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VIENT DE PARAÎTRE L’artification du culinaire Numéro coordonné par évelyne Cohen et Julia Csergo 2013, 16 × 24, 344 p., 25 € ISBN 978-2-85944-730-4 ISSN 1262-2966 SOCIÉTÉS & REPRÉSENTATIONS N°34 Comme forme de production culturelle et symbolique, la cuisine a pu être revendiquée, au cours de son his- toire, comme une « science » et comme un « art », au même titre que les arts consacrés que sont la peinture ou la musique, développant une esthétique visuelle et une harmonie des saveurs. Elle est devenue objet de pensée savante, de discours théoriques, de jugements critiques. Passant du statut de « domestique » au sta- tut d’« artiste », qui signe des recettes et des livres, le cuisinier a progressive- ment accédé au statut de créateur d’un acte artistique éphémère qui fait excep- tion, jusqu’à devenir une « star ». Présentation, Évelyne Cohen et Julia Csergo L’art culinaire ou l’insaisissable beau- té d’un art qui se dérobe. Quelques ja- lons, XVIII e -XXI e siècle, Julia Csergo La première artification du culinaire à la fin du Moyen Âge, Mireille Vincent Cassy Yeux ouverts et bouche affamée : le paradigme culinaire de l’art moderne (1850-1880), Frédérique Desbuissons L’artification du culinaire par les expo- sitions (1851-1939), Denis Saillard L’esthésique et l’esthétique. La figura- tion de la saveur comme artification du culinaire, Jean-Jacques Boutaud Colors of caviar : le restaurant étoilé comme espace de représentation artis- tique, Jean-Philippe Dupuy Art et magie de la cuisine : la cuisine du grand Véfour à la télévision ?, Évelyne Cohen Cuisine potentielle en puissance : l’Ou- cuipo, Benedict Beaugé Les douceurs du Japon, évocations éphémères de la « beauté japonaise » (Nihon no bi), Sylvie Guichard- Anguis Postface. Pour une enquête pluridisciplinaire sur l’histoire de la légitimation artistique, Pascal Ory Publications de la Sorbonne 212, rue Saint-Jacques 75005 Paris Tél : 01 43 25 80 15 - Fax : 01 43 54 03 24 Courriel : [email protected]

SociétéS & repréSentationS n°34€¦ · restaurant qu’évoque Jean-Pierre Dupuy, alors qu’Évelyne Cohen analyse le rôle joué par la télévision française dans la reconnaissance

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    L’artification du culinaireNuméro coordonné par évelyne cohen et Julia csergo2013, 16 × 24, 344 p., 25 € ISBN 978-2-85944-730-4 ISSN 1262-2966

    SociétéS & repréSentationS n°34

    Comme forme de production culturelle et symbolique, la cuisine a pu être revendiquée, au cours de son his-toire, comme une « science » et comme un « art », au même titre que les arts consacrés que sont la peinture ou la musique, développant une esthétique visuelle et une harmonie des saveurs. Elle est devenue objet de pensée savante, de discours théoriques, de jugements critiques. Passant du statut de « domestique » au sta-

    tut d’« artiste », qui signe des recettes et des livres, le cuisinier a progressive-ment accédé au statut de créateur d’un acte artistique éphémère qui fait excep-tion, jusqu’à devenir une « star ».

    Présentation, Évelyne Cohen et Julia Csergo

    L’art culinaire ou l’insaisissable beau-té d’un art qui se dérobe. Quelques ja-lons, xviiie-xxie siècle, Julia Csergo

    La première artification du culinaire à la fin du Moyen Âge, Mireille Vincent Cassy

    Yeux ouverts et bouche affamée : le paradigme culinaire de l’art moderne (1850-1880), Frédérique Desbuissons

    L’artification du culinaire par les expo-sitions (1851-1939), Denis Saillard

    L’esthésique et l’esthétique. La figura-tion de la saveur comme artification du culinaire, Jean-Jacques Boutaud

    Colors of caviar : le restaurant étoilé comme espace de représentation artis-tique, Jean-Philippe Dupuy

    Art et magie de la cuisine : la cuisine du grand Véfour à la télévision ?, Évelyne Cohen

    Cuisine potentielle en puissance : l’Ou-cuipo, Benedict Beaugé

    Les douceurs du Japon, évocations éphémères de la « beauté japonaise » (Nihon no bi), Sylvie Guichard-Anguis

    Postface. Pour une enquête pluridisciplinaire sur l’histoire de la légitimation artistique, Pascal Ory

    publications de la Sorbonne212, rue Saint-Jacques 75005 paristél : 01 43 25 80 15 - Fax : 01 43 54 03 24courriel : [email protected]

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  • Dossier : L’Artification du culinaireL’Artification du culinaireévelyne Cohen et Julia Csergo 7

    L’Art culinaire ou l’insaisissable beauté d’un art qui se dérobe. Quelques jalons, xviiie-xxie siècleJulia Csergo 13

    La première artification du culinaire à la fin du Moyen ÂgeMireille Vincent-Cassy 37

    Yeux ouverts et bouche affamée : le paradigme culinaire de l’art moderne, 1850-1880Frédérique Desbuissons 49

    L’artification du culinaire par les expositions (1851-1939)Denis saillard 71

    L’esthésique et l’esthétique. La figuration de la saveur comme artification du culinaireJean-Jacques Boutaud 85

    L’Artification du culinaire. Colors of caviar : le restaurant étoile comme espace de représentation artistiqueJean-philippe Dupuy 99

    Art et magie de la cuisine : la cuisine du Grand Véfour à la télévision ?évelyne Cohen 113

    Cuisine potentielle en puissance : l’OucuipoBénédict Beaugé 125

    Les douceurs du Japon, évocations éphémères de la « Beauté japonaise » (Nihon no bi )sylvie Guichard-Anguis 137

    SOMMAire

    Livre_S&R_34_02.indb 4 03/12/12 13:02

  • Pour une enquête pluridisciplinaire sur l’histoire de la légitimation artistiquepascal Ory 149

    Lieux et ressourcesenfants en justiceJulie Verlaine 155

    Regards croisés« J’irai m’enchanter tristement auprès de mes sœurs islamiques » : Les Derniers Harems (1933) de Myriam Harryélodie Gaden 165

    TramesVider Paris, modifier Paris. Autour des photographies de Nicolas MoulinBertrand Tillier 177

    image et santéAndré Rauch 187

    ActualitésJosé Maria Sert (1874-1945), Un peintre décorateur oublié ?Gérard Monnier 193

    Grand entretienentretien avec l’historien Pierre Sorlin le 10 janvier 2012évelyne Cohen et pascale Goetschel

    Hors cadreLes fontaines Wallace (1872-2012) : hygiène, esthétique et patrimoineColine Lorang 213

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  • Évelyne Cohen et Julia Csergo, « L’Artification du culinaire », S. & R., no 34, automne 2012, p. 7-11.

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    Cette livraison de Sociétés & Représentations sur L’Artification du culinaire se donne pour objet d’explorer les voies encore peu balisées du processus d’artifi-cation et de spectacularisation du culinaire, dont nous savons qu’il a été engagé au moins depuis le Moyen Âge.

    La cuisine, est-il nécessaire de le rappeler, est un acte culturel. Les tra-vaux fondateurs d’anthropologie et d’ethnologie du début du xxe siècle, de Marcel Mauss1 à Claude Levi-Strauss2, ont mis en évidence cette dimension socioculturelle et symbolique de l’acte culinaire, un des lieux où s’enregistrent les mouvements profonds d’une société. La cuisine, faut-il y insister, n’est pas la gastronomie. Elle est une des composantes, centrale certainement, de ce vaste champ qui recouvre un ensemble d’opérations allant de la production des matières premières aux rites de consommation. La cuisine peut ainsi se définir comme l’acte de transformation des aliments en vue de leur consom-mation. Elle consiste à assembler les produits, à maîtriser les assaisonnements et les cuissons, non seulement pour satisfaire le besoin physiologique qu’est la faim, mais aussi pour entretenir l’appétit, l’homme étant doté d’un organe, le goût, qui l’incite, à manger au-delà du nécessaire pour jouir de sensations nou-velles. Et, pour célébrer les occasions festives, la cuisine se charge de caractères particuliers, visant à la rendre particulièrement belle à voir et bonne à manger. Dans tous les cas, la cuisine renvoie à des corpus de savoir et de savoir-faire, à

    1. Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1968.

    2. Claude Levi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, 1964 et L’Origine des manières de table, Paris, Plon, 1968. Pour l’analyse de ces filiations, nous renvoyons à Jean-Pierre Poulain, Sociologie de l’alimentation, Paris, PUF, 2002.

    évelyne Cohen et Julia Csergo

    L’Artification du culinaire

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  • Évelyne Cohen et Julia Csergo, « L’Artification du culinaire », S. & R., no 34, automne 2012, p. 7-11.

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    des gestes, à des modes opératoires ; elle a ses règles, ses normes, ses valeurs qui la constituent comme une discipline, longtemps transmise par l’apprentissage, puis enseignée, depuis la fin du xixe siècle dans des écoles professionnelles. Elle renvoie ici à des modèles implicites, des canons qui s’inscrivent dans un système de pensée et d’appréciation commun au groupe, la belle manière de faire le bon goût.

    Comme forme de production culturelle, la cuisine a pu, au cours de son histoire, être ainsi revendiquée comme un savoir, une science, une tekhnè, un art de vivre, mais aussi comme un « art esthétique », au même titre que les arts consacrés que sont l’architecture, la peinture ou la musique. Dévelop-pant une esthétique visuelle et une esthétique des saveurs qui stimulent l’en-semble des sens dont se compose le goût, la cuisine est devenue objet de pensée savante, de discours théoriques, de jugements critiques. Elle fait l’objet depuis le xviie siècle d’un nombre inflationniste de publications. Passant du statut de « domestique » au statut d’« artiste », qui signe des recettes et des livres, le cuisinier a progressivement accédé au statut de créateur d’un acte artistique éphémère qui fait exception, jusqu’à devenir une « star ». Toutefois, qualifiée d’« art » à travers les images produites sur elle, mais aussi à travers les images que les cuisiniers et les grands chefs produisent d’eux-mêmes, la cuisine ne bénéficie pas des mêmes reconnaissances institutionnelles que les arts consti-tués. Elle demeure souvent absente des politiques de valorisations culturelles, une absence dont l’explication tient peut-être à la référence au « bas corporel » dont elle cristalliserait l’expression.

    Ce numéro souhaite donc apporter une contribution à une réflexion en cours3 concernant le statut artistique de la cuisine, et ce dans une démarche qui consiste à interroger l’objet dans la pluridisciplinarité et dans le temps long, pour tenter de mieux comprendre ses filiations avec les arts constitués, et éviter le piège d’une lecture qui serait dominée par ses représentations contem-poraines. La cuisine, depuis les premières sources et les premières images dont nous pouvons disposer, a-t-elle été également pensée et/ou représentée comme un art esthétique, concept dont il nous faudra prendre en compte la part d’his-toricité et la forte tendance à être aujourd’hui interprété de façon académique, comme renvoyant aux beaux-arts ? Ainsi, notre propos n’est pas tant de savoir si la cuisine a, et depuis quand, entamé un processus d’artification, proces-sus défini par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro comme un ensemble de

    3. Cette réflexion est menée dans le cadre d’un programme codirigé par Julia Csergo et Frédérique Des-buissons, avec la collaboration d’Évelyne Cohen : « L’Art de la cuisine : artification et patrimonialisation du culinaire » (LaBex « Créations, arts et patrimoines » du Pres HESam, 2011-2014).

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  • Évelyne Cohen et Julia Csergo, « L’Artification du culinaire », S. & R., no 34, automne 2012, p. 7-11.

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    critères qui permet de mesurer la « transformation d’une pratique quotidienne modeste […] en une activité instituée comme art et définie comme un genre nouveau », à travers divers changements organisationnels, sociaux, esthétiques, institutionnels, discursifs4. Notre propos n’est pas non plus de discuter cette définition et les critères retenus pour le « passage à l’art », critères qui sont susceptibles de renvoyer, ainsi que Caroline Champion, par exemple, a pu le mentionner, à un processus d’art-plastification plutôt que d’artification5.

    Ainsi aborderons-nous les rapports existants entre l’art esthétique et la cuisine de divers points de vue. La question, comme le souligne Julia Csergo, nécessite que soient rappelés certains moments d’explorations esthétiques du culinaire et de la poly-sensorialité du goût – tel L’Orgue des saveurs du Père Poncelet –, et que soient analysés et contextualisés les mouvements – avancées et obstacles – qui marquent la construction historique du rapport de la cui-sine au statut, qui lui fut éphémère, de 9e art, donné au Salon d’automne de 1923 où elle intègre, pour la première fois de l’histoire, un lieu réservé aux arts. Ce rapport à l’esthétique est-il historiquement déterminé, et propre à une époque dont il figurerait une forme d’imaginaire ? Mireille Vincent-Cassy nous montre ici que les plats proposés au Moyen Âge peuvent être qualifiés d’œuvres d’art non seulement au vu des préoccupations coloristes des recettes et des nuances chromatiques recherchées, mais aussi par leur capacité à imiter et à reproduire de façon spectaculaire des éléments de la nature. Elle nous rappelle également que dès cette époque, les cuisiniers sont des « stars » que se disputent les princes. Dans la lignée de Taillevent, à qui Charles VI offre une charge noble, ne trouve-t-on pas Antonin Carême, surnommé au début du xixe siècle le « Palladio de la cuisine », Auguste Escoffier, premier cuisinier à recevoir les honneurs de la République et à être promu, en 1928, officier de la Légion d’honneur ? Ce sont ces « cuisiniers stars » à l’œuvre sur la scène du restaurant qu’évoque Jean-Pierre Dupuy, alors qu’Évelyne Cohen analyse le rôle joué par la télévision française dans la reconnaissance du cuisinier, lorsque la RTF produit de 1954 à 1968, l’émission Art et magie de la cuisine qui fera de Raymond Oliver le premier chef français homme-de-médias, internatio-nalement connu. Faut-il voir dans le titre de l’émission, l’affirmation du sta-tut artistique de la cuisine ou encore une forme de légitimation de la cuisine comme art ? Denis Saillard nous rappelle que ces instances de légitimation

    4. Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (dir.), De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, p. 17.

    5. Caroline Champion, intervention inédite aux journées d’étude des 2 et 3 octobre 2012, INHA. Elle est l’auteur de Hors-d’œuvre. Essai sur les relations entre arts et cuisine, Paris, Menu Fretin, 2010.

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    sont bien antérieures à la création des médias audiovisuels. Les expositions culinaires, inspirées des modèles de l’Exposition universelle et du Salon des beaux-arts, qui se sont déroulées de la fin du xixe siècle à l’entre-deux-guerres, en sont l’illustration. Manifestations commerciales, artistiques et philanthro-piques, elles ont tenu un rôle dans le discours « artificateur » du culinaire, dans la mesure où la présentation, dans un espace public du savoir-faire des chefs, en faisait aussi une forme de manifeste affirmant le statut d’art de la cuisine. Elles ont aussi contribué à la réflexion menée, à la fin du xixe siècle, sur le sta-tut du chef cuisinier : ouvrier ou artiste ?

    Cette question renvoie à une interrogation sur la part qui revient au dis-cours philosophique et au discours gastronomique dans l’émergence d’un « art culinaire », ou encore dans la confusion troublante, relevée par Julia Csergo, qui s’établit entre cuisine et gastronomie. C’est ainsi, dans ce « théâtre gastro-nomique » qu’évoque Jean-Pierre Dupuy, que s’exprime l’art de la cuisine : depuis le menu qui manie métaphores, métonymies, hyperboles, jusqu’aux rites de consommation, au décor de la salle qui devient lieu de culture, il nous retrace les éléments qui font du repas du Chef, une manifestation artistique dont les convives sont aussi les acteurs. Toutefois, aborder la question qui nous occupe par les seuls biais de la temporalité et de la référence à la France risque d’oblitérer l’ampleur des nuances que pourrait apporter une réflexion menée sur d’autres aires culturelles, notamment sur le Japon qui demeure une réfé-rence en matière d’esthétique culinaire. Ainsi, Sylvie Guichard-Anguis nous ouvre-t-elle à la logique à l’œuvre dans cette tradition japonaise. Elle s’attache à l’exemple des douceurs japonaises (wagashi), qui constituent le cadre d’une très forte « artification » du culinaire par les recherches visuelles et gustatives qu’elles mobilisent, et par la place qu’elles ont prise dans la formation d’un esthétisme attaché à ce qu’on appelle communément au Japon la « Beauté japonaise » (Nihon no bi). Au-delà, elle pose la question de l’esthétique visuelle enracinée dans la tradition de la cérémonie du thé mais aussi au croisement des rencontres avec l’Occident dont nous savons à quel point il a pu être influencé par le Japon, notamment à travers les règles définies par la Nouvelle cuisine.

    Toutefois, si le culinaire se met en scène, il se heurte à des difficultés d’expression et de représentation du goût, de sa poly-sensorialité qui le dis-tingue des autres sens. Évoquant dans le cadre de l’artification, cette difficulté majeure à figurer l’expression de la saveur, ce qui apparaît comme le cœur de l’expérience sensible du culinaire, Jean-Jacques Boutaud s’interroge sur les rapports de l’esthésie et, plus encore, de la synesthésie, avec l’image, sur la façon dont celle-ci peut jouer avec la figuration de ces propriétés sensibles

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  • Évelyne Cohen et Julia Csergo, « L’Artification du culinaire », S. & R., no 34, automne 2012, p. 7-11.

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    pour représenter et se représenter la sensation de goût, la force de séduction de la cuisine. Cette difficulté serait-elle un obstacle au passage de la cuisine à l’art, ou de son expression comme un art autonome ? Autrement dit, la cuisine peut-elle être un art esthétique à part entière ou n’est-elle réduite qu’à être un art métaphorique ? Le discours tenu par les grands chefs montre effective-ment une faible autonomisation de la cuisine vis-à-vis des autres arts, et plus particulièrement des arts plastiques : Pierre Gagnaire se présente comme un tenant du « constructivisme culinaire », alors que Michel Troisgros renvoie sa création à celle de Mondrian ou de Fontana. Mais, là encore, une inscription de cette question dans le temps long met en évidence la complexité de cette relation. Ainsi, Frédérique Desbuissons évoque-t-elle la récurrence et l’impor-tance des représentations qualitatives de la cuisine dans la littérature artistique du second xixe siècle, qui témoignent d’une modification substantielle de son statut. Elle les analyse, sinon comme un signe de son artification, du moins comme celui d’un horizon d’attente artistique. Elle souligne également les rap-prochements analogiques entre peinture, littérature et cuisine rendus possibles parce que la définition classique de l’art comme mimèsis faisait alors place à un nouveau paradigme esthétique selon lequel l’art représentait l’une des fonctions du corps social et le produit d’une nécessité et d’un investissement physiques. Bénédict Beaugé s’inscrit dans la même perspective lorsqu’il relate l’intérêt manifesté, bien plus tard, par la recherche artistique des membres de l’Ouvroir de Littérature Potentielle (Oulipo), Noël Arnaud et Harry Mathews, qui décident d’appliquer à la cuisine les méthodes expérimentales du groupe des Oulipiens : procédant par analogie, par contraintes, manipulations, utili-sation de méthodes empruntées aux sciences, ils fondent l’Oucuipo, l’Ouvroir de Cuisine Potentielle.

    Les pistes évoquées par les articles qui constituent ce numéro nous montrent à quel point il serait réducteur de voir dans la forme empirique et éphémère de la cuisine, une limite à son accession au statut d’art. Elles ouvrent non seulement à la complexité de la question de l’artification du culinaire, mais à la nécessité d’une approche pluridisciplinaire.

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    vdp S&R ArtificationSommaire artificationS&R présentation