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Cahiers de l’ILSL, N° 20, 2005, pp. 227-254 Si Vico avait lu Engels, il s’appellerait Nicolas Marr Patrick SERIOT Université de Lausanne Résumé : N. Marr n’est pas une météorite tombée d’un univers dément, pervers et infernal. Il s’inscrit dans une ligne de pensée qui ne cesse de ressurgir en différents lieux et à différentes époques, celle de la quête des origines, du «primitivisme», celle de la fascination d’un langage sans langues, d’un signe non clivé, celle de l’élaboration d’une sémantique remotivée par des liens étymologiques faisant appel à des archétypes primordiaux. Cette ligne de pensée, qui fait éclater l’idée trop facile de «tradition nationale» en linguistique, apparente les textes de Marr aux recherches sur l’origine du langage chez les philosophes du XVIIème siècle (Leibniz) et du XVIIIème siècle (Vico, Condillac, Herder, Rousseau), ainsi qu’à tous les «logophiles», qui souffrent de la division du signe, de J.-P. Brisset à Mallarmé. L’objet que construit Marr n’est pas un objet de connaissance positive, mais un objet fantastique et fascinant : un signe à une face, une bande de Moebius. Mots-clés : Condillac ; comparaison ; décalage ; épistémologie ; fossile ; gestes (langage des) ; hybridation ; japhétique ; lutte des classes ; manuel (langage) ; métaphore ; pensée ; poésie ; sonore (langage) ; stadialisme ; survivance ; tchouva- che ; trope ; typologie ; Vico.

Si Vico avait lu Engels, il s’appellerait Nicolas Marr

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Cahiers de l’ILSL, N° 20, 2005, pp. 227-254

Si Vico avait lu Engels, il s’appellerait Nicolas Marr

Patrick SERIOT Université de Lausanne

Résumé : N. Marr n’est pas une météorite tombée d’un univers dément, pervers et infernal. Il s’inscrit dans une ligne de pensée qui ne cesse de ressurgir en différents lieux et à différentes époques, celle de la quête des origines, du «primitivisme», celle de la fascination d’un langage sans langues, d’un signe non clivé, celle de l’élaboration d’une sémantique remotivée par des liens étymologiques faisant appel à des archétypes primordiaux. Cette ligne de pensée, qui fait éclater l’idée trop facile de «tradition nationale» en linguistique, apparente les textes de Marr aux recherches sur l’origine du langage chez les philosophes du XVIIème siècle (Leibniz) et du XVIIIème siècle (Vico, Condillac, Herder, Rousseau), ainsi qu’à tous les «logophiles», qui souffrent de la division du signe, de J.-P. Brisset à Mallarmé. L’objet que construit Marr n’est pas un objet de connaissance positive, mais un objet fantastique et fascinant : un signe à une face, une bande de Moebius. Mots-clés : Condillac ; comparaison ; décalage ; épistémologie ; fossile ; gestes (langage des) ; hybridation ; japhétique ; lutte des classes ; manuel (langage) ; métaphore ; pensée ; poésie ; sonore (langage) ; stadialisme ; survivance ; tchouva-che ; trope ; typologie ; Vico.

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«Tels furent les fils de Japhet, d’après leur pays et chacun selon sa langue, selon leurs clans et d’après leurs nations» (Genèse, X, 5) «Chaque fois qu’une étymologie m’intéresse, me re-tient, m’amuse, les spécialistes entrent en transe et me démontrent aussitôt que cette étymologie est fantaisiste» (G. Duhamel : Manuel du protestataire, Paris : Mercure de France, 1952, p. 55).

0.1. DE LA REFUTATION

Il ne viendrait pas à l’idée d’un chimiste contemporain d’écrire un ouvrage de réfutation d’un traité d’alchimie de Nicolas Flamel exposant ses recher-ches sur la pierre philosophale : l’alchimie n’est pas du domaine du para-digme actuel de la chimie, mais de l’histoire des idées. De même, quel linguiste aujourd’hui prendrait sa plume pour réfuter avec des arguments linguistiques l’Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau ?

Mais alors, s’il était entendu que l’œuvre de Marr n’a rien à voir avec la linguistique, ou s’il était si médiocre, comment expliquer d’une part l’engouement, voire l’enthousiasme extraordinaire que suscitait sa théorie en URSS dans les années 1920-1930, d’autre part les entreprises de réfuta-tion de cette œuvre, qui paraissent à intervalle régulier, en «Occident», mais essentiellement en URSS puis en Russie post-soviétique ? La diaboli-sation de Marr, qui évite de lire ce qu’il a vraiment écrit, a toute l’ap-parence d’un symptôme : si Marr ne présentait aucun intérêt, on ne mettrait pas tant d’énergie à le dénigrer. Cette insistance dans le rejet de ses idées sur la langue et le langage fonctionne, à proprement parler, comme un exorcisme1. Y aurait-il quelque chose qui dérange et qui fascine, dans ces textes dont on parle tant et qu’on lit si peu ?

On est frappé du ton hyperbolique des accusations, de l’achar-

nement dans la dénonciation. A titre d’exemple, voici quelques passages d’un texte écrit en 1978 par A. Isačenko, linguiste russe émigré, le gendre de N. Troubetzkoy, qui n’avait aucun compte à rendre au régime stalinien :

Les linguistes de la génération actuelle ont du mal à s’imaginer ce que représen-tait la domination de la «Nouvelle théorie du langage» avant et après la Se-conde guerre mondiale, quels traits anti-scientifiques avait pu prendre une «école» qui refusait les règles les plus élémentaires de la discussion scientifi-que, quel préjudice a été porté à la science russe par une petite clique de «terro-

1 Cf. les jugements sans appel sur la «folie» de Marr (on ressasse comme une vérité démon-

trée le passage de la lettre où Troubetzkoy écrit à Jakobson que «malheureusement Marr n’est pas encore assez fou pour être enfermé», Jakobson, 1985, p. 74-75), ou la déclaration sur son «homosexualité refoulée», apportée sans la moindre preuve (Yaguello, 1984, p. 95), comme si c’était un argument pertinent à la non-recevabilité de son œuvre de linguiste.

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riciens» tels que le tristement célèbre Aptekar’, qui faisaient la propagande des «idées» délirantes de leur «maître». (Isačenko, 1978, p. 83)

En refusant toutes les règles élaborées par notre science à la suite du travail opiniâtre de générations entières, Marr et ses «disciples» se sont exclus eux-mêmes du cercle des scientifiques linguistes. (ib., p. 85)

En 1950 il fut démasqué comme charlatan, histrion antiscientifique, comme le phénomène le plus pernicieux de l’histoire de la science soviétique. (ib., p. 86)

Benveniste lui-même prend la plume pour condamner Marr à la fois

pour son œuvre de comparatiste («généalogies linguistiques toujours plus arbitraires et simplifiées», «dégénérescence du génétisme le plus naïf») et pour «l'idéologie responsable du stadialisme», que Benveniste définit comme une «reconstitution de la mentalité en accord avec la société et la langue» conduisant au «chaos»; bref, il n'y a là que «fantasmagorie pseudo-scientifique».2

Or il y a un étonnant accord de présupposés entre les marristes et leurs adversaires : les premiers revendiquent une rupture totale avec la science qui les a précédés, leurs opposants proclament la différence absolue qui les sépare. En fait, tout le monde est d’accord sur un postulat rassurant : la science et son extérieur sont situés de part et d’autre d’une discontinuité radicale. Voici un exemple de déclaration de différence de la part d’un marriste convaincu :

Grâce à l’infatigable travail linguistique de l’académicien Marr, créateur de la théorie japhétique, chez nous en Union Soviétique la science du langage se construit sur des bases totalement différentes, a une façon radicalement diffé-rente d’aborder les problèmes linguistiques, a des perspectives de développe-ment différentes, totalement dissemblables de l’état actuel de la linguistique in-do-européenne. (Serdjučenko, 1931, p. 167)

Là encore, si l’affaire était entendue, serait-il besoin d’insister si

lourdement sur la différence ? Le caractère massif de cette mise à distance réciproque est de l’ordre de la dénégation : quelque chose n’est pas net dans cette façon de dire ce qui pourrait aller sans dire.

C’est qu’entre revendiquer une rupture avec le passé et l’accomplir ré-ellement, il y a un pas que, je pense, Marr n’a pas franchi. C’est le but du présent article d’en apporter la démonstration et d’en explorer les consé-quences.

2 Benveniste, 1957, p. 16-18, cf. à ce sujet Perrot, 1984, p. 24.

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0.2. DECALAGES

Marr n’était pas un hapax. Si illuminé fût-il, il n’a pas pu sortir du néant un système aussi foisonnant et grandiose. Il n’avait rien d’une météorite tom-bée du ciel : il s’inscrit dans une lignée de pensée qui a une longue histoire. On peut se demander quelle est sa place dans cette histoire : est-il en retard ou en avance ? Le problème posé ainsi me semble aboutir à une impasse, parce qu’il ne tient compte que d’une dimension : le temps linéaire. Intro-duire la variable espace dans le modèle complique bien sûr les choses, mais permet de rendre compte de fonctionnements discursifs en linguistique qui, autrement, seraient totalement opaques à l’investigation. Ce qui importe, en effet, est de mettre en place un modèle épistémologique du décalage, à soigneusement différencier du modèle plus classique du retard. C’est que le discours sur la langue en Russie présente des courts-circuits étonnants, des raccourcis inattendus dans le passage espace-temps. Les «trous de vers» en astrophysique, ces couloirs temporels théoriques permettant de passer immédiatement d’une galaxie à l’autre par les courbures de l’espace prévues dans la théorie de la relativité, sont peut-être l’image la mieux adaptée pour rendre compte de ces phénomèmes de chocs inattendus qu’on rencontre si souvent dans l’histoire des sciences et des idées en Russie dès qu’on sort de la monographie pour entrer dans la comparaison.

Il faut mettre au point un modèle non pas de paradigme, qui impli-que un avant et un après, mais un modèle de bribes, de lambeaux, de thè-mes repris et interprétés, de spirales ou de balancier dont l’axe serait lui-même mouvant. L’épistémologie unidimensionnelle de la rupture ne fonc-tionne pas ici. On pourrait alors introduire le thème de la complexité en histoire des idées : non pas une histoire cumulative ni totalisante, mais une histoire des temporalités étirées, déchirées, à la fois longues et fragmentai-res. Il faut envisager une deuxième dimension, tout en ménageant un pas-sage complexe vers la première : ni l’idéologie nombriliste et sans appel de la «science nationale» et de l’incommunicabilité des cultures, ni celle, naïve, de l’universalité unanimiste du savoir, mais celle des va-et-vient, des emprunts, des imitations, des réinterprétations, bref, une épistémologie des décalages complexes.

Enfin, il convient de se démarquer de la sociologie des sciences. Certes, des thèmes comme la création d’institutions de recherche, la mani-pulation politique, les stratégies de domination et de pouvoir, la calomnie grossière, la flagornerie et le carriérisme renvoient à des aspects bien réels de ce que fut le marrisme. Mais ils ont été abondamment débattus. Je pro-pose de ne pas les faire interférer sur la lecture de la rationalité interne des textes marristes. Il faut lire, lire encore les textes eux-mêmes. Il en va à la fois de l’éthique philologique et de l’enjeu épistémologique.

La méthode ? Faire ce que Marr lui-même préconise en perma-nence : des liens anachroniques… Lire Vico, Condillac ou l’abbé Boudet pour essayer de reconstituer ses sources, avérées, dissimulées ou non sues, ses phobies, ses rêves, sa «façon de penser», sans faire de jugement a prio-

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ri. La «neutralité épistémologique» dont se réclame Sylvain Auroux3 nous servira de guide. Certes, depuis que Foucault a voué aux gémonies l’histoire des idées, la quête des précurseurs et le thème des influences, cette manière de faire n’a pas bonne presse4. Mais Foucault envisageait l’histoire des épistémès essentiellement à partir du monde francophone. Or l’histoire des sciences et de la pensée intellectuelle en Russie vue en com-paraison avec l’Europe occidentale nous offre un terrain extraordinaire-ment propice pour complexifier le modèle rectiligne des paradigmes, des épistémés et des ruptures. Elle apporte à la fois les coordonnées d’un lieu autre en un temps identique, et le réseau complexe de circulation des tex-tes, des idées, des lectures, des interprétations-modifications-réinventions de thèmes venus d’ailleurs.

1. LE TEMPS

Marr est fasciné par les archaïsmes, les vestiges et les survivances dans les langues, il est attiré par les premiers âges de l’humanité. En juillet 1928, il fait un voyage à Čeboksary et Iževsk, en république des Tchouvaches, pour expliquer à ses auditeurs que leur langue est totalement primitive, saturée de mots-fossiles, proche du sumérien et de l’état le plus préhistorique qu’on puisse trouver dans une langue parlée actuellement, ce qui, dans sa bouche, est le plus beau compliment qu’on puisse faire. A une époque où dominent les idées de Jespersen sur le progrès en langue, reposant sur l’évolution vers la structure analytique, et, en URSS, une idéologie évo-lutionniste générale, sorte de mixte entre Darwin et Engels, Marr inverse l’axe du temps et martèle une axiologie allant à contre-courant de la doxa linguistique dominante : il réinvente la machine à remonter le temps, en instaurant un système de valeur où la quête des vestiges de la plus haute antiquité des langues est un titre de gloire et non une séquelle d’un passé dont il faut se débarrasser au plus vite. Que cherche-t-il à l’aube de l’humanité?

1.1. GENTIUM VAGINA

Il est curieux de constater à quel point Marr est souvent décrit comme ayant créé de toutes pièces, à partir de rien, aussi bien sa terminologie que ses thèmes de recherche. Ainsi en va-t-il du terme de japhétique, qu’il aurait fabriqué en profitant de l’heureux hasard qu’il subsisterait une place libre dans la nomenclature biblique.

3 Auroux, 1989, p. 16. 4 Foucault, 1969, p. 31-32.

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Comme il existe déjà, à côté des langues indo-européennes, les langues sémiti-ques et les langues chamitiques, il donne à ce nouveau groupe qu’il estime ap-parenté à ces dernières, le nom de l’autre fils de Noé : ce seront donc les lan-gues japhétiques. (L’Hermitte, 1987, p. 11)5

Le mot japhétique de nos jours n’évoque probablement rien aux

francophones. Mais, à l’époque de Marr, il était encore chargé de sens en français, en tant que synonyme d’aryen. Proust l’utilise dans Du côté de Guermantes comme marque du discours antisémite le plus ordinaire, quand le Duc de Châtellerault humilie Bloch en public : «Excusez-moi, Monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec vous, mais c’est une affaire dont j’ai pour principe de ne parler qu’entre Japhétiques» (II, p. 544).

Or l’affaire ne date pas d’hier. C’est chose entendue depuis long-temps que les Européens sont fils de Japhet. Vers 1265 le notaire et rhéto-ricien florentin Brunet Latin (Brunetto Latini) écrit (en français) :

…quant li deluges fu trespassez, li iij premier fil Noé departirent la terre et la deviserent en iij parties, en tel maniere que Sem, li ainznez filz Noé, tint toute Asie la grant, Cam tint toute Aufrique, et Jafet tint Europe. (1863, p. 29)

Il faut signaler les spéculations de Jan van Gorp (Goropius Becanus,

1518-1572), qui développe, dans son livre Origines Antwerpianae (1569) la thèse selon laquelle le flamand serait la langue la plus proche du «japhé-tique», la langue européenne qui serait la mère de toutes les autres6. Leib-niz accorde foi à son hypothèse de l’apparentement des Cimbres germani-ques, censés être les ancêtres des Néerlandais d’aujourd’hui, aux Cimmé-riens nomades de la mer Noire, descendants directs de Japhet, le fils de Noé supposé être le père de l’Europe :

Les étymologies étranges et souvent ridicules de Goropius Becanus, savant mé-decin du XVIe siècle, ont passé en proverbe, bien qu’autrement il n’ait pas eu trop de tort de prétendre que la langue germanique, qu’il appelle cimbrique, a autant et plus de marques de quelque chose de primitif que l’hébraïque même. (Leibniz : Nouveaux essais sur l’entendement humain, p. 245, cité par Crépon, 2000, p. 24)

Pour Leibniz et les érudits du XVIIème siècle, la langue japhétique,

ou «scythe», est l’ancêtre des langues du nord de la Méditerranée ainsi que du perse et du sanskrit7. En 1767 James Parsons publiait à Londres The 5 Il est vrai que c’est Marr lui-même qui fournit l’argument de la «place libre» (Marr, 1926a,

p. 5). Mais une déclaration n’est en rien une preuve de vérité. Ce n’est pas parce que Marr lui-même brouille les pistes que l’on doit le suivre aveuglément.

6 Il faut noter que van Gorp s’intéressait également à la géologie et fut un pionnier méconnu de l’étude des fossiles au XVIe siècle (cf. Ellenberger, 1987). Il a également tenté de déchif-frer les hiéroglyphes égyptiens en prenant le flamand comme base d’interprétation.

7 Leibniz parle des «Japheticae linguae», en 1710 dans Brevis designatio…, p. 4, et désigne ainsi l’ensemble des langues s’étendant sur toute l’Europe et regroupant le «scythe» (à peu

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Remains of Japhet, où il essayait de relier les langues «japhétiques» (=européennes) par la comparaison. En 1853 encore, F.-G. Bergmann (1812-1895) écrivait dans Les peuples primitifs de la race de Japhète que les origines des peuples indo-européens devaient être explorées «par des sciences moitié physiques moitié philosophiques», c’est-à-dire les sciences du langage8. Dans le recueil Les langues du monde dirigé par M. Cohen et A. Meillet en 1924, auquel ont contribué des linguistes comme R. Jakobson (art. «Langues paléo-sibériennes») et N. Troubetzkoy (art. «Langues cau-casiques septentrionales»), on trouve à l’entrée «japhétique» : «se dit d’un ensemble de langues qui regrouperait l’étrusque, l’élamite, les langues asianiques, le caucasien et le basque» (p. 747). Le linguiste américain Ma-rio Pei utilise en 1949 le mot «japhétique» comme synonyme d’européen : «A Japhet, le troisième fils de Noé, seraient dues les langues japhétiques ou européennes»9. Marr n’est donc en rien l’inventeur de la notion, il ne fait qu’en changer le contenu : les langues japhétiques ne sont pas, pour lui, les langues indo-européennes, mais d’abord les langues caucasiennes, puis un stade très ancien de l’évolution du langage. Il reprend à son compte le projet qu’avait Leibniz de redonner une dignité à la langue allemande en lui attribuant une antiquité plus grande que celle des langues classiques comme le grec et le latin. Il ne fait que modifier les termes de l’équation, en remplaçant l’allemand par les langues caucasiennes, et en déplaçant légèrement, des steppes du nord de la mer Noire vers les montagnes du Caucase, le lieu mythique originaire des langues japhétiques, cette Scythie qui, pour Boxhorn (1654), est «le ventre des peuples et l’officine des na-tions»10, et que Leibniz appelle dans sa correspondance «gentium vagi-na»11. On aura à revenir sur ces métaphores obstétriques.

près l’ouralo-altaïque) et le «celtique» (à peu près l’indo-européen) (Meillet & Cohen, 1924, p. XXI). Cf. également Crépon, 2000, p. 23 sqq ; Olender, 2001; Swiggers, 1997, p. 215. Comme d’habitude, les spécialistes de l’histoire «occidentale» de la linguistique mention-nent les langues japhétiques à propos de Leibniz tout en ignorant Marr, alors que les spécia-listes de l’histoire de la linguistique russe en attribuent l’invention à Marr, sans jamais faire le rapport à la pensée linguistique de la Renaissance. Rétablir les liens cassés et oubliés est pourtant une tâche urgente.

8 Bergmann, 1853, p. 6, cité par Poliakov, 1987, p. 293. 9 Pei, 1954, p. 231, trad. fr. 10 Cité d’après Droixhe, 1978, p. 92. 11 Cité d’après Crépon, 2000, p. 24. Vico fait également allusion à ce «vagina gentium»,

(1725 [1993, p. 158]), mais à propos du mythe de la Scantie (=Scandinavie).

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1.2. LE GRAND RECIT DE L’ORIGINE ET DE LA FIN

Opposé à tout innéisme des idées, Marr reprend à son compte l’anti-cartésianisme de Vico, Condillac et Herder et prône un historicisme qui soit au fondement de tout savoir.

Marr écrit une histoire, celle de l’humanité, envisagée dans les éta-pes d’évolution du langage. Il a, visiblement, beaucoup lu dans la biblio-thèque du Gimnazija de Kutaïsi. Il reprend, sans jamais les nommer, les spéculations des philosophes des XVIIème et XVIIIème siècles sur l’origine du langage. Comme Vico, Condillac, Rousseau, Herder, il com-pose un Grand Récit, où les termes-clés sont «Au début, l’homme; à cette époque ; ensuite ; déjà ; pas encore…». Son œuvre n’aurait pas déparé s’il s’était présenté au concours de l’Académie de Berlin en 1769 portant sur l’origine du langage, que Herder a gagné. Comme eux, il établit les étapes, ou stades, de l’évolution humaine. Comme eux, il pense renverser totale-ment la science de son époque, en refusant l’idée abstraite d’un homme an-historicisé.

1.2.1. AU COMMENCEMENT ETAIT LA POESIE

Pour Marr, comme pour Vico, Condillac ou Herder, les premiers hommes ont commencé par chanter et danser avant de parler. Et leurs pre-mières manifestations en langage sonore furent la pratique de la poésie. Comme pour Vico, les poètes étaient pour Marr une caste particulière, d’une origine ethnique différente du reste de la population, d’où la notion, bien peu marxiste, de lutte de classes dans la société primitve.

Ainsi, le nom des Tchouvaches ne représente pas le nom d’un peu-ple de toute éternité, mais celui d’une partie de ce peuple :

A une époque lointaine est entré dans la composition de ce peuple un groupe social portant le nom totémique de Tchouvache. […] Cela se reconnaît à la pré-sence de ce terme dans des mots qui désignent des objets de première nécessité du milieu socio-économique le plus ancien. Ces mots sont des symboles magi-ques pour l’humanité primitive, qui se sont dégagés des symboles du travail-magie, il s’agit de ‘soleil’, ‘année’, ‘lune’, ‘mois’, ‘feu’, ‘eau’, puis de ses pro-ductions : ‘chêne’, ‘pain’, et leurs serviteurs : ‘sorcier, ‘magicien’. On sait en effet que dans la pensée primitive le ‘sorcier’ était perçu comme la personnifi-cation de la divinité, qui était alors seulement un totem, ou nom de la tribu, c’était le proférateur de sa volonté, et en cela non seulement un prophète, mais aussi un créateur de mots, un poète. Et le mot dans les représentations de cette époque n’était pas ce qu’il est maintenant et ce qu’il est depuis longtemps de-venu dans l’usage courant, un moyen de communication réciproque : il était alors un outil d’action magique. Or le nom tchouvache du sorcier yomǝz s’avère être un variante du nom ethnique des Tchouvaches : subar ou šißaš ou θǝvaš, suvas, etc. (Marr, 1928, d’après IR-5, 1935, p. 405)

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Mais ce n’est pas tout : yomǝz par sa forme est encore plus proche du mot tchouvache yumaχ, qui signifie ‘conte’, ‘fable’. Ce rapprochement, Marr le justifie par des raisons «idéologiques», c’est-à-dire sémantiques. En effet, à ce stade d’évolution, le sorcier ou le magicien étaient des conteurs, des poètes, et le conte, comme la poésie, étaient considérés comme de la sorcellerie, ou sortilège. Ainsi, ‘chanter’ et ‘faire de la sorcel-lerie’ signifaient la même chose, et dans le mot tchouvache yomǝz on trouve non seulement le sorcier mais aussi le poète. A partir de là, Marr fait un pas de plus : dans le mot tchouvache yomǝz se cache une survivance du mot méditerranéen pré-indo-européen γomer, «conservé par les Grecs par malentendu comme le nom propre du poète Ὅµηρος».12 Ce mot ne signi-fiait pas seulement le ‘magicien’, le ‘mage’, le ’poète’ d’un groupe social particulier, à savoir le groupe suméro-ciméro-ibère, mais aussi, «naturelle-ment», son instrument de domination, c’est-à-dire l’incantation magique, ou ensorcellement, qui prend par la suite dans le langage courant soit le sens de ‘conte’ (yumaχ en tchouvache), soit celui de ‘mot’, ‘parole’ (sǝmaχ < sumaχ).

Pour Marr, la danse, le chant et la musique ont précédé le langage articulé :

Puisque l’apparition des sons articulés ne fut en rien provoquée par les besoins de la communication, puisque pour cette dernière il existait le langage quotidien linéaire et manuel, puisque l’apparition des sons articulés n’a pas pu être pro-voquée par le besoin d’un langage sonore, qui n’existait pas et dont on n’avait aucune utilité, il faut en chercher l’apparition dans d’autres conditions de la vie laborieuse, exactement comme l’origine des trois arts : un linéaire : la danse, et deux sonores : le chant et la musique, c’est-à-dire le jeu d’un instrument. Il faut en chercher l’origine dans les actes magiques nécessaires au succès de la pro-duction et accompagnant un processus de travail collectif. Comme on sait, la danse, le chant et la musique originellement n’étaient pas trois arts séparés, mais faisaient partie indistinctement du même art. (Marr : 1928, p. 101 [2000, p. 170])

Marr brouille les pistes derrière lui, mais laisse, consciemment ou

non des indices : «comme on sait» (kak izvestno) est bien une allusion à ce qu’on est supposé savoir. Mais comment peut-on le savoir si on n’a pas lu Vico ? Rien ne prouve que Marr ait lu Vico de première main. Mais le «Novoe učenie» [Nouvelle théorie] peut être une allusion à la Scienza nuova, dont le relais en Russie est très certainement Potebnja.

12 Marr, 1930, p. 406. Le problème se complique du fait que Gomère ou Gomer, l'aîné des

enfants de Japhet, un des patriarches cités dans le livre de la Genèse (Gn. 10:2), est souvent décrit comme la souche des Celtes (Boudet, 1886, chap. IV : «Gomer et ses fils»). Le même abbé Boudet écrit que Saint Jérôme appelait Cimmériens les descendants de Gomer (ou «Gomériens», ib.), et pour lui il ne fait pas de doute que le basque est une langue japhéti-que.

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1.2.2. UN CHANGEMENT PERPETUEL EN TROIS ETAPES

Contre Descartes et comme chez J. de Maistre, pour Marr il n’y a pas d’homme en soi, ni d’idées innées, la condition humaine est entière-ment historicisée et localisée. Mais elle passe par des étapes obligatoires, ou stades, en un évolutionnisme qui doit plus à A. Comte qu’à Darwin : les étapes de l’évolution sont des séries idéales et nécessaires, non un enregis-trement de faits empiriques. L’accent mis par Darwin sur l’aspect aléatoire de l’évolution était intolérable pour une pensée évolutionniste en fait pro-fondément imprégnée par une philosophie déterministe de l’histoire.

Le résumé que Ch. Baudelot13 fait des postulats qui sous-tendent l’évolutionnisme culturel au XIXème siècle s’applique parfaitement aux thèses de Marr :

1- Les survivances attestent que les sociétés les plus avancées ont connu des stades antérieurs de civilisation.

2- Les similitudes observables dans les croyances et les institutions des diverses sociétés prouvent l'unité psychique de l'Homme; elles indui-sent aussi à penser que l'histoire de l'humanité se présente sous la forme d'une série unilinéaire d'institutions et de croyances.

3- Les différents peuples représentant des stades différents de culture, seule la méthode comparative permet d'établir l'évolution des insti-tutions et des croyances humaines.

Dans le domaine propre de la linguistique, Marr n’a pas eu à cher-cher longtemps un modèle : il a existé en France toute une école qui porte le nom explicite de paléontologie linguistique, et qui s’est développée à contre-courant du mainstream de la Société linguistique de Paris, haut lieu de la pensée néo-grammairienne. Les noms les plus connus sont Abel Ho-velacque et Honoré Chavée.14 Elle a pour leitmotiv que l’évolution du langage sous la forme de ses différents types morphologiques de langues est stadiale, les langues flexionnelles étant considérées comme le terminus ad quem et le couronnement de l’évolution anté-historique des langues :

Il n’y a pas de langue flexionnelle qui ne soit en même temps agglutinante et l’on voit que de l’isolement à l’agglutination, il n’y a qu’une question de temps, de degré, de processus naturel. C’est pourquoi nous affirmons que tous les idiomes humains sont destinés normalement à passer par ces trois états, que les idiomes flexionnels ont jadis été simplement agglutinants, que les idiomes ag-glutinants ont commencé par être monosyllabiques. (Vinson, 1905, p.182, cité d’après Desmet, 1996, p. 423)

Dans tout ce genre de textes la notion, ou la métaphore, de la pa-

léontologie linguistique est le support d’une activité consistant à mettre au jour une mémoire enfouie sous les sédiments du temps.

13 Baudelot, 1971, p. 366. 14 Sur la linguistique naturaliste en France, cf. Desmet, 1996.

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En fait, le thème de l’évolution stadiale est tellement courant dans l’histoire des idées en Europe qu’on s’étonne de le voir si souvent attribué à Marr. Une fois de plus, il n’est pas l’inventeur d’une théorie folle, mais un réactualisateur de conceptions qui cherchent une raison dans l’histoire, et qui prennent leur source à la Renaissance dans l’opposition à l’idée d’éternité a-temporelle de la nature humaine. Seule l’orientation axiologi-que peut être différente : le meilleur est soit à la fin, soit au commence-ment. Pour le positivisme, par exemple, il est clair que l’ascension est gra-duelle et nécessaire, vers la civilisation à partir de la barbarie.

S. Kierkegaard conçoit également trois stades de progression de l’existence individuelle : le stade esthétique, puis éthique, puis religieux.

Mais c’est A. Comte qui a donné la conception stadiale la plus éla-borée, avec les trois stades de l’évolution de l’humanité qui s'est élevée peu à peu du «stade théologique», où l'on explique tout d'une manière magique, au «stade métaphysique», où l'explication se contente de mots, et enfin, au «stade positif», où expliquer signifie «donner la loi». Il s’agit d’une ré-flexion historique, selon laquelle l’esprit humain, dans chaque civilisation comme dans chaque individu, passe nécessairement du stade théologique au stade métaphysique, puis s’élève au stade positif.

En revanche Vico distingue, dans un ordre chronologique qui est en même temps une axiologie descendante, le langage des Dieux, celui des héros et enfin celui des hommes.

Ce qu’il importe de noter est que toutes ces théories ternaires

s’appuient, de manière explicite ou implicite, sur une analogie que Haeckel en Allemagne et von Baer en Russie ont nommée «loi de la récapitulation», à savoir que la phylogénèse est calquée sur l’ontogénèse.

Marr ne fait aucune hypothèse de psychologie génétique : c’est la phylogénèse seule qui l’intéresse. Il ne propose jamais d’observer les en-fants et l’acquisition du langage. Mais le fait remarquable est qu’il y a toujours trois stades, répartis le long d’une hiérarchie temporelle. Le para-doxe est que chez Marr, le fait que ce qui vient après soit supérieur à ce qu’il y avait avant n’empêche pas la nostalgie et l’idéalisation du stade premier. On revient au problème des Tchouvaches posé plus haut : com-ment expliquer cette nostalgie du primitif ?15

Pourtant, une difficulté reste encore à lever, qu’on va voir apparaître avec le schéma suivant, le seul qui illustre la vision du temps dans la typo-logie stadiale marriste. Il s’agit d’un arbre typologique, à bien distinguer d’un arbre génétique :

15 Sur l’idéologie du «primitivisme», cf. Grell & Michel, 1989.

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238 Cahiers de l’ILSL, N° 20, 2005

Sur cet arbre étonnant16, les langues sémitiques et chamitiques sont

deux petites branches nettement séparées du tronc commun. On remarquera la place démesurée du tchouvache, à la fois stade et langue, concept et objet.

Mais surtout, la polysémie de jazyk en russe facilite le passage in-cessant entre deux niveaux fort différents, qui vient embrouiller une théorie déjà passablement obscure : cet arbre, en effet, parle à la fois des stades du langage humain et des stades d’évolution des différents types de langues.

C’est que pour Marr les langues ne sont pas ce que la grammaire historico-comparative appelle langues : ce sont pour lui les hypostases successives d’un même objet : le langage et non les langues.

Les trois stades du langage se superposent aux trois stades de lan-gues de la typologie de Humboldt et Schleicher, ou plus exactement vien-nent s’y intercaler : 16 Il s’agit de la version française du schéma emprunté par L. Laurat (1951, p. 25) à la version

espérantiste d’un commentaire sur Marr (Andreev, 1929), l’original en russe se trouve dans Marr, 1926c (IR-2, 1936, p. 195).

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La typologie stadiale des langues est ainsi imbriquée à l’intérieur de

la typologie stadiale du langage. Marr n’a jamais clairement distingué les deux.

C’est pour cette raison que tant de malentendus sont intervenus au sujet de savoir si la Nouvelle Théorie était monogénétique ou polygénéti-que : en fait, il y a bien polygénèse des langues, mais en même temps diffé-renciation graduelle des différentes hypostases d’un même objet : le lan-gage humain. Ce qui est vrai des langues ne l’est pas du langage, et inver-sement.17

1.3. UNE SCIENCE SOCIALE, MAIS DES METAPHORES NATURALISTES

Marr martèle, au long de ses écrits, que tout, dans le langage, est so-cial. Mais les métaphores qu’il utilise ressortissent au domaine des sciences de la nature, et non de la société.

Toute la théorie marriste de l’hybridation (ou croisement) des lan-gues repose, en effet, sur la vision chimique de la combinaison d’éléments. Pour Marr, tout mot de toute langue n’est que le résultat de la combinaison d’éléments simples, indécomposables, mais transformés par des lois stric-tes de modification phonétique au point d’être difficilement reconnaissa-bles à un œil non averti. Puisque le complexe implique le simple, Marr est en totale opposition à l’épistémè romantique sur ce point : l’hybridation 17 Sur l’opposition entre linguistique du langage et linguistique des langues, cf. Baggioni,

1977, et la thèse de E. Velmezova sur la sémantique marriste, à paraître.

langage-pensée

langage sonore

langage cinétique

• flexionnelles • agglutinantes • isolantes

jazyki (langues) jazyk

(langage)

• manuel • linéaire

?

4 éléments

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240 Cahiers de l’ILSL, N° 20, 2005

n’est pas fusion (métaphore biologique des Romantiques) mais composi-tion. Marr revendique la méthode analytique de la «décomposition chimi-que».18 C’est d’ailleurs ce point précis qui a alimenté les accusations de mécanicisme de la part des membres du Jazykfront en 1930-31, écho du débat entre mécanicistes et dialecticiens en philosophie à l’époque.19 Bele-vickij, notamment, membre du Jazykfront, reproche à Marr de ne travailler que par analyse et jamais en synthèse.20 Effectivement, Marr est toujours beaucoup plus à l’aise avec les procédés d’agglutination qu’avec ceux de flexion. Les phénomènes d’apophonie, par exemple, n’ont aucune place dans ses méditations.

Il est difficile de dire que Marr privilégie la structure flexionnelle, pourtant placée, de façon tout à fait traditionnelle, à la fin de l’évolution du langage sonore : la flexion est tantôt un degré de l’évolution, tantôt un trait typologique propre à des langues «prométhéennes», c’est-à-dire non-ja-phétiques. On doit remarquer à ce sujet que la structure agglutinante était en revanche magnifiée aussi bien par les espérantistes soviétiques21 que par N. Troubetzkoy22 à cause de sa «simplicité».

Marr ne cherche pas à reconstituer une grammaire universelle : il n’est pas un grammairien. Sa philosophie du langage est fondamentalement lexico- et sémanticocentriste. Il cherche à reconstituer le langage d’avant les parties du discours, quand les verbes et les noms n’étaient pas encore séparés. Il cherche les particules élémentaires de la chimie moléculaire.

C’est de cette métaphore chimique des éléments que découle le se-cond ensemble métaphorique des couches (sloi), et des survivances (perežitki). On a le vocabulaire de la géologie, mais la pensée d’un archéo-logue, qui, sous la platitude de la synchronie, sait distinguer l’empilement des vestiges du passé :

Les fouilles entreprises dans les langues japhétiques parfaitement développées nous font parvenir jusqu’aux couches du langage humain des époques les plus reculées dans le meilleur état de conservation de ce qui est primitif. (Marr, 1926, p. 325 [2000, p. 163])23

Les survivances sont ainsi des sortes de fossiles vivants, intégrés au

tissu des langues actuellement parlées. C’est à la fin du XVIIIème siècle qu’on avait pris conscience que les différentes couches géologiques corres-pondaient à des périodes de la formation de l’écorce terrestre. C’est entiè-rement sur cette métaphore géologique que Max Müller, dans sa Stratifica-

18 Marr, 1930a, [1935, p. 408]. 19 Cf. Zapata, 1983, p. 121-244. 20 Belevickij, 1931, p. 16. 21 Cf. Andreev, 1929a. 22 Troubetzkoy,1936, trad. fr. dans Sériot, 1996, p. 211-230. 23 Souligné par moi, P.S.

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tion du langage (1868) élaborait une théorie de l’évolution du langage en s’appuyant sur la classification de Schleicher en langues isolantes aggluti-nantes et flexionnelles, qui reposait sur l’idée que l’ordre de succession des stades était nécessaire et correspondait à la hiérarchie de l’ordre minéral / végétal / animal. Il insistait sur le fait que les époques révolues exercent une influence permanente sur les époques ultérieures, grâce aux survivan-ces24 :

Aucune langue ne peut être flexionnelle sans être au préalable passée par le stade agglutinant et le stade isolant. Aucune langue ne peut être agglutinante sans être attachée par ses racines au stade isolant sous-jacent. (Müller, 1868, p. 20).

C’est exactement la même terminologie que reprend Marr lorsqu’il

parle de la «stratification du langage sonore»25 ou qu’il utilise l’image du «dépôt». Ainsi, le mot signifiant «dieu» en tchouvache est tur-ǝ. Il est l’ancien totem d’un groupe social ayant fait partie par la suite du peuple scythe. Or «tout peuple est le résultat du croisement de différents groupes socio-productifs, qui ont laissé en dépôt chacun son totem, devenu le nom d’une divinité».26 On trouve partout ces rencontres de divinités, anciens totems scythes et cimériens, «dépôts des différents degrés de l’évolution stadiale de l’organisation sociale». Le mot tchouvache tur-ǝ, désignant un «dieu» masculin, est le reflet d’un système social patriarcal. La forme pré-cédente, Tur-an, était féminine, on la trouve chez les Etrusques, c’est l’Aphrodite céleste (οὐρανίη), fruit d’un plus ancien système social, ma-triarcal. Si l’on descend encore plus en profondeur le long de la stratifica-tion, on arrive à la vision cosmique du monde, qui ne connaît pas encore d’images anthropomorphiques, où turan signifiait ‘ciel’, la preuve en est que les Grecs ont conservé en dépôt une variante de ce mot : uran dans le mot οὐρανός (‘ciel’). On arrive enfin au tout début, où ce mot composé s’est agrégé à partir de deux formes monosyllabiques initiales, tur et an, signifiant chacune ‘ciel’ pour un groupe social particulier avant la constitu-tion d’un peuple.27

Or c’est encore chez Vico qu’on va trouver une première ébauche de réduction du langage humain à ces éléments premiers, briques indécom-posables, qui servent à composer tous les mots de toutes les langues :

Les formes variées des langages vulgaires […] rendent souvent méconnaissa-bles les racines héroïques primitivement identiques entre elles… (Vico, 1725 [1993, p. 170])

24 Notons encore que Troubetzkoy, dans ses premiers travaux ethnographiques, suivait entiè-

rement la théorie des survivances. Cf. Trubeckoj, 1905. 25 Marr, 1930, p. 7. 26 Marr, 1930a, dans 1935, p. 407. 27 Marr, ib.

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Ces considérations nous avaient fait autrefois concevoir la pensée de composer un vocabulaire mental qui indiquât le sens étymologique des mots dont les di-vers langages articulés sont formés, et qui réduisît ces différentes significations à de certaines idées fondamentales, diversement modifiées et diversement nommées par chacun de ces peuples. (ib., p. 171])

2. LE MONDE DU SILENCE ENFANTA LA PAROLE

Comme on l’a vu plus haut, la typologie stadiale des langues, thème rebâché de la linguistique au XIXème siècle, s’intègre chez Marr comme une phase particulière à l’intérieur d’un cadre plus large, la typologie sta-diale des états du langage, thème qui renvoie, lui, à la philosophie du lan-gage au XVIIIème siècle. On va tenter d’aborder maintenant cette fasci-nante question du langage sans les langues.

2.1 LE LANGAGE AVANT LES LANGUES

Marr est, il faut le reconnaître, un singulier linguiste, qui se distingue par sa déconsidération de la matière sonore.

La nature du langage humain est différente (du langage animal), ce n’est pas dans la technique sonore qu’il trouve son début (svoe načalo). (Marr, 1926, p. 320, [2000, p. 159])

Mais ce faisant, là encore il laisse des indices de ses lectures : c’est

bien parmi les philosophes du langage du XVIIIème siècle en Europe occi-dentale qu’il faut reconstituer son monde intellectuel, et non parmi les linguistes russes ses contemporains. Voilà bien un décalage complexe : Marr avait la tête en France et en Italie au XVIIIème siècle, le cœur en Allemagne à l’époque romantique, et les pieds en Russie soviétique.

Marr postule à l’aube de l’humanité, pendant une période très longue qui a couvert la totalité du paléolithique, une langage muet, ou langage cinétique (fait de gestes : le langage manuel, et de signes graphiques : le langage linéaire). Ce langage cinétique (bien que ce ne soit jamais très clairement dit) signifiait directement : les gestes étaient essen-tiellement des déictiques, idée renforcée par le rôle prééminent de la main, servant non seulement à faire, mais aussi à désigner. Or l’apparition du langage sonore signifie en même temps le commencement de la division : division du signe (signifiant/signifié), mais aussi division entre les commu-nautés, qui répartissent différemment les quatre éléments primitifs pour en faire des noms uniques de totem, ou des mots uniques polysémantiques. Le relai entre le geste et le mot articulé est le chant sans parole, fait de voyel-les ou de sons diffus, non articulés, résonnant dans toute la cavité buccale.

Ici, la voix de Marr se mêle très intimement à celle de Vico.

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Or le langage sonore avait été précédé, pendant de nombreux millénaires, du langage linéaire, ou figuratif (izobrazitel’nyj), le langage des gestes et des mi-miques. (Marr, 1926 [1933a, p. 217])

Les hommes ont commencé par être muets ; ils ne prononçaient dans cet état que des voyelles en chantant, comme font les muets, lorsqu’ils s’essaient à pro-noncer quelques mots ; de muets, les hommes devinrent bègues, et ils accouplè-rent des consonnes avec des voyelles, sans quitter encore le chant. (Vico, 1725 [1993, p. 179])

Un acte de sorcellerie si complexe ne pouvait se réaliser sans mouvements ma-giques de la main, cet importantissime outil de signalisation gestuelle ou du langage cinétique, tout comme il ne pouvait se passer du chant, qui fut à l’origine et pendant longtemps un chant sans paroles. Les chants sans paroles, conservés dans le Caucase à l’état de survivances chez les tribus géorgiennes, comme les Guris encore à l’heure actuelle, sont un phénomène bien connu. On observe ce même phénomène chez les peuples dits ‘primitifs’, on en a des té-moignages chez les Arméniens d’autrefois. L’historien national arménien Moi-sej Xorenskij (qui écrivit avant le IXème siècle), rapporte ce fait en le criti-quant, il y voit la manifestation d’un état de barbarie. (Marr, 1928, p. 101, [2000, p. 171])

Dans La Science nouvelle, parue en 1725, Vico imagine un proces-

sus d'hominisation en trois époques, la dernière aboutissant à l'invention du langage articulé. Un prélangage gestuel est présenté de la façon suivante :

Ces peuples [= les Gentils], longtemps muets, s’exprimèrent au moyen d’actions, de corps ou d’images ayant quelque rapport naturel avec les idées qu’ils voulaient rendre, comme par exemple en répétant trois fois l’action de faucher, ou bien en prenant trois épis, ils exprimaient l’idée abstraite de trois ans. (Vico, 1725 [1993, p. 159])

Pour Vico, le langage des gestes a été immédiatement suivi d’un

langage sonore encore naturel, c’est-à-dire directement signifiant :

Ils se servaient aussi d’un langage qui avait une signification naturelle, et que Platon et Jamblique affirment avoir été parlé jadis dans le monde. Ce langage doit être, selon nous, la très ancienne langue atlantique dans laquelle, selon les érudits, les idées étaient exprimées d’après leur propre nature, c’est-à-dire par la représentation des qualités qui leur étaient naturellement propres. (ib. p. 159)

C’est encore chez Vico, très vraisemblablement, que Marr a appris

l’art de l’étymologie, non comme histoire des mots, mais comme éclairage du sens d’un mot d’une langue par le rapprochement avec un mot d’une autre : chez l’un comme l’autre, toute langue est licitement la métalangue de toute autre.

Le mot logique vient du mot λόγος, qui signifiaut d’abord fable et que les Ita-liens ont transporté dans leur langue par le mot favella ; c’est du mot µύθος, qui signifiait aussi chez les Grecs fable, que les latins firent mutus. En effet, dans

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les temps muets, c’est-à-dire dans les temps où les hommes ne parlaient pas en-core, les fables furent muettes, et nous lisons dans un passage précieux de Stra-bon, que cette langue muette précéda la langue vocale, ou articulée. […] Le premier langage des nations a donc commencé […] par des signes, par des ac-tes, par des objets ou des images qui avaient un rapport naturel avec les idées. (Vico, 1725 [1993, p. 144])

La théorie de la préhistoire du langage dans un système de signes

gestuels fait penser, bien sûr, au langage d’action chez Condillac (1714-1780), qui, en 1775, entrevoit dans son Cours d'étude pour l'instruction du Prince de Parme un développement du langage en trois phases correspon-dant aux progrès de l'élaboration linguistique de la pensée : le «langage d'action», les langues articulées et enfin la science, qui représente à ses yeux une «langue bien faite».

Les gestes, les mouvements du visage et les accents inarticulés, voilà, Monsei-gneur, les premiers moyens que les hommes ont eus pour se communiquer leurs pensées. Le langage qui se forme avec ces signes se nomme langage d'action. [...] D'après ce que je viens de dire, nous pouvons distinguer deux langages d'action: l'un naturel, dont les signes sont donnés par la conformation des orga-nes; et l'autre artificiel, dont les signes sont donnés par l'analogie. [...] C'est ain-si que le langage d'action les a préparés [les hommes] au langage des sons arti-culés, et qu'ils sont passés de l'un à l'autre en continuant de parler d'après les mêmes règles. (Condillac, 1775 [1970, p. 149-153].

Le langage d’action chez Condillac est génétiquement à l’origine de

tous les moyens d’expression possibles :

J’ai commencé au langage d’action. On verra comment il a produit tous les arts qui sont propres à exprimer nos pensées ; l’art des gestes, la danse, la parole, la déclamation, l’art de la noter, celui des pantomimes, la musique, la poësie, l’éloquence, l’écriture et les différents caractères des langues. (Condillac, 1746 [1961, p. XIV])

Mais l’idée d’un langage muet, ou langage des gestes ayant précédé

la parole sonore articulée était un topos du XVIIIème siècle en Europe ocidentale, ainsi chez Rousseau :

Dans les premiers temps les hommes épars sur la face de la terre n’avaient de société que celle de la famille, de lois que celles de la nature, de langue que le geste et quelques sons inarticulés. (Rousseau, 1781, [1990, p. 91])

A la fin du XVIIIème siècle, le groupe des Idéologues tirera de cette

discussion une série cohérente et systématique de conclusions dans une perspective matérialiste, historiciste et attentive aux faits sociaux, en détail-

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lant les différents types d'expression, à partir des pictogrammes, des langa-ges gestuels des pantomimes, des muets, des orateurs ou des acteurs.28

Marr ne fait aucune allusion explicite au sensualisme ou aux idéolo-gues. Il est possible qu’il n’en ait eu une connaissance que de seconde main. Mais la source d’inspiration ne fait guère de doutes. Quant à la deuxième source d’inspiration, celle de la psychologie de W. Wundt, qui consacre une énorme partie de sa Völkerpsychologie («die Sprache») au langage des gestes (Gebärdesprache), employés d’abord seuls pour expri-mer des émotions et des désirs, c’est encore un autre continent à explorer29.

Pour Marr, le langage sonore (zvukovaja reč’, que Meščaninov, 1930, p. 25, appelle jazykovaja reč’ : ‘langage en langues’, ou ‘langage linguistique’), est le produit d’un long travail collectif, qui a mis des dizaines ou des centaines de millénaires à se dégager du «langage linéaire, ou figuratif, le langage des gestes et des mimiques»30. Ce langage des gestes était, pour Marr, parfaitement adapté à ses tâches, il n’était pas un langage de brutes :

Le langage manuel, cependant, n’a rien d’un langage privé de réflexes conscients, ce n’est pas un langage qui serait le résultat non arbitraire de stimuli physiques intérieurs, le langage manuel suppose un appareil cérébral moteur techniquement développé, et un lien idéologique avec la société, même primitive, et le reflet de cette dernière dans des images montrées avec la main, avec une figurativité linéaire complémentaire au moyen du visage : les mimiques. Le langage manuel non seulement donnait la possibilité d’exprimer ses pensées, les images-concepts et de communiquer avec la collectivité, mais encore de développer ses représentations comme moyens de communication avec sa tribu et avec les autres tribus et avec leurs membres particuliers […]. (Marr, 1926b, p. 323 [2000, p. 162])

Quant à l’écriture, tout comme Vico, Marr considère qu’elle est

apparue avant le langage sonore, et qu’en tout cas, elle provient directement du langage linéaire :

Le langage linéaire a dominé si longtemps que M. Pokrovskij a supposé, et, je pense, avec raison, que l’apparition de l’écriture était liée à des survivances du langage linéaire. (Marr, 1930b, p. 48, [2000, p. 161])

Meščaninov est plus précis que Marr dans les estimations : il pense

que, sur les 360 000 ans qu’a traversés l’humanité, le langage gestuel a

28 Cf. Eco, 1994, p. 131. 29 Marr cite Wundt, mais à propos de la réfutation de la théorie des onomatopées, cf. Marr,

1926b, p. 318, [1936, p. 199]. 30 Marr, 1926, p. 278, [Marr, 2000, p. 155].

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duré 300 000 ans.31 Ce langage gestuel, il l’appelle «nejazykovaja reč’», étonnant oxymore qu’on pourrait traduire par «langage non linguistique», ou «langage sans langues».

Le langage sonore est une nécessité, mais une perte en même temps, perte de deux traits intrinsèques qui en faisaient la singularité supérieure : iconicité et déicticité.

Mais ce langage avant les langues fait cohabiter deux rêves : il est parfois fait de signes directs, langage naturel, parfois déjà hautement arbi-traire. Pour Meščaninov il est un jour devenu «insatisfaisant» (parce qu’on ne pouvait l’utiliser la nuit ni quand les mains étaient occupées par des outils, ou qu’il ne permettait pas d’affiner ses pensées (Meščaninov, 1930, p. 13), pour Marr, au contraire, il convenait parfaitement aux besoins de la communication. Mais les deux sont d’accord sur le fait que pendant très longtemps il y eut cohabitation du langage encore gestuel et du langage déjà sonore (comme chez Vico!), et les gesticulations et mimiques dont l’homme moderne accompagne encore ses discours sont des vestiges de cette époque archaïque.

2.2. L’ART DU TROPE

Au commencement du sens fut la métaphore, la métonymie ou la synecdoque. En effet, pour Marr, le moment où les langues (sonores) se sont dégagées du langage (muet) a correspondu avec la première métony-mie, ou transfert fonctionnel du sens. Tant que l’homme travaillait avec la seule main, cette dernière coïncidait avec elle-même, elle était, pourrait-on dire, auto-signifiante. Le moment-clé de l’hominisation est celui où la main se trouve prolongée par le premier outil : la pierre. La pierre joue le même rôle qu’auparavant la main, cette identité de fonction la fait alors nommer du même nom que la main, puis c’est le tour du bâton, de la hache, du couteau en fer, et finalement de la pensée elle-même, qui prolonge la main. Le premier mot était né, par le premier trope. Il en va de même pour des chaînes de transfert fonctionnel telles que chien ➝ renne ➝ cheval, ou gland ➝ blé.32 Cela explique le peu d’intérêt de la forme phonétique seule : c’est la fonction sociale d’un objet ou d’une représentation qui compte, et qui prend son sens dans une «idéologie», prise au sens de «conception du monde» d’une société particulière, notion superstructurelle dépendant de l’organisation socio-économique. C’est également par la synecdoque que Vico explique l’apparition du premier langage :

C’est ainsi que les poètes s’étaient d’abord exprimés ; car l’ordre des idées hu-maines veut que l’on observe la ressemblance qu’ont les choses entre elles, afin d’exprimer d’abord les unes par les autres, puis de prouver leur existence et

31 Meščaninov, 1930, p. 13. 32 Cf. l’article de E. Velmezova dans le même recueil.

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leurs qualités par l’existence de choses de qualités identiques. (Vico, 1725 [1993, p. 155])

Là où innove Marr est qu’il fait fonctionner ensemble les tropes

avec la composition. Pour lui, le mot ‘nebo’ (‘ciel’) dès le stade cosmique, a désigné, en composition avec ‘eau’ les nuages, la fumée, l’obscurité, en composition avec ‘feu’ la lumière, l’‘éclat’, l’‘éclair’, etc. et finalement, par glissements sémantiques le mot passe à ‘astres’ (‘étoiles’, ‘soleil’, etc.), à ‘oiseaux’, qui s’appellent alors «les petits cieux» (nebesjata)33.

2.3. SE DELIVRER DE LA MATIERE SONORE : LE LANGAGE APRES LES LANGUES

Les langues, imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême (Mal-larmé : Crise de vers, 1897)

Si Marr fait l’éloge du silence, c’est que la matière sonore est source de souffrance, elle qui fait obstacle au lien direct avec l’appréhension du sens visé. Il n’y a rien d’étonnant alors à ce que son idéal soit de s’en «libérer». Pour lui, la meilleure des langues est la non-langue, le langage silencieux. Il s’agit là d’une position extrêmement peu originale, qui, de la théologie hésychaste aux recherches poétiques de Mallarmé, sous-tend la révolte devant le fait qu’après la Chute les êtres humains aient été séparés du lien im-médiat, qu’il s’agisse de la vue de Dieu (cf. la lumière du Mont Tha-bor34) ou du contact du liquide amniotique dans le sein maternel35. Mais cette position de logophile36 avait peu de chance d’être comprise du point de vue de la «science normale», aussi bien en URSS qu’en Europe occiden-tale ; elle était aussi bien inouïe qu’inaudible. En dehors du mainstream, elle est un avatar russe d’un courant de pensée qui a son histoire propre. Il apparaît alors que, dans ce cas précis, la notion de tradition (nationale) en linguistique perd aussi bien son sens que son intérêt ou sa raison d’être.

On comprend alors les apparentes courbures du temps chez Marr, qui ne remettent pas en cause une orientation générale vers le progrès, auquel on parvient le long d’un fil temporel qui n’est ni cyclique ni li-néaire, mais en progression dialectique en trois étapes :

langage cinétique ➝ langage sonore ➝ langage-pensée Si la langue sonore est une étape nécessaire, elle est néanmoins

souffrance. La dernière étape, l’apothéose du langage «définitivement débarrassé de la matière sonore» est un avatar classique du parler angéli-que. Mais on comprend également que, si les premières langues étaient 33 Marr : 1926b, [1936, p. 209]. 34 Sur le rapport entre l’hésychasme et les théories grammaticales, cf. Sériot, à paraître. 35 Cf. Rank, 1924. 36 Sur la notion de logophilie, cf. Pierssens, 1976.

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primitives et gauches, faites d’une maigre poignée de mots polysémanti-ques, le premier langage, lui, ne l’était pas : il convenait parfaitement aux besoins de la communication.

Le système en trois stades chez Marr a la particularité de présenter une survalorisation du premier et du dernier, reposant sur le refus de l’aspect phonique du langage, qui correspond à la division (des classes et du sens) :

[…] c’est très tard que la société élabore la pensée logique et le système de création langagière (jazykotvorčestva) qui lui correspond, avec une perception formelle et technologique du monde, quand le langage-phonation prend le dessus sur la pensée, comme les classes dominantes déjà formées prennent le dessus sur les travailleurs, tout cela est l’anticipation du stade où la logique formelle, apanage de la pensée de classe, est remplacée, en même temps que la classe qui l’a créée, par la pensée dialectico-matérialiste du prolétariat, par une vision du monde idéologico-technologique, où la pensée prend le dessus sur la langue, et doit prendre encore plus le dessus, jusqu’à ce que non seulement le système du langage sonore soit remplacé dans la nouvelle société sans classes, mais encore que soit créée une langue unique, encore plus différente du langage sonore que celui-ci était différent du langage manuel, avec un nouvel outil de production qui va faire de toute l’humanité non seulement avec une pensée unique, mais avec un langage unique, le maître qui soumet l’espace et le temps. (Marr, 1931, p. 57, [2002, p. 148])

C’est par cette courbure du temps que Marr s’éloigne de Vico, qui

pensait encore le temps de façon linéaire et uniformément vectorisée :

Le premier langage a été mental et divin, formé d’actes tacitement religieux, ou de cérémonies sacrées […]. Cette langue convenait aux religions qui avaient plutôt besoin d’être respectées que comprises ; et elle était nécessaire aux peu-ples qui ne savaient pas encore prononcer les mots. Le second langage a été ce-lui des entreprises héroïques. Il a été parlé au moyen des armes, et il s’est conservé dans la discipline militaire. Le troisième âge par mots articulés est employé aujourd’hui par toutes les nations. (Vico, 1725 [1993, p. 354])

Et c’est par son fantasme de lutte victorieuse de la pensée contre la

langue que Marr se sépare de façon radicale de son contemporain Saussure, qui faisait du lien arbitraire entre les deux faces du signe la loi fondamen-tale du fait anthropologique :

[…] abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse amorphe et indistincte. Philosophes et linguistes se sont toujours accor-dés à reconnaître que, sans le recours des signes, nous serions incapables de dis-tinguer deux idées d’une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pen-sée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue. […] Nous pouvons donc représenter le fait linguistique dans son ensemble, c’est-à-dire la langue, comme une série de subdivisions contiguës dessinées à la

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fois sur le plan indéfini des idées confuses (A) et sur celui non moins indéter-miné des sons (B). (Saussure, 1972, p. 155-156)

Marr, lui, cherche le signe à une face, le sens sans le son, la feuille

de papier à un seul côté, bref, la bande de Moebius.

CONCLUSION

On ne revient pas indemne d’une lecture approfondie des textes de Marr, même si on a pu éclairer quelques énigmes.

Ainsi, pourquoi est-ce un titre de gloire de parler une langue saturée de vestiges, de survivances et de fossiles de l’état le plus archaïque, le plus primitif ? Parce que ces langues nous rapprochent des temps anciens de l’état paradisiaque de non-séparation, du langage d’avant les langues sono-res, du langage cinétique, le «langage d’action» de Condillac, langage naturel entièrement déictique et iconique.

Le langage idéal de l’avenir «définitivement débarrassé de la ma-tière sonore» est un langage où l’on ne souffre plus de la division du signe, où l’obstacle du son ne vient plus s’interposer entre les humains et leur pensée.

Cette quête fascinée des états de langue les plus archaïques prend alors tout son sens, par les métaphores archéologiques et géologiques des couches profondément enfouies. La paléontologie linguistique est une descente dans les profondeurs d’une nostalgie : celle de l’état originel d’indistinction.

L’ancienneté et le caractère primitif de la langue n’est plus un dé-faut dont il faut se débarrasser (comme chez Jespersen), mais au contraire une supériorité : c’est ce qui nous rapproche le plus de l’idéal de transpa-rence du langage primordial, idéal dont on trouve des exemples dans les multiples descriptions scolastique du parler angélique.37

Marr le fou / Marr le sage met en évidence un paradigme souterrain

d’une épistémè qui ne dit pas toujours son nom : la science intégrale, repo-sant sur le refus de la coupure du signe. Ni fou ni sage, Marr appartient à une autre épistémè, que la «science normale» des années 1950 n’a pas réussi à évincer.

Il reste beaucoup à faire pour expliquer comment le climat culturel de l’URSS des années 1920-30 a pu favoriser des recherches qui sont un résumé de cinq siècles de questionnement sur l’origine du langage et de la pensée. Mais la méthode comparative, dans le temps et dans l’espace, a prouvé ici sa capacité de découverte, en deux domaines :

37 Sur le parler angélique, cf. De Certeau, 1985 ; Suarez-Nani, 2002.

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1) le décalage du temps et de l’espace Certes, Vico n’a pas lu Engels. Mais Marr les a lus tous les deux. Il

a fait un raccourci dans l’espace-temps. Il est donc en décalage. Mais ni plus ni moins que Saussure qui cherchait des mots sous les mots et tentait de mettre au jour les traces d’une société secrète de poètes dans le vers saturnien en latin. Cela implique-t-il que sa lecture ne présente pas d’intérêt ? Elle est au moins une façon de ne plus voir l’histoire des scien-ces et des idées dans une seule dimension, la linéarité universelle du temps rectiligne. La lecture attentive des textes du discours sur la langue en Rus-sie nous met sur la voie d’un problème épistémologique qui attend encore sa solution : comment rendre compte des décalages spatio-temporels ?

2) la souffrance du signe L’œuvre de N. Marr est un épisode de la longue quête humaine de la

langue parfaite, c’est simplement un épisode dont on ne parle pas en «Oc-cident»38. Elle a ceci de particulier, par son traitement cavalier de l’axe du temps, de concilier aussi bien la quête du Paradis perdu d’avant les langues sonores, comme chez Leibniz ou Rousseau, que celle de la future langue idéale, comme chez les utopistes du tournant du XIXème et du XXème siècles. Le lointain futur est un retour fasciné à l’état paradisiaque d’indif-férenciation primitive, de fusion collective, de non-séparation des mots et des choses, de relation transparente entre les deux faces du signe, la bande de Moebius d’un signe non clivé.

On redécouvre alors ce qu’on sentait venir : la langue idéale est une langue sans signes, autrement dit une non-langue.

© Patrick Sériot

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