Six Contes Moraux, d'Eric Rohmer

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DESCRIPTION

Les Contes Moraux sont conçus comme six variations sur le thème suivant : tandis que le narrateur est à la recherche d’une femme, il en rencontre une autre qui accapare son attention jusqu’au moment où il retrouve la première.Sur ce thème central amplifié, modifié, transformé, inversé, d’autres motifs s’entrecroisent, se combinent, courent en profondeur ou ressurgissent en surface.La réunion des Contes en un seul volume permet de saisir la complexité de la thématique des films de Rohmer, et de suivre, ligne par ligne, le jeu chatoyant de ses oppositions et de ses correspondances.

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Eric Rohmer

Six contes moraux

LHerne

Dans la mme collection : Mircea ELIADE Noces au Paradis Les Hooligans La Lumire qui steint Andronic et le Serpent Mademoiselle Christina Isabel et les eaux du diable Elena GARRO La Matresse dIxtepec Marta MORAZZONI Une leon de style Raoul de WARREN Et le Glas tinta trois fois Lnigme du Mort-Vivant LInsolite aventure de Marina Sloty La Bte de lApocalypse La Clairire des eaux mortes Le Village assassin Les Portes de lEnfer Rue du Mort-qui-trompe

Tous droits de traduction, de reproduction et dadaptation rservs pour tous pays

ditions de lHerne 1974, 2003, 22, rue Mazarine 75006 Paris

Avant-propos

Pourquoi filmer une histoire, quand on peut lcrire ? Pourquoi lcrire, quand on va la filmer ? Cette double question nest oiseuse quen apparence. Elle sest pose trs prcisment moi. Lide de ces Contes mest venue un ge o je ne savais pas encore si je serais cinaste. Si jen ai fait des films, cest parce que je nai pas russi les crire. Et si, dune certaine faon, il est vrai que je les ai crits sous la forme mme o on va les lire cest uniquement pour pouvoir les filmer. Ces textes, donc, ne sont pas tirs de mes films. Ils les prcdent dans le temps, mais jai voulu demble quils fussent autre chose que des scnarios : cest ainsi que toute rfrence une mise en scne cinmatographique en est absente. Ils ont eu, ds le premier jet, une apparence rsolument littraire. Eux-mmes et ce quils vhiculaient personnages, situations, paroles avaient besoin daffirmer leur antriorit la mise en scne, bien quelle seule possdt la vertu de les faire tre pleinement. Car on ne tire jamais un film du nant. Filmer est toujours filmer quelque chose, fiction ou ralit, et plus celle-ci est branlante, plus celle-l doit affermir ses assises. Or, quoique sduit par les mthodes du cinma-vrit , je ne me dissimulais pas tout ce

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que les formes, par exemple, du psychodrame ou du journal intime avaient de rfractaire mon propos. Ces Contes, comme le terme lindique, devaient tenir debout par le seul poids de leur fiction, mme sil arrive celleci demprunter, voire de drober, la ralit quelquesuns de ses lments. Lambition du cinaste moderne, et qui fut aussi la mienne, est dtre lauteur part entire de son uvre, en assumant la tche traditionnellement dvolue au scnariste. Mais cette toute-puissance, au lieu dtre un avantage et un stimulant, est ressentie parfois comme une gne. tre le matre absolu de son sujet, pouvoir y retrancher et y ajouter selon linspiration ou les ncessits du moment, sans avoir de comptes rendre personne, cela vous grise, mais cela vous paralyse aussi : cette facilit est un pige. Il importe que votre propre texte vous soit vous-mme tabou, sinon vous pataugez, et les comdiens votre suite. Ou bien alors, si lon choisit dimproviser dialogues et situations, il faudra quau moment du montage la distance de nouveau se creuse et qu la tyrannie de la chose crite se substitue celle de la chose filme : et sans doute est-il plus facile de composer des images en fonction dune histoire quinventer une histoire partir dimages tournes au bonheur de linstant. Curieusement, cest cette dernire dmarche qui me sduisit au dbut. Je mimaginais, dans ces films o la part du texte est primordiale, quen rdigeant celui-ci davance jallais me priver, pour la dure du tournage, du plaisir de linvention. Que ce texte ft de moi-mme ou dun autre, je rpugnais ntre que son servant et, en ce cas, jeusse encore prfr me dvouer une cause trangre plutt qu la mienne propre. Mais, peu peu, je me rendis compte que cette confiance en

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les hasards quune telle mthode requrait ne cadrait pas avec le ct trs prmdit, trs strict, de mon entreprise, et quil et fallu un miracle, auquel on me pardonnera de navoir pas cru, pour que tous les lments de la combinaison sembotassent les uns dans les autres avec la prcision exige : sans compter que la maigr eur de mes moyens financiers mimposait lconomie de tout ttonnement. Sil est vrai que les interprtes ont pu en certains cas notamment dans le quatrime et le cinquime conte* participer la rdaction du dialogue, ils apprirent par cur un texte dfinitif, comme sil sagissait de la prose dun autre, oubliant presque quil manait deux. Les passages de pure improvisation sont rares. Ils naffectent que la forme cinmatographique du rcit ; ils ne ressortissent pas proprement au texte, mais la mise en scne, et, ce titre, nont pas place ici. Telles sont, par exemple, les paroles que le seul souci de naturel a plac dans la bouche des acteurs les bonjour ! , au revoir ! , comment vas-tu ? moins que ces mmes bonjour ! , au revoir ! ne fassent, comme dans La Boulangre, partie de la forme non pas du film, mais du conte. Telles sont aussi les phrases informatives qui trouvent sur le papier une expression indirecte, et directe lcran. Telles enfin mme quelques improvisations proprement dites dont le pittoresque, dtach de son contexte filmique, et dtonn : les propos de table des ingnieurs dans Maud, les confidences de Vincent dans Claire.

* savoir, tous les acteurs de La Collectionneuse, Aurora Cornu et Batrice Romand dans Claire, ainsi que passim Antoine Vitez dans Maud. Ils se trouvent donc tre, dune certaine manire, coauteurs de ce livre.

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Outre ces omissions, on pourra, de-ci, de-l, relever des diffrences entre le dialogue crit et ce que les acteurs ont dit effectivement. Cest que, usant de mes stricts droits, jai tout simplement corrig les fautes occasionnelles, lapsus, dfauts de mmoire. Le respect que je voulais quon portt au texte tait une exigence de principe plus que de fait. Il fallait surtout quon ne lui sacrifit rien de la vrit du jeu et je mestimais amplement satisfait si mes comdiens, dj serrs dans trop de carcans, pouvaient, au prix de ces erreurs vnielles, respirer plus leur aise. Il est une autre raison qui me forait donner aux Contes une allure demble littraire. La littrature ici et cest ma principale excuse fait partie moins de la forme que du contenu. Mon intention ntait pas de filmer des vnements bruts, mais le rcit que quelquun faisait deux. Lhistoire, le choix des faits, leur organisation la faon de les apprhender se trouvaient tre du ct du sujet mme, non du traitement que je pouvais faire subir celui-ci. Une des raisons pour lesquelles ces Contes se disent moraux cest quils sont quasiment dnus dactions physiques : tout se passe dans la tte du narrateur. Raconte par quelquun dautre, lhistoire et t diffrente, ou net pas t du tout. Mes hros, un peu comme Don Quichotte, se prennent pour des personnages de roman, mais peut-tre ny a-t-il pas de roman. La prsence du commentaire la premire personne est due moins la ncessit de rvler des penses intimes, impossibles traduire par limage ou le dialogue, qu situer sans quivoque le point de vue du protagoniste, et faire de ce point de vue mme lobjet de ma propre vise dauteur et de cinaste. Cest effectivement sous la forme dun rcit peine dialogu que je rdigeai mes premires esquisses, et

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jeus un moment lintention de faire courir dans le film un commentaire continu, de la premire la dernire image. Peu peu, passa dans la bouche des personnages ce qui tait destin la voix hors-champ. Celleci, dans Le Genou de Claire, disparat mme totalement : sa substance est prise en charge par les diffrents rcits que comporte le dialogue. Au lieu dtre comment pendant quil se droule, lvnement ne lest quaprs coup par Jrme, narrateur en titre, devant Aurora, narratrice de fait. Dans Maud, le film, le monologue intrieur sest vu rduit deux phrases, mais, pour la commodit de la lecture, il sera rtabli ici mme, tel quil se prsentait dans le scnario. Ce nest pas quil rvle quoi que ce soit de plus du personnage que nous nayons vu sur lcran : il introduit un liant dont limage navait plus besoin, mais qui, sur la page imprime, semble nouveau ncessaire. Quil me soit permis, pour conclure, dlargir un instant le dbat. Langoisse de mes six personnages en qute dhistoire figure celle mme de lauteur devant sa propre impuissance cratrice, que le procd quasi mcanique dinvention ici utilis la variation sur un thme ne masque que trs imparfaitement. Elle figure peut-tre aussi celle du cinma tout entier, qui sest rvl, au cours des ges, comme un effrayant dvoreur de sujets, pillant le rpertoire du thtre, du roman, de la chronique, sans rien pouvoir offrir en change. En regard de cet immense butin, ce quil a sorti de son fonds est peu de chose, en quantit comme en qualit. Pour peu que lon creuse, on saperoit quil nexiste pas de scnarios originaux : ceux qui se disent tels dmarquent de plus ou moins prs quelque uvre dramatique ou romanesque, laquelle ils empruntent le plus clair de ses situations et de sa problmatique. Il ny

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a pas de littrature de cinma, comme il en est une de thtre, rien qui ressemble une uvre, une pice , capable dinspirer et de braver mille mises en scne possibles, de les mobiliser son service. Dans le film, le rapport de puissance est invers : la mise en scne est reine, le texte serviteur. Un texte de cinma, en luimme ne vaut rien, et le mien ne fait pas exception la rgle. De lcriture, il na que le faux-semblant, ou, si lon prfre, la nostalgie. Il se propose comme modle une rhtorique de la narration vieille de plus dun sicle, et sen tient complaisamment l, comme si, de la chose littraire, il prfrait le fantasme la pratique. Cest seulement sur lcran que la forme de ces rcits accde sa plnitude, ne serait-ce que parce quelle senrichit dun point de vue nouveau, qui est celui de la camra et ne concide plus avec celui du narrateur. Ici, manque une perspective, quun travail dcriture, certes, aurait pu donner par une description plus ou moins colore, plus ou moins image, plus ou moins lyrique des personnages, des actions, des dcors. Ce travail, je nai pas voulu le faire : plus exactement, je ne lai pas pu. Si je lavais pu et quil et abouti, je men serais tenu cette forme acheve et neusse prouv aucune envie de filmer mes Contes. Car, comme je disais en commenant, pourquoi tre cinaste, si lon peut tre romancier ?

ILa Boulangre de Monceau

Paris, le carrefour Villiers. lest, le boulevard des Batignolles avec, en fond, la masse du Sacr-Cur de Montmartre. Au Nord, la rue de Lvis et son march, le caf Le Dme faisant angle avec lavenue de Villiers, puis, sur le trottoir oppos, la bouche de mtro Villiers, souvrant au pied dune horloge, sous les arbres du terre-plein, aujourdhui ras. louest, le boulevard de Courcelles. Il conduit au parc Monceau en bordure duquel lancien Cit-Club, un foyer dtudiants, occupait un htel Napolon III dmoli en 1960. Cest l que jallais dner tous les soirs, quand je prparais mon droit, car jhabitais non loin, rue de Rome. la mme heure, Sylvie, qui travaillait dans une galerie de peinture de la rue de Monceau, rentrait chez elle en traversant le parc. Je ne la connaissais encore que de vue. Nous nous croisions parfois sur les trois cents mtres de boulevard qui sparent le carrefour du foyer. Nous avions chang quelques regards furtifs, et nous en restions l. Schmidt, mon camarade, me poussait la hardiesse :

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Malheureusement, elle est un peu trop grande pour moi, mais toi, tente ta chance. Comment ? Je ne vais pas laborder ! Pourquoi ? On ne sait jamais ! Oui, elle ntait pas fille se laisser aborder comme a dans la rue. Et accoster comme a ctait encore moins mon genre. Pourtant, je la supposais prte faire, en ma faveur, exception sa rgle, comme moi je leusse faite la mienne, mais je ne voulais pour rien au monde gter mes chances par quelque manuvre prmature. Joptai pour lextrme discrtion vitant mme parfois son regard, et laissant Schmidt le soin de la scruter. Elle a regard ? Oui. Longtemps ? Assez. Nettement plus que dhabitude. coute, dis-je, jai envie de la suivre, pour savoir au moins o elle habite. Accoste franchement, mais ne suis pas. Sinon, tu te grilles. Accoster ! Je mapercevais quel point je tenais elle. Nous tions en mai et la fin de lanne scolaire approchait. Nul doute quelle nhabitt dans le quartier. Nous lavions aperue un panier la main, faisant des courses : ctait devant la terrasse du Dme o nous prenions le caf aprs dner. Il ntait que huit heures moins le quart et les boutiques navaient pas encore ferm. Au fond, dis-je, quand elle eut tourn au coin de lavenue, elle habite peut-tre par ici. Attends, dit Schmidt, je vais jeter un coup dil. Il revint au bout de quelques instants :