée : non occidere constituât, sed immolare (§ 4), non factum tantum mihi inimi- cum sed natum (§ 8), uicto uictores (§ 8); la comparaison empruntée à la médecine et qui est fréquente dans les œuvres de Sénèque (5) : Fac quod medici soient qui, ubi usitata remedia non procedunt, temptant contraria (§ 6) ; l'antithèse opposant des mots ou des membres de phrases : ego percussorem meum secu - rum ambulare patiar me sollicito (§ 4), si ut ego non peream tam multa perdenda sunt (§ 5), nocere... prodesse (§ 6), cum sic de te meruerim, occidere me constituisti (§ 8), dederim... debeas(§ 10).

(1) Et même concession oratoire, I, IX, 10: cedo , si spes tuas solus impedio. (2) Adler, op. cit., p. 194. (3) Cf. Gardthausen, Augustus und seine Zeit, t. I (Leipzig, 1891), pp. 1241-

1242. On trouve ce thème exploité dans les tragédies de Sénèque: Médée, 397 sqtq., A gam., 108 sqq. Cf. L. Herrmann, Le théâtre de Sénèque (Paris, 1924), p. 537.

i4) Cf. Weichert, op. cit., p. 135; Bourgery, Sénèque prosateur (Paris, 1922), p. 134 smq., L. Herrmann, Le théâtre de Sénèque, p. 534 sqq.

(5) Ad Helu., II, 2 : Sed is cogitet quaecumque usque eo perniciosa sunt ut contra remedium conualuerint plerumque contrariis curari. Comparaisons analogues, De clem., I, 2, 1; 5, 1; 17, 1-2; 24, 1; 25, 4-5; II, б, 4; Ер. 29, 3; 95; cf. Steyns, Etude sur les métaphores et les comparaisons dans les œuvres en prose de Sénèque le philosophe (Gand, 1906), pp. 58-69.

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SÉNÈQUE HISTORIEN DE LA CONJURATION DE CINNA 247

Il serait facile de multiplier les exemples.

La composition, les idées et le style des discours tenus par Auguste et Livie nous permettent donc de voir aisément com- ment Sénèque a procédé : exploitant habilement le récit que lui fournissait sa source et y joignant des développements rhétori- ques, il a imaginé ces discours afin de donner, grâce à eux, plus de vie, de variété et d'intérêt à sa narration (1).

* * *

Avant de poursuivre notre démonstration, il nous paraît bon de donner le début du chapitre I, IX du De dementia tel que nous croyons devoir le lire :

1 Diuus Augustus fuit mitis princeps , si quis ilium a prin- cipátu suo aestimare incipiat; in communi quidem re ip(se) (ou reip<iublicae clade>) (2) gladium mouit, cum hoc aetatis esset quod tu nunc es. Duodeuicensimum egressus annum (3) iam pugiones in sinum amicorum absconderat , iam insidiis M. Antonii consulis latus petierat, iam fuerat collega proscribtionis .

(1) Cf. Weichert, op. cit., p. 132 et Gar3THAUsen, op. cit., pp. 1241-1242. Lil faveur de l'authenticité, Fabricius, Imperatoria Caesaris Augusti temporum notatio (Hambourg, 1727), p. 175 sqq. et Egger, op. cit., p. 168.

(2) Le texte du Nazarianus (Pal. Fat., 1547) in communi quidem reip . gladium movit a été corrigé en in communi quidem republica par 4Juste Lipse, Senecae opera, adn. 73 (Anvers, 1505), qui y voyait une allusion au triumvirat et comprenait cum divisa in tres r espublica esset. Madvig lisait rei p<ublicae clade>, correction qui a été admise par M. Préchac dans son édition, Introduction, p. XV et Rev. des ét. lat. (1932), pp. 99-100, n. 11, maie sur laquelle M. L. Herrmann, Rev. des ét. anc. (1934), p. 355, n. 2, a fait des réserves. Hosius a corrigé en in communio<ne> quidem reip(ublicae) . M. L. Herrmann, Rev. des ét. lat. (1929), p. 96, se basant sur un texte de Sisenna cité par Nonius (12, 18) dans lequel l'expression communis res est attestée au sens de res publica , a proposé la lecture in communi quidem re ip(se) dans laquelle M. Piéchac, Rev. des ét. lat. (1932), pp. 99-100, n. 11, trouve que ipse est de trop. Cf. aussi Castiglioni, Boll, di fil. class. (1921), p. 75.

(3) Ce passage a d'abord été corrigé par M. Préchac dans l'Introduction de son édition, pp. XXIX et C-CV1II. M. Alrertini, op. cit , p. 24, a montré l'impossibilité de la correction proposée. Depuis lors, M. Préchac, Rev. des ét. lat. (1932), p. 100, a renoncé à son hypothèse. M. L. Herrmann, Rev. des ét. lat. (1929), p. 96, a démontré qu'une ponctuation forte devait séparer cum hoc aetatis esset quod tu nunc es de duodeuicensimum egressus annum . Cette ponctuation a été admise par M. Préchac, Rev. des ét. lat (1932), p. 100 et Rev. de phil. (1934), p. 363, après qu'il en eut trouvé confirmation dans leô manuscrits.

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2ф M . RKNARD

2. Sed cum annum quadragensimum (I) transisset <Cet> (2) in Gallia moraretur, delatum est ad cum indicium L. Cinnam , sto- lidi ingenii uirum, insidias ei struere...

1 0 L'âgç ď Octavien au moment des crimes rappelés par Sénèque.

D'après notre texte, à dix-huit ans, Octave - il eut dix-huit ans accomplis le 23 septembre 44 - avait déjà assassiné Hirtius et Pansa, attenté à la vie de Marc Antoine et été collègue de proscriptions. Or ces crimes datent respectivement d'avril 43, octobre 44 et novembre 43 (3).

En admettant, dit M. Préchac, que le mot egressus signifie qu* Octavien avait « franchi » une époque définie de son âge et en donnant à iam trois fois répété le sens de « tantôt... tantôt », « voici que... voici que » ou « maintenant... mainte- nant », la chronologie ne présente plus d'altération (4).

L'interprétation que M. Préchac donne au passage nous paraît fort tendancieuse. Il traduit, en effet : « Passé la dix-hui- tième année, il avait à son actif maintenant des coups de poi- gnards dans le sein de ses amis, maintenant... etc. ». Le sens serait donc le suivant : après sa dix-huitième année, Octave fit assassiner Hirtius et Pansa, attenta à la vie de Marc Antoine et participa aux proscriptions. Ces crimes d 'Octavien seraient ainsi postérieurs à gladium mouit , ces derniers mots faisant allusion à la guerre civile.

Observons que si le philosophe avait mis tant de soin à pré- ciser la chronologie des faits contenus dans son récit, ce serait une manière plutôt vague de nous donner la date des méfaits de jeunesse d'Auguste que de procéder comme M. Préchac le suppose.

Mais nous pensons que les trois plus-que-parfaits absconderat, petierat, fuerat marquent l'action achevée par rapport au passé et M. L. Herrmann (5), suivi par M. Vallette (6), a eu raison

(1) Quadragensimum a été corrigé en sexagensimum par Wesseling, Ohser- vationum variarum libri duo (Amsterdam, 1727), p. 263 et par M. Préchac, Introduction à son édition, p. LVII et Rev. de phil. (1934), p. 364. Le texte du Nazarianus a été maintenu dans leur édition par Ball (New-York, 1916), Gardo (Barcelone, 1926), Ammendola (Ťurin, 1928), Faider (Gand, 1928). Citons pour mémoire la correction de Weichert, op. cit., p. 131, quadragesimum попит.

(2) La restitution de et avec les deteriores a été contestée par M. Préchac. Cf. infra.

(3) Sur cette dernière date, cf. infra. (4) La date et la comp, du De clem., dans Rev. de* et. lut. (1932),

pp. 101-102 ©t Sénèque et l'histoire, dans Rev. de phil. (1934), p. 363. (5) La date du De clementia, dans Rev. des ét. lat. (1929), p. 96. (6) Le De clementia de Sénèque est-il mutilé ou inachevé У dans Mélangez

Paul Thomas (Bruges, 1930). p. 698, n. 2.

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SÉN ÈOUE HISTORIEN' DE LA CONJURATION DE CINNA 249

d'écrire qu'ils « expriment des faits antérieurs à ceux que vise le parfait mouit ». De plus la triple anaphore de iam n'a pas nécessairement le sens que lui attribue M. Préchac (I). Le texte ne nous paraît pas vouloir dire autre chose que : à dix-huit ans accomplis, Octavien avait déjà perpétré les crimes qui nous sont rappelés.

Si gladium mouit , comme on Га proposé avec vraisemblance, désigne les crimes commis par Octave jusqu'en 31 avant /.-C. (2), il est impossible que les trois autres méfaits soient postérieurs.

Mais laissons cet argument qui dépend du sens attribué à gladium mouit et ne considérons le texte qu'à partir de duodeui - censimum egressus annum .

Ainsi, d'après Sénèque, Octavien avait déjà commis les trois crimes à dix-huit ans accomplis, c'est-à-dire au moment où il entrait dans sa dix-neuvième année. Or, dans la réalité, ces méfaits prennent place entre le 23 septembre 44 et le 22 septem- bre 43, c'est-à-dire à l'époque où Octavien avait dix-neuf ans accomplis et était dans sa vingtième année (3), si Ton admet avec M. L. Herrmann que collega proscribtionis signifie « consul désigné [le 22 septembre 43] avec Pedius en vue des proscriptions d'octobre 43 (4) ». Si ces mots désignent la parti- cipation officielle d'Octavien aux proscriptions, comme l'admet M. Préchac (5), les crimes rappelés se placent entre le 23 sep- tembre 44 et novembre 43, c'est-à-dire au moment où Octavien avait dix-neuf et vingt ans accomplis et était dans sa vingtième et sa vingt et unième année. De toutes façons, il y a un jeu de plus d'un an ou d'un an au moins dans la chronologie de Sénèque.

Faut-il accuser le philosophe d'erreur manifeste ? Nous ne le pensons pas. Sa chronologie est approximative (6) et M. Préchac

(1) Cf. Sen., Ad Polyb., XIV, 1 : iam te omni confirmauit modo, iarn omnia exempla qui bu s ad animi aequitatem compelleris tenacissima memoria rettulit, iam omnium praecepta sapientum assueta sibi facundia explicuit.

(2) L. Herrmann, Encore le De dementia, dans Rev. des ét. anc. (1934), p. 357.

(3) Cf. Vallette, ojí. cit., p. 699, n. 1; Préchac, La date et la comp, du De clem., dans Rev. des ét. lat. (1932), p. 102, n. 1 et L. Herrmann, Encore le De clem., dane Rev. des ét. anc. (1934), p. 357.

(4) L. Herrmann, La date du De clem., dans Rev. des ét. lat. (1929), p. 95. Of. Préchac, La date et la comp, du De clem., dans Rev. des ét. lat. (1932*, p. 102, n. 1.

(5) Préchac, Introduction à son édition, p. CXI et La date et lo comp, du De clem. dans Rev. des ét. lat. (1932), p. 102.

(6) Cf. Albertini, op. cit., p. 26.

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qui Га reconnu (1) rapproche de notre passage (2) l'exemple de Tacite utrumque haud multvm triginta annos egressum (3) où il s'agit d'Alexandre et de Germanicus, morts le premier à trente-deux ans et l'autre à trente-trois. Nous pourrions objecter que le triginta de Tacite est un chiffre rond, ce qui n'est pas le cas pour le duodeuicensimum de Sénèque. Il nous suffit cependant de constater que le philosophe ne s'est pas montré ici d'une exactitude rigoureuse.

2° L'ordre chronologique des crimes d'Octavien : avril 43, octobre 44, novembre 43.

Malgré son désir de justifier Sénèque, M. Préchac (4) doit reconnaître que les faits nous sont rapportés « dans un ordre chronologique assez capricieux » ; mais ce n'est qu'« en appa- rence », ajoute-t-il aussitôt, et cette succession fantaisiste des événements se justifierait, nous dit-il, par l'intention de « met- tre en relief les proscriptions » et de « souligner les procédés successifs et contraires d'Octavien par rapport à Antoine ».

Cependant l'ordre chronologique réel mettrait tout aussi bien en relief les proscriptions et marquerait même davantage la gravité croissante des crimes d'Octavien : attentat contre un rival, meurtre de ses amis, assassinats innombrables au cours des proscriptions.

Quoi qu'il en soit, même si Sénèque a poursuivi un but en nous donnant ces faits dans l'ordre que nous voyons, il faut admettre que le souci du style l'a emporté sur les préoccupa- tions historiques.

3° L'âge d'Auguste au moment du complot. M. Préchac (5), à la suite de Wesseling (6), accuse le copiste

qui aurait lu XLu,n le texte LXum ou LX""1111 de Sénèque. L'exactitude de Sénèque serait cependant en défaut et

M. Préchac le reconnaît puisqu'il écrit qu'Auguste allait avoir ou avait 66 ans et non 60 ou 63. Ce ne serait donc malgré tout que de l'a peu près.

(1) Préchac, La date et le comp, du De clem., dans Rev. des ét. lat. (1932), p. 102, n. 1.

(2) Ibid., p. 102 et n. 2. Cf. L. Herrmann, Encore le De clem., dans Rev. des ét. anc. (1934), p. 357.

(3) Ann., II, 73. (4) Sénèque et l'histoire, dans Rev. de phil. (1935), pp. 363-364. (5) Introduction à son édition, p. LVI et plus récemment Sénèque et

Vhist., dans Rev. de phil. (1934), p. 364. (6) Wesseling, op. cit., p. 263.

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SÉNÈQUE HISTORIEN DE LA CONJURATION DE CINNA 25 1

Au point de vue paléographique nous ne voyons pas trop ce qui permet à M. Préchac de supposer une graphie en chiffres plutôt qu'une graphie en toutes lettres. De plus, en corrigeant l'âge d'Auguste, M. Préchac se voit forcé de considérer les mots in senectutem comme une glose un peu plus loin dans le passage : Haec Augustus senex aut iam in senectutem annis uer- gentibus (1). Cette correction double, l'une entraînant l'autre, paraît à juste titre suspecte.

En faveur de l'exactitude de Sénèque à propos de l'âge d'Auguste, M. Préchac croit pouvoir encore invoquer le texte du récit et un passage du De beneficiis. Après nous avoir raconté le pardon, Sénèque écrit : detulit ultro consulatum (2). M. Préchac comprend « immédiatement après le pardon ». Nous croyons que post hoc signifie simplement « après ce que je viens de raconter )) ou comme Préchac l'admettait autre- fois (3) «dans la suite». Par ailleurs, si dans l'esprit de Sénèque, dit M. Préchac, la conjuration avait eu lieu vers 16 avant J.-C., il n'aurait pas parlé du consulat de Cinna comme d'une chose récente dans le De beneficiis et ne l'aurait pas opposé à celui de Marcus Cicéron :Ciceronem f ilium quae res consulem fecit nisi pater ? Cinnam nuper quae res ad consulatum recepit ex hos- tium castris?... (4). Admettons que Sénèque ait exactement pensé que la conjuration datait de 4 après J.-C. Pouvait-il consi- dérer le consulat de Cinna (5 après J.-C.) qui se plaçait 56 ans auparavant (5) comme un fait tellement plus récent que s'il avait eu lieu 77 ans plus tôt ? Le texte du De beneficiis signifie simplement : Marcus Cicéron fut consul en 30 avant J.-C. et, il y a quelque temps, naguère, c'est-à-dire plus près de nous, Cinna (6).

4° L'endroit où se trouvait Auguste au moment où fut décou- vert le complot.

11 y a dans le récit de Sénèque des détails qui nous permet- tent de conclure que le complot fut découvert à Rome et non en Gaule. M. Préchac l'a très bien montré (7).

(1) De clem., I, XI, 1. (2) Ibid., I, IX, 12. (3) Dans sa traduction. (4) De ben., IV, XXX, 2. (5) En admettant avec M. Préchac que le De ben. est de 61. ťour

M. L. Herrmann, Chronologie des œuvres en prose de Sénèque dans Laîomus (1937), p. 99, ce traité date de 57-58.

(6) Sur les nome cités dans le De clem., I, IX, 10, cf. infra. (7) Sénèque et l'histoire, dans Rev. de phtl. (1935), p. 366.

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Admettant une nouvelle fois a priori que Sénèque n'aurait pu, dès lors, se tromper et se basant sur diverses considéra- tions (I), M. Préchac croit pouvoir affirmer qu'un groupe de mots a été fourvoyé par un copiste maladroit. A l'aide de con- jectures souvent des plus hasardeuses, il en arrive ainsi à la restitution hypothétique : iam <M. Antoniům cum in Gallia moraretur jugans> pugiones in sinum amicorum absconderat, iam insidiis M. Antonii consulis latus petierat , iam fuerat col- lega proscribtionis .

On ne peut qu'admirer l'ingéniosité dont fait preuve M. Pré- chac dans son exposé. Malheureusement il ne défend son texte qu'en accumulant hypothèse sur hypothèse. La violence des corrections de M. Préchac suffit à révoquer en doute son opi- nion et nous accepterions volontiers de passer pour timide en maintenant la lecture traditionnelle plutôt que d'apporter au texte de Sénèque les remèdes désespérés qui nous sont proposés.

5 ° Le prénom de Cinna. A deux reprises, Sénèque donne au conspirateur le prénom

de L. au lieu de Cn (2). Nous croyons qu'il s'agit simplement d'une erreur de Sénèque

qui, peu soucieux de précision historique, confond notre conspi- rateur avec son père, sans qu'il faille chercher à expliquer cette confusion par le fait que les fastes donnaient Cn. Cornelius L. j. Magni Pompei n.Cinna Magnus (3) et que cette titulature voisinait avec L. Valerius. C'est précisément en recourant à ce document que Dion Cassius pourra rectifier l'erreur de Sénèque et restituer à Cinna son véritable prénom (4). D'ailleurs, même si nous admettions que le philosophe, contrairement à ses habi- tudes, a pris la peine de consulter les fastes pour contrôler l'exactitude de son information, il faudrait reconnaître qu'il l'a bien mal fait.

(1) La conjonction et ( cum annum quadrauensimum tranniHnet <cct> in Gallia moraretur) ne ее trouve ni dans N-N 2 ni dans R et n'apparaît que dans v et S; « il n'est guère conforme à lVisage du latin... de coordonner par et, après cum, deux circonstances aussi hétérogènes que le prògrès, l'âge et le «é jour en quelque lieu » ; observations stylistiques ; examen de v où on lit : iam III (pour M.) Antonii certun fugas petierat. Tout en rectifiant l'âge donné à Auguste, M. Préchac maintenait autrefois ( Introduction à son édition, p. LVIJ «t n. 6) la découverte du procès en Gaule : il imputait ainsi une erreur au ■copiste (âge) et l'autre à Sénèque (lieu). Sans doute s'est-il rendu compte de ce que cette position avait d'illogique, puisqu'il attribue à présent la double erreur à la tradition manuscrite.

(2) De clem., I, IX, 2 et 6. (3) C.I.L., 12, p. 29. (4). ADLER, op. cit., p. 199.

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SÉNÈOUE HISTORIEN DE LA CONJURATION DE CINNA 253

Pourtant diaprés M. Préchac (1), ce; serait une fois de plus à la tradition manuscrite qu'il faudrait imputer l'erreur. Comme les conspirateurs énumérés par Livie dans le De dementia (2) et cités partiellement dans le De brevitate vitae (3) nous sont don- nés sans leur prénom et que le De berief iciis (4) nous parle de Cinna sans autre précision onomastique, il faudrait en conclure que partout dans le chapitre 1, IX du De dementia Sénèque aurait reproduit le nom de Cinna sans lui attribuer de prénom. Ce nom, donné de la sorte, aurait paru obscur et on aurait noté à deux reprises d'un Z(r^s') qui aurait ensuite été lu L.

Mais alors, pourquoi Sénèque donne-t-il le prénom d'Antoine et surtout celui de Pompée, qui eux étaient bien connus ? Pour- quoi encore n'aurait-on pas noté du Z les autres mentions du nom de Cinna ?

Admettons même que Sénèque n'ait donné nulle part le pré- nom de Cinna. 11 faudrait alors reconnaître qu'il y a là une singulière imprécision - et M. Préchac doit bien l'admettre puisqu'il écrit que cette omission « dut embarraser plus d'un lecteur (5) )) - attendu que le nom de Cinna, porté par plusieurs personnages en vue, pouvait' prêter à confusion.

Après Adler (6), nous accordons sans peine à M. Pré- chac que cette inexactitude n'a pas en elle-même une grande importance. Mais de quelque façon qu'on la conçoive, elle a un sens : on est forcé de reconnaître ou bien que Sénèque s'est trompé, ou qu'il a lu la mention du prénom de Cinna d'un œil bien inattentif, ou encore qu'il a manqué de précision.

Des cinq points que nous venons d'examiner, le premier, le deuxième et le cinquième, malgré une correction, malgré les tentatives d'explication et si favorable qu'on se montre à Sénèque, révèlent néanmoins encore de l'imprécision, des inexactitudes, voire une chronologie erronée. Nous avons vu Sénèque faire fi des préoccupations historiques, en présentant, par souci de style, la tentative de Murena et Cépion comme deux complots distincts. Toutes ces menues inexactitudes ne nuisent pas gravement à notre connaissance des faits et nous

(1) Sénèque et l'histoire, dans Rev. de phil. (1935), p. 370. (2^ I, IX, 6. (3) IV, 5. (4) JV, XXX, 2. (5) Sénèque et l'histoire, dans Rev. de phil. (1935), p. 370. (6) Op. cit., p. 199.

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pouvons aisément rectifier; elles nous montrent cependant qu'il ne faut pas compter sur une grande rigueur de la part de Sénèque.

Dès lors, pourquoi soutenir à toute force et à coup de correc- tions que Sénèque n'a pu écrire cum annum quadragensimum transisset et in Gallia moraretur ? Nous croyons au contraire que Sénèque s'est trompé en disant qu'Auguste était dans la qua- rantaine et en plaçant la conjuration en Gaule, sans se rendre compte que certains détails s'appliquaient plutôt à Rome. S'il a commis la bévue de citer, dans l'allocution d'Auguste à Cinna, L. Aemilius Paulus, consul en 1 1 avant J.-C., Cossus Cornelius Lentulus, consul en 1 avant J.-C. et M. Servilius Nonianus. consul en 3 après J.-C. parmi les personnages « qui font hon- neur à leurs ancêtres (I) », c'est parce qu'il a mis dans la bouche d'Auguste un discours fictif.

De grosses erreurs analogues se rencontrent assez souvent chez Sénèque : nous le voyons confondre des lieux différents comme Phocée et la Phocide (2), mêler Philippe à des événe- ments de beaucoup postérieurs (3), identifier des personnages distincts comme Curius Dentatus et Fabricius (4), Scipion l'Africain et son oncle Cn. Scipio Calvus (5) ou Aristide et Phocion (6), faire d'Alexandre le nepos d'Antigone (7), conta- miner des histoires différentes comme celles des Pisistratides et celle de Zénon d'Elée (8).

Sénèque ne voyait dans l'histoire que fabula et menda- cium (9). Même s'il y a une part de diatribe dans ses attaques contre l'histoire, il n'admettait celle-ci qu'en raison de l'intérêt moral qu'elle présente (10). L'exemple qu il peut en tirer, voilà ce qui l'intéresse et peu lui importent par conséquent chronolo- gie, géographie historique et autres éléments accessoires dont beaucoup d'historiens de 1 antiquité ne se »préoccupaient pas

(1) De clem., I, IX, 10. (2) Ad Helu., VII. 8. (3) De ira, III, XXIII, 2. v4) Ad Helu., X, 8. (5) Ibid., XII, 6. (6) Ibid., XIII, 7. (7) De ira, III, XXIII, 1. (8) Ibid., II, 23. 1. Cf. Albertini, op. cit., p. 221. (9) Cf. Galdi, Seneca e la « mendax natio », dans Mouseton (1У24), p. 4i sqq.

et Oltramare, Les origines de la diatribe romaine (Paris, 1926), p. 264. (10) Cf. Oltramare, op. cit., p. 255.

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eux-mêmes outre mesure. Il ne faut donc pas prêter à Sénèque le souci de rigueur qui préoccupe nos historiens modernes.

* * *

Les résultats de notre étude sont donc les suivants : dans son récit de la conjuration de Cinna, Sénèque a introduit des dis- cours de son propre cru, élaborés à l'aide des renseignements que lui fournissait la source sans doute unique (Histoires de Sénèque le Rhéteur ?) qu'il consultait ; cette source ne lui don- nait pas d'une manière nette la chronologie du complot et sur ce point il a commis une grosse erreur.

La probité de Sénèque n'est pas en cause, mais on peut lui reprocher son peu de souci de la précision historique, et les griefs que formulent -contre son érudition certains auteurs anciens (1) sont justifiés. Sénèque constitue pour nous une source historique indispensable, mais souvent il convient de le sou- mettre à un contrôle sévère et de ne pas demander à ses écrits autre chose que la ligne générale des événements qu'ils rap- portent.

Marcel Renard.

(1) Quint., Inst, or., X, I, 129 et Aulu-Gelle, XII, II.

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