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1 Robert Hertz Sociologie religieuse et ethnographie (1912-1915) Édition et présentation de Stéphane Baciocchi et Nicolas Mariot

Sociologie religieuse et ethnographie (1912-1915)mariot/hopfichiers/PDF/Hertz_complet... · 2014. 3. 17. · Alice raconte qu’une fois la cérémonie religieuse terminée, Robert

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Robert Hertz

Sociologie religieuse et ethnographie (1912-1915)

Édition et présentation de Stéphane Baciocchi et Nicolas Mariot

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Sommaire

Avant-­‐Propos  (Florence  Weber)   ___________________________________________________________  5  Mode  d’emploi  _________________________________________________________________________________  6  

Robert  Hertz,  été  1912  (Stéphane  Baciocchi  et  Nicolas  Mariot).  _____________________  8  Comment  Hertz  est  devenu  Français  puis  rentier  __________________________________________________  10  Revenir  dans  la  vallée  d’Aoste  ________________________________________________________________________  14  La  randonnée  alpine  du  3  au  10  août  1912   _________________________________________________________  20  Une  promenade  folklorique  dans  le  val  de  Cogne   __________________________________________________  22  La  Revue  de  l’histoire  des  religions  ____________________________________________________________________  24  

Saint  Besse,  étude  d’un  culte  alpestre  (Robert  Hertz)   _______________________________  28  I.  -­‐  Le  milieu  de  saint  Besse  __________________________________________________________________  29  

II.  -­‐  La  dévotion  à  saint  Besse  ________________________________________________________________  32  

III.  -­‐  La  communauté  de  saint  Besse  ________________________________________________________  36  

IV.  -­‐  Saint  Besse  dans  la  plaine  ______________________________________________________________  40  

V.  –  La  légende  de  saint  Besse  _______________________________________________________________  45  

VI.  –  La  genèse  de  saint  Besse  _______________________________________________________________  53  

Conclusion   _____________________________________________________________________________________  61  

Appendice  ______________________________________________________________________________________  62  

Textes  cités  par  R.  Hertz  _____________________________________________________________________  65  

Quatre  exercices  sur  Saint  Besse  (Stéphane  Baciocchi  et  Nicolas  Mariot)  _______  72  Exercice  1.  Représenter  les  morphologies  du  culte  _____________________________________  75  

Exercice  2.  Surmonter  la  distance  :  Robert  Hertz  ethnographe  _______________________  80  Photographier  la  fête  :  toute  la  communauté  dans  le  plan  large  ?  _________________________________  80  L’évidence  folklorique  ________________________________________________________________________________  93  Superstitions  de  «  bonnes  femmes  »  vs  légende  pastorale  ?  _______________________________________  97  Les  érudits  :  enquête  par  correspondance  et  questionnaire  folklorique   ________________________  104  

Exercice  3.  Les  vies  d’une  légende  :  Robert  Hertz  hagiographe   _____________________  113  Un  corpus  de  Vitae   ___________________________________________________________________________________  114  Trois  modèles  de  sainteté  pour  une  seule  légende  ________________________________________________  120  Oral  et  écrit  :  les  jumeaux  du  Mont  Fautenio  _______________________________________________________  123  Christianisation  et  folklorisation  ____________________________________________________________________  127  

Exercice  4.  Le  nom  et  le  mont  :  Robert  Hertz  linguiste  ________________________________  136  

Août  1912  –  août  1914  :  Un  studieux  entre-­‐deux  (Stéphane  Baciocchi  et  Nicolas  Mariot)  __________________________________________________________________________________________  146  

Contes  et  dictons  recueillis  sur  le  front  parmi  les  Poilus  de  la  Mayenne  et  d’ailleurs  (Campagne  1915)  (Robert  Hertz)  _____________________________________________  156  

Une  ethnographie  de  l’arrière-­‐front,  hiver  1914-­‐1915  (Stéphane  Baciocchi  et  Nicolas  Mariot)  ________________________________________________________________________________  181  

Ce  qui  intéresse  le  sociologue  _______________________________________________________________________  181  

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Guerre  et  folklore  _____________________________________________________________________________________  186  De  longues  nuits  d’hiver  :  réunions,  discussions,  réputations  ____________________________________  191  Le  groupe  des  Mayennais  ____________________________________________________________________________  202  

Conclusion.  Des  dévots  du  val  de  Cogne  aux  Poilus  de  la  Mayenne  _______________  221  Bibliographie  indicative  ___________________________________________________________________  223  Éditions  et  traductions  des  textes  de  Hertz  ________________________________________________________  223  Travaux  consacrés  à  «  Saint  Besse  »  et  aux  «  dictons  »  ____________________________________________  224  

Remerciements  ______________________________________________________________________________  228  

Table  des  docuements   _____________________________________________________________________  229  

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Avant-Propos (Florence Weber) Par Florence Weber

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Mode d’emploi Sociologie religieuse et ethnographie (1912-1915) retrace les trois dernières années de la

vie d’un jeune élève de Durkheim tué dans la plaine de la Woëvre, le 13 avril 1915, tout près des Hauts de Meuse chers à Maurice Genevoix ou du village de Manheulles où cantonnait au même moment Louis Pergaud. Né à Saint-Cloud en 1881, allemand jusqu’à ses douze ans, « juif, socialiste, sociologue », comme il se définissait lui-même dans une lettre envoyée du front, mais encore rentier, comme il faut immédiatement l’ajouter, Robert-Walter Hertz fut recruté pour intégrer l’équipe de L’Année sociologique en 1904, à sa sortie de l’École Normale Supérieure, agrégation de philosophie en poche. Les dix années qui le séparent alors de la mobilisation furent un constant mélange de militantisme politique, d’engagements réformateurs, d’activisme sociologique surtout. Deux de ses travaux sont réédités ici, dans leur version originale : le dernier article de recherche publié de son vivant, « Saint Besse, étude d’un culte alpestre », paru dans la Revue de l’histoire des religions en 19131, et les notes d’enquête prises auprès des soldats que le sergent Hertz avait sous ses ordres au front, éditées à titre posthume en 1917 par le folkloriste Paul Sébillot dans sa Revue des traditions populaires sous le titre « Contes et dictons recueillis sur le front parmi les Poilus de la Mayenne et d’ailleurs (Campagne 1915) »2.

Sociologie religieuse et ethnographie (1912-1915) n’est donc pas un livre de Robert

Hertz. Son titre rappelle celui que Marcel Mauss avait choisi pour rééditer, en 1928, les écrits de son jeune collègue : Mélanges de sociologie religieuse et de folklore. La mention d’une période précise (1912-1915) marque le rétrécissement du projet avec l’abandon des deux célèbres premiers mémoires consacrés à la polarité religieuse et aux représentations collectives de la mort3. Le remplacement du terme « folklore » par celui « d’ethnographie » précise quant à lui les raisons de ce découpage. Entre les vacances de l’été 1912, durant lesquelles Hertz découvre saint Besse et ses pèlerins, et les tranchées de la Woëvre, le jeune sociologue introduit une petite révolution, avortée par la guerre, dans le milieu durkheimien. Il y importe l’enquête directe, non pas seulement comme source d’informations complémentaires à la documentation écrite, mais en faisant des interactions avec les enquêtés l’un des principaux moteurs de la recherche. Bien sûr les deux textes sont très éloignés l’un de l’autre : dans un cas un mémoire abouti, dans l’autre des restranscriptions brutes, dont on ne sait pas ce que Robert Hertz aurait fait s’il avait survécu. Malgré ces différences, ils peuvent et doivent être réunis sous la bannière de l’ethnographie. En cela, le livre décrit et analyse un moment charnière, resté inconnu ou invisible parce que littéralement effacé par la guerre, du développement de la sociologie durkheimienne.

1 Revue de l’histoire des religions – Annales du Musée Guimet, 73 (2), mars-avril 1913, p. 115-180.

L’article a fait l’objet d’un tirage à part : Saint Besse, étude d’un culte alpestre, par Robert Hertz, Paris, E. Leroux, 1913, 66 p.

2 Revue des traditions populaires, recueil mensuel de mythologie, littérature orale, ethnographie traditionnelle et art populaire, 32 (1-2), [mois] 1917, p. 32-45 et 32 (3-4), [mois] 1917, p. 74-91.

3 Robert Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort », L’Année sociologique, 10 (1905-1906), Mémoires originaux, 1907, p. 48-137 et « La prééminence de la main droite. Étude sur la polarité religieuse », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 68 (12), décembre 1909, p. 553-580.

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Formellement, l’ouvrage reste fermement adossé à la chronologie. Il procède par

dédoublement de la même structure pour chacun des deux articles réédités : d’abord une présentation du contexte de production de l’article ; ensuite la réédition de celui-ci dans son édition originale ; enfin un commentaire pédagogique visant à restituer les modalités d’enquête du sociologue, autrement dit à raconter, dans chaque cas, « comment Hertz a travaillé1. » Concrètement, cela donne pour résultat deux tryptiques pour chaque texte. Le premier, consacré à « Saint Besse », fait se succéder l’introduction « Robert Hertz, été 1912 », puis le mémoire de 1913, enfin un ensemble de quatre « exercices sur Saint Besse » qui décrivent, revisite dans les Alpes et documents d’archives à l’appui, les outils et méthodes mis en œuvre pour analyser le culte. Le second tryptique, dévolu aux « Contes et dictons », met en série une nouvelle introduction, « Août 1912-août 1914. Un studieux entre-deux », puis les notes envoyées des tranchées elles-mêmes, enfin un dernier exercice, « Une ethnographie de l’arrière-front, hiver 1914-1915 », qui raconte les conditions précises dans lesquelles le sergent a recueilli la parole de ses hommes, mais surtout tente d’identifier socialement ces derniers.

Notre volume est composé pour être lu dans son déroulé chronologique, en suivant

Robert Hertz dans sa découverte de l’ethnographie. Néanmoins, chaque pièce du mécano, notamment les textes de Hertz placés au cœur du dispositif, peut être approchée relativement indépendamment de ses voisines. Pour ce qui concerne en particulier le second tryptique, lorsque les enquêtés sont les soldats mayennais du sergent Hertz, il peut être utile sinon préférable de lire le « studieux entre-deux » et « une ethnographie de l’arrière-front » avant de s’attaquer aux « Contes et dictons » eux-mêmes. Parce que ceux-ci ne sont que des notes brutes, et parce qu’ils s’intéressent principalement à une pratique aujourd’hui largement disparue – la maîtrise du chant des oiseaux –, les « dictons » sont aussi le plus exotique des deux textes à nos yeux de contemporains. Il serait pourtant dommage que leur étrangeté cache ou masque leur importance. Lorsqu’il achète, sur la place de Verdun en août 1914, le petit cahier qui lui servira à prendre ses notes, le sociologue virtuose du maniement des fiches en bibliothèque a changé de statut. Il est désormais aussi un ethnographe pleinement conscient de ce qu’il fait en restituant, accentuation comprise, les paroles de ces hommes lointains au milieu desquels la guerre le condamne à vivre et mourir.

1 Pour une comparaison avec une autre étude récente, consacrée à un « savant en action », qui croise

pratiques scientifiques et milieu social du chercheur, lire Maurice Halbwachs, Écrits d'Amérique, édition établie et présentée par Christian Topalov, Paris, éditions de l’EHESS, coll. « En temps et lieux », 2012. Sur Hertz, l’ouvrage de référence demeure celui de Robert Parkin, The Dark Side of Humanity. The Work of Robert Hertz and its Legacy, Amsterdam, Harwood academic publishers, 1996.

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Robert Hertz, été 1912 (Stéphane Baciocchi et Nicolas Mariot).

1) Procession  de  la  Saint  Besse  :  photographie  de  Robert  Hertz   le  10  août  1912.  

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Sans qu’il l’eût voulu ni cherché, Saint Besse s’imposa [rayé : au jeune sociologue à lunettes qui jouissait simplement de ses vacances dans la montagne sauvage]. Alice Hertz (1927-28)*

Alice Hertz, la veuve de Robert, nous a laissé un récit intime du jour où son mari

découvrit la fête de Saint Besse. C’était en Italie, un samedi 10 août 1912, à deux heures de marche du minuscule village de Campiglia, sur l’alpage du mont Fautenio (2 047 m.)1. Là, au pied d’un imposant rocher, se trouvait l’Oratorio di S. Besso, une petite chapelle à l’intérieur de laquelle venait de se célébrer une messe en l’honneur de saint Besse, « le plus grand saint qui existe » selon le prêtre catholique qui officiait ce matin-là. Le sermon terminé, quelques 80 fidèles sortirent de la chapelle et se rangèrent en procession derrière la statue et les bannières du saint pour « donner un tour au Mont », c’est-à-dire faire le tour du rocher. Venu du val d’Aoste où il passait ses vacances en famille, le « jeune sociologue à lunettes » se trouvait là comme simple touriste. Il photographia la procession : des trois clichés qui nous sont parvenus, le plus précis est sans doute celui où l’on aperçoit, en queue de cortège, une femme se distraire de ses prières pour fixer du regard l’étranger qui les observe à distance.

Alice raconte qu’une fois la cérémonie religieuse terminée, Robert se mêla aux commensaux du pique-nique collectif qui s’organisait « aux abords des rôtissoires en plein vent ». C’est là, écrit-elle, qu’il « fit la connaissance, autour d’un gigot, d’un ou deux de ses informateurs ». Avant de redescendre dans la vallée pour y passer la nuit au bourg de Pont-Canavese, Robert serait resté « un long moment à réfléchir près de l’immense rocher informe et de la petite chapelle… ». Les points de suspension suggèrent que la célébration de la Saint Bessse, la chapelle et le rocher s’étaient imposés comme un objet de méditation et qu’une enquête, faite de relations « avec les gens du pays », s’était enclenchée « à partir de ce jour-là ».

Rétrospectif, le récit d’Alice est néanmoins instructif. Il localise ce qui deviendra pour

Hertz une véritable découverte, au principe de sa trop brève carrière d’ethnographe : le monde des enquêtés s’impose au sociologue.

***

* Collège de France, Laboratoire d’anthropologie sociale, Fonds Robert Hertz (désormais FRH) – dossier

non classé, Alice Hertz, Préface aux “Mélanges” de Robert Hertz, ms s.d. [septembre 1927], f. 4. Cf. Alice Hertz « Préface », in Robert Hertz, Mélanges de sociologie religieuse et folklore, Paris, Librairie Félix Alcan, « Bibliothèque de philosophie contemporaine » - « Travaux de L’Année Sociologique », 1928, p. xi.

1 Gruppo del Gran Paradiso, pubblicazione fatta sotto gli auspici del Club Alpino Italiano [Firenze], 1907.

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Alice et Robert connaissaient la région d’Aoste et le massif des Alpes Grées pour y avoir randonné au cours de leurs vacances d’été 1911. C’était au mois d’août, à l’occasion d’un « grand tour à pied » qui les avait vus partir de Saas Grund, en Suisse, où Robert devait donner une conférence militante (« Socialist Movement in France ») devant ses camarades britanniques de la Fabian Society réunis en Summer School, pour arriver neuf jours plus tard, via Aoste et Courmayeur, à la très touristique station des Praz de Chamonix où se trouvait leur hôtel1.

La traversée du val d’Aoste, « sac au dos », avait particulièrement plu à Robert, « non seulement en fait de montagnes et de vallées », mais aussi en raison des nombreux vestiges et monuments antiques que cette province d’Italie recelait. Nourri de culture gréco-latine, il se disait impressionné de « trouver au milieu de ces montagnes les marques de la grandeur romaine »2. À Aoste, siège épiscopal et capitale urbaine de l’ancien duché savoyard, Alice et Robert avaient pris le temps de visiter la collégiale de Saint Ours – une « petite merveille » médiévale, et aussi d’entrer en relation avec l’intelligentsia valdôtaine à laquelle Robert apporta immédiatement son soutien lorsque l’étudiant en droit Paul-Alphonse Farinet le sollicita au nom du Comité pour la protection de la Langue Française dans la Vallée d’Aoste. Hertz répondit depuis la Suisse où le jeune couple d’intellectuels parisiens achevait son long séjour estival au sanatorium végétarien de Gland, sur les bords du lac Léman : « Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Paris, agrégé de l’Université », il soutenait publiquement le « droit élémentaire et incontestable » des Valdôtains de « parler la langue qui leur plaît dans leurs relations privées et dans tous les actes de leur vie provinciale ». La nation italienne, ajoutait-il, n’avait rien à craindre « de la diversité des cultures et des langues » ni même de la France : « si nous rêvons d’un remaniement de nos frontières, ce n’est pas du côté de l’Italie que nous regardons jamais ». Les Valdôtains, selon Hertz, étaient au contraire un précieux « trait d’union entre les deux sœurs latines »3.

Comment Hertz est devenu Français puis rentier Lorsqu’il rentre de ses vacances estivales, Robert reprend une vie quotidienne dont il lui

arrive de regretter l’apparent dilettantisme. « J’ai peu d’occupations définies en ce moment », écrit-il le 20 octobre 1911 à son ami antiquisant et ancien condisciple de l’École Normale Supérieure (ENS) Pierre Roussel. Très concrètement, il partage son temps entre la reprise de la thèse, l’engagement comme cheville ouvrière du Groupe d’Études Socialistes (GES)4, enfin les nombreuses rencontres et discussions avec les amis1. Depuis juillet 1906

1 FRH-06, d.01, pi.41, lettre de R. Hertz à « My Dear Fred » [Frederik Lawson Dodd], Paris, 10 juillet

1911 ; London School of Economics – LES, vol. C12, Report of Summer School Committee, 2nd October 1911, f. 142 ; Anon., “The Summer School”, Fabian News, 22 (10), September, 1911, p. 74.

2 FRH-06, d.05, pi.12, Lettre de R. Hertz à « mon cher ami » [Louis Réau], Hôtel Regina. Les Praz de Chamonix (Haute-Savoie), 17 août 1911. L. Réau (1881-1961) est un vieil ami de Hertz, du temps du Lycée Henri IV puis, à l'ENS, de l'Union de la rue Mouffard. Historien de l'art, il a dédicacé son premier ouvrage, Les Primitifs allemands, « à mon ami Robert Hertz » (1910).

3 Robert Hertz, « La Lignière, 12 septembre 1912 », in La Vallée d’Aoste pour sa langue française, Numéro Unique publié sous les auspices du Comité pour la protection de la Langue Française dans la Vallée d’Aoste, Aoste, mai 1912, [p. 7].

4 Le Groupe d’Études Socialistes (ou « groupe Robert Hertz », selon Mauss) a rassemblé, entre 1909 et le début de la guerre, environ 90 « camarades », avec un maximum de 56 membres à jour de leur cotisation en 1912-1913. Les réunions mensuelles se tenaient le soir à partir de « 8 heures ½ » (puis 9 heures « très

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en effet, le professeur de philosophie était en disponibilité de l’Instruction publique, après une seule année passée à enseigner au lycée de Douai. Durkheim et Mauss ne sont pas étrangers à cette décision. Dès son départ pour le Pas-de-Calais, les deux hommes avaient débuté un travail de sape pour le faire revenir sur sa décision :

Entre  temps  j’avais  réfléchi  me  demandant  si  je  ne  faisais  pas  la  pâle  gaffe  en  entrant  dans  l’enseignement   [à   la   sortie   de   l’ENS].   Mauss   qui,   tu   le   sais   peut-­‐être,   est   venu   passer  quelques  mois  à  Londres  et  qui  habitait  à  côté  de  chez  nous,  m’a  traité  d’abruti  sentimental,  a   raillé  mes   “scrupules  moraux”   et  m’a   dit   que   quand   on   avait   la   veine   (comme  moi)   de  pouvoir   travailler   librement,   c’était   folie   et   crime   etc.   de   ne   pas   le   faire.   [...]   [M]e   voilà  condamné   (sans  doute)  à  ne  rien  faire  et  à  vivre  de  mes  rentes  comme  un  sale  capitaliste  avec  le  ridicule  -­‐  en  plus  -­‐  d’avoir  joué,  depuis  deux  ans,  à  celui  qui  veut  faire  du  secondaire  “par  principe”2.    

Il est vrai que le jeune socialiste n’exagère en rien lorsqu’il se qualifie de « capitaliste » qui a « de quoi, (ô honte ! ô problème !) vivre sans travailler3 ». À la mort accidentelle de son père, lors d’une sortie d’alpinisme près d’Adelboden en Suisse, le 4 août 1899, Robert hérite, comme ses sœurs et frère, d’une part d’une fortune de millionnaire.

Seul fils cadet d’un « joaillier de la cour » du duché local, Adolphe Hertz, le père de

Robert, arrive à Paris en 1865 en provenance de Brunswick (Braunschweig), dans le Nord de l’Allemagne, où il est né le 14 juin 1841. « Commissionnaire » associé à son père Wolf, il fonde en novembre 1868 avec le dénommé Simon Stralhleim la maison de commerce Stralhleim & Hertz, sise 13, rue de Trévise dans le quartier commerçant du Faubourg Montmartre. La société en nom collectif a pour objet le développement d’un important négoce transatlantique des tissus de nouveautés. Simon Stralhleim, issu de la petite communauté juive d’Hofheim, près de Francfort, avait en effet migré aux États-Unis avant de revenir en Europe pour développer une succursale parisienne de l’imposant magasin et entrepôt qu’il fait construire à New York, dans le quartier de Soho, entre 1870-1872. Plus

précises »), le dernier mardi de chaque mois de l’année scolaire, Salle du Réchaud, au 338 de la rue Saint-Honoré puis, à partir de janvier 1914, à l’invitation de Max Lazard, au siège de son Association française pour la lutte contre le chômage, 34 rue de Babylone. Les réunions duraient 2-3 heures et recrutaient essentiellement parmi les membres parisiens de l’association.

1 En 1912, le réseau amical et intellectuel proche de Robert comptait une trentaine de personnes parmi lesquels nous pouvons distinguer trois « générations » : A) les professeurs et les mentors de la génération née en 1860 : Frederik Lawson Dodd, Paul Dupuy, Émile Durkheim, Octave Hamelin, Lucien Herr, Sylvain Lévy, Lucien Lévy-Bruhl, Antoine Meillet, Edward Westermarck, Frédéric Rauh, Salomon Reinach. B) les « aînés » de la génération 1870 : Marcel Mauss, Paul Fauconnet, Paul Alphandéry, Félicien-Robert Challaye, Max Lazard, André Morizet, Maurice Halbwachs, Pierre-Eugène Conard, Albert Thomas, Alan-Henderson Gardiner. C) les camarades de classe (génération 1880) : Edmond Bauer, Jean Hatzfeld, Jérôme Carcopino, Marcel Granet, Henri Daudin, Henri Focillon, Louis Réau, Jacques Chevalier, René Le Senne et Pierre Roussel.

2 FRH-06, d.03, lettre de R. Hertz à « Mon cher Roussel », Plas Penrhyn, Penrhyn Deudraeth Merioneth (North Wales), 19 août 1905. Cf. « Alors pourquoi je suis parti ? Te l’avourai-je ? J'ai peur que ce ne soit un peu la pression de l’opinion collective, d’un certain milieu, tu devines lequel. Durkheim et Mauss et les autres n’avaient jamais approuvé ma résolution – qu’ils trouvaient d’ailleurs vertueuse, pleine d’abnégation – d’aller préparer au bachot une demi-douzaine de petits bourgeois ; ils trouvaient absurde qu’ayant de quoi vivre à Paris, je n’en profite pas pour rester ici, travailler, à me faire une culture technique, à avancer enfin la science », ibid., Lettre de R. Hertz à « mon cher Roussel », Paris, 27 avril 1907.

3 FRH-06, d.03, pi.5, lettre à « Cher vieux coturne » [P. Roussel], Douai, 11 février 1906.

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âgé que son associé, il a une fille aînée, Finna, née à New York en 1855 mais entrée en France, par le port du Havre, la même année 1865 où Adolphe arrive à Paris. Elle ne laisse pas Adolphe insensible, et comme il est déjà un peu dans la maison... En mars 1873, l’année des 18 ans de Finna, le couple se marie et établit son domicile avenue de l’Alma, là où se trouve désormais la maison de commerce, en plein quartier de la riche bourgeoisie hausmanienne. L’alliance entre les deux familles est solide : neuf ans plus tard, Adolphe est encore le témoin de sa belle-sœur lors de son mariage1.

Entre la création de Stralhleim & Hertz et le mariage, il y a la guerre. Allemand, Adolphe

s’est réfugié de 1870 à 1871 à Bruxelles chez l’une de ses quatre soeurs – il est le seul garçon de la fratrie. À son retour, après avoir épousé Finna, il cherche à régulariser sa situation dans un pays « pour lequel [il a] des sentiments sympathiques, le désir de se faire naturaliser, et où [s]a famille et [s]es affaires l’engagent à rester2 ». Le 22 juin 1875, il obtient par décret un titre de séjour officiel, « l’admission à domicile ». L’administration tique pourtant un peu lors de la remise des papiers : c’est que M. Hertz n’est pas là en août, parti en voyage « en Amérique3 ». Lorsqu’il a rédigé sa demande, Adolphe, qui se présente comme négociant, a évidemment expliqué qu’il n’avait pas combattu, ayant rempli ses « devoirs militaires par voie de remplacement ». Dans son rapport d’enquête, le chef de cabinet du préfet de police, lui, précise que le requérant est à la tête d’une « fort belle position de fortune ». D’après les informations glanées par ses services, la maison de négoce réaliserait un chiffre d’affaire de 2 millions de francs pour 300 000 de bénéfices. « On » ajoutait que ses parents « lui aurait laissé 200 000 et sa femme lui aurait apporté une dot de 400 0004 ». C’est pourtant en 1889 seulement qu’Adolphe engage les démarches pour devenir « vraiment » français. Est-ce la naissance cette année-là de Jacques, son second fils, qui le pousse à franchir le pas ? En tous les cas, Adolphe, qui se présente désormais comme « rentier » puisqu’il est de fait « retiré des affaires », s’y prend très mal, euphémisme. Manifestement irrité par la nouvelle loi sur la conscription de 1889, qui oblige les étudiants à un service d’un an (certes contre trois aux autres, mais alors qu’ils en étaient jusque là dispensés), il expose son mécontentement lors de l’enquête. Le cabinet du garde des Sceaux se range alors à l’avis de la préfecture de police qui propose le rejet au motif suivant :

1 US Census 1860, New York, 4th D of 16th Ward, f.156 ; Landmarks Preservation Commission, « Greene

Street, 229-34 »,in Soho - Cast Iron Historic District Designation Report, City of New York, 1973, p.92 ; Anon., « Passagers sailed in steamship Europe, for Havre, via Brest », The New York Times, July 22, 1865 ; Anon., « Goods sent to a suspended Firm », The New York Times, January 23, 1884 ; Archives de Paris - V4E/3392, Registre des naissances (Paris, 8e arr.), 26 juin 1874, n°18 ; D.32U3/50, Registre du greffe du Tribunal de Commerce de Paris, 4 novembre 1868, n°1531 ; D1U1/251, Justice de paix du 8e arr., acte de notoriété du 21 janvier 1873, f. 1v et Archives nationales de France (Paris) - BB11/806X75, dossier de naturalisation d’Adolphe Hertz, pièces annexées à son acte de mariage, Jugement du Tribunal civil de 1re instance enregistré à Paris le 4 février 1873 f. 189 (copie). Pour les changements d’adresses parisiennes de la Société, voir Annuaire et almanach du commerce et de l’industrie de Paris, 1869, p.380c ; 1872, p.327c ; 1882, p.396.

2 Archives Nationales de France (AN), BB11/806X75, Demande « d’admission à domicile » auprès du Président de la République, 15 mars 1875.

3 AN - BB11/806X75, lettre au Ministre de la Justice du 11 août 1875 intitulée « renvoi d’un décret d’admission à domicile, M. Hertz Adolphe ».

4 AN - BB11/806X75, Rapport de la Préfecture de police au Garde des Sceaux, 8 juin 1875.

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De  religion  juive,  M.  Hertz  déclare  qu’il  trouve  la  France  plus  libérale  que  l’Allemagne,  mais  que  la  nationalité  lui  est  complètement  indifférente.  Il  ajoute  qu’à  la  majorité  de  ses  fils,  si  la  loi  militaire  française  n’est  pas  modifiée,  il  reprendra  la  nationalité  allemande1.  

Quatre années passent. Il peut déposer une nouvelle demande, cette fois dans les formes.

Outre les recommandations du maire du VIIIe arrondissement (qui atteste des « amitiés qu’il s’est créées dans un milieu très français ») et de Julius Oppert, membre de l’Institut2 et accessoirement connaissance du directeur des Affaires civiles au ministère de la Justice, Adolphe explique qu’il compte « finir ses jours en France », que ses cinq enfants y sont nés, surtout « qu’il tient à ce qu’ils servent dans l’armée de la France leur patrie3 ». Le préposé du bureau du Sceau note, satisfait, que le demandeur « ne persiste pas dans cette opinion » qui le conduisait à refuser les obligations militaires pour ses fils. Prudent, il assortit tout de même son accord au fait qu’Adolphe accepte en même temps que la sienne la naturalisation de sa femme et de ses enfants : c’est chose faite le 25 avril 1893. Robert, qui va fêter ses douze ans, est désormais français.

Au moment de son décès six ans plus tard, Adolphe laisse aux siens une très importante

fortune, fruit de la prospérité du négoce international développé avec son beau-père, du double héritage reçu de ses parents, enfin et peut-être surtout du placement de son argent en rentes, actions et obligations diverses. L’inventaire réalisé par le notaire pour l’acte de succession montre en effet que si les Hertz ne possèdent aucun bien immobilier, leur portefeuille de titres est plus que conséquent. Il énumère pas moins de 45 placements différents, 3 en France pour 42 dans le monde entier, parmi lesquels des rentes hongroise, argentine, brésilienne, prussienne, russe, turque ou égyptienne pour plusieurs milliers de francs ; mais aussi des obligations de chemins de fer dans les Asturies, en Suisse ou celles de la Southern Pacific en Californie ; ou enfin des actions de diverses banques européennes4. Au total, ce sont très exactement 2 241 350 francs qu’Adolphe laisse en partage, à sa femme pour la plus grosse part, mais aussi à ses cinq enfants5.

Lorsque Robert est tué en avril 1915, l’inventaire des placements mobiliers réalisé pour la succession (lui-même a diversifié son portefeuille vers l’Asie) s’élève à 252 713 francs,

1 AN - BB11/806X75, Dossier d’instruction de la demande, Préfecture de police, 10 décembre 1889. 2 Proche de la famille Hertz, Jules Oppert (1825-1905) est un assyriologue d'origine allemande, naturalisé

en 1860, professeur au Collège de France et membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. 3 AN - BB11/806X75, lettre de demande de naturalisation d’A. Hertz, 24 décembre 1892. 4 Archives de Paris – DQ7/$$$$$$, Successions (Hertz, Adolphe), 9e bureau, 19 janvier 1900, n°$$$. Par

leur variété et leur caractère mondial, les placements mobiliers du père de Robert apparaissent typiques de la structure des patrimoines parisiens de Belle Époque dont Thomas Piketty souligne « le caractère extrêmement diversifié et “moderne” » au sens où ces portefeuilles sont largement composés d’actifs étrangers (Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013, p. 588, et tab. 10.1 p. 589).

5 Pour donner une idée de cette fortune, on peut avancer que ce patrimoine mobilier de 2 241 350 francs en 1901 produisait, à travers un rendement moyen du capital investi de 4,5%, un revenu d’environ 100 000 francs par an, soit 86 fois le salaire annuel moyen de 1 152 F à l’époque. Sachant que ce ce même revenu annuel moyen avant impôt s’élève en 2013 à environ 30 000 euros, alors les revenus annuels d’Adolphe Hertz correspondraient à 2 millions 580 000 euros pour un patrimoine d’environ 57 millions d’euros (dans le classement annuel du magazine Challenges, le patrimoine de la 500e fortune française était évalué en 2012 à 64 millions d’euros). Nous remercions T. Piketty pour nous avoir suggéré ce modèle de comparaison développé dans son livre autour de l’exemple des dots dont le père Goriot et César Birotteau veulent couvrir leurs filles (Le capital au XXIe siècle, op. cit., p. 666).

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auxquels il faut ajouter les 250 000 francs apportés en dot par Alice1. On conçoit que, dans ce total, il ait pu aisément acheter, pour 150 francs, six actions de L’Humanité, pour le même montant six autres du « magasin de gros des coopératives de France », ou encore 30 titres, pour 3 000 francs cette fois, de la société anonyme des « logements hygiéniques à bon marché ». Pour le militantisme comme en vacances, les Hertz pouvaient ne pas compter : au regard d’un salaire annuel moyen s’élevant à 1 413 francs en 19142, Robert et Alice vivent dans l’insouciance.

Revenir dans la vallée d’Aoste Alice raconte que Robert « s’était promis de revenir » dans le Val d’Aoste. La décision

fut sans doute prise au printemps 1912. Il en est question dans une longue lettre du 19 mai par laquelle Robert invite son vieil ami britannique, le dentiste Frederick Lawson Dodd, à se joindre à leurs plans estivaux. Les deux familles, et peut-être même celle du Docteur George Frederick McCleary, des amis socialistes (Fabian Society) des Dodd qu’Alice et Robert avaient rencontrés lors de leur séjour londonien en 1904-1905, pourraient se retrouver à Cogne. Un an après Saas Grund où ils s’étaient à peine croisés, il était temps de s’adonner à l’alpinisme dont tous trois étaient férus. Le site était idéal, avec une vue sur le Mont-Blanc, à proximité du Gran Paradiso où les courses de haute montagne ne manqueraient pas.

Mais l’alpinisme n’était pas tout. Le bourg de Cogne se trouvait au cœur d’une fraîche vallée d’altitude accessible depuis Aoste par une piste muletière, peut-être même une route carrossable si les travaux commencés l’année précédente avaient abouti. Le lieu était à l’écart, fréquenté par quelques familles italiennes distinguées et peuplé de gens dont les « costumes et coutumes pittoresques » étaient restés « presque pures » : cela ajoutait du charme à la beauté du paysage naturel (scenery). Dans la carte postale enthousiaste que Robert avait adressée à sa mère l’année précédente après « plusieurs jours d’une vie aventureuse et vraiment sauvage » à travers le val d’Aoste, il était question d’un « district […] très retiré et primitif ». L’image s’était faite plus précise maintenant qu’il décrivait à son ami britannique une « Bretagne perdue au milieu des montagnes les plus sauvages »3.

1 Archives de Paris – DQ7/33582, Successions (Hertz, Robert-Walter), 9e bureau, 4 mai 1916, n°688.

Suivant la démarche développée à la note précédente, on peut avancer que les 500 000 francs de patrimoine déclarés pour la succession de Robert (l’équivalent d’environ un siècle de traitement d’un professeur agrégé) produisaient, placés à 4,5% en moyenne, une rente annuelle d’environ 22 500 francs, soit 16 fois le salaire moyen de 1 413 F en 1914, ou plus de 4 années de traitement si Robert avait conservé son poste à Douai. Une fortune correspondant en 2012 à environ 480 000 euros de revenus annuels (16 * 30 000) pour un capital de 10 millions d’euros. On pense évidemment, par comparaison, au mariage et à la situation patrimoniale de Durkheim qui, pour être « belle », fait presque pâle figure au regard de celle de son élève (lire Christophe Charle, « Le beau mariage d’Émile Durkheim », Actes de la recherche en sciences sociales, 55, novembre 1984, p. 45-49).

2 Un facteur dans une commune rurale gagne 1 100 F pour l’année en 1914, presque l’équivalent du salaire d’un ouvrier à plein temps (1 353 F en moyenne), et la moitié du salaire annuel d’un instituteur parisien en fin de carrière (2 500 F). Voir T. Piketty. Les hauts revenus en France. Inégalités et redistribution, 1901-1998, Paris, Grasset, 2001 annexe en ligne E, tab. E.1, E.3 et E.4. Un jeune agrégé dans un lycée de province gagne, lui, environ 4 200 F. par an (F. Cochet, Survivre au front, 1914-1918, les soldats entre contrainte et consentement, Saint-Cloud, Soteca/14-18 éditions, 2005, p. 30).

3 FRH-06, d.01, pi.48, lettre de R. Hertz à « my dear Fred », Paris, 19 mai 1912 et FRH-02, d.05, pi.44, lettre de R. Hertz à « ma maman », Le Petit-Saint-Bernard, 3 septembre 1911.

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Choisir un lieu de résidence estival n’était jamais simple pour Alice et Robert. Ils

devaient en premier lieu tenir compte de leurs parents. Le père d’Alice, Abraham, depuis qu’il était veuf et désormais âgé avait pris l’habitude de se promener au frais dans les Alpes. Finna, la mère de Robert, était quant à elle restée très mobile après le décès de son mari : habituée des « Five O’Clock » du Figaro, des courses à Auteuil et des cures thermales à Vichy, on la voyait hiver comme été en villégiature sur la Côte d’Azur (Nice, Cannes, Monte-Carlo), à La Baule ou dans les Alpes, à Chamonix, Zinal ou Sion. Passer des vacances en famille ici ou là ne lui posait pas de problème pour autant que cela se trouvait sur les circuits mondains qu’elle parcourait à longueur d’année. Mais il fallait aussi compter avec le frère cadet d’Alice, Edmond, et les quatre sœurs et frère de Robert : tous, à l’exception de Jacques, le frère cadet de Robert, s’étaient mariés entre 1900 et 1911. Fanny, l’aînée des Hertz, avait épousé la première en 1900 le médecin Léon Gorodiche, un solide révolutionnaire russe de Wilma passé par la Suisse où il milita activement aux côtés de Gueorgui Plekhanov. Cécile-Fleurette, la seconde, épousait en 1906 l’ingénieur corrézien des Ponts-et-Chaussées Léon Eyrolles, directeur-fondateur de l’École Spéciale des Travaux Publics à Arcueil-Cachan. Quant à la cadette des Hertz, Dorothea-Emma (« Dora »)1, elle s’était mariée avec le médecin Charles-Denis Mantoux le lendemain du mariage du frère d’Alice, Edmond Bauer, grand ami du lycée et condisciple normalien de Robert. C’était les 28 et 29 juin 1911 : les deux mariages « coup sur coup »2 marquaient la proximité des familles d’Alice et Robert. Cette semaine de noces fut mémorable en raison du mariage religieux de Dora et Charles, un choix qui n’allait plus de soi dans ce groupe familial peuplé de scientifiques et d’intellectuels. Robert observa les « scrupules rationalistes » des uns et des autres en marge d’une cérémonie où « nous tous » étions, écrivait-il à Dodd, « profondément émus par l’impressionnante grandeur et solennité de l’antique célébration religieuse »3.

Les affinités sociales et culturelles comptaient pour beaucoup dans la cohésion du groupe

familial et la volonté, chaque année renouvelée, de séjourner ensemble le temps des vacances. En 1912, la « joint-family 4», comme aimait à la nommer Robert, comptait 14 adultes et 9 enfants. Il devenait de plus en plus difficile de rester groupé et de maintenir, comme par le passé, l’alternance entre mer et montagne. Alice et Robert avaient passé en famille le mois d’août 1907 à Rideralp, celui de juillet 1908 sur la côte normande ; août 1909 dans les Alpes suisses ; juillet 1910 en Bretagne ; juillet 1911 à Chamonix. Pour 1912, Cécile avait proposé Varengeville-sur-Mer. Alice et Robert ne pouvaient pas suivre : il était délicat de laisser le père d’Alice seul dans les Alpes. Pour le couple, le choix de Cogne résultait donc d’un arrangement. Alice était partie seule de Paris le 11 juillet avec son fils Antoine (« Toinet », 3 ans) accompagné de sa Fräulein (nurse). Abraham, le père d’Alice, et la famille Gorodiche au grand complet étaient venus les accueillir à la descente du train : il y avait Léon et Fanny ainsi que leurs six enfants : Jean (10 ans), Élisabeth (8 ans), Rose-Marie

1 Dora, où plutôt sa mère, avait d’abord songé (en 1908) au fils Alphandéry, ou à Maxime David, mais ils

étaient soit déjà pris soit trop jeunes. Voir FRH-22, d.01, pi.10, lettre de Finna Hertz à « mon Bob chéri », Les Mayeux de Sion, 17 août 1908.

2 FRH-06, c.05, pi.11, lettre de R. Hertz à « mon cher ami » [Louis Réau], Paris, 5 juillet 1911. 3 FRH-06, d.01, pi.40, lettre de R. Hertz à « my dear Fred », Paris, 2 juillet 1911 (nous traduisons). 4 FRH-02, d.05, pi.8, lettre de R. Hertz à « ma chère maman », Guethary (Basses-Pyrénées), avril 1907.

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(6 ans), Pierre (4 ans), Françoise (3 ans) et le petit Philippe (1 an)1. Alice logerait comme l’année précédente avec son père au Splendid Hôtel des Praz de Chamonix tandis que les « Goro » avaient leur villa à Chamonix, à moins d’une demie heure de marche, où viendraient bientôt les rejoindre la mère de Robert et Jacques Adolphe, le cadet de la famille Hertz (23 ans). Les deux autres sœurs de Robert, Cécile et Dora ainsi que leur famille étaient à Varengeville-sur-Mer où Finna et Jacques iront finir l’été. Seuls Edmond, le frère cadet d’Alice, et son épouse Renée-Lucie Kahn faisaient bande à part2.

Pour Robert, resté quelques jours seul à Paris, les semaines avant le début des vacances

avaient été très occupées. Il fallait satisfaire son double agenda politique et scientifique. Le 27 juin, c’était l’Assemblée générale de l’École socialiste dont il était un pilier. Vieux routier des Universités populaires, il était un des conférenciers bien connu du « public socialiste » et s’était à nouveau engagé à donner un cycle de conférences. Après le Fabianisme, ce serait sur le thème « Société primitive », à partir de janvier 1913. Des conférences de vulgarisation qu’il démarquerait aisément de ses cours à l’EPHE comme il l’avait déjà fait en avril 1911 devant le public du Cercle Versaillais de la Ligue de l’Enseignement3. Le 2 juillet, il anima une discussion sur l’exposé que François Simiand avait consacré à « La théorie de la valeur économique et le socialisme »4. Côté scientifique, son compte-rendu du livre de Foucart pour la Revue de l’histoire des religions était bouclé5. Il lui restait maintenant à réviser ses fiches pour le prochain, bien plus important : la 3e édition révisée et augmentée du Golden Bough de James George Frazer. Il y avait consacré sa semaine du dimanche 30 au vendredi 5 juillet puis était passé à la bibliothèque de l’École normale supérieure pour emprunter le volume 2 qu’il emporterait en vacances. Ce sera une des rares lectures de l’été avec les Formes élémentaires de la vie religieuse que Durkheim venait de lui adresser avec une très belle dédicace : « À mon cher ami R. Hertz ».

À la date du 18 juillet, son agenda marque : « piolet / départ ». Vu de Paris, Cogne était

au bout du monde. Il lui faudra 13 heures par le train express de nuit jusqu’à Chamonix où il retrouvera les siens puis, le lendemain, 4-5 heures d’autocar pour au arriver au col du Grand Saint Bernard où Alice, Robert et Antoine passeront la nuit avant de descendre sur Aoste. La route carrossable jusqu’à Cogne n’était pas achevée : il fallait encore compter 6 heures à pied pour parvenir à la petite ville qui se trouvait à 1 575 mètres d’altitude.

1 FRH-20, d.05, pi.7, lettre de « papa » [Abraham Albert Bauer] et d’Alice à « Mon cher Robert », Les Praz

de Chamonix, 12 juillet 1912. 2 Notre enquête sur la parentèle de R. Hertz procède d’un dépouillement intégral de la correspondance

intra-familiale ainsi que de recherches systématiques dans les archives de l’état-civil et, lorsque nous avons pu y avoir accès, dans celles des notaires. Les professions indiquées sont celles déclarées au moment du mariage de chacun.

3 Anon., « Cercle versaillais de la Ligue de l’Enseignement », L’Écho de Versailles et de Seine-&-Oise, 23e année, 15 (1161), vendredi 21 avril 1911, p. 1d-2a. Le texte de la conférence est conservé : FRH10-N03, La religion des primitifs. Conférence faite à la Ligue de l’enseignement de Versailles en avril 1911, ms, 12 f.

4 FRH-16, d.04, pi.24, Compte rendu de l’exposé de François Simiand « La théorie de la valeur économique et le socialisme », 1912 (juin / juillet), 9 f.

5 Robert Hertz, « Revue des livres - Analyses et comptes rendus - George Foucart. - Histoire des religions et méthode comparative. - Paris, Alphonse Picard, 1912, 1 vol. in-12 de clxiv-450 pages », Revue de l’histoire des religions - Annales du Musée Guimet, 66 (2), septembre-octobre 1912, p. [253]-259.

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2) L’Hôtel  de  La  Grivola  

Source : dessin anonyme, Cogne (c.1880). La « petite auberge » à 7 francs où Alice et Robert posent leurs valises le 20 juillet 1912

est signalée depuis le milieu des années 1860 par la presse européenne spécialisée dans l’alpinisme1. L’hôtel de La Grivola est avant tout une résidence pour sportifs, « simple but good ». Le propriétaire-gérant, fils cadet du dernier notaire de Cogne, fait tourner l’établissement avec sa nombreuse famille et l’aide de deux domestiques. « À part l’hôtelier, écrit Robert, cet hôtel est parfait pour nous ». En effet, les clients doivent s’accommoder de l’étrange huis-clos où ils se trouvent plongés malgré eux : « le patron, écrit Hertz, quand il est saoul, ce qui lui arrive plusieurs fois par semaine, casse tout son matériel et bat sa femme, ses enfants et ses servantes ; c’est tout juste s’il épargne ses pensionnaires ». D’abord choqué, l’auteur du très hygiéniste Socialisme et dépopulation finira par ironiser sur les « crises de délire alcoolique de notre délicieux propriétaire, Albin Gérard, “signor

1 Le récit du séjour d’Alice et Robert à Cogne, outre ses notes et matériaux d’enquêtes proprement dits,

s’appuie sur les sources suivantes : FRH-02, d.05, pi.45, lettre de R. Hertz à « Chère maman et chers frère et sœurs », Hôtel de La Grivola, Cogne, 25 juillet 1912 ; FRH-20, d.02, pi. 16, lettre incomplète d’Alice à « Mme Hertz » avec un ajout de Robert à sa « maman » s.d. [c.20 août 1912] Hôtel de La Grivola ; FRH-22, d.01, carte postale du Lac de la Sassière – [Fanny Hertz] – Val d’Isère, 9, Août 1912, à Madame R. Hertz, Hôtel de La Grivola (Cogne) Val d’Aoste – Italie ; FRH-23, d.05 – Agenda Bijou 1912 ; FRH – Collection d’objet, non classé ; Collection de Paolo Foretier (Cogne) – Carte postale de R. Hertz à Paul-Alphonse Farinet, Cogne, 24 juillet 1912. L’identification des courses en montagne à partir de l’agenda de Robert Hertz dont la graphie est aléatoire a été possible grâce à l’aide du guide Albino Savin (Cogne), que nous remercions vivement. Enfin, lors de notre séjour à Cogne, notre ami Paolo Foretier nous a signalé l’existence d’un ancien registre de l’Hôtel La Grivola auquel nous n’avons pas réussi à avoir accès.

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Albinos” comme nous l’appelons » : « Mais, que voulez-vous ? », écrit-il, « ça fait partie du “charme de Cogne” » :

Nous   avons   même   à   notre   palace,   deux   petits   laquais   vêtus   de   vert   réséda,   avec   deux  rangées  d’énormes  boutons  d’or  et  le  tout  surmonté  d’une  casquette  prestigieuse  :  ce  sont  les  deux  petits  gosses  du  propriétaire  qu’il  a  costumés  ainsi,  un  jour  qu’il  voyait  grand  ;  ils  répondent  aux  doux  noms  de  Charles  et  de  Zéphirin.  Ils  ont  d’ailleurs  6  frères  ou  sœurs  qui  ne  portent  pas  encore  l’uniforme  et  traînent  dans  le  ruisseau.  Je  crois  bien  qu’il  y  en  a  un  neuvième  en  route1.  

3) La  famille  de  l’hôtelier  Albin  Gérard.  

Source : Cogne, collection privée. En arrivant à l’hôtel de La Grivola, Alice et Robert se retrouvèrent isolés de leurs

proches. Les Dodd n’avaient pas pu les rejoindre et, pour la première fois depuis leur année en Angleterre, la petite famille nucléaire s’apprêtait à passer de longues semaines de vacances sans leurs parents, frères, sœurs et cousins réunis. Cela leur permettrait d’échapper aux convenances familiales – Robert évoque « en particulier » son beau frère Eyrolles qui « aurait trouvé que ça sentait un peu trop ce ‘peuple’ dont il prétend être sorti », mais aussi de se soustraire à « la société de l’hôtel », ce petit monde de relations mondaines nouées par la joint-family sur ses lieux de villégiatures huppés. À Biarritz, par exemple, d’où Robert écrivait à sa mère : « tu connais bien cette société cosmopolite, la même sans doute qu’à

1 FRH-02, d.05, pi.45, lettre de R. Hertz à « Chère maman et chers frère et sœurs », Hôtel de La Grivola,

Cogne, 25 juillet 1912 et Robert Hertz, Socialisme et dépopulation, Paris, Librairie du Parti Socialiste, « Cahiers du Socialiste » - 10, 1910, 32 p.

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Nice et Monte-Carlo ; où princes russes et millionnaires yankees se coudoient avec des rastas espagnols et des Parisiens de tous les mondes 1». Ici, à Cogne, les choses se présentaient autrement. À la différence de Biarritz ou Chamonix, il n’y avait « presque pas d’“étrangers”, pas d’autos, pas de casino, pas de poussière, pas de longue-vue ». Robert s’en réjouissait.

4) Robert,  Alice  et  Antoine  Hertz  (à  Cogne  ?)  

Source : © Collège de France. Archives Laboratoire d’anthropologie social / Fonds Archives photographiques

(FRH_07_P_03_109). L’absence d’entre-soi familial et mondain ouvrait une parenthèse sociale. Dans la petite

ville de Cogne, la « société des hôtels » – il y en avait seulement deux, était réduite à

1 FRH-02, d.05, pi.8, lettre de R. Hertz à « ma chère maman », Guethary (Basses-Pyrénées), avril 1907.

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« quelques Parisiens du Club Alpin » et surtout des touristes italiens que le couple ne semble pas avoir fréquentés. Ils avaient bien cherché à revoir P.-A. Farinet lors de leur passage à Aoste, mais celui-ci était déjà parti en villégiature dans une autre vallée. Sans interlocuteurs privilégiés, sinon les collègues du Club Alpin Français (« Pour la Patrie par la Montagne », suivant la devise inscrite sur l’insigne de Robert), la petite famille consacra sa première quinzaine de vacances à la découverte pédestre du val de Cogne et des « gens du pays ». Sac au dos, gourde et appareil photographique en bandoulière, Alice et Robert rayonnèrent depuis leur hôtel, à petites distances, visitant d’abord les villages et les hameaux de la vallée principale, puis ceux des vallons latéraux. Le territoire agro-pastoral du val de Cogne était varié. Ils traversèrent les pâturages de printemps (maïen), grimpèrent jusqu’aux chalets où se trouvaient les fabrications de gruyères (alpéages ou « montagnes »1) et passèrent même la nuit dans une étable d’altitude à Arpisson (60 vaches). Disponibles, ils pouvaient s’intéresser aux gens et aux choses : ils photographièrent les costumes traditionnels, les habitations en bois, quelques outils et des paysans avec leurs bêtes. Ils discutèrent aussi avec les gens du pays, mais de cela nous n’avons pas de traces directes, sinon que Robert trouva « délicieux » de rencontrer « des sauvages qui parlent français ». C’était, ajoutait-il, la grande différence avec les Bigoudens2.

La randonnée alpine du 3 au 10 août 1912 Les lacs de Loie et Lussert (2 793 m) ainsi que le pic de Momperz par Chaz Sèche

(2 820 m) furent des buts d’excursion autrement plus sportifs, sans doute préparatoires à la « tournée » dont Robert avait commencé à discuter avec ses collègues du Club Alpin. Nous ignorons comment se décida le but de cette longue randonnée de 11 jours qui l’emmena de l’autre côté de la barrière rocheuse séparant la vallée d’Aoste du Piémont. Était-ce la « mère des deux guides », Marie-Célestine Gérard (66 ans), qui parla la première à Robert de la Saint Besse ? Toujours est-il que l’itinéraire qu’il suivit pour s’y rendre n’emprunta pas le chemin le plus direct depuis Cogne.

Hertz partit accompagné de ses guides le matin du 3 août. Ils couchèrent dans un chalet avant de passer, piolets en main, les glaciers du col de l’Herbetet (3 300 m) et de redescendre du côté de Pont-Valsavarenche où ils firent étape. Le surlendemain, la petite cordée franchit le col de Rosset (3 023 m) pour se rendre à Rhêmes-Notre-Dame. Robert y était attendu par sa sœur Fanny venue de Chamonix : ils entreprirent ensemble une « merveilleuse traversée » jusqu’à Val d’Isère par le col de la Goletta (3 120 m), une « des plus belles courses de montagne que j’ai jamais faites » selon la carte postale que Fanny adressa à Alice le 9 août. Pressé, Robert avait continué seul par le col de la Galize (2 998 m.) jusqu’à Cerésole puis, sans doute en voiture, à Pont-Canavese où il passerait sa première nuit dans le Piémont. Son agenda indique quelle avait été l’étape du lendemain 10 août 1912 : « Campiglia – S. Besse ».

1 Les « montagnes » et chalets étaient des lieux économiques et sociaux de première importance, valorisés

comme tels mais aussi, bien avant que les folkloristes ne s’y intéressent, en raison de leur esthétique. Voir Joseph-Antoine Jeantet, « La vallée de Cogne. I. Topographie des chalets », Bollettino del Club Alpino Italiano, 15, 2e semestre 1869, p. 242-250.

2 FRH-02, d.05, pi.45, lettre de R. Hertz à « Chère maman et chers frère et sœurs », Hôtel de La Grivola, Cogne, 25 juillet 1912.

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5) Robert  Hertz  alpiniste.  

Source : © Collège de France. Archives Laboratoire d’anthropologie social / Fonds Archives

photographiques (FRH_07_P_02_077). Cette mention et les trois clichés photographiques que Robert Hertz réalisa ce jour-là sont

les premières inscriptions matérielles de son intérêt pour « S. Besse ». L’agenda est précieux. Il montre que Robert combina son itinéraire sportif à travers le massif du Gran Paradiso en sorte de revoir sa chère sœur aînée puis assister à la cérémonie du 10 août, de l’autre côté de la frontière régionale et linguistique séparant le val d’Aoste du Piemont. Cet agenda précise qu’en se rendant au sanctuaire de saint Besse depuis Pont Canavese via Ingria, Ronco, Valprato puis Campiglia, Hertz emprunta un chemin qui était celui des touristes du Piémont et d’ailleurs. C’était aussi un chemin de pèlerinage, mais Robert ne nota rien des « chapelles de S. Besse » et autres saints qui balisent cette « route directe » vers le sanctuaire (le pharmacien de Ronco, Giovanni Guazzotti, les lui signalera après-coup). Prises à distance de spectateur, parmi les quelques touristes présents, ses photographies de la Saint-Besse 1912 rappellent ses premiers clichés photographiques, du temps des vacances à Loctudy (Bretagne), quand il venait d’acquérir son précieux appareil (juillet 1903) et s’essayait à saisir, en photographe amateur, des scènes collectives présentant un intérêt folklorique, comme par exemple le pardon de Bangor à Belle-Ile-en-Mer (juillet-août 1904). Depuis, sa technique et ses centres d’intérêts s’étaient précisés. En atteste la qualité de ses clichés du 10 août, sur lesquels nous reviendrons. L’important, ici, est

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d’observer que ces prises de vues furent suivies et documentées, le même jour, par des conversations notées auprès du curé de Valprato et du pharmacien de Ronco. Les photographies comme les notes de conversations rapidement prises sur les pages vierges d’un petit livret hagiographique, la Vita e Miracoli di San Besso martire tebeo, compatrono della diocesi d’Ivrea (Torino, 1900), marquent – au sens littéral du terme – le début d’une petite enquête de folklore qui allait l’occuper jusqu’à la fin de ses vacances, et même au-delà.

Une promenade folklorique dans le val de Cogne Robert prit le train à Turin le dimanche 11 août et fut de retour à Cogne, via Ivrée puis

Aoste, le lendemain. Il commença par mettre au propre ses quelques notes italiennes prises en marge de la Vita e Miracoli di San Besso. Les choses allèrent ensuite assez vite : durant une quinzaine de jours, crayon en poche, il se promena à nouveau avec Alice à travers le val de Cogne pour mener sa petite enquête auprès des « gens du pays ». Au bourg comme dans les villages et les hameaux alentours – à Gimillan, Moline, Epinel et Vieyes, mais aussi plus haut dans les chalets ou « montagnes » du Grand Momenon, Grauzon et Le Pousset, il discuta de « Saint Besse » (« S.B. », suivant ses notes) avec les hommes et les femmes qui s’y trouvaient, jeunes et vieux. Il interrogea le petit monde des « agricoles » (cultivateurs, apiculteurs, bergers, fromagers, propriétaires), mais aussi un maçon, un maître d’école, le secrétaire de mairie et un brigadier garde-chasse. Qui était saint Besse ? Pourquoi les gens de Cogne vont-ils à la fête du 10 août ? Qu’est-ce que la « fouillace » que portent les femmes lors de la procession ?1

Bâtie en plein centre de la très petite ville de Cogne (140 familles), la tumultueuse

« auberge » de La Grivola depuis laquelle Alice et Robert rayonnaient devint le camp de base de l’enquête. En y séjournant de longues semaines, isolé de ses proches et des distractions mondaines inexistantes, Hertz put observer à loisir et noter la « vie locale très intense » de la communauté de Cogne. Une communauté ancrée sur un réseau serré de parentèles à l’intérieur duquel les familles du patron Gérard et de son épouse Angélique Marie Gilliavod étaient très anciennement insérées2. Cela facilita son accès à plusieurs des personnes enquêtées : apparentés à l’hôtelier, ses deux guides Gérard lui ouvrirent non seulement la porte de leur mère Marie-Célestine née Charrance, mais aussi celles de leur beau-frère Pierre-Théophile Guichardaz et du beau-père de Gaspard, le fromager Celestin-

1 Hertz ne notait guère les questions qu’il posait, se contentant des réponses. Il est néanmoins possible de reconstituer des bribes d’interactions (infra) et, à partir des réponses notées les plus fréquentes, de déduire les trois questions génériques que nous mentionnons. 2 Les quelques 140 foyers que comptait Cogne en 1912 possédaient des « livres de famille » qui ont été copiés en 1683 puis complétés en 1870, 1881 et 1996-2002. Ces livres décrivent l’organisation sociale en différentes « branches » distinctes des 28 patronymes présents dans la commune à l’époque. Cf. Anselme-Bienvenu Buttier, Recueil de quelques faits consignés dans une mémoire de Jean-Pantaléon Guichardaz l’an 1683 et recopié par Buttier A.-B. de Cogne, fait l’an 1870. Livre des archives contenant tous ce que on a pu trouver dans la tradition de divers siècles à Cogne en abrégé, écrit le 12 mars 1870, ms. de 327 pages, plus 10 pages contenant l’index ; Volume manoscritto di 909 pagine (Anselmo Benvenuto, 7 agosto 1881) contenant la généalogie patrilinéaire des principales familles de Cogne ; Attilio Burland, Familles de la communauté de Cogne, n°1-31, Cogne, Bibliothèque Communale de Cogne, mars 1996 - avril 2002.

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Gabriel Ruffier. L’hôtel fut enfin la boîte postale du petit secrétariat que l’enquêteur y installa. En effet, vers la fin du mois d’août, Robert doubla son enquête orale d’une enquête par correspondance par laquelle il chercha à joindre les érudits résidant à Aoste, Ivrée ou Turin, laïcs et ecclésiastiques, qui pourraient l’éclairer sur des points d’histoire et du folklore de la Saint Besse ou lui adresser des indications bibliographiques sinon des copies de documents locaux autrement inaccessibles. Il pouvait pour cela s’appuyer sur l’ami Farinet qui lui fournit maintes recommandations auprès de l’intelligentsia valdôtaine et même au-delà d’Aoste.

Les deux dernières semaines passées à Cogne furent donc riches de relations nouées autour du travail d’enquête. Un réseau de correspondance avait été mis en place et une vingtaine de personnes directement interrogées, tantôt individuellement, tantôt en famille ou en groupe. À quelques jours de son départ, Robert écrivait à sa « Chère Maman, et chers frère et sœurs réunis à Varengeville » qu’il allait quitter « un pays auquel on s’attache extraordinairement ». Alice et lui ramenaient dans leurs valises « un vrai musée : statues de la vierge et des saints, assiettes en étain, plats en cuivre, vieux gobelets de bois, bonnets et colliers de perles comme en portent les enfants », de nombreuses photographies de vacances (famille, paysages, excursions et alpinisme) et aussi, ce qui était pour lui nouveau, « un paquet de notes sur la légende et le culte de Saint Besse »1.

Le « paquet de notes » que Robert signale mais ne détaille pas dans cette lettre du 29 août renfermait son matériau d’enquête folklorique, soit un petit vrac que nous pouvons ainsi reconstituer :

Trois  photographies  du  10  août  1912,  46  demi-­‐feuillets  d’entretien  partiellement  notés,  un  peu   de   correspondance   avec   des   érudits   de   la   région,   une   médaille   en   cuivre   de   saint  Pancrace  («  S.  Pancrazio  Mart.  Presso  Pianezza  »),  deux  images  de  dévotion  de  «  S.  Besso  –  martire  »,   une   petite   pierre   de   saint   Besse,   des   cartes   postales   des   «  Costumi   della   Valle  Soana  »,  du  «  Santuario  S.  Besso  (m.2  047)  -­‐  Campiglia  Soana  »  et  de  «  Ronco  Canavese  (m.  1  000)  –  Panorama  »  et   trois  brochures  ecclésiastiques  :   la   fameuse  Vita  e  Miracoli  di  San  Besso   («  Con   approvazione   Ecclesiastica  »),   la   notice   sur  Le   sanctuaire   de   Notre-­‐Dame   de  Guérison   à   Courmayeur   éditée   par   l’Imprimerie   catholique   d’Aoste   à   l’occasion   du  Couronnement  de   la  Vierge   (1909)  et   la  Conférence   sur   le   sanctuaire  du  Berrier   de   l’abbé  Clapasson  extraite  des  Actes  du  Congrès  Marial  d’Aoste  (Aoste,  1910).  

Comme tels, et le « musée » d’antiquités et le « paquet de notes » de Robert Hertz

témoignent d’un certain « goût pour le folklore », selon l’expression de feu son oncle Antoine-René Stiébel2. Mais cette passion ou loisir partagé au sein de sa parentèle et de ses relations mondaines ne serait presque rien si le « sociologue à lunettes » n’avait décidé d’en faire le matériau premier d’une étude dont le plan de rédaction primitif est intitulé : Saint Besse. Un culte de roche sacrée dans une vallée chrétienne des Alpes en 1912.

1 FRH-02, d.05, pi.45, lettre de R. Hertz à « Chère maman et chers frère et sœurs », Hôtel de La Grivola,

Cogne, 25 juillet 1912. 2 Au décès de son oncle folkloriste, R. Hertz avait été désigné comme tuteur de ses neveux à qui avait été

légué une importante bibliothèque d’ouvrages de folklore dont une partie se retrouvera dans la bibliothèque personnelle d’Alice et Robert. Voir AN, Minutier Central, ET/LXXXVII/2108, Inventaire après-décès de M. René Stiébel, 4-5 avril 1902, testament et Nicole Belmont, Registre d’inventaire des ouvrages tirés du Fonds Robert Hertz, s.d. [c.1967], 51 p. Sur l’activité folkloriste de cet oncle, voir Paul Sébillot, « Nécrologie : René Stiébel », Revue des traditions populaires, 17 (1), janvier 1902, p. 62.

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La Revue de l’histoire des religions Après plusieurs semaines de travail en bibliothèque à Paris, au printemps 1913, « Saint

Besse. Étude d’un culte alpestre » est publié dans la Revue de l’histoire des religions. Cette revue d’érudition était adossée au petit monde savant de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études. L’auteur s’y rattachait depuis qu’il avait commencé une thèse de Doctorat sur Le Péché et l’expiation dans les sociétés primitives et s’était inscrit, en novembre 1906, à la dite « école des sciences religieuses » pour y suivre le séminaire « Religions des peuples non civilisés » de son ami Marcel Mauss1.

Hertz devint un auditeur régulier de ce séminaire où il participa à l’élaboration collective

d’un questionnaire d’enquête colonial présenté sous la forme « d’instructions ethnographiques pour l’observation directe des populations soumises à la République dans l’Afrique Occidentale et le Congo »2. Cet exercice de « Sociologie descriptive », caractéristique de la manière dont Mauss entendait exercer son magistère au sein de l’École Pratique des Hautes Études, occupa l’ensemble du second semestre 1906-1907. Il se prolongea au premier semestre de l’année suivante avant que ne reprennent les leçons, tout aussi pratiques, de critique et d’analyse sociologiques des matériaux ethnographiques : « Explications de documents ethnographiques concernant les systèmes religieux de l’Afrique » et, en se fondant sur les observations récemment publiées de l’ethnologue Matilda Coxe Stevenson, réexamen des « Rapports entre la religion et les clans chez les Indiens des Pueblos »3. Formé à l’anthropologie britannique sur les bancs de la London School of Economics and Political Science et, mieux encore, dans « cet admirable laboratoire qu’est la bibliothèque du British Museum »4, Hertz ne se trouva pas dépaysé face aux matériaux et aux méthodes qui étaient au cœur de l’enseignement de Mauss. La

1 Archives de l’EPHE – Registre d’inscription, année 1906-1907, n°6657, 27 novembre 1906 et, id., année

1907-1908, n°7315, 21 février 1908. La désignation non-officielle « école des sciences religieuses » se trouve en tête du registre d’inscription de l’année 1912.

2 Marcel Mauss, « I. Religions des peuples non civilisés », École Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuses, Rapport sommaire sur les conférences de l’exercice 1906-1907 et le programme des conférences pour l’exercice 1907-1908, Paris, Imprimerie nationale, 1907, p. 36.

3 Marcel Mauss, « I. Religions des peuples non civilisés », op. cit., p. 41-42 ; William Henry Holmes (ed.), Twenty-Fourth Annual Report of the Bureau of American Ethnology to the Secretary of the Smithsonian Institution, 1902-1903, Washington, government printing office, 1907, xl-846 p.

4 La formule de Hertz est tirée du compte rendu qu’il donne de l’ouvrage de son professeur Edvard A. Westermarck. Voir Robert Hertz, « Revue des livres - Analyses et comptes rendus : Ed. Westermarck. - The origin and development of the moral ideas. - Londres, Macmillan, 1906-1908, 2 vol. in-8° de xxi-716 et xv-852 pages », Revue de l’Histoire des Religions - Annales du Musée Guimet, 62 (2), septembre-octobre 1910, p. 234. Pour les livres consultés au British Museum ainsi que les bribes de notes de cours prises lors de son séjour à Londres, voir FRH-12 – Robert Hertz, Walker’s ‘Back-Loop’. Memorandum Book. [1904-1905], London, « 12 Bisham Highgate N. », ainsi que l’essentiel des sources bibliographiques citées dans Robert Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort », art. cit., p. 48-137. Pour le programme des cours suivis à Londres, voir « Detailed List of Lectures, Classes, and Seminars arranged for the Session 1904-1905 », The London School of Economics and Political Science (University of London), Calendar for Eleventh Session, 1904-5, London, The London School of Economics and Political Science, 1904, p. 56 (« Sociology »), p. 118 (Alfred Cort Haddon’s Syllabus on « Ethnology – Tropical and Sub-Tropical People of Africa, Asia, and Australasia »), p. 130 (Mrs [Beatrice] Sidney Webb’s Syllabus on « Methods of Investigation ») et p. 131 (E. Westermarck’s Syllabus on « Sociology »).

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dextérité avec laquelle il analysa quantité de textes ethnographiques (plus de 200) pour son imposante « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort » publiée en août 1907 témoigne de cette familiarité. En témoigne aussi le fait que Hertz fut rapidement amené à suppléer Mauss, dès le premier semestre 1908, époque à laquelle, « sous le patronage » du maître, la « conférence » du mardi devint celle du disciple1.

Le séminaire de Mauss, tout comme celui connexe d’Henri Hubert (« Religions primitives de l’Europe »), constituait pour les jeunes gens de la génération de Hertz un lieu privilégié de formation à la critique des sources ethnographiques, à la « méthode comparative » et à la « sociologie religieuse ». La Revue de l’histoire des religions, longtemps dominée par des approches strictement historiques des sources, documents et monuments religieux, ne pouvait guère éviter les débats anthropologiques du moment sur le « totémisme » ni rester indifférente à la mise en circulation internationale de matériaux ethnographiques et folkloriques toujours plus nombreux. L’arrivée en 1908 du jeune historien médiéviste Paul Alphandéry à la tête de la revue facilita cette ouverture à la nouvelle génération de savants : Arnold Van Gennep publia en juillet-août 1908 un long article de défense et illustration de la « méthode comparative » contre la « méthode historique » tandis que Hubert et Mauss, dans la livraison suivante de septembre-octobre, donnaient en avant première au public historien de la Revue de l’histoire des religions leur « Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux »2, ce manifeste pro domo qui irrita tant Émile Durkheim3.

L’année suivante, la couverture mentionne que la revue est désormais publiée « avec le concours » de Hubert, Mauss et Van Gennep. Hertz ne tarda pas à leur emboîter le pas en inaugurant sa collaboration à la revue par un compte rendu des Mélanges d’histoire des religions d’Hubert et Mauss dans lequel il se disait empêché de « dire librement tout le bien que je pense de leur œuvre » en raison des « liens étroits de communauté intellectuelle,

1 Robert Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort », art. cité. ; la notion

indigène de patronage est celle employée dans le rapport annuel de la Section (1909) et reprise dans l’étude contemporaine et très documentée de Jules Toutain, « La Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études, de 1886 à 1911 », École Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuses, Rapport sommaire sur les conférences de l’exercice 1909-1910 et le programme des conférences pour l’exercice 1910-1911, Paris, Imprimerie nationale, 1912, p. 58. De 1908 à 1910, 28 élèves prirent des inscriptions à la Section de sciences religieuses pour suivre le cours de Robert Hertz.

2 Arnold Van Gennep, « Totémisme et méthode comparative », Revue de l’histoire des religions – Annales du Musée Guimet, 58 (1), juillet-août 1908, p. 34-76 ; H. Hubert et M. Mauss, « Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux », Revue de l’histoire des religions - Annales du Musée Guimet, 58 (2), septembre-octobre 1908, p. 163-203.

3 Durkheim écrit à son neveu que la lecture de cette préface lui avait causé un « gros chagrin ». Il reprochait non seulement à Mauss d’écrire « comme si tout le monde avait les yeux sur toi et s’intéressait à tes moindres pensées », mais aussi d’« éventer » quelques idées clefs du « livre en préparation » (Les Formes élémentaires de la vie religieuse) sur lequel il travaillait. Il y avait là un fait de génération, bien vu par Van Gennep qui, en février 1909, écrit à son ami Mauss que « dans 10 ans », les « garçons en vue de notre génération, doués de quelque puissance de travail et d’énergie pratique,… Dussaud, Alphandéry, vous, Hubert, Beuchat, moi ; votre copain Hertz etc. … aurons fait de ce qui était nouveau quelque chose d’admis, de banal. » IMEC – Fonds Marcel Mauss, 13.20, lettre d’A. Van Gennep à « Mon cher Mauss », Paris, 14 février 1909 et lettre de Durkheim à « Mon cher Marcel », Lundi soir [novembre 1908] éditée dans Émile Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, présentées par Philippe Besnard et Marcel Fournier, avec la collaboration de Christine Delangle, Marie-France Essyad et Annie Morelle, Paris, PUF, « Sociologies », 1998, p. 390.

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d’affection et de reconnaissance qui m’unissent aux auteurs »1. C’est dans cette lignée et à partir de ce moment qu’il livra chaque année à cette revue d’importants comptes-rendus ne manquant jamais de souligner les apports scientifiques de la « méthode sociologique », de l’« enquête ethnographique » et de l’« expérience directe des faits ». Durkheim lui-même avançait au diapason de la nouvelle génération de chercheurs : « Rien n’est plus injuste, écrit-il, que le dedain où trop d’historiens tiennent encore les travaux des ethnographes. Il est certain, au contraire, que l’ethnographie a très souvent déterminé, dans les différentes branches de la sociologie, les plus fécondes révolutions »2.  

La publication en 1913 de Saint Besse participait de ce débat sur les méthodes et les

programmes scientifiques. Pour Hertz, la Revue de l’histoire des religions était un lieu désormais ouvert où faire la démonstration, par un article de fond combinant matériaux ethnographiques et historiques, que « l’historien des religions » ne devrait pas « négliger ces précieux instruments de recherche que sont une paire de bons souliers et un bâton ferré ». Paul Alphandéry, en position de passeur avec le segment historien des « sciences religieuses », se souvient que la rédaction de la revue ne resta pas indifférente à la démonstration de son collègue et ami Hertz : « il se trouva que rarement nous avions rencontré une œuvre aussi originale et vigoureuse »3. La vigueur théorique était sans doute celle du bon élève, du brillant agrégé de philosophie qui, dès sa sortie de l’école normale supérieure (1903), se trouva recruté dans les rangs de L’Année sociologique et porté par le formidable effort collectif en matière de « sociologie religieuse », ce programme scientifique autour duquel s’organisait l’essentiel de l’investissement intellectuel des principaux collaborateurs de la revue dirigée par Durkheim. Quant à « l’originalité » de Hertz, qui fit hiatus parmi ces mêmes durkheimiens, elle avait à voir, croyons-nous, avec les circonstances et les déterminations extra-académiques de son enquête de terrain dans les Alpes.

1 Robert Hertz, « Revue des livres - Analyses et comptes rendus : H. Hubert et M. Mauss, Mélanges

d’histoire des religions (Travaux de l'Année sociologique). 1 vol. in-8, de xlii-236 pages. - Paris, Alcan, 1909 », Revue de l’histoire des religions - Annales du Musée Guimet, 60 (2), p. 219.

2 « Introduction », Les Formes élémentaires…, op. cit., p. 9. 3 Paul Alphandéry, « In Memoriam, 1914-1918 », Revue de l’histoire des religions, 79, 1919, p. 338.

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6) Couverture  de  la  Revue  de  l’histoire  des  religions,  1913.  

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Saint Besse, étude d’un culte alpestre (Robert Hertz) Robert Hertz*

[115] Tous les ans, le 10 août, au fond d’une vallée reculée des Alpes Grées italiennes,

une foule dévote et joyeuse s’assemble en pleine montagne, à plus de 2.000 mètres d’altitude : c’est la fête de saint Besse, le protecteur de Cogne son saint protecteur et du val Soana. Cette fête offre aux étrangers assez rares qui en sont les témoins un spectacle pittoresque et poétique. À l’intérieur et aux abords de la petite chapelle, blottie contre une roche abrupte, se presse le peuple bariolé des pèlerins. Les vives couleurs des costumes du Canavais tranchent sur la grisaille des rochers et sur la verdure monotone des prés. Aussitôt la procession et le service terminés, des groupes animés se répandent aux alentours et, tout en mangeant, buvant et chantant, se reposent de la rude grimpée du matin. Pourtant, c’est à peine si leurs ébats bruyants parviennent, pour quelques heures et dans un rayon de quelques mètres, à troubler le silence et la paix de l’alpe. Il faut connaître le terrain pour savoir qu’il s’agit bien d’un alpage immense.

Mais ni la grandeur du décor, ni le charme singulier de cette solennité ne peuvent faire oublier à l’historien des religions les problèmes que pose la fête de saint Besse. Quelle signification les fidèles donnent-ils à leur présence annuelle dans ce lieu, ainsi qu’aux rites qu’ils y accomplissent ? Et, par-delà les raisons peut-être illusoires des croyants eux-mêmes, quelle est la force qui, chaque année, rassemble dans cette solitude, au prix d’une pénible montée et souvent d’un long voyage, tout un peuple d’hommes, de femmes et d’enfants, venus des vallées avoisinantes et même de la plaine piémontaise ?

[116] La simple observation de la fête n’apportait pas de réponse suffisante à ces questions ; aussi n’a-t-elle été que le point de départ d’une enquête assez longue et multiple. Il a fallu d’abord interroger, ou plutôt laisser parler à leur aise, un grand nombre de simples dévots de saint Besse1. Quelques personnes instruites, qui connaissent bien cette région pour y être nées, ou pour y avoir résidé longtemps, ont bien voulu répondre aux questions que je leur avais adressées2. Enfin, si saint Besse n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucune monographie,

* Nous reproduisons ici la version originale du texte de Robert Hertz publié dans la Revue de l’histoire des

religions - Annales du Musée Guimet, tome 73 (2), mars-avril 1913, p. 115-180. Les chiffres placés entre crochets renvoient à la pagination de cette première édition dont nous avons respecté la composition typographique, à l’exception des majuscules qui ont été accentuées. Les textes cités ont été rassemblés, complétés et précisés par nous dans une bibliographie que l’on trouvera à la suite de l’article de Robert Hertz.

1 J’ai fait à Cogne un séjour d’environ six semaines (du 20 juillet au 1er septembre 1912) ; j’ai donc pu interroger à loisir les gens de la vallée, bergers, garde-chasse, guides, etc., en donnant la préférence aux vieillards et aux femmes, qui ont le mieux préservé les traditions locales. On verra plus loin pourquoi Cogne s’est trouvé être le champ d’observation le plus favorable. Je n’ai passé que deux jours dans le val Soana, au moment de la fête ; mais M. Guazzotti, pharmacien à Ronco, a bien voulu interroger pour moi les recteurs des paroisses de Ronco et de Campiglia ; en outre, j’ai pu recueillir un certain nombre d’informations auprès des Valsoaniens résidant à Paris.

2 Ce sont MM. le Docteur Pierre Giacosa, Professeur à l’Université de Turin, qui fréquente la région depuis de longues années ; le chanoine Fruttaz, d’Aoste ; les chanoines Gérard, Ruffier et Vescoz, originaires de Cogne, qui ont bien voulu me communiquer, par l’intermédiaire de mon ami P. A. Farinet, d’instructives notices ; le professeur Francesco Farina, de Turin, qui connaît à fond le val Soana et lui a consacré un excellent opuscule que nous aurons plus d’une fois l’occasion de citer. Que tous ces Messieurs veuillent bien trouver ici l’expression de ma reconnaissance. Qu’ils m’excusent, si j’ai cru devoir tirer des faits qu’ils m’ont appris et de

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on peut glaner à son sujet des renseignements au moins indirects dans la littérature historique et hagiographique1. C’est à cette triple source qu’ont été puisées les informations qui sont mises en œuvre dans le présent travail.

I. - Le milieu de saint Besse [117] Avant de pénétrer dans le sanctuaire de notre saint, jetons un coup d’œil rapide sur

le pays qui l’environne et sur les gens qui le fréquentent depuis bien des générations. L’alpe du mont Fautenio où s’assemblent tous les ans les fidèles de saint Besse, est située

dans les montagnes qui dominent le haut val Soana, c’est-à-dire à l’extrémité orientale et sur le versant méridional de la chaîne de Grand-Paradis. À cet endroit, la formidable muraille qui sépare le bassin de la Doire Baltée de celui de l’Orco s’abaisse à un niveau d’environ 3.000 mètres et plusieurs cols assez aisément franchissables, du moins pendant la belle saison, permettent de passer de la vallée de Cogne, tributaire de la vallée d’Aoste, dans le val Soana, qui descend vers la plaine du Piémont. Mais ces passages ne sont guère utilisés aujourd’hui, si ce n’est par quelques alpinistes et par les gens de Cogne qui se rendent à la Saint-Besse2.

Nous savons peu de chose sur les anciens habitants de cette partie des Alpes : c’est seulement au IIe siècle avant notre ère qu’ils sortent de la nuit de la préhistoire. Sous le nom de Salasses, les auteurs classiques nous décrivent un amas de tribus pastorales, pillardes et guerrières, qui occupaient la région montagneuse comprise entre la Doire et l’Orco et qui opposèrent une résistance opiniâtre à l’envahissement de leurs « civilisateurs ». Leurs incursions dévastatrices dans la riche campagne cisalpine fournirent aux Romains l’occasion d’intervenir dans une région importante par sa situation géographique et par ses richesses minérales. Mais ce n’est qu’au temps d’Auguste, au bout de près de cent cinquante ans de luttes, après la fondation des deux colonies d’Ivrée et d’Aoste [118] et après la campagne exterminatrice de Terentius Varro que les Salasses furent obligés d’accepter la loi du vainqueur.

mes observations personnelles des conclusions auxquelles ils ne souscrivent pas et dont je suis, bien entendu, seul responsable.

1 M. Jean Marx, archiviste-paléographe, et surtout M. Paul Alphandéry, directeur adjoint d’études à l’École des Hautes Études et directeur de cette Revue [de l’histoire des religions] m’ont fourni de précieuses indications bibliographiques dont je les remercie bien vivement.

2 On trouvera la description de ces cols dans Martelli et Vaccarone, Guida delle Alpi occidentali (Turin, 1889), t. II, p. 224 sqq. Le plus fréquenté est le col de la Nouva (2.933 m).

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Alors, sous la paix romaine, les gens de la plaine, attirés par les gisements de fer et de

cuivre de ces vallées, s’installent dans la montagne comme en pays conquis et enseignent aux anciens occupants du sol le parler latin, dont les dialectes actuels sont dérivés1. Mais, quand la puissance romaine [119] s’effondre, l’emprise des maîtres d’en bas se relâche et la tribu montagnarde retombe dans l’isolement et dans l’oubli. Elle n’en sort guère avant le XIVe siècle. Nous savons que le val Soana fut un des foyers principaux de cette sauvage Jacquerie que fut le Tuchinaggio. Comme au temps des Salasses, les oiseaux de proie de la montagne s’abattent sur la campagne opulente ; ils saccagent les récoltes, ils incendient les châteaux, pour mettre fin, dit-on, aux exactions et aux velléités usurpatrices des seigneurs2. Mais c’est en vain qu’à l’aube des temps nouveaux, les hommes de la montagne manifestent tragiquement leur volonté de rester leurs propres maîtres. À mesure que dans la plaine un État fort se constitue, par une pénétration pacifique et lente, mais sûre, il étend peu à peu sa domination jusque sur les hautes vallées des Alpes.

1 Voir Éd. Aubert, La vallée d’Aoste (Paris, 1860), p. 9 sqq. ; Carlo Promis, Le antichità di Aosta (Turin,

1862), p. 11 sqq., p. 192 sqq. ; Florian Vallentin, Les Alpes Cottiennes et Graies, géographie gallo-romaine (Paris, 1883), p. 58 sqq. ; Mommsen, in C. I. L., V, p. 736, p. 750 sqq., notamment p. 769.

2 Sur le tuchinaggio, qui, avec des intermittences, dura de 1383 à 1423, voir T. Tibaldi, La regione d’Aosta attraverso i secoli (Turin, 1900), II, p. 359 sqq., III, p. 10 et F. Farina, Valle Soana (Ivrée, 1909), p. 17 sq.

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Il est remarquable que les manifestations historiques les plus saillantes de ce peuple soient des actes d’agression ou de défense contre les gens du pays plat. On dirait que les montagnards éprouvent, à certains moments, le besoin de se venger sur les privilégiés de la plaine de la méchanceté de la nature alpestre. Il n’y a pas bien longtemps, les formalités du tirage au sort donnaient lieu, chaque année, sur les places de Pont, à de véritables batailles rangées entre les gars d’en haut, coiffés du chapeau de feutre, et ceux d’en bas, qui portaient le béret. Pour prendre, aujourd’hui, des formes plus anodines, le conflit n’en continue pas moins. Aux yeux des Valsoaniens, l’homme de la plaine est toujours un étranger qu’ils appellent d’un nom spécial, maret, et à l’égard duquel ils nourrissent, sinon de l’hostilité, du moins [120] de la méfiance. Ils éprouvent un besoin d’occlusion morale si intense qu’ils se sont constitué un jargon spécial, auquel même leurs voisins les plus proches n’entendent rien1. Certes, la petite société montagnarde ne peut pas, comme elle le voudrait, vivre entièrement repliée sur elle-même, sans relations avec le dehors ; elle est obligée de demander à la plaine, par le pillage ou le commerce ou l’émigration, le complément des maigres ressources que lui procure la montagne. Mais, même quand ils offrent leurs produits ou leurs bras aux maîtres de la plaine, les montagnards s’efforcent de ne rien abandonner d’eux-mêmes. Les nombreux Valsoaniens qui travaillent à Paris pendant l’hiver, y exercent tous la même profession de vitriers et, autant que possible, ils habitent ensemble, formant à l’intérieur de la grande ville des petits villages clos et homogènes. D’ailleurs, si les hommes sont tentés de se laisser entamer par les influences citadines, les femmes, qui, elles, ne quittent jamais la vallée, sont là pour réagir et pour maintenir les droits de la coutume.

Ainsi, d’un bout à l’autre de l’histoire, la même lutte se poursuit, tantôt sourde, tantôt violente, entre la petite tribu alpestre, qui, à force de cohésion et de ténacité, défend son autonomie menacée, et la grande société de la plaine, qui veut lui imposer ses idées et sa loi. Le particularisme obstiné, l’instinct grégaire, l’attachement passionné à la tradition locale, qui caractérisent avant tout les adorateurs de saint Besse, expliquent qu’en dépit des influences contraires, ils aient conservé jusqu’à nos jours des habitudes de pensée et de vie vieilles de plusieurs siècles2.

[121] Dès qu’on pénètre dans le bassin de Cogne, on se croit transporté en plein moyen âge. Les femmes, presque sans exception, portent encore le costume de leurs aïeules : avec leurs cheveux serrés par derrière dans un bonnet pointu et coupés en frange sur le front, avec leur collier de verroterie et leur grande collerette, avec leur corsage raide et leur courte jupe invraisemblablement ballonnée, avec leur allure hiératique et leur démarche lente, elles paraissent, les jours de fêtes, autant d’images saintes descendues de leurs niches. - La plupart des maisons sont encore en bois ; les gens couchent le plus souvent dans l’étable, « parce qu’il y fait plus chaud en hiver et de peur qu’il n’arrive quelque chose aux bêtes ». L’économie est presque entièrement pastorale. Toute la richesse consiste dans le gros et dans le petit bétail, ainsi que dans les pâturages qui permettent de le nourrir. La nature du pays et l’état rudimentaire de la technique imposent un labeur harassant aux hommes et

1 Voir, sur ce jargon, C. Nigra, Il gergo dei Valsoanini, in Archivio glottologico italiano, t. III (1878), p. 53

sqq. ; cf. Farina, p. 73 sqq. 2 Cela est surtout vrai de Cogne : malgré son admirable situation, qui attire chaque année de nombreux

touristes, malgré l’importance de ses mines de fer, Cogne n’est pas encore relié à la vallée d’Aoste par une route carrossable ! Il en existe une dans le val Soana depuis une vingtaine d’années : aussi les Valsoaniens ne méritent-ils plus l’épithète de « sauvages » que leur appliquait, vers 1840, G. Casalis, dans son Dizionario geografico-storico... degli Stati di S. M. il Re di Sardegna (Turin, 1836 et s.), t. VIII, p. 489 et t. XVI, p. 590. - Le paragraphe qui suit ne vaut que pour Cogne.

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surtout aux femmes. Celles-ci font tout le travail des champs : on les voit rentrer de loin aux granges du village d’écrasantes charges de foin qu’elles portent directement sur leur tête. Le pain se cuit à la maison avec le blé de la famille, en une seule fois pour toute l’année. - Malgré la pureté de l’air, l’état sanitaire est mauvais à cause des conditions d’hygiène détestables ; mais les gens de Cogne ont leur théorie au sujet des « fièvres » qui tuent beaucoup de jeunes gens : elles ont été apportées, cette année, par « les gros nuages noirs qui montent de la vallée ».

Ces quelques traits épars suffiront peut-être à donner une idée de l’état social et mental auquel se rattache le culte dont nous allons aborder l’étude1. Notre description ira des éléments les plus fixes et les plus constants aux éléments [122] les plus flottants et les plus variables. Nous examinerons successivement le rôle que joue saint Besse dans la vie présente et dans la pratique rituelle de ses adorateurs, l’organisation du culte qui lui est voué, et enfin la légende, qui explique et justifie par des événements passés la dévotion actuelle.

II. - La dévotion à saint Besse Si vous demandez aux gens du pays ce qu’a été saint Besse, quand il a vécu et ce qu’il a

fait, vous n’obtiendrez d’eux, bien souvent, que des réponses vagues et incohérentes. Mais sur l’action présente du saint, ils vous répondront tous avec unanimité et avec précision : saint Besse est un saint qui a « de grands pouvoirs » et qui fait « beaucoup de miracles ». Son nom excite surtout en eux, non la curiosité intellectuelle, mais des sentiments de tendre vénération, de reconnaissance et d’espoir. Pour célébrer leur grand patron, ils vous raconteront à l’envi des histoires où sa puissance se manifeste avec éclat. Les unes sont tirées de la vie de tous les jours et concernent leurs proches parents : la sœur de celui-ci est sûre d’avoir été guérie par saint Besse « seul » d’une maladie ancienne et incurable ; l’enfant de celle-là, qui était allé à la Saint-Besse en se traînant sur des béquilles, les a laissées au sanctuaire. Les autres confinent au pays merveilleux de la fable : un homme, dans la montagne, ne pouvait se délivrer d’un serpent qui le tenait prisonnier ; il fait vœu d’accomplir une neuvaine en l’honneur de saint Besse ; aussitôt le serpent de s’enfuir. Ce que le saint a fait pour tant d’autres, il le fera bien aussi pour nous, si nous l’adorons comme il faut. Celui qui a une grâce à demander doit se rendre à la fête du 10 août. Celui que le malheur tient ou menace « se vote » à saint Besse : il fait vœu d’aller à sa fête, l’année suivante ou même pendant neuf ans de suite. Malheur à lui, s’il manque à son vœu : il lui arrivera quelque accident ! Mais s’il est ferme dans sa dévotion, son attente ne sera pas déçue.

[123] Le pouvoir de saint Besse n’est pas limité à telle ou telle grâce particulière : c’est un saint « puissant pour toute protection ». On l’invoque contre les maladies des gens2 et du bétail et aussi contre les maléfices des sorciers ; car il y en a encore de très méchants dans la vallée. Pourtant, selon certains, il y a un ordre de choses qui est plus particulièrement dans les attributions de saint Besse. Comme les images le représentent sous les traits d’un guerrier, il est, tout spécialement, le patron des militaires. Aucun d’entre eux, s’il doit partir pour la guerre, ou simplement pour la caserne, ne manque de se rendre à la fête et d’en rapporter une « pierre de saint Besse » qu’il portera constamment sur lui. Voilà pourquoi les

1 Comparer la monographie que M. Jean Bruhnes a consacrée aux habitants du val d’Anniviers (Valais)

dans son livre La géographie humaine (Paris, 1910), en particulier, p. 601. 2 Selon M. le chanoine Ruffier, on invoque saint Besse surtout pour la guérison des maux de reins,

lumbagos, etc.

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gens de Cogne, qui ont pris part à bien des guerres depuis celles de l’Empire jusqu’à la campagne d’Afrique, ne sont jamais morts, autant qu’on s’en souvienne, sur un champ de bataille. Toutefois, depuis l’institution du service militaire obligatoire, la principale besogne du saint guerrier n’est pas de protéger ses fidèles contre les balles et l’acier, mais bien de les dispenser d’être soldats. Les jeunes gens, qui vont tirer au sort, n’ont qu’à se rendre à la Saint-Besse : ils n’iront pas au régiment1 ! Mais cette tendance qu’a saint Besse à se spécialiser dans les affaires militaires est, nous le verrons, un phénomène secondaire, qui est peut-être particulier à Cogne.

Le fleuve des grâces, que le patron des deux vallées répand sur ses adorateurs, a sa source en un point déterminé du pays, qui est le théâtre de la fête annuelle. La chapelle de saint Besse est comme soudée au flanc d’un gros bloc schisteux, énorme menhir naturel, qui se dresse, isolé, au [124] milieu des pâturages et dont la face forme une paroi verticale ou même surplombante d’une trentaine de mètres de hauteur2. Cette roche, qu’on appelle « le Mont de saint Besse », est surmontée d’une croix, ainsi que d’un petit oratoire.

C’est en ce lieu que les fidèles viennent chaque été puiser la précieuse vertu qui les aide à

vaincre les maux de la vie.

1 Un petit nombre de Cogniens ont contesté l’exactitude de ce fait, le trouvant sans doute peu honorable

pour leur saint ; mais il m’a été affirmé par plusieurs informateurs dignes de foi, dont quelques-uns avaient eux-mêmes bénéficié de cette puissance exemptrice de saint Besse.

2 L’autre pente du mont, beaucoup moins raide, est gazonnée ; un petit sentier permet de parvenir au sommet.

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Quoique le saint exerce sur les siens, pendant tout le cours de l’année, sa protection efficace, c’est seulement le jour de sa fête qu’il communique aux fidèles assemblés [125] autour de lui le bienfait de sa puissance. Sans doute, on peut, par le vœu, anticiper cette effusion salutaire de la grâce ; mais le vœu, bien loin de dispenser de la visite au sanctuaire, la réalise par avance et la rend impérieusement obligatoire. C’est le 10 août que se paient les dettes contractées envers le saint pendant l’année écoulée1 ; c’est le 10 août que l’on vient faire une provision toute fraîche de grâce pour l’année nouvelle.

Dans toute fête, il faut que chacun ait sa part. Le saint a la sienne, les fidèles la leur. Et d’abord, saint Besse reçoit de ses visiteurs l’hommage de leur présence. Plus le

concours des pèlerins est grand, plus la fête est « belle » et plus elle honore le saint. En outre, le pèlerinage en lui-même équivaut à un véritable sacrifice. Ce n’est pas une mince affaire que de prélever sur la belle saison, si courte dans les montagnes, un ou deux jours qui seront consacrés, non aux travaux des champs, mais au culte du saint. Pour parvenir à saint Besse, il faut, si l’on vient de Cogne, faire huit ou neuf heures d’un chemin parfois mal commode et franchir un col de plus 2.900 mètres d’altitude2. De Campiglia, le village le plus proche, il y a 700 mètres à gravir, soit deux heures de montée par un rude sentier, dont les étapes sont marquées par de petites chapelles ; quelques-uns même ajoutent au mérite de l’ascension en la faisant pieds nus. Les pèlerins, qui se sont assemblés pour la fête, affrontant le mauvais temps et la fatigue, ont donc apporté au saint, par le seul fait de leur venue, la précieuse offrande de leur temps et de leur peine.

La célébration de la messe, dans la petite chapelle somptueusement décorée et toute brillante de lumières, renouvelle [126] et augmente la sainteté du lieu. Le sermon du prêtre exalte la grandeur de saint Besse, sa gloire et sa puissance, en même temps qu’il rappelle ses adorateurs au sentiment de leurs devoirs. Mais l’action centrale de la fête est la procession. En bon ordre, la communauté tout entière des fidèles sort de la chapelle, groupée suivant le sexe, l’âge et la dignité religieuse ; elle n’y rentrera qu’après avoir « donné un tour au Mont », c’est-à-dire fait le tour complet de la roche, en allant, bien entendu, de la gauche à la droite et en récitant toutes les prières du chapelet3. Pour ajouter au lustre de la cérémonie, la paroisse de Campiglia, sur le territoire de laquelle est situé le sanctuaire, prête à saint Besse toutes sortes de bannières et de saintes images ; mais ce ne sont là que des accessoires. Par contre, la procession comporte deux éléments essentiels. Ce sont, d’une part, les deux « fouïaces », ornements composés de rubans et d’étoffes de couleurs éclatantes, montés sur une armature en bois et recouvrant presque complètement le visage des jeunes filles qui les portent sur leur tête : ces fouïaces, qu’on considère, aujourd’hui, comme des « trophées » de saint Besse, contenaient autrefois le pain bénit, qu’on distribuait

1 Pourtant, il arrive quelquefois qu’à la suite d’un vœu, on paye le curé de Campiglia pour qu’il monte dire

une messe à la chapelle pendant le cours de l’année. 2 Pour arriver à temps à la fête qui commence dès 9 heures du matin, les pèlerins de Cogne viennent, la

veille, coucher soit aux chalets de Chavanis, soit au sanctuaire même, dans le petit bâtiment attenant à la chapelle et destiné à cet usage. Ils rentrent chez eux le soir même du 10 août.

3 Les plus dévots, paraît-il, ou ceux qui ont fait un vœu doivent, après la procession, monter au sommet de la roche pour y achever leur chapelet. D’après M. le chanoine Gérard, les pèlerins de Cogne, aussitôt arrivés, dès la veille de la fête, « se disposent en procession et font neuf fois le tour de l’énorme rocher ; à la fin de chaque rosaire, ils grimpent sur le roc pour baiser la croix en fer placée au sommet, tout au bord du précipice ». - Sur le rite du « tour de la pierre », cf. Paul Sébillot, Le culte des pierres en France, in Revue de l’École d’anthropologie de Paris, t. XII (1902), p. 205 sq.

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après la procession1. C’est, d’autre part et [127] surtout, la statue massive de saint Besse, habillé en soldat romain et tenant dans sa main la palme du martyre. Quatre ou huit jeunes hommes la portent sur leurs épaules avec componction et recueillement, comme il sied à des gens investis d’une mission lourde, mais honorifique et méritoire. N’est-il pas juste que le bénéfice de cette promenade rituelle aille surtout au héros du jour, au maître du « Mont », au glorieux saint Besse lui-même ? Rentré dans la chapelle, il reçoit seul l’adoration des fidèles, qui se prosternent devant sa statue et lui baisent les pieds dévotement.

En dehors de ces prestations personnelles ou liturgiques, les fidèles envoient ou apportent au sanctuaire une offrande prélevée sur leurs biens. Le dimanche qui précède le 10 août, dans toutes les paroisses participant à la fête, on a fait, après la messe, une « cueillette », comme on dit à Cogne, c’est-à-dire une quête, dont le produit est versé au trésor de la chapelle. Mais beaucoup de fidèles préfèrent apporter eux-mêmes et en nature le « cadeau » dont ils ont fait vœu au saint. Chacun offre au sanctuaire ce qu’il a de plus précieux, celui-ci une vache ou une brebis, celle-là son plus beau fichu ou même sa robe de mariée2. Il est vrai que ce sacrifice n’a rien de définitif. À l’issue du service, le prieur qui préside à la fête met aux enchères tous les objets qui ont été offerts au saint. Si le pèlerin tient vraiment au « cadeau » qu’il a fait, rien ne l’empêche, pourvu qu’il y [128] mette le prix, d’en recouvrer la pleine possession3. Procédure ingénieuse, qui attribue au saint l’essence, c’est-à-dire la valeur monnayée, de l’offrande et qui permet au fidèle de racheter l’objet aimé dont sa dévotion l’avait temporairement dépouillé. Donner l’esprit pour garder la substance, n’est-ce pas, en dernière analyse, la formule même du sacrifice religieux ?

Le concours du peuple assemblé, les rites et la procession, les pieuses offrandes ont porté à son comble et mis en pleine activité l’énergie sainte qui émane du sanctuaire. Avant de se livrer sans réserve à la joie d’être ensemble et de festoyer gaiement, les fidèles ont à cœur de recueillir, eux aussi, leur part de la fête, en puisant à cette source de grâces abondante et toute vive qui s’offre à eux. La consommation du pain bénit, qui jadis était porté dans la fouïace et distribué après la procession, incorporait à leur chair le bon effet de la cérémonie. Quelques-uns, hommes et femmes, se frottent, paraît-il, le dos contre la roche pour se guérir,

1 L’usage de porter à chaque procession du pain bénit, offert par les fidèles, préparé d’une façon spéciale

(avec du safran) et distribué après la fête aux prêtres officiants et à tous les participants est répandu dans tout le Canavais ; on désigne du nom de carità le pain bénit ainsi que l’espèce de pyramide de rubans multicolores qui le recouvre ; c’est pour une jeune fille un grand honneur et une garantie de prompt mariage que de porter la carità (cf. Casalis, Dizionario, t. VIII, p. 596 et F. Valla, in Archivio per lo studio delle tradizioni popolari, XIII (1894), p. 122). Le mot fouïace n’a plus aucun sens dans le dialecte de Cogne ; il ne figure ni dans le Dictionnaire valdôtain de l’abbé Cerlogne, ni dans le Dictionnaire savoyard de Constantin et Désormaux. Mais il est aisé d’y reconnaître le vieux mot français fouace, dérivé du latin focacia, qui se trouve dans Rabelais et dans La Fontaine et qui est encore usité sous diverses formes dans plusieurs régions de la France avec le sens de : galette cuite au four ou sous la cendre ; il désignait donc certainement le pain bénit porté à la procession de saint Besse. Le nom du contenu, qui a disparu, est resté au contenant ; mais, comme on ne lui connaît plus de signification, on s’ingénie à en trouver une nouvelle, en rapport avec l’image du saint ; d’où l’idée du trophée guerrier. (M. le chanoine Gérard m’assure même que la fouïace, ou gâteau de fête, est encore portée en procession ; mais cette affirmation est contredite par tous les autres témoignages que j’ai pu recueillir.)

2 D’après M. le chanoine Gérard, les rubans, foulards, mouchoirs, broderies, etc., offerts à la chapelle, sont suspendus aux fouïaces pendant la procession.

3 L’offrande en nature et la vente aux enchères des objets voués au sanctuaire s’observent en plusieurs lieux de pèlerinage du val d’Aoste, en particulier à Notre-Dame du Plou et à Notre-Dame de Guérison (près Courmayeur). – L’objet racheté n’est, paraît-il, soumis à aucune restriction, il ne possède aucune vertu spéciale.

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soit de leurs douleurs, soit de leur stérilité1. Mais il faut, en outre, rapporter au foyer des gages visibles de la protection du saint, qui étendront au loin et qui prolongeront pendant toute l’année l’efficacité de la fête. À la porte de la chapelle se sont établis quelques marchands, qui étalent pêle-mêle des sucreries, des mirlitons et des articles de dévotion ; on [129] leur achète de petites images du saint, grossiers tableautins ou médailles, qui sont comme la menue monnaie de la grande statue du sanctuaire. Autrefois, quand la croix qui surmonte la roche était en bois, o[n] allait la gratter pour recueillir un peu de poussière, dont on se servait plus tard en cas de maladie. Les fidèles d’aujourd’hui n’ont pas cette ressource ; car l’ancienne croix, abattue par la tempête, a été remplacée par une croix de fer. Mais il leur reste un moyen encore plus direct et plus sûr de rester en communion avec le saint.

Nous avons vu que la chapelle de saint Besse fait corps, pour ainsi dire, avec le grand rocher qui la domine. Derrière l’autel, une échelle dressée permet d’atteindre au cœur même du mont. Les fidèles y montent et avec leur couteau « piquent » la roche, afin d’en détacher de petites parcelles qu’ils rapporteront pieusement chez eux. Ce sont les « pierres de saint Besse ». On les considère comme les reliques du saint. En temps ordinaire, on les garde simplement dans sa maison à la façon d’un talisman ; mais en cas de péril spécial, à la guerre par exemple, on les porte sur soi. Si un membre de la famille est malade, on met la pierre dans de l’eau qu’on lui fait boire ou encore on lui en fait avaler quelques grains2. C’est un remède souverain ; mais, suivant les expressions qui reviennent souvent sur la bouche des fidèles, « il ne faut pas se moquer, il faut avoir la foi et la confiance ». Quand, la fête finie, l’assemblée se dissout, quand les pèlerins, par petits groupes, regagnent leurs hameaux épars, emportant avec eux quelques fragments de la grande roche, tout imbus de sa vertu, on dirait que saint Besse lui-même descend avec eux vers les lieux habités et que, se dispersant sans se perdre, il va prendre place pour l’année qui vient dans chacune des maisons où il est adoré.

La fête profite donc à la fois au patron et à ses fidèles. Elle exalte le prestige du saint, elle maintient et accroît l’honneur [130] de son nom et l’éclat de son sanctuaire. Sans la fête, saint Besse serait comme s’il n’existait pas et il perdrait bien vite sa place sur la terre. Quant aux fidèles, ils rapportent de leur visite au Mont un peu de cette sainteté fortifiante et tutélaire qui leur est nécessaire pour vivre leur dure vie. De même que les vallées profondes exhalent vers le ciel une chaude et douce vapeur, qui, après s’être condensée au flanc de la montagne, retombe sur les vallées en gouttes fécondantes, de même les humbles paroisses des hommes envoient vers le sanctuaire vénéré l’haleine vivifiante de leur dévotion, qui, transfigurée au saint lieu, leur revient dans la pluie des bénédictions.

III. - La communauté de saint Besse La perpétuité du sanctuaire et de la fête de saint Besse est assurée par une petite société,

qui comprend cinq paroisses distinctes, Campiglia, Ronco, Valprato, Ingria et Cogne. De ces 1 Je n’ai pas observé ce fait de mes yeux et je n’ai pu en obtenir la confirmation des « indigènes » que j’ai

questionnés : ils ne l’ont pas nié, mais ils ont toujours déclaré l’ignorer, peut-être pour ne pas avoir l’air trop « superstitieux ». L’authenticité du fait m’a été garantie par le médecin de Ronco et surtout par M. F. Farina, qui connaît très bien le val Soana dont sa femme est originaire. La coutume, si répandue, qui consiste à « toucher » une roche sacrée pour avoir des enfants, est encore couramment observée au sanctuaire piémontais d’Oropa. - Cf. Paul Sébillot, Le folk-lore de France (Paris, 1904), t. I, p. 338 sqq.

2 On trouvera des faits analogues dans Sébillot, ibid., p. 342 sqq. Il rattache à cette pratique « l’usage de détacher des fragments de tombeaux ou de statues de saints » pour les utiliser comme remèdes.

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cinq communes, on dit qu’elles ont « droit à saint Besse ». Elles ont toutes contribué jadis à l’érection, puis à l’agrandissement de la chapelle ; elles contribuent encore à son entretien et à son embellissement. Chacune d’entre elles à tour de rôle1 a la charge, ou plutôt l’honneur, de donner la fête, d’en assurer l’organisation matérielle et le succès, d’en nommer les principaux acteurs, qui sont, d’une part, les porteurs des fouïaces et du saint et, d’autre part, le prieur2. Ce dernier personnage est un laïque, qualifié par sa dévotion et par sa fortune ; il a pour mission d’assurer le bon ordre et l’éclat de la solennité, de recueillir les offrandes et de les remettre au trésor, de procéder à la vente aux enchères des « cadeaux » faits au [131] saint, de payer les chantres et les musiciens, enfin de régaler les prieurs des autres paroisses et tous les prêtres présents.

Il semble à première vue qu’il ne puisse rien y avoir de plus tranquille et de plus harmonieux que la vie de cette petite fédération religieuse, dont tous les membres paraissent strictement égaux. Mais c’est une illusion. Une observation plus attentive révèle, parmi les dévots de saint Besse, des tiraillements, des conflits d’ambition, des luttes ou sournoises ou violentes, parfois même sanglantes.

La simple différence de situation géographique a pour effet de déterminer des différences de rang entre les cinq communes associées. Il est clair que Cogne, qui est situé sur l’autre versant des Alpes Grées, est dans une position beaucoup moins avantageuse par rapport à saint Besse que les quatre autres paroisses, situées dans le val Soana où se trouve le sanctuaire. Mais ce n’est pas seulement à un autre bassin fluvial qu’appartient Cogne, c’est aussi à une autre région politique et religieuse. Tandis que le val Soana, comme tout le Canavais, ressortit au Piémont, fait partie du diocèse d’Ivrée et participe à la langue et à la civilisation italiennes, Cogne dépend du duché et du diocèse d’Aoste, que des liens historiques plusieurs fois séculaires tiennent encore attaché à la langue et à la culture françaises3. Entre les gens de Cogne et les autres adorateurs de saint Besse, il y a donc une profonde séparation morale : ce sont presque des étrangers les uns pour les autres. Cette séparation n’est pas atténuée, comme il arrive souvent sur les frontières, par de fréquents échanges commerciaux. Si les relations économiques ont pu être actives dans le passé entre la vallée de [132] Cogne et le val Soana, elles sont nulles aujourd’hui : les gens de Cogne ne franchissent la muraille qui borne leur bassin que pour venir à saint Besse ; ils ne se soucient même pas de descendre jusqu’à Campiglia4. Aussi se sentent-ils, à la fête, un peu dépaysés et isolés : par peur d’être tournées en dérision, les femmes de Cogne ne revêtent pas ce jour-là leur singulier accoutrement des dimanches ; elles font tout leur possible pour passer

1 Beaucoup de Cogniens m’ont affirmé que « le tour de Cogne » revenait tous les sept ans. Cette erreur

certaine, commise au sujet d’un événement périodique qui leur tient très à cœur, s’explique sans doute par l’imprécision chronologique des représentations populaires et par le prestige du nombre 7.

2 En principe, ce sont les prêtres et les chantres de la paroisse présidant à la fête qui officient à la chapelle. Mais le curé actuel de Cogne ne paraît guère se soucier de cette prérogative.

3 Pendant tout le moyen âge, la vallée d’Aoste (jusqu’à la Lys) a formé une sorte de marche française, dépendant successivement des royaumes de Bourgogne et de Provence et du comté de Savoie et opposée à la marche italienne d’Ivrée. C’est seulement à partir du XIVe siècle qu’Aoste et Ivrée se sont trouvées réunies sous la domination de la maison de Savoie ; mais, même alors, la vallée d’Aoste ne devint pas terre piémontaise : elle continuait à dépendre de la cour de Chambéry. Voir Tibaldi, op. cit., passim, notamment II, p. 317 sq. (en 1229, guerre entre Aoste et Ivrée) ; III, p. 14 sq.

4 Le Cognien, qui exerce depuis fort longtemps les fonctions de prieur de saint Besse et qui est obligé de se rendre chaque année à la fête, m’a affirmé n’être jamais descendu plus bas que le sanctuaire.

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inaperçues1. On conçoit dès lors que les gens du val Soana considèrent un peu comme des intrus leurs associés de l’autre côté des montagnes. Qu’ils viennent, si bon leur semble, faire dévotion à saint Besse, mais comme tant d’autres pèlerins, à titre individuel ; qu’ils ne prétendent pas diriger notre fête, administrer notre sanctuaire et porter notre saint ! Nous mêlons-nous, nous autres, de faire la loi dans les nombreux lieux saints dont se glorifie le diocèse d’Aoste ?

Ce sont surtout les gens de Campiglia qui nourrissent de semblables pensées. Et, s’ils rêvent de rejeter Cogne en dehors de la communauté de saint Besse, c’est peut-être parce qu’ils espèrent ainsi se défaire du principal obstacle à leur prééminence, ou même à leur domination exclusive sur le sanctuaire. C’est un fait que Campiglia, malgré sa faible population2, jouit, dans le val Soana, d’un prestige particulier ; on dit que c’est la plus ancienne commune de la vallée, et la première paroisse chrétienne par qui toutes les autres ont été évangélisées. En outre, comme les Campigliais vivent à l’ombre du sanctuaire, ils se sentent unis au saint par des liens particulièrement intimes et ils tendent à le considérer [133] comme leur patron propre. Beaucoup d’hommes de Campiglia portent le nom de Besse. Il est vrai que quand ils émigrent, ce qui est très souvent le cas, ils paraissent assez gênés de leur patron, que le calendrier ignore et qui sent un peu trop le terroir : ils prennent un autre nom3, comme pour manifester le changement de leur être déraciné. Mais, rentrés au pays, ils sont bien aise de se remettre sous la garde du saint, qui est à la fois leur patron personnel et le protecteur de leur petite patrie. Enfin, par la force des choses, les autres communes ont été amenées à confier à l’église la plus voisine la garde et l’entretien du sanctuaire et à avoir recours à elle pour les ornements et les accessoires de la fête. Et c’est ainsi que les Campigliais en sont venus à considérer la chapelle du « Mont » comme une simple dépendance de leur paroisse et à concevoir le désir de convertir l’hypothèque qu’ils ont sur saint Besse en une mainmise effective et totale.

Mais réussiront-ils ? Ils ont essayé dans le passé à plus d’une reprise et ils ont trouvé à qui parler. Les gens de Cogne, les premiers visés, ont paru peu disposés à abandonner le droit qui leur vient de leurs ancêtres. Laissons ici la parole à l’un des héros de ces luttes homériques, un vieux de 77 ans, qui, après avoir exercé longtemps le métier de maçon, occupe sa retraite à soigner les abeilles. Comme je lui montrais un jour les photographies que j’avais prises du sanctuaire et de la fête : « Ah, saint Besse ! me dit-il en souriant, j’y ai attrapé un joli coup de couteau. » Je m’étonnai. « Pour vous expliquer ça, il faut remonter très loin en arrière. » Et il me raconta la légende du saint, qui, comme on le verra, attribue un rôle important aux gens de Cogne dans l’origine du culte et fonde ainsi leur droit à la fête. Puis il descendit à des temps plus proches de nous, quoique assez [134] indéterminés. « Une année qu’il était devenu nécessaire d’agrandir la chapelle, le recteur de Campiglia, pour donner à ses paroissiens plus d’ardeur à la besogne, leur promit pour prix de leur peine que désormais à chaque procession, sur les quatre porteurs de la statue du saint, il y en aurait toujours deux qui seraient de Campiglia. L’année d’après, la fête tombait à Cogne. Quand

1 Il paraît qu’autrefois les gamins de Campiglia leur mettaient des cailloux sur la bosse que forme leur vaste

tournure. 2 En 1901, Campiglia comptait 209 habitants, Valprato 1.355, Ronco 3.105, Ingria 1.280. Ronco est

aujourd’hui le centre économique et la capitale administrative de la vallée. Voir Farina, Valle Soana, p. 24, p. 36 sqq., p. 49, p. 59.

3 Généralement, celui de Laurent, parce que c’est le saint officiel du 10 août. Comme me l’expliquait un Valsoanien travaillant à Paris, « Laurent, ça veut dire Besso en français ». On sent qu’il s’en est fallu de peu que saint Besse ne se fondît dans la personnalité plus illustre de saint Laurent.

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les jeunes gens de Cogne désignés pour porter la statue voulurent la charger sur leurs épaules, ceux de Campiglia s’y opposèrent alléguant la promesse de leur curé. On discuta et bientôt on en vint aux mains. À l’intérieur de la chapelle, ce n’était que tumulte et confusion ; on se poussait dans tous les sens : c’était comme un champ de blé battu par la tempête. Déjà les couteaux luisaient. Les prêtres et les prieurs eurent bien du mal à calmer les colères ; mais, cette année-là, la procession ne put avoir lieu.

« Les années suivantes, les Campigliais se tinrent cois et la fête eut lieu comme à l’ordinaire ; mais quand, cinq ans plus tard, le tour de Cogne revint, nous étions bien résolus à maintenir notre droit. Aussi désigna-t-on, cette année-là, huit solides gaillards pour tenir les barres de la statue ; j’étais du nombre. Dans la chapelle, le tapage recommença et, pendant toute la procession, les Campigliais nous assaillirent avec violence ; nous dûmes faire bonne garde pour que la statue du saint ne fût pas culbutée. Pendant la bagarre, les gens de Ronco, de Valprato et d’Ingria nous animaient en nous criant : « Couragi, Cougneis ; si teñi nen boun, noi autri soma pers1 (Courage, Cogniens ; si vous ne tenez bon, nous autres sommes perdus). » C’est au cours de cette bataille que je reçus un coup de couteau à la cuisse droite, ce qui ne m’empêcha pas d’aller jusqu’au bout. Quand nous fûmes enfin arrivés à la porte de la chapelle, les gens de Ronco, de [135] Valprato et d’Ingria s’apitoyaient sur nous en disant : « Voyez les pauvres Cogniens, comme ils sont en sueur ! » Pauvre saint Besse ! était-ce vraiment la peine de venir se loger si haut et si loin des hommes, dans la montagne déserte, pour être ainsi mêlé aux tumultueuses zizanies de ses adorateurs ? Devons-nous l’en plaindre, ou plutôt le féliciter d’avoir des fidèles si furieusement jaloux de le servir ? Admirons en tout cas l’âpre ténacité des Cogniens à défendre « l’honneur de leur commune » et le patrimoine moral qu’ils tenaient de leurs pères.

Cette fois-là, l’attitude résolue des gars de Cogne eut raison des prétentions des Campigliais. L’évêque d’Ivrée, devant qui l’affaire fut portée, décida, pour faire droit dans une mesure raisonnable à la promesse imprudente du curé, que les gens de Campiglia pourraient désormais arborer à chaque procession autant de bannières qu’ils voudraient ; mais, quant aux fouïaces et à la statue du saint, elles continueraient à être portées, suivant la coutume, par chaque commune à tour de rôle. Cette sage sentence ne mit pas fin au débat. Il faut croire que les Campigliais renouvelèrent leurs tentatives d’empiétements, car la fête donna lieu à de nouvelles batailles, si bien que le gouvernement se décida à y envoyer chaque année quelques carabiniers. Assagis par cette intervention extérieure et peut-être fatigués de la lutte, les fidèles de saint Besse décidèrent il y a quelques années, « pour avoir la paix », de réformer la constitution séculaire qui les régissait. Dorénavant, les porteurs du saint ne seraient plus nommés successivement par les diverses communes ; l’honorable fonction serait adjugée, tous les ans, aux plus offrants sans distinction de paroisse. Ainsi, pour dix ou vingt francs selon les années, chacun peut acheter sa part de la charge sainte. Innovation dangereuse, qui, tout en dotant le trésor de la chapelle d’une nouvelle source de revenus, introduisait un principe dissolvant dans l’antique communauté. Bien entendu, les gens de Campiglia ne manquent pas, chaque année, d’enchérir sur leurs concurrents, de manière [136] à accaparer toutes les barres de la précieuse statue : « ils sont trop fiers, dit-on, pour laisser partir leur saint Besse ! »

1 M. Farina, qui a bien voulu me donner l’orthographe correcte de cette phrase historique (débitée avec

solennité), me dit qu’elle appartient, non au dialecte valsoanien, mais au piémontais. Cela n’a rien d’étonnant, car le patois de Cogne et celui du val Soana n’ont presque rien de commun.

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On peut prévoir sans trop de témérité dans quels sens se poursuivra l’évolution commencée. La vieille culture locale, qui formait l’atmosphère naturelle de saint Besse, est déjà fortement entamée : elle ne résistera plus très longtemps à l’invasion des gens des villes, des idées et des mœurs modernes. Si les passions d’antan se sont calmées, c’est que la foi a fléchi. Quand le roi est à Cogne pour chasser le bouquetin, ou quand il fait mauvais temps, la troupe des Cogniens, qui traversent la montagne pour aller à saint Besse, se réduit parfois au seul prieur de la paroisse1. Les gens de Campiglia pourront sans doute avec le temps réaliser leur rêve ; mais, quand ils seront devenus les seuls maîtres du sanctuaire, celui-ci aura perdu beaucoup de son prix. Saint Besse ne risquera plus alors de recevoir des horions dans la mêlée ou d’être renversé par terre. On ne se disputera plus l’honneur de le porter ; qui sait même si la charge trouvera encore des amateurs ? La statue sera devenue bien pesante pour des épaules que la foi ne fortifiera plus. Le « Mont saint-Besse » offrira aux gens de la vallée un but d’excursion, où l’on ira, le 10 août, pique-niquer et danser sans trop savoir pourquoi2. Il restera au saint la ressource de faire comme tant de ses fidèles et d’aller au loin s’établir à la ville : la cathédrale d’Ivrée lui réserve un asile sûr. Mais qui pourra reconnaître dans ce citadin bien habillé, perdu dans la foule des saints officiels, l’ancien hôte de la [137] roche sauvage ? Le « saint Besse de la montagne » ne sera plus. Il n’aura pas survécu bien longtemps à la vieille organisation locale, dont son sanctuaire était le centre et qui chevauchait si bizarrement par-dessus les barrières naturelles, les frontières politiques et les cadres réguliers de l’Église.

IV. - Saint Besse dans la plaine Le nom de saint Besse n’a pas une grande célébrité dans le monde chrétien. En dehors de

la région qui environne le sanctuaire du mont Fautenio, il n’est connu et honoré que dans la petite bourgade d’Ozegna et dans la métropole du diocèse dont fait partie le val Soana, à Ivrée. Cette ville se flatte de posséder les reliques du saint ; elle lui voue, depuis plusieurs siècles tout au moins3, un culte très populaire et elle l’a élevé à la dignité de « compatron du diocèse ». Mais ce culte officiel et le culte local paraissent tout à fait extérieurs l’un à l’autre : la fête du « saint Besse de la plaine » a lieu, non le 10 août, mais le 1er décembre, à une époque de l’année où le « saint Besse de la montagne » serait souvent bien empêché de recevoir des visiteurs à cause de la neige qui recouvre son sanctuaire4.

1 Cette année, il y avait à la fête une quinzaine de Cogniens ; ce nombre est, parait-il, inférieur à la

moyenne. On raconte qu’autrefois, surtout les années où la fête « appartenait » à Cogne, il venait à saint Besse 100 ou même 200 pèlerins d’outre-monts.

2 C’est déjà le cas pour les Piémontais, assez nombreux, qui sont venus s’établir dans la vallée, surtout à Ronco. - Bien entendu, il n’est pas impossible que, sous l’influence de circonstances favorables, le sanctuaire du mont Fautenio renaisse à une vie nouvelle et, comme beaucoup d’autres lieux saints du même genre, devienne un pèlerinage renommé ; cf. infra, p. 167. Mais, même en ce cas, le culte montagnard, replié sur lui-même et relativement autonome, aura cessé d’être.

3 Les anciens Statuts de la cité d’Ivrée, dont la collection remonte aux environs de 1338, mentionnent déjà la fête de saint Besse parmi les jours de vacances judiciaires et parmi les trois grandes foires annuelles de la ville. Voir Historiae patriœ monumenta, Leges municipales, I, col. 1164 et col. 1184. Sur la date de ce document, cf. Ed. Durando, Vita cittadina e privata nel medio evo in Ivrea, in Bibl. della società storica subalpina, t. VII, p. 23 sqq.

4 On dit, dans le val Soana, que la « vraie » fête de saint Besse est le 1er décembre, mais que l’évêque d’Ivrée a, par un décret, autorisé les montagnards à célébrer leur fête le 10 août. Les gens de Cogne paraissent ignorer complètement la fête du 1er décembre.

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La discordance des fêtes, l’autonomie presque complète du culte montagnard pourraient faire supposer que nous nous trouvons ici en présence de deux saints différents, qui n’auraient en commun que leur nom. Mais il est bien difficile d’admettre que deux saint Besse se rencontrent sur un territoire aussi limité, quand l’Église tout entière n’en [138] connaît aucun autre ; d’ailleurs, les autorités ecclésiastiques du diocèse proclament que le protecteur du val Soana et le compatron d’Ivrée sont un seul et même saint1. Mais de ces deux cultes, l’un urbain et officiel, l’autre villageois et un peu irrégulier, lequel a donné naissance à l’autre ? Saint Besse est-il un enfant de la montagne, que la métropole a adopté et magnifié ? Ou bien, est-ce un grand personnage de la ville, qui n’a pas dédaigné de venir prendre place, pour le bonheur de quelques grossiers montagnards, dans la petite chapelle que surplombe un énorme rocher ?

D’après un historien italien très érudit et très perspicace, le P. Savio, le culte ivréen de saint Besse serait probablement autochtone et remonterait aux premiers siècles du christianisme piémontais2. Mais cette hypothèse, qui repose uniquement sur la critique des textes relatifs à Ivrée et qui, comme son auteur le reconnaît, ne s’appuie sur aucune [139] preuve positive, parait difficilement compatible avec la diffusion actuelle du culte de saint Besse.

Si la propagation de ce culte s’est faite, comme semble l’admettre le P. Savio, du centre à la périphérie du diocèse, pourquoi ce rayonnement n’a-t-il eu lieu que dans une direction unique ? Pourquoi les gens d’Ozegna et du val Soana, et eux seuls, ont-ils adopté comme protecteur direct le glorieux compatron de tout le diocèse ? Et surtout, si la communauté montagnarde a emprunté à la métropole ivréenne la connaissance de saint Besse, comment ce culte a-t-il pu s’implanter et se perpétuer à Cogne, qui, depuis le XIIe siècle tout au moins, ressortit à l’évêché d’Aoste3 et n’a aucun rapport avec Ivrée ? Ces difficultés disparaissent, si l’on admet l’hypothèse inverse, suivant laquelle le culte de saint Besse, originaire de la montagne, s’est propagé d’abord de Campiglia à Ozegna, et ensuite d’Ozegna à Ivrée. Or, cette hypothèse est fondée, s’il faut en croire une tradition, inconnue à

1 Une petite brochure, publiée avec l’approbation ecclésiastique, porte le titre : Vita e miracoli di San

Besso, martire tebeo, compatrono della diocesi d’Ivrea (Turin, Artale, 1900 ; c’est, je crois, une réimpression ; elle sera désormais citée : Vita). Sur la couverture figure le portrait du saint avec la légende Protettore di val Soana.

2 Voir Fedele Savio S. J., Gli antichi vescovi d’Italia dalle origini al 1300. Il Piemonte (Turin, 1889), p. 180 sqq., surtout 182 sq. Le P. Savio commence par établir, dans un exposé lumineux sur lequel nous aurons à revenir à propos de la légende, qu’au XVe siècle, les Ivréens n’avaient aucune connaissance sûre au sujet de la vie et de la mort de saint Besse ; puis il ajoute : « Par conséquent, saint Besse a dû être vénéré par les Ivréens depuis des temps très anciens et peut-être dès les premiers siècles du christianisme. » La conséquence nous paraît un peu forcée. À l’appui de cette hypothèse, le P. Savio cite une inscription funéraire, copiée à Ivrée, paraît-il, vers la fin du VIe siècle et que Gazzera, sans preuve, assigne à la fin du VIe siècle ; un certain prêtre Silvius y déclare avoir déposé dans un monument les restes de saints martyrs, à côté de qui il veut être enterré et dont il invoque la protection pour sa patrie. Voir C. Gazzera, Delle iscrizioni cristiane antiche del Piemonte (Turin, 1849), p. 80 sq. Gazzera se demande si les « saints martyrs » de cette inscription ne seraient pas les saints Savin, Besse et Tégule, qui sont honorés à Ivrée. Le P. Savio déclare que cette hypothèse est fausse en ce qui concerne S. Savin ; mais il admet que l’épitaphe de Silvius peut très bien s’appliquer à Besse et à Tégule. C’est possible ; mais rien ne le prouve et il faudrait commencer par démontrer que ce sont là deux « saints indigènes d’Ivrée » ; ce qui est précisément en question.

3 Cela résulte de deux chartes pontificales (du 15 janvier 1151 et du 6 mai 1184), confirmant les privilèges et possessions de l’évêque et des chanoines de Saint-Ours d’Aoste dans le bassin de Cogne. Voir Historiae patriae monumenta, t. I, p. 795 sq., p. 931 ; cf. p. 981, p. 1091.

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Cogne mais très vivante dans le val Soana, dont l’expression littéraire la plus ancienne remonte au XVe siècle1.

Selon cette tradition, le corps de saint Besse reposait depuis longtemps dans la petite chapelle accolée au Mont, où les fidèles de la région venaient l’adorer, quand, au IXe siècle, de pieux voleurs, venus du Montferrat, résolurent de s’en [140] emparer pour le porter dans leur patrie2. Ils mirent la précieuse dépouille dans un sac, qu’ils chargèrent sur un mulet. Arrivés à Ozegna, où ils devaient passer la nuit, ils dirent à l’aubergiste, pour ne pas éveiller ses soupçons, que leur sac ne contenait que du lard3 et ils le déposèrent dans le coin d’une salle. Mais, quand ils furent couchés, l’aubergiste, en passant par cette pièce, vit qu’elle était tout illuminée. Cherchant la cause de cette clarté mystérieuse, il ouvrit le sac et aperçut le corps. Persuadé que ce ne pouvaient être que les reliques d’un grand saint, et bien décidé à les garder pour sa commune, il les mit en lieu sûr et les remplaça dans le sac par des ossements vulgaires, pris au cimetière. On ne sait ce qui advint des voleurs volés du Montferrat ; mais le mulet retourna tout droit au sanctuaire du Mont4. L’auberge qui abritait les reliques fut transformée en une chapelle, d’où dérive l’église actuelle d’Ozegna, toujours consacrée à saint Besse. Pendant longtemps, le corps sacré resta dans cet endroit, entouré de la dévotion des gens du Canavais et opérant de nombreux miracles. Mais au début du XIe siècle, Ardouin, roi d’Italie, voulut enrichir de ce trésor la cathédrale d’Ivrée et ordonna de l’y transporter en grande pompe5. Le voyage n’alla pas sans incident. Selon mes informateurs valsoaniens, qui sont sans doute ici les échos de la tradition [141] d’Ozegna, en sortant du village, le chariot où étaient les reliques ne voulait plus avancer ; pour le remettre en marche, il fallut couper un petit doigt du saint, qui est resté à Ozegna. Selon Baldesano, qui s’appuie sur une tradition ivréenne, avant d’arriver au but, en traversant le pont sur la Doire, le corps sacré arrêta encore son véhicule ; les citoyens d’Ivrée durent faire le vœu de le placer dans une crypte au-dessous du maître-autel de la cathédrale. Aussitôt la pesanteur extraordinaire des reliques cessa et saint Besse prit possession de son nouveau domaine.

Le savant bollandiste, qui relate cette histoire d’après Baldesano, gourmande fort le pauvre chanoine pour avoir complaisamment accueilli ces piètres traditions populaires, populares traditiunculas6 : comment n’en a-t-il pas aperçu l’invraisemblance historique,

1 Elle se trouve dans un bréviaire manuscrit, conservé dans les archives de la cathédrale d’Ivrée, qui date,

paraît-il, de 1473 ; cf. le P. Savio, op. cit., p. 181. [On trouvera en appendice le texte de ce document, dont une copie m’a été envoyée d’Ivrée pendant l’impression de cet article.] La plus ancienne relation imprimée de cette tradition se trouve dans G. Baldesano di Carmagnola, dottor theologo, La sacra historia thebea,... opera non meno dilettevole che pia (Turin, 2e éd., 1604 ; la première édition, de 1589, ne contient aucune allusion à saint Besse), p. 269 sqq. Dans la liste des sources, qui se trouve en tête du volume, Baldesano mentionne une Historia di S. Besso, qui est peut-être le bréviaire de 1473, dont une copie lui aura été envoyée d’Ivrée après la première édition de son livre. - Cf. Vita, p. 8 sq.

2 T. Tibaldi (op. cit., I, p. 375, n. 3) reproduit une « légende vadôtaine », publiée par E. Duc dans l’Annuaire du diocèse d’Aoste de 1893, qui raconte la translation des reliques de saint Besse. Dans cette version, le vol des reliques est attribué à des Cogniens qui, se rendant « sur la fin d’automne au Montferrat y exercer la distillation », « emportèrent le corps du saint avec l’intention d’en faire don à quelque pays sur leur parcours ». Cette version, qui, je crois pouvoir l’affirmer, n’a jamais été recueillie à Cogne sous cette forme, résulte d’une combinaison des données de Baldesano avec la tradition cognienne, relative à la découverte du corps du saint, qu’on trouvera exposée plus bas.

3 Tradition orale. Baldesano dit simplement : « une chose vile ». 4 Ce trait de la légende locale ne se trouve pas dans Baldesano. 5 La tradition orale, du moins telle qu’elle m’a été récitée par des Valsoaniens résidant à Paris, ne donne

aucune précision, ni de dates, ni de noms propres. 6 Acta SS., sept., t. VI (1757), p. 916.

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l’immoralité et les « conséquences odieuses » ? Car la substitution, par laquelle la Providence a si mal récompensé le zèle des pieux larrons, devait avoir pour conséquence de faire adorer comme reliques, dans le Montferrat, les restes d’un corps profane. Ces scrupules d’une conscience éclairée étaient aussi étrangers que possible à l’hagiographie légendaire du moyen âge, dont relève notre récit. Rien de plus courant dans cette littérature que le thème du vol des reliques1 ou que l’épisode de la translation interrompue par une prodigieuse résistance du corps sacré2 . L’intervention du roi Ardouin n’est guère propre à relever le crédit de ce tissu de lieux communs. Des historiens italiens de notre temps aiment encore à saluer « un champion de l’indépendance latine contre la tyrannie germanique » dans ce marquis remuant que les comtes italiens, pour faire échec à la domination impériale, investirent deux fois d’une royauté précaire et qui fut deux fois excommunié [142] comme « épiscopicide ». A plus forte raison, la légende s’est-elle emparée de ce Charlemagne piémontais pour en faire un héros national et pour lui attribuer l’honneur de tout ce qui est beau, grand et saint dans la région3. La ville d’Ivrée, qui, grâce à lui, fut promue dans les premières années du XIe siècle au rang de capitale de l’Italie, ne fait qu’acquitter une dette de reconnaissance en faisant remonter à Ardouin l’origine du culte qu’elle voue à saint Besse4.

Mais ce serait abuser de la critique négative que de se refuser à reconnaître le fond de réalité qui se cache sous ces fictions inconsistantes. D’une manière générale, les histoires si communes, qui ont trait à l’« invention » ou à la translation des reliques, ne prouvent rien à elles seules, en ce qui concerne l’authenticité ou même l’existence des reliques en question ; mais elles nous instruisent très exactement sur la localisation et sur la dépendance mutuelle des centres de culte. Dans ce domaine, la fantaisie des faiseurs de légendes peut difficilement se donner libre cours, comme quand il s’agit d’événements mythiques ou lointains ; car elle est soumise, ici, à l’épreuve des faits présents et surtout au contrôle jaloux des passions et des susceptibilités locales. Si les gens de la ville avaient pu faire croire aux adorateurs paysans ou montagnards de saint Besse que l’objet de leur dévotion grossière était emprunté à la métropole, ils n’y auraient sans doute pas manqué. Comme c’était impossible, ils se sont contentés de revendiquer pour leur cathédrale la possession [143] de tout le corps sacré, en laissant seulement à Ozegna la consolation d’un petit doigt et au sanctuaire du val Soana l’honneur d’avoir abrité primitivement les reliques du saint. Les bergers de la montagne seraient mal venus à protester contre une répartition, qui, si elle les dépouille du corps de leur protecteur, leur fait jouer un rôle essentiel dans la constitution du trésor sacré de la métropole.

Peut-être s’étonnera-t-on qu’un centre religieux de l’importance d’Ivrée ait été réduit à aller chercher si loin et si tardivement les reliques dont il avait besoin ; mais le cas de saint Besse n’a rien d’exceptionnel. Aucun des trois patrons, qui protègent spécialement la cité et

1 Cf. P. Saintyves, Les saints successeurs des dieux (Paris, 1907), p. 41 sqq. 2 Cf. le P. Delehaye, Les légendes hagiographiques (Bruxelles, 1906), p. 35 sq. 3 Sur ce phénomène d’absorption, qui est extrêmement général, voir le P. Delehaye, ibid., p. 20 sqq. 4 Sur le rôle historique du roi Ardouin et sur les légendes qui se sont formées autour de son nom, voir L. G.

Provana, Studi critici sovra la storia d’Italia a tempi del re Ardoino (Turin, 1844), notamment p. 252 et p. 307 ; F. Gabotto, Un millennio di storia eporediese (356-1357), in Bibl. Soc. Stor. subalp., t. IV, p. 19 sqq., p. 118 et préface aux Studi eporediesi, ibid., t. VII (1900), p. v : B. Baudi di Vesme, Il re Ardoino e la riscossa italica contro Ottone III, ibid., p. 1 sqq. Il est remarquable que Ferrari, dont le Calalogus sanctorum Italiae est cité à ce propos par les bollandistes, loc. cit., p. 917, s’inscrit en faux contre le rôle prêté au roi Ardouin par le bréviaire de 1473.

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le diocèse d’Ivrée et dont les reliques sont conservées dans la cathédrale, n’est un saint indigène ; chacun de ces trois corps sacrés a été, suivant la tradition ecclésiastique, importé du dehors à une date relativement récente. Le corps de saint Tégule, qui était resté ignoré jusqu’à la fin du Xe siècle, fut, dit-on, découvert par l’évêque saint Vérémond en un lieu situé à quelque distance au nord d’Ivrée et transféré dans la cathédrale peu avant celui de saint Besse1. Quant à saint Savin, ancien évêque de Spolète, ses reliques n’ont été apportées à Ivrée que vers le milieu du Xe siècle, à une époque où des relations très étroites unissaient les ducs de Spolète et les marquis d’Ivrée2. Si des raisons politiques ont pu déterminer les Ivréens à adopter pour leur principal patron un évêque étranger, il est probable que des considérations du même ordre n’ont pas été étrangères au choix de leur « compatron » saint Besse.

[144] L’horizon politique d’Ivrée au moyen âge était étroitement restreint, d’une part, par la muraille des Alpes, d’autre part, par un cercle de voisins puissants, Verceil, le Montferrat et le comté de Savoie. Seul, le Canavais, la riche région agricole qui s’étend à l’ouest en bordure des montagnes, pouvait offrir à Ivrée le complément de ressources et de force dont elle avait un besoin impérieux. Aussi la préoccupation dominante de la politique ivréenne du XIe au XIVe siècle a-t-elle été toujours d’étendre son influence sur le Canavais, d’écarter, au besoin par la guerre, les prétentions rivales, d’apaiser les luttes incessantes des châtelains locaux, enfin de les unir tous en une fédération placée sous l’hégémonie d’Ivrée. En outre, les évêques d’Ivrée se ménageaient, dans ce labyrinthe de fiefs et de sous-fiefs qu’était le Canavais, des possessions directes d’où leur influence rayonnait sur tout le pays3. C’est ainsi que nous voyons, dans une charte du 15 septembre 1094, le comte Hubert du Canavais faire don à l’évêque Ogier et aux chanoines de Sainte-Marie d’Ivrée de plusieurs terres qui lui appartenaient, et en particulier d’Ozegna4. En un temps où la religion et la politique étaient intimement liées, où la principale puissance temporelle du territoire ivréen était celle de l’évêque5, où la communauté du culte était le lien social le plus efficace, Ivrée ne pouvait manifester d’une façon plus énergique sa volonté de s’annexer le Canavais qu’en accordant une place d’honneur dans sa cathédrale au saint que les gens de ces parages honoraient d’une dévotion fervente et dont le sanctuaire se trouvait sur les terres de l’évêque. Il est bien probable que la naturalisation [145] ivréenne de saint Besse remonte à cette époque : elle annonce et elle prépare cet acte solennel du 15 mars 1213, par lequel les comtes du Canavais deviennent citoyens d’Ivrée perpetualiter et s’engagent à défendre la cause de la cité, dans la paix et dans la guerre6.

1 C. Boggio, Le prime Chiese christiane nel Canavese, in Atti della Società di archeologia e belle arti per

la provincia di Torino, t. V (Turin, 1894), p. 67. 2 Le P. Savio, op. cit., p. 182 sq. Pourquoi cet auteur accepte-t-il l’historicité de la tradition relative à

l’origine étrangère du culte de saint Savin et écarte-t-il, sans même la discuter, la tradition tout à fait analogue qui concerne saint Besse ? - Sur les rapports entre Ivrée et Spolète aux IXe et Xe siècles, voir Gabotto, Un millennio, p. 14 sqq.

3 Cet exposé se fonde sur le travail cité de Gabotto ; voir surtout p. 46 sqq., p. 56 sq., p. 81 sqq., p. 118 sq. 4 F. Gabotto, Le carte dello Archivio vescovile d’Ivrea fino al 1313 in Bibl. Soc. stor. subalp., t. V, p. 13. -

Ozegna est resté longtemps sous la domination épiscopale ; car nous voyons en 1337 l’évêque d’Ivrée céder au comte de Savoie Aimon diverses terres, parmi lesquelles figure Ozegna. Voir Gabotto, Un millennio.... p. 207.

5 Sur l’importance historique d’Ogier et sur la puissance temporelle des évêques d’Ivrée, voir Gabotto, Un millennio... p. 38 sqq., p. 43 sqq.

6 Sur cet acte, voir Casalis, Dizionario, t. VIII, p. 647 et Gabotto, ibid., p. 81 sqq. Parmi les signataires figurent les comtes de plusieurs des bourgs situés autour d’Ozegna, Aglié, Valperga, Pont, etc.

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Mais, pour pouvoir jouer un rôle dans la politique ivréenne, il avait fallu d’abord que saint Besse descendît de sa montagne et vînt s’établir au cœur du Canavais. Il ne pouvait choisir un endroit mieux placé qu’Ozegna. Cette bourgade, telle que la décrit Casalis, est située au centre d’un pays fertile et commerçant ; elle est entourée d’une ceinture presque continue de bourgs et de villages ; elle commande un pont sur l’Orco, qui est d’une importance capitale pour le transit d’une vaste région ; enfin, elle se trouve à la jonction de trois grandes routes, qui conduisent l’une à Ivrée, l’autre à Verceil et au Montferrat, la troisième à Turin1. De tout temps, les carrefours, qui sont comme les nœuds de la circulation sociale, ont été des foyers intenses de vie religieuse. Or, parmi les courants humains qui s’entrecroisaient à Ozegna, il y en avait un qui débouchait, chaque automne, de la petite vallée fermée de la Soana, se dirigeant vers les centres industrieux du Montferrat et de Verceil2. À cette première étape de leur migration, encore tout pleins de saint Besse, les hommes de la montagne devaient enseigner son nom, sa puissance et ses bienfaits aux hôtes qui les hébergeaient. Comme il arrive souvent, dans la lutte pour la suprématie, c’est le dieu le plus fruste et le plus singulier qui l’a emporté sur ses concurrents, plus policés, mais plus fades. Et c’est ainsi que, comme le dit avec raison la tradition, l’ancienne auberge [146] d’Ozegna a été affectée au culte de saint Besse3. À force de donner l’hospitalité aux émigrants de la montagne, les ruraux du Canavais se sont approprié leur saint patron.

Ainsi, l’hypothèse, suivant laquelle le saint Besse de la montagne est arrivé jusqu’à Ivrée en passant par Ozegna, concorde avec la diffusion actuelle du culte, avec le témoignage de la tradition, avec les données de l’histoire. La chapelle du pâturage alpestre, l’église de la grasse campagne, la cathédrale de la ville, ces trois demeures de saint Besse marquent les étapes successives du développement, qui lui a permis de ne pas rester cantonné dans une obscure petite vallée et de venir occuper une place modeste, mais honorable, dans la société régulière des saints.

V. – La légende de saint Besse Nous avons pu décrire la dévotion à saint Besse et l’organisation de son culte en faisant à

peu près abstraction de la légende qui les justifie ; tant il est vrai que la pratique religieuse est, dans une large mesure, indépendante des raisons qui sont censées la fonder. Ce n’est pas que ces raisons fassent défaut aux fidèles : elles leur sont abondamment fournies par l’enseignement de l’Église et par la tradition populaire. Dans la légende officielle du diocèse4, saint Besse nous [147] est présenté comme un martyr qui a « ennobli la région de

1 Voir l’article Ozegna dans le Dictionnaire de Casalis, t. XII (1845), p. 751 sqq. (località centrale). 2 L’allusion au Montferrat, dans la légende du vol des reliques, paraît assez significative. Verceil était au

moyen âge beaucoup plus riche et plus peuplée qu’Ivrée, nous dit Gabotto, ibid., p. 119. 3 Les ruines d’un très vieux temple de saint Besse existaient encore à Ozegna au temps de Casalis, loc. cit.,

p. 755. Il est remarquable que l’égIise d’Ozegna est la seule qui soit dédiée à saint Besse, car celui-ci ne possède en propre dans le val Soana que la petite chapelle du sanctuaire et, à Ivrée, il n’est que l’hôte de la cathédrale, dédiée à la Sainte Vierge.

4 On en trouve une expression autorisée dans la Vita (cf. supra, p. 138, n. 2 [ici, note 34]), p. 5 sq. L’auteur anonyme de cette brochure reproduit à peu près littéralement la version des Memorie storiche sulla chiesa d’Ivrea, du chanoine Saroglia (Ivrée, 1881, p. 16 ; je la connais grâce à l’obligeance de M. le chanoine Vescoz qui a bien voulu me copier ce passage ; désormais citée : A). Mais, arrivé au récit du martyre, il intercale la narration de Baldesano, op. cit., p. 129 (désormais = B), non sans la retoucher quelque peu. Une autre version de la légende a été donnée par Saroglia, dans Eporedia sacra (Ivrée, 1887) ; M. le chanoine Boggio, d’Ivrée, a bien voulu copier à mon intention la page 146 de cet ouvrage ; désormais = C). Enfin, Ferrari, dans son

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son sang précieux » après avoir eu à subir des épreuves extraordinairement cruelles. C’était un soldat de la légion thébéenne, qui fut massacrée en 286 sur l’ordre de l’empereur Maximien. Ayant réussi à s’échapper, Besse vint chercher un refuge dans les montagnes du val Soana. C’est de là qu’il instruisait dans la foi les habitants de la vallée et surtout

les gens de Campiglia, qui furent les premiers à recueillir la bienfaisante influence de

l’Évangile. Mais les soldats païens, avides de sang chrétien et désireux de satisfaire leur empereur, s’étaient lancés à la poursuite de saint Besse et avaient réussi à le trouver parmi les rochers du mont Fautenio1. Voici comment ils parvinrent à le découvrir. Quelques bergers de la montagne avaient fait cuire une brebis, qu’ils avaient dérobée au troupeau de leur maître ; ayant rencontré Besse dans ces parages, ils l’invitèrent à prendre part au festin. Mais il refusa de manger d’une brebis qu’il savait [148] avoir été volée et il se mit à leur reprocher avec véhémence leur action coupable. Les bergers, craignant d’être dénoncés à leur patron, ou irrités de sa réprimande, ou plutôt mus par la haine de la foi chrétienne qu’il ne rougissait pas de confesser2, précipitèrent l’apôtre du haut d’une roche. Le saint ne mourut pas de cette chute terrible3. Mais sur ces entrefaites survinrent les soldats qui le poursuivaient. Ayant reconnu Besse et s’étant assurés qu’il s’obstinait à confesser la foi du Christ, ils le poignardèrent barbarement. D’autres prétendent, ajoute un peu dédaigneusement le narrateur, qu’après avoir été précipité du haut de la roche, il s’enfuit du val Soana et vint habiter quelque temps dans les montagnes plus voisines de la Doire Baltée, c’est-à-dire du côté de Cogne : c’est là qu’aurait eu lieu le martyre4. Ce qui est sûr en tout

Catalogus sanctorum Italiae, en donne une quatrième version, composée ex antiquis lectionibus quae in ecclesia Eporediensi recitari consueverant ; elle est citée dans les Acta SS., sept., t. VI, p. 917 [=D].

1 C’est ici que la Vita quitte A pour suivre B. 2 Cette troisième explication est ajoutée à B par la Vita. 3 Baldesano est beaucoup moins affirmatif ; il dit seulement : « Quelques-uns ajoutent que cette chute ne

fut pas cause de sa mort, Dieu le réservant miraculeusement, afin que son martyre fût plus éclatant. » Or, D fait bien mourir Besse à la suite de sa chute ; ce qui, comme on le verra, est conforme à la tradition locale. D’autre part, dans C, le rôle des bergers se réduit à dénoncer Besse aux soldats païens, qui le mettent à mort, precipitandolo da alto monte. Enfin, dans A, les bergers disparaissent complètement, supplantés par les bourreaux de Maximien, qui, après avoir jeté le saint du haut d’une roche, lui coupent la tête.

4 Cette dernière phrase appartient en propre à la Vita. Dans C, il est dit que Besse, venant de la vallée d’Aoste, est arrivé dans le val Soana en passant par les montagnes de Champorcher et de Cogne. Cette version

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cas, c’est que les fidèles, spécialement ceux de Campiglia, par dévotion envers le glorieux martyr, recueillirent sa dépouille, qu’ils ensevelirent dans le creux d’un rocher ; c’est sur sa tombe que fut élevée la petite chapelle qui, après diverses transformations, existe encore et qui est visitée par de nombreux pèlerins le 10 août de chaque année1.

[149] Telle fut la glorieuse carrière de saint Besse, comme les curés la racontent au prône et comme on peut, paraît-il, la « lire dans les livres ». Il serait étonnant que cette légende, consacrée par l’Église et par l’imprimerie, n’eût pas pénétré dans le peuple des fidèles. De fait, elle paraît unanimement acceptée dans le val Soana, qui est placé, nous l’avons vu, sous l’autorité directe de la métropole ivréenne2. Mais il n’en va pas de même à Cogne ; car cette paroisse échappe à l’influence d’Ivrée et les autorités ecclésiastiques d’Aoste se soucient sans doute assez peu d’un saint qui n’est pas de leur ressort. C’est à peine si quelques rares Cogniens rapportent à peu près exactement la légende officielle, à la façon d’une leçon savante que l’écolier récite avec effort. Encore la légende présente-t-elle dans leur bouche quelques variantes. Tous font mourir le saint à la suite de sa chute du haut du Mont ; les soldats païens n’ont donc pas lieu d’intervenir. En outre, c’est avant d’aller habiter les hauteurs du val Soana que Besse a séjourné à Cogne. Enfin, on ne sait pas ce qu’est devenu son corps et on ne paraît guère s’en soucier.

Ces altérations ou ces corrections rapprochent la légende officielle de la tradition populaire, qui est de beaucoup la plus répandue chez les simples fidèles de Cogne. Selon celle-ci, saint Besse était un berger qui menait paître ses moutons autour du Mont. Lui-même restait continuellement au sommet du rocher. C’était un homme très saint, un vrai homme de Dieu : tout son travail n’était que de prier3. Aussi ses brebis étaient-elles les plus grasses de toutes et restaient-elles groupées autour de lui, de sorte qu’il n’avait jamais besoin de courir après. Deux autres bergers de la même [150] montagne, jaloux de voir que les brebis de Besse s’élevaient toutes seules et étaient toujours les plus belles, le jetèrent bas du haut du Mont4. Quelques mois plus tard – c’était en plein hiver, vers la Noël –, des gens de Cogne qui passaient par là aperçurent au pied du rocher une fleur qui sortait toute droite au-dessus de la neige et qui était d’une beauté et d’un éclat merveilleux. Étonnés d’un spectacle si peu ordinaire en cette saison, ils allèrent chercher du monde. Quand on eut enlevé la neige à la place marquée par la fleur miraculeuse, on découvrit le cadavre du saint : il était intact ! En tombant, le corps s’était imprimé sur la roche, à l’endroit même où l’on va encore chercher les pierres de saint Besse. C’est pour cela qu’on a élevé une chapelle dans ce lieu et qu’on y va en dévotion toutes les années. Cogne a droit à la fête, parce que ce sont des gens de Cogne qui ont découvert les premiers le corps du saint.

est aussi celle que reproduit Mgr Duc, au t. I de son Histoire de l’église d’Aoste (d’après l’extrait qu’a bien voulu me communiquer M. le chanoine Ruffier). – A partir d’ici, la Vita reproduit de nouveau A en ajoutant la mention spéciale de Campiglia.

1 Tandis que A, suivi par la Vita, n’établit aucun rapport entre le rocher du haut duquel le saint a été précipité et le Mont qui surplombe la chapelle, C spécifie que, « conformément à l’usage des Romains », le martyr a été enseveli sur le lieu même de son supplice.

2 Toutefois, la tradition orale du val Soana ajoute que saint Besse, tout en prêchant l’Évangile aux habitants de la vallée, faisait le métier de berger. Cette donnée, dont on verra plus loin l’importance, a disparu complètement dans toutes les rédactions littéraires.

3 Quelques narrateurs omettent toute allusion à la piété de Besse ; ils passent tout de suite à la description de son troupeau, qu’ils font suivre de la remarque : « c’était un miracle ».

4 Selon certains, la chute fut répétée trois fois.

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Voilà l’idée que presque tous les Cogniens, en dépit des sermons et des brochures, se font encore aujourd’hui de la vie et de la mort de saint Besse. Si on leur fait remarquer qu’elle ne concorde pas avec l’enseignement de l’Église, la plupart semblent gênés et ne savent trop que dire. Si on insiste, si on leur demande pourquoi, sur les images ou les médailles qu’ils ont tous en leur possession, ce berger est représenté sous les traits d’un guerrier, ils répondent ou bien qu’ils ne savent pas, ou bien : « C’est vrai ; c’était un homme encore jeune... ; il avait fait son service militaire. » Ils paraissent, en général, tout à fait indifférents au désaccord qui existe entre la figure du saint, telle que l’Église la leur présente, et la représentation qu’en donne la tradition locale. Quelques-uns, pourtant, plus soucieux de logique, ont trouvé le moyen de concilier les deux images concurrentes : quand le soldat chrétien, fuyant ses persécuteurs, est venu se réfugier au-dessus de Campiglia, il s’est mis à « faire le berger » et à garder les moutons. Grâce à cette [151] métamorphose, le héros légendaire peut devenir un autre tout en restant lui-même. Procédé facile et peu coûteux, auquel l’imagination populaire n’hésite jamais à recourir pour ajuster l’une à l’autre des représentations disparates. Mais, reliée ou non à la légende locale, l’image, figurée par les tableaux et les statues, vit de sa vie propre et réagit sur la dévotion. À force de voir le berger saint Besse habillé en militaire, beaucoup de Cogniens se sont mis à penser qu’il devait s’intéresser surtout aux affaires des soldats en campagne... ou des conscrits réfractaires.

Il n’est pas étonnant que les gens de Cogne soient restés si obstinément attachés à la légende populaire de saint Besse : ils y sont chez eux, entre gens de la montagne, tandis qu’au milieu de l’empereur Maximien, des légionnaires thébéens et du glorieux martyr, ils se sentent dépaysés et contraints. Ils éprouvent du respect, mais peu de sympathie, pour un récit où le beau rôle est tenu par un étranger, venu de la plaine pour les instruire et les moraliser, et où les bergers font figure de mécréants, de voleurs et d’assassins. Comme l’autre saint Besse est plus aimable : simple enfant du pays, le meilleur berger du plus beau troupeau qu’on ait jamais vu sur ces montagnes ! Que d’émotions fortes et variées naissent des tableaux divers qui composent la légende ! C’est d’abord l’image idyllique et charmante du pâtre toujours en prière, entouré du troupeau béni. Puis vient le drame sombre, la vilenie des envieux, la pitoyable fin du pauvre Besse. Mais quel orgueil et quel ravissement quand des gens de chez nous découvrent la fleur merveilleuse ! Et quelle joyeuse assurance de se dire que le berger divin, en tombant, s’est comme incrusté dans la roche, pour y rester éternellement présent au milieu de ses protégés ; car ce premier miracle est la souche et la garantie de tous ceux que le saint accomplit journellement ou qu’on espère de sa puissance. La légende officielle enseigne aux fidèles les origines de leur foi ; elle leur rappelle quelques-uns des devoirs d’un bon chrétien et qu’il ne faut ni faire [152] tort à son patron ni murmurer contre son curé. Leçons utiles, assurément, mais qui ont le tort d’être des leçons ! L’autre légende, la leur, saisit leur être entier et le transporte dans un monde à la fois familier et sublime, où ils se retrouvent eux-mêmes, mais transfigurés et ennoblis.

De ces deux traditions, l’une savante et édifiante, l’autre naïve et poétique, la plus ancienne est certainement la seconde. La première, en effet, ne nous apporte sur saint Besse aucune donnée originale : la partie du récit qui lui appartient en propre consiste en généralités si pauvres et si banales qu’elles pourraient s’appliquer aussi bien à une foule d’autres saints1. Saint Besse n’est vraiment, pour l’Église, qu’une unité dans une légion : il

1 Voici un fait qui illustre bien le caractère abstrait et impersonnel du saint Besse officiel. La femme du

prieur de Cogne m’a montré un jour plusieurs médailles toutes pareilles, souvenirs des fêtes auxquelles son mari a participé. Je fus un peu surpris de constater que ces médailles portaient, en légende, le nom de saint

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n’a en propre que son nom. Les seuls traits un peu particuliers que contienne la légende officielle, elle les emprunte à la tradition orale, non sans les avoir retouchés à sa manière : l’image locale du saint, après s’être réfléchie dans la conscience des lettrés, revient à son point de départ, corrigée et déformée1.

Rappelons-nous le thème unique que développe la tradition populaire : un berger béni est précipité par des rivaux jaloux du haut d’une roche, à laquelle il imprime son caractère sacré. Ce thème reparaît dans l’autre légende, mais à une autre place et sous une autre forme. D’abord, il a paru inadmissible aux auteurs de la nouvelle version que Besse fût mis sur le même pied que ses bourreaux et qu’il ne l’emportât sur eux que par la beauté et la docilité de son troupeau. Pour les [153] gens de Cogne, la sainteté est une puissance singulière, qui vient d’une intime communion avec le monde divin et qui se manifeste par des effets temporels. Pour les clercs d’Ivrée, la sainteté est une vertu spirituelle et morale, qui suppose une qualification religieuse définie. Les bergers médiocres et envieux sont devenus des pécheurs endurcis, en révolte contre leur directeur spirituel ; le berger exemplaire est devenu une victime du devoir qui incombe professionnellement aux ministres de la religion. En second lieu, il ne fallait pas que saint Besse mourût de sa chute, parce que sa mort, pour avoir toute sa vertu sanctifiante, devait être un martyre authentique. La chute du haut du Mont devient ainsi un simple épisode, qui explique, on ne sait trop comment, que les soldats païens aient pu mettre la main sur leur victime. Enfin, dans la légende savante, la roche du haut de laquelle le saint a été précipité n’est pas le Mont de saint Besse : c’est une roche quelconque ; la chapelle où se célèbre la fête du 10 août a été élevée près d’un autre rocher, dans le creux duquel le corps du martyr avait été déposé. En effet, pour l’Église, la seule sainteté, qui n’émane pas directement de Dieu, provient de la dépouille des hommes qui ont réalisé parfaitement l’idéal du chrétien ; le Mont n’avait le droit d’être sacré qu’à la condition d’avoir servi, au moins pour quelque temps, de sépulture à un martyr. De plus, la légende officielle a son centre de perspective, non pas à Cogne ou à Campiglia, mais à Ivrée. Elle veut, avant tout, exalter le glorieux « compatron » du diocèse et justifier le culte que la métropole rend aux reliques conservées dans la cathédrale. Dès lors, il devenait nécessaire de détacher la sainteté du Mont et de la concentrer dans le corps du saint : car la roche demeure éternellement fixée à la même place ; mais le corps, réel ou supposé, est mobile et peut très bien servir de véhicule à l’énergie bienfaisante, s’il plaît un jour à des maîtres puissants d’en « enrichir » leur trésor sacré. Tout l’intérêt des gens de Cogne se concentre, au contraire, sur le Mont : une fois que le corps de Besse, en se gravant dans la roche, l’a [154] imprégnée de sa vertu, il peut disparaître sans grand inconvénient. C’est la roche, désormais, qui est le vrai corps du saint ; n’est-ce pas elle qui dispense intarissablement aux fidèles les « reliques » salutaires que sont les pierres de saint Besse ?

Ainsi, de même que des larrons dévots ont, paraît-il, dérobé le corps du saint pour l’emporter dans la plaine, de même de pieux arrangeurs ont transformé un simple berger de moutons en un légionnaire thébéen et ils ont imputé sa mort, non à des camarades envieux, mais aux soldats païens de César. Devons-nous les condamner très haut pour avoir fait violence aux traditions locales sur lesquelles ils travaillaient et pour avoir substitué à

Pancrace. Comme j’exprimais mon étonnement, j’obtins la réponse péremptoire : « Non ; c’est le portrait de saint Besse ». Et, en effet, c’est bien la même image type du soldat-martyr.

1 À Ivrée même, comme nous l’avons vu, elle tend à s’évanouir tout à fait et à faire place à une image toute schématique, qui ne met plus en présence que « le confesseur de la foi » et « les bourreaux païens » ; voir supra, p. 148, n. 2 et p. 149, n. 1 [ici, notes 58 et 61]

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l’image « vraie » du saint une « fiction » qui leur convenait mieux ? Ce serait appliquer bien mal à propos les règles de la critique historique. Les gens d’Ivrée n’ont pas fait subir à saint Besse un traitement différent de celui auquel nous soumettons encore les montagnards attirés dans les grandes villes : en l’adoptant pour leur « compatron », ils lui ont imposé l’accoutrement et la personnalité qui leur semblaient décents. S’il est vrai que les mots changent de sens quand ils passent de la campagne à la ville1, pourquoi le nom de saint Besse n’aurait-il pas revêtu une signification nouvelle, plus abstraite et plus conventionnelle, dans la bouche de ses nouveaux fidèles ? La tradition populaire n’est ni plus ni moins « vraie » que l’autre. Du moment que tous les éléments essentiels du culte se retrouvent transposés sur un plan idéal qui convient à l’intelligence et au coeur des croyants, les deux légendes ont beau se contredire ou diverger, elles sont également légitimes pour les milieux divers qui les acceptent.

C’est une histoire curieuse et bien instructive que celle de cette légion thébéenne, dont le culte, originaire de Saint-Maurice en Valais, s’est propagé, le long des routes qui descendent des Alpes, en Suisse, en pays rhénan, en Bourgogne, [155] en Savoie, en Dauphiné et en Italie. Saint Eucher, qui écrit environ cent cinquante ans après qu’aurait eu lieu l’affreux massacre, ne donne les noms que de quatre martyrs ; mais il affirme que les 6 600 soldats chrétiens que comptait la légion ont tous péri dans les champs d’Agaune, sauf peut-être deux d’entre eux, Ursus et Victor, qui n’auraient subi le martyre qu’à Soleure2. Onze siècles plus tard, Baldesano, qui était apparemment beaucoup mieux informé, pouvait reprocher à saint Eucher de s’être montré trop réservé ou trop avare du sang des Thébéens. À l’appel du chanoine piémontais, une foule de petits saints en tenue de « légionnaires » – et parmi eux notre saint Besse – avait surgi du fond des vallées alpestres et de la campagne italienne et prétendait parader sous la bannière de saint Maurice, le glorieux patron de la maison de Savoie. Peut-être, s’il n’avait pas été d’une foi si robuste, Baldesano se serait-il inquiété quelque peu de la multitude de ses héros3. En fin de compte, les Thébéens, qui auraient échappé au massacre collectif pour aller subir isolément le martyre dans des lieux très lointains, en étaient venus à dépasser peut-être l’effectif total de la légion, tel que le définissait saint Eucher4. Il est vrai qu’un peu d’érudition dissipe ce scrupule. Il suffit d’appeler au renfort les deux légions thébéennes dont saint Eucher ne parle pas, mais que connaît la notitia dignitatum : les Thébéens, qui ont éclairé de leur apostolat et sanctifié de leur sang d’innombrables paroisses, provenaient en réalité de trois légions, toutes trois chrétiennes, toutes trois persécutées par les empereurs [156] païens5. Mais, quand on songe que chacun de ces apôtres a été poursuivi par « les soldats de César », on est effrayé de penser que la principale occupation des armées romaines, vers le début du IVe siècle, a dû être de donner la chasse aux Thébéens disséminés dans les vallées du Rhône et du Rhin et

1 Voir A. Meillet, Comment les mots changent de sens, in Année sociologique, t. IX, pp. 1-38. 2 La Passion des Martyrs agauniens a été éditée, entre autres, par Krusch, in Monumenta Germaniae

historica, Scriptorum rerum merovingicarum, t. III, p. 32 sqq. L’abbé Lejay a fait un bon exposé critique de la question dans la Revue d’histoire et de littérature religieuse, t. XI (1906), p. 264 sq.

3 Au contraire, il se félicite que de la première à la seconde édition de son livre le nombre des Thébéens piémontais se soit accru de plus du double.

4 D’après le chanoine Ducis, Saint Maurice et la légion thébéenne (Annecy, 1882), p. 31 sqq., en dehors des 6.000 Thébéens immolés à Agaune, il y en aurait eu environ 1.000 en Germanie – Cologne seule en revendique 318, – 300 en Helvétie et une foule innombrable en Italie.

5 C’est l’explication proposée par l’abbé J. Bernard de Montmélian, Saint Maurice et la légion Thébéenne (Paris, 1888), t. I, p. 225 sq.

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dans tous les replis des Alpes italiennes. En outre, l’inspection du rôle de la légion permet des constatations surprenantes. Plusieurs noms y reviennent un grand nombre de fois1 ; et surtout, la plupart des Thébéens ne portent pas de noms propres et individuels ; ils sont désignés par leurs attributs ou leurs fonctions2. On y voit figurer des Candidus, des Exuperius, des Victor, des Adventor, des Solutor, ou encore des Défendant qui protègent leurs fidèles contre les avalanches et les inondations3. On dirait que la légion thébéenne est une légion de dieux locaux et d’épithètes personnifiées4. Aussi à la période de croissance et de multiplication luxuriante devait succéder, pour les compagnons de saint Maurice, une période de retranchements et de coupes sombres. Une première décimation eut lieu vers le milieu du XVIIIe siècle, quand le Père Cleus, bollandiste, déclara soupçonner fortement que bon nombre des martyrs présumés thébéens avaient usurpé leur titre5. Mais le XIXe siècle devait se montrer plus cruel. Un historien catholique réduit la légion de saint Maurice aux proportions restreintes d’une vexillalio ou [157] d’une pauvre cohorte auxiliaire6. En vain un docteur allemand voudrait sauver les quatre martyrs que saint Eucher nommait personnellement7 : ce dernier noyau de survivants est attaqué à son tour et le Père Delehaye ne voit pas de raison pour ne pas ranger la Passion des Martyrs agauniens dans la catégorie des « romans historiques8 » !

Saint Besse a été l’une des premières victimes de ce nouveau massacre de la légion thébéenne. Déjà, le Père Cleus, après avoir traité le récit de Baldesano d’« histoire éminemment fabuleuse », historiam inter primas fabulosam, exprimait l’opinion que, à moins de témoignages anciens et sûrs, il faudrait se décider à rayer le nom de saint Besse de la liste des soldats martyrs9. La seule réponse qui soit venue d’Ivrée a été d’alléguer une légende qui se trouve dans un bréviaire manuscrit, conservé aux archives de la cathédrale et daté de 147310. Il est peu probable que ce document, postérieur de plus de mille ans aux événements qu’il raconte, satisfasse les exigences des bollandistes11 et suffise à les faire revenir sur l’intention, qu’ils ont manifestée en 1875, de présenter saint Besse dans les Actes

1 Voir J. Bernard de Montmélian, ibid., p. 336 sq. 2 La remarque en a été faite par E. Dümmler, Sigebert’s von Gembloux. Passio sanctorum Thebeorum, in

Phil. u. hist. Abh. d. k. Akad. d. Wiss. z. Berlin (1893), p. 20, n. 2. Cf. Krusch, op. cit., p. 21. Il trouve suspect jusqu’au nom de Mauricius (= Niger).

3 Pour ce dernier Thébéen, honoré en plusieurs lieux du val d’Aoste, voir Tibaldi, op. cit., I, p. 379. 4 Sur le phénomène général de la substitution des saints martyrs aux anciens dieux locaux, voir Albert

Dufourq, La christianisation des foules (Paris, Bloud, 1903), p. 44 sqq. 5 Acta SS., sept., t. VI, p. 908. 6 P. Allard, La persécution de Dioclétien (Paris, 1890), t. II, pp. 354-7. 7 Fr. Stolle, Das Martyrium der thebäischen Legion (Breslau, 1891), p. 82 sq. 8 Le P. Delehaye, Les légendes hagiographiques, p. 129, p. 135 sq.; cf. p. 245. 9 Acta SS., sept., t. VI, p. 915 sq. 10 G. Saroglia, Memorie storiche, p. 16 ; cf. le P. Savio, op. cit., p. 181. On trouvera en appendice le texte

de ces leçons. 11 Il paraît suffire amplement à certains historiens piémontais. M. Farina a bien voulu me communiquer un

extrait de l’ouvrage du P. A. M. Rocca, salésien, Santi e beati del Piemonte (Turin, 1907), où la légende « officielle » de saint Besse est affirmée sans restriction, avec cette variante que la roche du haut de laquelle le martyr a été précipité et celle qui lui a servi de sépulture sont expressément identifiées. – L’esprit critique ne paraît pas avoir encore exercé ses ravages dans le diocèse d’Ivrée. « Il serait difficile de trouver dans le Piémont une ville plus attachée aux croyances locales et aux traditions ecclésiastiques », écrit C. Patrucco, in Bibl. Soc. Stor. subalp., t. VII, p. 269.

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des saints de décembre, non comme un martyr thébéen, mais bien... comme un évêque d’Ivrée1.

[158] Si vraiment saint Besse a été le prédécesseur de saint Vérémond et du poète Ogier, il faut avouer que les montagnards de Cogne et du val Soana ont singulièrement altéré la véritable physionomie de leur patron. Mais le Père Savio n’a eu aucune peine à démontrer que l’identification historique, proposée par le bollandiste du XVIIIe siècle et maintenue provisoirement par ses successeurs, ne repose sur aucun fondement sérieux2. Il est vrai qu’Ughelli, dans son Italia sacra, après avoir relaté que la cathédrale d’Ivrée possède les reliques « du glorieux martyr saint Besse », fait figurer dans la série des évêques du diocèse, vers l’an 770, un certain Bessus, « que F. Bergomense mentionne dans sa chronique en l’appelant un saint »3. Or, ce chroniqueur, dans son livre publié en 1485, nous apprend simplement que « les habitants d’lvrée tiennent en grande vénération les reliques de saint Besse, un évêque de leur ville »4. Il faut reconnaître avec le Père Savio que ce témoignage tardif et vague, qui ne contient aucune indication chronologique ne prouve aucunement l’existence d’un évêque du nom de Besse à une époque de l’église ivréenne, fixée arbitrairement par Ughelli, sur laquelle nous ne possédons aucune donnée historique5. La seule conclusion que permette le texte de Filippo Bergomense, c’est qu’en 1485 – c’est-à-dire douze ans après la première rédaction connue de la légende de saint Besse, martyr thébéen6 – , le compatron adoptif, [159] venu deux ou trois siècles auparavant d’une terre épiscopale, était considéré à Ivrée, tout au moins par une partie des fidèles, comme un ancien évêque de la cité. Cette version, flatteuse, sans doute, pour l’amour propre ivréen, a subsisté jusqu’au XVIIe siècle, où nous voyons le chanoine Dejordanis faire figurer côte à côte, dans l’inventaire des reliques de la cathédrale, « le corps de saint Besse, troisième évêque d’Ivrée et confesseur », et « le corps de saint Besse, martyr de la légion thébéenne »7 . Dédoublement bien étrange, quand on songe que l’Église d’Ivrée n’a jamais honoré qu’un seul saint Besse, dont la fête tombe le 1er décembre. Mais la légende du martyr thébéen devait bientôt s’imposer à tous ; et, lorsqu’en 1591 le chef glorieux de la

1 Cette hypothèse avait déjà été énoncée dans les Acta SS., sept., t. VI, p. 917 ; cf. Ad acta SS.

supplementum (Paris, 1875) p. 400. 2 Le P. Savio, op. cit., p. 180 sqq. 3 Ughelli, Italia sacra (éd. Coleti, 1719), t. IV, col. 1064. 4 Filippo Bergomense, Historia novissime congesta, chronicarum supplementum appellata (Brixie, 1485),

fol. 97 verso. – La même affirmation se retrouve presque dans les mêmes termes chez Alberti, Descrittione di tutta Italia (1553), cité par Savio, op. cit., p. 180, n. 2.

5 C’est aussi l’opinion de Gabotto, Un millennio..., p. 7, n. 3. Bima, Serie chronologica degli arcivescovi e vescovi di Sardegna (Turin, 2e éd., 1842), p. 123, mentionne Besso, chiamato santo avec la date 730 (sic). Mais sa liste, comme dit le P. Savio, ibid., p. 176, est « entièrement fantastique ». Le nom de Besse ne figure pas parmi les évêques d’Ivrée dans GAMS, Series episcoporum ecclesiœ catholicae, p. 816.

6 Bien entendu, il peut y en avoir eu de plus anciennes que nous ignorons. E. Dümmler a publié une série de 14 poèmes liturgiques, écrits selon lui par un prêtre ivréen du temps de l’évêque Ogier (et peut-être par cet évêque lui-même) ; on y trouve un poème en l’honneur de S. Tégule, martyr, et un poème en l’honneur de la légion thébéenne, où saint Maurice seul est nommé. L’absence de tout poème et de toute allusion à saint Besse est peut-être significative et paraît confirmer l’hypothèse suivant laquelle le culte de saint Besse n’a pas été introduit à Ivrée avant la fin du XIe siècle ; voir E. Dümmler, Anselm der Peripatetiker nebst andern Beilrägen zur Literaturgeschichte Italiens im elften Jhdt. (Halle, 1872), p. 83 sqq. Les auteurs du Voyage littéraire de deux religieux bénédictins (Paris, 1717), t. 1, p. 244, ont vu à l’abbaye de Talloires « un poème sur le martyre de la légion thébaine, composé par Ogerius, évêque d’Ivrée ». Ce manuscrit n’a jamais été retrouvé ; cf. Savio, op. cit., p. 202.

7 Cet inventaire, qui date de 1775, est cité par le P. Savio, ibid., p. 181.

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légion, représenté par une partie de ses reliques, émigra en grande pompe de l’abbaye de Saint-Maurice à la cathédrale de Turin, il trouva pour l’accueillir à la porte de l’église d’Ivrée deux de ses anciens soldats, Besse et Tégule, représentés par deux panneaux peints1. Aujourd’hui, grâce en partie au livre de Baldesano, l’image de saint Besse, martyr thébéen, a si complètement supplanté celle de saint Besse, évêque d’Ivrée, que les fidèles du diocèse n’éprouveraient sans doute aucune émotion à voir le nom de leur compatron disparaître de la liste expurgée de leurs anciens évêques.

[160] L’aventure de saint Besse n’est pas encourageante pour les bergers de la montagne que tenteraient les honneurs de la plaine. Après l’avoir attiré parmi eux, les hommes de la ville l’ont habillé selon leurs convenances, sans même se mettre d’accord entre eux : les uns lui ont mis en main la crosse des évêques, les autres le glaive des légionnaires et la palme des martyrs. Quand ces derniers eurent réussi à faire prévaloir leur préférence, d’autres citadins sont arrivés, qui, comme les bergers jaloux de la légende, l’ont précipité du haut du sommet de gloire où on l’avait juché. Et maintenant, après tant d’avatars, la personnalité historique de saint Besse paraît bien problématique et bien flottante, puisque, même dans la petite société de ses premiers fidèles, deux traditions disparates ont pu persister jusqu’à nous. Ni l’une ni l’autre d’entre elles ne nous apprennent rien sur la véritable identité de leur héros commun ; mais l’une et l’autre jettent une vive lumière sur les habitudes de pensée et sur les tendances morales des groupes profondément divers où elles se sont constituées.

Dans le petit cercle fermé de sa terre natale, saint Besse est un berger, étroitement attaché à la roche abrupte qui domine les hauts pâturages, fondement de la richesse du pays. Entouré de ses brebis grasses et dociles, il réalise pleinement l’idée que le montagnard se fait encore aujourd’hui de la piété et du bonheur terrestre : un pâtre plein de foi, qui met toute sa confiance en Dieu et dont les bêtes, par suite, « s’élèvent toutes seules ». Mais, quand saint Besse émigre à Ivrée, parmi les doctes chanoines de la cathédrale, il doit se transformer radicalement s’il veut continuer à incarner l’idéal de ses adorateurs. C’est, d’une part, un soldat, qui combat à son rang dans une milice sainte, sous les ordres d’un chef puissant ; c’est, d’autre part, un apôtre, qui affronte les pires souffrances et la mort même pour la défense, la propagation et la gloire de sa foi. La divergence et l’imperméabilité relative des deux légendes de saint Besse mesurent toute la distance, morale plus que physique, qui sépare, [161] même aujourd’hui, Cogne d’Ivrée. Ici, une petite société de rudes et simples montagnards, dévoués à leur bétail et persuadés que la vertu la plus haute consiste à s’abandonner entièrement à la garde de Dieu : là-bas, un cercle de gens d’église, nourris d’une culture livresque, plus érudits peut-être que judicieux, très désireux d’éclairer et de moraliser les villageois illettrés, animés enfin de préoccupations sacerdotales et centralisatrices.

VI. – La genèse de saint Besse Le culte local de saint Besse pose à l’historien trois problèmes distincts : 1º comment

expliquer l’organisation spéciale de la communauté groupée autour du sanctuaire et, en particulier, la participation de Cogne à une fête du val Soana ? 2º pourquoi ce culte a-t-il pour centre une roche abrupte de la montagne, à laquelle est lié le nom de Besse ? 3º d’où vient enfin la croyance en une puissance mystérieuse et tutélaire qui, du sanctuaire, rayonne sur toute la région ? Les deux légendes qui ont cours parmi les montagnards offrent à chacun de ces problèmes deux solutions diverses, également satisfaisantes pour les fidèles à qui

1 Baldesano, op. cit., p. 326 sq.

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elles s’adressent. Mais nous, qui vivons dans une autre atmosphère spirituelle, nous ne saurions nous contenter ni de l’une ni de l’autre de ces « explications » traditionnelles. N’est-il pas possible d’en concevoir une troisième, qui rendrait compte des mêmes faits sans faire intervenir d’autres forces que celles qui, suivant l’opinion courante de notre temps, sont seules à l’œuvre dans l’histoire ? C’est ce que nous allons tenter successivement pour les trois problèmes que nous avons énoncés.

On a vu que l’organisation du culte de saint Besse contredit ou ignore les divisions régulières de l’Église, puisqu’elle chevauche sur deux diocèses. Parmi les cinq communes qui ont droit à la fête, il y en a une qui jouit d’une sorte de primauté qu’elle aspire à convertir en une domination exclusive ; [162] les quatre autres sont dans une situation subordonnée ou précaire : c’est le cas, tout particulièrement, de Cogne, dont la participation à la fête est considérée comme une intrusion par les Campigliais et paraît en effet un paradoxe. On est tenté de s’expliquer cette organisation singulière en supposant que saint Besse a été jadis le patron d’une communauté, établie non loin de son sanctuaire, qui se serait ensuite segmentée en plusieurs fractions ; celles-ci, devenues indépendantes, continueraient à participer au culte de leur ancien protecteur, avec des différences de rang correspondant à leur éloignement plus ou moins grand du centre du culte. Cette hypothèse se vérifie en ce qui concerne Valprato, Ronco et Ingria ; car nous savons positivement que la paroisse de Campiglia a donné naissance, par une série de démembrements successifs, aux trois autres paroisses du val Soana1, à mesure que la population de la vallée prenait un caractère moins exclusivement pastoral et que le centre de sa vie économique tendait à se rapprocher de la plaine. Mais comment admettre un rapport de filiation ou de commune origine entre la population de Cogne et celle de Campiglia, alors que nous les voyons séparées l’une de l’autre par une épaisse muraille de montagnes et par une frontière morale plus redoutable encore ?

Mais, comme les géographes le savent bien, c’est une erreur grossière de s’imaginer que les montagnes sont toujours et partout des barrières entre les peuples, faites pour diviser et non pour unir, tandis que les vallées seraient nécessairement les voies de communication les plus faciles et les plus anciennes. En aval de Cogne, la vallée se resserre et devient une gorge étroite aux parois escarpées : au temps où un chemin n’avait pas encore été frayé à travers ce défilé, ou bien où il était tombé en ruines, il était infiniment plus malaisé de pénétrer dans le bassin de Cogne en montant [163] directement de la vallée d’Aoste qu’en traversant les cols venant du val Soana. C’est bien ce chemin qu’auraient suivi les premiers habitants de Cogne, s’il faut en croire une tradition encore très vivante et unanimement acceptée dans le pays : tous sont d’accord pour affirmer que leurs pères ont débouché dans la vallée par en haut, venant du Canavais. Pendant longtemps, dit-on, les bergers de Campiglia se bornaient à mener paître leurs bêtes pendant l’été de l’autre côté de la montagne, dans les riches pâtures de Chavanis. Mais, un jour, s’étant décidés à y hiverner, ils fondèrent le village de Cogne sur le terre-plein du Cret, situé à plusieurs kilomètres en amont de son emplacement actuel et, par suite, beaucoup plus proche de saint Besse. Ce n’est qu’après bien des années que la petite colonie campigliaise émigra dans les prés Saint-Ours où s’élève aujourd’hui le « chef-lieu » de la vallée. Mais il fallut longtemps au nouvel essaim pour se détacher complètement de la ruche-mère et pour vivre d’une vie autonome. Cogne ne fut d’abord qu’une « fraction » de commune, un simple hameau, sans église et

1 La paroisse de Ronco s’est détachée de celle de Campiglia en 1280, celle de Valprato en 1609. Ingria n’a

été séparé de Ronco qu’en 1750. Voir F. Farina, Valle Soana, p. 25, p. 40, p. 49.

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sans cimetière : les vivants, pour prier, allaient sur les hauteurs d’où ils pouvaient entendre le son des cloches aimées et les morts, pour leur long sommeil, retournaient à la terre consacrée où ils avaient laissé leurs ancêtres. Des liens plus matériels continuaient à rattacher les Cogniens à leur lointaine origine : toutes leurs relations économiques étaient avec le Canavais ; ne montre-t-on pas encore, paraît-il, à Cuorgné, petite bourgade piémontaise, le « marché de Cogne », c’est-à-dire la place où les gens de Cogne venaient vendre leurs fromages ? Nous avons tout lieu de considérer cette tradition comme l’expression légendaire de faits historiques ; car elle est confirmée par plusieurs indices qui paraissent probants1 et c’est un fait certain qu’au point de [164] vue du type physique, des coutumes et du costume, les habitants de Cogne forment, dans la population valdôtaine, un îlot complètement isolé2.

Mais, à mesure que le temps s’écoulait, la frontière des groupements humains tendait à se déplacer et à venir se confondre avec la limite de partage des eaux. Quand les voies de communication furent frayées ou rétablies le long de la vallée, la vie économique et religieuse de Cogne s’orienta de plus en plus dans le même sens que l’eau de sa rivière. Une population nouvelle, toute savoyarde, attirée par les beaux pâturages et les mines de fer, vint se fondre avec les anciens habitants venus du val Soana. Tandis que Campiglia subissait de plus en plus l’influence du Piémont et était entraîné dans l’orbite d’Ivrée, Cogne devenait une dépendance directe de l’évêché d’Aoste ; si bien qu’il ne resta bientôt plus rien des attaches, morales ou temporelles, qui avaient longtemps relié les anciens émigrants à leur première patrie. Pourtant un lien subsistait, un seul, que rien jusqu’ici n’a pu rompre, ni la longueur et la difficulté du voyage, ni l’attirance de nouveaux sanctuaires plus éclatants et plus faciles d’accès, ni même l’hostilité des Campigliais traitant comme des intrus leurs parents d’outre-monts : ce lien, tendu mais non brisé, c’est le lien religieux, c’est la fidélité des Cogniens à leur ancien patron.

Il a fallu à saint Besse un singulier pouvoir d’attraction et de cohésion pour tenir en échec les forces dispersives qui tendaient à désagréger la petite société de ses adorateurs. Quelle est donc la vraie nature de ce foyer d’une dévotion si intense et si persistante ? Nous [165] avons vu que les légendes, populaire ou demi-savante, de saint Besse ont pour principal objet de rendre compte de la vertu mystérieuse attribuée au Mont : elles cherchent toutes deux, sous des symboles différents, à faire pénétrer d’une façon plus ou moins intime la sainteté d’un homme divin au cœur de la pierre brute. La véritable base du culte, même de nos jours, c’est la croyance dans le caractère sacré du rocher, autour duquel tout le culte gravite. N’est-il pas vraisemblable que, dans des temps très anciens, cette croyance fondamentale n’était pas encore cachée sous les couches de représentations qui sont venues successivement la recouvrir et qu’elle affleurait alors directement à la conscience des fidèles ? Il est certain que les anciens habitants d’une grande partie de l’Europe ont pratiqué le culte des rochers3 ; il est probable qu’ils le pratiquaient, comme le font encore tant de

1 En particulier, les traces, qui subsistent encore, de deux routes pavées conduisant de Cogne à Pont : elles

ont été, dit-on, partiellement détruites par l’accroissement des névés et glaciers, survenu depuis le moyen âge ; voir Casalis, Dizionario, III, p. 382 (s. Campiglia) et V, p. 309 sq. (s. Cogne) et l’abbé Vescoz, Notices topographiques et historiques sur la vallée de Cogne (Florence, 1873). Au XIIIe siècle, les évêques d’Ivrée possédaient encore des terres dans la vallée de Cogne ; Gabotto, op. cit., p. 79 sqq.

2 L’opinion ici exposée concorde avec celle du Docteur Giacosa et des érudits d’Aoste que j’ai pu consulter ; tous sont d’accord pour affirmer que la tradition locale repose sur un fondement historique.

3 Voir Déchelette, Manuel d’archéologie préhistorique, t. I, p. 379 sq., p. 439 sq. – Bien entendu, nous ne songeons pas à affirmer que les anciens Valsoaniens ne pratiquaient que ce culte-là. Il est probable que,

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peuplades primitives, en toute bonne conscience, sans éprouver le besoin de se justifier à leurs propres yeux, sans chercher à toute force à faire découler la puissance du rocher vénéré de la perfection idéale d’un homme saint. Il serait aisé d’apporter à l’appui de cette supposition une foule d’exemples empruntés aux sociétés inférieures1. Mais à quoi bon aller chercher aux antipodes ce que nous pouvons avoir sous la main sans quitter le sol de la France ? En 1877, dans la profonde vallée pyrénéenne du Larboust, MM. Piette et Sacaze ont pu observer, presque [166] intact, ce culte des pierres, contre lequel plusieurs conciles ont fulminé du Ve au VIIe siècle ; ces auteurs ont entendu d’ « honnêtes vieillards » exprimer avec émotion leur « grande foi » dans les pierres sacrées, que les gens de la vallée allaient « toucher » avec vénération pour en obtenir la fertilité des champs et la fécondité des couples humains. Ici, les rochers sont encore l’objet immédiat et avoué de la dévotion ; ou, si on éprouve le besoin de se représenter concrètement leur puissance, c’est sous la forme de génies spéciaux, « moitié anges, moitié serpents, qui habitent les pierres sacrées ». Selon MM. Piette et Sacaze, les prêtres de la vallée du Larboust, comme le prescrivait déjà le concile de Nantes de 658, combattaient avec rigueur ce paganisme persistant ; ils faisaient détruire secrètement les pierres sacrées et en dispersaient au loin les moindres fragments, au risque de provoquer des émeutes parmi leurs paroissiens, scandalisés d’un tel sacrilège2. En général, et surtout dans la région des Alpes, l’Église a adopté, à l’égard des veneratores lapidum, une attitude moins rigoureuse : elle n’a pas rasé les roches saintes, elle les a simplement surmontées d’une croix, flanquées d’une petite chapelle et associées d’une manière ou de l’autre à la croyance et au culte chrétiens3.

Si nous pouvions comparer à loisir le culte de saint Besse avec celui des nombreux autres saints et saintes de la région, qui sont adorés et fêtés dans le voisinage immédiat d’un rocher, nous constaterions, d’une part, une étonnante fixité dans la pratique rituelle, ainsi que dans les représentations élémentaires qu’elle implique, et, d’autre part, une diversité presque infinie dans les légendes, qui sont censées expliquer [167] l’existence du culte et définir l’être saint à qui il s’adresse. Autant de sanctuaires, autant de justifications différentes d’une dévotion partout et toujours semblable à elle-même. Ici, l’on utilise les thèmes, qui nous sont familiers, de la chute mortelle ou de la sépulture ; mais, ailleurs, un saint évêque, trouvant closes les portes d’Ivrée, s’est endormi sur ce rocher, qui garde encore l’empreinte de son corps4. Cette pierre-ci est sacrée, parce que le Thébéen Valérien en a fait son oratoire

comme ces montagnards du Gévaudan dont nous parle Grégoire de Tours (P.L., LXXI, col. 831), ils connaissaient aussi le culte des lacs : les bords du lac Miserin sont encore chaque année le théâtre d’une grande fête, dédiée à Notre-Dame des Neiges et fréquentée parles gens des vallées de Champorcher, de Cogne et de la Soana.

1 On trouvera des faits particulièrement instructifs dans Alb. C. Kruijt, Het animisme in den indischen Archipel (La Haye, 1906), p. 205 sqq. [« la pierre est le siège d’une force spirituelle impersonnelle »] et les PP. Abinall et de la Vaissière, Vingt ans à Madagascar (Paris, 1885), p. 256 sqq. [« une puissance, douée d’une action physique et morale aussi bien sur l’homme que sur les autres créatures... (est) incluse dans la pierre »].

2 Edouard Piette et Julien Sacaze, La montagne de l’Espiaup, in Bulletins de la Société d’Anthropologie, 2e s., t. XII (1877), p. 237 sqq.

3 Cf. Salomon Reinach, Les monuments de pierre brute dans le langage et les croyances populaires, in Revue archéologique, 3e s., t. XXI (1893), p. 333 sqq., 337sqq. M. Reinach a soin d’avertir, p. 196, que ces croyances S’appliquent, non pas exclusivement aux monuments faits de main d’homme, mais aux pierres sacrées en général.

4 Il s’agit de saint Gaudence, premier évêque de Novare. Une église a été construite en ce lieu vers 1720. Voir le P. Savio, op. cit., p. 247 et C. Patrucco, Ivrea da Carlo Emmanuelle I a Carlo Emmanuelle III, in Bibl. Soc. stor. subalp., t. VII, p. 283. – Voir dans l’Archivio per lo studio delle tradizioni popolari, à partir du t.

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et y a imprimé la marque de ses genoux1 et celle-là, parce que le Thébéen Solutor y a subi le martyre et l’a arrosée de son sang2. Si deux rochers sont les buts de pèlerinage les plus fréquentés du Piémont, c’est parce que, dans l’un, saint Eusèbe a caché jadis sa miraculeuse Madone noire3 et que, dans l’autre, une dévote du pays, au début du XVIIIe siècle, a creusé une petite niche où elle a placé une statue de la Sainte Vierge4 ... Mais comment admettre que des « causes » aussi particulières et contingentes aient pu donner naissance à un effet si général et si constant ? Comment voir dans ces « explications » autre chose que des traductions, superficielles et variables, de l’ancienne croyance fondamentale, qui voyait dans certaines roches le siège et le foyer d’une force divine5 ?

Peut-être [168] quelques-uns nous reprocheront-ils, non cette conclusion, qui leur paraîtra trop évidente, mais les voies détournées que nous avons suivies pour y parvenir. Puisque l’histoire est muette sur saint Besse, puisque les légendes, pauvres, récentes et contradictoires, n’ont aucune valeur documentaire, puisque enfin la seule donnée certaine que nous possédions sur saint Besse, c’est son nom, pourquoi n’avoir pas demandé, d’emblée, à ce nom de nous révéler l’identité véritable du prétendu martyr thébéen ? Certes cette méthode eût été plus directe et plus rapide ; mais aurait-elle été très sûre ? Tant de belles constructions, fondées sur des ressemblances de noms, se sont lamentablement écroulées, tant de « légendes érudites » sont allées rejoindre les légendes populaires qu’elles devaient remplacer, qu’il faut être bien audacieux pour fonder une théorie religieuse sur l’étymologie d’un nom divin6. Pourtant, au terme de ce travail, nous ne voudrions pas pousser la prudence jusqu’à éluder l’énigme du nom de Besse, alors que ce nom mystérieux est un élément essentiel du culte dont nous essayons de rendre compte. Mais qu’il soit bien entendu, dès l’abord, que notre hypothèse étymologique n’ajoute rien à la force de nos autres conclusions, auxquelles elle emprunte, au contraire, la valeur qu’elle peut avoir.

Le nom de Besse7 se rencontre assez fréquemment soit comme nom de famille, soit comme nom de lieu dans le centre et le midi de la France, en Suisse et en Italie. Mais, comme prénom, il est tout à fait inusité. Dans l’antiquité, [169] on ne le trouve qu’un tout petit nombre de fois dans des inscriptions de provenance illyrienne8. Au moyen âge, il paraît

XIII (1894), p. 65 sqq., l’interminable série des Impronte meravigliose in Italia et cf. Paul Sébillot, Le folk-lore de France, t. 1, chap. IV et V, en particulier, p. 320 sq., p. 359 sq., p. 402 sqq.

1 Baldesano, op. cit., p. 130. 2 J. Bernard de Montmélian, op. cit., 1, p. 238 sq. 3 Voir, sur le célèbre sanctuaire d’Oropa, Casalis, Dizionario..., t. II, p. 312 (s. Biella). 4 Le sanctuaire de Notre-Dame de Guérison, au-dessus de Courmayeur, s’appelle encore dans le pays La

Croix du Berrier ; berrier, en patois valdôtain, veut dire : rocher. Voir l’instructive brochure Le sanctuaire de Notre-Dame de Guérison à Courmayeur (Aoste, 3e éd., 1909).

5 Si le culte des pierres sacrées a donné naissance à un certain nombre de Thébéens locaux, il a pu contribuer aussi, dans une certaine mesure, à la naissance du culte des martyrs agauniens eux-mêmes. Notre-Dame du Scex ou du Rocher est encore honorée aujourd’hui à Saint-Maurice d’un culte très populaire. Voir J. Bernard de Montmélian, op. cit., t. 1, p. 126 sq. Le sanctuaire est situé à 100 mètres au-dessus de la ville, au haut d’une corniche rocheuse et près d’une source d’eau vive ; cf. Dictionnaire géographique de la Suisse, s. Sex.

6 Voir les justes remarques du P. Delehaye, op. cit., chap. VI, surtout p. 194 sqq. 7 Certains lettrés d’Aoste écrivent : saint Bès. Quelques Cogniens m’ont dit qu’ « en français, il faut

prononcer Bisse ». Le nom valsoanien est Bess, le nom italien Besso. 8 C.I.L., III, s. 8312 ; cf. W. Schulze, Zur Geschichte lateinischer Eigennamen, in Abh. d. k. Ges. d. Wiss. z.

Göttingen, Ph.-hist. kl., N. F., V, 5 (Berlin, 1904), p. 39, n. 6. – Quant au célèbre dieu égyptien Bès ou Besas, rien, que je sache, ne permet de supposer que son culte ou son nom aient pénétré dans la région qui nous intéresse.

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que Bessus se rencontre comme diminutif de Bertericus1. Mais ce qui est sûr, c’est qu’en dehors du diocèse d’Ivrée, Besse n’existe pas comme nom de baptême chrétien et qu’à l’intérieur même du diocèse, les gens de Campiglia sont à peu près les seuls à prendre le nom de leur patron. Encore, comme nous l’avons vu, une sorte de pudeur leur fait-elle adopter un autre nom, quand ils quittent leur pays natal2. Pour expliquer ce nom un peu suspect, quelques historiens ont supposé que le véritable saint Besse était originaire soit du peuple thrace des Besses3, soit plutôt du district piémontais, qu’on appelle encore la Bessa 4: l’histoire n’aurait gardé aucun souvenir de ce personnage, si ce n’est la désignation ethnique sous laquelle il était connu. Une semblable hypothèse n’a rien d’absurde ; mais elle est entièrement arbitraire et il paraît bien difficile d’admettre qu’un nom bizarre et impersonnel, sans attaches avec le pays où s’est développé le culte, ait pu, en l’absence de toute tradition historique, servir de noyau à plusieurs légendes et de vocable à une dévotion locale, [170] très fervente et très tenace. Essayons une autre méthode, qui ne nous obligera pas à supposer gratuitement derrière ce nom, qui n’est pas un nom, un personnage sans personnalité historique. Puisque tout, dans la légende et dans la pratique rituelle, nous ramène vers le Mont de saint Besse, foyer de la dévotion locale, point de départ du culte d’Ozegna et d’Ivrée, voyons si le nom de Besse ne pourrait pas désigner quelque attribut de la grande roche sacrée qui se dresse au milieu de l’alpe5.

Le nom Munt della bescha se rencontre fréquemment dans le canton des Grisons pour désigner les hauts pâturages de moutons ou les pointes qui les dominent6. Bescha est le pluriel du nom masculin besch, que la plupart des romanistes rattachent au latin bestia : dans le langage des pasteurs de la montagne, le terme général a pris une signification restreinte et désigne les bêtes par excellence, c’est-à-dire le bétail et en particulier les moutons7. Dans le

1 Giulini, in Savio, op. cit., p. 183. 2 Voir ci-dessus, p. 133. 3 Voir l’article Bessoi dans Pauly-Wissowa. Leur conversion au christianisme eut lieu vers la fin du VIe

siècle. 4 Ce territoire, compris dans le diocèse de Verceil, se trouvait aux confins de celui d’Ivrée, nous dit le P.

Savio, op. cit., p. 183. Il existait dans cette région un monastère, dit della Bessa, auquel fait allusion G. Barelli, in Bibl. Soc. stor. subalp., IX, p. 271. Peut-être faut-il rattacher à ces faits l’affirmation tout à fait isolée de Ferrari, suivant laquelle « s. Besse, ayant renoncé à ses armes, aurait mené pendant quelque temps une vie d’ermite dans la région qui sépare Verceil d’Ivrée » ; cité in Acta SS., sept., t VI, p. 917. La similitude des noms aurait fait attribuer à saint Besse un rôle dans la fondation du monastère de la Besse. Mais je n’ai pu recueillir sur ce point aucune autre information.

5 Le nom de Besse revient assez souvent dans la toponymie suisse : lo Besso, sommet du val d’Anniviers ; Pierrebesse, Crêtabesse, etc. D’après Jaccard, Essai de toponymie, origine des noms de lieux... de la Suisse romande (Lausanne, 1906), p. 34, p. 548, ce mot, venu du bas-lat. bissus et signifiant double, jumeau, fourchu, désigne toujours une montagne à deux pointes, ou un bloc composé de deux pierres accolées, etc. Comme, à ma connaissance du moins, le Mont de saint Besse ne comporte aucune dualité, cette épithète n’a pu convenir à notre rocher. – J’ai été tenté de rattacher le nom de Besse à becca, qui se rencontre couramment (à côté de becco) dans la toponymie de cette région pour désigner une pointe rocheuse en forme de bec. Cette étymologie conviendrait fort bien pour le sens, étant donné la forme du Mont ; mais elle paraît exclue par les conditions de la phonétique valsoanienne. Becca devait, soit rester intact, soit donner une forme beči, mais non bess. (Je dois ces données à l’obligeance de M. Farina et de M. B. Terracini, un linguiste italien, qui s’occupe spécialement des patois de la montagne piémontaise.)

6 Dictionnaire géographique de la Suisse (Neuchâtel, 1902), s. Bescha. Le doublet allemand est Schafberg. Sous ce nom, et sous ceux de Schafhorn, Schafstock, Schafthurm, etc., le même Dictionnaire donne une longue série de sommets rocheux, dominant des pâturages à moutons.

7 Voir Pallioppi, Dizionari dels idioms romauntschs d’Engiadin... (Samaden, 1895), s. v. besch et cf. Canello et Ascoli, in Arch. glottol. ital., t. III, p. 339 ; G. Paris, in Romania, IX, 486 ; Körting, Lateinisch-

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parler valsoanien, en vertu des règles de la phonétique locale, le terme correspondant au romanche besch aurait la forme bess. Mais [171] nous n’en sommes pas réduits à faire intervenir pour les besoins de notre cause un nom imaginaire. Si, dans le parler actuel de la vallée, bess n’existe plus au sens propre de bête, de mouton1, il est encore employé dans une acception figurée : c’est un sobriquet que l’on applique aux personnes faibles d’esprit2. L’étrange similitude de cette désignation peu flatteuse et du nom de leur patron est sans doute pour quelque chose dans la hâte que mettent à se débaptiser les Campigliais appelés Besse, quand ils descendent dans la plaine. Mais peut-être y a-t-il là plus qu’une coïncidence fâcheuse.

La désignation de Mont-bess3, « mont ou rocher du mouton », convenait parfaitement à une éminence, qui est située en plein pâturage alpestre et que la légende nous représente toujours environnée de brebis. Puis, quand le mot bess, pour des raisons inconnues, a cessé d’être employé par les gens de la vallée dans le sens de mouton4, il est devenu un nom propre, libre de toute attache grossière, et il a pu servir de noyau à deux ou trois personnalités mythiques différentes. Le saint « rocher du mouton » est devenu d’abord un berger de moutons exemplaire, puis un missionnaire, précipité du haut du Mont pour n’avoir pas voulu manger d’une brebis volée – enfin un évêque d’Ivrée. Seule cette dernière légende, qui s’est formée dans l’atmosphère de la ville et qui se réduit, pour nous, à deux mots et à une date, a perdu tout souvenir de [172] la signification primitive du nom, qui désignait la pierre sacrée, chère aux bergers de moutons5.

Je dois dire que cette démonstration, considérée isolément, n’a pas paru convaincante du tout au linguiste clairvoyant, qui a bien voulu l’examiner. M. Meillet admet que le latin bestia a pu donner un mot valsoanien signifiant mouton ; mais, ajoute-t-il, « possibilité phonétique n’est pas preuve ». On ne saurait mieux dire, et, si je ne connaissais le nom de Besse que par les textes littéraires, je me garderais bien d’en essayer l’étymologie. Mais l’étude des légendes et de la diffusion du culte et surtout l’observation de la pratique religieuse locale restreignent singulièrement le champ des hypothèses possibles et ajoutent peut-être quelque valeur probante à une simple « possibilité phonétique ». Venant s’appuyer sur un ensemble de faits non linguistiques, mais religieux, l’étymologie proposée paraîtra-t-elle moins hasardeuse aux bons juges comme M. Meillet ?

Mais, quand même cette hypothèse et toute autre du même genre seraient inadmissibles ou indémontrables, quand même il nous faudrait considérer ce nom singulier comme celui d’un saint entièrement indéterminé, qui aurait servi à christianiser le culte local d’une pierre

romanisches Wörterbuch (2e éd., 1901) et Meyer-Lübke, Romanisches Etymologisches Wörterbuch (1911), s. v. bestia et bestius. Les formes biscia, bessa, bisse se rencontrent en italien et en vieux français avec le sens de : serpent.

1 M. Farina m’apprend que, en valsoanien, mouton se dit : bigio et brebis : feia. Bestia existe, avec le sens général de bête.

2 Cf. (ital.) biscio, besso. 3 Cette formation serait tout à fait normale dans la toponymie de la région. M. Terracini me signale

notamment : Peračaval (près d’Usseglio) ; Monte-Bo (val Sesia) et, en plusieurs lieux, Pian-fé (plan des brebis ou de la brebis).

4 Quant à bess, imbécile, la sainteté du Mont excluait un rapprochement entre deux noms appartenant à des sphères mentales aussi profondément séparées.

5 M. B. Terracini, à qui j’ai exposé cette hypothèse, estime qu’elle ne soulève pas de difficultés d’ordre phonétique et qu’elle est plausible. « Bestia, ajoute-t-il, dans le val Soana comme dans les autres vallées, paraît être vraiment un nouveau-venu ; le mot est aussi piémontais. Bigio me semble être une forme issue de l’argot, qui est, ou était, fort en usage dans la vallée. »

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sacrée, nos conclusions n’en subsisteraient pas moins. Le saint rocher, après avoir été longtemps adoré pour lui-même, s’est vu ensuite adorer parce qu’il portait l’empreinte d’un berger modèle ou parce qu’il avait abrité la dépouille d’un martyr chrétien. Mais à travers les siècles, c’est toujours, au fond, la sainteté même de la roche, figurée de manières diverses, qui a attiré vers cette hauteur la foule pieuse des pèlerins. D’où provenait donc la sainteté diffuse du Mont ?

Il n’est pas croyable que les dimensions de ce bloc de [173] pierre, la singularité relative de sa situation ou de sa forme suffisent à expliquer une dévotion aussi tenace et aussi riche de signification morale. Il faut chercher ailleurs et dans la voie qui nous a permis déjà de rendre compte des changements qu’ont subis – et que subissent encore – l’organisation de la fête et le contenu de la légende. S’il est vrai que les éléments contingents et variables du culte local de saint Besse sont en relation directe avec la nature et les tendances des divers groupements de fidèles, s’ils sont déterminés en dernière analyse par la structure et la composition changeantes du milieu social, force nous est d’admettre que l’élément le plus profond et le plus essentiel de ce culte, celui qui est resté jusqu’ici immuable à travers les vicissitudes de l’histoire, trouve, lui aussi, sa raison dans quelque condition de l’existence collective, fondamentale et permanente comme cet élément même. Cette condition nécessaire, c’est celle qui a permis à la petite tribu de saint Besse de persister jusqu’à nous et de maintenir son originalité en dépit de la nature contraire, en dépit des forces puissantes qui tendaient à la dissoudre : c’est la foi que ce peuple obscur de montagnards avait en lui-même et dans son idéal, c’est sa volonté de durer et de surmonter les défaillances passagères ou l’hostilité des hommes et des choses1. Le principe divin, que la dévotion entretient et utilise, a bien été de tout temps, comme les légendes l’expriment à leur manière, non point inhérent, mais extérieur et supérieur à la roche inerte, qu’il anime en s’y incorporant. Si les hommes d’aujourd’hui, malgré tous les obstacles, s’obstinent à venir se retremper et se fortifier auprès du Mont, c’est que leurs pères, pendant des générations, y ont mis le meilleur d’eux-mêmes et logé leurs conceptions successives de la perfection humaine ; c’est que déjà leurs lointains ancêtres avaient fait de cette roche éternelle, qui survit à toutes les tempêtes et que la neige ne recouvre jamais toute, l’emblème et le foyer de [174] leur existence collective. Ils ne se trompaient donc pas, les gens de Cogne, qui, dans les ténèbres de l’hiver, ont vu rayonner un jour tout près du Mont une fleur éclatante, qui illuminait la brume épaisse et qui faisait fondre la neige alentour. Mais ils ignoraient que cette fleur merveilleuse avait jailli du plus profond de l’âme de leurs ancêtres. C’est leur pensée la plus haute, leur plus vive espérance qui avait pris racine au flanc de la roche, dressée parmi les pâturages nourriciers ; c’est elle qui, de là-haut, continue d’éclairer et de réchauffer les cœurs glacés par la souffrance, ou l’angoisse, ou l’ennui de la peine quotidienne.

Hommes de la ville, ne triomphons pas trop de la disparition prochaine de ces « superstitions grossières ». Pendant des siècles, saint Besse a appris à ses fidèles à s’élever, ne fût-ce que pour quelques instants, au-dessus de l’horizon borné de leur vie journalière - à charger avec joie sur leurs épaules ce fardeau pesant de l’idéal, - à garder enfin, même aux heures de détresse, « la foi et la confiance » qui sont plus fortes que le mal. En leur communiquant de menues parcelles de sa substance - les petites pierres émanées, chaque année, de la roche immense -, il leur a fait comprendre, dans le langage concret qu’ils pouvaient seuls saisir, que chacun d’eux tient sa force et son courage d’un être supérieur, qui englobe tous les individus présents et à venir et qui est infiniment plus vaste et plus durable

1 Voir ci-dessus, p. 119 sq.

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qu’eux tous. Quand la roche sainte sera redevenue une roche vulgaire, toute nue et toute matérielle, qui sera là pour rappeler aux gens de la vallée ces vérités, aussi solides que la pierre dont est fait le Mont de saint Besse ?

Conclusion Peut-être était-il superflu de s’étendre si longuement sur des histoires de villageois et sur

un petit saint, caché dans un recoin des Alpes. Mais les saints les moins célèbres sont [175] parfois les plus instructifs. Et, s’il est vrai que la vie religieuse d’un peuple manifeste ses tendances les plus profondes, le culte de saint Besse a du moins cet intérêt de nous faire pénétrer dans la conscience, si lointaine et si fermée, des gens de la montagne. En outre, saint Besse, quelque limité que soit son domaine, n’est pas confiné dans une ou deux vallées alpestres : on le retrouve transplanté dans la métropole d’un vaste diocèse, à Ivrée, où il est honoré, depuis plusieurs siècles, d’un culte très populaire. Or, de l’aveu de tous les critiques avertis, la personnalité de ce saint ivréen est un mystère, qu’on a essayé vainement d’élucider en fouillant les archives épiscopales ou en compulsant des textes tardifs et contradictoires. Avons-nous été plus heureux en prenant pour centre de perspective, non pas la somptueuse cathédrale de la ville, mais l’humble chapelle du Mont Fautenio ? Si cette tentative a abouti, ne fût-ce que partiellement, il faut en conclure que l’hagiographe, toutes les fois que les circonstances s’y prêteront, fera bien de ne pas négliger ces précieux instruments de recherche que sont une paire de bons souliers et un bâton ferré.

En outre, le culte local de saint Besse nous permet d’étudier dans des conditions particulièrement favorables la formation d’une légende religieuse. Presque tout le monde est d’accord aujourd’hui pour voir dans « La Vie des Saints » le produit de deux forces distinctes, la spontanéité inventive du peuple et l’activité réfléchie des rédacteurs. Les critiques, qui travaillent à retrouver sous le fatras des légendes la vérité de l’histoire et qui sont surtout préoccupés d’épurer de tous les éléments adventices la croyance des fidèles, sont en général très sévères pour la légende populaire et pour les écrivains qui s’en font les échos. Même dans le livre si mesuré et si nuancé du P. Delehaye, l’imagination collective est bien « la folle du logis », qui n’intervient que pour brouiller les dates, confondre les noms, grossir et altérer les événements1. [176] Ces jugements méprisants sont fondés, s’il s’agit du « peuple » qu’une demi-culture a tiré de l’état d’innocence mythologique et qui s’est mis à faire de l’histoire. Mais serait-il légitime d’apprécier « l’imagination enfantine » en se fondant sur les compositions historiques plus ou moins fantastiques des élèves de l’école primaire ? De plus, comme l’auteur anonyme de la légende ne tient pas la plume, on est obligé le plus souvent d’imaginer le récit « populaire » d’après la version littéraire qu’en donne le rédacteur. Mais à quels signes reconnaître que celui-ci, dans telle ou telle partie de son œuvre, ne fait qu’« enregistrer les trouvailles » du peuple et qu’il est bien « l’écho de la voix populaire »2 ? Le contrôle est généralement impossible, parce que le terme de comparaison fait défaut. Même les traditions orales de nos campagnes, quand elles sont en rapport étroit avec le culte chrétien, sont tellement imprégnées de représentations d’origine ecclésiastique qu’il est bien chimérique de les tenir pour « populaires ». Or, il se trouve que par une bonne fortune assez rare, une partie des fidèles de saint Besse a conservé à l’état pur la tradition originale sur laquelle s’est exercé le travail des lettrés. Dans ce cas privilégié, où il nous est possible de confronter le modèle et la copie, la légende populaire nous apparaît,

1 Le P. Delehaye, op. cit., p. 12 sqq. 2 Ibid., p. 67.

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certes, comme indifférente à la vérité historique et à la moralité chrétienne ; mais elle n’y prétend pas, parce qu’elle se meut sur un tout autre plan de pensée ; par contre, dans son domaine, elle est parfaitement cohérente et parfaitement adaptée à son milieu. D’autre part, nous voyons les rédacteurs des diverses versions littéraires remanier et triturer la tradition orale afin de la faire entrer dans les cadres du système chrétien. Si la légende officielle de saint Besse attente au bon sens, à la logique et à la vérité des faits, la faute en est non au « peuple », mais à ses « correcteurs ». Assurément, il serait téméraire d’attribuer immédiatement aux résultats de cette confrontation une portée [177] générale ; mais l’épreuve que nous permet saint Besse devrait nous mettre en garde contre la tentation de considérer les textes hagiographiques comme l’expression fidèle des croyances populaires sur lesquelles ils se fondent1.

Enfin, il y a bien des chances pour que l’observation d’un culte alpestre nous révèle des formes très anciennes de la vie religieuse. La montagne, on l’a dit bien souvent, est un merveilleux conservatoire, à condition toutefois que le flot de la plaine ne l’ait pas encore submergée. Les Alpes Grées italiennes sont, à cet égard, une terre bénie ; elles forment une sorte de réserve, où les bouquetins, disparus du reste des Alpes, se rencontrent par vastes troupeaux et où foisonnent les plantes alpines les plus rares. Dans les pâturages qui entourent le sanctuaire de saint Besse, l’edelweiss est à peu près aussi commun que la pâquerette dans nos prés. Le sociologue n’est pas ici moins favorisé que le zoologiste ou le botaniste. De même que, dans les Alpes, la roche primitive émerge parfois de l’amas des stratifications plus récentes qui la recouvrent ailleurs, de même on y voit surgir, en quelques îlots, et pour peu de temps encore, la civilisation la plus ancienne de l’Europe. Dans le fond des hautes vallées, des croyances et des gestes rituels se perpétuent depuis plusieurs millénaires, non point à l’état de survivances ou de « superstitions », mais sous la forme d’une véritable religion, qui vit de sa vie propre et qui se produit au grand jour sous un voile chrétien transparent. Le principal intérêt du culte de saint Besse est, sans doute, qu’il nous offre une image fragmentaire et un peu surchargée, mais encore nette et très vivante, de la religion préhistorique.

Robert Hertz

Appendice [178] Pendant que cet article était à l’impression, j’ai pu, grâce à l’infatigable obligeance

de mon ami P.-A. Farinet, prendre connaissance du plus ancien texte littéraire relatif à saint Besse, martyr thébéen. C’est M. le chanoine Boggio, un érudit ivréen très distingué, qui a bien voulu prendre la peine de copier pour moi les leçons du bréviaire manuscrit de 1473, auxquelles il a été fait allusion plus haut. Comme, à ma connaissance, ce document n’a jamais été publié et qu’il pourra servir au contrôle des conclusions formulées ci-dessus, je crois nécessaire de reproduire ici le texte transcrit par les soins de M. le chanoine Boggio, ainsi que les quelques lignes dont il l’a fait précéder. Je me bornerai à indiquer en note quelques comparaisons avec les versions imprimées de la légende, qui manifestement dérivent toutes du texte de ces leçons.

« Nell’ archivio Capitolare d’Ivrea, écrit M. le chanoine Boggio, si conserva realmente il breviario del 1473, accennato dal P. Savio. Ed in esso al 1º Dicembre si fa l’uffizio di S.

1 Cf., dans le même sens, A. Van Gennep, La formation des légendes (Paris, 1910), p. 128 sqq.

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Besso, di cui si distribuisce la vita in nove assai lunghe lezioni, ripiene di aggettivi e di frasi più o meno inutili per uno storico. Ne trascrivo percio solo le parti più importanti. »

Beatus Bessus ex Thebeorum agminibus inclito martirio coronatus, exemplo agni mitissimi inter lupos maluit occidi quam occidere, laniari quam repercutere... Nam de turbine frementium et hostilium gladiorum stupendo miraculo liberatus et ad vallem Suanam perductus, et ibi antra deserti inhabitans, et per mirabiles abstinentias... angelicam vitam ducens perstitit, proprii corporis hostiam iterato Domino oblaturus.

In illa itaque solitudine martir Christi Bessus occultatus est, pane lacrimarum et aqua sapientie recreatus et usque ad montem Di Oreb mensam s. aeterni convivii martirio promerente pervenit. Nam dum pastores quidam spiritu diabolico [179] instigati in partibus illis furtivain oviculam pro edulio miserabili preparassent et Bessum ibidem repertum ad esce furtive gustum quo magis eorum facinus celarent instantius invitarent, isque obsisteret, scelus argueret et tain prophanum edulium exhorreret, veriti miseri homines et nefandi latrones et homicide ne forte ipsos detegeret, statim ut lupi rapaces in ipsum ferocius irruentes crudeliter macerant laniant necare festinant ac demum de rupis prominentis scupulo, proiicientes, propter sue innocentie et justicie observantiam peremerunt1. Quod autem a plerisque dicitur2 quod mortem evadens vallem predictam hic eques lassus et ferro sauciatus ingreditur, ibique a cesareanis militibus in spelunea3 gladio iugulatur, ad magnam Dei gloriam et sancti sui coronam, pie potest et probabiliter declarari, et dici quod sanctus hic sauciatus sanguine ex precipiti collisione, Dei nutu militum paganorum, hunc et alios christianos ubique persquentium, iugulandum gladio fuerit reservatus ; quia cum fidei martirum in passionibus subiecta inveniatur quelibet creatura, sola mala voluntate excepta, mors gladii, a malicia voluntatis immediate producta, in sancto isto et aliis martiribus pro Christo morientibus ultima fuit pena declarans quod solum voluntatis perversitas est creatori contraria.

Verum quia dominus custodit omnia ossa sanctorum... quibusdam fidelibus de monte ferrato hominibus martirii loco et martire revelato statim de honorando corpore dignatus est inspirare4... Qui reperto corpore et indicio celitus sibi [180] dato ferentibus illud cum exultatione et gaudio, dum ad villam nomine Eugeniam hospitandi causa nocte perveniunt, ac in domo hospitis abiecto studiose corpore, illis et cunctis iam sopore depressis, soli hospiti visio angelica ostenditur non tacenda. Nova enim lux illi oriri visa est, dum tota domus resplendentibus luminibus et mirandis fulgoribus ex circumiacente divino lumine circa martirem divinitus illustratur et non minus odoris fragrantia et suavitate quam lucis irradiatione perfunditur. Tanto viso miraculo hospite stupefacto et tanto pignore ac spirituali thesauro reperto, cum tremore et reverentia occultato, alioque in peregrinorum sacco pro vicario pia delusione imposito callidoque argumento hospites suos ne s. capiantur a comite ante lucem surgere et remeare ad propria resumpta sarcina instantius compellente, demum tantam visionem usque predicante fama et devotione diffusa, ecclesia ibidem in eius honorem construitur, ubi sacrum corpus cum reverentia sepelitur.

1 Version suivie par Ferrari ; cf. supra, p. 63, n. 2. [ici, p. $$$x] 2 Noter la distinction établie entre la première tradition et la seconde, présentée comme pieuse et probable

et justifiée par des raisons théologiques. - En somme, Baldesano a reproduit fidèlement l’essentiel de ce texte. 3 Ici, le rocher du haut duquel le saint a été précipité et celui dans le creux duquel il a été frappé du glaive

(et, selon d’autres, enseveli) sont nettement séparés; cf. supra, p. 164, n. 1 et p. 168. [ici, p. $$$x] 4 Noter qu’il n’est fait ici aucune mention de la première sépulture du saint : le culte montagnard est

complètement ignoré ; l’invention du corps et l’origine du culte sont attribués, sans indication chronologique, aux gens du Montferrat et d’Ozegna. Cf. supra, p. 155, p. 163. [ici, p. $$$x]

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Audiens autem celebre nomen Bessi et famam sui patrocinii apud Eugeniam divinis graciis declarari, illustris Rex Italie Arduinus... corpus martiris una cum Episcopo ad civitatem regiam (Ypporeyam) decrevit aducere. Sed... statim ut pedes portantium eius alveum attigerunt, sic sanctus hic mox ut delatus est ad pontem civitatis, stetit immobilis nec virtute hominum et multorum bovum penitus moveri potuit, nisi primo tocius cleri voto de celebrando supra corpus ejus divino misterio, quo pacto Dei nutu facillime ad majorem ecclesiam est delatum et cum maximis solempniis et gaudiis tumulatum1.

1 Toute cette relation a été fidèlement suivie par Baldesano ; ce qui semble confirmer l’hypothèse énoncée

ci-dessus, p. 128, n. 1 [ici, p. $$$x]. Ce texte soulève donc les mêmes critiques que celui de Baldesano (Cf. Supra, p. 129, p. 141) [ici, p. $$$xx], et la valeur documentaire n’en est pas plus grande.

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Quatre exercices sur Saint Besse (Stéphane Baciocchi et Nicolas Mariot)

Lorsque Robert Hertz corrige le troisième et dernier jeu d’épreuves du mémoire que l’on

vient de lire, le 21 mai 1913, près de dix mois se sont écoulés depuis septembre 1912, date du premier plan de rédaction de son mémoire. Dans l’intervalle, l’ordonnancement du texte s’est logiquement complexifié, comme en témoigne la comparaison des sommaires présentée ci-dessous1. Le sociologue a modifié le titre générique du mémoire, il a préféré intituler le second point « La communauté de saint Besse » plutôt que « L’organisation du culte » (on y reviendra) ; enfin et surtout, il a diversifié l’examen des « croyances » en s’intéressant successivement aux différentes versions de la légende qui racontent Besse, à la place du saint dans la plaine versant italien, enfin à la genèse du culte.

7) Tableau  des  différentes  étapes  de  la  rédaction  du  mémoire.   Plan de rédaction Septembre 1912

Brouillon 1 Septembre – Octobre 1912

Mémoire publié Mai 1913

Saint Besse. Un culte de roche sacrée dans une vallée chrétienne des Alpes en 1912

Saint Besse, étude d’un culte local alpestre.

Saint Besse, étude d’un culte alpestre.

[Avant-propos] Introduction. Le milieu [Introduction] I. Le milieu de saint Besse I – La pratique du culte I. La dévotion à saint Besse II. La dévotion à saint Besse

II – L’organisation sociale du culte

II. L’organisation du culte III. La communauté de saint Besse

III – Les croyances

III. La légende de saint Besse

IV. Saint Besse dans la plaine V. La légende de saint Besse

IV. La genèse de saint Besse VI. La genèse de saint Besse

Conclusion

Aussi importants soient-ils, notamment pour la troisième partie de son mémoire, ces

modifications et ajouts ne doivent pas masquer l’essentiel : de fait, l’auteur n’a pas transformé la structure même de son texte. Le choix, déterminant, qui le fait débuter par

1 Le tableau est construit à partir de : FRH-11, d.02. Notes et papiers concernant l’étude de Saint-Besse.

Saint Besse. Un culte de roche sacrée dans une vallée chrétienne des Alpes en 1912, plan de rédaction, s.d., 2 f. ; FRH-11, d.09. Saint Besse, du manuscrit à l’édition, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms., s.d. [septembre-octobre 1912], 48 + 2 f. et Saint Besse, étude d’un culte local alpestre. Notes à la fin du texte, tapuscrit et révisions ms., s.d. [novembre 1912 – début janvier 1913], 65+16 f.

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l’examen des pratiques cultuelles observables lors de la fête du 10 août pour aller vers celui des croyances (« du plus fixe au plus flottant » écrit-il) n’est jamais remis en cause. Mieux même, on peut avancer que le point terminal consacré à la genèse du culte est une manière, pour lui essentielle, de boucler la boucle en revenant au problème qui l’a saisi en premier, et dont le titre primitif qu’il donne à son retour de vacances porte clairement témoignage : Saint Besse. Un culte de roche sacrée dans une vallée chrétienne des Alpes en 1912. L’idée générale qu’il plaçait sous cet intitulé est tout aussi clairement annoncée, une première fois dans une lettre à sa famille datée du 29 août 1912 :

[…]  je  rapporte  tout  un  paquet  de  notes  sur  la  légende  et  le  culte  rendu  à  un  rocher  sacré  situé  à  2100  m.  d’altitude  et  vénéré  bien  avant  que  le  nom  du  Christ  n’ait  pénétré  dans  ces  montagnes.  J’en  tirerai  sans  doute  un  petit  article  qui  vous  amusera  peut-­‐être1.  

Une seconde fois, le 8 septembre suivant, dans un brouillon de lettre où le sociologue

livre son hypothèse de travail : « […] je crois que SB cette personnalité si falote n’est là que pour justifier le culte du rocher sacré, bien antérieur au christianisme ». Et Hertz de préciser, entre collègues savants familiers des travaux de Pierre Saintyves, que l’on se trouvait sans doute face à un « exemple de saint successeur d’un dieu, et d’un dieu du type le plus primitif, puisqu’il n’était pas anthropomorphe ni personnel »2.

Ces remarques énoncées sur un registre ajusté à chacun de ses destinataires, la première sur le mode familier de la lettre de vacances, la seconde sur le mode de l’entre-soi savant (Hertz signe « agrégé de l’Université »), témoignent d’une même évidence partagée sur la survivance dans le monde contemporain (moderne), parmi les paysans, de cultes païens voire préhistoriques. Une évidence travaillée et abondamment documentée, comme on va le voir, par les compilations des folkloristes ou des historiens. Or, au regard de cette centralité du thème du rocher comme point de mire du culte expliquant et l’ancrage et la puissance locale de Besse, l’article semble de prime abord adopter des chemins bien détournés. L’essentiel de la démonstration est en effet consacré à l’examen d’un double problème de morphologie sociale.

D’abord, l’auteur constate que sur les cinq paroisses qui ont « droit à saint Besse » et

organisent, à tour de rôle, la fête du 10 août, quatre d’entre elles appartiennent au Val Soana, vallée du Canavais de langue italienne dépendant du diocèse d’Ivrée et de l’ancienne maison piémontaise. La cinquième, celle de Cogne, est située sur le versant francophone de la montagne, côté val, ancien duché et diocèse d’Aoste. Cette incongruité géographique prend la forme d’une opposition entre pèlerins venus des deux versants de la montagne. S’y ajoute une seconde bizarrerie morphologique : Besse est également célébré dans la plaine, non plus le 10 août mais chaque 1er décembre, à la fois dans l’église d’Ozegna et dans la cathédrale d’Ivrée, double lieu de conservation des reliques du saint. Le culte est donc traversé de deux antagonismes : le premier oppose entre elles, suivant une fracture géographique, linguistique et diocésaine, les paroisses de montagne du 10 août ; le second oppose, suivant une césure haut/bas entre la chapelle du pâturage et les églises de la plaine, les célébrations du 10 août

1 FRH-11, d.01, pi.45, lettre de R Hertz à « Chère Maman, et chers frère et sœurs réunis à Varengeville »,

Cogne, Hôtel de La Grivola, le 29 Août 1912, f. 1. 2 FRH-11, d.02, brouillon de lettre au Professeur Piero Giacosa, s.l., 8 septembre 1912 et Pierre Saintyves,

Essais de mythologie chrétienne. Les saints successeurs des dieux, Paris, E. Nourry, 1907, 416 p.

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et du 1er décembre. L’enquête consiste alors à résoudre ces deux énigmes. 1). Que vient faire Cogne parmi les paroisses qui ont droit au saint ? 2). L’existence de deux fêtes distinctes fait-elle de Besse un héros dont la cathédrale diffuse le charisme alentour ou, à l’inverse, signale-t-elle l’existence antérieure d’un culte ancestral ensuite intégré dans la « société régulière des saints » [146]1 ?

Pourtant, et c’est l’hypothèse que nous aimerions soulever dans les pages qui suivent, ce

long détour par la double morphologie du culte n’est qu’une manière, pour Robert Hertz, de revenir à son problème initial, d’une part en l’ayant en quelque sorte « débarrassé » du voile de la légende chrétienne, et de l’autre en donnant une solution à la naissance comme à la perpétuation du culte sous sa forme morphologique singulière (pourquoi Cogne participe-t-elle ?). En retirant à saint Besse tant ses récits officiels que les luttes locales dont il fait l’objet, le sociologue met à nu la forme élémentaire de « solidarité religieuse » que manifeste ce culte. C’est ce cheminement dont nous voudrions maintenant retracer l’histoire scientifique à travers une série de quatre exercices. Chacun d’eux a vocation à montrer, le plus précisément possible, comment Hertz a travaillé. Chacun d’eux propose d’articuler un des problèmes soulevés par l’auteur à l’une des différentes méthodes ou outils qu’il utilise. À l’aide des archives qu’il a laissées, dont seule une petite part a été explicitement mobilisée dans son mémoire de 1913, on percevra l’ampleur de l’enquête réalisée et, en creux, d’autant plus clairement la puissance et la limpidité démonstratives du texte qu’on vient de lire.

Le premier exercice interroge le travail de représentation spatiale des problèmes

morphologiques soulevés dans l’article. Il propose d’abord de revenir sur le statut central de la carte publiée dans le mémoire. À partir de la description des modalités de son élaboration en 1913, nous avançons, à travers un schéma original reprenant les éléments mis en valeur par Hertz, notre propre mise en forme synthétique des trois grandes questions soulevées dans l’article : le double problème morphologique du culte et, inscrit en filigrane dans la géographie des alpages, celui de son origine.

Le deuxième exercice revient sur la question des pratiques de dévotion et ce faisant, sur la position première de l’ethnographie dans l’enquête. À partir des photographies prises par Robert Hertz le 10 août mais non incluses dans le mémoire, on interrogera sa position d’observateur lors de la fête. Ensuite, c’est le réseau dual des personnes enquêtées et de ses informateurs locaux qui est restitué et questionné.

La troisième étude s’intéresse à la virtuosité que manifeste l’auteur dans la critique des textes. Il s’agira là de montrer comment il traite « l’énigme hagiographique » du saint à travers les efforts de l’Église pour se l’approprier en inventant et réinventant sa biographie. On confrontera ces vies officielles à celle, populaire, recueillie de la bouche de dévots du val de Cogne.

Enfin le dernier exercice repart de la légende populaire, puisque c’est elle qui permet d’avancer vers l’idée d’un antique culte du rocher, pour montrer Hertz en plein travail de folkloriste et de linguiste lorsqu’il cherche à établir que le nom « Bès » désigne originellement un nom commun, le mouton, devenu seulement ensuite nom propre. Ce sera ici l’occasion d’indiquer comment l’auteur s’inscrit dans le sillage durkheimien en prolongeant et discutant les Formes élémentaires de la vie religieuse qu’il lit et annote

1 Les paginations indiquées entre crochets droits renvoient à l’édition originale du mémoire de 1913.

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précisément ce même été 19121. En partant des pratiques pour aller vers les croyances, Hertz radicalise le schéma théorique suivi dans le livre. De même, en persistant à placer au cœur du culte l’évidence formelle du rocher s’imposant aux fidèles, il propose une étonnante mise au travail empirique des thèses de Durkheim quant à l’émergence in vivo des solidarités religieuses.

Exercice 1. Représenter les morphologies du culte Le « Croquis illustrant la diffusion du culte de saint Besse » que Robert Hertz a inséré

[118] dans la première section de son mémoire est une pièce maîtresse de sa démonstration. On y trouve figurés ensemble le terrain et l’objet de son enquête enchâssés dans un complexe de relations spatiales que le mémoire s’efforce d’analyser d’un point de vue morphologique. L’articulation entre le croquis et les arguments développés dans le texte est à ce point étroite que, pour bien la comprendre, il convient de distinguer le fond de carte de la schématisation que Hertz a voulu y inscrire.

Le croquis a en effet été tracé en deux étapes : Robert Hertz a d’abord photographié une carte à l’échelle d’environ 1:100 000 ; ensuite il l’a adressée au dessinateur parisien Édouard Oberlin pour qu’il intègre, par similigravure (un procédé de reproduction point par point) les éléments supplémentaires que le sociologue souhaitait voir représentés2. Le client (Hertz paya de sa poche) avait visiblement laissé des instructions précises : le fond de carte est en effet découpé en un carré cadré sur le massif du Gran Paradiso et très exactement centré sur ce que le texte présente comme le point de mire de l’enquête : le rocher et le sanctuaire de « S. Besso » [118 (croquis)].

1 L’exemplaire des Formes élémentaires dédicacé par Durkheim « À mon cher ami R. Hertz » est aujourd’hui

conservé à la bibliothèque du Laboratoire d’anthropologie sociale. 2 Nous n’avons pas réussi à identifier d’où était tirée cette « carte » ou plutôt ce dessin cartographique

original. Pour un inventaire critique, voir la belle étude du Révérend alpiniste William Augustus Brevoort Coolidge, « La Topografia storica e cartografica del gruppo del Gran Paradiso sino al 1860 » ; « Storia descrittiva ed Alpina del gruppo del Gran Paradiso sino al 1860 » et « Il gruppo del Gran Paradiso. Elenco delle Carte speciali pubblicate in data posteriore alla Carta Sarda del 1856-58 », Bollettino del Club Alpino Italiano, 39 (72), 1909, p. 31-70, 71-97 et 98-100.

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8) Extraits   des   épreuves   du  mémoire   avec   consignes   pour   l’édition   de   la  carte  

Source : FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre. Notes à la fin du texte, tapuscrit et

révisions ms., s.d. [novembre 1912 – début janvier 1913], f.3 et Saint Besse. Étude d’un culte local alpestre, 1er jeu d’épreuve, sans l’appendice (22-26 mars 1913, paginé 1-63, p. 4.

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L’artiste, qui a signé son travail, s’est par ailleurs attaché à souligner les principales

dimensions topographiques du « milieu de saint Besse » en traçant les cours d’eau (torrents et rivières) et les lignes de pentes montagneuses les plus saillantes à la jonction desquels émergent une foule de vallées et de vallons latéraux. Les points d’éclairage (Nord-Ouest, incliné à 45° environ de l’horizontale) sont conventionnels : ils font porter les ombres les plus sombres sur les versants méridionaux (notamment piémontais) et viennent littéralement mettre en relief, sinon en scène, la « formidable muraille » [117, 132 et 162] de sommets enneigés où se séparent, suivant la ligne de crête glacière laissée en blanc, les bassins hydrographiques de la Doire Baltée et de l’Orco. À ces éléments de géographie physique, le croquis ajoute le réseau de routes carrossables le long desquelles sont pointés et nommés les villes et les bourgs dont la taille ou l’importance est approximativement indiquée en faisant varier celle des caractères typographiques. Les villes d’Aoste et d’Ivrée, chefs-lieux politiques, administratifs et ecclésiastiques sur lesquels le texte insiste lorsqu’il retrace à grands traits l’histoire mouvante des frontières institutionnelles, sont simplement indiquées par l’usage des capitales.

Inséré dans la première section de son mémoire intitulée « Le milieu de saint Besse », le fond de carte ainsi travaillé permet de définir, depuis un centre qui serait « S. Besso », une « situation géographique » marquée par un fort contraste entre, d’un côté, une zone de haute montagne traversée par une barrière rocheuse quasi infranchissable et, de l’autre, une zone de plaine urbanisée et riche en « carrefours, qui sont comme les nœuds de la circulation sociale » [145]1. Le contraste met en relief tout à la fois une grande ligne de frontière et l’enclavement des « vallées alpestres ».

Sur ce fond « géographique », Hertz fit cependant ajouter des éléments relevant d’une

schématisation d’un tout autre ordre : d’une part, en pointant (et, le cas échéant, en ajoutant) les localités où saint Besse est honoré (leur nom est souligné) et, d’autre part, en indiquant un col et deux hameaux sur les hauteurs de Cogne (Cret et Chavanis). Le col est celui de la Nouva qui permet le passage d’un côté à l’autre de la « formidable muraille » rocheuse qui sépare non pas seulement deux bassins hydrographiques, mais aussi, en 1912, deux régions politiques, ecclésiastiques et linguistiques. Ce n’est pas le seul passage possible, mais c’est le plus fréquenté et celui le plus généralement emprunté par les gens de Cogne pour se rendre en pèlerinage à « S. Besso ». Son altitude, nouvel élément sémiologique, est indiquée ainsi que celle de la paroisse et commune de Cogne, du hameau de Cret, du sanctuaire et, enfin, de la paroisse et commune de Campiglia. Ce groupe de localités ainsi démarqué constitue, comme Hertz essaie de le démontrer dans son texte, le territoire de la « tribu de saint Besse » qui, de Campiglia, aurait colonisé par le haut, en franchissant le col, les alpages de Chavanis et aurait fini par s’établir à Cret puis à Cogne. Ce territoire « primitif » est celui que Robert Hertz situe à l’origine du phénomène qu’il entend représenter et qui donne son titre au croquis : « la diffusion du culte de saint Besse ».

Pour y voir plus clair, nous avons tenté d’expliciter cette schématisation en montrant, sur

le graphique ci-dessous, comment elle s’articule aux grandes lignes de description géographique pour donner lieu aux deux problèmes de morphologie qui occupent l’auteur tout au long de son mémoire.

1 C’est le seul endroit du texte, en note, où Hertz renvoie explicitement à son croquis.

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9) Schéma  des  deux  problèmes  morphologiques  du  culte  de  saint  Besse.  

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Les ordonnées figurent l’altitude, l’abscisse pointe les localités de référence sur chaque versant de la montagne entre Aoste et Ivrée. Une telle coupe permet de rendre sensible la marche que doivent effectuer les pèlerins de Cogne pour rejoindre le sanctuaire de l’autre côté du col (presque 2 000 mètres de dénivelé au total, dont 1 500 en montée), mais encore d’indiquer de façon synthétique les différents espaces emboités du culte : la zone de peuplement de Cogne depuis Campiglia via les alpages de Chavanis et Cret, où « survit » la légende orale du berger ; les démembrements paroissiaux côté Val Soana, comprenant l’ensemble des communes ayant droit au saint où circule la figure du soldat Besse ; enfin les villes du Piémont (Pont, Cuorgné) mais surtout de la plaine (Ozegna et Ivrée), là où le héros est fêté le 1er décembre et où il a été, un temps, décrit comme un ancien évêque de la cathédrale.

Ainsi conçu, le schéma totalise a priori l’ensemble des problèmes soulevés par le mémoire de R. Hertz. Le lecteur pourra donc y revenir à loisir dans les pages qui suivent pour se remémorer l’articulation des questions de morphologie. Les trois exercices suivants visent en effet à éclairer d’une lumière neuve chacun des trois espaces ainsi définis. Pour commencer, on se propose de remonter sur les hauteurs, d’abord au plus près du mont le 10 août, mais aussi de l’autre côté du col, sur les pentes qui redescendent vers Cogne, là où Hertz a mené son enquête orale auprès des fidèles dans la deuxième quinzaine du mois.

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Exercice 2. Surmonter la distance : Robert Hertz ethnographe

J’ai  fait  à  Cogne  un  séjour  d’environ  six  semaines  (du  20  juillet  au  1er  septembre  1912)  ;  j’ai  donc   pu   interroger   à   loisir   les   gens   de   la   vallée,   bergers,   garde-­‐chasse,   guides,   etc.,   en  donnant  la  préférence  aux  vieillards  et  aux  femmes,  qui  ont  le  mieux  préservé  les  traditions  locales.  [116  n.  1]  

Dès l’avant-propos du mémoire, le ton est donné : Robert Hertz choisit de s’exprimer à la

première personne du singulier, et ce « je » méthodologique refera régulièrement irruption tout au long du mémoire, en notes mais aussi dans le corps du texte. À l’évidence, l’auteur souhaite ainsi marquer l’assise proprement ethnographique de son enquête de terrain. Il n’a certes passé « que deux jours dans le Val Soana, au moment de la fête [du 10 août] » mais a séjourné six semaines à Cogne, le chef-lieu d’une vallée connexe qui « s’est trouvé[e] être le champ d’observation le plus favorable ». En effet, la « simple observation » de la fête religieuse, décisive dans le déclenchement de son enquête, n’était pas suffisante à ses yeux. Il fallait encore « pénétrer le sens et la raison des rites » observés1 et, pour cela, mener une enquête orale auprès des « simples dévots » de la vallée tout en se renseignant sur la « pratique religieuse locale » auprès de plusieurs érudits locaux. Une « enquête assez longue et multiple » faite de conversations et d’échanges épistolaires.

En reprenant les lettres et notes de terrain, le présent exercice propose de questionner la

position première de l’observation ethnographique à la fois dans l’ordre chronologique de l’enquête mais aussi, plus important, dans l’ordre des déterminations explicatives avancées, notamment par rapport aux explications historiques fondées sur une documentation écrite. Disons-le brutalement : sans ethnographie, il n’y a pas de problème « Saint Besse ». La méthode utilisée (observer et questionner) est le moteur de l’enquête parce que c’est elle, et elle seule, qui donne accès aux vies et récits populaires de Besse, et produit ainsi les différents nœuds morphologiques que R. Hertz va s’efforcer de défaire pour mettre à nu le « culte du rocher ». En reprenant l’enquête d’août 1912 dans son déroulement chronologique (de l’observation éloignée de la fête aux discussions rapprochées dans l’intimité des maisons ou alpages des dévots), nous voudrions montrer comment Hertz parvient, à un moment où l’enquête directe de science sociale est peu familière dans les milieux académiques, à accomplir ce qu’on sait aujourd’hui être un de ses principes : surmonter la distance (et quelle distance !) qui le sépare des « indigènes » enquêtés.

Photographier la fête : toute la communauté dans le plan large ?

1 C’est ce qu’il écrit dans un premier brouillon de son introduction rédigé sur le chemin du retour à Paris,

en septembre 1912 : « Que penser d’un historien des religions, même en vacances et même en fonction d’alpiniste, s’il se laissait aller au charme de ses impressions et qu’il n’essayait pas de pénétrer le sens et la raison des rites qui se déroulent sous ses yeux ? », FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms., s.d. [septembre-octobre 1912], f. 1-2. La question, sur laquelle nous reviendrons, n’est pas anodine sous la plume du collaborateur de L’Année sociologique. Cf. « Quelle signification les fidèles donnent-ils à leur présence dans ce lieu, ainsi qu’aux rites qu’ils y accomplissent ? » [114]

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En s’exprimant à la première personne et en livrant quelques bribes des circonstances de son investigation, l’avant-propos de 1913 ouvrait la voie ethnographique d’un récit des conditions d’enquête où la critique des sources, notamment l’observation directe, serait complètement prise en charge. Mais Hertz s’arrêta en chemin, sur un point précis : il ne dit presque rien de ce « je » qui mène l’enquête. Quelle fut la position ou la place occupée par celui qui écrit, à propos des croyances « superstitieuses » aux pouvoirs guérisseurs du rocher : « Je n’ai pu obtenir la confirmation des ‘‘indigènes’’ que j’ai questionnés »1 ? Dans sa présentation pour l’édition de 1928, Alice rappelle que Robert était non seulement doué d’un « rare pouvoir de sympathie » grâce auquel s’« efface presque instantanément la méfiance », mais aussi d’une « modestie si complète qu’elle abolit toute distance »2. La phrase est évidemment un hommage aux qualités humaines de son mari, et à leur utilité particulière pour qui souhaite se lancer dans des enquêtes directes, en face-à-face. Toutefois, on peut aussi la lire, en creux, comme une manière de dire combien la méfiance et la distance sociales étaient à l’arrière-plan, sinon au cœur des relations d’enquête. Et de fait, l’entrée dans le « milieu » de saint Besse ne fut pas évidente. Le touriste a mis du temps à « briser la glace » : les conditions de sa participation à la fête en offrent un remarquable témoignage.

10) Robert  Hertz  photographe.  

Source : © Collège de France. Archives Laboratoire d’anthropologie social / Fonds Archives

photographiques (FRH_07_P_03_039, extrait).

1 [128 n. 2] Cf. [132 n. 1, 133-136, 140 n. 4, 146, 152 n. 1 et 168 n. 2] 2 Alice Hertz « Préface », op.cit., p. xii.

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Le 10 août 1912, nous l’avons vu, Robert Hertz atteint la chapelle de saint Besse par le versant piémontais. Qu’a-t-il perçu de l’événement, ou plutôt comment a-t-il observé les cérémonies du culte ? Nous sommes à peu près certains qu’il n’est pas entré dans la chapelle du saint. D’abord il n’écrit presque rien de la messe elle-même. Tout juste apprend-on que la chapelle est « somptueusement décorée et toute brillante de lumières », et encore que le « sermon du prêtre exalte la grandeur de saint Besse, sa gloire et sa puissance, en même temps qu’il rappelle ses adorateurs au sentiment de leurs devoirs » [125, 126]. Pour quelqu’un d’ordinaire si précis dans ses descriptions, celles-ci paraissent bien fades, probablement obtenues après coup de la bouche des pèlerins. Surtout, s’il était entré dans la petite chapelle, il n’aurait pas manqué d’y remarquer les nombreux ex-voto qui sont, aujourd’hui encore, accrochés sur ses murs, et dont certains sont datés d’avant 1912. L’histoire du saint qu’ils racontent, dessinée de la main même des dévots, aurait à coup sûr représenté une inestimable source complémentaire pour accéder aux diverses représentations populaires de Besse.

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11) Photographies   de   quelques   ex-­‐‑voto   datés   d’avant   1911   actuellement  présents  dans  la  chapelle.  

Source : Anon., ex voto, “Besso Martino Ughetti soldato EX V.G.R. 1848 NELLE BATA lie D’ITALIA”,

(tempera su lamiera, 42x32 cm.). Enquête de Nora Demarchi (2009).

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Source : Anon., ex voto “1869. Grazia Ricevuta. Pechenino Giuseppe” (olio su legno, 40 x 31 cm.).

Enquête de Nora Demarchi (2009).

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Très probablement, donc, il n’a pu qu’entrevoir, de l’extérieur, la lumière émise par les nombreux cierges brûlés pour l’occasion1. Après avoir écrit les quelques mots concernant la célébration religieuse, il s’empresse d’ailleurs d’ajouter, comme pour justifier, vis-à-vis de lui-même et de ses lecteurs, qu’il n’était pas si important de voir ce qui se passait dans l’édifice : « Mais l’action centrale de la fête est la procession » [126]. Celle-ci, il a pu en revanche l’observer à loisir, et même la photographier. Le fonds d’archives conserve ainsi deux clichés de grande qualité, non insérés dans la publication, qui permettent à la fois de décrire positivement le défilé des pèlerins et, en creux, de saisir la position de l’observateur sur son terrain d’enquête cérémoniel.

La première photographie montre sans doute la procession elle-même, avec les femmes

costumées dont il faut imaginer les « vives couleurs » et les hommes tête nue et couvre-chef en main. Peut-être le groupe vient-il de terminer son « tour du mont » ? On distingue, presqu’à l’entrée de la chapelle, une bannière décorative à l’effigie du saint et, sur le côté, des personnes hors du cortège : s’agit-il es « rares étrangers » qui assistent à la fête ? En tout cas, on ne perçoit pas sur la photographie la « massive » statue portée de Besse : une partie du groupe a probablement déjà pénétré dans l’église.

1 Dans son premier brouillon de rédaction, Hertz écrit qu’une fois rentrés dans la chapelle du saint les

« fidèles […] se prosternent devant sa statue et lui baisent les pieds » (FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 12). Cette description, sans doute de seconde main, ne sera pas reprise dans son mémoire.

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12) Photographies  prises  par  R.  Hertz  lors  de  la  cérémonie  du  10  août  1912.  

Source : © Collège de France. Archives Laboratoire d’anthropologie social / Fonds Archives photographiques

(FRH_08_P_03, 001). [10 août 1912]. Tirage orignal 9 x 12 cm..

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Source : © Collège de France. Archives Laboratoire d’anthropologie social / Fonds Archives photographiques

(FRH_08_P_03, 002). [10 août 1912]. Tirage orignal 9 x 12 cm..

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Un détail, surtout, frappe en venant en quelque sorte rompre la concentration des dévots :

à l’arrière du cortège, une femme s’est retournée et jette un regard interrogatif sinon méfiant en direction du photographe.

13) Femme   se   retournant   vers   le   photographe,   détail   extrait   d’une  photographie  prise  par  R.  Hertz.  

Source : © Collège de France. Archives Laboratoire d’anthropologie social / Fonds Archives photographiques

(FRH_08_P_03, 001). [10 août 1912]. Tirages orignale 9 x 12 cm..

À lui seul, cet élément vient dire ce qu’est la position du sociologue ce matin du 10 août :

il est un étranger, isolé – il faut rappeler qu’il n’est pas arrivé avec les pèlerins venus de Cogne, et qu’il ne connaît personne sur place, à l’exception probable de ses deux guides – ; étranger d’autant plus étrange et remarquable qu’il utilise en plein air un appareil photographique encore réservé, à l’époque, aux plus aisés. Parce qu’il veut photographier, l’observateur reste ainsi à bonne distance des dévots de saint Besse. Alice l’explique dans son introduction aux Mélanges de 1928 : c’est seulement avec la fin du moment cérémoniel et le passage au pique-nique que son époux a pu se rapprocher : « Après le recueillement solennel de la fête religieuse, la foule grouillante se délasse, mange, les bouchons sautent... C’est là que Robert Hertz fit la connaissance, autour d’un gigot, d’un ou deux de ses informateurs »1.

Est-ce le regard jeté par la femme de la procession qui a conduit le photographe à prendre

plus de recul encore ? Nous ne savons évidemment pas avec certitude si le second cliché est effectivement postérieur au premier. Mais les éléments qu’il contient rendent plausible une telle interprétation. Constatons d’abord qu’à la différence de la première photographie, il semble bien qu’on tienne là l’ensemble de la « communauté » réunie, soit une petite centaine de personnes. À la porte on devine le curé, comme s’il raccompagnait ses ouailles à la sortie de la chapelle. Les individus assemblés devant l’édifice semblent écouter un homme s’adressant à eux depuis le toit du refuge en pierres où il se trouve posté : peut-être

1 Alice Hertz, « Préface », in Robert Hertz, Mélanges de sociologie religieuse et folklore, op. cit., p. xi.

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s’agit-il du prieur qui, au terme des cérémonies, organise le rachat aux enchères des dons faits par les fidèles ? À droite, on distingue des femmes qui paraissent occupées à creuser dans la roche, peut-être pour ramener quelques « pierres de saint Besse » ; à gauche, des hommes qui, eux, sont déjà assis dans l’herbe, attendant le début des agapes.

14) La  communauté  assemblée,  détail  extrait  d’une  photographie  prise  par  R.  Hertz  

Source : © Collège de France. Archives Laboratoire d’anthropologie social / Fonds Archives photographiques

(FRH_08_P_03, 002). [10 août 1912]. Tirage orignal 9 x 12 cm..

Évidemment, on peut lire ces différents éléments en sens contraire et supposer que la

scène photographiée se situe plutôt le tout début de la fête, avant que la messe ne commence et alors que Robert Hertz était en quelque sorte encore en marche pour rejoindre le sanctuaire. Reste que, quelle que soit l’interprétation que l’on retienne, cette seconde photographie a pour nous un autre intérêt majeur : elle permet de comprendre comment la posture d’observation, à distance et en plan large, a profondément infléchi la manière que le sociologue a eu de comprendre et d’interpréter la cérémonie.

Si l’on quitte le gros plan que nous avons artificiellement découpé pour revenir au cliché original, on constate que celui-ci est structuré à la fois horizontalement, par la communauté assemblée sur le seuil de la chapelle, mais aussi verticalement, par le rocher et les alpages vides sous et au-dessus de l’édifice. On y retrouve l’ensemble des éléments de description de la fête mentionnés dans le mémoire, au point qu’il n’est pas absurde de considérer que Robert a utilisé cette photographie pour, une fois rentré à Paris, raconter « son » très sociologique 10 août : la présence de « la communauté tout entière des fidèles », la chapelle qui « fait corps, pour ainsi dire, avec le grand rocher qui la domine », eux-mêmes perdus dans « le silence et la paix » d’un « alpage immense » [115, 126 et 129].

Tâchons d’aller plus loin en essayant de montrer en quoi ce cadrage informe

puissamment l’interprétation qu’il va proposer du culte de saint Besse. D’abord, le sociologue fixe sur la pellicule le seul moment de l’année où le sanctuaire n’est pas seulement un monument, mais bien un lieu de culte vivant et « pratiqué ». À la différence des prises de vue des cartes postales ou des guides touristiques contemporains, dans lesquels la scène est vide (voir document 15), Hertz montre les fidèles en action, et dans les différents moments du culte (procession, taille des pierres, enchères, etc.).

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15) Photographies  «  touristiques  »  du  site  du  sanctuaire.  

Source : [Neg. G. Assale], « Il Santuario di San Besso » in Francesco Farina, Valle Soana. Guida storico-descrittiva illustrata, Ivrea, Garda, 1909, p. 81 et FRH-11, d.03. [Carte postale] « Santuario S. Besso (m.2047) - Campiglia Soana ».

Pourtant, et bien que tous deux donnent à voir la communauté réunie et pratiquante, il

choisira de n’insérer dans le mémoire publié ni le cliché de la procession, ni le plan large, mais la troisième photographie qu’il a prise ce jour là. Or il semble que ce choix renvoie au recul plus grand encore qu’il a adopté. Sur la photographie n°2 en effet, à la différence de celle qui est finalement retenue, on ne perçoit pas le rocher tout entier qui est en partie coupé, notamment en son sommet. Or ce cadrage est décisif pour l’alpiniste universitaire, qui veut que l’image montre le problème sociologique centré sur l’ambivalence du sanctuaire mi-chapelle mi-rocher. Une importance que l’on peut lire dans les consignes données à l’imprimeur (et qui ne furent qu’imparfaitement suivies, la qualité de la reproduction étant médiocre). Autour de la photographie1, Hertz a laissé les instructions suivantes : « Un beau premier plan avec le rocher v/rigoureux. Bien soigné. Pour jeudi si possible », et surtout, au centre en bas : « Une trame fine. Il y a du détail mais je tiens à la perspective aérienne telle que ».

1 FRH, carton non classé contenant les objets personnels de Robert : aux côtés de ses bulletins, diplômes et

papiers militaires, on trouve les choses ramenées de Cogne, et notamment la fameuse photographie choisie comme illustration.

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16) Photographie   choisie   par  Hertz   pour   le  mémoire   avec   consignes   pour  l’imprimeur.  

Source : FRH, carton non classé. Épreuve photographique.

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On comprend cette insistance pour le regard éloigné (même si, du coup, les détails en

deviennent presque invisibles) en revenant au texte. La photographie est en effet indissociable du court paragraphe qui l’encadre, sous la forme d’une légende développée dans le corps du texte où sont mis en relief les éléments stratégiques pour l’argumentation :

Le  fleuve  des  grâces,  que  le  patron  des  deux  vallées  répand  sur  ses  adorateurs,  a  sa  source  en  un  point  déterminé  du  pays,  qui  est   le   théâtre  de   la   fête  annuelle.  La  chapelle  de  saint  Besse  est  comme  soudée  au  flanc  d’un  gros  bloc  schisteux,  énorme  menhir  naturel,  qui  se  dresse,   isolé,   au  milieu  des  pâturages   et  dont   la   face   forme  une  paroi   verticale  ou  même  surplombante  d’une  trentaine  de  mètres  de  hauteur.  Cette  roche,  qu’on  appelle  “le  Mont  de  saint  Besse”,  est  surmontée  d’une  croix,  ainsi  que  d’un  petit  oratoire.  [123-­‐124]  

17) Photographie  insérée  dans  le  mémoire  publié.  

Le titre donné à la photographie est tout aussi intéressant, qui nomme (en français) le

« sanctuaire » (ensemble la chapelle et le rocher) et indique la date du « 10 août 1912 » qui est celle de la scène photographiée. Comme l’explique le texte, le sanctuaire « de saint Besse », tient son nom à la fois de la « chapelle » et du « Mont », cette « roche » auquel la petite église est « comme soudée », non seulement parce qu’elle se loge dans un creux au pied du rocher, mais aussi parce qu’elle trouve une extension dans le petit oratoire et la croix chrétienne placés en son sommet. La chapelle, l’oratoire et la croix sont autant d’ajouts

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historiques par lesquels l’Église a équipé le rocher. La signification de l’image, pour Hertz, est claire et fortement soulignée par la description : c’est un « énorme menhir naturel » qui a été christianisé.

L’évidence folklorique Avec la fin des cérémonies proprement religieuses, sentant sans doute qu’il ne

dérangerait plus les pèlerins, Robert Hertz s’est enhardi et rapproché « aux abords des rôtissoires en plein vent » là où, comme le racontera Alice, « les gigots sont retenus d’assaut [et où] chaque groupe cherche une bonne place pour pique-niquer à l’aise »1. C’est pendant ce temps de détente, de commensalité et de sociabilité profane que le sociologue a commencé à poser des questions. Mais il ne s’est pas (encore) adressé aux plus humbles des participants, probablement parce qu’ils étaient difficilement accessibles, regroupés par affinités amicales ou familiales, et pour certains pris de boisson – Robert mentionne les « ébats bruyants » [115] des groupes « animés » qui mangent, boivent et chantent, Alice évoque les « bouchons qui sautent » et les « ivrognes difficiles à ébranler »2. Il ne parle pas non plus aux pèlerins de Cogne, repartis dès la mi-journée pour leur longue marche vers l’autre versant de la montagne. Ses deux premiers « informateurs » (ainsi qu’Alice les désigne) sont des hommes qu’il a reconnu être, dans la petite foule des pèlerins, des édiles locaux : le pharmacien de Ronco et le curé de Valprato.

Le prêtre va lui parler d’histoire ecclésiastique et de frontière paroissiale : à un Hertz qui marque son incrédulité d’un point d’interrogation entre crochets, le curé explique – c’est du moins ce que son interlocuteur comprend et note – que « autrefois Cogne dépendait de Campiglia et Campiglia appartenait à l’évêché d’Aoste [?]. Campiglia le bourg le + ancien du Valsoana. Cogne est plus récent »3. Le docteur Guazotti, médecin et pharmacien de la commune italienne de Ronco, s’attarde quant à lui sur les enjeux locaux et les pratiques populaires liés au culte. Il raconte à l’universitaire parisien comment s’organise le roulement dans l’organisation de la fête entre les cinq paroisses qui ont « droit à Saint Besse » et précise le rôle du prieur, notamment dans la gestion des enchères pour racheter les dons faits au saint. Robert apprend par exemple que « une fois on a apporté une vache. On l’a vendue, l’offrant l’a rachetée », ou encore qu’ « un mouchoir offert au saint est vendu 6 francs parce q[ue] béni ». Enfin, le docteur insiste sur les croyances des pèlerins : le jour de la fête, « la population » (lui évidemment reste en dehors de semblables superstitions) « prend poudre de la roche et s’en sert comme de cure contre t[ou]tes les maladies. Pour avoir des enfants, les f[emme]s se frottent le dos contre la roche ».

Ce jour même, Robert Hertz perçoit dans les propos des deux hommes bien plus que de pittoresques anecdotes à ramener pour les discussions au fumoir de l’hôtel. S’il n’a pas de carnet sur lequel noter, il dispose d’une petite brochure consacrée à saint Besse achetée sur

1 Alice Hertz « Préface », in Robert Hertz, Mélanges de sociologie religieuse et folklore, op. cit., p. xi. 2 FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f.1 et Alice Hertz « Préface », in

Robert Hertz, Mélanges de sociologie religieuse et folklore, op. cit., p. xi. 3 Les propos oraux notés par Robert Hertz seront désormais cités en italique afin de les distinguer des

citations de texte proprement dites. L’essentiel de ces notes d’enquête dans le val de Cogne se trouve en FRH-11, d.04.

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place aux marchands italiens présents1. C’est sur cet imprimé à l’usage des pèlerins qu’il va griffonner au crayon quelques notes résumant ce que les deux hommes lui ont dit.

18) Reproduction  d’une  page  des  notes  de  terrain  griffonnées  sur  la  Vita  

Source : FRH, carton non classé. FRH11, d.03, Vita e Miracoli di San Besso martire tebeo, compatrono della diocesi d’Ivrea, colla pratica della recita del SS. Rosario, Torino, Tipografia M. Artale, 1900, p.[2].

Ces toutes premières notes, difficiles à lire parce que prises très rapidement sur un

support improvisé auprès d’interlocuteurs de langue italienne, sont les seules que nous pouvons dater avec certitude, par recoupement. Elles seront mises au propre plus tard par l’ethnographe qui mentionne alors ses deux interlocuteurs.

19) Extrait   des   notes   de   terrain   de   R.   Hertz   concernant   ses   premiers  informateurs  le  10  août  1912.  

1 FRH11, d.03, Vita e Miracoli di San Besso martire tebeo, compatrono della diocesi d’Ivrea, colla pratica

della recita del SS. Rosario, Torino, Tipografia M. Artale, 1900, 31 p. Les notes d’enquête citées se trouvent au verso de la couverture ainsi qu’aux pages [2] et [32] de cette brochure sur laquelle nous reviendrons dans l’exercice suivant.

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Source : FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le Val Soana, « Le jour de la S. Besse - pharmacien et médecin de Ronco », f. 1.

Dès son retour à Cogne, à partir du 12 août, Robert Hertz reprend le fil tendu par le

médecin en interrogeant ceux des fidèles qui « pratiquent » saint Besse. Jour après jour, le sociologue parisien va accumuler les échanges avec des personnes dont Alice rappellera qu’ils étaient parmi « les gens les plus méfiants du monde : rudes paysans vivant à l’écart des étrangers, ecclésiastiques italiens »1. En prenant ainsi au sérieux les croyances et les « superstitions » des acteurs du 10 août, le jeune sociologue en vacances se place à l’intersection de ses attachements scientifiques vis-à-vis des durkheimiens comme des folkloristes et des historiens. Collaborateur de L’Année sociologique et de la Revue de l’histoire des religions, Hertz n’a en effet cessé de souligner avec Mauss l’importance des observations ethnographiques autour desquelles pourraient se combiner ou se confronter les programmes scientifiques de l’une et l’autre revues disciplinaires. D’abord pensée en termes documentaires, dans une perspective plus ou moins évolutionniste d’histoire comparée pour laquelle les sources écrites issues des civilisations primitives ou archaïques semblaient faire défaut, l’ethnographie des « faits religieux »2 recelait des potentialités nouvelles au moment où venait de paraître les Formes élémentaires de la vie religieuse d’Émile Durkheim. Des faits bien observés, à la manière de Walter Baldwin Spencer et Francis James Gillen en Australie, pouvaient donner accès plus directement que les sources écrites, lorsque celles-ci existaient, aux pratiques religieuses, c’est-à-dire à l’un des termes essentiels du « système

1 Alice Hertz « Préface », in Robert Hertz, Mélanges de sociologie religieuse et folklore, op. cit., p. xii. 2 Marcel Mauss, « L’enseignement de l’histoire des religions des peuples non-civilisés à l’école des hautes

études. Leçon d’ouverture du cours d’Histoire des Religions des Peuples non-civilisés (27 janvier 1902) », Revue de l’histoire des religions – Annales du Musée Guimet, 45 (1), janvier-février 1902, p. 44, 51, 52, 53, 54 et 55.

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solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées »1 par lequel, selon Durkheim, se définissait une religion.

Ce faisant, Robert Hertz s’inscrit également dans les débats de son temps sur la constitution du folklore comme science. Au moment où il rédige son Saint Besse, l’idée que des cultes païens voire préhistoriques survivent parmi les paysans, dans le monde contemporain (moderne), est une évidence largement partagée. Faisant fond sur des matériaux épars et hétérogènes, les plus ambitieux des historiens et des folkloristes qui s’intéressent à ces questions entendent pourtant se démarquer des « théories demi-savantes » qui, selon Salomon Reinach, résultent de « l’opinion populaire et de la science des académiciens de village »2. Il y avait là un fort préjugé ancré dans un rapport social complexe des « savants » et « demi-savants » au « populaire ».

Cette évidence folkloriste n’était cependant pas sans partis-pris méthodologiques, notamment sur la nécessaire méfiance vis-à-vis des informateurs locaux et même des personnes enquêtées : Reinach, toujours dans son article séminal sur « Les monuments de pierre brute dans le langage et les croyances populaires », mettait en garde contre « les témoignages recueillis de nos jours, c’est-à-dire postérieurement à la constitution du folklore en science ». Ces témoignages, écrivait-il en 1893 :

[...]  doivent  être  l’objet  d’une  critique  sévère,  d’une  part  à  cause  des  chances  d’erreur  et  de  mystification  que  comportent  les  enquêtes  de  ce  genre,  de  l’autre,  par  suite  de  la  diffusion  des   livres  et  de   la  demi-­‐science,  qui  viennent  de  plus  en  plus  en  troubler   le  courant  de   la  tradition3.    

Il en va de même dans l’article d’Édouard Piette et Julien Sacaze sur lequel Hertz a beaucoup travaillé, particulièrement sur la section consacrée aux « Pierres sacrées »4. Les auteurs avertissent que celles-ci passeraient « inaperçues de l’observateur, si les traditions locales et la vénération des habitants ne les signalaient à son attention ». De plus, ces « superstitions » ancestrales sont à leur tour difficiles à discerner puisqu’elles ne se sont maintenues qu’en se « mêl[an]t intimement, dans l’esprit des habitants, aux croyances du catholicisme » et qu’aujourd’hui « le culte des pierres tend à disparaître complètement » sous l’effet combiné des « efforts du clergé », du « voisinage de la cité cosmopolite », de la « facilité des communications » et de « la diffusion des lumières ». Enfin, à mesure que ce culte des pierres « perd du terrain », il devient illégitime : ses « adeptes dissimulent leurs croyances » et ne vont plus qu’en secret « toucher les pierres sacrées et prier les génies qui en font leurs demeures »5. Le constat est identique sous la plume de Paul Sébillot qui introduit son étude de référence sur « Le culte des pierres en France » en soulignant que les archéologues intéressés par les « monuments mégalithiques » ont trop souvent négligé de s’enquérir « des idées qu’ils éveillent chez les gens du voisinage », soit par manque de

1 Émile Durkheim, « Définition du phénomène religieux et de la religion », Les Formes élémentaires de la

vie religieuse. Le Système totémique en Australie, Paris, lib. Félix Alcan, « Travaux de L’Année sociologique » - « Bibliothèque de philosophie contemporaine », [juin] 1912, p. 65.

2 Salomon Reinach, « Les monuments de pierre brute dans le langage et les croyances populaires », Revue archéologique, 3 (21), 1893, p. 361.

3 Ibid., p.329-330. 4 Édouard Piette et Julien Sacaze, « La montagne de l’Espiaup », Bulletin de la Société d’anthropologie, 12,

1877, p. 237‑239. Cf. FRH-11, d.07, notes de lectures, 6 f. 5 Ibid., p. 237‑238.

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curiosité, soit parce qu’ils furent « rebutés après quelques interrogations qui n’amenaient que des réponses obscures ou évasives ». Seuls les plus persévérants, « assez adroits pour inspirer confiance aux paysans », avaient pu recueillir « des faits curieux ». Mais, ajoutait-il : « à ceux-là même on n’a pas tout dit » :

[…]  il  est  certaines  cérémonies  dont  on  ne  parle  pas  volontiers,  soit  en  raison  du  caractère  secret   qu’elles   ont   et   qui   ne   doit   pas   être   divulgué,   soit   par   crainte   des   moqueries   que  pourraient  faire  les  habitants  des  villes,  au  sujet  d’observances  traditionnelles,  bizarres  ou  grossières,  qui  n’ont  aucun  rapport  avec   le  christianisme,  et  répugnent  même  aux  mœurs  actuelles1.  

En somme, l’enquête sur un « culte de roche sacrée », telle que Hertz se proposait d’en

rendre compte était, malgré son évidence folklorique, réputée piégeuse et difficile d’accès. Les fameuses « pierres sacrées » ne se signalaient à l’attention de l’enquêteur que lorsqu’elles faisaient l’objet d’une désignation populaire dont la signification restait cependant obscure aussi longtemps qu’il n’avait pas accès à la parole illégitime, et souvent déjà polluée de considérations chrétiennes ou « demi-savantes », de paysans certes « arriérés » mais toujours assez habiles à produire des justifications, ces « histoires pour expliquer » ce qui échappe à leur raison comme à celle de leurs interlocuteurs étrangers. De la mystification des enquêtés à celle des enquêteurs, il n’y avait en effet qu’un pas.

Superstitions de « bonnes femmes » vs légende pastorale ? Comment Hertz a-t-il fait face aux difficultés et pièges de l’enquête directe,

particulièrement lorsqu’elle porte sur des croyances « populaires » ? On sait qu’il a essentiellement utilisé la parole des simples fidèles pour avancer et discuter l’existence d’une version pastorale de la légende de saint Besse, montrant en quoi ce récit faisant de Besse un pieux berger pouvait être opposé aux versions officielles du saint soldat en usage dans le Val Soana et dans la plaine piémontaise. Dans son compte rendu d’enquête, Hertz écrit qu’il a pu « interroger à loisir les gens de la vallée, bergers, gardes-chasse, guides, etc., en donnant la préférence aux vieillards et aux femmes qui ont le mieux préservé les traditions locales » [116 n.1]. Pourtant, à y regarder de près, force est de constater que les témoignages suivant lesquels « S.B. était un berger » sont tout à la fois minoritaires dans ses notes d’enquêtes, qu’ils proviennent exclusivement d’hommes (au total, il a interrogé 20 personnes, en comptant les deux guides : 7 femmes, 12 hommes et un(e) indéterminé(e) dans le val de Cogne) et, enfin, que ceux-ci résident ou ont leurs activités professionnelles dans les écarts (alpéages, chalets et villages) du chef-lieu. Nous ne sommes donc pas dans le groupe indistinct des « vieillards et des femmes qui ont le mieux préservé les traditions locales » et cela suggère, Hertz en a implicitement tiré les conséquences sociologiques, une certaine cohérence du sous-groupe social et professionnel à l’intérieur duquel la version pastorale de la légende était en circulation. Une cohérence que l’on pourrait démarquer par contraste avec les propos des quelques femmes enquêtées qui reprennent ou récitent plus volontiers la version ecclésiastique du saint Besse légionnaire thébain et, surtout, se

1 Paul Sébillot, « Le culte des pierres en France », Revue de l’École d’anthropologie de Paris, 12 (13), mai

1902, p. 175.

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montrent particulièrement attentives à ses pouvoirs thérapeutiques et de protection de leurs enfants voués à la conscription militaire.

Commençons par la place des femmes dans l’enquête. La mère des deux guides, Mme

Gérard née Charrance (66 ans), a probablement été l’une des premières à être questionnée par Hertz. Au Parisien curieux de traditions locales, elle parla assez longuement de saint Besse, « puissant pour toutes protections »1, surtout pour les gardiens de brebis et leur bêtes : « on met son image dans toutes les étables ». Elle lui raconta encore que l’« on pique la roche pour avoir des pierres ou de la poussière » et que si l’« on fait la dévotion en l’honneur de SB », c’est que « Besse a été précipité du haut de la roche et il ne s’est fait aucun mal ». La mère Truc, une informatrice difficile à identifier parmi la dizaine de familles Truc alors présentes dans le val de Cogne, lui expliqua qu’elle avait obtenu la guérison d’un enfant malade, que la « dévotion à SB sert à tous les besoins ». Son fils ajouta à son tour qu’il avait été « à S. Besse pour ne pas être pris au service ». Il pouvait attester, en première personne, que « ça a réussi ».

Un autre jour, l’enquêteur voulut évidemment rencontrer le prieur de Cogne, l’homme chargé d’organiser la fête une fois tous les cinq ans. Lorsque Robert Hertz arriva devant la porte de Joseph-Sophorie Chillod, c’est son épouse Marie-Rose née Guichardaz, 49 ans, qui lui ouvrit : son mari était absent mais elle accepta de discuter avec le jeune étranger. Une de ses filles, sans doute l’aînée Sophie-Angélique (1894-1971) qui deviendra maîtresse d’école, assistait à la conversation2. Marie-Rose expliqua le rôle de son époux, précisant que c’est lui qui, notamment, recueille « les offrandes qu’il doit remettre à la chapelle ». Une lourde responsabilité : « s’il ne dirigeait pas bien la fête, Cogne perdrait son droit » ; « Cogne doit faire aussi bien que les autres paroisses ». Mais la mère Chillod fit un peu plus que parler de son mari : sans doute active parmi les paroissiens de Gémillan, elle remit une petite « médaille de S.B » à son visiteur, celle ramenée à Paris et toujours conservée dans les cartons du fonds Hertz. Perspicace, l’ethnographe note qu’elle en avait « toute une collection, toutes pareilles, rapportées de la fête»3 où elles étaient vendues par des marchands piémontais.

Hertz fit bon usage de ces rencontres féminines dans son mémoire. Il mentionne, on s’en

souvient, les croyances selon lesquelles Besse pouvait dispenser ses fidèles des obligations militaires, voire même les rendre invincibles à la guerre. Pourtant, le sociologue n’établira pas de lien explicite entre ces croyances et les pratiques catholiques d’intercessions, en apparence ici essentiellement féminines, qui les sous-tendent. Faut-il voir là un effet paradoxal de son intérêt de folkloriste pour le « culte des pierres » ? En minorant

1 FRH-11, d.04. Les notes d’enquête citées par la suite ont été prises sur du papier à en-tête de l’hôtel de La

Grivola. Non datées, elles se suivent sans solution de continuité. Les différentes interactions notées sont néanmoins séparées par un simple ou double trait de plume et sont parfois articulées par la mention « le précédent informateur ». Cela autorise une lecture séquentielle des rencontres. L’identification des personnes enquêtées repose sur notre enquête de première main (juin 2009) dans les archives municipales et paroissiales de Cogne.

2 Mairie de Cogne – Acte de mariage de J.-S. Chillod et M.-R. Guichardaz, 18 mai 1891, n°3 ; Archives Municipales – 732, « Lista di Leva », 1882, n°4 : J.-S. Chillod, 10 février 1863, fils de Pierre-Joseph (vivant) et Sophie-Patience Ruffier, cultivateurs et Attilio Burland, Familles de la Communauté de Cogne, n°12, Famille Chillod, Cogne, Bibliothèque Communale de Cogne, octobre 1997, p. 20.

3 FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le val de Cogne, « Vu la femme de Mr Chillod... ».

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l’importance de la face chrétienne de Besse, l’ethnographe aurait négligé, ou du moins relégué au rang des simples « superstitions de bonne femme », les usages votifs, mais aussi thérapeutiques, du saint catholique. Cette perception différenciée de la parole des enquêtés selon le genre de croyances affichées s’enracine sans doute dans la dynamique des relations d’enquête : ainsi, face à un homme qui lui raconte une des précieuses variantes de la version folklorique de la légende du saint, l’enquêteur ne semble presque plus accorder d’importance à son épouse ni même aux marqueurs catholiques de l’identité confessionnelle du couple. C’est du moins ce que suggère le rapprochement d’une photographie des deux époux avec les notes et le compte rendu d’enquête.

Sur la photographie, sans doute prise à l’alpéage de Grauzon où l’on entretient l’été, à 2 276 mètres d’altitude, 120 vaches, l’enquêté Célestin-Gabriel Ruffier, fromager du village de Gimillan, âgé de 63 ans, apparaît en habits du dimanche aux côtés de son épouse Marie-Candide Cavagnet, « cultivatrice », âgée de 61 ans1. Le costume traditionnel féminin qu’elle porte est celui sur lequel Hertz s’est arrêté pour en faire un attribut majeur de l’archaïsme des populations locales et flatter, dans son compte-rendu d’enquête, le sens commun de ses lecteurs amateurs de folklore :

Dès  qu’on  pénètre  dans  le  bassin  de  Cogne,  on  se  croit  transporté  en  plein  moyen  âge.  Les  femmes,   presque   sans   exception,   portent   encore   le   costume   de   leurs   aïeules  :   avec   leurs  cheveux  serrés  par  derrière  dans  un  bonnet  pointu  et  coupés  en   frange  sur   le   front,  avec  leur   collier   de   verroterie   et   leur   grande   collerette,   avec   leur   corsage   raide   et   leur   courte  jupe   invraisemblablement   ballonnée,   avec   leur   allure   hiératique   et   leur   démarche   lente,  elles   paraissent,   les   jours   de   fêtes,   autant   d'images   saintes   descendues   de   leurs  niches.  [121]  

20) Un  des  couples  de  Cogne  enquêté  par  Hertz.  

1 FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le val de Cogne, « Célestin Ruffier fromager de Gimillan aux chalets

de Grauzon », notes prises sur une carte de l’Hôtel Blanchetti (Ceresole Reale), 2 f. (épars). Mairie de Cogne – Acte de mariage de C.-G. Ruffier et M.-C. Cavagnet, 18 avril 1875, n°1 ; Archives Municipales –Verbali di dilimitazione di proprietà, juillet 1890-juin 1891, 119 (n°178 et 179), 120 (n°22 et 180), 121 (n°293) et 124 (n°225 et 226). La photographie est extraite d’Attilio Burland, Familles de la Communauté de Cogne, n°29, La Famille Ruffier, Cogne, Bibliothèque Communale de Cogne, juillet 200, p. 45.

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La description, pour être ironique, n’en demeure pas moins assez juste et précise. Elle

suggère la dévotion catholique féminine qu’atteste, sur la photographie, le missel que Marie-Candide Cavagnet tient très visiblement entre ses mains. C’est pourtant un point – le dimorphisme de genre dans les pratiques religieuses catholiques – sur lequel Hertz a relativement peu enquêté, prisonnier de cette évidence folklorique (et anticléricale) suivant laquelle la dévotion envers Besse n’était l’objet que d’un voile ou d’un « vernis chrétien » masquant la réalité d’un culte païen primitif bien plus essentiel pour les pèlerins. Pourtant, lorsqu’on lit en détail ses notes d’enquête, ses interlocuteurs, même ceux dépositaires de la version « primitive » de la légende, ne cessent de lui rappeler, dans un idiome tout à fait catholique, que le culte de saint Besse, qu’il soit présenté comme berger ou soldat romain, est indissociable des pratiques votives et d’intercessions : « Il ne faut pas se moquer des saints », « il ne faut pas se moquer, il faut avoir foi et confiance », « on se vote à SB »1. Hertz, nous l’avons dit, n’en tirera presque rien.

De même, il n’écrira rien de précis sur les lieux où la version pastorale de la légende lui a été racontée, par Célestin Ruffier ou d’autres. On peut pourtant penser que Hertz en a tiré des conclusions sociologiques décisives, mais peut-être trop difficiles à intégrer dans un mémoire destiné à des lecteurs qu’il fallait déjà familiariser avec la géographie des deux versants du « problème saint Besse ». Parce que la légende pastorale n’est recueillie que dans les hameaux et alpages situés à l’écart du bourg urbain (voir document 21), son espace de circulation périphérique est un indice supplémentaire renforçant la thèse suivant laquelle

1 FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le val de Cogne, « Célestin Ruffier fromager de Gimillan aux chalets

de Grauzon ».

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la version pastorale de la légende est aussi la plus ancienne ou la plus « populaire », au sens d’« archaïque ».

21) Carte  de  l’enquête  de  R.  Hertz  dans  le  val  de  Cogne.  

Note de lecture : Le fond de carte est extrait de Gruppo del Gran Paradiso, pubblicazione fatta sotto gli auspici del Club Alpino Italiano [Firenze], 1907, échelle 1:50 000. Les étoiles figurent les conversations notées localisables (n=11), les cercles signalent les lieux où furent recueillies les versions pastorales de la légende de saint Besse (n=4), avec le nom du hameau ou chalet en clair. Les limites du territoire de la commune et bourg de Cogne sont indiquées par un trait continu, les routes et chemin d’accès sont en pointillés.

En revanche, et l’extrait des notes avec le fromager en témoigne, l’ethnographe va réussir

à tirer le plus grand profit sociologique du flou apparent du discours des enquêtés. Loin de se perdre dans les « faits curieux » énoncés et autres « réponses obscures ou évasives », il va au contraire en faire le moteur de son enquête sur la version pastorale de la légende du saint. Au total, quatre variantes de cette version purement orale de la légende seront consignées.

22) Quatre   variantes   de   la   version   pastorale   de   la   légende   de   S.   Besse  recueillies  dans  le  val  de  Cogne  par  R.  Hertz  en  1912.  

Locuteur Localité

Un « vieux », Gimillian (village)

Fromager, Gémillian et Grauzon (village et alpéage) – 63 ans

Propriétaire, Sylve Noire (alpéage)

Brigadier garde-chasse au Grand Nomenom (chalet d’altitude) – 38 ans.

« S.B. était un berger. Un berger jaloux l’a précipité 3 fois du haut de la roche – la 3e fois il est

« St Besse était un pâtre qui restait toujours autour du mont – comme ses brebis

« Besol était un berger qui passait tout son temps à prier sur le mont. Les

« St Besse était un pâtre qui restait toujours autour du mont – comme ses

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Récit noté

mort. Le 10 janvier un homme de Cogne a trouvé son cadavre en parfait état, sur une petite pianure [i.e. terre-plein] au pied du roc – qui était tout à fait libre de neige et où poussaient toutes sortes de fleurs. C’est ainsi qu’on a vu que c’était un saint – et c’est pour cela que les gens de Cogne ont un droit à la fête et à la chapelle. »

étaient toujours les plus grasses, un autre berger l’a précipité du haut du mont. Son corps a marqué son empreinte au pied de la roche – c’est pourquoi on en a fait un saint et on a élevé une chapelle à l’endroit où son corps était tombé. »

autres bergers voyant que ses brebis étaient plus belles que les leurs ont voulu le tuer. Ils l’ont précipité du haut de la roche. Cela se passait le 10 août – d’où la fête tous les ans. »

brebis étaient toujours les plus grasses, un autre berger l’a précipité du haut du mont. Son corps a marqué son empreinte au pied de la roche – c’est pourquoi on en a fait un saint et on a élevé une chapelle à l’endroit où son corps était tombé. »

Source : FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le val de Cogne Quatre occurrences complètes, c’est peu. Mais elles sont particulièrement précieuses pour

l’enquêteur en ce qu’elles se démarquent radicalement des représentations figurées du saint, que ce soit les images imprimées du « S. Besso – martire » vendues à la fête du 10 août, la gravure ornant la couverture de la petite brochure hagiographique déjà mentionnée, ou bien encore la statue que l’on portait en procession lors de la cérémonie.

23) Trois  images  figurées  du  saint.  

Habillé en soldat et tenant dans ses mains la palme du martyre catholique, un glaive ou

une lance de légionnaire romain, ce « S. Besso » militaire n’avait aucun des attributs pastoraux du « saint Bess » / « Besol » / « Sèn Bis » (comme on le prononçait du côté de Cogne), le pieux et paisible « berger qui passait tout son temps à prier sur le mont ». Sur le continuum des vies du saint, la variante pastorale représentait un cas exemplaire du « flottement » généralisé quant à son identité : les personnes enquêtées faisaient de Besse tantôt un « soldat romain catholique », un « guerrier » de « la légion thébaine », un simple « soldat » ou un « grand capitaine », tantôt un « pâtre » ou un « berger des brebis ».

De cet écart ou « désaccord » [150] entre les représentations figurées du soldat romain et

les récits oraux faisant de Besse un pieux berger, Hertz fit un procédé d’enquête qui se révéla fécond non seulement pour interroger le « mécanisme mental grâce auquel se forment les légendes » (nous soulignons), mais aussi – nous y reviendrons dans l’exercice suivant, pour formuler puis résoudre ce qu’il nomme, dans cette même note de travail restée

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manuscrite, « l’énigme hagiographique » de saint Besse1. En plaçant régulièrement ses enquêtés face à leurs contradictions, l’enquêteur les contraint à justifier leur position.

Le déplacement au village de Gimillan fut sur ce point très réussi. Frappant, nous l’avons vu, chez le prieur Chillod, Robert s’était vu remettre une « médaille de SB ». Il l’observa attentivement et fit remarquer à ses hôtes que la médaille portait l’inscription Saint Pancrace : « Mais la mère et la fille soutiennent avec [force ?] que c’est bien SB ». Hertz dû se rendre à l’évidence du point de vue de ses enquêtées : « en effet, note-t-il, l’image est la même »2.

C’est dans ce même village que l’enquêteur recueille auprès d’un « vieux » une des variantes pastorales de la légende. Les circonstances importent : le vieil homme lui conta l’histoire du bon berger Besse, « un homme très savant, un homme de bien, envoyé par Dieu » ; ses « brebis étaient toujours grasses sans peine et restaient groupées autour de lui ». Hertz releva ce récit inédit lorsqu’une « vieille femme » se mêla à la conversation. Elle raconta quant à elle que saint Besse était un « grand capitaine » sans que, note Hertz, « le précédent informateur, présent, oppose de démenti »3. L’observation, précisément notée, fut cruciale en ce qu’elle décida immédiatement Hertz à soumettre à son informateur une image dévotionnelle de « S. Besso, martire » que la vieille dame avait bien voulu lui vendre : « Quand je lui ai demandé pourquoi un berger portait un uniforme militaire, il m’a répondu simplement : c’était un homme encore jeune, pas bien âgé ». La première fois au moins, Hertz fut sans doute surpris de l’attitude tranquille puis de la réponse perspicace de son « informateur ».

Mais l’épisode se reproduisit. À Célestin-Gabriel Ruffier qui venait de lui raconter que « St Besse était un pâtre qui restait toujours autour du mont », on a vu qu’il objecte : « Mais l’Église dit que c’était un soldat romain ? ». Et le fromager de répondre : « Oh oui, il avait fait son service militaire »4. De même, Hertz ne manqua pas de noter que l’intarissable Jani Perret, un « chasseur de guêpes » âgé de 77 ans, après avoir longuement raconté comment Besse était allé « se cacher au dessus de Campiglia où il faisait le berger » ne « sait expliquer pourquoi sur les images il est habillé en soldat : Oui c’est vrai il est habillé en soldat – j’sais pas pourquoi »5.

Au long de son enquête orale d’une quinzaine de jours dans le val de Cogne, le

sociologue a pu ainsi observer, et même expérimenter, l’ambivalence de la figure du berger-soldat et apprendre à se méfier des apparences, par exemple lorsqu’il s’agit d’observer une médaille dont les inscriptions ne suffisent pas à épuiser sinon déterminer la signification indigène. Sous saint Pancrace pouvait se cacher saint Besse. Et derrière Besse, un berger devenu soldat ou, mieux, un berger qui, comme tout à chacun, doit un jour répondre de ses obligations militaires. Ces éléments décisifs en main, l’enquêteur pouvait retourner voir les

1 FRH-11, d.09, note de travail intermédiaire qui accompagne une révision du plan et se trouve intercalée

entre le premier brouillon et la révision du premier tapuscrit, 3 f. 2 FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le val de Cogne, « Une vieille femme qui m’a remis l’image de SB »,

1 f. Cette médaille est conservée dans le carton non classé des archives R. Hertz. 3 FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le val de Cogne, « Vieux de Gimillan » et « Une vieille femme qui

m’a remis l’image de SB ». 4 FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le val de Cogne, « Célestin Ruffier fromager de Guillers aux chalets

de Grauzon », 1 f. 5 FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le val de Cogne, « Peret (le chasseur de guêpes) », 1 f.

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érudits pour tâcher d’obtenir des traces et indices historiques permettant d’élucider l’existence de ces vies parallèles.

Les érudits : enquête par correspondance et questionnaire folklorique

L’enquête auprès des érudits débute – ou reprend, si on la fait débuter avec les échanges

du 10 août, le 24 du mois, par une lettre en forme de questionnaire très complète que Robert Hertz adresse, toujours depuis l’hôtel de La Grivola, au chanoine de la cathédrale d’Aoste, Gabriel Frutaz. En peu de temps, entre le 24 août et le 8 septembre, l’universitaire met en place le noyau d’un véritable réseau d’informateurs qu’il résume ainsi dans le mémoire :

Ce  sont  MM.  le  Docteur  Pierre  Giacosa,  Professeur  à  l’Université  de  Turin,  qui  fréquente  la  région   depuis   de   longues   années  ;   le   chanoine   Frutaz,   d’Aoste  ;   les   chanoines   Gérard,  Ruffier   et   Vescoz,   originaires   de   Cogne,   qui   ont   bien   voulu   me   communiquer,   par  l’intermédiaire   de  mon   ami   P.   A.   Farinet,   d’instructives   notices  ;   le   professeur   Francesco  Farina,  de  Turin,  qui  connaît  à  fond  le  val  Soana  et  lui  a  consacré  un  excellent  opuscule  que  nous   aurons   plus   d’une   fois   l’occasion   de   citer.   Que   tous   ces   Messieurs   veuillent   bien  trouver  ici  l’expression  de  ma  reconnaissance.  Qu’ils  m’excusent,  si  j’ai  cru  devoir  tirer  des  faits  qu’ils  m’ont  appris  et  de  mes  observations  personnelles  des  conclusions  auxquelles  ils  ne  souscrivent  pas  et  dont  je  suis,  bien  entendu,  seul  responsable.  [116,  n.2]  

Dans cet ensemble de remerciements, deux hommes jouent un rôle central : d’une part

l’étudiant en droit Paul-André Farinet, militant pour la préservation de la langue française dans le Val d’Aoste que Hertz rencontre dès 1911 et qui l’introduit dans la région ; de l’autre le « docteur pharmacien » de Ronco – non cité dans les remerciements – rencontré lors de la fête du 10 août et avec lequel l’enquêteur maintient un contact soutenu. L’appui et les recommandations bien informées de ces deux alliés permettent notamment à l’enquêteur de rassembler une précieuse documentation locale, difficilement accessible autrement.

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24) Schéma  du  réseau  d’informateurs  érudits  de  R.  Hertz.  

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À l’observer dans le détail, ce réseau d’informateurs, exclusivement masculins, apparaît tout à fait remarquable1. D’abord il articule plusieurs échelles territoriales suivant une ligne de partage assez nette : Piémont – Val Soana du côté gauche / Val d’Aoste – val de Cogne du côté droit. De chaque côté, les effectifs sont quasi égaux. Le jeune Farinet, neveu du député libéral du Val d’Aoste, donne l’accès au clergé valdôtain et notamment à trois prêtres originaires ou très ancrés à Cogne (abbés B.J. Ruffier, P.L. Vescoz et C.E. Gérard). Le pharmacien de Ronco, Guazzotti, quant à lui, ouvre (et même, mène) l’enquête du côté du Val Soana : il recommande également à Hertz de s’adresser au chanoine archiviste d’Ivrée, D. Garino. Cet accès du côté d’Ivrée lui fut aussi donné, indirectement il est vrai, par le truchement du chanoine J.J. Stevenin d’Aoste, lui-même contacté par Farinet qui le présente comme « un de nos amis de famille »2. L’intelligence de Robert Hertz aura été de comprendre que l’ancrage de chacun de ces érudits et cercle d’érudits à telle ou telle échelle territoriale faisait sens et constituait même une dimension importante du problème morphologique qu’il entendait résoudre.

Autre aspect essentiel de ce réseau, sa dimension cléricale : sur les 19 personnes qui s’y

trouvent inscrites, 11 sont des ecclésiastiques. Cette dominante n’est pas surprenante si l’on considère que le culte de saint Besse est aussi une affaire d’Église. Mais l’important est ici de noter, signe d’une méfiance réciproque soulignée par Alice, que ces relations au monde ecclésiastique restent largement indirectes : les deux principaux intermédiaires de Robert auprès des clercs sont des laïcs. En ce sens, la part cléricale de l’enquête se singulariserait par la double distance, tant physique que sociale, qu’elle donne à voir. Suivant le fil suivi de l’opposition proximité / distance entre enquêteur et enquêtés, elle se distingue ainsi à la fois de l’ethnographie auprès des dévots dans le val de Cogne, pour laquelle le petit réseau de personnes enquêtées (sur une carte à grande échelle) figure le couple proximité spatiale / distance sociale, mais aussi du réseau plus étendu des correspondants érudits (sur une carte à l’échelle plus réduite) qui vient illustrer le doublon distance spatiale / proximité sociale.

25) Typologie  des  relations  d’enquête  

Proximité spatiale entre enquêteur et enquêtés

- - + +

Proximité sociale entre enquêteur et enquêtés

- + - +

Relation

Hertz / Ecclésiastiques Hertz / Érudits Hertz / Dévots

?

1 La reconstitution de ce réseau se fonde sur une analyse systématique de la correspondance échangée par

Hertz depuis l’été 1912 jusqu’au printemps 1913. Nous remercions Gianpaolo Fassino pour son aide documentaire et archivistique dans l’identification des correspondants piémontais.

2 FRH-11, d.01, pi.1, carte postale de P.A. Farinet à « Monsieur Robert Hertz, Professeur de l’Université », Torino, 27 décembre 1912.

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Dans la table de vérité, le point d’interrogation indique que la position de grande proximité spatiale et sociale entre l’enquêteur et les enquêtés est restée vide dans l’enquête de Cogne. Pour le dire autrement, Hertz n’a pas connu, sur place, « d’informateur privilégié » en position de co-enquêteur1.

Enfin, et c’est peut-être le plus important, l’essentiel de ce petit monde partage avec

Hertz un statut d’intellectuel, de savant ou au moins de lettré. Et c’est bien comme des pairs que l’enquêteur considère ses informateurs : dans les nombreuses lettres qu’il leur envoie, il énonce les questions qu’il se pose en sachant manifestement qu’elles feront sens pour eux. À trois d’entre eux (indiqués sur le schéma du réseau), il adresse même l’équivalent d’un classique questionnaire folklorique pour érudits locaux qui témoigne de relations d’enquête à distance nouées autour d’un questionnement que Hertz essaie de faire partager à ses correspondants. La première mouture de ce questionnaire qui, rappelons-le, vient après l’enquête orale et se présente comme un contrepoint à celle-ci, est adressée à l’abbé François-Grabriel-Michel Frutaz, originaire de Torgnon et cousin de l’auteur de la monumentale Histoire de l’église d’Aoste, l’évêque Joseph-Antoine Duc, dont il partage la vocation érudite2.

Cette première version du questionnaire comporte six points. Elle montre le caractère encore incertain de certaines notions (la « légion thébaïque » pour légion thébaine) ; la place d’hypothèses fortes (le rocher serait-il sacré et donc tabou ?)

à  M.  le  chanoine  Frutaz3  24  août  1912    M.  J’ai  eu  l’occasion  d’assister  le  10  Août  dernier  à  la  fête  de  S.  Besse  dans  le  val  Soana  &  j’ai  été   très   frappé   [par]   le   caractère   antique   des   croyances   et   des   coutumes   que   j’ai   pu  observer  à  propos  de  cette  fête.  Désireux  d’obtenir  des  renseignements  complémentaires,  j’en   ai   parlé   à  mon   jeune   ami   P.   A.   Farinet,   qui  m’a   aussitôt   répondu   que   je   ne   pourrais  trouver  aucun  informateur  aussi  compétent  que  vous.  C’est  pourquoi  je  prends  la  liberté  de  vous  écrire.  J’espère  que  vous  ne  trouverez  pas  ma  démarche  trop  indiscrète  :  elle  procède  simplement  de  mon   intérêt  pour   les  questions  et   l’histoire  religieuses  et  pour   tout  ce  qui  touche  à  votre  admirable  vallée.  Tout   ce  qui   concerne   la   légende  ou   le   culte  de  S.  Besse  m'intéresse  vivement.  Mais   voici,  plus   particulièrement,   les   points   sur   lesquels   l’aide   de   votre   science   me   serait  particulièrement  précieuse.  1°   L’Église   voit   en   S.B.   un   soldat  martyre  de   la   légion   thébaïque  ;   d’autre  part,   toutes   les  traditions   que   j’ai   recueillies   à   Cogne   chez   les   gens   du   peuple   font   de   S.B.   un   pâtre   de  brebis  :  comment  expliquer  cette  contradiction  ?  

1 Sur la position des folkloristes au sein des communautés enquêtées, voir l’ouvrage novateur de David

Hopkin, Voices of the People in Nineteeth-Century France, Cambridge, Cambridge University Press, « Cambridge Social and Cultural Histories », 2012.

2 Âgé de 53 ans, ce chanoine de la cathédrale d’Aoste cumulait plusieurs positions éminentes dans le champ de l’érudition et de la politique culturelle valdotaine : membre de l’Académie de Saint-Anselme depuis le 19 août 1885, membre correspondant de la Consulte Héraldique du Piémont le 20 mai 1894, membre de la Royale Deputation de Storia Patria le 8 mai 1899, il préside l’Académie de Saint-Anselme lorsqu’il devient le 26 décembre 1908 inspecteur royal des monuments et des antiquités d’Aoste.

3 FRH-11, d.02, minute de lettre de R Hertz à « M. le chanoine Frutaz », 24 août 1912, 1 f.

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2°  Le  rocher  de  S.B  est-­‐il  sacré  ?  Et  le  caractère  sacré  se  manifeste-­‐t-­‐il  sur  les  interdits  [v°]  défense   d’abimer   la   roche,   de   commettre   alentour   de  mauvaises   actions,   de   se   quereller  etc.  ?  3°  Pourquoi  la  fête  tombe-­‐t-­‐elle  le  10  août  ?  4°  N’y-­‐a-­‐t-­‐il  pas  des  raisons  de  penser  qu’elle  eu  surtout  à  l'origine  un  caractère  pastoral  ?  5°  Est-­‐il  vrai  que  le  culte  et  le  nom  de  SB  ne  se  rencontrent  guère  en  dehors  du  val  Soana  &  district  &  districts  avoisinants  ?  Et  le  nom  de  Besse  n’a-­‐t-­‐il  aucune  signification  soit  dans  le  parler  actuel  du  Soana,  soit  d'une  langue  ayant  pu  être  parlée  dans  le  district  ?  6°   Depuis,   comment   expliquer   les   rapports   étroits   entre   Cogne   &   le   val   Soana,   qui   se  manifestent  à  propos  de  cette  fête  et  d’autres  façons  encore  :  coutume  ancienne  d’enterrer  les  morts  auprès  de  Campiglia,  etc.  ?  Et  comment  concilier  cette  solidarité  religieuse  avec  le  fait  que  Cogne  [...]  le  XIIe  s.,  si  je  ne  me  trompe,  dépendit  de  l’évêché  d’Aoste.  Si  vous  pouviez  m’indiquer  les  ouvrages  où  je  pourrais  trouver  les  renseignements  sur  ce  sujet   ou   me   faire   profiter   vous-­‐même   de   votre   grande   érudition,   je   vous   en   serais  extrêmement  reconnaissant.  

Le chanoine d’Aoste lui répondra de manière assez évasive dès le 28 août. Début

septembre, Robert, depuis Paris cette fois, complète sa collecte du côté piémontais en s’adressant à la fois à l’archiviste du diocèse d’Ivrée, le chanoine Domenico Garino que lui a recommandé le pharmacien Guazzotti, et à un laïc, le professeur turinois Piero Giacosa que lui a recommandé le chanoine Frutaz. Au passage, il insère quelques questions supplémentaires :

à  M.  le  Chanoine  Garino  d’Ivrée1  8  sept.  1912  Mêmes  questions  qu’à  Fruttaz  dans  un  ordre  un  peu  différent  -­‐  et  en  outre  1°/  sources  bibliographiques  sur  SB  2°/  flottements  entre  légende  officielle  et  légende  de  Cogne  3°/  lieux  où  S.B  est  honoré  -­‐  depuis  quand  à  Ivrée  4°/  Signification  de  "Besse"  5°/  Pourquoi   les  gens  de  Campiglia  qui   s’appellent  Besse  changent-­‐ils  de  noms  quand   ils  émigrent  ?  6°/  Pourquoi  date  10  Août  ?  7°/  Roche  sacrée  ?  8°/  Vertus  de  la  roche  9°/  Signification  de  la  fouillasse  10°/  Rapports  entre  Cogne  et  Campiglia  

Que va chercher Hertz auprès de ces érudits, au moins dans un premier temps ? Pour

l’essentiel, et même s’il fait feu de tout bois dans ses questions, il attend avant tout des compléments géographiques et historiques lui permettant de résoudre le premier problème morphologique, celui des cinq paroisses. En bref, ces « locaux » ont-ils en magasin des éléments sur l’histoire de ces pays qui aideraient à comprendre le rattachement de Cogne au culte ?

À partir des réponses fournies par ses interlocuteurs, l’enquêteur va accumuler les indices

et traces de l’existence de liens anciens entre Cogne et le Val Soana. Il dispose d’abord de récits oraux. Le 10 août, le curé de Valprato lui avait raconté en italien – et cela n’avait pu

1 FRH-11, d.02, minute de lettre de R. Hertz à « M. le chanoine Garino », 8 septembre 1912, 1 f.

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que passionner le théoricien des rites funéraires – que « autrefois », quand Cogne se situait « plus haut » dans la vallée, les « cadavres étaient portés à l’intérieur de la chapelle » de saint Besse où ils étaient « mis sur un plan » orienté « sur le versant de Cogne » : « ils les laissaient là 3 ou 4 ans », le temps que les cadavres desséchés (mumificati) par le vent et le gel deviennent des squelettes qui étaient alors transportés pour être enterrés à Campiglia1. L’« autrefois » du prêtre référait à une époque très ancienne, avant que les habitants de Cogne n’aient établi un cimetière qui leur soit propre et qu’une première église ne fut construite dans le vallon d’Urtier, peut-être au lieu dit le « Crêt » (dont on se souvient que Hertz avait tenu à l’inscrire sur sa carte). Interrogé sur l’origine de Cogne, le secrétaire de la mairie – « qui est là depuis 30 ans », avait lui aussi mentionné l’existence d’un ancien cimetière des Cogniens à Campiglia (« à Rome », avait-il dit à Hertz qui relève la confusion). Ce vestige, selon l’employé municipal, venait à l’appui de la « tradition orale » – et, ajoutait-il, il n’existe guère que la tradition sur « le peuplement de Cogne par le haut du côté de Canavais »2. De cette tradition, l’ethnographe connaissait encore une variante qui montre combien il s’est continument efforcé, au long de son enquête, de croiser et de recouper ses sources d’informations. Jean « Jani » Perret, le chasseur de guêpes déjà évoqué, llui avait raconté comment « Cogne a été peuplé par en haut » par « les pâtres de Campiglia » : ils allaient depuis toujours sur les alpages de Cogne en été, « mais une fois une vache a été perdue – le printemps suivant, on l’a retrouvée saine et sauve avec un veau. Alors ils y ont passé l’hiver ». Cette première colonie de bergers venus de Campiglia finit par s’installer au « chalet » des Invergneux, très au dessus de Cret. Là encore, cela remontait à une époque très ancienne, avant que saint Ours n’ait « exorcismé [sic] les bêtes sauvages » et les « bas serpents » qui infestaient la forêt marécageuse située en aval, où se trouve actuellement l’église de Cogne3.

Le réseau de correspondants sollicités par Hertz vient alors donner la force de l’érudition

à ses données de la tradition en les complétant « sur papier », et si possible avec l’appui supplémentaire de sources écrites. L’abbé Ruffier envoie une Courte Notice sur Cogne et St Besse4. Il y explique que « dans le 4e siècle, le plateau de Cogne, appelé Prés St Ours, n’était pas encore cultivé. Il était couvert d’épaisses forêts et peuplé de bêtes féroces. Le chef-lieu

1 FRH-11, d.03, les notes ont été prises en italien sur la page de garde de la Vita e Miracoli di San Besso

martire tebeo... puis rapidement transcrites en français sur la page de dos de cette même brochure déjà citée. 2 FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le val de Cogne, « Le secrétaire de la mairie qui est là depuis 30

ans », 1 f. 3 FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le val de Cogne, « Jean Peret, 77 ans », « Peret (le chasseur de

guêpes) » et « Peret – 77 ans, guêpes », plusieurs feuillets épars. Cf. [163]. Nous ne savons pas grand chose de cet enquêté qui « après avoir exercé longtemps le métier de maçon, occupe sa retraite à soigner les abeilles et à détruire les guêpes » (FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms cité, f. 20).

4 FRH-11, d.08, Courte Notice sur Cogne et St Besse, s.l.n.d., 4 f. Nous avons attribué cette notice manuscrite anonyme à l’abbé Basile-Joseph Ruffier (1848-1921), natif de Cogne et, depuis 1908, professeur de Morale au Grand séminaire d’Aoste. L’identification est certaine puisqu’il est question du chanoine Ruffier dans une lettre du 21 octobre 1912 par laquelle P.-A. Farinet explique à R. Hertz qu’il est « allé de suite chez M. le chanoine Ruffier » pour préciser un point de détail à propos de la charte de 1281 : « il m’a prié d’observer que le titulaire de Cogne n’est qu’une expression ajoutée par lui » (FRH-11, d.01, pi.9, lettre de P.-A. Farinet à « Bien cher Monsieur », Aoste, 21 octobre 1912). Cet « ajout » se trouve dans la Courte notice… anonyme, f. 4 : « 1281. Une charte cette année mentionne la place de St Ours titulaire de Cogne dans l’ancienne paroisse de Campiglia en Valsoana. ». On trouvera une notice sur ce prêtre dans Albert-Marie Careggio, Le Clergé valdôtain de 1900 à 1984. Notices biographiques, Aoste, impr. Valdôtaine, 1985, p. 188-189.

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était au promontoire du Crêt, à deux heures en amont de l’Église actuelle », et donne des indices historiques des liens entre Cogne et le Val Soana :

[…]  les  traces  de  route  muletière  que  l’on  découvre  encore  aujourd’hui,  près  des  cols  entre  les  Vallées  de  Cogne  et  de  Valsoana,  la  tradition  que  dans  les  siècles  reculés,   les  habitants  de  Cogne  portaient  ensevelir  leurs  morts  à  Ponte,  l’accusation  portée  en  1391  par  le  Comte  de  Savoie,  contre  les  habitants  de  Cogne  d’avoir  communiqué  avec  les  Tuchéry  [sic],  secte  mi-­‐religieuse  et  mi-­‐politique  qui  infectait  alors  le  Canavais.  (Il  y  eut  alors  une  enquête  faite  par  l’évêque  d’Aoste  qui  se  termine  par  une  sentence  absolutoire)1.  

Son collègue chanoine l’abbé César-Eugène Gérard livre également des indices très

précis, qui seront repris dans le mémoire, sur les liens entre les deux versants de la montagne :

Divers  faits  et  traditions  semblent  prouver  que  la  paroisse  de  Cogne  a  été  peuplée  par  en  haut  et  non  par  en  bas,  et  que  ses  habitants  sont  d’origine  Canavaisanne.   [...]  Les  cols  qui  mettent  en  communication   la  Vallée  de  Cogne  avec  Campiglia,  Valsoana  et  Locana  étaient  très  fréquentés,  il  y  a  quelques  siècles  ;  les  hivers  étaient  certainement  moins  rigoureux,  et  le  passage  à  travers  ces  somminités  [sic]  restait  libre  une  partie  de  l’année.  Durant  les  étés  très-­‐chauds,  les  glaciers  diminuant  et  reculant  considérablement  y  laissent  à  découvert  des  tronçons  de  route  et  des  pans  de  murs  énormes   très  solidement  construits.  À  Cuorgné,   il  existe   encore   actuellement   une   place   couverte   avec   colonnade,   dite   le   marché   des  Cogneins.   Au   col   des   Eaux-­‐Rousses   apparaissent   également   les   vestiges   d'une   ancienne  chapelle,  où  -­‐  dit-­‐on  -­‐  on  déposait  en  hiver  les  morts,  que  l’on  portait  ensuite,  au  printemps,  enterrer  de  l’autre  côté  ;  probablement  à  Campiglia  ou  à  Pont  Canavese2.  

Fort de ces éléments, Hertz peut articuler le problème dans un idiome savant consistant à

lier « solidarité religieuse » et « coutume ancienne d’enterrer les morts ». L’idée directrice suivant laquelle la « solidarité religieuse du clan », pour reprendre une formule propre à Marcel Mauss3, constitue le pivot de l’« organisation sociale du culte » et, partant, de la « communauté de saint Besse », tient évidemment au bain durkheimien dans lequel Robert Hertz pense sociologiquement. Mais encore une fois, il est essentiel de percevoir qu’elle émergea et trouva sa pertinence empirique dans le cours même de l’enquête, au fil des interactions avec les personnes et les milieux enquêtés.

1 FRH-11, d.08, [abbé Basile-Joseph Ruffier], Courte Notice sur Cogne et St Besse, s.l.n.d., f. 2. 2 FRH-11, d.03, [abbé César-Eugène Gérard], Cogne et Saint Bès, s.l.n.d., f. 1-2. Nous avons attribué cette

notice manuscrite anonyme sans lieu ni date à l’abbé C.-E. Gérard (1878-1963), professeur de français au Petit Séminaire d’Aoste dont il est question dans plusieurs lettres de P.-A. Farinet à R. Hertz. Le 6 septembre 1912, le jeune étudiant écrit que « Mr le Prof. Gérard de Cogne qui sera bientôt de retour d’un voyage de Lourdes » lui fournira « tous les renseignements possibles » : « étant de Cogne c’est la source meilleure que l’on puisse trouver ». Près de deux mois plus tard, le 21 octobre, Farinet explique à Hertz que « Mr Gérard s’occupe de préparer ses données sur l’étude qui vous intéresse » et qu’il les lui « communiquera après la Toussaint, c’est-à-dire quand il descendra de Cogne où il va ces jours et où il profitera pour compléter ses notes ». L’abbé Gérard comptait, selon Farinet, « puiser plusieurs données intéressantes dans l’Archiva d’une famille qu’il connaît ».

3 Cf. Marcel Mauss, La religion et les origines du droit pénal, extrait de la Revue de l’histoire des religions. - Tome XXXV, n°1, 1897, Paris, Ernest Leroux, 1897, p. 37. L’expression « solidarité religieuse » est très rare dans le corpus des collaborateurs de L’Année sociologique, sans doute parce qu’elle est très générale et constitue une évidence partagée. Elle se retrouve néanmoins dans le plan détaillé de l’Essai sur le sacrifice que Mauss soumet en son nom et celui d’Henri Hubert à Durkheim. Cf. Lettre de M. Mauss à « Cher Oncle », s.l.n.d. [Juillet 1898], éditée dans É. Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, op. cit., p. 158.

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Avant d’apparaître dans le plan initial de rédaction du mémoire, dans lequel Hertz entend partir du « droit à la fête » revendiqué par les cinq paroisses participantes pour remonter, en deçà des divisions et des dissensions paroissiales actuelles, à une forme élémentaire de « solidarité religieuse de Cogne et du val Soana » (nous soulignons), la notion s’était déjà glissée, le 24 août, dans la lettre en forme de questionnaire envoyée au chanoine Frutaz. Hertz disait porter un « intérêt pour les questions et l’histoire religieuses » et avoir été « très frappé [par] le caractère antique des croyances et des coutumes » qu’il avait pu observer le 10 août. La manière dont la question est précisément formulée est aussi importante que la réponse apportée :

Comment,  demande  Hertz,  expliquer  les  rapports  étroits  entre  Cogne  &  le  val  Soana,  qui  se  manifestent  à  propos  de  cette  fête  et  d’autres  façons  encore  :  coutume  ancienne  d’enterrer  les  morts  auprès  de  Campiglia,  etc.  ?  Et  comment  concilier  cette  solidarité  religieuse  avec  le  fait  que  Cogne  [depuis]  le  XIIe  s.,  si  je  ne  me  trompe,  dépendit  de  l’évêché  d’Aoste1.  

La question, très proche de celle autour de laquelle l’auteur organisera son plan de

rédaction, fait de la « coutume ancienne d’enterrer les morts » un indice de la « solidarité religieuse » qui se manifeste lors de la cérémonie où la paroisse de Cogne (diocèse d’Aoste) se trouve associée à celles du Val Soana (diocèse d’Ivrée). C’est une question à la fois d’histoire et d’anthropologie religieuses que le chanoine d’Aoste – qui n’est pas durkheimien, semble parfaitement saisir lorsqu’il répond que « les Cogneins sont un clan d’une origine particulière » : ils se « distinguent des habitants de la vallée d’Aoste surtout par le type physique » et, pour ce que l’on peut savoir de l’Antiquité tardive, « firent partie du diocèse d’Ivrée jusqu’au XIIe siècle », époque à laquelle cette vallée devint « un fief de l’évêché d’Aoste »2. L’échange montre que la question posée embraye sur celle des origines et que, sur ce terrain, l’enquêteur et son savant informateur sont de plain-pied, même si le « clan » du chanoine Frutaz n’est peut-être pas exactement le même que celui de la théorie durkheimienne. Ce qui est en revanche certain, c’est que l’échange en question se déploie à l’intérieur d’un cadre commun faisant implicitement référence à ce que Hertz finira par identifier comme « une tradition encore très vivante et unanimement acceptée dans le pays » [163]. C’est cette tradition qui informe l’essentiel des conjectures du sociologue et de ses enquêtés sur la question des origines.

La richesse de ces matériaux d’enquête ouvrait de nombreuses perspectives théoriques et

historiques. Hertz prit bonne note de ce qu’on lui raconta de l’origine du peuplement du val de Cogne, du temps d’avant l’évangélisation où il n’y avait ni cimetière ni église et de cette époque lointaine où les morts desséchaient à l’abri du sanctuaire de saint Besse avant d’être enterrés à Campiglia. Cela faisait évidemment écho au monde antique sur lequel il avait tant travaillé. Comme d’autres avant lui, il rechercha par tous les moyens à documenter ce qui devait cependant rester, de l’avis de ses informateurs locaux les mieux informés, « une tradition locale [qui] repose sur un fondement historique » [164 n.1]. Hertz adopta néanmoins une perspective légèrement différente sur cette « tradition locale » qu’il décrit comme « très vivante » [164]. Sensible à la forme, et sans doute aussi à la force expressive des énoncés qu’il avait pu en recueillir, il entendait cette tradition orale comme une

1 FRH-11, d.02, minute de lettre de R. Hertz à « M. le chanoine Frutaz », 24 août 1912, 1 f. 2 FRH-11, d.01, lettre de G. Frutaz à « Monsieur Hertz », Aoste, 28 août 1912, 2 f.

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« expression légendaire de faits historiques » [163]. Il y vit aussi très tôt – au moins depuis le 8 septembre – un récit des origines qui recelait une solide conjecture historique où il pourrait bientôt camper l’« antique communauté qui avait pour dieu saint Besse ou plutôt son prédécesseur »1. Il rassembla pour cela l’ensemble de ses matériaux et composa une version synthétique et anonyme (« dit-on ») de cette tradition :

Pendant   longtemps,   dit-­‐on,   les   bergers   de   Campiglia   se   bornaient   à   mener   paître   leurs  bêtes   pendant   l’été   de   l’autre   côté   de   la  montagne,   dans   les   riches   pâtures   de   Chavanis.  Mais,   un   jour,   s’étant   décidés   à   y   hiverner,   ils   fondèrent   le   village   de  Cogne   sur   le   terre-­‐plein   du   Cret,   situé   à   plusieurs   kilomètres   en   amont   de   son   emplacement   actuel   et,   par  suite,  beaucoup  plus  proche  de  saint  Besse.  Ce  n’est  qu’après  bien  des  années  que  la  petite  colonie  campigliaise  émigra  dans  les  prés  Saint-­‐Ours  où  s’élève  aujourd’hui  le  «  chef-­‐lieu  »  de  la  vallée.  Mais  il  fallut  longtemps  au  nouvel  essaim  pour  se  détacher  complètement  de  la  ruche-­‐mère  et  pour  vivre  d’une  vie  autonome.  Cogne  ne  fut  d’abord  qu’une  «  fraction  »  de  commune,  un  simple  hameau,  sans  église  et  sans  cimetière  :  les  vivants,  pour  prier,  allaient  sur   les  hauteurs  d’où   ils  pouvaient  entendre   le  son  des  cloches  aimées  et   les  morts,  pour  leur   long   sommeil,   retournaient   à   la   terre   consacrée   où   ils   avaient   laissé   leurs   ancêtres.  [163]  

1 FRH-11, d.02, brouillon de lettre adressée à P. Giacosa le 8 septembre 1912. Cf. R. Hertz, Saint Besse,

étude d’un culte local alpestre, ms., s.d. [septembre-octobre 1912], f. 46.

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Exercice 3. Les vies d’une légende : Robert Hertz hagiographe Fort de son expérience ethnographique estivale, de retour à Paris, Robert Hertz change de

méthode en se livrant, durant l’automne 1912, à l’analyse des récits légendaires qu’il a pu recueillir tant oralement auprès des dévots du val de Cogne que par l’intermédiaire de son réseau d’érudits locaux. L’enquête consiste désormais à comprendre comment Besse peut être, en même temps, un berger et un soldat. Cette « énigme hagiographique » va le tenir occupé de longues heures, dans son bureau comme en dehors. S’il s’efforce sans faillir de compléter son précieux corpus constitué par voie d’enquête – il relance pour cela ses correspondants italiens et se rend début novembre dans le quartier de la Villette afin d’interroger un petit groupe de migrants Valsoaniens, c’est surtout depuis la Bibliothèque nationale qu’il travaille désormais son « paquet de notes » sur les traditions relatives à saint Besse. Là, suivant les indications de ses amis médiévistes Paul Alphandéry et Jean Marx1, Hertz va abondamment puiser dans « la littérature historique et hagiographique » [116] afin d’y situer les sources de la légende religieuse du mystérieux « Besse ». Tout comme c’était le cas pour l’énigme morphologique du culte du mont Fautenio, l’interrogation hagiographique relative à l’identité du saint naît toute entière de l’enquête directe menée au long du mois d’août. Reprenons.

Bien que le questionnement consistant à savoir qui est Besse apparaisse comme second

par rapport à l’enquête sur les pratiques cultuelles, puisque le sociologue propose d’aller du plus fixe (les pratiques) au plus flottant (les croyances) [121-122]2, il débute le jour même de la fête par la lecture d’une première biographie du saint. Le 10 août, Hertz a acheté une petite brochure intitulée Vita et miracoli di san Besso Martire Tebeo (1900) sur laquelle, on s’en souvient, il a griffonné ses premières notes d’enquête. L’imprimé raconte une histoire qui fait de ce « Besso » un soldat ayant participé, à l’aube de la chrétienté, à diffuser la foi nouvelle jusque dans les montagnes, et qui paya de sa vie son engagement évangélique. Quelques jours plus tard pourtant, les habitants du val de Cogne interrogés par Hertz, particulièrement ceux des alpages, lui raconteront une autre histoire : « Bis » n’était pas un soldat venu de la plaine mais un bienheureux berger du mont Fautenio que les hommes de la montagne avaient choisi pour pasteur.

C’est cette coexistence de deux modèles de sainteté, perçue dès les premiers jours de

l’enquête, qui constitue le cœur de l’énigme hagiographique. Paradoxalement, cette cohabitation in vivo des figures du saint conduit Hertz à affirmer fermement l’unicité de la légende. Il parvient à cette conclusion en travaillant les différentes versions des vies de Besse suivant trois perspectives analytiques qui se recouvrent largement mais que nous distinguerons pour la clarté de l’argumentation. La première montre que les différents récits, plus ou moins folklorisés ou officialisés, ne sont que des variations sur un même thème qui viennent légitimer des localisations particulières du culte. La seconde perspective

1 FRH-11, d.01, pi.8, lettre de J. Marx à « mon cher Hertz », Paris, 10 octobre 1912, f. 2. Cette lettre dans

laquelle l’archiviste-paléographe se propose de rejoindre Hertz à la Bibliothèque nationale pour y « chercher ensemble » est à verser au dossier des formes concrètes de coopérations parmi la jeune génération des collaborateurs de L’Année sociologique au sein de laquelle Hertz était très inséré.

2 Cf. FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 5 et Saint Besse. Un culte de roche sacrée dans une vallée chrétienne des Alpes en 1912, plan de rédaction.

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questionne, dans une discussion serrée avec les exégèses des spécialistes de l’hagiographie, l’interpénétration (et non l’opposition) des dimensions orales et écrites de la légende. Enfin, suivant la troisième perspective, Hertz tente de comprendre selon quelles logiques historiques les deux figures du berger et du soldat sont nées et ont pu mener, jusqu’à ce qu’il les observe, des vies parallèles. Mais avant de détailler ces trois axes, reste encore à décrire comment le sociologue a établi un véritable inventaire des « vies » de saint Besse.

Un corpus de Vitae

À l’origine du questionnement sur les croyances, il faut donc placer la petite brochure

acquise lors de la fête du 10 août 1912 et que R. Hertz ramène de Cogne dans ses bagages. Le texte, qu’il va traduire de l’italien1, raconte ce qu’il nomme, tout au long de son mémoire, « la légende officielle du diocèse » d’Ivrée. « Consacrée par l’Église et l’imprimerie » [149], celle-ci s’appuie sur l’autorité de la tradition écrite pour faire de « San Besso » un des nombreux martyrs de la foi chrétienne, précisément celui par lequel les habitants des confins montagnards du diocèse auraient été évangélisés au IIIe siècle après Jésus-Christ. Enrôlé dans une légion chrétienne venue de Thèbes (en Égypte), Besso échappa au terrible massacre de ces « soldats thébains », ordonné par l’Empereur romain Maximien pour les punir d’avoir refusé de servir de bras armé à sa politique de persécution religieuse menée contre leurs coreligionnaires des Alpes valaisannes. Échappant à la tuerie, le soldat Besso serait parvenu à se réfugier dans la région voisine du Val Soana, sur les hauteurs de Campiglia, où il prêcha l’Évangile aux habitants du lieu. C’est là, près du Mont Fautenio, que le « soldat apôtre » fut un jour découvert par les guerriers païens partis à sa recherche. Capturé, Besso confessa sa foi en Jésus-Christ et fut mis à mort in odium fidei (« en haine de la foi », selon l’idiome hagiographique) par ses bourreaux qui laissèrent à l’abandon la dépouille de ce martyr. Les fidèles de Campiglia vinrent pieusement recueillir le corps et l’ensevelirent sur place, au creux d’un rocher, là où sera élevée la petite chapelle du mont. Par la suite, les restes ou reliques du saint auraient été transférés en des lieux plus convenables à la noblesse du saint homme : pour une petite partie, dans l’église paroissiale du bourg d’Ozegna, et pour l’essentiel dans la cathédrale de la ville d’Ivrée. Voilà l’histoire, dûment officialisée par l’institution ecclésiastique, qui est véhiculée par les imprimés, les images, les sermons et la liturgie : ainsi les desservants de la chapelle alpestre la « racontent au prône » [149] lorsqu’ils célèbrent, le 10 août, sur le lieu de sépulture du saint (loca sanctorum), la mémoire de l’antique soldat.

Cependant, une fois revenu à Cogne, sur l’autre versant de la montagne, l’ethnographe

découvrit l’existence d’une toute autre version de cette histoire de saint. Nous l’avons vu : à la question « Qui était saint Besse ? »2, les « gens du pays » ou « simples dévots » francophones de Cogne n’avaient apporté, écrit Hertz, que des « réponses vagues et incohérentes » [122]. Il se trouvait néanmoins, sur les hauteurs et dans les écarts du bourg,

1 FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 27-28. 2 Hertz, nous l’avons dit, n’a que rarement noté les questions qu’il posait aux personnes enquêtées. Il est

néanmoins possible de retrouver l’énoncé de ces questions en filigrane des réponses recueillies.

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des « gens du peuple »1 qui racontaient une discrète histoire de « Sèn Bis », « pâtre de brebis » précipité du haut de son rocher par deux bergers jaloux « de la même montagne ». Dans le disparate de ces « traditions » recueillies au fil de son enquête orale, le folkloriste chercha à isoler les éléments pastoraux de cette vie (et mort) de « Sèn Bis ». Il en rassembla les différents fragments ainsi que les versions les plus complètes en un récit suivi et synthétique faisant de ce saint un bienheureux berger du Mont :

[...]  saint  Besse  était  un  berger  qui  menait  paître  ses  moutons  autour  du  Mont.  Lui-­‐même  restait  continuellement  au  sommet  du  rocher.  C’était  un  homme  très  saint,  un  vrai  homme  de  Dieu  :  tout  son  travail  n’était  que  de  prier.  Aussi  ses  brebis  étaient-­‐elles  les  plus  grasses  de   toutes  et  restaient-­‐elles  groupées  autour  de   lui,  de  sorte  qu’il  n’avait   jamais  besoin  de  courir  après.  Deux  autres  bergers  de   la  même  montagne,   jaloux  de  voir  que   les  brebis  de  Besse  s’élevaient  toutes  seules  et  étaient  toujours  les  plus  belles,  le  jetèrent  bas  du  haut  du  Mont.  Quelques  mois  plus  tard  –  c’était  en  plein  hiver,  vers  la  Noël  –,  des  gens  de  Cogne  qui  passaient  par  là  aperçurent  au  pied  du  rocher  une  fleur  qui  sortait  toute  droite  au-­‐dessus  de  la  neige  et  qui  était  d’une  beauté  et  d’un  éclat  merveilleux.  Étonnés  d’un  spectacle  si  peu  ordinaire  en  cette  saison,  ils  allèrent  chercher  du  monde.  Quand  on  eut  enlevé  la  neige  à  la  place  marquée  par  la  fleur  miraculeuse,  on  découvrit  le  cadavre  du  saint  :  il  était  intact  !  En  tombant,  le  corps  s’était  imprimé  sur  la  roche,  à  l’endroit  même  où  l’on  va  encore  chercher  les  pierres  de  saint  Besse.  [150]  

En composant ce récit hagiographique presque entièrement épuré des « représentations

d’origine ecclésiastique » [176] et des ambivalences propres aux situations d’énonciations dans lesquelles ses divers éléments furent recueillis, l’ethnographe entendait fixer par écrit une version minoritaire et mal connue, parce qu’enfouie, de la légende chrétienne de saint Besse. Une version alternative, en circulation restreinte sur le versant francophone de la montagne, dans le « petit cercle fermé » que constitue selon lui le « groupe populaire / local »2.

Ces deux figures de sainteté faisant de Besse un soldat venu de l’extérieur ou un berger

du cru représentent les deux pivots à partir desquels se déclinent de nombreuses versions et variantes de la légende patiemment collectées et décrites par le sociologue. Nous les avons regroupées dans un tableau qui les distingue selon leur origine orale et écrite.

1 FRH-11, d.02, minute de lettre de R. Hertz à « M. le chanoine Frutaz », 24 août 1912, 1 f. C’est sans

doute pour provoquer une réponse argumentée de son interlocuteur que l’ethnographe force un peu le trait lorsqu’il écrit dans cette lettre au chanoine d’Aoste que « toutes les traditions que j’ai recueillies à Cogne chez les gens du peuple font de S.B. un pâtre de brebis » (nous soulignons).

2 FRH-11, d.09, note de travail intercalée entre le premier brouillon et la révision du premier tapuscrit, 3 f.

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26) Versions  et  variantes  des  traditions  orales  et  écrites  de  la  légende  de  S.B  

Qui était S.B. ? Comment est-il mort ? Qui a découvert son corps ?

Que sont devenus ses restes ?

1re sépulture1 2e sépulture Versions orales

Tradition orale du val de Cogne

Un (pieux) berger parmi des bergers

Précipité du haut de la roche par des bergers

Les gens de Cogne

Incorporés au rocher d’où Besse a été précipité.

[pas de seconde sépulture]

Tradition orale du Val Soana

Un soldat qui faisait le métier de berger ; ou, « un déserteur ».

de pieux voleurs venus du Montferrat s’emparèrent de la dépouille (Ozegna, puis Ivrée)

Versions écrites ou imprimées Tradition écrite du diocèse Vita 1900

Un soldat de la légion thébaine

Précipité du haut de la roche par des bergers puis poignardé par des soldats de l’Empereur

les fidèles, spécialement ceux de Campiglia

ensevelis dans le creux d’un rocher où l’on édifia la petite chapelle

Translation des reliques à Ozegna puis Ivrée.

Vita A – 1881 Un soldat de la légion thébaine

Précipité du haut de la roche par les bourreaux de Maximien qui lui coupèrent ensuite la tête

de pieux voleurs venus du Montferrat s’emparèrent de la dépouille (Ozegna, puis Ivrée)

Vita B – 1604 Un soldat de la légion thébaine

Précipité du haut de la roche par des bergers

ensevelis dans le creux d’un rocher où l’on édifia la petite chapelle

Au IXe siècle, de pieux voleurs venus du Montferrat s’emparèrent de la dépouille (Ozegna, puis Ivrée)

Vita C – 1887 Un soldat de la légion thébaine

Dénoncé par des bergers puis mis à mort par des soldats païens

ensevelis sur le lieu même de sont supplice

Vita D – 1757 (cite Ferrari

1613)

Un soldat de la légion thébaine

Précipité du haut de la roche par des bergers

Bréviaire 1473 Un soldat de la légion thébaine

Précipité du haut de la roche et frappé

[pas de première sépulture]

Reliques à Ozegna puis Ivrée.

Tradition écrite valdôtaine Vescoz (1873) Duc (1893, 1901)

un soldat-apôtre du val de Cogne

des Cogniens « emportèrent le corps du saint avec l’intention d’en faire don à quelque pays sur leur parcours » (Ozegna, puis Ivrée)

1 Hertz s’est précisément interrogé sur cette question cruciale du lieu de sépulture : Le rocher duquel S.B. a

été précipité est-il le même que celui dans le creux duquel il a été achevé ? Le même que celui dans le creux duquel il a été enseveli ? S’agit-il d’un seul et même rocher ou de deux rochers séparés ? Maurice Halbwachs reprendra ce questionnement dans sa Topographie légendaire des évangiles en Terre sainte (1941) réédité aux Puf par Marie Jaisson en 2008.

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Les versions orales de la vie du saint étaient les plus précieuses car généralement inédites et toujours difficiles à documenter. C’est seulement lors de son enquête parisienne auprès des émigrés de la rue de Tanger que Robert Hertz put obtenir une variante spécifique au Val Soana qui, ironiquement et de façon typiquement populaire, fait de Besse un « déserteur » ou un soldat « échappé »1. Ces mêmes ouvriers Valsoaniens lui racontèrent en outre comment la paroisse d’Ozegna avait miraculeusement acquis un doigt de saint Besse lorsque, sur le chemin qui mène à Ivrée, des voleurs qui venaient de piller la sépulture du Mont Fautenio s’arrêtèrent dans une auberge du bourg. Ces voleurs transportaient le corps du saint dans un sac sur lequel l’aubergiste les interrogea :

[Ils] ont dit à l'aubergiste que c'était du lard – et le soir l’aubergiste a vu que dans la chambre c’était tout allumé. Il y avait une grande lumière. Alors l’aubergiste a mis du lard à la place. Les autres sont repartis avec leur sac.[…] Et puis après on a chargé le corps sur un chariot pour l’emmener à Ivrée. Mais le chariot ne voulait pas avancer alors on a donné un doigt qui est resté à Ozegna. Et le chariot a avancé jusqu'à la cathédrale d’Ivrée2.

Par ailleurs, Hertz bénéficia, pour la tradition orale du val de Cogne, d’une confirmation écrite supplémentaire donnée par l’expertise des prêtres érudits locaux. L’abbé César-Eugène Gérard se fit l’écho de la figure du berger dans une note qu’il adressa au jeune savant parisien où il mentionne « l’énorme rocher, d’où St Bès, d’après une tradition, aurait été précipité par des bergers jaloux et vicieux »3. Son collègue Basile-Joseph Ruffier fut quant à lui plus disert encore :

La   tradition  populaire   encore   explique   autrement   le  martyre  de   St  Bès.   St  Bès   aurait   été  berger  de   troupeau  dans   le   local  où   il   fut  martyrisé  :   c’était  probablement   son  moyen  de  subsistance  afin  de  pouvoir  faire  le  missionnaire  auprès  des  habitants  de  ces  hauts-­‐lieux.  Mais  son  occupation  principale  était  la  prière  après  la  prédication.  Lorsqu’il  avait  des  jours  de   liberté,   il   les   passait   en   prières,   sur   le   mamelon   qui   surplombe   sur   sa   chapelle  d’aujourd’hui.   Les   autres   bergers,   encore   en   partie   payens,   jaloux   de   la   prospérité   du  troupeau   de   Bès,   peut-­‐être   aussi   irrités   des   instructions   et   des   admonitions   qu’il   leur  donnait  et  qu’ils  ne  voulaient  pas  suivre,  résolurent  de  s’en  défaire.  Un  jour  pendant  qu’il  était  en  prière  sur  ce  Mont  ils  le  précipitèrent.  Le  saint  tomba  à  l’endroit  même  où  est  bâtie  la  chapelle  et  obtint  après  sa  mort  la  conversion  de  ceux  qui  l’avaient  martyrisé.  

Et le curé d’ajouter : « Cette tradition semble plus rationnelle : il n’est pas à croire

qu’après plusieurs années, des soldats d’Agaune aient encore poursuivi leurs compagnons chrétiens et qu’ils aient pu les découvrir dans les gorges de nos montagnes »4. Nul doute n’était plus possible : il existait bien, dans le val de Cogne, une tradition orale populaire et vivante qui faisait de Besse un berger et qu’on ne pouvait totalement réduire aux seuls hommes des alpages.

1 FRH-11, d.04, « Renseignements recueillis parmi [les] Valsoaniens de Paris, 8 rue de Tanger, octobre

1912 ». 2 FRH-11, d.04, « Renseignements recueillis parmi [les] Valsoaniens de Paris, 8 rue de Tanger, octobre

1912 ». Hertz a donné une édition critique de cette « tradition orale » en la comparant systématiquement à celle rapportée par Baldesano (infra). Cf. [140-141].

3 FRH-11, d.03, [abbé César-Eugène Gérard], Cogne et Saint Bès, s.l.n.d., f. 6. 4 FRH-11, d.08, [abbé Basile-Joseph Ruffier], Courte Notice sur Cogne et St Besse, s.l.n.d, f. 4.

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Concernant la figure officielle et imprimée du soldat Besso, Hertz partit en quête des sources à partir desquelles la légende savante avait pu être composée. D’abord il obtint, sur ce point également, de précieux renseignements de son réseau d’informateurs. Le chanoine de la cathédrale d’Ivrée, don Giacomo Boggio, contacté par l’intermédiaire de P.-A. Farinet, lui fournit des copies des travaux « officiels » du vicaire général et hagiographe du diocèse Giovanni Saroglia. Ces copies figurent au rang des principales sources, notées [A] et [C] dans le tableau, auxquelles puise la brochure de 19001. C’est également le chanoine d’Ivrée, « homme versé dans l’histoire », qui donna une copie du précieux Bréviaire de 1473 conservé dans les archives de capitulaires d’Ivrée, la plus ancienne pièce écrite connue racontant l’histoire de saint Besse légionnaire. Toujours du côté piémontais, l’ancien instituteur de Ronco, le professeur Francesco Farina, recopia une notice hagiographique contemporaine extraite des Santi e beati che appartengono al Piemonte du Père salésien Angelo-Maria Rocca (Turin, 1907)2.

Sur le versant valdôtain, l’abbé Ruffier, celui-là même qui évoqua longuement la « tradition vraiment populaire »3 du berger du val de Cogne, envoya aussi une version plus conforme de la légende extraite de la monumentale Histoire de l’Église d’Aoste de l’évêque J.-A. Duc (Aoste, 1901). Son confrère, le vieux P. L. Vescoz, ne put répondre à l’enquêteur et c’est une fois encore l’infatigable Farinet qui se chargea de copier la « Notice historique... » que le curé avait publiée en 18734. Tant et si bien que le corpus rassemblé à partir de l’enquête ethnographique et du réseau d’érudits présente un véritable échantillon des différentes traditions hagiographiques indigènes, qu’elles soient savantes ou populaires (Turin, Ivrée, Aoste et Cogne : piémontaise, ivréenne, valdôtaine et cognienne)5. Ses recherches parisiennes en bibliothèque lui permettront d’élargir le tableau en ajoutant encore Milan et Venise où le saint était connu sous le nom latin de « Bessus ».

Car l’inventaire fut enrichi par un long travail à la Bibliothèque nationale où le sociologue copia, entre autres documents6, deux versions parmi les plus anciennes de la légende officielle, toutes deux rédigées, on y reviendra, au début du XVIIe siècle : l’histoire de « S. Besso tebeo » [B] que l’on peut lire dans la seconde édition de La Sacra historia

1 Giovanni Saroglia, « La Legione Tebea : Ss. Besso, Tegolo, Solutore e S. Giuliana – San Besso »,

Memorie storiche sulla Chiesa d’Ivrea  : cenni biografici, Ivrea, Tipographia A. Tomatis, 1881, p. 16-17 [A] et, du même, Eporedia sacra : serie cronologica dei parrochi  : santi, titolari e patroni, Ivrea, Tipografia A. Tomatis, 1887, p. 146 [C].

2 P. Angelo-Maria Rocca, Santi e beati che appartengono al Piemonte, Turin, Salesiana, 1907, xii-188 p. [recopié dans la lettre de Farina à Hertz du 27 octobre 1912]. Sur l”identité et les liens de cet informateur, voir Gianpaolo Fassino, Valeria Regondi, Alessandro Tricarico, Salvatore Vacca, « Un informatore di Robert Hertz in Val Soana : il maestro Francesco Farina », in Centre d’études franco-provençales, Hertz. Un homme, un culte et la naissance de l’ethnologie alpine, Actes de le Conférence annuelle du Cefp, Cogne, 10 novembre 2012, Aoste, Région Autonome Vallée d’Aoste, novembre 2013, p.131-154.

3 FRH-11, d.08, [abbé Basile-Joseph Ruffier], Courte Notice sur Cogne et St Besse, s.l.n.d, f. 1. 4 Extrait des Notices topographiques et historiques sur la vallée de Cogne (Florence, Établissement J.

Pellas, 1873), de l’abbé Pierre-Louis Vescoz, 5 f. 5 Hertz fait d’ailleurs directement référence à cette dimension « locale » ou « indigène » des traditions

hagiographiques lorsqu’il précise, en note de son mémoire, que le nom valsoanien du saint est « Bess », le nom italien « Besso », que « certains lettrés d’Aoste écrivent : saint Bès » et que « quelques Cogniens » lui ont dit que « en français, il faut prononcer Bisse » [168, note].

6 Alessandro E. Martelli et Luigi Vaccarone, « Da Ronco a Cogne », Guida delle Alpi Occidentali, vol. II, Graie e Pennine, 1, Le Valli di Lanzo e del Canavese, Torino, Sezione di Torino del Club Alpino Italiano, 1889, p. 223 et Tancredi Tibaldi, La regione d’Aosta attraverso i Secoli. Studi critici di Storia, Parte 1a - Evo Antico, Torino, Roux e Viarengo, coll. « Storia della Valle d’Aosta », 1900, p. 375-377 note 3.

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thebea, un ouvrage de controverse catholique et de propagande dynastique publié à Turin en 1604 par le chanoine et théologien Guglielmo Baldesano1 ; un extrait du « catalogue des saints » [D] édité neuf ans plus tard par son homologue Filipo Ferrari2.

Par ailleurs, la collecte ne se limita pas à ajouter des variantes supplémentaires de la légende officielle du diocèse. En parcourant les rayons de « la Nationale », et notamment les travaux de l’institution jésuite spécialisée dans l’hagiographie critique (les Bollandistes), le sociologue a même découvert l’existence d’une troisième figure sainte, celle d’un certain « Bessus » cette fois ni soldat ni berger mais ... ancien évêque d’Ivrée. Le théologien cistercien Ferdinando Ughelli (1595-1670), dans son Italia sacra3, fait figurer ce Bessus dans la liste des évêques de la cité vers l’an 770, sans que l’on sache d’où il tire cette date puisqu’il intègre Bessus sur la foi de la seule et sibylline allusion d’un chroniqueur qui mentionne, dans un livre publié en 1485, le fait que « les habitants d’Ivrée tiennent en grande vénération les reliques de saint Besse, un évêque de leur ville »4. Évidemment la documentation est aussi maigre que l’hypothèse est osée, mais elle témoigne néanmoins, et c’est ce qui intéresse le sociologue, d’une modalité particulière de la « naturalisation ivréenne de saint Besse » [144-145].

Comment l’élève de Durkheim a-t-il travaillé ce corpus de vies saintes ? Une fois

l’inventaire des récits et variantes constitué, Robert Hertz put mettre en œuvre son savoir-faire en matière d’étude comparée des textes, cette fois sur le modèle des travaux antérieurs qu’il avait consacrés à la prééminence de la main droite ou aux représentations collectives de la mort5. L’analyse de la légende de saint Besse procède de la mise en œuvre de la même méthode consistant à montrer non les oppositions apparentes (entre versions orales et écrites, folkloriques et savantes, populaires et officielles), mais au contraire les zones de recouvrement et d’ambivalence du récit légendaire. Il s’agit bien, pour l’analyste, de dévoiler ce qui rapproche les variantes et versions par delà leurs différences ou spécificités.

On peut découper la démonstration en trois moments. Dans un premier temps, l’exégète s’efforce, par une comparaison systématique, de mettre en lumière le chemin narratif

1 Guglielmo Baldesano, « Nel quale si racconta l’illustre Martirio del Generale Capirano Mauritio, e di tutta

la Legione Thebea », La sacra historia di s. Mauritio arciduca della legione Thebea, et de’suoi valorosi campioni del R.S. Guglielmo Baldesano canonico... nella quale oltre l’attroce persecutione... si e aggiunta la solennissima traslatione delle venerande reliquie..., in Torino, appresso Gio. Domenico Tarino, 1604, livre 1, p. 119, 129-130 [B].

2 Filipo Ferrari, Catalogus sanctorum Italiae in Menses duodecim distributus  : in quo vitae illorum ex particularium Ecclesiarum monumentis compendio describuntur, Mediolani, apud Hieronymum Bordonium, 1613, 822 p. [D].

3 Le travail gigantesque d’Ughelli ne se conçoit que dans le mouvement de contre-réforme post-tridentin. Le théologien est sous la protection du cardinal Carlo de Medicis puis du pape lui-même. L’oeuvre Italia sacra sive de episcopis Italae se déploie sur 9 volumes, publiés entre 1644 et 1662 (réédités avec des compléments par Nicola Coleti à Venise entre 1717 et 1722), qui rassemblent, à partir d’un vaste réseau de correspondants locaux, la documentation permettant de faire l’histoire de chaque évêché italien. Voir Giorgo Morelli, « Monumenta Ferdinandi Ughelli Barb. Lat. 3204-3249 », dans Miscellanea Bibliothecae Apostolicae Vaticanae, 4, Cité du Vatican, 1990 (Studi e testi, 338), p. 243-280 et Simon Ditchfield, Liturgy, sanctity and history in Tridentine Italy. Pietro Maria Campi and the preservation of the particular, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, notamment chap. 12.

4 Filippo Bergomense, Historia novissime congesta, chronicarum supplementum appellata (Brixie, 1485), fol. 97 verso.

5 Robert Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort », et « La prééminence de la main droite. Étude sur la polarité religieuse », art. cités.

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commun à toutes les versions, sans distinction aucune entre celles-ci : si l’on peut observer pour le même Besse différents modèles de sainteté, il n’a qu’une légende, et elle est chrétienne. Ensuite, en prenant fortement position dans les débats propres à l’hagiographie critique (i.e. positiviste) en vigueur à l’époque, il centre la comparaison sur le couple témoignage oral / document écrit, ou plutôt cherche à percevoir ce qu’il reste d’oralité dans les versions imprimées, mais aussi ce que les versions orales populaires ont pu emprunter aux vies « littéraires », qu’elles soit restées manuscrites ou aient été imprimées. Enfin, suivant cette fois une démarche proprement historienne, il tente de montrer à la fois comment le soldat thébain est devenu la figure officielle de saint Besse (catholicisation) mais aussi comment son identité officieuse de berger a pu survivre et perdurer en marge ou malgré l’imprimé, les images et les sermons (folklorisation).

Trois modèles de sainteté pour une seule légende Le minutieux travail de comparaison et d’édition critique des différentes versions et

variantes de la légende de saint Besse (document 26 supra) peut être synthétisé et schématisé sous la forme d’un graphe orienté. Les sommets figurent les principaux éléments significatifs du récit légendaire tandis que les arcs, que l’on distingue suivant qu’ils relèvent de la tradition orale (en gris) ou de la tradition écrite (en noir), indiquent les séquences et les éventuelles bifurcations narratives du récit. Ainsi, par exemple, « *le cadavre est découvert » (sommet) --> (arc de la tradition orale) « *par des gens de Cogne » ou, bifurcation, --> (arc de la tradition écrite), «*par des gens de Campiglia ». Les variantes par rapport aux deux récits contemporains de référence, la « tradition de Cogne » recueillie par Hertz et la Vita insérée dans la petite brochure de 1900, sont indiqués en pointillés.

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27) Le  nom  et  le  Mont  :  schéma  morphologique  du  récit  légendaire.  

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Ainsi composé, le schéma rassemble l’ensemble des combinaisons narratives observées

ou mises à jour par Robert Hertz. Plusieurs conclusions peuvent être tirées de sa description détaillée.

D’abord, et il est essentiel de le rappeler, le schéma permet de souligner que l’ensemble des versions collectées se coulent dans l’idiome et le schéma hagiographique chrétien associant successivement la Vita, le martyre, l’invention et la translation des reliques du saint. Répétons-le : il n’y a pour Hertz qu’une seule légende, et elle est de part en part chrétienne. L’argument est important dans sa démonstration parce qu’il permet d’insister sur le fait que la version orale de la légende n’est aucunement païenne ou préchrétienne. C’est sans doute pourquoi, sous sa forme folklorisée, elle peut, en 1912 encore, s’intégrer sans dommage au culte catholique du 10 août.

Le graphe résume également l’argument suivant lequel le « nom de Besse »   et, pour presque toutes les versions, le rocher comme lieu du martyre, constituent la clef de voûte de la légende. Le nom et le mont permettent de faire tenir ensemble les différentes versions et variantes d’un récit censé à la fois : 1) « expliquer l’existence du culte » en trois lieux différents (le sanctuaire alpestre du Mont Fautenio, l’église paroissiale d’Ozegna et la cathédrale métropolitaine d’Ivrée) et, 2) « définir l’être saint à qui il s’adresse », sous la triple figure de San Besso, soldat martyr, Sèn Bis berger de la montagne et S. Bessus évêque d’Ivrée. Comme en jazz, le thème est le même, et ce sont les improvisations (ici les versions et variantes) qui viennent légitimer des localisations particulières du culte. Ce qui frappe Hertz, c’est que ces différentes vies de Besse, du moins celles qui font alternativement de lui un soldat et un berger, cohabitent ou coexistent dans le présent. Immédiatement, le sociologue relie les deux énigmes : si la question hagiographique se pose aussi nettement, c’est parce que la morphologie du culte est spécifique. Le problème n’est pas principalement celui de l’antériorité de l’une sur l’autre – on verra qu’il donne une réponse claire à la question en supposant la préexistence du berger sur le soldat – mais bien de leur coexistence maintenue. C’est la raison pour laquelle la découverte de la figure du bon berger lors de l’enquête orale fut pour lui décisive. En l’occurrence, l’isolement de Cogne fonde l’exceptionnalité du cas parce qu’il a permis un processus rare de préservation de la version populaire. Dans la note de travail intermédiaire déjà citée, Hertz se montre dès lors particulièrement enthousiaste à l’idée que :

[…]  ce  travail  apportera  peut-­‐être  quelques  lumières  sur  le  mécanisme  mental  grâce  auquel  se  forment  les  légendes.  Grâce  à  des  circonstances  spéciales  […]  une  partie  des  fidèles  de  St  Bès,  ceux  de  Cogne,  ont  échappé  à  peu  près  complètement,  en  ce  qui  concerne  ce  culte,  à  l’influence  du  clergé  :  aussi  ont-­‐ils  conservé  à  l’état  pur  la  tradition  populaire  qui  a  servi  de  matière  à  la  légende  officielle  admise  aujourd'hui  par  l’Église.  Nous  pouvons  donc  étudier  ici   dans   des   conditions   particulièrement   favorables   la   façon   dont   concourent   et  s’influencent   mutuellement   ces   deux   grandes   forces   sociales  :   la   religiosité   [rayé  :   piété]  particulariste   [rayé  :   traditionnelle]   et   spontanée   du   groupe   populaire   [rayé  :   local]  enraciné   au   sol   natal   et   la   religiosité   réfléchie,   systématique   et   universaliste   des   clercs  [rayé  :  du  clergé]1.    

L’autre aspect bien mis en lumière par le schéma concerne justement l’imbrication et les points de connexion des traditions orale et écrite aux principaux moments du récit

1 FRH-11, d.09, note de travail intercalée entre le premier brouillon et la révision du premier tapuscrit, 3 f.

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hagiographique. Le dessin montre combien les deux traditions, là encore, s’interpénètrent et coexistent l’une avec l’autre. Et en même temps, il permet de hiérarchiser les moments de l’histoire où les deux registres sont fortement séquents et ceux, à l’inverse, où ils divergent nettement. De ce point de vue, la Vita apparaît comme une zone d’ambivalence ou de flottement marqué quant à l’identité sociale du saint (soldat / berger). Le martyre est quant à lui une zone pivot décisive entre tradition orale et tradition écrite : toutes deux ont en commun, on l’a dit, le rocher d’où est jeté le saint homme. Enfin, la découverte du corps saint et l’invention des reliques représentent au contraire une zone de très nette bifurcation entre ces deux traditions qui définissent de manière rapprochée mais contrastée le lieu du culte, le sanctuaire du Mont Fautenio, comme rocher ou comme chapelle.

Cette disparition progressive des zones de contacts entre traditions à mesure que l’on s’éloigne du moment du martyre définit en grande partie les suites de l’enquête. Dans un premier temps, le sociologue va s’intéresser prioritairement, dans une analyse proprement hagiographique, à la partie gauche du schéma, c’est-à-dire aux moments du récit légendaire où traditions orale et écrite paraissent comme enchâssées l’une avec l’autre (Vita et martyre). Ensuite, il va s’attaquer à la partie droite du dessin à travers une argumentation proprement historique pour comprendre à la fois comment fut ajoutée aux versions écrites la question de la translation des reliques, mais aussi pourquoi la version populaire du berger a pu se maintenir dans l’ombre du glorieux soldat.

Oral et écrit : les jumeaux du Mont Fautenio Le premier travail d’analyse auquel se livre le sociologue consiste donc à comparer

systématiquement les versions orales et écrites de la légende, notamment pour tenter de percevoir le plus clairement possible ce qu’il reste d’oral dans le récit imprimé. Parce qu’il a rencontré, sur le territoire de vénération du saint et à quelques jours d’intervalle, à la fois la version écrite en usage de la légende Besso « soldat thébain » et les variantes orales du Bis « pieux berger », Hertz perçoit presque immédiatement que les deux traditions rendent compte, comme il l’écrit, de la « dévotion actuelle » [122].

La chose ne fait aucun doute pour la tradition orale dont l’ethnographe décrit la vivante actualité, du côté du val de Cogne, en ce mois d’août 1912. Mais la brochure achetée le 10 août est-elle plus qu’un catéchisme aussi vide qu’obligé ? Ici Hertz s’attache à montrer comment l’imprimé s’inscrit dans les pratiques cultuelles effectives, du moins chez les fidèles du Val Saona. Vendue à la fête du 10 août, le petit texte circule parmi les pèlerins du Mont Fautenio et répond, dans ce milieu et ce contexte d’action, à la définition chrétienne courante de ce qu’est une légende hagiographique, une legenda (« ce qui est à lire » de la vie du saint le jour de sa fête). Le sociologue se montre soucieux d’en préciser autant que possible le cadre de diffusion et les supports d’inscription. La « légende imprimée en brochure »1 serait anciennement ou relativement répandue puisqu’il s’agit apparemment, note-t-il, d’une réimpression. Il mentionne le « portrait du saint » [160, note] figurant sur la couverture, que l’observateur présent sur le terrain ne peut manquer de rapprocher des autres images pieuses du saint légionnaire mises en circulation par les marchands établis « à la

1 FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 27.

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porte de chapelle »1. Enfin, l’ethnographe semble s’être renseigné sur l’origine de cette brochure anonyme qui aurait été, lit-on dans son brouillon de rédaction, « rédigée et imprimée sur la demande et aux frais » d’un « fidèle reconnaissant », un « militaire que saint Besse avait sauvé de la noyade »2 : cela témoignerait de l’enracinement de la légende dans le monde des laïcs ainsi que sa connexion avec les pratiques votives. Et expliquerait également que le saint soit présenté, bien en évidence sur la couverture de la brochure, comme « protecteur » du Val Soana. Résumons. Dans le cas présent, et c’est la spécificité du cas saint Besse, les deux traditions, orales et écrites, cohabitent ou cheminent en parallèle, faisant sens au même moment bien que portées par des groupes différents.

Mais Hertz ne s’arrête pas au constat de la co-actualité des traditions populaire et

officielle. Proche et souvent rapproché de l’étude de « sociologie à base d’histoire » que mène alors le durkheimien Stefan Czarnowski sur les sources écrites et le développement de la légende de saint Patrick3, Hertz partage avec ce dernier l’idée suivant laquelle les légendes relatives aux saints puisent « la trame et le fond de leurs récits » dans la « tradition orale » qu’elles s’efforcent d’adapter de manière à « réaliser un idéal » et à fixer un « type moral du saint »4. En comparant le contenu même des vies de Besse, il cherche à montrer que des éléments de la tradition orale subsistent dans le texte imprimé, mais aussi que la première se nourrit d’éléments venus du second. Hertz mobilise ainsi tout un vocabulaire qui dit combien les versions orales et écrites empruntent l’une à l’autre : « altérations », « corrections », « combinaison », « métamorphose », « ajustement », « retouches », « imperméabilité relative ». Surtout, il multiplie les exemples témoignant de la plasticité de la légende. Le cas le plus évident de maintien de traces orales dans l’imprimé, parfaitement apparent dans le schéma précédent, tient au fait que, par delà l’enrégimentement militaire de Besse, il reste dans les versions écrites au moins la présence du rocher et le fait que le héros guerrier meurt d’être jeté de son sommet, y compris parfois par des bergers. C’est ce passage obligé par le rocher qui conduit le sociologue à écrire que :

Les  seuls  traits  un  peu  particuliers  que  contienne  la  légende  officielle,  elle  les  emprunte  à  la  tradition  orale,   non   sans   les   avoir   retouchés   à   sa  manière  :   l’image   locale  du   saint,   après  s’être   réfléchie   dans   la   conscience   des   lettrés,   revient   à   son   point   de   départ,   corrigée   et  déformée.  [152].  

Parfois le lien est plus précis encore. Ainsi lorsqu’il donne l’exemple d’une version écrite

valdotaine de la translation des reliques qui, pour être mieux acceptée du côté francophone de la montagne, résulterait d’« une combinaison des données de Baldesano avec la tradition

1 Ibid., f. 14 et 129. La connexion texte-images est explicitement soulignée par Hertz qui insèrera la

reproduction d’une de ces petites vignettes de dévotion dans son édition commentée de la légende [147]. 2 Ibid., f. 27. 3 Stefan Czarnowski, « La légende de saint Patrick. Étude sommaire des textes », Le Culte des héros et ses

conditions sociales. Saint Patrick, héros national de l’Irlande, Paris, Librairie Félix Alcan, « Travaux de L’Année sociologique », 1919, chap. 2, p. 57-88. L’expression « sociologie à base d’histoire » se trouve dans l’importante préface d’Henri Hubert à l’ouvrage de son élève (p. v). Publié avant guerre dans cette même Revue de l’histoire des religions où paraît le Saint Besse de Robert Hertz, le texte de Hubert souligne l’importance de développer une approche « monographique » en matière de sociologie religieuse (lire « Le Culte des héros et ses conditions sociales », Revue de l’histoire des religions, 70, 1914, p. 1-20 et 71, 1915, p. 195-247).

4 S. Czarnowski, Le Culte des héros et ses conditions sociales..., op.cit., p. 66 et 74.

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cognienne, relative à la découverte du corps saint » [140 n.1]1. Le fait que la greffe n’ait, dans le cas présent, pas pris (« je crois pouvoir affirmer [que cette version] n’a jamais été recueillie à Cogne sous cette forme » ajoute-t-il) n’invalide pas l’effort mené par le « correcteur » officiel pour rendre son histoire localement plus digeste.

À l’inverse de ce mouvement de l’oral à l’écrit, les Cogniens porteurs de la version

vernaculaire sont habiles à retraduire la légende officielle dans un idiome pastoral. Ainsi le chasseur de guêpes Jean Perret dont on se souvient peut-être qu’il pouvait, alors qu’il récitait laborieusement la formulation officielle – comme une « leçon savante que l’écolier récite avec un peu d’effort2 » –, terminer son exposé en l’adaptant à son milieu :

S.   Besse   était   un   soldat   de   la   légion   thébaine   comme   S.   Maurice   etc.   Au   temps   de   la  persécution  de  Dioclétien,  il  s’est  sauvé  et  est  allé  se  cacher  dans  la  montagne  au  dessus  de  Campiglia  où  il  faisait  le  berger3.  

Et dans le même sens, qui est celui d’une folklorisation ou d’une « repopularisation4 », on

peut encore mentionner la réinterprétation des images guerrières de Besse ayant à l’évidence favorisé la spécialisation populaire reconnue au saint d’aider à « tirer le bon numéro » et d’échapper aux aléas de la conscription militaire, y compris à Cogne et alentours.

L’ethnographe tient là un élément qui fait tout l’intérêt scientifique du cas Besse :

l’enquête orale lui a donné accès à un état de la tradition populaire relativement préservé des ajouts et adaptations opérés par les rédacteurs officiels mandatés par l’Église pour dire les choses de la légende dans les formes. Comme il l’écrit mieux lui-même, « une partie des fidèles de saint Besse a conservé à l’état pur la tradition originale sur laquelle s’est exercé le travail des lettrés » [152, nous soulignons]. Cela met l’historien en position d’observer, plutôt qu’une improbable origine, le processus de popularisation de cette version « officielle » de la légende chrétienne. Hertz en est bien conscient lorsqu’il note pour lui-même que la légende « officielle » ne peut-être étudiée qu’en interaction avec la tradition orale :

Peut-­‐être  faudra-­‐t-­‐il  préciser  au  moins  dans  une  note,  que  je  ne  prétends  pas  dire  quand  et  où  est  née  la  légende  ‘‘officielle’’  –  son  origine  première  nous  échappe  (Il  se  pourrait  par  ex.  

1 Les archives de la paroisse de Cogne conservent un précieux dossier de controverse relatif à la gestion de

la chapelle du Mont Fautenio. On y trouve une version de cette tradition cognienne qui fonde le « droit » de Cogne à saint Besse : « Cogne a la réputation, comme le disent les habitants de Cogne (Cognenchi) eux-mêmes, d’avoir été fondée par les habitants de Cognone, village de Valprato en des temps où n’étaient pas encore ouvertes des communications commodes avec la basse vallée d’Aoste. La tradition rapporte qu’un habitant de Cogne, traversant les Alpes de Campiglia a été l’heureux inventeur des reliques mais non le fondateur de la chapelle, quoique il se pourrait que les habitants de Cogne (Cognenchi) en aient été aussi les premiers promoteurs. Ces reliques furent déposées à Ozegna et de là transférées à la cathédrale d’Ivrée et c’est pour cela que les évêques d’Ivrée érigèrent Campiglia en paroisse où le martyr Tebeo répandit les premiers germes de la foi, ravivés par la suite par St Besse », Observazioni del Sigr. Curato del Pianetto di Valprato, 1842, f. 1. Nous remercions don Corrado Bagnod, curé de Cogne, de nous avoir donné accès à ces documents ainsi que Dominique Julia qui a bien voulu nous donner une traduction des documents rédigés en italien.

2 FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 30. Cf. [149]. 3 FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le val de Cogne, « Peret (le chasseur de guêpes) », 1 f. 4 François-André Isambert, « Religion populaire, sociologie, histoire et folklore, II, De Saint Besse à Saint

Rouin », Archives des sciences sociales des religions, 46 (1), 1978, p. 123.

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qu’elle   fût   bien   antérieure   à   l’arrivée   de   SB   à   Ivrée   ou   même   à   Ozegna.   Qu’elle   se   fût  constituée  dès  que   le  val  Soana  est   tombé  sous   l’influence  chrétienne.  Mais  même  alors   il  resterait   vrai   1°/   qu’elle   est   venue   des   centres   de   culture   chrétienne   et   livresque   -­‐   un  h.[omme]   de   la   montagne   n'a   pu   la   concevoir   que   dans   la   mesure   où   il   était   lui-­‐même  pénétré  de  culture  citadine  et  2°/  que  cette  image  a  été  corrigée,  retouchée  définitivement  fixée  à  Ivrée  qui  aujourd'hui  la  renvoie  à  la  montagne1.  

Ainsi armé de cette pièce rare qu’est la « tradition originale » conservée dans « le petit

cercle fermé de sa terre natale », l’exercice en bibliothèque sur les sources de la légende de saint Besse a pu se nourrir d’une lecture approfondie et critique de l’ouvrage de référence que le Père jésuite Hippolyte Delehaye a consacré aux principes d’analyse des Légendes hagiographiques2. Ces récits fantaisistes dérivés de la tradition orale et de l’« imagination populaire » se trouveraient, selon le spécialiste d’histoire religieuse, incorporés et relayés par une vaste et trop accueillante littérature ecclésiastique médiévale chargée de glorifier « La Vie des Saints » afin d’en promouvoir et d’en populariser le culte. Partant de cette définition issue de la tradition érudite bollandiste œuvrant depuis le XVIIe siècle à « dégager la vérité de l’erreur » en matière de culte des saints, il s’agirait pour le Père Delehaye de faire la part exacte du légendaire afin, comme le souligne Hertz, « d’épurer de tous les éléments adventices la croyance des fidèles » [176] ou, suivant une formule moins tranchante du jésuite, de modérer les « excès de la crédulité populaire ». Or, nonobstant la visée normative d’une telle entreprise historiographique, est-il seulement possible de distinguer la source « populaire » lorsqu’on ne dispose que de versions écrites, donc savantes, de la légende ? L’historien n’est-il pas réduit, s’interroge Hertz, à simplement « imaginer le récit “populaire” d’après la version littéraire qu’en donne le rédacteur » [176] ? La critique, qui pointe l’absence d’un authentique récit populaire comme « terme de comparaison » philologique, est cruciale pour comprendre en quoi l’étude de la légende de saint Besse par Robert Hertz a pu marquer, selon Van Gennep, « un stade nouveau dans l’hagiographie comparée »3. Certes, Hertz emprunte aux premiers Bollandistes et à leurs successeurs plus critiques encore leur traque des Populares traditiunculas (piètres traditions populaires), ce qui permet à Delehaye de faire la fine bouche devant une démonstration qu’il juge (et pour cause) efficace, mais bien ordinaire :

Qui   était   S.   Besse  ?   C’est   fort   difficile   à   dire.   La   légende   fait   de   lui   ou   un   saint   berger  assassiné  dans  ces  parages  par  des  concurrents  jaloux,  ou  un  soldat  de  la  légion  thébaine,  ou  même   (dans   les  milieux   érudits),   un   évêque  d’Ivrée.   Ces   versions,   vraisemblablement  indépendantes  au  début,  ont  fini  par  donner  naissance  à  de  nouveaux  récits  où  l’on  essaie  de  les  harmoniser.  Tout  cela  est  très  ordinaire,  quoique  toujours  intéressant  à  constater,  et  jusqu’ici  M.  R.  H.[ertz]   a   bien  mérité   de   l’hagiographie,   en   nous   livrant   le   résultat   de   ses  explorations   avec   “ces   précieux   instruments   de   recherche   que   sont   une   paire   de   bons  souliers   et   un   bâton   ferré”,   non   moins   que   ses   trouvailles   dans   la   poussière   des  bibliothèques4.  

1 FRH-11, d.09, note de travail intercalée entre le premier brouillon et la révision du premier tapuscrit, 3 f. 2 Hertz cite de nombreux passages de cet ouvrage de référence sur lequel il a pris des notes abondantes. Cf.

FRH-11, d.02, notes de lectures, 11 f. 3 Arnold Van Gennep, « Revue de la Quinzaine – Folklore », Mercure de France, 42 (792), 15 juin 1931,

p. 673. 4 Hippolyte Delehaye, « Bulletin bibliographique - Robert Hertz. Saint Besse, étude d’un culte Alpestre,

Paris, Leroux, 1913, in-8°, 66 pp. Extrait de la Revue de l’histoire des religions », Analecta Bollandiana, 33,

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L’érudit fait mine de ne pas voir que les matériaux d’enquête collectés « souliers aux

pieds » ne sont pas du même ordre que ceux recueillies dans la poussière des bibliothèques. L’enquête ethnographique permet d’accéder au terme de comparaison « populaire » ou oral qui fait défaut aux spécialistes de l’hagiographie. C’est aussi la raison pour laquelle, et toujours à la différence de ceux-ci, le sociologue ne pose aucune hiérarchie entre les deux légendes. Simplement celles-ci « sont également légitimes pour les milieux divers qui les acceptent » [154]. Discuter ces récits ne saurait revenir à juger leur vérité historique. Il n’y a donc aucune raison de donner un quelconque primat ou privilège à l’une ou l’autre : « La tradition populaire n’est ni plus ni moins “vraie” que l’autre » [154]. L’affirmation a deux conséquences. Rejetant dos à dos populisme et légitimisme dans le traitement des sources, Hertz promeut sinon une redéfinition, au moins une réaffirmation claire du statut des matériaux d’enquête, égaux en dignité « scientifique », c’est-à-dire soumis, qu’ils soient oraux ou écrits, construits dans l’enquête ou préexistantes à celle-ci, vivants ou morts, populaires ou officiels, au même type de lecture critique. Ensuite, le fait que ni l’une ni l’autre des traditions ne renseignent sur « la véritable identité » de leur héros jette une lumière d’autant plus vive, en creux, sur leur intérêt : chacune d’elles, comme document sociologique, donne accès aux « habitudes de pensée et de vie » ainsi qu’aux « tendances morales des groupes profondément divers où elles se sont constituées » [120, 160]. C’est à mesurer cette « distance, morale plus que physique » [160] entre les deux groupes sociaux, à identifier le type d’état d’esprit ou à définir des « milieux » caractérisés par un style de vie que ces versions contradictoires de la légende acquièrent une utilité scientifique1 :

Ici,  une  petite  société  de  rudes  et  simples  montagnards,  dévoués  à  leur  bétail  et  persuadés  que  la  vertu  la  plus  haute  consiste  à  s’abandonner  entièrement  à  la  garde  de  Dieu  :  là-­‐bas,  un   cercle   de   gens   d’Église,   nourris   d’une   culture   livresque,   plus   érudits   peut-­‐être   que  judicieux,   très   désireux   d’éclairer   et   de  moraliser   les   villageois   illettrés,   animés   enfin   de  préoccupations  sacerdotales  et  centralisatrices  [161].  

Christianisation et folklorisation Conduit suivant cette ligne de partage oral / écrit, l’exercice de comparaison et, plus

encore, de critique interne des récits légendaires collectés, prend un relief sociologique d’autant plus accusé que le problème soulevé par leur coexistence se pose en termes morphologiques (cf. document 9) : comment rendre compte de l’« imperméabilité relative » de ces récits oraux ou écrits tant à l’intérieur de la « communauté de saint Besse » que « en dehors de la région qui a pour centre le sanctuaire »2 ? Les éléments de réponse sont esquissés dans son brouillon de rédaction : Hertz y souligne la longue durée et la profondeur du travail hagiographique auquel se sont livrés la puissance épiscopale ivréenne et ses

1914, p. 366-368. Hertz était soucieux de la discussion critique avec les Bollandistes a qui il a adressé un tiré à part de son mémoire.

1 Rodney Needham avait bien noté cet aspect central du travail de Hertz : « Un trait particulièrement important du style d’interprétation de Hertz est qu’il ne disjoint pas les faits sociaux des états intérieurs. » (R. Needham, « Robert Hertz » in David L. Sills (Ed.), International Encyclopedia of the Social Sciences, vol. 18, « Biographical Supplement », New York, The Free Press, 1979, p. 297).

2 FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 16-17, note.

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clercs afin de capter et de fixer par l’écrit et par l’image la légende du saint. D’autre part, le sociologue se montre attentif à l’envers folklorisant de ce mouvement d’institutionnalisation ecclésiastique et du mécanisme, connexe, de « concentration politique et religieuse » du territoire piémontais1, double processus historique dont résultent le refoulement de la « tradition populaire » et la marginalisation, du côté de Cogne, d’une version pastorale et purement orale de la légende. Au point de tension entre catholicisation et folklorisation, Hertz situe une zone de « flottement » où, nous l’avons vu dans l’exercice précédent, s’enracine son expérience ethnographique, point de départ et condition de possibilité de son ambitieuse anthropologie historique de la légende du saint2.

Commençons par montrer ce que la promotion du saint martyr puis l’enrégimentement

militaire de Besse doit à l’affirmation historique de la puissance épiscopale et du diocèse d’Ivrée3 et, plus encore sans doute, au travail politique né de la (contre) Réforme catholique. On retrouve ici le second problème de la morphologie du culte consistant à déterminer si celui-ci s’est diffusé du centre administratif et religieux vers la périphérie (semblable en cela à ce que l’on désigne fréquemment sous l’appellation « politisation ») ou, à l’inverse, si les institutions épiscopale et politique d’Ivrée ne se sont pas simplement approprié Besse pour faire bénéficier leur popularité de son apparent charisme. Hertz évacue rapidement le premier terme de l’alternative au moyen de deux arguments contrefactuels : si le culte s’est propagé à partir d’Ivrée, pourquoi cette diffusion centrifuge ne s’est-elle opérée qu’au long du seul Val Soana, et comment expliquer qu’elle ait pu atteindre Cogne, passé sous l’influence d’Aoste depuis le XIIe siècle [139] ? Seul le second terme de l’alternative (une appropriation centripète) permet de lever ces incohérences. Encore faut-il en démontrer la réalité. C’est cette description du très long processus d’appropriation ecclésiastique du culte que l’auteur soumet au lecteur en détaillant les instruments d’identification et d’universalisation par lesquels l’Église est parvenue à arracher la dévotion à son ancrage local. Dans le cours même du mouvement par lequel le christianisme était devenu, depuis la

1 Ibid., f. 34-35. 2 Sur la poursuite de ce programme, voir l’ensemble des travaux de Jean-Claude Schmitt, et notamment Le

saint Lévrier. Guinefort, guérisseur d’enfants depuis depuis le XIIIe siècle, Paris, Flammarion, « Bibliothèque d’ethnologie historique », 1973.

3 Hertz situe la « naturalisation ivréenne de saint Besse » vers 1094-1213, à une époque où la Cité fonctionne sous un régime épiscopal et communal. À notre connaissance, la plus ancienne appropriation du saint qui soit documentée se trouve dans le Sacramentarium commandé par l’évêque Warmond qui siégea à Ivrée de 965 ou 968 à 1005 : au f. 65v. de cet imposant livre liturgique illustré se trouvent mentionnés, mais non figurés, « Sancte Tegule / Sancte Besse / Sancte Sabine » (voir Sacramentario del vescovo Warmondo di Ivrea : fine secolo X, Ivrea, Biblioteca capitolare, Ms. 31 LXXXVI, Ivrea, Priuli & Verlucca, 1990). Rien ne laisse penser qu’il s’agisse de martyrs thébains. Par ailleurs, les archéologues qui se sont intéressés à la crypte où se trouve le sarcophage romain exécuté au IIe siècle et réutilisé vers la fin du XVe siècle comme reliquaire de Besso et Tegolo ont noté que : « L’impulsion donnée par Warmond à la découverte et au renouveau du culte des saints locaux est indubitable dans le contexte de renforcement du pouvoir épiscopal ». Voir Luisella Pejrani Baricco, « « La crypte occidentale de la cathédrale d’Ivrée », in C. Sapin (ed.), Avant-nefs et espaces d’accueil dans l’église entre le IVe et le XIIe siècle, Actes du Colloque international du CNRS (Auxerre, 17-20 juin 1999), Paris, 2002, p. 390 note 16. Sur la politique religieuse de l’évêque, voir le texte pionnier de Robert Desham, « Otto III and the Warmund Sacramentary. A Study in Political Theology », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 34, 1971, p. 1-20 et, plus récemment, notamment sur l’activité des ateliers iconographiques d’Ivrée, Pierre-Alain Mariaux, Warmond d’Ivrée et ses images : politique et création iconographique autour de l’an mil, Bern, Lang cop., Europäische Hochschulschriften, Reihe XXVIII, Kunstgeschichte - 388, 2002.

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fin de l’Antiquité, une religion « de sanctuaires et de reliques »1, le culte du mont Fautenio avait été jugé assez populaire pour être saisi et promu à la table urbaine des saints martyrs.

Premier élément de cette appropriation centripète du culte, le plus évident aussi : le

transfert des reliques. Comme on le sait, la diffusion actuelle du culte atteste la présence de Besse en deux villes : Ozegna, dont l’église paroissiale – la seule du diocèse à compter Besso pour patron, conserve « un petit doigt du saint », et Ivrée, dont la cathédrale conserve en son trésor le reste des reliques. Qu’en est-il de l’histoire de ces ossements ? Hertz va montrer que leur présence est le fait d’un transfert, et que cette très classique translation des reliques s’est opérée de la chapelle alpestre à la cathédrale urbaine, en passant par « l’église de la grasse campagne » [146]. Reprenant de nouveau le fil de son argumentaire (après les données d’observation, l’examen des récits et du matériel historique), il fait entrer en jeu le « témoignage de la tradition », à travers la longue critique hagiographique du bréviaire manuscrit de 1473, évidemment conservé dans les archives de la cathédrale, et dont il montre que sa légende met précisément en forme un « tissu de lieux communs » [141]. Pour autant, ajoute-t-il, si ces « histoires si communes qui ont trait à l’“invention” ou à la translation des reliques » ne prouvent rien à elles seules, elles ne peuvent tout inventer2 : en l’occurrence, dans cette histoire, le fait que les reliques auraient été volées à la montagne (au IXe siècle) et qu’après une halte à Ozegna, elles aient finalement été transférées à Ivrée (au XIe siècle) sur l’ordre du roi Ardouin. Hertz remarque que si la capitale régionale avait eu les moyens d’affirmer que la dévotion montagnarde lui devait tout, elle n’aurait pas manqué de le faire : la légende du transfert des restes n’a pu, sous peine de risquer une trop grande artificialité, faire outrageusement violence à l’histoire « positive » de la diffusion du culte3. En conséquence, l’auteur recourt alors aux données historiques pour montrer que ce processus centripète correspond parfaitement aux prétentions d’Ivrée, constamment réaffirmées entre le XIe et le XIVe siècles, visant à étendre son influence politique et religieuse sur la seule région rurale riche qui l’environne, la « grasse campagne » du Canavais [146]. L’accueil des reliques de saint Besse en un lieu pour lui honorifique (Hertz dit mieux : sa « naturalisation ivréenne » [144-145]) correspondrait donc à un geste politique manifestant la (bonne) volonté annexionniste de la capitale du diocèse. De même, le « choix » d’Ozegna renvoie à l’importance passée de cette ville comme centre économique et comme nœud de « circulation sociale » [145] irriguant à l’époque l’ensemble du Canavais et par lequel transitaient les flux d’émigration montagnarde.

À cette démonstration l’auteur aurait pu en ajouter d’autres qu’il ne fait qu’évoquer. La

première concerne les moments historiques particuliers où la légende officielle apparaît dans

1 Peter Brown, « Le sacré et la tombe », Le culte des saints. Son essor dans la chrétienté latine, trad. par

Aline Rousselle, Paris, Les éditions du Cerf, « Patrimoine », 1984, p. 24. 2 On remarquera une fois encore la grande modernité du texte : les trois pages [140-142] de critique de la

légende du transfert des reliques de saint Besse évoquent irrésistiblement, en raison de la logique démonstrative mais aussi du vocabulaire lui-même, l’ensemble de la littérature récente relevant du paradigme de « l’invention de la tradition ». Comme on le verra plus loin, les guillemets utilisés par l’auteur renvoient à ses scrupules déontologiques concernant le trouble que l’emploi du terme « invention » pourrait causer chez les fidèles ou, plus encore, chez ses informateurs. Ils font penser, là encore, aux usages politiques et sociaux problématiques qui sont parfois faits des travaux constructivistes.

3 On remarquera la récurrence de l’argument, profondément sociologique, de l’adaptation au milieu d’accueil.

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la documentation hagiographique, dont Hertz suggère qu’ils pourraient constituer un autre indicateur possible du travail d’appropriation ecclésiastique. Presque en passant, lorsqu’il évoque les sources imprimées de la légende officielle, il remarque en effet que la figure du soldat Besse n’apparaît qu’avec la seconde édition de La Sacra historia thebea du théologien Guglielmo Baldesano, en 1604, alors que le saint est encore absent de la première édition en 1589.

28) Bulletin  de  commande  de  R.  Hertz  à  la  Bibliothèque  nationale  de  France  (Paris)  

FRH-11, d.03, Bulletin de communication de l’ouvrage de G. Baldesano (Bibliothèque nationale de

France, s.d. [automne 1912]). En effet, dans les sources listées en tête du volume de la seconde édition, Baldesano

mentionne une Historia di S. Besso dont une copie lui a été envoyée d’Ivrée après la première édition de son livre. Peut-être s’agit-il d’ailleurs du bréviaire de 1473 qui lui est adressé depuis la capitale diocésaine ? Nous n’en savons rien. Mais l’important est ici qu’il ait perçu combien, dans ces temps troublés d’affrontement confessionnels avec les populations protestantes1, les légendes des saints sont une manière pour Ivrée et ses évêques d’asseoir leur domination régionale et de légitimer leur insertion dans le modèle catholique universel imposé par Rome. L’hypothèse a d’ailleurs été largement validée depuis à propos d’une autre source comparable, l’Italia Sacra de Ughelli dont on se souvient qu’elle mentionne un saint Bessus dans sa chronologie des évêques du diocèse, suivant en cela un texte de F. Bergomense publié en 1485, soit douze ans après le premier bréviaire racontant la légende de saint Besse en soldat martyr thébain.

1 Voir, sur ce cas précis, Paolo Cozzo, « Antichi soldati per nuove battaglie. Guglielmo Baldessano e la

riscoperta del culto tebeo nelle valli infette », Bollettino della Società di studi valdesi, 188, 2001, p. 3-23 et, du même auteur, La geografia celeste dei duchi di Savoia. Religione, devozioni e sacralità in uno Stato di età moderna (secoli XVI-XVII), Bologne, il Mulino, 2006.

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Comme pour ce qui concernait Baldesano, Hertz précise en note qu’il utilise l’édition Coleti de 1719 (t. IV col. 1064) du monument d’Ughelli. Mais cette fois il n’a pu la comparer à la première édition, rare, de 1644. Or, le détail est d’importance parce que Ditchfield a montré que l’édition Coleti a intégré dans le corps du texte l’ensemble des ajouts suscités par cette première édition1. Que s’est-il passé ? La publication de l’ouvrage a donné lieu à quantité d’échanges entre les diocèses et leurs églises et Ughelli a pu, par ce biais « centralisateur », augmenter et préciser ses listes. Évidemment, ces retours des paroisses n’étaient pas désintéressés : quand ils ne représentent pas simplement la parole locale des « vainqueurs » du moment, ils ont pu faire l’objet d’âpres marchandages entre Rome et les provinces. Simon Ditchfield parle ainsi de « trafic d’informations » en décrivant le réseau de correspondants d’Ughelli et l’exercice de collaboration que représente son travail2. Plus largement il souligne que l’enquête lancée se transforme petit à petit en recensement, et de fait en outil de gouvernance de l’Église, l’archive étant progressivement érigée en instrument de preuve juridique pour trancher les conflits ou assoir la légitimité d’une revendication ou d’un privilège local traditionnel. Bref : l’inclusion de Bessus dans l’Italia Sacra devient aussi un mode d’homogénéisation du particulier sous les traits de l’universel (et donc aussi, inversement, d’une préservation minimale de traits particuliers dans un schéma universel). C’est ici que Hertz aurait pu poursuivre l’enquête, suivre la piste qu’il a lui-même ouverte en l’élargissant encore d’Ivrée à Rome. En effet, le processus de « naturalisation ivréenne » de saint Besse ne doit pas seulement être pensé à travers la volonté de la capitale régionale de s’approprier un saint ou un culte localement populaire, mais aussi selon le processus d’universalisation du particulier engagé par l’Église catholique romaine à la suite du concile de Trente réaffirmant la légitimité du culte des saints, notamment dans son « Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints, et sur les images sacrées » (1563)3.

Le second matériau que l’enquêteur ne fait qu’entrevoir renvoie à la question des portraits, abondamment traitée dans ce même décret de 1563. En effet, à la suite du concile, les représentations figurées, sous toutes leurs formes, constituèrent un support et un vecteur essentiels du processus d’uniformisation et de popularisation du saint légionnaire. Dans le cas de Besse, les premières traces iconographiques du saint en soldat datent précisément de ces années de (contre) réforme catholique où la « légende officielle » est intégrée à l’ouvrage de Baldesano. Celui-ci nous apprend qu’en 1591, lorsque les reliques du « chef glorieux de la légion » thébaine, saint Maurice, « émigrèrent » de son abbaye locale à la prestigieuse cathédrale de Turin, elles furent accueillies à la porte de l’église d’Ivrée par « deux grands portraits peints » d’anciens légionnaires thébains, Besse et Tégule [159]. C’est cette image guerrière, une « image-type du grand saint Maurice » multipliée « à un nombre indéfini d’exemplaires »4, qui s’est progressivement diffusée et généralisée pour devenir, à l’époque où Hertz écrit, l’unique manière de figurer le saint : évidemment à travers le modèle de la statue promenée le 10 août (il faudrait savoir depuis quand elle existe ?), mais aussi sur une fresque présente dans la chapelle, sur les médailles et les images de piétés vendues à la Saint Besse ou encore sur les peintures religieuses du XVIIIe et du

1 S. Ditchfield, Liturgy, sanctity and history in Tridentine Italy, op. cit., p. 346. 2 Ibid., p. 342 sq. 3 Voir le texte et le commentaire du décret dans Pierre-Antoine Fabre, Décréter l’image ? La XXVe Session

du Concile de Trente, Paris, Les Belles Lettres, « l’Ymagier », 2013. 4 FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 34.

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XIXe siècles1. Ces représentations figurées de Besse en soldat ont sans doute puissamment contribué à l’effacement de la figure folklorique du berger (« l’image idyllique et charmante du pâtre toujours en prière, entouré du troupeau béni » [151]), suivant une logique relativement autonome et puissamment performative : « l’image, figurée par les tableaux et les statues, vit de sa vie propre et réagit sur la dévotion2. À force de voir le berger saint Besse habillé en militaire, beaucoup de Cogniens se sont mis à penser qu’il devait s’intéresser surtout aux affaires des soldats en campagne... ou des conscrits réfractaires » [151]. En poussant les portes de la chapelle du Mont Fautenio, Hertz n’aurait pas manqué d’observer que tous les ex-voto déposés par les simples dévots de saint Besse avaient pris le relais de cette tradition figurée désormais populaire3.

Tentons de généraliser les processus mis en lumière par Hertz. Car de fait, le transfert des

reliques vers Ozegna et Ivrée, l’écriture des légendes ou la diffusion d’images stéréotypées ne constituent que quelques uns des outils d’un système plus général par lequel l’Église s’est saisie de Besse comme de bien d’autres figures locales  en les affadissant et les anonymisant. Pourquoi avoir fait du berger un soldat ? Précisément parce que l’image du guerrier thébain permettait à l’Église de montrer l’étendue de sa domination sous une figure unique, celle de l’évangélisateur reconnaissable à travers un uniforme partout identique. Traitant en détail des modalités par lesquelles la hiérarchie ecclésiastique « transforme radicalement » [145] la vie de Besse pour justifier sa sanctification, l’auteur écrit :

Les  bergers  médiocres  et  envieux  [de  la  tradition  populaire]  sont  devenus  [dans  la  légende  officielle]   des   pécheurs   endurcis,   en   révolte   contre   leur   directeur   spirituel  ;   le   berger  exemplaire  [le  Besse  vénéré  par   les  gens  de  Cogne]  est  devenu  une  victime  du  devoir  qui  incombe  professionnellement  aux  ministres  de  la  religion  [153].  

De ce point de vue Besse est l’objet d’une transformation qui ne le concerne pas en

personne (homme de la montagne, pâtre de moutons), mais en tant que prétendant à la sanctification. L’autorité ecclésiastique centralise en unifiant les saints locaux sous le haut patronage de saint Maurice, programme que le sociologue avançait très clairement dans un passage resté inédit de son brouillon de rédaction :

On  comprend  sans  peine  que  l’Église  ait  tenu  à  voir  en  Saint  Besse  un  glorieux  confesseur  de  la  foi.  Mais  pourquoi  du  simple  berger  de  la  montagne  avoir  fait  un  soldat  romain  de  la  légion   thébaine  ?   Cette   invention,   qui   paraît   d’abord   un   peu   bizarre,   s’explique   par   des  

1 Nous pensons ici au tableau représentant la Vierge et les trois saints protecteurs Savino, Besso et Tegolo

commandé au milieu du XVIIIe par l’évêque d’Ivrée et à celui, fin XIXe siècle, représentant l’apparition mariale du 21 juin 1623 à Ozegna au cours de laquelle on assista à la guérison d’un berger sourd dont l’oncle, un berger dénommé Besso, se rendait en pèlerinage à la chapelle du Mont Fautenio. Voir Silvia Coppo, « Investimenti devozionali e figurativi di Michele Vittorio De Villa vescovo d’Ivrea (1741-1763) », Bollettino di Associazione di Storia e Arte Canavesana, 7, 2007, p. 159-172 et sur le tableau de l’apparition qui se trouve dans le couvent d’Ozegna, Martino Chiara, Roberto Flogisto, Enzo Morozzo, Da Eugenia a Ozegna, Edigraph, Chieri 1980 et Torasso Giacomo, Il Santuario della Madonna del Convento in Ozegna, Ardizzone & Oliaro, Vercelli 1981.

2 Cf. « l’image une fois créée vit de sa vie propre et réagit sur la pratique elle-même » (nous soulignons), FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 34.

3 Sur l’élaboration et les appropriations locales de cette « sainteté légionnaire », voir l’enquête de Cyril Isnart, Saints légionnaires des Alpes du Sud. Ethnologie d’une sainteté locale, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008.

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considérations  politiques.  Du  moment  que  l’État  piémontais  étendait  sa  domination  sur  les  vallées  lointaines  et  en  particulier  sur  le  Canavais,  il  devait  chercher  à  centraliser  dans  les  métropoles   du   royaume   la   vie   religieuse   jusqu’alors   dispersée   et   presque   autonome,   des  districts  éloignés.  C’est  pourquoi   l’on  voit  à   cette  époque  affluer  vers   Ivrée  de  précieuses  reliques,   ravies  à   la  montagne.  Rien  n’était  plus   facile,  et   rien  ne  pouvait  mieux  exprimer  cette   concentration   à   la   fois   religieuse   et   politique,   que   de   faire   des   petits   dieux   locaux  d’autrefois,  hétéroclites  et  frustes,  autant  de  guerriers  de  la  légion  thébaine,  dispersée  par  les  persécuteurs  :  il  suffisait  de  multiplier  à  un  nombre  indéfini  d’exemplaires  l’image-­‐type  du  grand  saint  Maurice,  patron  et  personnification  de  l’État  piémontais.  Si  cette  légende  /  représentation   n’a   réussi   que   très   tard   et   partiellement   à   s’implanter   dans   la   vallée   de  Cogne,   c’est   que   celle-­‐ci,   échappant   à   la   domination   religieuse   et   politique   d’Ivrée,   ne  pouvait  trouver  à  la  légende  officielle  aucun  sens  acceptable1.  

On ne saurait ramasser sous une description plus heureuse les procédures exégétiques

mais aussi matérielles par lesquelles l’Église (en tant qu’institution) a intégré un culte local dans ses routines quotidiennes en privant son héros de tout charisme personnel par trop attaché à ses racines locales pour lui conférer un charisme de fonction, reconnaissable par un croyant étranger à l’Alpe du Mont Fautenio. Ce faisant, et comme le remarquait fortement Hertz en découvrant la brochure achetée le 10 août, l’Église peut donner son imprimatur aux opérations alors réalisées : comme il est expressément inscrit sur le livret, l’impression a été réalisée à Turin « Con approvazione Ecclesiastica ». Forte de ce sceau, la brochure devient le support d’une « expression autorisée » de la légende « officielle » du diocèse. Les sources travaillées par Hertz sont précisément ces produits institués pour économiser le charisme des agents en restreignant les efforts d’improvisation, et partant les risques : bréviaires, écrits canoniques, catéchismes, images, toutes ces littératures de rappel à l’ordre qu’un autre sociologue, Pierre Bourdieu, décrirat à la fois comme des « pense-bête et des garde-fous » permettant aux fonctionnaires spécialisés un « moindre coût en charisme »2. Dans une perspective finalement très proche des analyses de Max Weber sur la routinisation des procédures étatiques ou ecclésiastiques, Hertz s’est ainsi efforcé de montrer comment, sur « le chemin » de l’ascension religieuse et politique le menant de Campiglia à Ivrée, Besse a du perdre ses attributs locaux pour devenir un instrument de l’Église parmi d’autres. Il se tourne vers la version officielle de la légende pour montrer comment celle-ci, reflet des « préoccupations sacerdotales et centralisatrices » [161] de ses promoteurs, en a fait un saint parmi une multitude, l’a coulé dans un moule banal et édifiant, regroupant un « tissu de lieux communs » qui ne sont pas propres à la tradition locale mais qui permettent, potentiellement, aux croyants du monde entier de reconnaître Besse comme membre de la communauté universelle des saints.

Il s’agit bien là de décrire les modalités d’arrachement d’une pratique à ses conditions

primitives et locales d’exercice dans le but de lui conférer un sens symbolique, c’est-à-dire potentiellement universel, transposable ailleurs et à un autre moment, tout en continuant à réaliser les attentes logiques que tout chrétien doit pouvoir placer en Besse comme institution réglée (si c’est un saint, alors il doit posséder telle et telle caractéristique). Tenir cette posture de recherche, c’était se donner les moyens de saisir ce que sont des processus d’institutionnalisation en percevant clairement les procédés employés pour délocaliser une

1 FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 34-35 2 P Bourdieu, « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », Archives Européennes de

Sociologie, 12 (1), 1971, p. 20-21.

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pratique sociale, opération à laquelle toute institution prétend pour homogénéiser ses pratiques et faire reconnaître son unité. Ce qui importe en effet aux pèlerins du 10 août est le rocher accolé à la chapelle, emblème du culte dont ils ramènent chez eux des cailloux pour assurer leur protection durant l’année ; pour la hiérarchie ecclésiastique, l’important est évidemment l’autel1 et la croix qu’elle a fait poser au sommet de ladite roche. La sainteté ne pouvait provenir de la seule montagne : voilà pourquoi l’institution a encore dû l’en « détacher » en la concentrant dans le corps du saint dont elle a fait transférer l’essentiel des restes dans la cathédrale du diocèse et éparpiller quelques reliques dans des centres de culte régionaux.

**

En conclusion à cet exercice, on peut encore rappeler, suivant ici la logique

démonstrative de Robert Hertz, que la folklorisation du culte dont il repère les traces autour de Cogne représente l’envers du processus d’acculturation qui vient d’être longuement présenté. C’est du moins ce que l’ethnographe expérimente au cours de son enquête. Dans un passage important de son mémoire, il commence en effet par souligner l’indifférence des enquêtés du val de Cogne au « désaccord » existant « entre la figure du saint, telle que l’Église la leur présente, et la représentation qu’en donne la tradition locale » [150]. Il précise que cette attitude générale se teinte parfois de gêne ou d’embarras et que, lorsque l’enquêteur « insiste », les enquêtés se retranchent dans une sorte de mutisme (« je ne sais pas ») ou bien recourent au contraire aux ruses de « l’imagination populaire » pour « souder » ou « concilier les deux images concurrentes » [150-151]. Pour Hertz, ce mélange d’attitudes, d’émotions, de résistances et d’intelligence qui se déploie dans les relations d’enquête constitue les différentes facettes d’un même « mécanisme mental » visant à préserver l’autonomie de la figure « populaire » du saint berger par rapport aux « représentations collectives » ecclésiastiques qui lui sont « hétérogènes et extérieures ». L’ethnographe observe en outre que ce travail mental pour faire coexister, juxtaposer ou « ajuster l’une à l’autre des représentations disparates » ou « discordantes »2 ne va pas sans « efforts » ni « justifications » et, surtout, n’est pas sans conséquence – nous l’avons vu – sur la formation, la prolifération et le processus d’hybridation des récits légendaires. In fine, Hertz relie la possibilité de cette folklorisation au fait que Cogne soit historiquement passé du joug politique italien (côté val Soana par lequel le culte est arrivé) à la sujétion du val d’Aoste où Besse n’est l’objet d’aucune attention. Cogne serait ainsi devenu une sorte de conservatoire vivant de croyances dans lequel la légende officielle fait désormais l’objet d’appropriations et d’adaptations variées mais néanmoins maintenues sous la bannière pastorale.

1 Lors de sa visite pastorale de 1647 au Mont Fautenio, l’évêque d’Ivrée Asinari relève la présence de deux

chapelles, l’une équipée d’un autel portant la date de 1548 et l’autre datée de 1618. Voir « Campiglia. San Besso. Notizie storico-architettoniche », in P.G. Debernardi (a cura di), Il salone degli affreschi nel palazzo vescovile di Ivrea, Ivrea, 1997, p. 94a. Sur la régulation des dévotions locales dans le diocèse d’Ivrée à l’époque moderne, voir Franco Quaccia, « Lo spazio sacro a Ivrea in età moderna », Bollettino storico-bibliografico Subalpino, 88 (1), 1990, p. 109-151 et Gianpaolo Fassino, « Reliquie di martiri e nuovi culti di santi in Piemonte (secoli XVII-XIX) », Studi di museologia agraria, 51, 2011, p. 125-140.

2 Cf. FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 32. Cf. FRH-11, d.02, « Efforts pour concilier les 2 versions », Saint Besse. Un culte de roche sacrée dans une vallée chrétienne des Alpes en 1912, plan de rédaction, s.d., 2 f.

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Exercice 4. Le nom et le mont : Robert Hertz linguiste  

La longue enquête sur la légende de saint Besse permet de décrire comment les différents lieux actuels du culte ont chacun acquis leur légitimité, comment le soldat Besso a été inventé par les ecclésiastiques des XVe et XVIe siècles, et surtout comment, via l’imprimé, les images et les sermons, le martyr thébain s’est progressivement imposé comme représentation officielle du saint, reléguant par là-même la figure folklorique du berger. Mais d’une certaine façon, on peut aussi avancer que cette longue plongée dans les vies chrétiennes de Besse n’a d’autre objet que de se débarrasser du problème en soulignant l’historicité et la plasticité de la légende, et donc en posant la nécessité d’aller voir par-delà, ou plutôt en deçà de celle-ci. Au terme de son enquête hagiographique, Hertz est plus que jamais convaincu que les récits « divergents » sinon « contradictoires » qu’il a exhumés sont non seulement dans un rapport second au culte qu’ils ne font en réalité que justifier, mais aussi relativement autonomes, s’il « est vrai », comme le sociologue durkheimien l’affirme, que « la pratique religieuse est, dans une large mesure, indépendante des raisons qui soi-disant la fondent »1. Dans le sixième et dernier point de son mémoire, l’auteur suggère ainsi une voie de généralisation du cas Besse qui consisterait à mettre en série les saints locaux pour constater tant la régularité des pratiques cultuelles, comme inscrites dans un monde minéral immuable, que la grande inventivité des légendes expliquant et justifiant « en représentations » leur existence :

Si  nous  pouvions  comparer  à  loisir  le  culte  de  saint  Besse  avec  celui  des  nombreux  autres  saints   et   saintes   de   la   région,   qui   sont   adorés   et   fêtés   dans   le   voisinage   immédiat   d’un  rocher,  nous  constaterions,  d’une  part,  une  étonnante  fixité  dans  la  pratique  rituelle,  ainsi  que  dans   les  représentations  élémentaires  qu’elle   implique,  et,  d’autre  part,  une  diversité  presque  infinie  dans  les  légendes,  qui  sont  censées  expliquer  l’existence  du  culte  et  définir  l’être   saint   à   qui   il   s’adresse.   Autant   de   sanctuaires,   autant   de   justifications   différentes  d’une  dévotion  partout  et  toujours  semblable  à  elle-­‐même.[166-­‐167]  

À partir de ce constat, Hertz va donc se mettre en quête d’une genèse du culte qui serait

antérieure à l’essor des sanctuaires chrétiens de la région. Non évidemment qu’il prétende donner une origine historique, une date précise concernant les « vrais » débuts du culte du Mont Fautenio. Ce que le jeune durkheimien cherche et entend sous l’intertitre « la genèse de saint Besse », c’est une explication sociologique de la naissance et de l’existence des croyances liées à Besse qui ne soit pas prise dans un idiome chrétien. Dans ce but il repart en quelque sorte du constat opéré en analysant les différentes versions de la légende : les seuls dénominateurs communs que l’ensemble des versions et variantes ait en propre, hors trame hagiographique, ce sont le rocher et le nom du saint. C’est donc à partir de ces éléments spécifiques que l’élève de Durkheim va partir, livre du professeur en main, en quête de formes élémentaires d’un culte qui tout entier « gravite » autour du Mont Fautenio.

Dans le moment même où il découvre le culte du saint, le 10 août 1912, l’amateur

d’alpinisme est en quelque sorte saisi par la considérable présence du mont qui, de quelque

1 FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 27. Cf. [146]. C’est un leitmotiv

des Formes élémentaires de la vie religieuse : « Est-il nécessaire de répéter », écrit Durkheim, « que les fidèles ignorent le plus souvent les véritables raisons d’être des pratiques qu’ils accomplissent ? » (p. 480 note 5).

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côté qu’il se tourne, s’est imposé à lui : « Les premiers renseignements recueillis sur place », écrit-il dans son premier brouillon de rédaction, « firent bientôt naître le sentiment que je me trouvais en présence d’un vieux culte de rocher à peine dissimulé sous un vernis chrétien transparent et fragile »1. Il a photographié la petite chapelle comme lovée au creux de l’immense rocher ; ses enquêtés dont les poches, les armoires et les étables étaient pleines de petites pierres de saint Besse lui ont parlé à satiété de ce rocher qui « donne des enfants », que l’on « pique » et auquel « on donne un tour » les jours de fête. D’aucuns, comme le prieur de Cogne, avaient même expliqué à l’enquêteur, à demi-mot il est vrai, que l’absence de corps saint au Mont Fautenio n’avait rien de mystérieux : « c’est le rocher qui fait office de reliques »2. On se souvient encore que, dès la fin du mois d’août, le titre provisoire de son mémoire mentionnait « un culte de roche sacrée ». Et c’est par la même formule qu’il présentait son projet de texte dans une lettre à sa famille, insistant sur la vénération du rocher « bien avant que le nom du Christ n’ai pénétré dans ces montagnes »3.

29) Pierre  prélevée  sur  le  «  Mont  saint-­‐‑Besse  »  

Source : FRH, carton non classé. Pierre de saint Besse

De longues journées durant, l’analyse en cabinet des récits légendaires a laissé la roche

du Mont Fautenio dans l’ombre des épopées légionnaires. Mais l’enquête, même de ce point 1 FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 2. La phrase ne sera pas reprise

dans son mémoire publié. 2 FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le val de Cogne, « [Joseph-Sophorie] Chillod, prieur de SB depuis 11

ans », f. 5. 3 FRH-11, d.01, pi.45, lettre de R. Hertz à « Chère Maman, et chers frère et sœurs réunis à Varengeville »,

Cogne, le 29 août 1912.

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de vue, n’aura pas été vaine. Car c’est bien en analysant systématiquement les versions des biographies de Besse que le sociologue a pu conclure à l’existence d’une seule légende, et surtout à celle de son unicité sous les espèces du nom et du rocher, seuls points communs partagés, on l’a vu, par l’ensemble des variantes :

Nous   avons   vu   que   les   légendes,   populaire   ou   demi-­‐savante,   de   saint   Besse   ont   pour  principal   objet   de   rendre   compte   de   la   vertu   mystérieuse   attribuée   au   Mont  :   elles  cherchent   toutes  deux,  sous  des  symboles  différents,  à   faire  pénétrer  d’une   façon  plus  ou  moins  intime  la  sainteté  d’un  homme  divin  au  cœur  de  la  pierre  brute.  La  véritable  base  du  culte,  même  de  nos  jours,  c’est  la  croyance  dans  le  caractère  sacré  du  rocher,  autour  duquel  tout   le   culte   gravite.   N’est-­‐il   pas   vraisemblable   que,   dans   des   temps   très   anciens,   cette  croyance  fondamentale  n’était  pas  encore  cachée  sous   les  couches  de  représentations  qui  sont   venues   successivement   la   recouvrir   et   qu’elle   affleurait   alors   directement   à   la  conscience  des  fidèles  ?  [165]  

Dès lors, le sociologue va chercher à atteindre cette « croyance fondamentale » en

travaillant sur ce qui reste une fois éliminées les « couches de représentations » :

Puisque   l’histoire   est   muette   sur   saint   Besse,   puisque   les   légendes,   pauvres,   récentes   et  contradictoires,  n’ont  aucune  valeur  documentaire,  puisque  enfin  la  seule  donnée  certaine  que   nous   possédions   sur   saint   Besse,   c’est   son   nom,   pourquoi   n’avoir   pas   demandé,  d'emblée,  à  ce  nom  de  nous  révéler  l’identité  véritable  du  prétendu  martyr  thébéen  ?  [168].  

L’idée ici est de chercher un trait d’union entre le nom et le mont : le premier pourrait

bien, suggère-t-il explicitement, « désigner quelque attribut de la grande roche sacrée qui se dresse au milieu de l’alpe » [170]. Suivant la perspective adverbiale chère à Vincent Descombes1, l’opération consiste ainsi à redonner au nom une position de complément de sujet plus que de sujet lui-même.  Dans cet objectif, Hertz se lance dans une véritable enquête linguistique au sujet de la

signification du mot « Besse ». De septembre 1912 à janvier 1913, il échange une vingtaine de lettres avec les linguistes ou spécialistes du patois Antoine Meillet (Paris), Jean Désormaux (Annecy), Benvenuto Terracini (Francfort et Turin), Henri Jaccard (Aigle) et Francesco Farina (Turin). Cette correspondance savante est nourrie par un travail parallèle à la Bibliothèque Nationale où Hertz consulte une trentaine d’ouvrages et dictionnaires de langues, dialecte et toponymie alpine (il n’en citera finalement qu’une douzaine2).

Ce faisant, l’ethnographe en herbe rattrape en quelque sorte le temps perdu. Car à lire précisément ses premières notes d’enquête, on observe qu’il ne s’était guère soucié de relever ce que Meillet appelle les « faits concrets » de la langue, à savoir la prononciation, les mots, les formes grammaticales et les agencements de phrases3. À la différence du minutieux travail de « linguistique sociale » auquel vient de se livrer Marcel Cohen à

1 Lire Vincent Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris,

Gallimard, 2004. 2 FRH-11, d.06, notes de lectures sur l’étymologie etc., 64 f. 3 Antoine Meillet, « Comment les mots changent de sens », L’Année sociologique, 9 (1904-1905), 1906,

Mémoire originaux, p. 2.

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Alger1, Hertz ne décrit pas les manières dont ses enquêtés s’expriment. Il note les énoncés mais pas l’énonciation (quant à la situation d’énonciation, il nous a fallu la reconstituer à partir des archives). S’il a pu griffonner une fois « besol » auprès d’un enquêté qui lui parlait du saint berger2, toutes les autres notes attestent d’une écriture sténographique assez éloignée de ce qu’il a pu entendre, généralement les simples initiales « S.B ».

C’est seulement à Paris lorsqu’il fera un complément d’enquête auprès d’un foyer de travailleurs émigrés du Val Soana que l’ethnographe commencera à noter plus précisément la prononciation et la signification du nom du saint :  

30) Notes  de  Hertz  concernant  l’enquête  linguistique    

 

   FRH-11, d.04, notes d’enquête au 8 rue de Tanger, « [Fedele] Coppis », vitrier, 41 ans, président de la

société de secours mutuel « La Valsoana »3

1 Marcel Cohen, Le parler arabe des juifs d’Alger, Paris, Librairie Honoré Champion, 1912. Sur le travail

de terrain de cet élève de Meillet, voir Josiane Boutet, « Marcel Cohen, l’enquête et les faits linguistiques, de 1908 à 1928 », Langage et société, 128, 2009/2, p. 31-54.

2 FRH-11, d.04, notes d’enquête dans le val de Cogne, « propriétaire à la Sylvenoire [alpéage]... ». 3 Nathalie Coppis, Le parcours des émigrés valsoani des Alpes aux toits parisiens : histoire de la création

d’un réseau d’entraide organisé. La société de Secours Mutuel "La Valsoana", Paris, Mémoire de maîtrise, Université de Paris 3, 2003, 107 p. Merci à l’auteure et à son père, Claude, de nous avoir aidé à identifier leur aïeul Fedele. Sur l’ancrage de la filière professionnelle des vitriers-miroitiers origininaires de Ronco dans le

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 Malgré ce peu d’intérêt initial pour les manières, localement différenciées, de dire Besse,

le nom du saint paraît rapidement central à Hertz. Dans une lettre du 15 septembre, on constate qu’il avance l’hypothèse folkloriste, relativement convenue, d’une « personnification » du rocher par le travail de ce qu’il nommait « l’imagination populaire ». Il s’était promis d’y travailler à son retour à Paris, confiant dans « l’étude de la toponymie alpine [qui] est, je crois, assez avancée »1. Cette imagination est celle dont parle Paul Sébillot lorsqu’il évoque, dans la plus pure tradition intellectualiste :

Les  rochers  qui,  vus  à  une  certaine  distance,  et  sous  un  éclairage  particulier,  éveillent  l’idée  d’une  figure  humaine  »  et  qui  ont  «  provoqué  sous  des  latitudes  variées,  des  “histoires  pour  expliquer”,  suivant  l’ingénieuse  définition  que  [Edward  B.]  Tylor  a  donné  des  légendes  qui  s’attachent  aux  phénomènes  dont  la  raison  échappe  aux  primitifs  et  aux  demi-­‐civilisés2.  

À son retour avenue de Versailles, Hertz entreprend donc une « recherche

étymologique » et, toujours dans son lexique, travaille activement à la « recherche d’éléments linguistiques » pour résoudre l’énigme du nom « Besse » : le mot a-t-il pu avoir un sens particulier avant qu’il ne devienne le nom du saint ? Dans ce cadre, l’idée d’une personnification du rocher est progressivement révisée. L’hypothèse de travail revient en effet à tenter d’établir le fait que « bess » fut d’abord un mot dont la signification s’est perdue – un nom commun – avant de devenir un nom propre :

Il  semble  bien  que   le  mot  besso  a  servi   jadis  à  désigner  un  rocher  ou  un  mont  escarpé.  Si  cette  hypothèse  est   fondée,   les  gens  de  Cogne  et  du  val  Soana  commettent  à   leur   insu  un  singulier  redoublement  d’expressions  quand  ils  parlent  du  Mont  de  saint  Besse.  Comme  il  arrive  souvent,  c’est  un  nom  commun  devenu  vide  de  sens  et,  par  suite,  transformé  en  nom  propre,   qui   a   mis   en   branle   l’activité   créatrice   des   légendes   et   qui   a   servi   de   noyau   à  plusieurs  personnalité  mythiques  différentes3.  

Hertz l’avance et la teste dès la fin septembre 1912 dans un premier courrier adressé au

« linguiste clairvoyant » qu’est Meillet : « j’ai un sentiment très fort », écrit-il, que « bess n’est pas un nom propre4 ». Cette intuition, cruciale pour établir la possibilité de dérivations phonétiques, le sociologue cherche à la fonder non seulement sur ses recherches étymologiques, mais aussi en se prévalant de son enquête de terrain sans laquelle les premières resteraient « en l’air ».

La compulsion des dictionnaires de langue et autres travaux de toponymie le conduit d’abord à noter l’extrême rareté de l’emploi du nom Besse comme prénom, alors qu’il est fréquent comme nom de famille ou de lieu aussi bien en France qu’en Italie ou en Suisse. De fait, seuls les habitants du Val Soana ont pour prénom Besse, bizarrerie telle qu’ils en changent lorsqu’ils émigrent (« Besse ça veut dire Laurent » lui ont expliqué les gens rencontrés rue de Tanger pour justifier qu’ils aient opté pour ce prénom en arrivant dans la

quartier parisien de La Villette, voir Judith Rainhorn et Claire Zalc, « Commerce à l’italienne : immigration et activité professionnelle à Paris dans l’entre-deux-guerres », Le Mouvement Social, 191, 2000 (2), p.58.

1 FRH-11, d.01, « Répondu le 15 septembre », minute d’une lettre R. Hertz à P. Giacosa. 2 Paul Sébillot, « Les rochers et les pierres », Le folk-lore de France, t.1, Le ciel et la terre, Paris, Librairie

orientale & américaine, 1904, liv. 3, chap. 4, p. 300. 3 FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 45. 4 FRH-11, d.06, copie d’un extrait de lettre envoyée à Meillet le 29 novembre 1912.

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grande ville1). Difficile donc de penser qu’un personnage historique appelé Besse et aujourd’hui totalement oublié, au point que nulle trace historique n’en ait été conservée, ait pu servir de « noyau » à une légende et à une « dévotion locale très fervente et très tenace » [170].

Abandonnant la piste du nom propre, l’apprenti linguiste cherche alors à démontrer que le nom bess est en fait un attribut du véritable sujet : « la roche primitive2 ». La toponymie suisse lui offre de précieux appuis tant les usages de besse pour désigner un sommet y sont nombreux. Hertz discute alors les interprétations des spécialistes. Il commence par éliminer une provenance possible selon laquelle besse vient du bas latin bissus (double, jumeau, fourchu) et désigne un sommet à deux pointes : de fait, le mont Besse n’a pas une telle forme. De même, il écarte la dérivation possible becca (bec) au motif qu’elle est exclue par la phonétique valsoanienne, ce que lui ont confirmé l’ancien instituteur de Ronco, F. Farina, mais aussi Benvenuto Terracini, un linguiste italien « qui s’occupe spécialement des patois de la montagne piémontaise » [170 note]. Reste alors une troisième possibilité également attestée : le « Munt della bescha » (Schafberg en allemand) se rencontre fréquemment dans le canton suisse des Grisons où il désigne les « hauts paturages de moutons ou les pointes qui les dominent ». Bescha est le pluriel du masculin besch, lui-même dérivé du latin bestia qui, dans la langue des bergers de montagne, « a pris une signification restreinte » au groupe pour désigner le bétail local par excellence : les moutons ou brebis [170]. Or la phonétique valsoannienne admet cette fois que le romanche besch ait pu donner la forme bess. Bref : « l’hypothèse la plus vraisemblable [lui] parait être celle qui voit dans le Mont-Bess un Rocher du mouton », comme il l’écrit à son vieil ami Roussel début 1913, au moment de mettre un point final à son mémoire3.  Comme on l’a entrevu, Hertz cherche à faire avaliser cette démonstration par ses

collègues spécialistes. Manifestement le linguiste Terracini souscrit à une argumentation que son interlocuteur n’hésite pas à renforcer en ajoutant à l’analyse linguistique la photographie du mont :  

[...]   je   vous   remercie  de   la   belle  photographie  du   rocher   ‘‘du  mouton’’  ;   on  peut   l'appeler  ainsi,  puisque,  après  les  explications  que  vous  me  fournissez  à  propos  de  la  graphie  de  bess,  vos  conclusions  paraissent  tout  à  fait  convaincantes4.  

 En revanche, et comme Hertz l’écrit lui-même dans le mémoire [172], l’allié durkheimien

et professeur du collège de France Meillet restera jusqu’au bout circonspect : s’il admet la possibilité que le mot du patois valsoanien signifiant mouton ait pu provenir du latin bastia, la démonstration lui semble demeurer intrinsèquement fragile : « possibilité phonétique n’est pas preuve » assène-t-il. La critique est forte de la part d’un membre éminent de L’Année sociologique. Mais plutôt que de suivre le linguiste dans ses doutes, on peut aussi estimer qu’il n’a guère été sensible aux efforts déployés par son jeune interlocuteur pour lui répondre. D’abord ce dernier construit une démonstration qui rend hommage aux principes d’analyse prônés par Meillet : la signification alpestre de bestia (besch/bess le mouton) est

1 FRH-11, d.04, notes d’enquête au 8 rue de Tanger, « [Fedele] Coppis ». 2 FRH-11, d.09, Saint Besse, étude d’un culte local alpestre, ms. cité, f. 42. 3 FRH-11, d.01, pi.17, lettre de R. Hertz à « mon cher ami », Paris, 9 février 1913. 4 FRH-11, d.01, lettre de B. Terracini à « Monsieur », Turin, 6 janvier 1913.

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adaptée au groupe social qui la porte1. Surtout il ne s’est aucunement contenté d’avancer la « possibilité phonétique » pour elle-même. Il l’a adossée à d’autres arguments, autant linguistique que, surtout, ethnographique.

Pour asseoir l’existence de bess comme nom commun, le sociologue souligne que si le mot n’existe plus (n’est plus parlé) « au sens propre de bête, de mouton », on peut encore le rencontrer sous un sens figuré pour désigner les personnes bêtes, « faibles d’esprit » [171]. Hertz tient désormais son information de première main, de la bouche même d’un vitrier originaire de Ronco, Fédele Coppis, qu’il a longuement interrogé à Paris : « bess » se dit d’une personne « un peu toquée, pas trop intelligente ». C’est « un nom du patois – ça n’existe pas dans le dictionnaire italien2 ». Bien sûr il n’y a toujours pas là, comme le note Meillet dans une lettre, une démonstration complète et définitive du « passage du mot [bestia] au genre masculin [bess, mouton ou idiot]3 ». Néanmoins avec le bess imbécile, Hertz peut a minima affirmer la coexistence du nom propre et d’un sobriquet bien plus commun.

Surtout, dans l’esprit de l’élève de Durkheim, la possibilité phonétique du « passage du mot au genre masculin » prend de la force dès lors qu’elle est replacée au cœur de l’enquête ethnographique déployée du côté de Cogne et dans le Val Soana. D’ailleurs l’argumentation épistolaire déployée pour convaincre Meillet repose autant sur les éléments étymologiques que sur l’inscription de la démarche linguistique dans la sociologie actuelle du culte. Dans la première lettre qu’il lui adresse, fin septembre 1912, Hertz discute par avance les critiques à l’égard une démarche suspecte d’être « suspendue en l’air » :

Je  crois  donc  qu’on  peut  affirmer  que  ce  nom  a  du  désigner  t[ou]t  caractère  du  rocher  sacré  dont   SB   n’est   que   la   personnification.   La   recherche   étymologique   n’est   pas   ici   en   l’air  comme  elle  le  serait  si  nous  ne  connaissions  SB  que  par  des  textes  ivréens.  Ce  n’est  pas  à  la  phonétique  que  je  demande  la  preuve  de  mon  étymologie  ;  bien  entendu,  il  faut  qu’elle  soit  possible  et  normale  dans  le  parler  du  groupe  considéré  (ce  qui  n’était  pas  le  cas  pour  becco  et   même   pour   becca)  :   mais   c’est   l’étude   de   choses   signifiées   qui   donne   à   une   simple  possibilité  phonétique  une  valeur  probante4.  

En quoi consistent ces « choses signifiées » ? Ce sont simplement les « légendes et les

rites » (« encore observés5 », souligne-t-il dans une lettre ultérieure) par et dans lesquels « le mont SB [qui se dresse au milieu de pâturage alpestre] est constamment associé aux brebis qui paissent alentours6 ». Autrement dit, ce qui rend vraisemblable la désignation « mont du mouton », c’est certes la possibilité d’une étymologie, mais surtout l’allusion constante au

1 En soutenant semblable proposition, Hertz s’inscrit parfaitement dans le sillage de Meillet lorsque celui-ci

avançait, dans son article « Comment les mots changent de sens » publié dans L’Année sociologique (9, 1906, p. 1-38) : pour comprendre le sens d’un mot, « il faut », entre autres méthodes, « marquer dans quels groupes sociaux le mot a été transmis, passant d’une langue particulière à la langue générale, ou inversement, ou même d’une langue particulière à une autre langue particulière » (p. 34). Cf. IMEC - Abbaye d’Ardennes, Collection Collège de France, MLT7.2, Antoine Meillet, Les causes sociales des faits linguistiques, ms, 1906, 76 p.

2 FRH-11, d.04, notes d’enquête au 8 rue de Tanger, « [Fedele] Coppis », vitrier, 41 ans, président de la société de secours mutuel « La Valsoana ».

3 FRH-11, d.01, Réponse d’A. Meillet à « Cher Monsieur », Paris, 30 octobre 1912 : « Le passage du mot au genre masculin m’inquiète un peu plus, et je vous avoue que je ne suis pas encore convaincu du tout. Possibilité phonétique n’est pas preuve ».

4 FRH-11, d.06, copie d’un extrait de lettre envoyée à Meillet le 29 septembre 1912, f. 1. 5 FRH-11, d.06, copie d’un extrait de lettre envoyée à Meillet le 19 octobre 1912, f. 1. 6 FRH-11, d.06, copie citée d’un extrait de lettre envoyée à Meillet le 29 septembre 1912, f. 1.

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registre pastoral dans la bouche des dévots comme dans les détails de la légende chrétienne. Dans ce cadre seulement, « le passage du “rocher des moutons” au “berger des moutons” est tout naturel ». Dans ce contexte spécifiquement, « La perte du mot bess = mouton a rendu facile la transformation du Mont des moutons en un Mont du saint berger de moutons, Besse »1. Plus tard Hertz développera encore l’argument : « On a dit : le saint bech comme on dit encore en Provence la sainte baume2 ». Et le sociologue de conclure sa première lettre :

Je   sais  que  c’est   là  un  peu  dangereux  ;  mais   il   semble  que  quand   la   recherche  d’éléments  linguistiques   s’appuie   sur   une   dérivation   préalable   établie   des   réalités   exprimées   par   le  nom,  on  ne  peut  pas  dire  qu’elle  soit  purement  arbitraire3.  

Nous pouvons résumer les choses en disant que l’hypothèse sociologique d’une véritable

religion du « mont sacré » va chercher un fondement du côté de la « linguistique sociale » qu’entend promouvoir Meillet, mais d’une linguistique armée d’une enquête ethnographique manifestement encore trop peu familière à tous les savants de l’époque inaccoutumés à une quelconque expérience de terrain.  

**   De fait, la lecture des tirés à part du mémoire suscite chez les collègues et amis de Robert

Hertz des réactions qu’on dira au mieux aimables, mais qui ne prennent guère au sérieux le travail réalisé. Parce qu’il reste, malgré tout, un « devoir de vacances », probablement aussi parce qu’il accorde une place inhabituelle à une parole populaire supposée trop facilement « irrationnelle », Saint Besse est perçu par les membres du premier cercle durkheimien comme un « passe-temps », ainsi que Mauss le désigne : un objet certes « charmant », mais aussi simple « œuvre de délassement, d’occasion4 ». Il estime que son ami a élaboré l’étude pendant une phase de découragement avant de se lancer dans la rédaction du monument en gestation, la thèse : « C’est à ce moment que, pour s’amuser, se distraire, relever cette oppression d’une trop grande œuvre, il écrivit et publia son charmant Saint Besse5 ». Et il n’est pas le seul lecteur pour lequel le texte suscite ce type de remarques, bien que certains soient plus intrigués que d’autres par le fait qu’« on y sent la connaissance directe des choses6 », comme consent à l’écrire Meillet. Maurice Halbwachs dit son intérêt pour le travail de critique hagiographique avant un commentaire lapidaire : « tu donnes une impression très curieuse de ce pays de montagnes et de ses habitants7 ». Paul Fauconnet écrit

1 FRH-11, d.06, copie d’un extrait de lettre envoyée à Meillet le 29 septembre 1912, f. 2. 2 FRH-11, d.06, copie d’un extrait de lettre envoyée à Meillet le 19 octobre 1912, f. 1. 3 FRH-11, d.06, copie d’un extrait de lettre envoyée à Meillet le 29 septembre 1912, f. 2. 4 Marcel Mauss, « In Memoriam. L’oeuvre inédite de Durkheim et de ses collaborateurs », L’Année

sociologique, n.s., 1 (1923-1924), 1925, p. 7-29 (la notice Hertz se trouve p.23-25), repris in Œuvres, vol. 3 : Cohésion sociale et divisions de la sociologie. Paris, Minuit, 1969, p. 493-495.

5 Marcel Mauss, « Note de l’éditeur [M. Mauss] précédant l’étude de Robert Hertz, “Le péché et l’expiation dans les sociétés primitives” », Revue de l’histoire des religions, vol. 86, 1922, repris in Œuvres, op. cit., p. 509-513.

6 FRH-11, d.01, carte d’A. Meillet à « Cher Monsieur », Paris, 3 octobre 1913. 7 FRH-11, d.01, lettre de M. Halbwachs à « Mon cher ami », Tours, le 13 octobre 1913.

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à la fois son amusement et son intérêt (son étonnement ?) devant le caractère vivant du travail :

Je   l’ai   lu   avec   beaucoup   de   plaisir.   Car   ce   n’est   pas   seulement   du   bon   travail,   soigneux,  historiquement,   géographiquement   et   sociologiquement   riche   d’idées   et   de   jolis   détails,  c’est  encore  très  amusant  et  le  lecteur  retrouve  l’impression  agréable  que  vous  éprouviez,  m’avez-­‐vous   écrit,   en   travaillant   sur   le   vivant.   Pour  moi   qui   travaille   sur   des   faits   d’une  extraordinaire  abstraction,  une  lecture  comme  celle-­‐là  est  une  halte  dans  une  oasis1  .  

Maxime David enfin résume bien l’ambivalence des jugements, entre plaisir et surprise

devant un objet manifestement inhabituel :  Vous  avez  su,  selon  votre  habitude,  faire  quelque  chose  de  fort  et  qui  va  loin  à  partir  d’une  question   bien   délimitée,   de   sorte   que   vous   délectez   à   la   fois   l’érudit   et   le   philosophe.   Et  puis,  c’est  vraiment  amusant,  et  vous  n’êtes  pas  assez  austère,  n’est-­‐ce  pas,  pour  prendre  en  mauvaise  part  ce  compliment2  .  

Manifestement, les collègues et amis de L’Année sociologique ne perçoivent pas tout ce

que l’article doit à la lecture attentive, ce même été 1912, des Formes élémentaires de la vie religieuse. Hertz mobilise pourtant en continu le vocabulaire et les notions forgées dans cet ouvrage paru au mois de juin. Il en va ainsi de l’idée d’« occlusion morale » par laquelle il pense la conservation de la figure du berger à Cogne, mais aussi évidemment celles de « représentation », d’« idéal », d’ « assemblée » ou de « mécanisme mental ». De la même façon, la question posée au chanoine d’Aoste dès le 24 août, formulée en termes de « sanctions », laisse deviner qu’il a beaucoup avancé dans sa lecture du livre :

Le   rocher   de   S.B.   est-­‐il   sacré  ?   Et   le   caractère   sacré   se   manifeste-­‐t-­‐il   par   des   interdits,  défense   d’abîmer   la   roche,   de   commettre   alentour   de  mauvaises   actions,   de   se   quereller  etc.  ?3  

Mais on peut aller plus loin encore dans la réception de l’ouvrage de Durkheim que

Robert Hertz a abondamment annoté. À l’évidence, tout le dernier point de son mémoire concernant justement « la genèse de saint Besse » est une manière de se remettre dans le sillage du maître après avoir retourné son schéma en s’intéressant d’abord aux pratiques pour aller vers les croyances quand Durkheim, lui, avait emprunté le chemin inverse, reléguant l’étude des pratiques rituelles à la dernière partie de son livre. En revenant au culte du rocher, « emblème et foyer de l’existence collective » des fidèles de la « tribu de saint Besse », Hertz livre un hommage transparent à l’œuvre scientifique et philosophique de son directeur de thèse. Par delà les justifications diverses qui lui restent toujours extérieures et secondaires, le cœur de la vie religieuse réside bien dans les moments de rassemblements collectifs qui confèrent au rocher sa sacralité. C’est la raison pour laquelle il importe de les observer en action et de les saisir in situ. On peut ici proposer l’hypothèse suivante : en dessinant, le jour même du 10 août, un petit croquis représentant les dévots donnant en procession un « tour au mont », Hertz non seulement signale l’importance immédiate qu’il reconnaît au rocher dans le culte, mais encore se donne un équivalent in vivo de la scène par laquelle Spencer et Gillen décrivaient les aborigènes Warramunga tournant autour du

1 FRH-11, d.01, lettre de P. Fauconnet à « Mon cher ami », Toulouse, 23 octobre 1913. 2 FRH-11, d.01, lettre de M. David à « Mon cher Robert Hertz », Chartres, s.d. [1913]. 3 FRH-12, d.01, brouillon de la lettre adressée à « M. le chanoine Fruttaz [sic] », 24 août 1912, 2 f.

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serpent Wollunqua. Une scène dont Durkheim avait fait l’illustration par excellence des « milieux sociaux effervescents » et de « l’effervescence » même de laquelle « paraît être née l’idée religieuse ».

31) Croquis  du  «  tour  du  mont  »  dans  les  notes  de  R.  Hertz  

FRH-11, d.04, notes d’enquête, « Le jour de la Saint Besse »

On ne sait pas si, le jour de la fête, l’alpiniste amateur avait déjà atteint le fameux

chapitre 7 du livre II des Formes élémentaires. Mais qu’importe. Qu’il ait lu le passage décrivant la scène du tour du serpent avant ou après le 10 août, l’observation de la Saint Besse ne pouvait que lui faire écho, même a posteriori. La dernière partie consacrée à la genèse du culte du rocher / mouton vient parfaire la démonstration du maître : loin d’être un folklore de paysans arriérés, la Saint Besse, parce que le culte du rocher s’y donne à voir, constitue un précieux observatoire pour saisir à l’œuvre les modalités par lesquelles « des formes très anciennes de vie religieuse » ont puissamment aidé à constituer des groupes sociaux conscients d’eux-mêmes et de leur identité collective.

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Août 1912 – août 1914 : Un studieux entre-deux (Stéphane Baciocchi et Nicolas Mariot)

Les Mayennais des tranchées de 1915 ont-il quelque chose en commun avec les

Valdotains et les Valsoans de l’été 1912 ? Autrement dit, comment justifier le fait d’éditer conjointement ces deux articles a priori fort éloignés l’un de l’autre ? Pour paradoxal que puisse paraître le rapprochement, c’est sans doute celui existant entre les deux groupes indigènes qui permet le mieux de tisser le lien. Mais avant d’établir le parallélisme et la continuité des deux enquêtes sous cet angle, un autre élément, chronologique, les unit : de 1912 à 1914, Robert Hertz poursuit sans relâche ses travaux de « sociologie religieuse » ; dans ce cadre, qui est celui de la seconde section de L’Année sociologique animée par Mauss et Hubert, il ne cesse d’approfondir ses « recherches de folklore ».

Saint Besse à peine achevé, il reprend des travaux de recherche dont on constate alors

combien ils font système les uns par rapport aux autres : loin d’être un écart, un excursus de vacances, l’enquête à Cogne intègre, dans le sillage ouvert par la publication des Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), un projet scientifique pleinement cohérent du point de vue des questions qu’il soulève. Le début de l’année 1913 le voit « se mettre à sa thèse très sérieusement », écrit Alice à sa belle-mère1. Le 9 février, il annonce lui-même à son ami Pierre Roussel avoir rédigé six pages qu’il espère définitives2. À la fin de l’année, le 11 décembre, il annonce à Lucien Herr que, « suivant votre conseil », il a porté son manuscrit « chez Durkheim hier matin » et que, « en principe, l’idée de tirer parti de ce travail pour une thèse ne lui a pas déplu3 ». Le travail est ici essentiellement historique, sur fiches, puisque Hertz s’intéresse au « système pénitentiel chrétien des premiers siècles » et aux questions de mythologie gréco-romaine. Mais l’apprenti sociologue n’en délaisse pas pour autant les recherches folkloriques. Celles-ci doivent être intégrées dans un dessein intellectuel d’ensemble où les rituels du christianisme antique et leurs traces contemporaines, dans les pratiques même des fidèles, se répondent et s’éclairent mutuellement.

D’un côté, il développe une étude sur l’histoire des légendes, croyances et pratiques

populaires attachées à des lieux naturels dans laquelle il élargit, à travers une mise en série, les problèmes d’interprétation soulevés par l’énigme du nom Besse et le culte du rocher. En témoigne la lettre adressée en mai 1913 à l’un de ses correspondants érudits locaux, où l’on retrouve le type de questions posées lors de l’enquête à Cogne :

Monsieur,  voulez-­‐vous  me  permettre  de  m’adresser  à  vous  pour  un  renseignement  en  vue  d’un   travail   de   folklore   que   j’achève   en   ce  moment.   Il   existe   près   d’Arinthod   un   lieu-­‐dit  Saut-­‐Mortier.  Ce  nom  est-­‐il  considéré  comme  l’équivalent  de  «  saut  de  Mortier  »  ?  Désigne-­‐t-­‐il   un   lieu   escarpé,   rocher,   gorge,   cascade  ?   Mortier   est-­‐il   le   nom   d’un   personnage  

1 FRH-02, d.05, pi.48, lettre d’A. Hertz à « Ma chère maman, vous ... », Paris, 4 mars 1913. 2 FRH-06, d.03, pi.17, lettre à « Mon cher ami », Paris, 9 février 1913. 3 FNSP, Fond L. Herr, LH2 d.1, lettre à « Mon cher ami », Paris, 11 décembre 1913. Il s’agit soit de son

introduction intitulée Le péché et l’expiation dans les sociétés primitives, soit de son manuscrit aujourd’hui perdu sur le Mythe d’Athènes.

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historique  ou  légendaire  connu  dans  le  pays  ?  Existe-­‐t-­‐il  une  tradition  populaire  expliquant  l’origine   du   nom  :   saut  Mortier  ?   Si   par   hasard   ce   lieu   faisait   l’objet   de   sentiments   ou   de  pratiques   d’un   caractère   religieux   ou   superstitieux,   je   vous   serais   bien   obligé   de   me   le  signaler  aussi1.  

Ou le questionnaire, très proche, qu’il envoie le même jour à son ami fabien Fred Dodd

en le questionnant à propos des « sauts du diable » du Surrey dont il a entendu parler :

1/   The   exact   situation   of   one   or   two   of   these   places.   2/   The   character   of   the   place   thus  named  (rock  –  or  narrow  gorge  ?  ?).  3/  The   legend  of   the  devil’s   jump  which   justifies   the  appellation  (naturally  I  want  the  popular  legend,  such  as  would  be  told  by  old  uncultured  people)2.  

Comme Robert le laisse entendre lui-même, une première version de son étude sur le

Mythe d’Athènes est très probablement achevée lorsque la guerre éclate. Le 2 novembre 1914, il demande à son épouse de ne pas s’inquiéter pour « [s]on manuscrit », entre les mains (pour relecture ?) de son ami Roussel à Nancy : « il n’y a aucune raison pour qu’il soit perdu, Nancy n’ayant pas souffert. Et puis, au pis aller, j’ai toutes les notes nécessaires et pourrais le reconstituer, si j’en ai le loisir.3 » Le 22, son condisciple lui confirme directement qu’il « conserve toujours le manuscrit », à la cave après un bombardement. Le 3 mai 1915, après une première lettre de condoléances, Roussel écrit à Alice vouloir renvoyer le manuscrit inachevé à Paris, proposant son aide si une publication était envisagée :

Je   ne   sais   s’il   vous   a   fait   connaître   ses   désirs   relativement   à   cette   œuvre   inachevée.   Il  l’aurait   profondément   remaniée   avant   de   la   livrer   à   la   publicité.   Pour  moi   j’ai   trouvé   un  charme  infini  dans  ce  travail  de  premier  jet,  conçu  comme  un  essai  et  librement  écrit.  Nul  désormais  n’a  le  droit  d’y  apporter  des  retouches.  Si  sa  volonté  était  que  tout  ce  labeur  ne  fût  pas  perdu,  ce  qui  me  semble  navrant,   il   faudrait  seulement  ajouter  les  notes  qu’il  a  dû  classer  avec  soin  selon  son  habitude4.    

On ne sait hélas pas ce que ce texte est devenu. Enfin Hertz continue à profiter de ses vacances pour « faire du folklore » direct et vivant.

L’été 1913 le trouve cette fois dans les Alpes du Sud, pensionnaire du « Grand Hôtel » d’Abriès, « la perle de la vallée du Queyras » comme l’indique l’entête touristique de la longue lettre envoyée à sa mère le 28 juillet. Certes, Alice « a mis du temps à s’y faire », jugeant la vallée trop encaissée et ne permettant pas de voir de hautes montagnes. Le lieu n’est pas non plus « un bon centre d’alpinisme », et la famille souffre terriblement de la poussière. Enfin Robert lui-même estime que, « de [s]on point de vue de chasseur de vieux cultes et de vieilles légendes, c’est un pays un peu trop civilisé : les gens sont instruits, enrichis par l’émigration en Amérique et très détachés des anciennes croyances ». Pourtant même là, « il reste beaucoup de choses à trouver ; je suis plusieurs pistes au bout desquelles j’espère bien rencontrer quelque gibier ». Et de fait, le couple a déjà sauté sur une nouvelle occasion, un autre pèlerinage paroissial en pleine montagne, à 2500 mètres d’altitude.

1 FRH-10, N01.01, lettre de R. Hertz à « Monsieur » [Vincent Delaluxière], Paris, 11 mai 1913. 2 FRH-06, d.01, pi.54, lettre de R. Hertz à « My dear Fred », Paris, 11 mai 1913. 3 FRH-04, d.01, pi.33, lettre de R. Hertz à « Chère femme », 2 novembre 1914. 4 FRH-17, d.04, pi.56, lettre de P. Roussel à « Chère madame » du 3 mai 1915.

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Contrairement à Cogne, où il n’avait observé la procession qu’à bonne distance, Robert écrit à sa mère que cette fois-ci, à Ceillac, « je ne dis pas : vu, mais vécu et fait un très intéressant pèlerinage ». Alice et Robert, après une nuit dans une grange sur la paille, partent et grimpent trois heures durant avec les dévots, les écoutant psalmodier. Robert discute évidemment avec le curé. Il observe de nouveau le décalage entre sa perception du pèlerinage (« une sinistre corvée ») et celle des montagnards qui, au contraire, attendent beaucoup du « contact direct » avec sainte Anne. Au sommet, l’expérience de Besse est de nouveau présente : la colonne processuelle où se trouve Robert est rejointe par celle venue d’une paroisse d’un autre versant de la montagne. Là comme sur l’alpe du mont Fautenio, défis et jeux (courses, sauts) opposant les hommes des deux paroisses, mais aussi défilé commun, par sexe et par âge, réunissant cette fois l’ensemble des participants en un groupe unique. « À peu près les seuls touristes du lot », Alice et Robert sont adoptés, et doivent notamment boire le vin que leur offrent « les camarades ». Comme à Cogne encore, le pèlerinage est aussi l’occasion, pour les émigrants en vacances, de faire étalage de leur lointaine réussite. Et Robert de conclure : « Je vous raconte toutes nos petites histoires. Nous vivons tellement là dedans qu’il nous semble que c’est intéressant. Piccolo mondo antico ! »1.

Le rythme des collectes se maintient. Au printemps suivant, le sociologue écrit à sa

mère : « je me demande si je ne profiterais pas de ces vacances [Pâques 1914] pour faire quelques recherches de folklore (qui ne m’obligeraient pas à quitter Alice et Antoine si nous nous installons en un centre propice). Enfin ! Nous déciderons cela d’ici peu2. » De fait, même la guerre ne vient pas interrompre cette chasse.

Sans surprise, elle saisit le couple, de nouveau, dans ses excursions alpestres. Depuis le début du mois de juillet 1914, Robert et Alice sont en vacances à l’hôtel Splendide aux Praz à Chamonix3. Le 28, Robert poste une dernière lettre à sa sœur Cécile Fleurette depuis le même hôtel. Il lui explique ses regrets :

[…]   Ce   ne   sont   pas,   tu   le   sais,   les   vacances   dont   nous   aurions   rêvé.   Trop   de  monde,   pas  assez   de   recul   dans   cette   vallée.   Et   puis   nous   étions   tiraillés   entre   notre   tante   et   notre  cousin   de   Californie,   les   Gardiner   anglo-­‐finlandais,   Paul   Gluge   (gentil   mais   gringalet   au  physique   et   au  moral),   etc.   Enfin   cela   s’est   passé   et   nous   avons   passé,   dans   cette   horde  bigarrée,   des  moments   agréables   et   gais.   Ils   sont   tous   expédiés  depuis   ce  matin  dans   les  directions   les   plus   variées   et   nous   en   éprouvons   du   soulagement.   Mauss   est   venu   les  remplacer,  mais  il  ne  nous  gênera  pas.    

Le couple envisage encore sérieusement de rejoindre une autre sœur de Robert et son

mari, les Mantoux, à Pralognan. Ce n’est qu’à la toute fin de la lettre que l’ombre du conflit fait irruption :

1 C’est Robert qui souligne. FRH-02, d.05, pi.49, lettre à « Ma chère maman » du 28 juillet 1913. Sur ce

pèlerinage au lac et chapelle de saint Anne, voir Arnold Van Gennep, « Les processions annuelles en haute montagne », Le folklore des Hautes-Alpes. Étude descriptive et comparée de psychologie populaire, Paris, G.P. Maisonneuve, « Les littératures populaires de toutes les nations » - 8, 1946, p.327-329.

2 FRH-03, d.02, pi.01, lettre à « Ma chère maman », Paris, 6 mars 1914. 3 FRH-03, d.02, pi.02, lettre à « Ma chère maman », elle-même villa Ker Odette à Morgat, près de Brest,

Les Praz de Chamonix, 19 juillet 1914.

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Nous   avons   été   dominés,   ces   derniers   jours,   comme   tout   le   monde,   par   la   pensée   de   la  guerre  et   je  me  suis  demandé  plus  d’une   fois   si  mon  prochain   lieu  de  villégiature  n’allait  pas   être   Verdun,   où   je   dois   être   le   troisième   jour   de   la   mobilisation.   Aujourd’hui   les  nouvelles   paraissent   plutôt   meilleures  :   il   semble   que   ce   ne   doive   pas   encore   être   pour  cette  fois.  Tant  mieux  !1  

Deux jours plus tard, le 30, il est en route et arrive au corps sur la place de Verdun le 2

août. Il reste une quinzaine de jours en caserne avant d’aller cantonner dans les forêts environnant Bras-sur-Meuse. Pourtant malgré son envie d’en découdre, la situation ne l’enchante guère. C’est qu’il n’est pas « parmi les “heureux”, les élus, qui en ce moment sont engagés dans l’action et donnent leur vie » [31/08/1914, p. 492].

Les raisons de ce mécontentement tiennent à sa situation militaire. Jusqu’à la réforme de

1905 généralisant à tous les conscrits aptes un service actif de deux ans, les étudiants peuvent faire jouer la possibilité de n’effectuer qu’un an au lieu des trois prévus par la loi de 1889. La plupart des élèves normaliens optent pour ce service court et sont incités à l’effectuer le plus rapidement possible, avant même de débuter leur scolarité. R. Hertz est dans ce cas : dès sa réussite au concours 1900 connue, il devance l’appel d’un an pour « expédier » ses obligations militaires. Le 12 novembre 1900, il est incorporé au 132e Régiment d’Infanterie (RI) de Reims, et « envoyé dans la disponibilité » le 23 septembre suivant, « au bénéfice de la dispense de l’art. 23 comme étudiant ». Bien qu’il ait obtenu sans difficulté, à l’issue d’une première période obligatoire d’exercices en juillet 1903 (deux autres suivront en septembre 1906 et mai 1909), le « certificat d’aptitude à l’emploi de chef de section dans la réserve » indiquant qu’il est « capable de remplir les fonctions de sous-lieutenant ou adjudant »3, Robert ne donne pas suite. Il reste jusqu’en 1914 le simple sergent qu’il est depuis mai 19024.

À la déclaration de guerre, les conséquences de ces choix sont importantes : recensé par

l’armée dans la classe 99, le sous-officier Hertz se retrouve mobilisé dans un régiment de l’armée territoriale à laquelle il appartient depuis octobre 1913, le 44e Régiment d’Infanterie Territoriale, avec des hommes tous nés au plus tard en 18805. S’il avait effectué son service à l’âge normal, pour ses vingt ans en 1901, il serait parti avec la réserve de l’active, bien plus près des combats auxquels il aspire. Mais le plus souvent, les territoriaux, eux, ne « marchent » pas : l’armée les destine essentiellement à l’entretien de l’arrière-front et à des

1 FRH-03, d.01, pi.02, lettre à « Ma chère Cécile », Les Praz de Chamonix, 28 juillet 1914. 2 Les références entre crochets renvoient aux lettres éditées dans Un ethnologue dans les tranchées. Lettres

de Robert Hertz à sa femme Alice, Textes présentés par Philippe Besnard et Alexander Riley, avec des préfaces de Jean-Jacques Becker et Christophe Prochasson, Paris, CNRS Éditions, 2002.

3 FRH, carton non classé, certificat d’aptitude délivré le 14 août 1903 par le 132e RI. 4 Ces éléments de carrière militaire sont tirés de son dossier au SHD, 5 Ye 114 110. 5 La durée du service actif est de trois ans de 1889 à 1905, ramenée à deux ans à cette date, puis de nouveau

allongée à trois années avec la loi de 1913. Celle-ci impose un service complet de 28 années à partir de l’âge de 20 ans : 3 années dans l’armée active, 11 années dans la réserve de l’active (en gros jusqu’à 34 ans), puis encore 14 années dans l’armée territoriale (7 ans) et sa réserve (7 ans encore), soit une démobilisation effective à l’âge de 48 ans. Voir par exemple (Capitaine) H. Mingat, Des Obligations militaires imposées aux hommes des réserves en temps de paix et en cas de mobilisation, Paris, Charles Lavauzelle, 1914.

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tâches de ravitaillement en matériel1. Le sergent Hertz regrette sa condition : « Je souffre de cette immunité comme d’une humiliation. […] mon inaction me pèse », écrit-il à Alice le 28 septembre [p. 65]. D’autant que, sensiblement plus jeune que la plupart des soldats qui l’entourent, il estime très vite qu’ils sont à l’image du régiment : trop en retrait. Trois jours plus tôt, il expliquait ainsi qu’à chaque fois qu’il dit aux autres considérer que « [s]a place serait ailleurs, là où la réalité brutale met les âmes à nu », il y a toujours « une autre voix qui [lui] répond », et souvent par l’organe de son ami et collègue le sergent Chiffert :

Pas  de  zèle,  mon  vieux,  sais-­‐tu  ce  que  tu  vaux  comme  guerrier  ?  Tu  n’y  vois  pas  trop  clair  avec  tes  binocles,  tu  n’es  pas  chasseur,  pas  très  bon  tireur,  tu  crois  que  tu  saurais  tenir  sous  la  mitraille  et  affronter  la  mort  sans  broncher,  mais  ça  ne  suffit  pas.  Il  faut  avoir  le  sens  de  la   guerre,   la   vocation,   si   l’on  veut   le   faire   à   l’élu.  Tant  qu’on  ne   fait  pas   appel   à   ta  bonne  volonté,   reste   tranquille  à   la  place  que   le  sort   t’a  assignée,   tu  auras  d’autres  occasions  de  servir,  etc.  [25/9/1914,  p.  64].  

Ces différences de perception de ce que doit être l’engagement de chacun n’empêchent

pourtant pas Hertz de manifester de l’intérêt pour leurs aptitudes. « Heureusement que comme sergent, je ne sers que de contremaître […]. J’admire le savoir-faire des braves Meusiens ou des ouvriers parisiens dégourdis et habiles qui composent notre compagnie », écrit-il le 21/08/1914 [p. 45]. C’est auprès d’eux qu’il relance ses activités de folkloriste. Dès septembre 1914, il envoie à Alice des notes sur saint Rouin et saint Florentin, désignant au passage ses informateurs parmi les soldats qui l’entourent. Guère de différences ici avec les feuillets noircis au crayon sur l’alpe de Cogne. De nouveau, l’ethnographe prolonge son « questionnaire Saint Besse » en cherchant à recueillir les « histoires populaires » des saints, ce que les dévots en attendent, ou encore si leurs prénoms sont portés localement :

Paul  Gauthier,  bûcheron  de  Futeau  (Argonne).    À   quelque   distance   de   Futeau,   il   y   a   la   fontaine   de   S.   Roin.   On   y   allait   autre   fois   en  procession.   Maintenant   on   n’y   va   plus   guère   à   la   fête,   une   dizaine   au   plus.   Ceux   de   Ste  Ménehould   y   viennent,   mais   chez   nous   on   ne   se   dérange   plus,   c’est   trop   près,   on   aime  mieux  aller  à  Benoitevaux  [Benoîte-­‐Vaux]  (À  Benoitevaux  j’ai  vu  la  sainte  grandeur  nature  et   l’inscription  dit  que  c’est   là  que  sainte  Benoite  a  eu  ses  premières   inspirations).  Sur  ce  qu’était  S.  Roin  et  quand  il  a  vécu,  je  ne  suis  pas  assez  savant  pour  en  parler.  On  buvait  de  l’eau   à   la   fontaine.   Elle   guérissait   les  maladies,   en   tous   cas   ce   qui   est   sûr   c’est   qu’elle   ne  donnait  pas  la  colique  comme  d’autres  fontaines.  À  la  fête  du  dimanche  qui  suit  la  nativité  de   la  vierge   le  8  septembre,   il  y  a  une   fête  comme  dans  tous  nos  villages,  et  on  expose   le  crâne  de  S.  Roin,  sans  doute  c’était  un  ancien  chef  du  pays2.  Caporal  Perrin,  de  Bonnet,  sur  la  ligne  entre  Bar-­‐le-­‐Duc  et  Neufchâteau  Fête   de   S.   Florentin.   Il   y   avait   un   grand   rapport     près   de   la   fontaine   à   100   ou   150  m   de  l’église.   S.   Florentin   était   le   fils   d’un   roi   d’Ecosse  mais   il   a   quitté   sa   dignité   pour   faire   le  

1 Cette distinction entre actifs et réservistes d’un côté, et territoriaux de l’autre est celle, théorique, de la

mobilisation en 1914. À partir de 1915, elle devient plus floue puisque certains bataillons territoriaux se retrouvent eux aussi engagés dans les combats, ou assez proches pour subir les bombardements.

2 Selon Serge Bonnet, les Allemands quittèrent l’ermitage de Saint Rouin le 13 septembre 1914. Le bâtiment fut transformé par l’armée française en hôpital de secours et ce n’est qu’en 1919, après six années d’interruption, que la fête populaire (« rapport ») et le pèlerinage du 17 septembre furent relancés par l’annonce suivant laquelle « les reliques de saint Rouin ont été sauvées des Boches ». Voir « Fêtes populaires à l’ermitage », Histoire de l’ermitage et du pèlerinage de Saint-Rouin, Bar-le-Duc, Impr. Saint-Paul, 1956, p.51-74 et p.160. Sur l’ « invention » du pèlerinage de Bonneval au XIXe siècle et la « fontaine des malades », ibid., p.85 sq.

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berger  de  cochons.  C’est  bon  d’être  croyant,  mais  c’est  malheureux  les  bourdes  qu’on  vous  raconte.  On  dit  qu’un  matin  il  est  parti  au  réveil  avec  son  troupeau  de  cochons,  il  est  allé  à  Langres  qui  est  à  140  kil  et  il  était  de  retour  pour  le  coucher  du  soleil.  Un  autre  jour  il  s’est  endormi,  a  posé  sa  besace  et  planté  près  de  lui  son  bâton  de  berger.  Et  voilà  que  quand  il  se  réveille   son   bâton   était   tout   fleuri.   Il   le   retire   de   terre   et   du   trou   sort   la   source   de   S.  Florentin.   On   y  menait   boire   les   fous   le   jour   de   la   fête.   Et   puis   on   les   conduisait   dans   la  chapelle   près   de   l’église   et   on   les   faisait   passer   sous   le   grand   autel   de   S.   Florentin.   Une  grande  pierre  avec  le  saint  couché  dessus  avec  une  grande  barbe,  quand  on  ne  sait  pas,  ça  fait  peur.  La  pierre  est  toute  usée  en  dessous  tant  il  y  en  a  de  fous  qui  y  ont  passé.  Si  on  en  mettait  une  nouvelle,  elle  ne  serait  plus  si  usée.  Puis  on  les  menait  à  l’église,  on  les  couchait  sur  des  lits  et  on  les  liait.  Il  y  avait  des  sœurs  pour  les  soigner  :  et  mon  père  m’a  toujours  dit  que  pendant   l’office  on  n’entendait   jamais   les   fous  crier.   Il   y  a  des   images   tout  autour  de  l’église   pour   raconter   la   légende.   Il   n’y   a   pas   un   seul   homme   à   Bonnet   pour   s’appeler  Florentin1.  

Le 6 octobre, il évoque de nouveau ces questions sur le folklore local alors qu’il s’ennuie

dans l’arrière-front :

L’automne  est  décidément  venu  —  brouillard  —  et  depuis  hier   la  pluie.  Nous  continuons,  sans  grande  conviction,  à  remuer  la  terre,  et  à  porter  des  gazons.  Les  journées  sont  longues  —  mais   je   ne   suis   pas   de   ceux   qui   s’ennuient,   d’abord   je   lis   un   peu  —   et   puis   je   trouve  toujours  de  l’intérêt  à  écouter  causer  les  hommes  entre  eux.  Parfois  je  recueille  des  bribes  de   folklore   argonnais   ou   lorrain   et   cela   me   fait   penser   aux   enquêtes   menées   dans   ta  compagnie,   chère   femme.  Et   leurs  propos  sont   toujours  savoureux  et   instructifs   [Lettre  à  Alice,  6/10/1914,  p.  71].  

Dans la suite de la lettre, l’observateur détaille ce qu’il perçoit être l’ambivalence de ces

hommes de la campagne. D’un côté, explique-t-il, ils sont de véritables entrepreneurs : « ils parlent de leurs affaires, de leur travail. On voit combien le type du campagnard a changé : c’est un commerçant — quand il a de l’argent, il ne s’achète pas de la terre, mais des valeurs et il est remarquablement au courant ». Mais sous un autre aspect, ils restent des hommes qui savent les choses de la nature :

Ils  connaissent  tout  des  bois  :  ils  m’ont  montré  les  trous  de  renards  avec  auprès  la  place  où  ils  mangent  et  l’arbre  où  leurs  petits  s’amusent.  Il  paraît  que  les  renards  chassent  (le  lièvre)  deux  par  deux  —  l’un   le  poursuit,   l’autre   l’attend  à  un  détour  de   la  coulée,  mais  habiles  à  s’entendre   pour   faire   du   butin,   ils   se   le   disputent   régulièrement   une   fois   qu’ils   l’ont.   Ils  savent  que  le  blaireau  n’est  pas  encore  entré  dans  son  trou,  “il  est  dans  les  raisins,  mais  il  commence   à   être   gras”,   et   va   bientôt   pouvoir   vivre   sur   ses   réserves   et   hiverner.  On   voit  passer  des  troupes  d’oiseaux  qui  émigrent,  notamment  des  étourneaux  [6/10/1914,  p.  71].  

Mais ces premiers enquêtés soldats ne sont pas, on le constate, les Mayennais des chants

d’oiseaux. Quelques jours plus tard en effet, le sergent sociologue se porte volontaire pour rejoindre un régiment de la réserve. Évidemment la hiérarchie accueille favorablement la proposition : dès le 22 octobre 1914, Robert est officiellement versé dans une compagnie du 330e régiment d’infanterie, réserve du 130e RI encaserné avant-guerre à Mayenne, sous-

1 FRH-04, d.01, pi.08, note non datée, automne 1914, classée entre les lettres des 22 et 23 septembre 1914.

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préfecture du département du même nom. Il lui faut quelques semaines pour s’adapter, au point qu’il en vient presque à regretter ses anciens compagnons territoriaux :

De   l’inertie.   Voici   la   réponse   d’un   de   mes   caporaux.   Je   lui   donne   l’ordre   (ayant   à  m’absenter)   d’amener   la   section   à   telle   heure   à   tel   point   pour   le   travail.   Il  manifeste   de  l’embarras.  Je  lui  dis  :  he  bien  quoi  ?  Je  compte  sur  vous.  Sergent,  moi  je  voulions  bien,  si  les  hommes,   eux,   ils   vouliont   bien   m’écouter.   Inénarrable.   Les   Meusiens   sont   autrement  soldats.   Sachant   commander,   sachant   obéir.   Ceux-­‐ci,   mi   normands,   mi   bretons,   terriens  commerçants,  plus  aptes  aux  tractations  de  la  foire  et  au  travail  de  la  terre  et  aux  beuveries  de  bolées  qu’au  métier  de  guerrier  et  à  sa  rude  hiérarchie.  

Plus loin Robert poursuit l’examen en décrivant un autre de « ses » nouveaux

Mayennais :

Nul  respect.  Un  gros  petit,  toujours  rieur,  pâteux,  n’arrive  pas  à  appeler  les  gradés  par  leur  grade  et  à  les  vouvoyer.  Il  m’interpelle  “Dis  donc,  Hertz…”.  Ce  n’est  pas  de  l’irrespect,  c’est  le  manque  de  ce  sens  spécial  qu’est  le  respect.  Combien  différents  mes  meusiens  de  là-­‐bas  qui   savaient   si   délicatement   nuancer   leur   déférence   d’une   gentille   camaraderie.   Ceux-­‐ci  sont  familiers  et  bonasses1.  

Indice de son extériorité au groupe, le sociologue ne nomme pas (encore) ses

interlocuteurs. Il est manifestement étonné sinon choqué par leurs attitudes, plus encore qu’il a pu l’être en arrivant sur le front en août. Pourtant une fois de plus, il s’efforce de dépasser ses préventions initiales :

De  voir  partir  tous  les  gars  venus  du  44,  de  rester  seul  avec  ces  gars  mayennais2,  j’en  étais  venu  à  repenser  avec  plus  d’intensité  à  “autre  chose”  [un  poste  de  traducteur],  mais  je  me  suis  de  nouveau  habitué  à  mon  sort.   Je   comprends  mieux  ces  paysans  d’une  pâte  un  peu  épaisse,  quoi  que  malicieux  et  narquois,  jouisseurs  –  mais  solides  et  dociles3.  

Ce n’est pas faute de faire des efforts pour s’intégrer. Très vite en effet, curiosité et

intérêt ont repris le dessus. Dès le 30 octobre, Robert indique que certains de ses hommes « ont bien voulu [lui] montrer » les journaux de route que « beaucoup de soldats du 330 tiennent depuis le début de la campagne » [p. 88]. Deux jours plus tard, il précise : « C’est une joie pour moi de découvrir [mes camarades] et de me mettre à leur école et sous leurs ordres – quel contraste avec la race d’abrutis et d’écrasés que nous a dépeinte Pierre Hamp [écrivain prolétarien et militant SFIO proche de Péguy avant guerre] » [1/11/1914, p. 92]. Le 24 novembre, il ajoute :

De   jour  en   jour   je  m’attache  davantage  aux  gars  de   la  Mayenne.   Ils  ne  crânent  pas,   ils  ne  cherchent  pas  à  se  distinguer  –  ils  ne  le  font  pas  aux  héros,  mais  ils  ne  se  plaignent  pas,  ils  acceptent  tout  –  même  mieux  que  les  Meusiens  –  et   je  crois  qu’ils  ne  se  déroberont  pas  –  doux,  solides,  joviaux.  Les  hommes  sont  faciles  à  vivre  par  ici  –  non  point  tant  parce  qu’une  grande  pensée  les  domine  et  étouffe  les  égoïsmes  […].  Mais  surtout  ce  qui  rend  la  vie  douce  

1 FRH-04, d.01, pi.43, lettre à « Chère Alice » du 19 novembre 1914, non publiée. 2 Certains des territoriaux venus avec lui au 330e RI sont finalement renvoyés dans d’autres unités. R. Hertz

« bénéficie » de l’aide d’un de ses supérieurs qui demande à le « garder ». 3 FRH-04, d.01, pi.43, lettre à « Chère Alice » du 19 novembre 1914, non publiée.

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et  la  discipline  facile,  c’est  qu’il  n’y  a  pas,  ou  presque  pas  d’alcool  parmi  nous  et  que  la  vie  sexuelle  est  abolie  [24/11/1914,  p.  119-­‐120].  

On ne sait pas précisément quand Robert a repris sa collecte de folklore auprès des

hommes du 330e RI. Mais c’est probablement entre décembre 1914 et janvier 1915 qu’elle bat son plein, dans ces journées froides et sombres où il n’y a pas grand-chose d’autre à faire, dès le soleil tombé, que de parler ensemble. Le 24 de ce premier mois de 1915, Robert adresse une courte carte où il a noté, probablement autant pour lui que pour sa femme, quelques mots entendus de la bouche des soldats à propos de leur perception des fossiles : « Nous avons trouvé des coquillages pétrifiés dans la glaise. “ça vient du temps du déluge” dit l’un ; “du temps que l’bon Dieu était p’tit gars” dit l’autre1 ». Une semaine plus tard, le 1er février, il annonce sur une autre petite carte des armées : « Figure toi que je recueille du folk-lore mayennais ; je t’enverrai mon joli butin dès que je le pourrai2 ». Le lendemain, il y revient en évoquant le souvenir de Cogne :

Il  faut  encore  que  je  complète  et  vérifie  certains  points  et  je  te  l’enverrai  —  peut-­‐être  cela  t’amusera  et  puis  cela  te  rappellera  ton  folkloriste  de  mari  qui  t’a  tant  ennuyée,  jadis,  avec  ses   enquêtes.   En   procédant   à   celle-­‐ci   je   me   rappelais   nos   “campagnes”   de   Cogne   et   de  Molines   (Saint   Simon)   et   de   San   Chiaffredo   à   Crissolo   où   je   t’ai   fait   endurer   la   pluie   et  l’ennui  en  scrutant  des  pierres  dégradées  par  des  carabiniers   italiens  …  que  de  souvenirs  fleuris  !3  

Dans la deuxième quinzaine de février, Alice reçoit un cahier, acheté à Verdun, contenant

les notes sur les dictons : elle accuse réception dans une carte datée du 244. Le 7 mars enfin, Hertz envoie la lettre que Paul Sébillot publiera en introduction à l’article sur les contes et dictons. Il y explique ajouter « un supplément à ma collection de dictons. Tu voudras bien ranger ces petites fiches à leur place dans le cahier que je t’ai envoyé » :

J’ai  eu  particulièrement  du  plaisir  à  recueillir  les  discours  des  oiseaux,  je  ne  me  rends  pas  compte   de   ce   qu’il   y   a   d’inédit   et   d’original   là-­‐dedans.   Je   sais   que   beaucoup   ont   déjà   été  publiés,  mais  c’est  un  domaine  où  les  moindres  variantes  ont  leur  intérêt.  Tu  te  rappelles,  une   fois   je   t’ai   rapporté   de   la   Bibliothèque   quelques   notes   sur   le   chant   des   oiseaux,  extraites   du   livre   de   Rolland   sur   la   Faune   populaire   de   la   France.   Mais   comme   c’est  différent  de  les  recueillir  de  la  bouche  même  des  campagnards,  de  cueillir  les  fleurs  toutes  fraîches  au  lieu  de  les  extraire,  pâlies  et  séchées,  d’un  herbier  poudreux5.  

C’est encore dans cette lettre qu’il demande à Alice de gérer la publication des notes. Et

suggère de les adresser soit à « la Revue des traditions populaires, soit ailleurs — soit en éliminant ce qui est déjà archi-connu, soit tel quel ? Ça ne presse pas, j’espère compléter encore mon petit recueil » [p. 225-226]. Alice suivra les recommandations de son mari, et Sébillot acceptera de publier les notes qu’il reprend in extenso et sans rien changer à la mise en forme proposée par Hertz, comme en témoigne la comparaison du cahier et des 19

1 FRH-05, d.03, pi.06, Carte à « Ma chère femme » du 24 janvier 1915. 2 FRH-05, d.03, pi.12 et 52, Carte à « Chère femme » du 1er février 1915. 3 FRH-05, d.01, pi.11, Lettre à « Chère », 2 février 1915. 4 FRH-21, d.02, pi.19, Carte à « Mon cher Robert », Paris, 24 février 1915. 5 FRH-03, d.02, copies dactylographiées, lettre à « chère femme » du 7 mars 1915. Sur Paul Sébillot, voir

Paul Sébillot, 1843-1918. Un républicain promoteur des traditions populaires. Actes du colloque de Fougères, 9-11 octobre 2008, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2011.

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feuilles volantes envoyés du front avec les épreuves reproduites dans la revue1. Seules quelques références à son propre travail sont insérées.

1 Voir FRH 10.N.04 pour le travail d’édition de Paul Sébillot et 10.N.05 pour le cahier et les feuilles

volantes des notes de Robert Hertz.

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Contes et dictons recueillis sur le front parmi les Poilus de la Mayenne et d’ailleurs (Campagne 1915)* (Robert Hertz) Les notes suivantes ont été recueillies, durant les premiers mois de la guerre, dans les

tranchées de Woëvre, par le sergent Robert Hertz. Promu sous-lieutenant au font, Robert est tombé glorieusement, en entraînant sa section, dans un des combats autour des Éparges, le 13 avril 1915.

Ce héros très simple était, encore tout jeune, un savant d’une rare maîtrise. Ses études sur la représentation collective de la mort, sur la prééminence de la main droite, sur Saint Besse, étude d’un culte alpestre, d’autres encore, s’étaient imposées par la franchise de la méthode, la richesse et la vie de la documentation. On nous a permis de prendre dans l’une de ses dernières lettres les émouvantes lignes où il se montre en train de réunir les matériaux folkloriques que nous publions. Elles leur servent de préface ; elles montrent, en un pur témoignage, toute l’âme sereine d’un savant de France.

Je   t’envoie,   écrit-­‐il   à   sa   femme   [1],   un   supplément   à  ma   collection   de   dictons.   […]   J’ai   eu  particulièrement  du  plaisir  à  recueillir  les  discours  des  oiseaux  -­‐  je  ne  me  rends  pas  compte  de  ce  qu’il  y  a  d’inédit  et  d’original   là-­‐dedans  -­‐.   Je  sais  que  beaucoup  ont  déjà  été  publiés,  mais  c’est  un  domaine  où  les  moindres  variantes  ont  leur  intérêt.  Tu  te  rappelles,  une  fois  je  t’ai  rapporté  de  la  Bibliothèque  quelques  notes  sur  le  chant  des  oiseaux,  extraites  du  livre  de  Rolland  sur  la  Faune  populaire  de  la  France.  Mais  comme  c’est  différent  de  les  recueillir  de   la   bouche  même  des   campagnards,   de   cueillir   les   fleurs   toutes   fraîches   au   lieu   de   les  extraire,  pâlies  et  séchées,  d’un  herbier  poudreux.  Bien  entendu,  il  aurait  fallu  noter  les  airs,  mon  ignorance  me  l’a  interdit  [...].  Tous  ces  discours  viennent  des  vieux,  c’est  une  science  traditionnelle  qui  malheureusement  ne   se   transmet   plus.   L’enfant   (et   l’adulte)   s’y   exerçaient   à   reconnaître   et   à   reproduire   le  rythme   et   le   ton   des   chants   des   différents   oiseaux,   tout   en   y   ajoutant   un   élément   ou  instructif  ou  comique,  rarement  moral.  Même  mes  grands  enfants  d’ici  prennent  un  plaisir  très   vif   à   se   rappeler   ces   “discours”,   c’est   un   jeu   de   reconnaissance   qui   certainement  développe  l’habileté  à  percevoir  et  discerner  les  sons.  Je  le  sens  par  les  progrès  que  j’ai  faits  moi-­‐même.  Intéressant  de  comparer   les  paroles  diverses  prêtées  selon  les   lieux  au  même  oiseau  ;   on   retrouve   constamment   le   même   rythme,   le   même   son,   les   mêmes   éléments  fondamentaux.  Et  puis,   il  serait  curieux  de  chercher  comment   l’esprit  populaire  s’y  prend  pour  ajouter  un  sens  à  ces  sons  multiples.  Encore  une  fois,  ce  qui  me  frappe,  c’est  le  sérieux  ou  le  demi-­‐sérieux  de  tout  cela  :  il  y  a  bien  eu  un  temps  où  les  grands-­‐  pères  initiaient  leurs  petits-­‐enfants   et   leur   faisaient   comprendre   le   chant   des   oiseaux.   […]   J’espère   compléter  encore   mon   petit   recueil.   Il   m’a   fait   passer   plus   d’un   moment   agréable,   au   cours   des  longues  heures  de  «   travail  de  nuit»  ou  bien  nous  a  distraits  du  bruit  des  obus  dans  nos  petites  huttes  à  la  lisière  des  bois.  C’est  peut-­‐être  tout  leur  intérêt.  

Principaux informateurs (I.-et-V.) : Le petit Gaudin, un bleu de la Bretagne. « Quand j’étais gosse, je me promenais souvent

avec un ancien qui m’en racontait tout le temps... » Pottier, cultivateur, fin, relativement éduqué. * Robert Hertz, « Contes et dictons recueillis sur le front parmi les Poilus de la Mayenne et d’ailleurs

(Campagne 1915) », Revue des traditions populaires, 32 (1-2), 1917, p. 32-45 et 32 (3-4), p.74-91 [Tirage à part: Niort, Imprimerie nouvelle G. Clouzot, 1917, 34 p.]

1 FRH-03, d.02, copies dactylographiées, lettre à « chère femme » du 7 mars 1915. [7/3/1915, p. 225-226].

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Pannetier - tous les gars de La Croisille, disent les autres, sont comme ça - massifs, fermés, taciturnes, attachés aux traditions, croyant dur comme fer aux guérous, etc.

Petitjean, le bûcheron de l’Argonne - vif, toujours en mouvement, le « dieu à la hache »... Une partie des notes si curieuses recueillies par notre regretté collègue provenant de

l’Ille-et-Vilaine, j’ai noté les traits notés par moi, il y a plus de trente ans et imprimés dans mes Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, 1883 (II vol.) et dans mes Coutumes populaires de la Haute Bretagne 1886. E. désigne Ercé près Liffré (Ille-et-Vilaine); S. C. Saint Cast, P. Penguily, M. Matignon (Côtes-du-Nord).

Paul Sébillot

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I Paroles et gestes des oiseaux

À la Saint-José [ = Joseph, 19 mars], c’est le mariage des oiseaux.

Tous les oiseaux se coupient [ = accouplent]. C’est aussi la fête des cocus et celle des charpentiers.

(Mayenne : Canton de Chailland.)

Alouette

À la Saint-Vincent L’alouett’ prend son chant.

[le 22 janvier]. (Argonne : Les Islettes [Petitjean].)

Quand elle monte, elle dit : Dieu, Dieu, j’ n’ jur’ rai pû

Quand elle est redescendue : Sang Dieu, que j’étais haute

(Mayenne : Canton de Lassay [Dujarrier].) En montant :

Non, non, car j’ n’ jur’rai pû ! En redescendant :

Sacré mâtin, que j’étais montée haute (Canton de Chailland, La Baconnière [Baloche].)

L’alouette, quand elle monte, elle dit : Prie Dieu ! Prie Dieu ! Prie Dieu !

Quand elle redescend : Aux cinq cents diab’s, q’ j’élais-t-y haute

[en appuyant sur cinq]. (Canton de Villaines-la-Juhel [Sohier].)

En haut, elle dit : J’ jur’rai pu !

En bas : J’jur’rai ‘ncore

(Saint-Mars-sur-Colmont [Girard].) (Sébillot, II, 151-152, E. - S. C. - P.)

Quand elle monte : Mon p’tit bon Dieu ; je n’jur’rai pû [répété plusieurs fois]

Quand elle redescend : Au diabl’ que j’étais haute Elle commence à jurer.

(Mayenne : Saint-Martin-de-Connée [Lecomte].)

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Bécasse

Un bonhomme avait tendu un collet à une bécasse ; quand il l’a trouvée, il lui a enfoncé le bec en terre, croyant la retrouver. Mais elle lui joue un pied de nez et la voyant partir, il lui dit :

Va donc, vieille garse, lu as toujours le bec bien terroux. C’était sûr, puisqu’il l’avait enfoncé en terre, mais terroux ou pas, la bécasse s’en va, bien

contente. (Pour dire qu’y en a qui sont battus et se contentent de peu).

(Saint-Martin-de-Connée [Lecomte].)

Chat-huant - Chouette - Corbeau

Le chat-ourant, y dit dans son langage, quand y monte dans les arbres la nuit : N’a m’ chaud les douill’s !

Le chat-ourant, c’est le chat-huant ; il dit Je n’ai mie [pas] chaud aux doigts de pied.

(Argonne : Les Islettes [Petitjean].) Sur le chouan, voir Rouge-gorge.

(Mayenne.) Le chouan dit à la chouette le soir

Faut-y aller coucher o vous ? [o = avec] Et la chouette répond

Que oui ! Que oui Et c’est bien leur chant, aussi.

(Ille-et-Vilaine : Bourg-Barré [Gaudin].) (Sébillot, II, 162.)

La farzée, une grosse chouette toute blanche, c’est signe de mort quand on l’entend chanter dans les maisons.

(Mayenne : La Croisille [Parmetier].) Les corbeaux, quand ils viennent se percher sur les arbres à l’entour des maisons, crient :

J’ l’attends ! J’ l’attends ! et ça annonce la mort d’un malade ou d’une personne quelconque.

(Ille-et-Vilaine : Bourg-Barré [Gaudin].) (Sébillot, II, 167.)

Coq - Poule

Y avait un meunier qui avait trois coqs : le premier disait : L’hiver est long !

le deuxième qui était dans la termée du moulin [la grande boîte où on met le grain pour être moulu], y disait.

Nous l’ passerons ! (bis) le troisième qui était à la porte et ne pouvait approcher de la termée, chantait :

En misérant !

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ou bien : Aïc-éac !

(Mayenne : Canton de Gorron, Vieuvy [Chesnel].) (Sébillot, II, 129.)

Y avait trois coqs. Le gros disait : Je l’fais quand j’veux !

Le deuxième, le moyen : Et moi, quand j’peux !

Et le troisième, le pauvre petit - il essaye, mais il ne peut rien faire parce que le gros saute dessus :

T’es bien heureux ! Les auditeurs rient et approuvent : « C’est ce que les coqs disent aussi, le chant est

d’autant plus court que le coq est moins gros. » (Ille-et-Vilaine. Mayenne. Argonne.)

Même histoire que ci-dessus, sauf que le plus jeune dit Châtrez les vieux.

(Rires) (Saint-Mars-sur-Colmont [Girard].)

1) Toute fille qui siffle 2) Tout gars qui file 3) Tout’ poul’ qui chante le cô 4) Sont trois bêt’s de trop

(Une poule qui chante le cô, c’est la mort de son maître, c’est malchanceux et on la tue aussitôt).

(Villaines-la-Juhel [Sohier].) (Sébillot, II, 131.)

Toute fille qui siffle Tout’ poul’qui chante le cô Ça mérite la mort

(Bourg-Barré [Gaudin].) Tout vache qui beugle Tout’ fille qui siffle Tout’ poul’ qui chante le cô, Sont trois bêl’s de trop

(C’est le taureau qui beugle) Pannetier ajoute : C’est pas réglementaire.

(Canton de Chailland, La Croisille [Pannetier].)

Coucou

À la Marchasse (25 mars) Le cocou braille.

(Mayenne : Canton de Villaines-la-Juhel [Sohier].) À la Marchaise Le cocou est mort s’y n’ prêche.

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(S’il ne chante pas le 25 mars, il ne chantera guère de l’année). (Mayenne : Canton de Gorron [Fourmont].)

À la mi-mar(s) Le coucou est dans l’épinard À la mi-avri(l) Y’s’fait ouï(r).

(C’est les anciens qui racontent ça). (Ille-et-Vilaine : Bourg-Barré [Gaudin].)

À la mi-mar(s) Le coucou passe la Loire.

(Mayenne : Saint-Mars-sur-Colmont [Girard].) Quand on entend le coucou chanter pour la première fois et qu’on a de l’argent sur soi,

mais sans le savoir, on est riche toute l’année. (Mayenne. Ille-et-Vilaine. Argonne.)

(Sébillot, II, 172. E. - S. C. - P.). On dit du coucou. Le trois ou quatre Avri(l) Il est mort ou en vie.

(Les vieux disaient toujours çà ; s’il ne chante pas le 3 ou le 4 avril, il ne chantera plus ; la saison sera mauvaise).

(Argonne : Les Islettes [Petitjean].) À la mi-avri(l) Il est mort ou en vie.

(Ille-et-Vilaine : Mellé [Potier].)

Geai Le geai dit :

J’ai mal aux reins. Et son confrère lui répond :

Tu plains, tu geins toujou(rs). (Sébillot, II, 177. p. 1.)

Quand il voit un bonhomme qui ne travaille pas, il l’appelle : Feignant ! Feignant !

avec un fort accent du Midi. (C’est les anciens qui racontent ça).

(Ille-et-Vilaine : Bourg-Barré [Gaudin] ; Mellé [Potier].) Le geai, quand il commence à être amoureux au printemps, il dit :

Mes reins ! mes reins ! (Mayenne : Canton de Lassay [Dujarrier].)

(Sébillot, II, 178. P.) Le geai parle de son mal de reins. Il dit :

Les reins ! Les reins ! Ça lui est venu parce qu’un autre oiseau avec qui il était ensemble lui avait défendu de

dire en quel endroit qu’il faisait son nid. - C’est-y point la grive ? Ils étaient camarades. Le

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geai rencontrant d’autres camarades leur dit où le premier faisait son nid. Alors celui-là pour le punir dit qu’il aura mal aux reins pendant que l’autre oiseau fait son nid. C’est pour cela qu’il tourne autour des arbres où la grive ( ?) fait son nid en chantant : Les reins (bis). Ça ne dure pas longtemps, pas plus de 3 semaines, un mois.

(Mayenne : Saint-Martin de Connée [Lecomte].) (On l’entend au mois de mai. Ça veut dire que le beau temps est arrivé, que l’herbe

pousse et qu’il faut envoyer les bêtes à la pâture). (Mayenne : passim ; Ille-et-Vilaine : Mellé [Potier].)

(Sébillot, 187.)

Merle

Premier Février Beaux merles, dénichez.

(Saint-Denis-en-Gâtine [Péculier] ; Canton de Lassay [Dujarrier].) (Ça veut dire que le beau temps revient et que les merles commencent à dénicher - à faire

leurs nids. [Cet emploi de dénicher et ces dictons sont inconnus dans la Mayenne].) (Ille-et-Vilaine : Bourg-Barré [Gaudin].)

Pàqu’ (s) hao ou bas, Y a des p’tits miels dans les has !

(Que Pâques vienne tôt ou tard dans l’année, il y a des petits merles dans les haies ; ce sont les merles qui font leurs nids les premiers.)

(Canton de Lassay [Dujarrier].) Pàqu’s hao ou bas Petits miels lu trouvéras.

(Villaines-la-Juhel [Sohier].) Vous allez bientôt l’entendre chanter. Il est là, sur le bord de son nid, à 2 ou 3 mètres, et il

chante : Cinq beaux p’tits.

Grive

La « trâs » est une espèce de grosse grive. Quand on laboure au mois de Mars et que la terre est fraîche, elle dit :

Pierrot, cure ! (curer = enlever la terre de dessus le soc). Ça annonce les giboulées.

(Ille-et-Vilaine : Bourg-Barré [Gaudin].) Quand on entend la grive au commencement de l’hiver, vers décembre, elle dit :

Cul rôti Tu rôtiras encore.

(Ça veut dire que l’hiver n’est pas près de finir et qu’on ira encore souvent près du feu.) (Sébillot, II, 183.)

(Mayenne : Canton de Lassay [Dujarrier].) La haute grive siffle haut - Quand elle est cachée dans les branches et qu’elle siffle, c’est

du mauvais temps, des giboulées.

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(Argonne : Les Islettes [Petitjean].)

Huppe

(s’appelle la jupe ; - à Mellé (I. et V.) la pupute). Elle dit :

Ton nid pupupu (e) ! (et c’est vrai que son nid pue, il est plein d’excréments ; quand on l’entend, le coucou

n’est pas loin). [NB : rapport du cri et du nom... ip up up û.]

(Sébillot, Il, 185.) (Mayenne : St-Mars-sur-Colmont et Canton de Gorron, Vieuvy [Chesnel].)

Loriot Il dit :

Mettez les viaux dehô ! ou selon d’autres :

Mets les p’tits viaux d (é) hô ! Sur l’bord de mon nid Bientôt drus, bientôt drus.

[en sifflant sur drus ; drus = capables de s’envoler]. Le miel terra (qui fait son nid sur la terre et a le bec jaune)

(Mayenne : Saint-Martin-de-Connée [Lecomte].) Le loriot chante au mois de mai ; c’est un des derniers oiseaux à venir ; il dit :

Ils rougiront ! C’est pour les cerises ; les cerisiers sont en fruit à ce moment.

(Argonne : Les Islettes [Petitjean, Chennery].) (Potier : Parbleu, ils n’ont pas de viaux, y n’ peuvent pas les mettre dehors. [Par contre

les cerises sont une grande affaire dans l’Argonne].)

Mésange

La mésange fait : tinntiniu (bis) - C’est signe de pluie : quand on l’entend on dit : Nous aurons de l’eau bientôt. Chaque oiseau a son instinct. C’est comme quand le pinson s’agite et fait : pic pic et rut rut, c’est une averse qui va dégringoler. On le regarde bien quand on est dans le bois.

(Argonne : Les Islettes [Chennery].) Vis du tien !...

(Vis de ton revenu) [ = ne vis pas aux dépens des autres].

(Mayenne, sur les confins de la Sarthe ; Saint-Martin-de-Connée [Lecomte].)

Oie

Une bonne oie doit pondre et couver en février. (C’est rare, ça. Une oie pond tous les deux jours et elle couve 13 œufs. Ça fait qu’il faut

26 jours pour pondre ses 13 oeufs et il reste 2 jours pour commencer à couver. Une oie qui

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fait çà est deux fois bonne : parce qu’elle commence déjà en février et parce qu’elle ne s’arrête pas de pondre.)

(Mayenne : Saint-Hilaire-des-Landes [Boussard].)

Pie

Quand c’est qu’elle commence à faire son nid : quand elle fait son nid dans la pointe des arbres, c’est signe d’année sèche -tous les ans c’est pas pareil - c’est les vieux qui disaient ça.

(Mayenne : Saint-Martin-de-Connée [Lecomte].)

La Mésange

Tu n’ pouss’ s pû ! Pauv’ bonhomme !

[prononcé en appuyant sur la consonne initiale de chaque mot]. Il répète trois ou quatre fois, puis dit :

Pousse Et il s’en va (aussi bien le mâle que la femelle ; ça s’adresse au cultivateur qui travaille

aux champs. - C’est son chant ; il dit ça ou bien on le comprend comme ça.) (Mayenne : Saint-Aubin, Canton de Gorron [Bourdon].)

Payes-lu un pot, l’tonton ? (bis) Paye (plus grave).

[pot = une potée de cidre] Gaudin, de Bourg-Barré : « On dit ça chez nous aussi. » (Le tonton c’est son oncle.)

(Sébillot, II, 206, E.) (Ille-et-Vilaine : vers Vitré [Buisson].)

Le Pigeon ramier Le pigeon ramier mâle dit :

Les chous crous sont bons, ton-ton !

[crous = c’rus] (Le pigeon aime bien le chou, il n’en laisse rien, il le coupe complètement.)

(Mayenne : Canton de Villaines-la-Juhel [Sohier]. (Le même à Saint-Mars-sur-Colmont.)

La femelle du pigeon ramier : Pousses-tu cor, ton-ton ?

Et le mâle répond : Rabats la quoue ! Rabats la quoue !

(Les auditeurs se récrient : Et pis, ça le dit bien, ça !) (Ille-et-Vilaine : Mellé [Potier].)

Le pigeon domestique mâle dit à la femelle, tandis qu’il la salue tout à l’entour et fait son collier :

Veux-tu que i’ le l’ fourr’ Et la femelle s’accouve et puis elle se baisse.

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(Argonne : Les Islettes [Petitjean].) « Le pigeon domestique c’est le bon dieu de Saulnières. » Y avait une fois une vieille femme ; elle envoyait son gars à confesse. Les pigeons, y

nichaient dans le coin de l’église, c’est une vieille église. - Et alors, quand le gars fut rentré, la bonne femme lui demande s’il avait vu le Bon Dieu. Il répond « Oui, je l’ai vu, dans le coin de l’église, et y faisait

Rou tou tou ! Y levait le cul, y levait la tête et y faisait

Rou tou tou ! (ça, dit un autre, c’est une devinée. - Éclats de rire.)

(Conté par Gaudin de Bourg-Barré (I.-et-V.), à 3 ou 4 lieues de Saulnières.)

Pinson

Tu n’as pas vu ma femme, passer par ici c’matin, citoyen ?

La femme du pinson répond : Je ne me rappelle plus. Il la salue. (Mayenne : Saint-Martin-de-Connée [Lecomte].)

(Sébiflot, II, 204.) Le pinson dit dans son langage :

Merd’, merd’, merd’, pour toi, Cyprien (Mayenne : Canton de Villaines-la-Juhel [Sohier].)

Et toi, citoyen, As-tu vu la femm’, c’ matin ?

Pivert Jamais content le pivert. - Plus qu’il tombe de la flotte et plus qu’il demande. Il se coule

dans son trou et puis il dit : pieu ! pieu ! (« il pleut » se dit il pieut) ; c’est quand il est tout seul. Mais quand il y a des émouchets après (espèce d’épervier), il dit :

Gare à mon cucu J’ n’ai ni vu ni perdu !

et puis il se cavale tant qu’il peut. Il se creuse un trou dans un arbre, juste un petit trou, et puis il dit à l’émouchet qui ne peut se couler dedans :

Veux-tu du tabac ? et en même temps il lui tape à coups de bec sur la tête. (Et il peut bien dire ça, parce que s’il y a quelque chose qui pue, c’est un pivert.)

(Ille-et-Vilaine : Bourg-Barré [Gaudin, Potier].)

Le « Petit Prince » ou Bieutin

(Petit oiseau qui arrive fin avril ou mai, revenant des pays chauds - il ne reste que 5 ou 6 semaines jusqu’à ce qu’il ait fait ses petits et puis s’en retourne - il est gris et il a une plume ou deux jaunâtres sur les côtés - il imite le sénégalais qui retire sur l’oiseau-mouche - il est à peu près de la taille du roitelet.)

On dit entre gens qui ont une dispute :

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« Y a un petit oiseau dans le bois qui dit : « Comme on le fait, fais-li » (prononcé vite)

(C’est-à-dire que si tu fais mal, il t’arrivera malheur). C’est le « petit prince » qui dit ça, et quand on l’entend, celui qui a fait mal y se dit qu’y va être pris. L’oiseau qui vient tourner autour de lui, lui annonce son bien ou son mal.

Y a bien des choses de dans le temps, vous savez, sergent, qui étaient réelles... Il (le « petit prince ») fait un tout petit nid avec de l’herbe blanche en bas d’une torchée

d’arbres dans un petit recoin. - Il laisse un tout petit trou. - Il fait 5 ou 6 petits. - Ça vaut pas le coup d’être plumé.)

(Argonne : Les Islettes. [Petitjean].)

Roitelet Le petit berruchon, quand il chante il dit :

Gross’ buche, Gross’ comm’ ma cuisse Fendue en quatre Ferait de bons petits carreaux.

(Il en ferait parce qu’il a la cuisse toute petite. On dit que c’est le premier oiseau qui a apporté le feu parce qu’il est rôti - à cause de sa couleur.)

(Sébillot, II, 212.) Mon grand-père m’en racontait de toutes sortes sur les oiseaux quand j’étais gosse, que

j’avais 10-11 ans, il m’emmenait et m’expliquait tout çà, mais j’ai oublié. Quelquefois, en entendant chanter les oiseaux dans les bois, ça me revient un peu.

Gaudin, en entendant le discours « du berruchon » dit « Ça se rapporte bien. » (Mayenne : Saint-Martin-de-Connée [Lecomte].)

Un jour, le berruchet était monté sur une dinde, il lui dit : Kirikiki, me sens-tu ?

La dinde répond que non. Le berruchet :

J’t’en fourr, pourtant si long, si long ! (berruchet, berruchot, beret, selon les lieux, = roitelet)

(Mayenne : Canton de Villaines-la-Juhel [Sohier].) Le feu a été gagné par le rikiki qui a été le chercher au ciel. Ils ont fait une pariure, eux

deux le buzard, pour aller chercher le feu, celui qui monterait le plus haut, qui chanterait le premier arrivé au plus haut. Le buzard, il a de grandes ailes, c’est l’oiseau qui va le plus haut ; le roitelet, chez nous on l’appelle toujours « rikiki », et il vole à rase terre et ne quitte pas de chanter. Mon buzard veut se mettre en route, il déploie ses ailes. Mon roitelet lui monte sur le dos, l’autre ne s’en aperçoit pas parce qu’il est si fin, le rikiki, et le rikiki arrive le premier parce qu’il est dispos et il se met à chanter tout de suite et y lève la queue. - (Le narrateur rit, tout content de la bonne ruse du petit rikiki). Alors le Bon Dieu lui a donné le feu.

(Argonne : Les Islettes [Petitjean].)

Rouge-Gorge

Les rouges-gorges, quand il fait grand froid, ils disent :

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C’est-y triste ? C’est-y triste ! (Ille-et-Vilaine : Mellé [Potier].)

Le rouge-gorge apporte le feu, le berruchot apporte l’eau. (Ça veut dire que le rouge-gorge est familier, qu’il recherche le feu.) Quand le rouge-gorge chante sur les basses branches, c’est le beau temps ; à mesure que

l’hiver s’en va et que le beau temps revient, ils chantent de plus en plus haut dans les branches.

(Mayenne : passim.) Pannetier, de La Croisille, dit de même ; la pie, dans les années mouillées, elle fait son

nid dedans le bois (dans les branchages). Dans les années sèches, elle fait dedans le bout des brimettes (la pointe des branches). Mais Dujarrier et Fourmont : c’est le contraire. - S’il fait mouillé, toute l’eau dégoutte

d’en haut dans leurs nids, alors elles montent plus haut. La rouge-gorge elle a la fale (gorge) rouge, parce qu’elle s’est brûlé la gorge. Elle n’avait

plus de plumes. Tous les autres oiseaux ont donné chacun une plume pour la regarnir. Mais le chouin ( = chouan, chat huant), il a donné la plume la plus crotteuse qu’il avait au derrière. C’est pour çà que tous les autres oiseaux veulent pas le voir et qu’il ne sort que la nuit. Quand il sort le jour, tous les autres oiseaux lui donnent la chasse, les pies d’abord, puis les geais, les merles, les corbeaux ; ça fait un vacarme épouvantable et le chouin ne bouge pas. S’il reçoit un coup de bec, il change de place et toute la meute court après lui jusqu’à temps qu’il soit ramassé (caché) dans quelque ragoule (creux d’un chêne qui a été émondé).

(Mayenne : Canton de Gorron, Vieuvy [ChesneI ; passim].) (Sébillot, II, 27.)

Verdier

Col doré (dit Verrier dans la Mayenne). Il dit :

Je crois quoi, quoi, Au Saint-Esprit.

(Mayenne : Saint-Martin-de-Connée [Lecomte].) À la Croisille aussi. Y a des vieux qui vous raconteraient tout ce que les oiseaux y disent.

(La Croisille [Pannetier].)

II Les bêtes rampantes

Si l’ovin veyait Et si le sourd oyait Aucun homme ne vivrait.

(Sébillot, II, 240.)

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L’ovin, c’est l’orvet il entend bien, mais il n’y voit goutte. Le sourd n’entend pas c’est une espèce de lézard noir et jaune qu’on trouve dans les terrains mouillés. - Quand on l’écrase, il y a du vlin [= venin] plein son corps, une sale crème jaune, c’est vilain. Le sourd cherche toujours à entrer dans les trous (des haies, etc.) et aussi dans les ouvertures du corps des personnes endormies. Et une fois entré il reste plusieurs années et si la personne n’arrive pas à le rejeter, elle est forcée de claquer.

D’aucuns disent que le sourd c’est la salamandre. D’autres, plus nombreux, dénient énergiquement.

(Mayenne : Saint-Denis-en-Gâtine [Péculier, etc.] ; Canton de Lassay ; (Ille-et-Vilaine [Potier])

Si sourd ouiait, Ovin veyait, Personn’ su’ terr’ ne vivrait.

(Saint-Mars-sur-Colmont [Girard].) On dit que ça dévenime la terre (les sourds) ; à Bourg-Barré, on appelle ça un sourd-gor

(gor = plusieurs couleurs). (Bourg-Barré [Gaudin].)

Si l’orvert voyait clair (Personne ne vivrait, ou ne pourrait pas résister. - Petitjean ne se rappelle pas au juste la

formule - mais le dicton est familier.) (Argonne : Les Islelles [Petitjean].)

La couleuvre aussi pénètre dans le corps des gens qui s’endorment dans les champs - surtout sous les noyers, parce qu’ils disent que les noyers, ça y attire les vlins [vlin = venin, et terme générique pour toutes les bêtes réputées venimeuses]. Surtout les petits enfants que les mères font dormir dans les champs pendant qu’elles sont en train de faner : la couleuvre sent le lait. C’est vrai, ça. La couleuvre mange des noisettes, de gros crapauds, elle déniche les petits oiseaux, les miels (merles), elle suce les œufs.

(D’aucuns savent que la couleuvre ne fait point de mal mais elle les « dégoûte » quand même.)

(Mayenne : Canton de Gorron [Péculier, Jousset, Bourdon].) Un crapaud, en sautant trois coups sur l’estomac d’un homme peut le tuer. (Quand il dort. Et ça y est bien arrivé ; on voit 3 petites égratignures, c’est la marque

laissée par le crapaud.) (Sébillot, II, 229, S. C.)

Quand on trouve un crapaud, il faut le tuer complètement, parce que sans cela il vient

vous retrouver la nuit. (Sébillot, II, 228.)

Le crapaud c’est un vlin encore plus vilain qu’une couleuvre. Il n’y a presque pas de vipères par chez nous.

Ille-et-Vilaine : Canton de Vitré [Coulon] et Mayenne : Canton de Gorron [Sourdon].) III

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Les fêtes, les travaux et les jours Chez nous, dans le temps, on faisait des laveries de buée (lessive du Mardi gras),

principalement dans les jours gras ; on fêtait ça ensemble dans les villages. On rassemblait tout ce qu’il y avait de jeunes filles et de femmes capables dans le village. Elles s’assemblaient pour faire toute la lessive pendant le jour. Y en avait pour trois mois après. Et puis le soir, tout le monde s’assemblait comme pour des noces. On faisait des crêpes. Ça chantait, ça dansait. Dans les autres « laveries », en dehors des jours gras, y a pas de fête. Y a des endroits où on ne fait la lessive que deux fois par an.

(Mayenne : Canton de Chaillant, La Croisille [Pannetier]) Dans le Morbihan, à l’heure qu’il est, il y a encore des fermes où on ne fait la lessive

qu’une fois par an. [Moisant].

Laverie de buée. - Au Mardi gras on fait laver tout le gros linge de la ferme, draps et

chemises, le plus qu’y en avait, par des laveuses des alentours. Le soir à la fin on se marie dans les cendres (on fait plusieurs raies dans la cendre du foyer et on fait deviner aux filles le nom de leur futur mari, selon la raie qu’elles désignent le dos tourné, chaque raie représentant un parti). [Cf. la mi-carême, fête des blanchisseuses.] Le même jour que la laverie de buée, aux jours gras, les hommes s’assemblent pour des corvées, pour réparer les chemins, etc.

Le Mardi gras, on ne fait pas le travail ordinaire des autres jours, les gars des fermes vont se promener.

(Canton de Chaillant, St.-Hilaire-des-Landes [Boussard].) Tous les dimanches du Carême et le jour du Mardi gras, on jouait à la tèque [petite balle

en cuir bourrée de crin]1 ; on se séparait en deux camps par bourgs. Les uns, armés de bâtons plats au bout, cherchent à empêcher la tèque d’atteindre le but. Si la tèque dépasse le camp, ils sont brûlés ou grillés ( = ils ont perdu) et ils retournent « en bas » ; les autres remontent en haut. Si ceux du bas peuvent attraper la tèque au vol avec les deux mains, ils ont gagné, ils vont en haut.

[Explication obscure - sorte de combinaison de criquet et de balle au chasseur.] Il n’est plus fait de ces jeux-là. Après le jeu, pour terminer la soirée, on ronde.

(Mayenne : passim ; Ille-et-Vilaine : Canton de Mellé.)

Fête des Vignerons (22 janvier)

À Mussy, la Saint-Vincent (22 janvier), c’est la fête des Vignerons. Ils font une procession autour du pays en portant un gros gâteau, une brioche, le gâteau de Saint-Vincent. Après la messe ils se rassemblent et distribuent le gâteau à tout le monde. Sur le gâteau, on forme une espèce de pyramide portée sur civière par deux ou quatre hommes, et

1 J’ai lu jadis dans un journal d’enfants, je crois, Le Petit Français, la description d’un jeu semblable, mais

le narrateur a dû se tromper, la tèque ce n’est pas la balle : c’est le bâton plat, la trique avec laquelle on frappe la balle.

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surmontée de couronnes, rubans, bouquets. C’est un honneur d’avoir le gâteau ; ça coûte cher. Celui qui a le croûton l’offre l’année suivante. S’il fait du soleil le matin, on boit dans le grand gobelet et on se réjouit parce que c’est bon signe. C’est celui qui offre le gâteau qui le porte ou le fait porter par son fils. Ça se fait encore.

De même les conscrits promènent un gâteau le jour de la Saint-Nicolas. [C’est tout à fait la fouïace de Saint-Besse.]

[Petitjean des Islettes, marié à Mussy (Aube)]

Bûcherons

Mon père, le 1er mars, sur le pas de sa porte, y se lève, salue et dit - Mars, je le salue De la tête et du cul, Ne m’fais pas d’plus grand’ crevasse Que celle que j’ai au cul.

(Les bûcherons souffrent à peu près tous de profondes crevasses aux mains [Petitjean lui-

même en a la paume toute fendue]. C’est en mars qu’on en attrape le plus : les grands vents de mars dessèchent les mains et les font casser davantage.)

(Argonne : Les Islettes [Petitjean].)

Mars

Une bondrée en mar(s) Ça vaut du canard

(La bondrée, c’est une manière d’épervier ; c’est le plus fort oiseau de la Mayenne, pas facile à tuer.)

(Mayenne : Canton de Chaillant, La Croisille [Pannetier].)

En mar(s) Faut voir s’mell’ dans les draps [sans chandelle] Faut voir s’ couvri(r) En mai Faut’s coucher d’ solé(il)

(C’est un discours de vieux pour dire : les veillées sont finies ; faut s’ coucher de bonne

heure, pour pouvoir se lever matin. C’est le matin qu’on fait le plus de besogne. Le travail du soir, ça ne profite pas.)

(Canton de Lassay [Dujarrier].) À la Marchaise [25 mars] Bonn’ femm’, renforc’ la beurrée

(C’est ce jour-là qu’on commence à faire le 5e repas, la reïssiée on casse la croûte à 4

heures). (Explication donnée avec quelque hésitation.)

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[Diverses formes de ce nom : Marchaise, Marchâsse, Malchâsse = l’Annonciation. Personne n’a pu m’en donner la signification. Chesnel, de Vieuvy (canton de Gorron), me dit qu’à Fougerolles, il y a une foire de la Marchâsse le 25 mars.]

(Canton de Chaillant, Saint-Hilaire-des-Landes [Roupard].) En mars On s’assit, En avri(l), On dort un p’tit En mai À plein l’ai (l’œil)

(C’est pour le midi.) (Saint-Mars-sur-Colmont [Girard].)

À Bourg-Barré, la sieste de midi s’appelle la merrienne ( = méridienne) et on a le dicton : Quand les chênes ont des feuilles grandes comme des oreilles d’souris

On fait merrienne un p’tit (Bourg-Barré [Gaudin].)

Semaine Sainte

Les bonnes femmes ne mettent pas les œufs à couver pour éclore dans la semaine sainte parce que ça éclôt mal.

(Mayenne : Canton de Gorron, Vieuvy [Chesnel].) Il ne faut jamais cuire le pain dans les jours saints, ou l’on mange du pain moisi toute

l’année. (Ça, c’est certain ; si on veut du pain, on va le chercher chez le boulanger.) Quand il tombe de l’eau le Vendredi saint, la terre en saigne toute l’année. La plupart disent : elle est sec toute l’année ; elle a soif et elle fend ; elle est toujours

altérée. (La Croisille [Pannetier].)

(Il ne faut jamais cuire le pain dans les jours saints, ou l’on mange du pain moisi toute l’année). - C’est l’inverse ; les vieilles de chez nous elles disent :

C’est demain l’ Vendredi saint Nous allons avoir du beau pain.

C’est défendu de laver le Vendredi saint, on est maudit. Mais c’est permis de cuire le pain et il vient très bien.

(Argonne : Les Islettes [Chennevy].) Qui met sa chemise le vendredi Six semain’s après est enseveli.

Y a tout plein de femmes qui ne mettront mie de chemise à leur gosse le vendredi (ça veut dire qu’elles ne la leur changent pas). On ne commence pas un chantier le vendredi. C’est un jour qui ne doit mie être dans le même rang que les autres. Y disent que ça porte malheur pour mettre les bêtes aux champs.

(Argonne : Les Islettes [Chennevy].) On n’ouvre pas la terre le Vendredi saint.

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(Là-dessus il raconte une histoire : Une gaille (bique) étant morte chez eux le jeudi, son frère et lui l’ont enterrée dans le trou

d’un tronc d’arbre arraché. Nous pensions que nous ne serions mie tant punis puisque la terre elle était déjà ouverte.)

(Argonne : Les Islettes [Petitjean].) Je ne suis pas plus dévot que les autres ; je ne vais jamais à la messe parce que j’aurais

peur que le clocher n’me tombe sur le dos, mais je ne mangerais pas gras le vendredi saint. [Chennev

y].

Pâques

Pâqu’s haô ou bas Bonn’ femm’, tu veilleras.

(Les veillées d’hiver se font jusqu’à Pâques ; après Pâques, on ne travaille plus après la soupe ; la soupe mangée, chacun est libre d’aller se coucher comme il veut.)

(Mayenne : Saint-Denis-en-Gâline [Péculier].) Quand on a Pâques en Mars, C’est les filles qui vont voir les gars ; Quand on a Pâqu’s en Avril, C’est les gars qui vont voir les filles.

(Ille-et-Vilaine : S.-O. de Rennes, Bourg-Barré [Gaudin].) Le jour de l’Ascension, les sabotiers choisissaient un beau hêtre, l’enguirlandaient avec

des rubans, des lanternes et le plantaient contre la porte de la maison. Chacun avait le sien, à qui le plus beau et le mieux arrangé. Ils faisaient la fête le soir. Ça ne se fait plus.

(Et à ce propos : arrosage du nouveau puits : trois coups de marteau frappés à tour de rôle par chacun sur la pierre du fond. De même arroser la première pierre d’une maison, et le laurier quand elle est terminée.)

(Mellé.) Année de pois blanc, Année de froment.

(On cueille les pois blancs [ = petits pois] vers mai, juin, et si la récolte est abondante il y aura beaucoup de froment, et ça y est arrivé aussi. Quand le temps y est pour l’un, il y est pour l’autre.... la floraison des grains tombe ensemble.)

(Mayenne et Ille-et-Vilaine : Mellé.) À l’Ascension, Bonn’ femm’, tous’ les moutons.

(touser, c’est tondre. C’est bien le moment de tondre les moutons.) (Mayenne : Canton de Gorron [Fourmont].)

À l’Ascension Les étourneaux sont bons (à prendre dedans leur nid)

À la Pentecôte La fraise ragoûte (on aura des fraises au dessert).

(Argonne [Petitjean].)

Fête de la Moisson

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Quand on finit de battre à la moisson, on fait une petite gerbe exprès dans l’aire. On la lie avec des harts, on la fleurit avec des bouquets. Il faut que le patron et la patronne coupent la hart avec un couteau, mais y n’ faut pas qu’y coupe par exemple. Quand elle est coupée, les jeunes gens font tourner la machine (en se mettant à la place des chevaux) et il faut que le patron et la patronne de la maison coulent la gerbe dans la batteuse, de moitié tous deux. Les jeunes gens alentour, y chantent et on boit un bon coup. Ça s’appelle faire la gerbe et on met un bouquet sur la machine et on en donne un bouquet au patron et à la patronne. Ça se fait encore. Y en a qui gardent quelques épis ou le bouquet.

(Mayenne : Canton de Chaillant, La Baconnière [Duval].) Faire la gerbe. - On s’assemble le soir entre voisins et on fait une petite fête. Dans le

vieux temps, quand y battaient avec le fléau, y fleurissaient la dernière gerbe - ça c’est perdu. - Plus ça va et plus tout ça tend à disparaître !

(Canton de Lassay [Dujarrier].)

La Saint-Jean

À la Saint-Jean autrefois (y a encore 3 ou 4 ans), on tirait aux joncs. On prend 3 joncs, on les met sur une grande poêle en cuivre ou sur un bassin d’airain. Un les tient, l’autre tire dessus. Au fond de la poêle, si on veut, on met un verre d’eau et une pièce de cent sous dans le fond. Ça fait un gros roulement. On faisait ça spécialement à la Saint-Jean, le soir vers 8 heures 1/2, 9 heures du soir. C’était un jeu ; on faisait ça en l’honneur de la Saint-Jean. Mais c’est plus la mode à c’ t’ heure.

Moisant qui habite du côté de Josselin dans le Morbihan : Ça se faisait chez nous aussi ; on rassemblait des bassins d’airain, le plus possible, autour du leu de joie de la Saint-Jean. On chantait des cantiques et on dansait.

[L’idée que cette musique avait pu avoir pour objet de chasser les esprits ou les sorts malins leur est absolument étrangère.]

(Mayenne et Ille-et-Vilaine : Canton de Mellé et passim.) Y a un jour dans le mois de juillet, je ne me rappelle plus lequel, si on coupe les fougères

vers 3 heures du matin, elles ne poussent plus. Y a un jour comme ça aussi dans le mois d’août, si on arrache les chadrons [chardons], ils ne repoussent plus.

(Mayenne : Canton de Chaillant, etc. [Pannetier].) À la Saint-Denis [9 octobre]. On serre mell’s et besis.

(La melle est un fruit qui se greffe sur l’épine blanche ; le bésis est une espèce de petite poire, c’est bien la saison aussi [de les récolter].)

(Mayenne : Saint-Hilaire-des-Landes.) À la Saint-Mathieu [21 septembre] Veille, si tu veux. À la Saint-Denis [9 octobre] Veille, je l’en prie, À la Toussaint [1er novembre] Tu veill’ras pasmain.

(pasmain = pourtant. Que tu le veuilles ou non, tu es forcé de veiller, c’est-à-dire de travailler le soir à la chandelle, car la saison est arrivée. Les femmes tricotent, font de la couture les hommes, une fois les bestiaux soignés, font de la vannerie paniers, ruches, etc.)

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(Mayenne : Canton de Gorron, Brassey [Fourmont].)

La Bûche de Noël Le jour de Noël, après la messe de minuit, on met la hoche, tout ce qu’il y a de plus gros,

au feu. La mère la bénit avec de l’eau bénite (le père ? Y n’a pas le temps de s’occuper de ça).

Le charbon qui reste, on le ramasse le lendemain et on le sème tout autour du bâtiment pour empêcher les couleuvres. Y en avait à tombereaux, dans ce temps-là.

(Argonne : Les Islettes [Petitjean].) On garde la bûche de Noël dans un coin et puis, quand il tonne trop fort, on la remet au

feu. (Mayenne : Canton de Lassay [Dujarrier].) Le jour Saint-Sylvestre on touse les vaches entre les deux cornes pour qu’elles ne

mouchent pas dans l’année ( = On leur enlève le poil pour que les taons ne les piquent pas.) - C’est une blague, ça, qu’on fait aux bitrons [aux petits bergers], à ceux qui sont pas dégourdis, parce que comme c’est la Saint-Sylvestre, y a pas de danger qu’elles mouchent dans l’année.

(Canton de Gorron [Jousset].) IV

Le temps qu’il fera Le temps blanc Tir’ le bonhomm’ du champ.

(Quand le temps blanchit, qu’il se forme comme une grande nappe de nuages blancs par en dessous, c’est signe que la pluie va retomber.)

(Mayenne : Canton de Gorron et Villaines-la-Juhel, etc.) (Ibid. et dans I’Argonne.)

L’iau de février Vaut le jus de fumier.

(Pour dire que la pluie qui tombe en février fait du bien à la terre.) (Ille-et-Vilaine : Mellé [Potier].)

Quand il tombe de l’eau le dimanche, la semaine s’en ressent (elle sera mauvaise). Temps cailloté Fill’ mal coiffée N’a pas longu’ durée.

(Ça veut dire qu’il tombe de l’eau quelques jours après (cailloté, c’est quand il y a de petits nuages très hauts par temps clair, tous de la même forme). Une fille mal coiffée, c’est une fille sans ordre : ça se gâtera comme le temps.)

(Canton de Gorron, Saint-Mars-sur-Colmont [Girard].) Temps cailloté Fill’ trop fardée N’a pas longu’ durée.

(Par la pleine chaleur, flocons qui se tassent et forment comme une mer de petits nuages.)

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(Canton de Lassay [Dujarrier].) À la Chandeleur Quand elle est claire L’hiver est derrière, Quand elle goutte L’hiver est passé sans doute.

(Mayenne : Canton de Villaines-la-Juhel [Sohier].) Belles Rogations Belle fenaison.

(S’il fait beau temps aux Rogations, il fera beau temps pour faner. On fait une procession aux Rogations pour avoir du beau temps. On n’a guère de beau temps auparavant des Rogations. - Ça, c’est vrai.)

(Mayenne : Gorron et passim, et dans l’Argonne.) Beaux Sacres [début de juin] Beau battre

(Il y a 2 Sacres, ce sont les 2 dimanches de la Fête-Dieu, le grand c’est le premier, et l’autre, c’est le petit. On fait des processions et, s’il fait beau temps, on espère le beau temps pour battre le grain. C’est bien rare si ça n’arrive pas. Ça y fait tôt ou tard quand même.)

(Mayenne : passim.) Telles Rogations, telle fenaison, Tel sacre, tel battre. Tell’ Rogations Tell’ fenaison, Tel Noël Et tel Pâq’s au pareil.

(Si les Rogations sont mouillées, toutes les autres fêtes sont mouillées, et de même si c’est le contraire.)

(Canton de Lassay [Dujarrier] ; Bourg-Barré [Gaudin].) Le jour des Ramiaux Quand le vent est du haut Il fait sec toute l’année.

[du haut = du Nord.] (Mayenne : Canton de Villaines-la-Juhel [Sohier].)

Le dimanche des Rameaux, si pendant la procession à 10 heures, le coq (du clocher) est tourné vers le nord, il y est les trois quarts de l’année. Y en a bien qui y regardent pendant la procession. [D’aucuns disent que ce n’est pas seulement s’il est tourné vers le nord, mais selon qu’il est tourné d’un côté ou d’un autre. Contesté par d’autres.]

Après la messe on va planter le laurier dans les champs ça préserve de la grêle. (Canton de Chaillant, Saint-Hilaire-des-Landes [Bouffard, etc.].)

En Mars Le grain va à la chasse, En Avri (l), Il en revient un p’tit.

(En mars, le temps est mauvais, c’est comme si le grain allait crever ; à mesure que les beaux jours viennent en avril, il pousse mieux.)

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(Bourg-Barré [Gaudin] ; Canton de Gorron, Bressé [Babey].)

Pâques

Le jour de Pâques, quand le soleil rage au pied des arbres, il y aura des pommes. (Mayenne : Canton de Villaines-la-Juhel [Sohier])

Y a des anciens qui regardent le soleil aux fêtes ; à la Toussaint, à Noël et à Pâques. Il

faut que le soleil raye au pied des arbres [éclaire leur pied de ses rayons], notamment des pommiers. Ça y annonce pour le fruitage ; on a espoir.

(Canton de Gorron [Fourmont].) Brouillards en Mar(s) Gelées en Mai.

(C’est bien rare s’il n’y a pas autant de jours de gelées en mai qu’il y a eu de jours de brouillard en mars.)

(Mayenne : passim.) Quand y pieut en Avri(l) Ça vaut du fumier d’ brebis.

(Canton de Villaines-la-Juhel [Sohier].) Quand y tonne en Ma(r)s Faut dire : Hélas ! Quand y tonne en Avri(l) Faut s’ réjoui.

(Si on a du temps doux en mars, l’herbe se met à pousser et elle gèle en avril.) (Ille-et-Vilaine : Canton de Lassay [Dujarrier].)

Quand y pieut le jour Saint-Georges [23 avril] Y n’y a pas d’fruits à coque.

(cerisiers, pruniers, abricotiers, pêchers fleurissent mal.) Quand y pieul à la Saint-Marc [25 avril]

N’y a ni prunes ni prunards. Quand y pieut le jour Sainl-Philippe [1er mai] Il n’y a ni tonneau ni pipe.

(Ça veut dire qu’il n’y aura pas de fruits. Le tonneau c’est une pièce de 5 ou 6 barriques ; la pipe, de 2 ou 3 barriques. Il ne faudra que de simples barriques.)

(Mayenne : passim, particulièrement à Saint-Denis-en-Gâtine [Péculier])

Quand y pleut le jour de la Sainl-Georges, Ça coupe la gorge aux cerises.

(La gelée de printemps fait tomber les cerises. C’est que c’est important, chez nous, les cerises. Les cerisiers commencent à fleurir à la Saint-Joseph.)

(Argonne. Les Islettes [Petitjean].) Mai frais el chaud Remplit la grang’ jusqu’en haut.

(Quand il fait un temps humide et chaud en même temps, tout profite à ce moment-là ; la récolte sera bonne. Tout dépend du mois de mai.)

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(Ille-et-Vilaine : Mellé [Potier].) Quand il pleut le jour Sainl-Médard [8 juin] Il pleut quarant’ jours plus tard

(Mayenne : Villaines-la-Juhel et partout [Sohier, etc.].) Quand il pleut le jour de la Saint-Jean Y a rien dedans.

(C’est pour les noisettes, elles seront creuses, pleines d’eau et véreuses. Ça, c’est réel.)

(Argonne : Les Islettes [Petitjean].) La Miout Ne laisse pas le temps comme ell’ l’ trou(v)e.

[La Miout ou Mioue ( ?) = la mi août.] (Ça veut dire que le temps change au 15 août.)

À la Miout Les nousill’s ont le cul roux.

(Les noisettes commencent à mûrir.) (Mayenne : Canton de Villaines-la-Juhel [Sohier].)

À la Miout Les noix ont le cul roux.

(Saint-Mars-sur-Colmont [Girard] ; Bourg-Barré [Gaudin].) Quand la gelée prend à Saint’ Catherine Tout groue jusque dans la racine.

(Groue = gèle. Sainte-Catherine, c’est au mois de décembre [en réalité 25 novembre]. Ça gèle à une telle profondeur que la racine s’en ressent.)

(Ille-et-Vilaine : Mellé [Potier].) L’hiver est dans un bissac, S’y n’est pas dans un bout Il est dans l’autre.

(Si le froid ne vient pas de bonne heure, il vient tard.) (Mayenne : Canton de Gorron [Fourmont] ; Canton de Lassay.)

Quand il tonne aux avents de Noël, l’hiver avorte.

(Ça veut dire que l’hiver sera doux.) (Canton de Chaillant, Saint-Hilaire-des-Landes [Boussard].)

Noël au pignon Pâqu’s au tison

(S’il fait bon à Noël et que le soleil donne, on prend sa chaise et on se met contre le mur -

le pignon, c’est le bout de la maison. - Il fera mauvais à Pâques.) (Canton de Lassay [Dujarrier] ; Saint-Hilaire-des-Landes [Boussard].)

Quand on fait Noël aux mulons, On fait Pâqu’s aux tisons.

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(Mulon = meule faite en long. S’il fait bon à Noël, on va s’asseoir contre le mulon, au soleil.)

(Canton de Chaillant, La Baconnière [Baloche].) Noël à table Pâqu’s au feu.

(Quand il fait chaud à Noël, on se met à table.) (Saint-Mars-sur-Colmont [Girard].)

V Croyances, superstitions, etc

Faut-il y croire ?

Vive discussion entre Mayennais pour savoir s’il y a encore des sorciers. Les uns affirment énergiquement ; d’autres, péremptoires : « Y a pas d’sorciers ; y a du monde instruit qui ont de mauvais livres, j’ sais pas quoi. » - « Y en a, quand ils ont des chicanes, y vont trouver un hongreur pour faire un tour. Dans l’temps, y n’était question que des sorciers. Y a-t-il pas des livres de toutes sortes ? Y en a qui font qu’on ne réussit pas à amasser son beurre. Y en a qui mettent une bonne femme quinze jours sans pisser. - À Bourgneuf-la-forêl (Canton de Loiron), y a un homme qui a à peu près 67 ans ; on l’appelle le sorcier ; il peut faire et défaire. Une fois, une femme avait volé à un de ses voisins. Le voisin a été trouver le sorcier. La femme, quand elle a été pour rentrer chez elle, elle n’a jamais pu ; elle dansait devant le pas de sa porte. Elle a été à confesse. Le confesseur lui a fait rendre l’argent et elle a été désorcelée après ; elle a pu rentrer chez elle comme elle a voulu. Il guérit les verrues en faisant une croix dessus avec son ongle ; mais il ne faut pas mouiller la main dans la journée. Il va partout à la ronde. Il est plus estimé au loin qu’auprès : au loin, ils l’appellent : « Monsieur » ; et auprès, toujours : « Le sorcier ».

Le Guérou

Imperturbable, malgré les rires des camarades incrédules, Pannetier (La Croisille, Canton de Chaillant, Magenne) affirme :

« Mon père a vu un guérou. C’était un homme tourné en un gros mouton. Y passait par un trou de la barrière. Y passit et ne dit rien et suivit la route. Y avait des collets de tendus. Y les laissit bien et le chien ne menit pas, y perdit le train, et y s’en fut ».

Le guérou. À l’angélus du soir, y tournait comme ça, et puis le matin y retournait en personne. C’est pas des sorciers, c’est une punition du Bon Dieu. Y a longtemps.

(Les autres contestent, non l’existence du Guérou dont ils ont bien ouï parler, mais que le père de Pannetier ait encore pu en voir. C’est des choses du vieux temps. Il y a bien soixante ou soixante-dix ans qu’on n’en voit plus.)

Les Houbilles (Mayenne, passim ; Canton de Gorron, etc.)

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Les houbilles, c’est des gens qui s’habillent en gris, en sœur, ou autrement, pour faire peur aux passants. Quand on peut les y attraper, on leur tape dessus. Les bonnes gens disent : « Voilà la bêle. »

Les Liottes

Brigands masqués qui demandent à monter dans les voitures les jours de foire pour dévaliser ceux qui en reviennent. Ça c’est arrivé il y a encore trois ans à un boucher... C’est plus mauvais que les guérous.

Péculier raconte que près de Saint-Denis-en-Gâtine, il y a deux lieux, le Chêne friloux et le Gué du Verger [généralement c’est à des endroits où il y a des croix], près desquels on n’ose pas passer parce qu’on y voit la bête : bande de chats, etc. Lui-même, ayant à passer près du Chêne friloux, s’est armé d’un bâton ; mais il n’a jamais rien vu.

Autrefois on voyait aussi la Chasse-Artu. Mais tout cela, ça ne se voit plus. Tout ce qu’y a, c’est des mauvais plaisants qui s’amusent à faire peur aux poltrons en se déguisant ou bien en dressant dans un lieu sombre une citrouille au haut d’une perche enveloppée dans un drap. On dessine sur la citrouille des yeux, un nez, une grande bouche, et à l’intérieur, qu’on a creusé, on met des bougies allumées. Une fois une couturière revenant la nuit de Gorron a vu un de ces épouvantails qu’on avait dressé sur son chemin pour l’effrayer. Elle n’a pas perdu la tête ; elle s’est approchée et elle a pris les bougies. (Les autres rient et approuvent.)

Fées (Argonne : Les Islettes [raconté par Petitjean].)

« Ma grand-grand’mère, qui était des 700 et quelques (XVIIIe siècle) elle nous gardait... Y parlait des fées dans le temps. Un jour une femme est venue et elle lui a demandé du lait. Ma grand-grand’mère n’a pas voulu lui en donner. Elle lui dit qu’elle l’a tout vendu. Le soir, à la veillée, il est tombé des quantités de couleuvres dans la maison, par la cheminée. Qui, l’avait fait ? - Près de Clermont-en-Argonne, il y a encore le trou aux fées ».

Croyances diverses

Le mécréant Chennery (des Islettes) : « J’aurais jamais cru faire des choses comme ça... Mon gosse, à un an, il avait le muguet. » Le père s’est laissé persuader de réciter l’oraison pendant neuf jours ; le deuxième jour, le petit allait mieux ; au bout de neuf jours, il était guéri. « Devant, je me serais foutu à rire si on m’avait parlé de ça. Le petit sentait que ça lui faisait du bien. Il voulait toujours venir avec moi et, avant ça, il ne pouvait me voir. »

Veillée des morts

[Se pratique toujours dans la Mayenne et l’Ille-et-Vilaine.] « Quand on veille un type qui a mené une bonne vie dans le temps passé, on rigole

malgré nous. On raconte tous les petits tours qu’il a faits et tout le monde rigole. Chacun y va de sa petite question (devinée). Quand c’est un type qui est pas bien estimé ou une vieille soularde, on y va plutôt pour le plaisir, on dit : « Y n’méritait qu’un coup de houatte (bêchette) » - Un bonhomme qui arrive à un certain âge, on dit quand il meurt : « Y n’ fait pas grand’ brèche. » (Ça veut dire qu’il ne dérange personne en mourant.) Ça dépend de l’estime des gens. Un type bien estimé, on y va davantage. Un père de famille, qui laisse cinq ou six gosses, c’est pas le moment de rigoler beaucoup. »

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Récit facétieux

Une bonne femme mène trois bœufs à la foire. Ils avaient tous les trois chacun un nom. Il y avait :

Bande à part, Tout ensemble, L’un et l’autre.

Alors il vint un marchand pour lui demander à acheter. La femme, plus maligne que le marchand, lui demande lequel qu’il allait prendre, si c’était Tout ensemble, Bande à part ou L’un et l’autre. Le marchand dit qu’il prenait tout ensemble et il paye pour les trois et la femme ne lui en donne qu’un « Tout ensemble ». Ça fait que la femme est plus maligne que l’homme.

(Mayenne : Canton de Gorron, Saint-Aubin [Bourdon].)

Robert Hertz

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Une ethnographie de l’arrière-front, hiver 1914-1915 (Stéphane Baciocchi et Nicolas Mariot)

Quel est le contenu de l’article publié en 1917 ? On est évidemment loin du gros mémoire

sur le culte de saint Besse, d’abord parce qu’il s’agit d’un simple recueil de notes brutes, de matériel qui ne fait l’objet d’aucune analyse. Contrairement à l’article de 1913, les contes et dictons ne soulèvent explicitement aucun problème sociologique, et il reste impossible de savoir ce que Hertz pensait faire de ce matériau. Avançons alors à tâtons. L’article reprend le classement proposé dans les notes manuscrites en cinq points d’inégale importance : I. Paroles et gestes des oiseaux (p. 3-16), II. Les bêtes rampantes (p. 17-18) III. Les fêtes, les travaux et les jours (p. 19-26) IV. Le temps qu’il fera (p. 26-31) V Croyances, superstitions, etc. (p. 31-34).

Ce qui intéresse le sociologue Pour nous qui lisons ces notes un siècle après, le plus simple et le plus évident serait sans

nul doute de renverser le sens de la lecture en commençant par la fin pour remonter vers le début. Les aspects les plus déroutants à nos yeux concernent en effet les « paroles et gestes des oiseaux » alors que les croyances ou les considérations sur « le temps qu’il fera » sonnent plus familièrement à nos oreilles. Livrons-nous à cette lecture à rebours, du plus connu vers le plus insolite.

Le Ve point concernant l’ambivalence des superstitions, débutant par « faut-il y

croire ? », fait immédiatement écho à des questionnements très actuels, du moins pour qui a suivi une formation d’ethnographie à la fin du XXe siècle. Il inclut en effet des notations où l’on retrouve certaines des formules « indigènes » et le vocabulaire analytique des travaux de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie dans le bocage mayennais1, comme dans la description suivante (nous soulignons) :

À   Bourgneuf-­‐la-­‐Forêt   (Canton   de   Loiron),   y   a   un   homme   qui   a   à   peu   près   67   ans  ;   on  l’appelle   le   sorcier  ;   il   peut   faire   et   défaire.   Une   fois,   une   femme   avait   volé   à   un   de   ses  voisins.  Le  voisin  a  été  trouver  le  sorcier.  La  femme,  quand  elle  a  été  pour  rentrer  chez  elle,  elle  n’a  jamais  pu  ;  elle  dansait  devant  le  pas  de  sa  porte.  Elle  a  été  à  confesse.  Le  confesseur  lui  a  fait  rendre  l’argent  et  elle  a  été  désorcelée  après  ;  elle  a  pu  rentrer  chez  elle  comme  elle  a  voulu.  Il  guérit  les  verrues  en  faisant  une  croix  dessus  avec  son  ongle  ;  mais  il  ne  faut  pas  mouiller   la   main   dans   la   journée.   Il   va   partout   à   la   ronde.   Il   est   plus   estimé   au   loin  qu’auprès  :  au  loin,  ils  l’appellent  :  “Monsieur”  ;  et  auprès,  toujours  :  “Le  sorcier”.  

[Contes et dictons..., p. $$$]

1 Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage, Paris, Gallimard,

« Bibliothèque des sciences humaines », 1977, avec Josée Contreras, Corps pour corps. Enquête sur la sorcellerie dans le bocage, Paris, Gallimard, « Collection Témoins », 1981 et Désorceler, Paris, L’Olivier, 2009. Même si Hertz n’est cité qu’une seule fois (n. 1 p. 22 du journal d’enquête), et en apparence incidemment (parce qu’il dit, écrit J. Favret, que les « sorciers » en Mayenne sont dénommés « hongreurs »), les descriptions et les analyses de l’ethnologue sont largement imprégnées des formules de l’article de Hertz sur les dictons.

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De façon générale, les points III à V concernant le calendrier, le temps et les croyances

sont de classiques relevés de dictons, guère différents de ceux collectés par Van Gennep ou Sébillot. D’ailleurs ce dernier, on l’a dit, insère dans les notes de Hertz des références à son propre travail. On peut ainsi lire des maximes concernant des métiers (en l’occurrence les bûcherons représentés dans l’escouade de Robert par les soldats de l’Argonne Petitjean et Chenevy) ou un moment de l’année (dans l’exemple qui suit le cas, classique, des superstitions et interdits liés à la semaine sainte dans les cantons mayennais).

Bûcherons  Mon  père,  le  1er  mars,  sur  le  pas  de  sa  porte,  y  se  lève,  salue  et  dit  -­‐  Mars,  je  le  salue  De  la  tête  et  du  cul,  Ne  m’fais  pas  d’plus  grand’  crevasse  Que  celle  que  j’ai  au  cul.    Les  bûcherons  souffrent  à  peu  près  tous  de  profondes  crevasses  aux  mains  [Petitjean  lui-­‐même  en  a  la  paume  toute  fendue].  C’est  en  mars  qu’on  en  attrape  le  plus  :  les  grands  vents  de  mars  dessèchent  les  mains  et  les  font  casser  davantage.  (Argonne  :  Les  Islettes  [Petitjean].)  

[Contes et dictons..., p. $$$]

Semaine  Sainte  Les  bonnes   femmes  ne  mettent  pas   les  œufs  à  couver  pour  éclore  dans   la  semaine  sainte  parce  que  ça  éclôt  mal.  

(Mayenne  :  Canton  de  Gorron,  Vieuvy  [Chesnel].)  [Contes et dictons..., p. $$$]

 Il  ne  faut  jamais  cuire  le  pain  dans  les  jours  saints,  ou  l’on  mange  du  pain  moisi  toute  l’année.  Ça,  c’est  certain  ;  si  on  veut  du  pain,  on  va  le  chercher  chez  le  boulanger.  Quand  il  tombe  de  l’eau  le  Vendredi  saint,  la  terre  en  saigne  toute  l’année.  La  plupart  disent  :  elle  est  sec  toute  l’année  ;  elle  a  soif  et  elle  fend  ;  elle  est  toujours  altérée.  

(La  Croisille  [Pannetier].)  [Contes et dictons..., p. $$$]

 

Il   ne   faut   jamais   cuire   le   pain   dans   les   jours   saints,   ou   l’on   mange   du   pain   moisi   toute  l’année.  -­‐  C’est  l’inverse  ;  les  vieilles  de  chez  nous  elles  disent  :  C’est  demain  l’  Vendredi  saint  Nous  allons  avoir  du  beau  pain.  C’est  défendu  de  laver  le  Vendredi  saint,  on  est  maudit.  Mais  c’est  permis  de  cuire  le  pain  et  il  vient  très  bien.  

(Argonne  :  Les  Islettes  [Chennevy].)  [Contes et dictons..., p. $$$]

Mais la part sinon la plus neuve à l’époque, en tout cas la plus étrangère à nos yeux de

contemporains concerne les points I et II où Hertz prend en note la manière par laquelle les soldats de la campagne avec lesquels il vit savent reconnaître et imiter les sons des oiseaux en leur donnant un sens. Il parlait dans la lettre préface de leur capacité à « reconnaître et à reproduire le rythme et le ton des chants des différents oiseaux, tout en y ajoutant un élément ou instructif ou comique, rarement moral ». Ces discours chantés des oiseaux, qui

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sont appelés mimologismes en rhétorique (kikinashi au Japon), désignent précisément les « usages folkloriques consistant à saisir le message articulé caché derrière le chant des oiseaux ou insectes1 ».

Prenons l’exemple du chat huant, de la chouette ou du corbeau. On constate que

l’ethnographe s’est a minima attaché à restituer le plus finement possible l’accentuation. Mais on peut dire qu’il le fait a minima parce qu’il précise dans sa lettre : « Bien entendu, il aurait fallu noter les airs, mon ignorance me l’a interdit... ». Cet ajout rappelle un élément décisif : ces discours des oiseaux sont pratiqués, au sens très concret du terme, par les locuteurs-chanteurs. Ils impliquent d’abord de se repérer dans le maquis des sons de la nature, et sont ensuite véritablement joués ou réalisés in vivo.

32) Extraits  du  cahier  de  notes  de  R.  Hertz.  

Source : Cahier « Verdun », FRH 10.N.05.

Or, si l’on observe la transcription de Sébillot pour la revue, on constate qu’elle est

parfaitement fidèle … excepté du point de vue des accents : ce qu’il a fait disparaître alors qu’Hertz l’avait scrupuleusement indiqué, c’est justement la manière de prononcer et de faire sonner phoniquement les dictons. En ce sens, la prise en notes puis la publication dans la Revue des traditions populaires font subir aux mimologismes une double mutilation :

1 D’après Littré, en grammaire, mimologisme se dit d’un mot formé par mimologie (« zézayer »,

« claque », « vlan »), en rhétorique le terme désigne la « figure par laquelle on imite un être animé dans sa voix ou ses gestes ». Pour une enquête récente, voir Steven Feld, Sound and Sentiment. Birds, Weeping, Poetics, and Song in Kaluli Expression, Durham & London, Duke U. P., 2012 [1982].

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d’abord c’est l’ethnographe qui ne sait pas noter les airs, puis c’est l’éditeur qui fait disparaître l’accentuation, comme on le constate dans la reproduction de l’article ci-dessous.

Sur le chouan, voir Rouge-gorge.

(Mayenne.) Le chouan dit à la chouette le soir

Faut-y aller coucher o vous ? [o = avec] Et la chouette répond

Que oui ! Que oui Et c’est bien leur chant, aussi.

(Ille-et-Vilaine : Bourg-Barré [Gaudin].)

(Sébillot, II, 162.) La farzée, une grosse chouette toute blanche, c’est signe de mort quand on l’entend chanter dans les

maisons.

(Mayenne : La Croisille [Parmetier].) Les corbeaux, quand ils viennent se percher sur les arbres à l’entour des maisons, crient :

J’ l’attends ! J’ l’attends et ça annonce la mort d’un malade ou d’une personne quelconque.

(Ille-et-Vilaine : Bourg-Barré [Gaudin].)

(Sébillot, II, 167.) [Contes et dictons..., p. $$$]

Évidemment des lecteurs non familiers de linguistique pourraient juger la disparition de

l’accentuation négligeable. D’ailleurs le point I sur les oiseaux n’est pas uniquement composé de mimologismes. Robert Hertz y insère aussi des contes évoquant des animaux comme la bécasse. A priori dans ce cas précis l’histoire n’est pas fredonnée parce que l’ethnographe n’a indiqué aucune accentuation dans sa prise de notes.

33) Comparaison   entre   un   extrait   du   cahier   de   notes   de   R.   Hertz   et   sa  retranscription  publiée  

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Source : Cahier « Verdun », FRH 10.N.05.

On aurait pourtant tort de ne voir dans cette question de l’accentuation qu’une lubie de

musicologue ou un exercice, de nos jours dépassé, de respect (trop) scrupuleux – folkloriste ? – de l’énonciation. Car en un sens, on peut avancer que l’article de Hertz a bien été prolongé post mortem, ou plus précisément qu’un membre de L’Année a indiqué quels types d’usages sociologiques pouvaient être faits de cette collection de dictons chantés. Mauss, dans son célèbre article sur les « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie1 », s’attache notamment à expliquer ce que le point de vue sociologique a de spécifique dans le maniement de certaines notions partagées avec la psychologie. Concernant l’idée de symbole, il développe un long exemple qui n’est rien d’autre qu’un mimologisme :

Maintenant  nous  sommes  assurés  de  notre  théorie  par   le   fait  même  de  notre  accord  avec  vous.  Si  ce  que  vous  nous  dites  est  vrai  de  la  conscience  individuelle,  il  l’est  encore  plus  de  la   conscience   collective.   Un   exemple   vous   fera   saisir   tout   de   suite   l’importance   qu’il   faut  attacher  à  cette  concordance  de  nos  recherches.  Dans  un  rite  Aranda  ou  Arunta  (Australie  Centrale)  pour  procurer  de  l’eau,  pendant  que  les  acteurs  se  livrent  à  de  pénibles  saignées  -­‐  qui   symbolisent   la   pluie   -­‐   des   choristes   chantent   “Ngaï,   ngaï,   ngaï...”   (Strehlow,   Aranda  Stämme,   III,   p.   132).  Nous  ne   saurions  pas   ce  que  veut  dire   ce   cri,   ni  même  qu’il   est  une  onomatopée,  si  Strehlow  ne  nous  disait  de  la  part  de  ses  auteurs  indigènes  que  ce  mot  imite  le  son  des  gouttes  d’eau  tombant  sur  le  rocher.  Et  non  seulement  il  reproduit  tout  de  même  assez  bien  celui  des  gouttes  actuelles,  mais  celui  que  firent  les  gouttes  de  l’orage  mythique  que  déchaînèrent  autrefois   les  ancêtres  dieux  du  clan   totémique  de   l’eau.  Ce  cri   rituel  du  clan,  onomatopée,  allusion  au  mythe,  symbole,  il  y  a  tout  cela  dans  cette  syllabe.  Le  mot,  le  vers,  le  chant  le  plus  primitif  ne  valent  que  par  le  commentaire  dont  on  peut  entourer  leur  mystique.   L’activité   de   l’esprit   collectif   est   encore   plus   symbolique   que   celle   de   l’esprit  

1 Marcel Mauss, « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », dans Sociologie et

anthropologie, Paris, Puf, 1993 [1950], p. 81-310, 1re édition dans le Journal de Psychologie Normale et Pathologique, 1924.

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individuel,  mais   elle   l’est   exactement   dans   le  même   sens.   À   ce   point   de   vue,   il   n’y   a   que  différence  d’intensité,  d’espèce,  il  n’y  a  pas  différence  de  genre1.  

On peut avancer que l’idée générale suivie par Mauss dans l’article consiste à synthétiser

les propositions formulées par Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Il s’agit pour lui de montrer, devant une assemblée de psychologues, que l’étude de l’esprit, et notamment des manières de « communier et de communiquer par symboles, par signes communs, permanents, extérieurs aux états mentaux individuels », ne peut se faire sans prendre en compte dans l’analyse les modalités par lesquelles ces « institutions du sens2 » collectivement partagées sont pratiquées et validées en commun :

[Durkheim et moi] étions allés jusqu’à supposer pourquoi [ces symboles] s’imposent : parce que, en retour, par la vue et par l’audition, par le fait qu’on entend le cri, que l’on sent et que l’on voit le geste des autres, en même temps que le sien, on les prend pour des vérités3.

Le point essentiel, martelé tout au long du texte, soutient que l’étude des faits mentaux ne

saurait se résumer à comprendre le fonctionnement de la « conscience pure », mais doit tenir ensemble « le corps, l’esprit et la société ». Mauss mentionne ici les travaux « du regretté R. Hertz ». Certes, il n’évoque pas sur ce point les dictons mayennais, mais en l’occurrence l’étude sur « la distinction du droit et du gauche », et plus loin « le livre sur Le Péché et l’Expiation que j’ai pu récrire et qui sera bientôt publié4 ». Néanmoins on perçoit, chaque fois que Mauss aborde les questions de rythme, de chant, de cri et autres « stéréotypies rituelles5 », en quoi il aurait pu piocher ses exemples dans les dictions, et surtout pourquoi l’accentuation et l’air sont des éléments fondamentaux de la collecte :

Ainsi le rythme et le chant, ces faits étonnants qui furent peut-être parmi les faits décisifs dans la formation de la religion et de l’humanité : l’unisson dans le ton et le temps, et même l’unisson du geste et de la voix, et encore plus l’unisson dans l’émission simultanée du cri musical et des mouvements de la danse, tout cela nous [les sociologues] regarde6.

En conservant la phonétique et la mélodie, l’ethnographe rend compte des conditions de

la pratique. Sans elles, le sens du dicton s’éloigne de son rapport intime à la réalité : si le croassement du corbeau n’est pas reconnaissable sous le « j’l’attends, j’l’attends », difficile de percevoir et de faire sentir à l’auditoire la dimension funeste du propos.

Reste donc pour nous à suivre la voie tracée et à chercher à redessiner les relations spirituelles et physiques qui définissent le « milieu social » des soldats mayennais. Évidemment, l’opération suppose à nouveau de remettre l’ethnographe au cœur de ces interactions, puisque c’est par sa médiation qu’on accède à leur univers.

Guerre et folklore 1 Ibid., p. 295 2 Lire Vincent Descombes, Les institutions du sens, Paris, Minuit, 1996. 3 Marcel Mauss, « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », art. cité, p. 294. 4 Ibid., p. 303 et 308. 5 Ibid., p. 300-301. 6 Ibid., p. 289.

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Contrairement à ce que font la grande majorité de ceux qui tentent de poursuivre aux tranchées certaines de leurs activités civiles, Hertz n’amasse aucun « matériel de guerre » : il n’est ici question ni d’argot militaire1, ni de rumeurs du front2, ni de mathématiques3, mais de dictons et contes qui, à l’inverse, ont pour caractéristique d’être ceux du monde « paisible » des enquêtés. En cela l’enquête se rattache clairement à celles qu’il a menées depuis Saint Besse et qu’on vient de rappeler. Comme il l’explique dans sa lettre-préface en évoquant à demi-mots ce qu’il pourrait faire de ces données, Robert Hertz poursuit ici son travail de compréhension des capacités, non saisies par l’écrit, de « l’esprit populaire » :

Il  serait  curieux  de  chercher  comment   l’esprit  populaire  s’y  prend  pour  ajouter  un  sens  à  ces  sons  multiples.  Encore  une  fois,  ce  qui  me  frappe,  c’est  le  sérieux  ou  le  demi-­‐sérieux  de  tout  cela  :  il  y  a  bien  eu  un  temps  où  les  grands-­‐pères  initiaient  leurs  petits-­‐enfants  et  leur  faisaient  comprendre  le  chant  des  oiseaux.  

Ceci étant dit, et c’est à ce point précis que les dictons représentent un pas supplémentaire

par rapport même à Saint Besse, leur collecte, telle qu’elle a été menée, n’aurait guère été possible sans les tranchées. Nous voulons avancer en ce sens l’idée que la prison du front, autrement dit l’obligation pour ces hommes de vivre ensemble en continu dans des conditions de grande précarité matérielle, instaure de facto les conditions d’une observation participante au sens plein du terme. Le sergent Hertz vit, dort et mange avec « ses » hommes. Il comprend rapidement ce que cette position de Poilu fait aux conditions dans lesquelles il observe le monde des tranchées et les hommes qui l’entourent.

Il en prend rapidement conscience en observant le fossé parfois béant qui sépare ses

propres inaptitudes à la vie en campagne des savoir-faire manifestés par la plupart des soldats qui l’entourent. En ce sens sa correspondance avec Alice constitue un extraordinaire témoignage sociologique des rapports de classe existant à l’époque, précisément parce que

1 Sur ce précoce et intense intérêt pour l’argot de guerre, voir successivement Claude Lambert, Le langage

des poilus. Petit Dictionnaire des tranchées, Bordeaux, s.e., 1915 ; Lazare Sainéan, L’Argot des tranchées d’après les Lettres de Poilus et les Journaux du Front, Paris, Boccard, 1915 ; François Déchelette, L’Argot des Poilus. Dictionnaire humoristique et philologique du langage des soldats de la grande guerre de 1914. Argots spéciaux des aviateurs, aérostiers, automobilistes, etc., Paris, Jouve et Cie, 1918 [Rééd. Slatkine, Genève, 1972] ; bien sûr le célèbre Albert Dauzat, L’Argot de la guerre, Paris, Armand Colin, 1918 [2007] ; enfin Gaston Esnault, Le Poilu tel qu’il se parle. Dictionnaire des termes populaires récents et neufs employés aux armées en 1914-1918 étudiés dans leur étymologie, leur développement et leur usage, Paris, Bossard, 1919. Pour une analyse, voir Christophe Prochasson, « La langue du feu. Science et expérience linguistiques pendant la Première Guerre mondiale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 53-3, juin-septemptre 2006, p. 122-141. Sur Dauzat, voir Jean-François Chanet, « Linguistique, psychologie sociale et culture politique : autour de l’œuvre d’Albert Dauzat (1877-1955) » dans Actes du Colloque Albert Dauzat et le patrimoine linguistique auvergnat, Thiers, Parc naturel régional Livradois-Forez, CRDP-CNRS, 2000, p. 9-29.

2 Voir évidemment Marc Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, Paris, Allia, 1999 [Revue de synthèse historique, 1921].

3 Voir notamment Catherine Goldstein, « La théorie des nombres en France dans l’entre-deux-guerres : de quelques effets de la Première Guerre mondiale », Revue d’histoire des sciences, 62 (1), janvier-juin 2009, p. 143-175 et David Aubin, « “I’m just a Mathematician”: Why and how mathematicians collaborated with military ballisticians at Gâvre », à paraître.

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Hertz, contrairement à nombre d’autres intellectuels combattants, fait de ces écarts un constant sujet d’interrogation1.

D’abord, il tranche sur les autres par son allure et ses moyens. À différentes reprises, il note « qu’on me prend souvent pour un curé » [6/10/1914, p. 72], ou signale certaines des remarques qui lui sont faites : « Je t’ai déjà dit, je crois, combien mes dents en or font d’impression par ici » [8/11/1914, p. 105]. Plusieurs fois, son « social standing » fait l’objet de moqueries de la part des autres. Parfois c’est un officier qui apostrophe l’intellectuel, pourtant membre actif du Club Alpin Français : « Mon pauvre Hertz, le camping prolongé dure un peu trop longtemps pour vous, n’est-ce pas ? » ou, dans une formule moquant l’amateur de thé : « ça vous change de baralipton » [11/1/1915, p. 188]. Et ses compagnons ne sont pas en reste : « Mes camarades me blaguent parfois, trouvent un peu ridicule ce professeur de philosophie en rupture de ban » [idem, p. 190]. Deux mois plus tard, c’est encore et toujours sa mise « mouchoirs blancs et dents en or » qui est moquée :

Hier   soir,   un   gars   m’offre   une   prise   (ces   Mayennais   sont   d’enragés   priseurs)  :   “Prenez,  sergent,   ça   vous   fera   du   bien,   vous   verrez”,   infatigable   dans   sa   propagande   malgré  d’innombrables  refus  antérieurs    Je  réponds  :  “Je  ne  suis  pas  encore  devenu  Mayennais  à  ce  point”.  Alors  le  “sacriste”[sacristain]  de  hausser  les  épaules  et  d’expliquer  :  “Mais,  voyons,  le   sergent   a   des  mouchoirs   blancs  ;   tu   ne   voudrais   pas   qu’il   les   salisse   avec   ton   tabac  !”  Mouchoirs  blancs  et  dents  en  or,  voilà  qui  vous  pose  un  homme  “un  peu  là”2.  

Les envois reçus de Paris n’arrangent rien. La mère de Robert se fournit exclusivement

auprès de la maison Hédiard pour les douceurs livrées à son fils. Dès le 10 août 1914, il demande à Alice un arrêt provisoire des colis : « Mais je t’en supplie, ne m’envoie plus rien – je suis le plus achalandé du régiment et ne manque de rien » [p. 43]. Pour les fêtes de Noël, il refuse les propositions venues de l’arrière, cette fois au motif explicite qu’il ne souhaite pas apparaître comme trop privilégié auprès de ses hommes :

Quant  à  m’envoyer  des  choses  pour   les  hommes,  en  particulier  de  ces  salopettes  qui   leur  seraient   certes   utiles,   je   juge   inopportun   de  m’ériger   en   Mécène,   même   anonyme,   de   la  compagnie   où   je   suis   un   “humble   et   obscur   sergent”.   Tout   ce   qui   rappelle   les   anciennes  inégalités   de   fortune,   de   classe,   etc.   est   mauvais   et,   avec   tous  mes   précieux   accessoires,  couteau,  montre,   jumelles,  musette   somptueuse,   couverture  de  Léon,   etc.,   je   tranche  déjà  trop  avec  le  commun  [15/12/1914,  p.  147].  

En contrepoint, il livre logiquement force détails pour faire comprendre tout ce qui le

sépare des autres soldats. Début octobre, encore territorial, il évoque les réactions devant les longues lettres d’Alice, qualifiées de « journal » quotidien par les hommes : « L’un de mes camarades, inculte mais gentil, m’a dit “elle est donc professeur de philosophie aussi, ta femme ?” » [6/10/1914, p. 71]. Au 330e RI, il décrit longuement un « simple et brave prolétaire », pourtant sergent comme lui et qui l’a accompagné au 330e RI, qui « gagne six francs par jour » et pour qui « opticien et optimiste sont interchangeable » [1/11/1914, p. 93]. L’homme, ouvrier dans le nord, s’appelle Charoy, et devient l’un des intimes du sociologue :

1 Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Paris,

Éditions du Seuil, « L’univers historique », 2013. 2 FRH-03, copies dactylographiées, pi.44, lettre à « Mon aimée » du 4 mars 1915.

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[…]  franc,  loyal,  décidé,  n’a  presque  pas  été  à  l’école  –  les  mots,  ce  n’est  pas  son  affaire  […].  Il   dit   qu’il   s’instruit   avec   moi,   mais   combien   c’est   plus   vrai   de   moi.   Chez   des   ouvriers  comme  lui,  il  y  a  une  chaleur  de  cœur,  une  spontanéité,  une  aptitude  à  s’oublier  […],  toutes  choses  que  j’aime  par  dessus  tout  et  qui  sont  si  rares,  vraiment,  chez  les  bourgeois.  Je  suis  fier   de   son   amitié   […].   Je   m’étonne   de   voir   combien   nous   sommes   d’accord   malgré   la  différence  des  langages  (et  le  sien  est  plus  énergique).  [7/11/1914,  p.  103].  

Début 1915 encore, il rappellera à Alice, qui juge difficile de trouver une nouvelle

cuisinière bon marché, combien certains des hommes, qui parfois ne mangeaient que rarement de la viande1, sont heureux d’être nourris et vêtus aux armées : « Souvent, ils s’émerveillent entre eux de la façon dont ils sont vêtus, couverts, nourris : “Non, vraiment on ne peut pas se plaindre... on ne pensait pas être si heureux à la guerre... y a que c’est un peu long, mais à part ça, on n’est vraiment pas malheureux... » [14/2/1915, p. 207]. Enfin comme Marc Bloch, il remarque également l’importance des rumeurs et superstitions sur le front :

Puissent   les   prédictions   dont   tu   me   fais   part   être   fondées   relatives   à   un   événement  sensationnel   pour   la  mi-­‐décembre   –   je  me   suis   cuirassé   contre   ces   sortes   de   pronostics.  Cela  me   rappelle   Guesde   prédisant   la   révolution   pour   le   printemps   1900   –   cette   grande  détresse  développe   la  crédulité  collective.  Mes  Mayennais  ont  été   très  émus  par  ce  qu’on  raconte   ici   d’une   jeune   fille   de   leur   pays   qui,  muette,   se   serait   remise   à   parler   tout   juste  pour  annoncer  que  la  guerre  finirait  le  29  décembre  !!  [8/12/1914,  p.  140].  

Mais Hertz insiste également sur d’autres apports de la distance sociale. Il met en avant

ce que cette vie en commun lui permet non plus seulement d’entrevoir des compétences populaires, mais bien de percevoir de façon vivante et incarnée. Il « admire » très vite, dès août 1914, « le savoir-faire des braves Meusiens ou des ouvriers parisiens dégourdis et habiles qui composent notre compagnie ». Il avoue alors son soulagement : « Heureusement que comme sergent, je ne sers que de contremaître » [21/8/1914, p. 45]. Courant octobre, c’est toujours l’exaltation de la découverte qui prévaut : « Mes amis expliquent à mon ignorance citadine les merveilles des bois » [3/10/1914, p. 70]. Début novembre, il raconte qu’il a participé à recouvrir un abri avec une sorte de torchis composé de terre et de feuilles mortes, avant de prendre Alice à témoin : « Aurais-tu cru qu’avec une matière aussi humide, déjà pourrissante, on pourrait se mettre à l’abri contre la pluie et le froid ? » [1/11/1914, p. 91]. Quelques mois plus tard, il loue de nouveau l’habileté des hommes dans ce qu’il désigne comme « la plus formidable expérience de collectivisme qui ait jamais été tentée » :

Chère,  je  te  l’ai  déjà  dit,   les  paysans,  les  jardiniers,  les  bons  ouvriers,  les  hardis  chasseurs,  les  excellents  connaisseurs  de  la  nature  qui  foisonnent  dans  la  campagne  française,  à  l’œil  vif,   à   la   main   adroite,   à   l’esprit   toujours   en   éveil,   bons,   cordiaux   et   francs   –   voilà   nos  maîtres.   L’autre   jour,   j’en   entendais   un   qui   se  moquait   d’un   autre   parce   que,   fendant   du  bois,  il  tapait  de  sa  force  “sans  chercher  le  sens  du  bois”.  Tout  est  là  –  avoir  des  mains,  des  bras,  etc.  –  intelligents,  une  intelligence  descendue  incorporée  aux  muscles  –  comme  nous  avons  souvent   remarqué  que   les  guides  ont   le  pied   intelligent   (il   sait   trouver   “le   sens  du  terrain”   et   l’épouser   exactement).   Chère,   je   ne   m’ennuie   pas   à   les   voir   presque  journellement  piocher  et  pelleter  –   j’admire   leur  geste  court,   ramassé,  par  quoi   la  pioche  

1 Même si les repas sont très déséquilibrés, la part carnée des rations est plus importante que pour les civils,

et même, pour bien des soldats, qu’avant guerre (Rémy Cazals et André Loez, Dans les tranchées de 1914-1918, Pau, Cairn, p. 117).

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fouille   le   sol,   trouve   le   joint,   débite   le   terreau   –   ou   bien   dégage   les   racines   d’une   grosse  souche  et  les  coupe  là  où  il  faut.  Et  il  me  suffit  d’essayer  d’y  mettre  la  main  moi-­‐même,  au  risque  de  les  faire  sourire,  pour  mesurer  ce  qu’il  entre  d’art,  d’intelligente  adaptation  à   la  nature,   d’exacte   insertion   de   l’outil   humain   dans   la   matière   –   dans   ce   simple   travail   de  “remuer  la  terre”  [15/1/1915,  p.  192].  

De nouveau, on retrouve la question évoquée dans le cas de Cogne : celle de la distance

sociale comme moteur de la relation ethnographique. Donnons en quelques exemples. Dans la lettre-préface du 7 mars 1915, l’ethnographe revient sur les oiseaux. De façon significative, il signale alors, tout en maintenant une bienveillante distance avec ses hommes, à la fois l’importance qu’il faut reconnaître à ces savoir-faire de prime abord insignifiants (il signale une habileté remarquable de repérage dans l’environnement sonore) mais aussi ses propres progrès en la matière : « Même mes grands enfants d’ici prennent un plaisir très vif à se rappeler ces “discours”, c’est un jeu de reconnaissance qui certainement développe l’habilité à percevoir et discerner les sons. Je le sens par les progrès que j’ai faits moi-même ». Quelques jours plus tard, le 20, il revient une fois encore sur un apprentissage dans lequel il apparaît plus doué que pour étançonner un abri ou fabriquer des chevaux de frise :

Autour  de  nous  les  oiseaux  chantent  ou  volettent  :  pinsons,  rouges-­‐gorges,  petits  roitelets  sont   particulièrement   familiers   et   viennent   picorer   jusque   sur   le   toit   de   notre   abri.  Mes  campagnards  me  les  nomment  et  me  livrent  toutes  sortes  de  secrets  sur  ces  gentils  petits  compagnons.  Parfois,  fatigué  de  scruter  l’horizon  à  la  recherche  de  quelques  vagues  boches  ou  d’indices   de   leur   présence,   je   pose  ma   jumelle   sur   un  petit   oiseau  qui   est   en   train  de  fouiller   l’écorce   d’un   arbre   ou   de   voltiger   de   branches   en   branches.   Cela   fait   rire   la  sentinelle  qui  trouve  un  peu  timbré  ce  sergent  citadin  en  train  de  découvrir  la  lune  …  et  la  campagne  [20/3/1915,  p.  235].  

Un mois plus tôt, le 14 février 1915, à peu près au moment où il envoie son cahier de

dictons à Paris, Robert adresse une très longue lettre dans laquelle il raconte de nouveau une nuit passée en commun où il peut à loisir observer les pratiques orales des hommes, évoquant au passage, de nouveau, le souvenir de Cogne :

Nous   avons   dû  nous  mettre   en   quête   d’une   bonne  place   et   ce   que   nous   avons   trouvé   de  mieux,   c’est  :   l’étable   où   il   y   avait   déjà   trois   chevaux,   quatre   vaches,   un   chien   plutôt  farouche,   un  gros   cochon  ;   je  ne  parle  ni   des   souris,   ni   des  hommes   installés   avant  nous.  Avec   trois   camarades,   je  me   suis   installé   dans  un  quartier   jadis   occupé  par   des   cochons,  mais  désert,  l’auge  toujours  en  place  –  en  outre,  en  guise  d’armoire,  une  cage  qui  a  dû  être  peuplée   de   lapins.   Strong   smell   of...   mettons  :   ammoniaque   –   mais   mes   camarades  cultivateurs  me  rassurent  :  on  s’y  fait  très  vite  ;  dans  une  heure,  tu  ne  sentiras  plus  rien.  Il  fait  bon,  chaud,  bien  meilleur  que  dans  l’immense  grange  aux  cloisons  disjointes,  traversée  de  courants  d’air  –  j’ai  pensé  à  nos  amis  de  Cogne  qui  ne  veulent  point  d’autre  logis  qu’une  étable.  Eh  bien,  j’ai  passé  là  une  des  meilleures  nuits  de  ma  campagne.  J’ai  goûté  ce  sommeil  profond  où  l’on  se  perd  comme  dans  la  mer  et  d’où  l’on  revient  comme  d’un  autre  monde.  Nous  nous  disions,  exaltant  le  bonheur  de  notre  gîte  par  ce  jour  crû  de  vent  froid,  perçant,  “Ce  "Job  sur  son  fumier",  ça  devait  être  un  vieux  farceur,  un  de  ces  "feignants"  qui  trouvent  toujours  à  se  plaindre.  Car  ce  qu’on  est  bien  sur  du  fumier,  sur  du  vrai,  au  fond  d’une  étable  aussi  hospitalière  que  l’arche  de  Noé.”  Hier  soir,  alors  que  les  délicats  de  la  ville  plissaient  encore   leur   nez   (comme   à   Talloires,   tu   te   rappelles   :   hm,   hm,   ça   sent...   par   ici)   et  manifestaient   quelque...   étonnement   de   se   trouver   là,   les   gars   de   la   campagne,   sais-­‐tu   ce  qu’ils   faisaient  ?   Ils   jouaient  à  se  vendre   les  bêtes  qui  se  trouvaient   là,   l’un  offrant,   l’autre  

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marchandant,  par  pistoles  et  par  écus,  avec  force  cris  et  force  gestes,  appréciant  les  formes  de  la  vache,  son  pis,  son  c...l,  tout  comme  au  champ  de  foire  de  chez  eux,  la  vache  d’abord,  et  le  petit  veau,  et  le  cochon,  et  le  chien  (“Mais  il  faudra  me  le  conduire  à  la  gare  ”)  au  milieu  des   rires   de   la   galerie   et   cela   a   duré   peut-­‐être   une   heure.   Ils   ont   à   un   degré   étonnant  l’instinct   et   le   goût   du   comique,   un   comique   fin,   léger,   de   bon   aloi...   [14/2/1915,   p.  206-­‐207].  

La scène est très intéressante pour notre propos. Elle invite à mieux comprendre auprès

de qui et dans quelles conditions Hertz a recueilli son matériau. Comme la lettre le laisse entendre, l’observation est ici ethnographique au sens moderne du terme : l’enquêteur retranscrit des scènes collectives dans lesquelles les individus engagent leur réputation.

De longues nuits d’hiver : réunions, discussions, réputations Si l’enquête sur les dictons signale des transformations importantes, c’est sans doute

d’abord dans les modalités de collecte des matériaux. Tout d’abord, les occasions sont collectives et vivantes. Les dictons sont notés dans leur usage ordinaire, en particulier via les moqueries et jeux oratoires dans lesquels ils s’insèrent. Lorsqu’il fait pour la première fois allusion aux dictons, Hertz insiste auprès d’Alice sur ces situations : « J’ai maintenant une abondante collection de dictons ou, comme ils disent, de “discours des vieux”. Cela les amusait de me raconter leurs histoires ; par moments, ils se tordaient les côtes, littéralement. Il faut encore que je complète et vérifie certains points et je te l’enverrai » [2/2/1915, p. 200]. Et l’on retrouve à plusieurs reprises des indications du même ordre dans la retranscription elle-même. Elle est ainsi parsemée de précisions du type « les autres rient et approuvent », comme dans le cas de cette histoire où les locuteurs montrent que les habitants du canton de Gorron (en l’occurrence une couturière) savent ne pas être dupes de leurs croyances :

Autrefois  on  voyait  aussi   la  Chasse-­‐Artu.  Mais  tout  cela,  ça  ne  se  voit  plus.  Tout  ce  qu’y  a,  c’est  des  mauvais  plaisants  qui  s’amusent  à  faire  peur  aux  poltrons  en  se  déguisant  ou  bien  en  dressant  dans  un   lieu  sombre  une  citrouille  au  haut  d’une  perche  enveloppée  dans  un  drap.  On  dessine  sur  la  citrouille  des  yeux,  un  nez,  une  grande  bouche,  et  à  l’intérieur,  qu’on  a  creusé,  on  met  des  bougies  allumées.  Une  fois  une  couturière  revenant  la  nuit  de  Gorron  a  vu  un  de   ces  épouvantails  qu’on  avait  dressé   sur   son   chemin  pour   l’effrayer.  Elle  n’a  pas  perdu   la   tête  ;   elle   s’est   approchée   et   elle   a   pris   les   bougies.   (Les   autres   rient   et  approuvent).  

[Contes et dictons..., p. $$$] Parfois, Hertz ajoute un commentaire individuel précis comme dans le cas du geai, le plus

souvent pour souligner, comme il le dit dans sa lettre-préface, son intérêt pour les « variantes » (trace évidente du long travail sur les versions de la légende de saint Besse), qu’elles soient locales ou entre régions :

Le  loriot  chante  au  mois  de  mai  ;  c’est  un  des  derniers  oiseaux  à  venir  ;  il  dit  :  Ils  rougiront  !  C’est  pour  les  cerises  ;  les  cerisiers  sont  en  fruit  à  ce  moment.  (Argonne  :  Les  Islettes  [Petitjean,  Chennery].)    

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Potier  :  Parbleu,   ils  n’ont  pas  de  viaux,  y  n’  peuvent  pas  les  mettre  dehors.  [Par  contre  les  cerises  sont  une  grande  affaire  dans  l’Argonne].  

[Contes et dictons..., p. $$$] Dans la présente discussion sur l’arrivée du printemps, celui qui commente, étonné, le

rôle que les habitants de l’Argonne font tenir dans le processus à l’arrivée des cerises est le caporal Isidore Armand Marie Pottier, que Hertz identifie dans ses notes comme vivant à Mellé, canton de Louvigné-du-désert en Ille-et-Vilaine. Parmi les plus importants fournisseurs en dictons du sociologue (il est mentionné 11 fois dans l’article), on peut en savoir un peu plus sur lui parce qu’il est, comme son supérieur parisien, victime de l’offensive sur la cote 233 près de Marchéville, là où Hertz est tué le 13 avril 1915. Sa fiche de soldat « Mort pour la France » nous apprend ainsi qu’il a six ans de moins que lui, et qu’il décède le 22 des suites de ses blessures, dans un hôpital temporaire de Verdun.

34) Fiche  «  mort  pour  la  France  »  et  photographie  du  caporal  Pottier  

Source : Fichier « Morts pour la France », site « Mémoire des hommes », ministère de la Défense :

http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/, et photographie, janvier 1915 ?, FRH-05, d. 04, pi 02.

Bras droit du sergent à qui ce dernier offre, comme à son alter ego le caporal Péculier,

une montre « de ponctualité » afin qu’ils ne dépendent pas de leurs hommes pour être à l’heure (lettre du 11/1/1915), Pottier apparait sur presque toutes les photographies du front. Il offre ainsi un remarquable point d’entrée pour donner à voir le groupe des informateurs du

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sergent folkloriste et laisser imaginer à quoi pouvait ressembler les réunions et discussions entre ces hommes.

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35) Photographie   de   l’escouade   de   R.   Hertz   devant   un   abri   dans   les   bois  d’Herméville,  janvier  1915  ?  

Source : FRH-05, d.04, pi.02.

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Le gros plan placé à côté de sa fiche de soldat « mort pour la France » est ainsi tiré d’une

photographie d’une des deux escouades du sergent Hertz où Pottier apparaît en 2e position. Bien qu’il ait numéroté les 11 individus présents, seuls quatre d’entre eux sont identifiés dans la légende : outre Pottier, les caporaux Montiège (n°1) et Péculier (n°9) et le dénommé Jousset, en 4e position. Il est possible que les spécialistes meusiens de la cerise, Petitjean et Chennery, figurent eux aussi sur la ligne, parmi les individus non nommés.

Mais le portrait de groupe, parce que les hommes y sont alignés, raconte encore trop peu

des échanges entre les hommes. De ce point de vue, on peut lui préférer le cliché de la demi-section pris dans les bois deux mois plus tard, en mars 1915. Pottier y figure également au centre de l’image, debout la main sur l’épaule du « charmant Godin », un autre breton que nous allons retrouver bientôt. Robert commente la photographie par ces mots : « C’est incroyable comme je me plais avec ces gars. Mieux qu’avec mes pairs les sous-off. Mieux je crois que je ne ferais si j’étais officier »1.

1 FRH-05, d. 04, pi.04. Légende manuscrite de R. Hertz au dos de la photographie.

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36) Photographie  d’une  des  deux  escouades   composant   la  demi-­‐‑section  de  R.  Hertz,  mars  1915.  

Source : FRH-05, d. 04, pi 04.

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37) Le  «  petit  Godin  »,   extrait  de   la  photographie  de   la  demi-­‐‑section  de  R.  Hertz,  mars  1915.  

La présence de Godin, le jeune homme assis sur les documents 36 et 37, nous invite à

revenir à l’article. Dans d’autres situations en effet, lorsque que sont avancés des éléments sur les modes de transmission des dictons, s’ouvre un espace d’interlocution, d’évaluation et de comparaison entre les expériences des uns et des autres. Ainsi, cet échange entre le dénommé Lecomte, le « berruchon », et Godin, le « le petit bleu de Bretagne » qui, enfant, se promenait « souvent avec un ancien qui m’en racontait tout le temps ».

Mon   grand-­‐père  m’en   racontait   de   toutes   sortes   sur   les   oiseaux   quand   j’étais   gosse,   que  j’avais   10-­‐11   ans,   il  m’emmenait   et  m’expliquait   tout   çà,  mais   j’ai   oublié.   Quelquefois,   en  entendant  chanter  les  oiseaux  dans  les  bois,  ça  me  revient  un  peu.  «  Gaudin,  en  entendant  le  discours  du  «  berruchon  »  dit  «  Ça  se  rapporte  bien.  »  

(Mayenne  :  Saint-­‐Martin-­‐de-­‐Connée  [Lecomte].)  [Contes et dictons..., p. $$$]

Ou encore dans cet autre cas où le soldat Pannetier évoque également le rôle des vieux

qui savent le langage des oiseaux :

À  la  Croisille  aussi.  Y  a  des  vieux  qui  vous  raconteraient  tout  ce  que  les  oiseaux  y  disent.  

(La  Croisille  [Pannetier].)  [Contes et dictons..., p. $$$]

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Dans l’échange de vues, Jean Baptiste François Godin est l’un des plus jeunes soldats de sa section (il est né en 1893), un « bleu de la Bretagne » que Hertz semble prendre sous son aile. Il lui voue manifestement une grande affection (il passe par exemple la nuit de Noël 1914 allongé entre Partridge et lui), comme il le raconte à sa femme en légendant la photographie 36 : « Le n°5 qui a un genou en terre c’est le charmant petit Godin, 20 ou 22 ans, le petit breton aux yeux si clairs dont je t’ai parlé, rieur et mélancolique. Je l’aime avec une tendresse de père ou de grand frère. Il est durci et banalisé sur cette photo. C’est un petit leste et vif, un charm[eur ?]1 ». Le jeune homme meurt, lui, aux côtés de son chef, « sur le terrain » le même 13 avril 1915.

38) Fiches  «  Mort  pour  la  France  »  des  soldats  Godin  et  Lecomte.  

Source : Fichier « Morts pour la France », site « Mémoire des hommes », ministère de la Défense.

Du « berruchon » Lecomte en revanche, on sait beaucoup moins. D’abord R. Hertz n’en

parle pas dans ses lettres. Ensuite, la banalité de son nom et le manque d’informations le concernant rendent difficile son identification dans d’autres sources. Il est possible qu’il s’agisse du soldat du 130e RI Paul-Ernest Lecomte, tué en 1918 dans la Marne et dont le jugement de décès est adressé à Lassay en Mayenne, canton d’où nombre d’informateurs de Hertz sont originaires. Mais en l’état nulle certitude : l’ethnographe indique, dans l’article, que Lecomte est originaire de Saint-Martin-de-Connay, commune mayennaise du canton de Bais, aux confins de la Sarthe. Faute de recoupement transparent des informations, et même s’il est évidemment possible que lui ou sa famille aient changé de commune de résidence,

1 FRH-05, d.04, pi.04. Légende manuscrite de R. Hertz au dos de la photographie (document 36).

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nous n’avons pas de certitude que le soldat mort en 1918 soit bien l’un des hommes membre de la 17e compagnie du 330e RI en 1915.

Reste encore à évoquer quelques dictons pour lesquels l’origine donnée dans les notes

n’est pas personnalisée. En effet lorsque la description est pleinement partagée, le locuteur individuel disparait entièrement derrière des collectifs, avec de nouveau mention des réactions communes :

Y  avait  trois  coqs.  Le  gros  disait  :  Je  l’fais  quand  j’veux  !  Le  deuxième,  le  moyen  :  Et  moi,  quand  j’peux  !  Et  le  troisième,  le  pauvre  petit  -­‐  il  essaye,  mais  il  ne  peut  rien  faire  parce  que  le  gros  saute  dessus  :  T’es  bien  heureux  !  Les  auditeurs  rient  et  approuvent  :  «  C’est  ce  que  les  coqs  disent  aussi,  le  chant  est  d’autant  plus  court  que  le  coq  est  moins  gros.  

(Ille-­‐et-­‐Vilaine.  Mayenne.  Argonne.)  [Contes et dictons..., p. $$$]

Enfin au terme de l’article, les paragraphes consacrés aux superstitions sont tout entier

inscrits dans les conflits et disputes auxquels donnent lieu leur énonciation.

V.  -­‐  Croyances,  superstitions,  etc  Faut-­‐il  y  croire  ?  Vive  discussion  entre  Mayennais  pour  savoir  s’il  y  a  encore  des  sorciers.  Les  uns  affirment  énergiquement  ;  d’autres,  péremptoires  :  “Y  a  pas  d’sorciers  ;  y  a  du  monde  instruit  qui  ont  de  mauvais  livres,  j’  sais  pas  quoi.”  -­‐  “Y  en  a,  quand  ils  ont  des  chicanes,  y  vont  trouver  un  hongreur  pour  faire  un  tour.  Dans  l’temps,  y  n’était  question  que  des  sorciers.  Y  a-­‐t-­‐il  pas  des  livres  de  toutes  sortes  ?  Y  en  a  qui  font  qu’on  ne  réussit  pas  à  amasser  son  beurre.  Y  en  a  qui  mettent  une  bonne  femme  quinze  jours  sans  pisser”.    Le  Guérou  Imperturbable,  malgré   les  rires  des  camarades   incrédules,  Pannetier  (La  Croisille,  Canton  de  Chaillant,  Magenne)  affirme  :  “Mon  père  a  vu  un  guérou.  C’était  un  homme  tourné  en  un  gros  mouton.  Y  passait  par  un  trou  de  la  barrière.  Y  passit  et  ne  dit  rien  et  suivit  la  route.  Y  avait  des  collets  de  tendus.  Y  les  laissit  bien  et  le  chien  ne  menit  pas,  y  perdit  le  train,  et  y  s’en  fut”.  Le   guérou.   À   l’angélus   du   soir,   y   tournait   comme   ça,   et   puis   le   matin   y   retournait   en  personne.  C’est  pas  des  sorciers,  c’est  une  punition  du  Bon  Dieu.  Y  a  longtemps”.  Les  autres  contestent,  non   l’existence  du  Guérou  dont   ils  ont  bien  ouï  parler,  mais  que   le  père  de  Pannetier  ait  encore  pu  en  voir.  C’est  des  choses  du  vieux  temps.  Il  y  a  bien  soixante  ou  soixante-­‐dix  ans  qu’on  n’en  voit  plus.  

[Contes et dictons..., p. $$$] En outre, il faut souligner qu’on peut retrouver de telles scènes non pas réservées « au

travail » du folkloriste, mais simplement racontées dans les lettres. Ainsi de l’une d’entre elle qui met en scène les moqueries dont a fait l’objet l’enquêté qui vient d’être cité dans l’article de la Revue des traditions populaires, le dénommé Pannetier ou Parmetier (la

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graphie de Hertz étant difficile, on a affaire à une mauvaise écriture du nom du même homme : Alice s’est trompée en recopiant).

Avant-­‐hier,   dans   un   petit   poste,   au   fond   d’un   abri   souterrain,   bas,   enfumé,   plutôt  malodorant,  j’ai  passé  des  heures  vraiment  exquises  à  écouter  jaser  et  plaisanter  la  dizaine  d’hommes  qui  formaient  le  poste.  Le  thème  qui  a  eu  le  plus  de  succès,  ça  a  été  de  marier  un  des   gars   présents,   Parmetier,   un   des   rares   célibataires,   un   grand,   un   peu   mou,   placide  silencieux,  lent  de  corps  et  d’esprit,  au  visage  immuable,  figé,  avec  la  sœur  d’un  autre  gars  de  l’escouade  dont  le  fiancé  est  mort  à  la  guerre.  Aucun  attendrissement  —  ‘‘Tu  vois,  ça  se  trouve   bien’’   —   et   chacun   de   persuader   Parmetier,   de   l’exciter,   de   lui   indiquer   les  avantages  de  ce  parti,  le  bon  moyen  de  se  faire  agréer  de  la  jeune  fille,  de  son  père,  puis  on  songeait  à  la  noce  :  l’un  disait,  ‘‘Je  suis  logé  sur  la  route  où  il  te  faudra  passer  —  je  prendrai  mon  fusil  et  je  tirerai  des  coups  de  feu  en  ton  honneur’’,   l’autre  offrait  de  prêter  son  beau  cabriolet,  etc.  Le  frère  de  la  future  n’était  pas  le  moins  ardent,  il  disait  comment  s’y  prendre  pour  plaire  à  son  vieux  père  —  “Ne  viens  pas  à  bicyclette,   il  n’aime  pas  ces  outils-­‐là”  —  il  dirait  :  ‘‘J’ai  toujours  marché  sur  mes  jambes,  pourquoi  qu’y  n’ferait  pas  comme  moi  ?’’  —  et  de  temps  en  temps  il  se  tournait  vers  Parmetier,  immobile  au  coin  du  feu,  pour  le  secouer  :  ‘‘Mais  il  ne  dit  rien  —  regarde-­‐moi,  donc,  regarde  donc  mon  beau-­‐frère’’  et  tous  s’esclaffent  à  n’en  plus  pouvoir...  C’est  leur  grand  plaisir  :  saisir  le  côté  drôle  des  choses,  les  travers  des  gens  et  rire,  rire,  parce  que  c’est  sain  et  que  ça  fait  du  bien  et  qu’on  est  au  monde  pour  ça.  Figure-­‐toi  qu’ils  peuvent  se  taquiner  pendant  des  heures  sans  que  jamais  cela  tourne  à   la  dispute  aigre,  aux  gros  mots,  à  la  grossièreté  —  je  ne  parle  pas  de  rixe  (il  y  avait  un  Caliban  mal   embouché  à   la   section,  parti  maintenant,  mais   aussi   il   était   connu  et  honni  de   tous).  C’est   vraiment  une  atmosphère   légère,   saine  et   tonique,  bonne  à   respirer.   Je  ne  veux  pas  faire   de   littérature,   et   je   me   méfie   du   lyrisme,   mais   il   fait   bon   vivre   parmi   ce   peuple  [14/2/1915,  p.  207-­‐208].  

Comme pour Pottier ou Godin, le portrait de Pannetier peut être affiné. D’abord, il est

l’homme dont Hertz parle finalement le plus dans ses lettres. Le sergent folkloriste le classe en tête d’article parmi ses « principaux informateurs », le décrivant ainsi : « Pannetier – tous les gars de la Croisille, disent les autres, sont comme ça – massifs, fermés, taciturnes, attachés aux traditions, croyant dur comme fer aux guérous, etc. ». La légende de la photographie de la demi-section dans les bois (document 36) enfonce le clou. Robert l’identifie comme l’homme en n°3 et précise : « le grand debout c’est Pannetier, gourd, inerte, “qui ne saitpoint jouer” » (sur le gros plan avec Pottier et Godin, il est le premier à gauche).

Très probablement s’agit-il d’Alexandre-François Pannetier, d’après sa fiche de décès

soldat de 2e classe au 330 RI, effectivement né le 28/7/1887 dans la commune de La Croixille, et mort pour la France le 6 septembre 1916 à Vermandovillers (Somme, près de Péronne), disparu sur le terrain. Certes il existe une autre fiche de disparition concernant un Pannetier enregistré au 330e RI, celle de Pierre-Emmanuel, le frère ainé d’Alexandre. Les deux hommes meurent le même jour, sans doute ensemble. Comment savoir lequel des deux est l’homme que ses compagnons moquent et cherchent à mettre en ménage ? La réponse est ici toute simple : seul l’aîné Pierre s’est marié en 1911, comme l’indique le registre d’état-civil le concernant1. Peut-être est-ce l’année où il quitte la ferme familiale : lors du recensement de 1906, tous les enfants, y compris Pierre âgé de 27 ans, sont enregistrés

1 Archives Départementales (désormais AD) de la Mayenne - 4 E 97/14, registre d’état-civil de La

Croixille, 1871-1880.

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comme « cultivateurs » auprès de leur père1. Il est vrai qu’en tant que classe 99, Pierre Emmanuel (160 cm sous la toise, niveau d’instruction 1 : il sait à peine lire2) a effectué un service de trois ans entre 1900 et 1903. Sa fiche matricule indique, fort logiquement eu égard à son âge, qu’à la mobilisation il relève du 26e RIT et non du 330e RI3. Sans doute a-t-il demandé, sans que l’on sache à quelle date, à rejoindre la réserve, non comme Hertz pour un supplément d’action, mais plus simplement pour rejoindre son jeune frère.

39) Fiches  «  Mort  pour  la  France  »  des  frères  Alexandre  et  Pierre  Pannetier.  

Source : Fichier « Morts pour la France », site « Mémoire des hommes », ministère de la Défense. Peut-être les deux aînés avaient-ils conseillé à leur plus jeune frère Albert, né lui aussi à

la Croixille en 1889, de choisir une arme moins dure, l’artillerie ? L’enrégimentement au 44e Régiment d’Artillerie ne lui a pourtant pas porté chance : c’est lui qui disparait le premier, dès le 16 janvier 1915 à l’hôpital de camp de Châlons des suites de blessures. Des trois

1 AD Mayenne – 6M, liste de recensement pour La Croixille, 1906. 2 Les registres matricules comptent une case « niveau d’instruction » comportement un numéro de 0 à 6 : 0

= illettré ne sachant ni lire ni écrire ; 1 = sachant lire seulement ; 2 = sait lire et écrire ; 3 = instruction primaire plus développée (sait lire, écrire, compter) ; 4 = ayant obtenu le brevet de l’enseignement primaire ; 5 = bachelier ; 6 = dont on n’a pu vérifier l’instruction.

3 AD Mayenne, registre R 1500, canton Chailland, classe 99, numéro matricule 569.

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enfants de Pierre et Marie Pannetier, ne reste plus au hameau que leurs deux filles. Et l’hécatombe ne s’arrête pas là dans la famille. Les cousins des trois frères, deux jumeaux mobilisés au 130e RI, sont tous les deux également tués au combat, dans les premiers affrontements, dès le 23/9/1914 à Rethonvillers dans la Somme pour le premier, le 2/8/1916 à Thiaumont dans la Meuse pour le second.

40) Fiches   «  Mort   pour   la   France  »   des   cousins   jumeaux  Baptiste   et   Pierre  Joseph  Pannetier.  

Source : Fichier « Morts pour la France », site « Mémoire des hommes », ministère de la Défense.

La scène mettant en situation le mariage imaginé de Pannetier, mais aussi les portraits des caporaux de Hertz, invitent évidemment à poursuivre l’investigation du côté des autres enquêtés. Sur ce point, et il faut y insister, ce qui caractérise le travail de Hertz tient à ce que les dictons et contes concernent pour l’essentiel des Mayennais, autrement dit un groupe social réel dans lequel les individus racontant leurs savoirs et savoir-faire engagent aussi leur réputation. Il ne s’agit pas ici de collecter des informations décontextualisées, mais au contraire de saisir les mimologismes et dictons dans leur milieu de vie et leur usage.

Le groupe des Mayennais

Que sait-on des interlocuteurs de Hertz ? D’abord, en début d’article, avant même

l’inventaire des dictons, il a lui-même désigné quatre d’entre eux comme « les principaux ».

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Parmi eux, trois hommes que nous connaissons maintenant mieux, Godin, Pottier et Pannetier, dont l’ethnographe dresse pour l’occasion un rapide portrait :

Le   petit   Gaudin   [Godin],   un   bleu   de   la   Bretagne.‘‘Quand   j’étais   gosse,   je   me   promenais  souvent  avec  un  ancien  qui  m’en  racontait  tout  le  temps’’  Pottier,  cultivateur,  fin,  relativement  éduqué  Pannetier  –  tous  les  gars  de  la  Croisille,  disent  les  autres,  sont  comme  ça  –  massifs,  fermés,  taciturnes,  attachés  aux  traditions,  croyant  dur  comme  fer  aux  guerous,  etc.  Petitjean,  le  bûcheron  de  l’Argonne  –  vif,  toujours  en  mouvement,  le  ‘‘dieu  de  la  hache’’.  

Il est difficile de savoir ce qu’il faut entendre sous le qualificatif « principal ». Les quatre

sont en effet loin d’être les seuls, puisqu’au total, 24 individus sont nommément mentionnés dans l’article. En outre, certains des « informateurs secondaires », comme Dujarrier, Lecomte ou Sohier, sont cités autant de fois ou presque que les « champions » que sont Gaudin ou Petitjean (voir dans la liste ci-dessous le nombre de mentions après chaque nom). Enfin et surtout le qualificatif « principaux » est étonnant au regard de leur « pays » d’origine : seul Pannetier est un « mayennais », les deux premiers bretons et Petitjean meusien. Peut-être renvoie-t-il simplement à la confiance qui unit le sergent à ces quatre hommes ?

Les 24 informateurs de Robert Hertz Le signe * indique qu’ils apparaissent dans les lettres. MPF « Mort pour la France ». Les noms des communes ont été actualisés. « Les Mayennais » Canton de Gorron (arron de Mayenne) : Chesnel* (canton de Gorron, Vieuvy), 5 mentions. Survivant Fourmont (canton de Gorron, Bressé), 5 mentions. MPF le 1/3/1915. Soudon. Survivant Jousset*, 2 mentions. MPF le 15/4/1915, Haudiomont, Meuse. Babey (Bressé). Survivant (caporal) Péculier* (Saint-Denis-de-Gastines), 4 mentions. MPF le 17/7/1918. Bourdon* (Saint-Aubin-Fosse-Louvain), 2 mentions. MPF le 13/4/1915 à Marchéville. Girard (Saint-Mars-sur-Colmont), 10 mentions. Possible MPF Canton de Lassay-les-Châteaux (arron de Mayenne) : (caporal ?) Dujarrier*, 13 mentions. Possible MPF. Canton de Villaine-la-Juhel (arron de Mayenne) Sohier, 14 mentions. MPF le 13/4/1915, combats de Marchéville. Tireau. MPF le 2/6/1917. Canton de Bais (arron de Mayenne) Lecomte (Saint-Martin-de-Connée, aux confins de la Sarthe), 10 mentions. Possible MPF. Canton de Chaillant (arron de Laval) :

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Baloche (La Baconnière), 2 mentions. Possible MPF. Roupard (Saint-Hilaire-du-Maine), 2 mentions. Survivant. Duval (La Baconnière). Possible MPF. Pannetier* (La Croixille) 9 mentions. MPF le 6/9/1916. Boussard (Saint-Hilaire-du-Maine), 5 mentions. Possible MPF. Ille-et-Vilaine (caporal) Gaudin ou Godin* (Bourgbarré, sud de Rennes), 15 mentions. MPF le 13/4/1915. (caporal) Pothier ou Pottier* (Mellé, canton de Louvigné-du-Désert), 11 mentions. MPF le 22/4/1915. Buisson (canton de Vitré). Survivant Coulon (canton de Vitré). Survivant Moisant* (vers Josselin, Morbihan). Survivant Argonne Chennevy (Les Islettes), 3 mentions. Survivant Petitjean (Les Islettes), 17 mentions. Survivant

Ceci étant, la seule notation du département est trompeuse, exceptée pour Petitjean

originaire de l’Argonne où le 330e régiment est en secteur (sans doute est-il venu « remplir les trous » dus aux pertes). Car lorsque l’on observe le canton voire la commune d’origine des 24 informateurs, on constate en fait une homogénéité territoriale très forte, conséquence directe du recrutement régional des régiments.

41) Carte  du  bassin  de  recrutement  des  enquêtés  «  mayennais  ».  

Les Mayennais sont très majoritaires et se recrutent dans 5 cantons, dont deux

particulièrement, ceux de Gorron et Chaillant. Or lorsqu’on regarde la carte, on peut observer que ces deux cantons (même s’ils relèvent de deux arrondissements différents) sont quasi frontaliers, comme celui de Lassay, avec le département voisin d’Ille-et-Vilaine, et

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notamment, pour ce département, des cantons les plus orientaux de Vitré et Louvigné du Désert d’où sont originaires deux des enquêtés bretons. Bref : c’est dans un bassin géographique homogène, artificiellement séparé par les frontières administratives, que vivent la grande majorité des enquêtés interrogés par leur sergent agrégé de philosophie. Comme pour Saint-Besse, on a affaire ici à un même milieu, renforcé par la vie en commun dans la demi-section, dont Hertz propose en quelque sorte une monographie.

Est-il possible, au-delà de l’origine géographique, de mieux préciser qui sont ces

informateurs ? On peut, pour y parvenir, revenir de nouveau aux lettres et photographies envoyées par Robert depuis les tranchées. Un certain nombre des « porteurs de dictons » sont mentionnés au détour d’un courrier ou apparaissent sur les clichés pris par Robert lui-même ou l’un de ses compagnons. Mais avant même de découvrir ces hommes, au physique comme au moral en quelque sorte, une série documentaire est, on l’a vu, particulièrement utile pour relancer l’enquête en dehors même du fonds Hertz jusque là mobilisé : la base de données des « morts pour la France » de la Grande Guerre. Désormais interrogeable à distance1, elle permet de connaître ceux qui, comme Robert, ne sont pas revenus de la Woëvre et, grâce aux fiches individuelles établies par l’armée, de compléter des identifications parfois réduites à la portion congrue dans l’article de 1917.

Sur les 24 soldats informateurs recensés, 9 sont, sauf erreur, des survivants. Pour les

meusiens Petitjean et Chennevy, pour les bretons Buisson et Coulon, pour les mayennais Chesnel, Soudon, Moisant, Roupart, et Babey, l’interrogation croisée par le nom et le département d’origine ne donne rien. Pour certains d’entre eux, comme Soudon par exemple, dont Hertz n’a mentionné ni le prénom ni la commune d’origine dans ses notes, l’enquête doit s’arrêter là. En revanche, ceux pour lesquels un nom de village est indiqué, il est toujours possible d’aller voir du côté des recensements. Prenons l’exemple d’un seul de ces hommes, le dénommé Chesnel de Vieuvy (canton de Gorron), par ailleurs mentionnés au détour d’une lettre. Lorsque l’on consulte le recensement communal de 1901, une seule famille porte ce patronyme. Sont enregistrés sous le même toit d’un hameau isolé Pierre, le chef de ménage âgé de 41 ans à cette date, patron « fermier », sa femme Marie née Guesdon, deux domestiques et leurs cinq enfants parmi lesquels trois garçons, Pierre, Ange et Joseph, 11, 12 et 13 ans en 1901. Très probablement, l’un de ces trois adolescents est le soldat moqué par ses camarades lors du réveillon de Noël 1914 : « Des heures durant, pensant à autre chose, je les entends causer et rire aux éclats. “Les voilà encore en train de chiner Chesnel” m’explique un informé. Chesnel est un gros bêta, aux yeux écarquillés, toujours à se vanter de sa richesse. Les malins le font causer et puis se paient sa tête » [24/12/1914, p. 163]. Le même « gros Chesnel » dont, le 18 mars suivant, Robert relate la « philosophie » : « il a pour principe fondamental que, “quand on est péri sergent, c’est tout de même tout finit” » [18/3/1915, p. 233].

Dans six autres cas, les résultats de l’interrogation électronique demeurent ambigus,

surtout lorsque les noms sont courants. Des fiches « mort pour la France » apparaissent, mais il n’est pas certains qu’ils s’agissent des compagnons informateurs du sociologue, notamment parce que la commune ou le régiment mentionnés ne correspondent pas. Ainsi, exactement comme pour Paul Lecomte, le dénommé Alphonse Girard est bien mayennais et

1 À l’adresse suivante : http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/.

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soldat au 130e RI, mais sa commune de naissance et d’envoi des actes officiels de décès (laissant supposé que sa famille vit toujours là) ne correspond pas à celle indiquées par Hertz : Saint-Mars-sous-Colmont, Canton de Gorron. Impossible donc d’affirmer que les deux soldats tués étaient dans la 17e compagnie du régiment.

42) Fiche  «  Mort  pour  la  France  »  du  soldat  enquêté  Alphonse  Girard.  

Source : Fichier « Morts pour la France », site « Mémoire des hommes », ministère de la Défense.

Pour d’autres en revanche, le bourg mayennais de la fiche correspond aux indications

données par Hertz, mais ce sont les précisions militaires qui font défaut. Ainsi le fichier des « Morts pour la France » indique le décès d’un Joseph Boussard, mayennais de Saint-Hilaire des Landes, mais le situe le 10 août 1915 au Bois-le-Prêtre en Meurthe-et-Moselle et recense ce soldat au 169e RI. Sauf à considérer que l’homme a été muté entre temps (ce qui est possible), nous ne l’avons pas compté parmi les informateurs : à cette date le 330e RI cantonne toujours près de Fresnes-en-Woëvre. Et il en est de même de Joseph Duval et de Léon Baloche, pourtant originaires de La Baconnière, mais rattachés respectivement aux 28e et 124e RI, ou encore de François-Désiré Dujarrier au 67e RI.

43) Fiches   «  Mort   pour   la   France  »   des   soldats   enquêtés   Boussard,   Duval,  Baloche  et  Dujarrier.  

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Source : Fichier « Morts pour la France », site « Mémoire des hommes », ministère de la Défense.

Pour ces différents exemples, il est possible qu’il s’agisse effectivement des compagnons

de Hertz (plus le décès est tardif, plus la possibilité d’un changement régimentaire est élevée), mais tout aussi bien de frères ou de cousins. Le cas Dujarrier ressemble ici à celui du « gros Chesnel » évoqué plus haut. La fiche mentionne la naissance de François-Désiré le 13 septembre 1889 à Lassay en Mayenne, commune où est encore adressé l’extrait du registre des décès le 19 avril 1918. Mais en même temps, il est enregistré comme simple soldat de seconde classe au 67e RI. Or lorsque le frère de Robert, Jacques, médecin aide-

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major sur le front, visite le cantonnement du 330e RI en décembre 1916 pour y retrouver des soldats ayant connu son frère, il parle avec le « sergent Dujarrier1 ». Il apparaît donc peu probable, sauf à considérer que l’erreur vient de l’armée elle-même, que François-Désiré soit bien le premier homme que l’on devine au troisième rang sur la photographie de la compagnie (document 44), juste derrière son « sergent à lunettes » Robert Hertz2.

1 FRH-17, d.03, pi.24, lettre de Jacques à « Alice chérie », 20 décembre 1916.. 2 FRH-05, d.04, pi.06, photographie légendée par R. Hertz de la 17e compagnie du 330 RI, 4 avril 1915.

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44) Photographie  de  la  compagnie  dont  fait  partie  R.  Hertz,  4  avril  1915.  

Source : FRH-05, d.04, pi.06.

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45) R.  Hertz  et  Dujarrier,  extrait  de  la  photographie  du  4  avril  1915.  

Pourtant, le recensement de 1906 pour la commune de Lassay ne donne que deux

ménages Dujarrier. Dans le premier, hameau de Grande Janverie, les hommes (nés en 1828 et 1869) sont trop âgés pour être partis en 1914. Les enfants sont toutes des filles. En revanche, on retrouve bien François Désiré dans le second foyer Dujarrier, celui enregistré dans la ferme-hameau de la Noë. S’il n’est pas le compagnon de Robert, alors il faut sans doute estimer que c’était l’un de ses frères : peut-être Désiré, né en 1892, ou encore Louis, conscrit de Robert ?

46) Extrait  du  recensement  de  1906,  commune  de  Lassay.  

Source : AD Mayenne, sous-série 6M.

Mais revenons en terres plus solides. Pour les neuf informateurs restants, le doute n’est

plus permis : tous ont été « tués à l’ennemi », et il s’agit bien des compagnons de Hertz. Il y a d’abord ceux qui meurent à ses côtés, « sur le terrain » comme le précisent les fiches « Mort pour la France », lors d’une attaque au lourd bilan dans le 5e bataillon du 330e RI engagé ce jour-là : 40 tués, 16 disparus, 140 blessés. Il faut dire que l’offensive avait été

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particulèrement mal préparée – mais néanmoins engagée. D’après le rapport du chef du bataillon lui-même, le commandant Jacquinot, la progression le 13 avril est « extrêment rude ». C’est que, précise-t-il :

Le  feu  de  notre  artillerie  n’a  éteint  ni  celui  de  l’artillerie  ennemie,  ni  celui  de  l’infanterie,  ni  surtout  celui  des  mitrailleuses.  Nous  sommes  soumis  à  une  grêle  de  balles  et  à  un  violent  bombardement  qui  bouleverse  les  tranchées.  Ainsi  que  l’avait  reconnu,  la  nuit  précédente,  la  section  franche,  [...]  le  réseau  est  resté  en  grande  partie  intact.  Dès  le  début  de  l’attaque,  les   5   officiers   des   compagnies   de   tête   furent   tués  ;   le  mordant   des   troupes,   leur   ténacité  résistèrent   à   toutes   les   épreuves   et,   dépourvues   de   cadres,   elles   ne   faiblirent   à   aucun  moment1.  

On imagine combien, dans ces conditions, les chances d’en réchapper devenaient faibles.

Parmi les « officiers de tête » mentionnés figure Robert Hertz. Parmi les troupes privées de cadres, outre Jean-Baptiste-François Godin « le petit bleu de Bretagne » déjà cité, ou Pottier qui décèdera quelques jours plus tard de ses blessures, on compte notamment Auguste Sohier, le soldat qui a raconté les histoires d’alouette, de coq et de coucou, ou encore le seconde classe Bourdon.

47) Fiche  «  Mort  pour  la  France  »  du  soldat  enquêté  Sohier  

Source : Fichier « Morts pour la France », site « Mémoire des hommes », ministère de la Défense.

1 Historique [anonyme] du 330e RI, Mayenne, J. Lechevrel, s.d., 77 p., disponible en ligne sur le site de

Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine, p. 10 pour la citation. Le Journal des Marches et des Opérations (JMO) du service de santé du 330e RI (SHD, 26N752/12) confirme sans autre commentaire les pertes du 13 avril (le JMO « militaire » du régiment n’est conservé qu’à partir de 1916).

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Discret dans les discussions à propos des dictons (il n’est cité que deux fois), il semble que le soldat Bourdon maintenait aussi certaines distances avec son supérieur. Certes, il apparaît, à l’arrière plan, sur une des photographies du meilleur ami de Robert au 330e RI, le sergent Partridge, « plein de fantaisie et de délicatesse, pur et artiste, peu de culture livresque, tout inventif et concret1 ». Complétant son commentaire pour Alice, Robert indique que l’homme debout au 2e plan est un soldat de sa section nommé Bourdon, « sérieux et doux » (celui, assis, qui écrit une lettre est le caporal Pottier).

1 FRH-05, d.04, pi.03, photographie datée de janvier 1915.

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48) Photographie  du  sergent  Partridge,  janvier  1915.  

Source : FRH-05, d. 04, pi 03.

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« Doux et sérieux ». La formule dit en partie combien Bourdon devait, dans la section,

rester en retrait. En effet, lorsque l’on consulte les fiches des « morts pour la France », on constate que ce sont en fait deux frères Bourdon, Louis et Constant, nés en 1880 et 1886 à Fougerolles-du-Plessis, qui meurent (comme les Pannetier) ensemble ce même 13 avril 1915, entraînés au dessus du parapet de tranchée par le sergent Hertz. Il est possible, bien que difficile, d’imaginer que ce dernier ait eu connaissance de l’existence des deux frères dans sa section sans en parler à Alice : peut-être n’était-il pas au courant de leur présence conjointe sinon sous ses ordres, au moins dans la 17e compagnie du 330e RI ?

49) Fiches  «  Mort  pour  la  France  »  des  frères  Louis  et  Constant  Bourdon.  

Source : Fichier « Morts pour la France », site « Mémoire des hommes », ministère de la Défense.

Le registre matricule de Louis nous apprend qu’il est domestique. Probablement lui aussi

sait à peine lire et écrire (il a été classé parmi les conscrits ayant un niveau d’instruction 2). Après trois ans de service actif entre 1901 et 1904 au 130e RI, il est officiellement passé dans la territoriale le premier octobre 19141. Si jamais l’armée lui a alors donné la possibilité de rejoindre un régiment de la territoriale pour faire le chemin inverse de Hertz, il faut

1 AD Mayenne, série R, registre matricule 822.

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imaginer qu’il a demandé et obtenu de rester avec son jeune frère au 330e RI. Les deux hommes sont les plus jeunes d’une fratrie de Poilus : leur aîné, né en 1874, fait toute la guerre dans le train ; le deuxième garçon de la famille, Joseph Victor, né en 1877, avait été classé dans l’armée auxiliaire en raison de ses « mauvaises dents ». Repris en décembre 1914 dans l’active au 31e Régiment d’artillerie, il est finalement réformé en février 1915 pour tuberculose pulmonaire1.

D’autres encore décèdent dans les jours qui suivent le 13 avril, dans d’autres attaques

désespérées ou des suites de leurs blessures. Eugène Jousset, né le 3 septembre 1885, « un vigoureux gaillard, sans peur » d’après Robert, disparaît deux jours après lui, près d’Haudiomont, à moins de 10 kilomètres de la cote 233. Il figure, en 5e position, sur la photographie de la section alignée (document 35).

50) Fiche  «  Mort  pour  la  France  »  et  photographie  du  soldat  enquêté  Jousset.  

Source : Fichier « Morts pour la France », site « Mémoire des hommes », ministère de la Défense et FRH-

05, d.04, pi 02. Victor Péculier parvient à survivre jusqu’à l’été 1918. Il disparaît le 17 juillet dans les

combats de Champagne autour d’Auberive, en tant que sergent. Sans doute a-t-il atteint le 1 AD Mayenne, série R, registre matricule 1135.

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grade le plus élevé possible pour quelqu’un de son origine. Il est le fils d’un patron laboureur illettré dans la ferme-hameau de la Charmelières, commune de Saint-Denis-de-Gastines. Deux de ses cousins sont domestiques, l’un des deux illettré également (sa fiche matricule indique 0 pour le degré d’instruction). Il est possible, mais peu probable, que Victor ait obtenu le certificat d’études. Dans une lettre à Alice du 14 février 1915, Robert fait intervenir son caporal : « Le bon et loyal Péculier n’aime pas qu’on geigne : “À quoi ça sert de se casser la tête contre les pierres ? Ça ne fait jamais venir que des bosses” ». Plus loin dans le même courrier, c’est encore lui qui intervient lorsque le sociologue décrit, avec les références religieuses qui lui sont familières, l’atmosphère collective des tranchées : « Ici le communisme fait loi, mais un communisme chaud, intime, comme celui qu’on rapporte des premières communautés chrétiennes. “Aussi bien, dit ce brave Péculier, sommes-nous pas tous frères ?” » [p. 208]. Enfin lorsqu’il légende la photographie de sa demi-section alignée (document 35), le sergent mentionne de nouveau son adjoint, en 9e position, précisant à travers lui la manière qu’ont les mayennais de parler le français : « caporal Péculier, consciencieux, au parler savoureux. Ce matin il disait : l’année prochaine nous serons comme des rocs, les balles feront ricochet sur nous et la pluie nous écriera (glissera) dessus. Emploie toujours, comme la plupart des Mayennais, le parfait défini qu’il termine uniformément en is ou et “alors la marmite arrivit droit sur nous, je me sauvis et dis aux bonhommes, hardi ptits gars, grouillez-vous” ».

51) Fiche  «  Mort  pour  la  France  »  et  photographie  du  caporal  Péculier.  

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Source : Fichier « Morts pour la France », site « Mémoire des hommes », ministère de la Défense et FRH-05, d.04, pi.02.

Reste encore à mentionner le soldat Tireau du canton de Villaine-la-Juhel. Il s’agit très

probablement d’Eugène, né le 14/6/1886 à Courcité (Mayenne) et mort pour la France le 2/6/1917 au Mont-Cornillet, dans la Marne. Un autre Tireau, mayennais du même canton et également soldat de 2e classe au 330e RI, apparaît bien parmi les tués de la Grande Guerre. Mais ce ne peut-être un des fournisseurs de dictons du sergent Hertz : lui est tué dans les premiers combats de la guerre de mouvement, le 24 août 1914. Il s’agit d’un cousin conscrit d’Eugène, Elie, né un mois avant lui cette même année 1886. Probablement les deux jeunes hommes ont dû passer une partie de leur enfance côte-à-côte dans les campagnes.

52) Fiches  «  Mort  pour  la  France  »  des  soldats  Eugène  et  Elie  Tireau.  

Source : Fichier « Morts pour la France », site « Mémoire des hommes », ministère de la Défense.

Ce tour d’horizon des enquêtés de Robert Hertz, bien qu’incomplet, nous permet de

dresser un bref portrait du groupe dans lequel le sociologue recueille ses dictons. Un mot d’abord de leur âge. Si l’on observe l’ensemble des informations biographiques

dont on dispose grâce aux fiches « mort pour la France » ou aux recensements, on constate que le groupe est très homogène : sans surprise eu égard aux conditions du recrutement et de l’organisation des armées, c’est une même cohorte générationnelle que le sergent Hertz

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commande. Excepté les très jeunes Lecomte et Godin, nés en 1894 et 1893, tous les autres sont nés entre 1884 (Péculier) et 1889 (Dujarrier). Ils ont donc entre 25 et 30 ans en 1914, soit entre 3 et 8 ans de moins que leur supérieur sociologue. Leur commune jeunesse a sans doute représenté une précieuse ressource pour l’ethnographe : au sein du groupe de pairs socialisés dans le même univers, anecdotes et moqueries reviennent aisément dans les discussions.

Du point de vue du milieu social, il semble retrouver, après les meusiens et lorrains, des

équivalents aux gens du val de Cogne et du Val Soana. Pour ceux dont on a pu retrouver l’identité, on constate qu’ils sont tous originaires de familles paysannes peu instruites vivant dans des fermes-hameaux isolés de la campagne mayennaise. Les fiches matricules que nous avons pu consulter indiquent des niveaux d’instruction entre 0 et 2, autrement dit sensiblement plus faibles que la moyenne des conscrits à l’époque, comme l’indique le tableau ci-dessous.

53) Degré  d’instruction  des  conscrits,  1900-­‐‑1912.  

jeunes gens maintenus sur les listes de tirage

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1900 12895 3744 35188 235364 4844 6443 10854 309332 1901 13696 3910 33075 249969 5264 6770 12320 325013 1902 12444 3603 33534 250859 4915 6611 12287 324253 1903 11749 3280 29021 253654 4935 6286 12318 321243 1904 10644 3489 28999 253518 5010 6140 14129 321929 1905 11044 5086 73001 208012 6266 6988 13966 326793 1906 11062 4290 71793 197847 5925 6853 16017 313787 1907 9853 4175 77109 195721 6421 6976 18194 318449 1908 9529 3611 79809 191623 6878 7029 16973 315452 1909 8808 3607 79113 191203 7470 6817 19182 316200 1910 8412 3712 77759 179714 7237 6540 18093 301467 1911 8339 4059 82817 181562 7596 6692 23304 314369 1912 7694 4228 89030 169516 7946 6729 24437 309580

% moyens 3% 1% 19% 67% 2% 2% 5% 100% Source : Ministère du Travail et de la Prévoyance Sociale. Statistique générale de la France. Annuaire

statistique, Paris, imprimerie nationale, vol. 33, 1913, résumé rétrospectif. Instruction. Tab. I Degré d’instruction des conscrits depuis la classe de 1832, p. 18*.

Par ailleurs, parmi l’ensemble des déclarations de naissance que nous avons pu consulter,

les pères des soldats mayennais sont tous dans l’incapacité de signer le procès-verbal et laissent ce soin à un de leurs témoins. Une seule exception : le « petit caporal breton » Pottier. Lui aussi cultivateur, il est néanmoins jugé « fin et relativement éduqué » par son

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supérieur. Et de fait, il est l’unique informateur dont le père, âgé de vingt-huit ans à sa naissance en 1887, paraphe de sa main le registre d’état civil.

54) Extrait  de  l’acte  de  naissance  du  soldat  Isidore  Pottier.  

Source : AD Ille-et-Vilaine, registre d’état-civil, commune de Monthault.

En ce sens, les Mayennais font probablement partie des Français les plus éloignés, dans

l’échelle sociale de la société de la Belle Époque, des conditions de vie du sociologue durkheimien. Ce sont les structures même de la mobilisation armée en 1914-1918 qui rendent possible cette rencontre aussi étonnante que prolongée. En renvoyant massivement ouvriers qualifiés et classes moyennes vers les usines de guerre ou dans des postes administratifs de l’arrière-front ou de l’arrière, l’encadrement militaire laisse face-à-face aux tranchées quelques lettrés surdiplômés et des paysans parlant encore plus souvent patois que français.

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Conclusion. Des dévots du val de Cogne aux Poilus de la Mayenne

L’assaut de la cote 233, près de Marchéville dans la Meuse, emporte le sous-lieutenant

Hertz, mais aussi nombre de « ses » hommes, ceux-là même dont on peut encore entendre, grâce à la bienveillante curiosité de leur chef, l’écho lointain des rires, des moqueries et disputes, des savoirs et des croyances aussi. La disparition conjointe de l’enquêteur et des enquêtés ne saurait mieux témoigner de ce qu’a représenté l’engagement ethnographique de l’élève de Durkheim, mais aussi, en creux, la longue absence, dans la sociologie universitaire, de ce type d’enquêtes de terrain. Rétrospectivement, il apparaît que la monographie engagée durant l’été 1912 a durablement infléchi les habitudes de travail du sociologue. Les fiches bibliographiques sur le Péché et l’expiation dans les sociétés primitives ont été provisoirement remisées au profit d’une connaissance de première main, qu’elle soit fondée sur l’observation directe ou l’enquête orale. Ce changement de méthode ne tient pas seulement au fait qu’une source supplémentaire (humaine et orale) aurait été ajoutée là où les documents écrits consultables en bibliothèque ou en archives pouvaient faire défaut. Le changement est plus profond. Il tient à l’expérience de terrain proprement dite : coupé de ses relations sociales ordinaires, comme il le sera encore plus radicalement dans les tranchées, Robert Hertz a fait des interactions ethnographiques un moteur pour l’interprétation sociologique.

De ce point de vue, il faut bien constater que les déclics de l’enquête sur saint Besse ont tous pour fondement l’irruption de points de vue indigènes (qu’ils soient profanes ou érudits), reconnaissables en ce qu’ils viennent transformer ou contredire ce qui, à distance, paraît évident, attendu, prévu, officiel. Cela commence sans doute par le regard muet mais perçant de cette pèlerine du 10 août qui rappelle au photographe amateur de folklore catholique l’extériorité de sa position. Ce même jour, l’alpiniste curieux s’étonne encore des mots échangés avec le prêtre de Valprato, pour qui les frontières diocésaines contemporaines semblent secondaires au regard des anciennes pratiques funéraires : à l’évidence, le « vernis chrétien transparent et fragile » qui entourait la cérémonie ne permettait pas de comprendre les principes d’organisation de la communauté des adorateurs de Besse. Quelques jours plus tard, la pierre qu’on lui offre lui confirme le rôle du rocher dans la popularité sociale du culte. Par comparaison, l’identité du héros paraît bien floue, lui qu’on dit berger quand les images le montrent soldat ou, pire encore, qu’on persiste à appeler Besse quand les médailles le nomment Pancrace. On pourrait poursuivre longtemps tant est longue la liste de ces instants aussi furtifs qu’essentiels dans la constitution et la résolution des problèmes sociologiques soulevés par la Saint Besse.

De fait, les manières de saisir et de traiter la parole des enquêtés que Robert Hertz découvre durant l’été 1912 sont en quelque sorte devenues ses premiers réflexes de travail. Ainsi poursuit-il ses enquêtes de folklore chaque fois qu’il le peut, à chacune de ses vacances ou presque. Depuis Paris, ses correspondances avec les érudits locaux se prolongent également sur d’autres terrains où il pense que se cachent d’anciens cultes de roche. Surtout, sa découverte des soldats des tranchées le conduit presque immédiatement à s’acheter un nouveau cahier de notes et, confiant dans la méthode ethnographique, à entamer de nouvelles collectes auprès des paysans que le conflit le conduit à côtoyer. Laissées ininterrogées par la mort, ses notes sur les dictons et croyances disent l’imprégnation opérée

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par l’enquête de Cogne : désormais, l’ethnographe décrit les situations d’interlocution, précise l’identité de l’enquêté dont il relève les paroles, spécifie les réactions des hommes qui l’écoutent, mais encore ajoute les variantes possibles chaque fois qu’elles existent et tente de transcrire sur le papier les accents, les sons, les prononciations, mises en forme désormais pleinement attachées au sens des propos enregistrés. De ce point de vue, la mort sur le champ de bataille vient mettre fin à un moment bien spécifique dans ce parcours méthodologique : trois années durant lesquelles, des dévots du val de Cogne aux Poilus de la Mayenne, à force d’observations in situ, l’élève de Durkheim s’était constitué une sorte de boîte à outils pour l’observation et l’analyse des croyances populaires, celles que son maître avait placées, avec les Formes élémentaires, au cœur de la sociologie.

Le 21 avril 1915, une semaine après la disparition du sous-lieutenant Hertz et de nombre de « ses » Mayennais de la 17e compagnie, le professeur participait, en position de président de la Section des sciences économiques et sociales, à une séance ordinaire du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques. À cette occasion, il a réaffirmé à ses collègues qu’une enquête collective, urgente, apporterait « des résultats très importants sur le folklore. Beaucoup de témoins, ajoutait-il, dont il serait important de consigner les dépositions, meurent, et des documents d’une valeur réelle peuvent ainsi être perdus1. » On ne saurait lire sous ces mots un hommage, même indirect, à Hertz. Selon toute probabilité, Durkheim n’apprendra son décès au plus tôt que le lendemain 22 avril2. Pour autant son appel à poursuivre l’effort de collecte éclaire parfaitement ce que l’hécatombe de la guerre a représenté pour le pays. D’abord par la mort des soldats informateurs de Hertz, jeunes, qui ne seront jamais des « vieux » capables de transmettre à leurs petits-enfants ce savoir acquis et transmis de génération en génération. À cet égard, les monuments aux morts des petites communes traduisent aussi une mort du village, ou tout au moins une mutilation profonde. Ensuite par la mort de Hertz lui-même qui témoigne de la disparition des jeunes représentants des différentes disciplines scientifiques et de l’incapacité des survivants et successeurs à reprendre, avant de longues années, le flambeau de ces enquêtes au contact immédiat des « pratiquants ».

1 Ce projet d’enquête avait été avancé par Durkheim le 17 juin 1914: « la Section pourrait également

proposer une enquête sur le folklore, dont tant d'éléments importants ont déjà disparu, et dont le recueil présenterait tant d'intérêt pour notre histoire ». Voir Bulletin du CTHS, Section des sciences économiques et sociales. Séances et rapport, années 1913-1915, Paris, Imprimerie nationale, 1916, p. 59-60 et 71.

2 Parmi les lettres de condoléances adressées à Alice, les premières sont datées du jeudi 22 au soir. Lucien Herr, le bibliothécaire de l’ENS, écrit ainsi : « J’étais avec Dupuy [le secrétaire général de l’école] lorsqu’il a reçu votre mot, hier soir. Nous avons sangloté tous deux. Ce matin [vendredi], j’ai le coeur brisé ; je n’ai pas ressenti de douleur aussi cruelle depuis la mort de Jaurès » (FRH-17, d.04, pi.46, lettre à « Madame », vendredi). Paul Dupuy donne les mêmes éléments dans une lettre à Maurice Genevoix datée du 23 (voir M. Genevoix, P. Dupuy, Correspondance, 28 août 1914 – 30 avril 1915, Paris, La Table Ronde, 2013, p. 268 sq.).

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Bibliographie indicative

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Belmont (Nicole), « “Légende populaire et fioritures savantes”. Les archives de Robert

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Remerciements Florence Weber a suscité cette réédition de Robert Hertz dans sa collection « Mauss ».

Nous ne savons comment la remercier pour ses encouragements à mener à bien ce travail, sa patience, son soutien sans faille tout au long du projet.

Marion Abélès et Philippe Descola nous autorisé à consulter les archives du fonds Hertz.

Marion Abélès, longtemps responsable de la Bibliothèque du Laboratoire d’Anthropologie Sociale, nous a accueillis avec une grande gentillesse et nous a apporté une aide précieuse et jamais démentie par sa grande connaissance du fonds. Dominique Julia et Nora Demarchi nous ont fait profiter de leur savoir et de leurs données.

À Cogne, nombreux sont ceux qui nous ont fait confiance et que nous voulons remercier

pour leur accueil et leurs discussions : l’institutrice Susana Abram, don Corrado Bagnod, Celestino Cavagnet et Madame, l’instituteur Daniele Comiotto, Joelle Cuneaz, Paolo Foretier, Marco et Anna Reis, Albino Savin, Denis et Gaël Truc, Tiziana Truc, Bruno Zanivan ; à Turin, Michele Ottino, à Bra (Piémont), Gianpaolo Fassino.

Enfin, plusieurs collègues et amis ont accepté de relire des versions antérieures du

volume : Marie-Paule Hille, Daniel Cefaï, Pierre-Antoine Fabre, Pierre Lassave, Florence Weber, Dominique Julia, Christian Topalov et Yann Potin. Nous espérons qu’ils retrouveront dans cette version finale la trace de leurs remarques et conseils.

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Table des documents 1)   Procession  de  la  Saint  Besse  :  photographie  de  Robert  Hertz  le  10  août  1912.  ___________________________  8  2)   L’Hôtel  de  La  Grivola  ______________________________________________________________________________________  17  3)   La  famille  de  l’hôtelier  Albin  Gérard.  _____________________________________________________________________  18  4)   Robert,  Alice  et  Antoine  Hertz  (à  Cogne  ?)   _______________________________________________________________  19  5)   Robert  Hertz  alpiniste.   ____________________________________________________________________________________  21  6)   Couverture  de  la  Revue  de  l’histoire  des  religions,  1913.  ________________________________________________  27  7)   Tableau  des  différentes  étapes  de  la  rédaction  du  mémoire.  ____________________________________________  72  8)   Extraits  des  épreuves  du  mémoire  avec  consignes  pour  l’édition  de  la  carte  ___________________________  76  9)   Schéma  des  deux  problèmes  morphologiques  du  culte  de  saint  Besse.  __________________________________  78  10)   Robert  Hertz  photographe.   ____________________________________________________________________________  81  11)   Photographies  de  quelques  ex-­‐voto  datés  d’avant  1911  actuellement  présents  dans  la  chapelle.  _  83  12)   Photographies  prises  par  R.  Hertz  lors  de  la  cérémonie  du  10  août  1912.   __________________________  86  13)   Femme  se  retournant  vers  le  photographe,  détail  extrait  d’une  photographie  prise  par  R.  Hertz.  _  88  14)   La  communauté  assemblée,  détail  extrait  d’une  photographie  prise  par  R.  Hertz  __________________  89  15)   Photographies  «  touristiques  »  du  site  du  sanctuaire.  ________________________________________________  90  16)   Photographie  choisie  par  Hertz  pour  le  mémoire  avec  consignes  pour  l’imprimeur.  _______________  91  17)   Photographie  insérée  dans  le  mémoire  publié.   _______________________________________________________  92  18)   Reproduction  d’une  page  des  notes  de  terrain  griffonnées  sur  la  Vita  _______________________________  94  19)   Extrait  des  notes  de  terrain  de  R.  Hertz  concernant  ses  premiers  informateurs  le  10  août  1912.   _  94  20)   Un  des  couples  de  Cogne  enquêté  par  Hertz.  __________________________________________________________  99  21)   Carte  de  l’enquête  de  R.  Hertz  dans  le  val  de  Cogne.  _________________________________________________  101  22)   Quatre  variantes  de  la  version  pastorale  de  la  légende  de  S.  Besse  recueillies  dans  le  val  de  Cogne  par  R.  Hertz  en  1912.  ____________________________________________________________________________________________  101  23)   Trois  images  figurées  du  saint.   _______________________________________________________________________  102  24)   Schéma  du  réseau  d’informateurs  érudits  de  R.  Hertz.  ______________________________________________  105  25)   Typologie  des  relations  d’enquête  ____________________________________________________________________  106  26)   Versions  et  variantes  des  traditions  orales  et  écrites  de  la  légende  de  S.B   _________________________  116  27)   Le  nom  et  le  Mont  :  schéma  morphologique  du  récit  légendaire.  ___________________________________  121  28)   Bulletin  de  commande  de  R.  Hertz  à  la  Bibliothèque  nationale  de  France  (Paris)  _________________  130  29)   Pierre  prélevée  sur  le  «  Mont  saint-­‐Besse  »  ___________________________________________________________  137  30)   Notes  de  Hertz  concernant  l’enquête  linguistique  ___________________________________________________  139  31)   Croquis  du  «  tour  du  mont  »  dans  les  notes  de  R.  Hertz  ______________________________________________  145  32)   Extraits  du  cahier  de  notes  de  R.  Hertz.  ______________________________________________________________  183  33)   Comparaison  entre  un  extrait  du  cahier  de  notes  de  R.  Hertz  et  sa  retranscription  publiée  ______  184  34)   Fiche  «  mort  pour  la  France  »  et  photographie  du  caporal  Pottier  _________________________________  192  35)   Photographie  de  l’escouade  de  R.  Hertz  devant  un  abri  dans  les  bois  d’Herméville,  janvier  1915  ?   194  36)   Photographie  d’une  des  deux  escouades  composant  la  demi-­‐section  de  R.  Hertz,  mars  1915.   ____  196  37)   Le  «  petit  Godin  »,  extrait  de  la  photographie  de  la  demi-­‐section  de  R.  Hertz,  mars  1915.  ________  197  38)   Fiches  «  Mort  pour  la  France  »  des  soldats  Godin  et  Lecomte.  ______________________________________  198  39)   Fiches  «  Mort  pour  la  France  »  des  frères  Alexandre  et  Pierre  Pannetier.  __________________________  201  40)   Fiches  «  Mort  pour  la  France  »  des  cousins  jumeaux  Baptiste  et  Pierre  Joseph  Pannetier.  ________  202  41)   Carte  du  bassin  de  recrutement  des  enquêtés  «  mayennais  ».  _______________________________________  204  42)   Fiche  «  Mort  pour  la  France  »  du  soldat  enquêté  Alphonse  Girard.  _________________________________  206  43)   Fiches  «  Mort  pour  la  France  »  des  soldats  enquêtés  Boussard,  Duval,  Baloche  et  Dujarrier.  _____  206  44)   Photographie  de  la  compagnie  dont  fait  partie  R.  Hertz,  4  avril  1915.  _____________________________  209  45)   R.  Hertz  et  Dujarrier,  extrait  de  la  photographie  du  4  avril  1915.  __________________________________  210  46)   Extrait  du  recensement  de  1906,  commune  de  Lassay.  ______________________________________________  210  47)   Fiche  «  Mort  pour  la  France  »  du  soldat  enquêté  Sohier   ____________________________________________  211  48)   Photographie  du  sergent  Partridge,  janvier  1915.   __________________________________________________  213  

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49)   Fiches  «  Mort  pour  la  France  »  des  frères  Louis  et  Constant  Bourdon.   _____________________________  215  50)   Fiche  «  Mort  pour  la  France  »  et  photographie  du  soldat  enquêté  Jousset.  _________________________  216  51)   Fiche  «  Mort  pour  la  France  »  et  photographie  du  caporal  Péculier.  _______________________________  217  52)   Fiches  «  Mort  pour  la  France  »  des  soldats  Eugène  et  Elie  Tireau.  __________________________________  218  53)   Degré  d’instruction  des  conscrits,  1900-­‐1912.  _______________________________________________________  219  54)   Extrait  de  l’acte  de  naissance  du  soldat  Isidore  Pottier.  _____________________________________________  220