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Sœren Kierkegaard Traité du désespoir TRADUIT DU DANOIS PAR KNUD FERLOV ET JEAN-J. GATEAU Gallimard

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Il se peut qu’à plus d’un cette forme d’« exposé » paraisse singulière ; qu’elle leur semble trop sévère pour édifier, trop édifiante pour avoir une rigueur spéculative. Trop édifiante, je ne sais ; trop sévère, je ne crois pas ; et si vraiment celle-ci l’était, ce serait à mon sens une faute. La question n’est pas qu’elle ne puisse édifier tout le monde, car nous ne sommes pas tous à même de la pouvoir suivre ; mais, ici, que de nature elle soit édifiante. La règle chrétienne, en effet, veut que tout, tout serve à édifier. Une spéculation qui n’y aboutit point est, du coup, a-chrétienne. Un exposé chrétien doit toujours rappeler des propos de médecin auchevet d’un malade ; sans besoin même d’être profane pourles comprendre, on ne doit jamais oublier l’endroit où ils sont tenus. Cette intimité de toute pensée chrétienne avec la vie (en contraste avec les distances que garde la spéculation) ou encore ce côté éthique du christianisme implique précisément qu’on édifie, et un écart radical, une différence de nature, sépare un exposé de ce genre, nonobstant d’ailleurs sa rigueur, de cette sorte de spéculation qui se veut « impartiale » et dont le soi-disant héroïsme sublime, bien loin d’en être, tout au contraire n’est pour le chrétien qu’une manière d’inhumaine curiosité. Oser à fond être soi-même, oser réaliser un individu, non tel ou tel, mais celui-ci, isolé devant Dieu, seul dans l’immensité de son effort et desa responsabilité : c’est là l’héroïsme chrétien, et, avouons sa rareté probable ; mais en est-ce que de se leurrer en se cantonnant dans l’humanité pure, ou de jouer à qui s’émerveillera devant l’histoire universelle ? Toute connaissance chrétienne, si stricte du reste qu’en soit la forme, est inquiétude et doit l’être ; mais cette inquiétude même édifie. L’inquiétude est le vrai comportement envers la vie, envers notre réalité personnelle et, par suite, pour le chrétien, elle est le sérieux par excellence ; la hauteur des sciences impartiales, bien loin d’être un sérieux encore supérieur, n’est, pour lui, que farce et vanité. Mais le sérieux, vous dis-je, est l’édifiant.

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  • Sren Kierkegaard

    Trait du dsespoir

    TRADUIT DU DANOIS

    PAR KNUD FERLOV ET JEAN-J. GATEAU

    Gallimard

  • La maladie mortelle

    Un expos psychologique chrtien pour ldification et le rveil

    par Anti Climacus

    dit par S. Kierkegaard.

    Copenhague 1849

  • Prface.

    Il se peut qu plus dun cette forme d expos paraisse

    singulire ; quelle leur semble trop svre pour difier, trop difiante pour avoir une rigueur spculative. Trop difiante, je ne sais ; trop svre, je ne crois pas ; et si vraiment celle-ci ltait, ce serait mon sens une faute. La question nest pas quelle ne puisse difier tout le monde, car nous ne sommes pas tous mme de la pouvoir suivre ; mais, ici, que de nature elle soit difiante. La rgle chrtienne, en effet, veut que tout, tout serve difier. Une spculation qui ny aboutit point est, du coup, a-chrtienne. Un expos chrtien doit toujours rappeler des propos de mdecin au chevet dun malade ; sans besoin mme dtre profane pour les comprendre, on ne doit jamais oublier lendroit o ils sont tenus.

    Cette intimit de toute pense chrtienne avec la vie (en contraste avec les distances que garde la spculation) ou encore ce ct thique du christianisme implique prcisment quon difie, et un cart radical, une diffrence de nature, spare un expos de ce genre, nonobstant dailleurs sa rigueur, de cette sorte de spculation qui se veut impartiale et dont le soi-disant hrosme sublime, bien loin den tre, tout au contraire nest pour le chrtien quune manire dinhumaine curiosit. Oser fond tre soi-mme, oser raliser un individu, non tel ou tel, mais celui-ci, isol devant Dieu, seul dans limmensit de son effort et de sa responsabilit : cest l lhrosme chrtien, et, avouons sa raret probable ; mais en est-ce que de se leurrer en se cantonnant dans lhumanit pure, ou de jouer qui smerveillera devant lhistoire universelle ? Toute connaissance chrtienne, si stricte du reste quen soit la forme, est inquitude et doit ltre ; mais cette inquitude mme difie. Linquitude est le vrai comportement envers la vie, envers notre ralit personnelle et, par suite, pour le chrtien, elle est le srieux par excellence ; la hauteur des sciences impartiales, bien loin dtre un srieux encore suprieur, nest, pour lui, que farce et vanit. Mais le srieux, vous dis-je, est ldifiant.

  • En un sens donc ce petit livre, un tudiant de thologie et pu lcrire, quoique, en un autre peut-tre, nimporte quel professeur naurait pu lentreprendre.

    Mais, tel quel, laccoutrement de ce trait nest du moins pas irrflchi, ni sans avoir non plus des chances de justesse psychologique. Il existe bien un style plus solennel, mais la solennit ce degr na plus gure de sens et du fait de lhabitude tombe aisment dans linsignifiance.

    Pour le reste une seule remarque encore, sans doute superflue, mais que je commettrai cependant : je tiens une fois pour toutes faire observer lacception qua le dsespoir dans toutes les pages qui suivent ; comme le titre lindique, il est la maladie, non le remde. Cest l sa dialectique. Comme dans la termi-nologie chrtienne, la mort exprime bien aussi la pire misre spirituelle, quoique la gurison mme soit de mourir, de mourir au monde.

    1848.

  • Herr ! gieb uns blde Augen fr Dinge, die nichts taugen, und

    Augen voller Klarheit in alle deine Wahrheit.

  • Exorde. Cette maladie nest point mort ( Jean, XI, 4) et cependant

    Lazare mourut ; mais comme les disciples mcomprenaient la suite : Lazare, notre ami, sest endormi, mais je men vais le rveiller de son sommeil , le Christ leur dit, sans ambigut : Lazare est mort (XI, 14). Lazare est donc mort et ce ntait point pourtant une maladie mortelle, cest un fait quil est mort, sans avoir t cependant malade mort.

    Le Christ, videmment, pensait, ici, ce miracle qui montre- rait aux contemporains, cest--dire ceux qui peuvent croire, la gloire de Dieu , ce miracle qui rveilla Lazare dentre les morts ; en sorte que cette maladie, non seulement ntait point mort, mais, il la prdit, la gloire de Dieu, afin que le fils de Dieu en ft glorifi .

    Mais, quand bien mme le Christ net rveill Lazare, serait-il pas moins vrai que cette maladie, la mort mme, nest point mort !

    Ds que le Christ sapproche du tombeau en criant : Lazare, lve-toi et sors ! (XI, 43), nous sommes srs que cette maladie nest point mort. Mais mme sans ces mots, rien quen sapprochant du tombeau, Lui, qui est la Rsurrection et la Vie (XI, 25) nindique-t-il pas que cette maladie-l nest point mort ? et par lexistence mme du Christ, nest-ce pas lvidence ? Quel profit, pour Lazare, dtre ressuscit pour devoir finalement mourir ! Quel profit, sans lexistence de Celui qui est la Rsurrection et la Vie pour tout homme qui croit en Lui ! Non, ce nest point par la rsurrection de Lazare que cette maladie nest point mort, cest parce quil est, cest par Lui. Car dans la langue des hommes la mort est la fin de tout, et, comme ils disent, tant va la vie, tant lespoir. Mais, pour le chrtien, la mort nest nullement la fin de tout, ni un simple pisode perdu dans la seule ralit quest la vie ternelle ; et elle implique infiniment plus despoir que nen comporte pour nous la vie, mme dbordante de sant et de force.

  • Ainsi, pour le chrtien, pas mme la mort nest la maladie mortelle et encore moins tout ce qui ressortit aux souffrances temporelles : peines, maladies, misre, dtresse, adversits, tortures du corps ou de lme, chagrins et deuil. Et de tout ce lot, si lourd, si dur soit-il aux hommes, du moins ceux qui souffrent, quils aillent disant la mort nest pas pire , de tout ce lot pareil aux maladies mme quand ce nen est pas une, rien pour le chrtien nest maladie mortelle.

    Tel est le mode magnanime sur lequel le christianisme apprend au chrtien penser sur toutes choses ici-bas, y compris la mort. Cest presque comme sil lui fallait senorgueillir dtre firement au-dessus de ce que dordinaire on traite de malheur, de ce que, dordinaire, on dit le pire des maux Mais en revanche le christianisme a dcouvert une misre dont lhomme ignore, comme homme, lexistence ; et cest la maladie mortelle. Lhomme naturel a beau dnombrer tout lhorrible et tout puiser, le chrtien se rit du bilan. Cette distance de lhomme naturel au chrtien est comme celle de lenfant ladulte : ce dont tremble un enfant, pour ladulte nest rien. Lenfant ne sait ce quest lhorrible, lhomme le sait, et il en tremble. Le dfaut de lenfance, cest dabord de ne pas connatre lhorrible, et en second lieu, suite de son ignorance, de trembler de ce qui nest pas craindre. De mme lhomme naturel : il ignore o gt rellement lhorreur, ce qui ne lexempte pourtant pas de trembler, mais cest de ce qui nest pas lhorrible quil tremble. De mme le paen dans son rapport la divinit ; non seulement il ignore le vrai Dieu, mais encore il adore une idole pour dieu.

    Le chrtien est seul savoir ce quest la maladie mortelle. Il tient du christianisme un courage quignore lhomme naturel courage reu avec la crainte dun degr de plus de lhorrible. Certes, le courage nous est toujours donn ; et la crainte dun danger majeur nous donne le cur den affronter un moindre ; et la crainte infinie dun unique danger nous rend tous les autres inexistants. Mais lhorrible leon du chrtien, cest davoir appris connatre la Maladie mortelle .

  • PREMIERE PARTIE

    La maladie mortelle est le dsespoir

  • LIVRE PREMIER

    Que le dsespoir est la maladie mortelle

    CHAPITRE PREMIER Maladie de lesprit, du moi, le dsespoir peut ainsi prendre

    trois figures : le dsespr inconscient davoir un moi (ce qui nest pas du vritable dsespoir); le dsespr qui ne veut pas tre lui-mme et celui qui veut ltre.

    Lhomme est esprit. Mais quest-ce que lesprit ? Cest le moi.

    Mais alors, le moi ? Le moi est un rapport se rapportant lui-mme, autrement dit il est dans le rapport lorientation intrieure de ce rapport ; le moi nest pas le rapport, mais le retour sur lui-mme du rapport.

    Lhomme est un synthse dinfini et de fini, de temporel et dternel, de libert et de ncessit, bref une synthse. Une synthse est le rapport de deux termes. De ce point de vue le moi nexiste pas encore.

    Dans un rapport entre deux termes, le rapport entre en tiers comme unit ngative et les deux termes se rapportent au rapport, chacun existant dans son rapport au rapport ; ainsi pour ce qui est de lme, la relation de lme et du corps nest quun simple rapport. Si, au contraire, le rapport se rapporte lui-mme, ce dernier rapport est un tiers positif et nous avons le moi.

    Un tel rapport, qui se rapporte lui-mme, un moi, ne peut avoir t pos que par lui-mme ou par un autre.

    Si le rapport qui se rapporte lui-mme a t pos par un autre, ce rapport, certes, est bien un tiers, mais ce tiers est encore en mme temps un rapport, cest--dire quil se rapporte ce qui a pos tout le rapport.

  • Un tel rapport ainsi driv ou pos est le moi de lhomme : cest un rapport qui se rapporte lui-mme et, ce faisant, un autre. De l vient quil y a deux formes du vritable dsespoir. Si notre moi stait pos lui-mme, il nen existerait quune : ne pas vouloir tre soi-mme, vouloir se dbarrasser de son moi, et il ne saurait sagir de cette autre : la volont dsespre dtre soi-mme. Ce quen effet cette formule-ci traduit, cest la dpendance de lensemble du rapport, qui est le moi, cest--dire lincapacit du moi datteindre par ses seules forces lquilibre et au repos : il ne le peut, dans son rapport lui-mme, quen se rapportant ce qui a pos lensemble du rapport. Bien plus : cette seconde forme de dsespoir (la volont dtre soi) dsigne si peu un mode spcial de dsesprer, quau contraire, tout dsespoir se rsout finalement en lui et sy ramne. Si lhomme qui dsespre est, ainsi quil le croit, conscient de son dsespoir, sil nen parle en absurde comme dun fait advenu du dehors (un peu comme quelquun qui souffre du vertige et, dupe de ses nerfs, en parle comme dune lourdeur sur sa tte, comme dun corps qui serait tomb sur lui, etc., alors que lourdeur ou pression, ce nest, sans rien dexterne, quune sensation interne, retourne), si ce dsespr veut toutes forces, par lui-mme et rien que par lui-mme, supprimer le dsespoir, il dit quil nen sort pas et que tout son effort illusoire ly enfonce seulement davantage. La discordance du dsespoir nest pas une simple discordance, mais celle dun rapport, qui, tout en se rapportant lui-mme, est pos par un autre ; ainsi la discordance de ce rapport, existant en soi, se reflte en outre linfini dans son rapport son auteur.

    Voici donc la formule qui dcrit ltat du moi, quand le dsespoir en est entirement extirp : en sorientant vers lui-mme, en voulant tre lui-mme, le moi plonge, travers sa propre transparence, dans la puissance qui la pos.

  • CHAPITRE II

    Dsespoir virtuel et dsespoir rel Le dsespoir est-il un avantage ou un dfaut ? Lun et lautre

    en dialectique pure. nen retenir que lide abstraite, sans penser de cas dtermin, on devrait le tenir pour un avantage norme. tre passible de ce mal nous place au-dessus de la bte, progrs qui nous distingue bien autrement que la marche verticale, signe de notre verticalit infinie ou du sublime de notre spiritualit. La supriorit de lhomme sur lanimal, cest donc den tre passible, celle du chrtien sur lhomme naturel, cest den tre conscient, comme sa batitude est den tre guri.

    Ainsi, cest un avantage infini de pouvoir dsesprer, et, cependant, le dsespoir nest pas seulement la pire des misres, mais notre perdition. Dhabitude le rapport du possible au rel se prsente autrement, car si cest un avantage, par exemple, de pouvoir tre ce quon souhaite, cen est un encore plus grand de ltre, cest--dire que le passage du possible au rel est un progrs, une monte. Par contre, avec le dsespoir, du virtuel au rel on tombe, et la marge infinie dhabitude du virtuel sur le rel mesure ici la chute. Cest donc slever que de ntre pas dsespr. Mais notre dfinition est encore quivoque. La ngation, ici, nest pas la mme que de ntre pas boiteux, ntre pas aveugle, etc. Car si ne pas dsesprer quivaut au dfaut absolu de dsespoir, le progrs, alors, cest le dsespoir. Ne pas tre dsespr doit signifier la destruction de laptitude ltre : pour quun homme vraiment ne le soit pas, il faut qu chaque instant il en anantisse en lui la possibilit. Dhabitude le rapport du virtuel au rel est autre. Les philosophes disent bien que le rel, cest du virtuel dtruit ; sans pleine justesse toutefois, car cest du virtuel combl, du virtuel agissant. Ici, au contraire, le rel (ntre pas dsespr), une ngation par consquent, cest du virtuel impuissant et dtruit ; dordinaire le rel confirme le possible, ici il le nie.

  • Le dsespoir est la discordance interne dune synthse dont le rapport se rapporte lui-mme. Mais la synthse nest pas la discordance, elle nen est que le possible, ou encore elle limplique. Sinon, il ny aurait trace de dsespoir, et dsesprer ne serait quun trait humain, inhrent notre nature, cest-- dire quil ny aurait pas de dsespoir, mais ce ne serait quun accident pour lhomme, une souffrance, comme une maladie o lon tombe, ou comme la mort, notre lot tous. Le dsespoir est donc en nous ; mais si nous ntions une synthse, nous ne pourrions dsesprer, et si cette synthse navait pas reu de Dieu en naissant sa justesse, nous le ne pourrions pas non plus.

    Do vient donc le dsespoir ? Du rapport o la synthse se rapporte elle-mme, car Dieu, en faisant de lhomme ce rapport, le laisse comme chapper de sa main, cest--dire que, ds lors, cest au rapport se diriger. Ce rapport, cest lesprit, le moi, et l gt la responsabilit dont dpend toujours tout dsespoir, tant quil existe ; dont il dpend en dpit des discours et de lingniosit des dsesprs se leurrer et leurrer les autres, en le prenant pour un malheur comme dans le cas du vertige que le dsespoir, quoique diffrent de nature, sur plus dun point rappelle, le vertige tant lme comme le dsespoir lesprit et fourmillant danalogies avec lui.

    Puis, quand la discordance, le dsespoir, est l, sensuit-il sans plus quelle persiste ? Point du tout ; la dure de la discordance ne vient pas de la discordance, mais du rapport qui se rapporte lui-mme. Autrement dit, chaque fois quune discordance se manifeste, et tant quelle existe, il faut remonter au rapport.

    On dit, par exemple, que quelquun attrape une maladie, mettons par imprudence. Puis le mal se dclare, et, ds ce moment, cest une ralit, dont lorigine est de plus en plus du pass. On serait un cruel et un monstre de reprocher tout le temps au malade, dtre en train dattraper la maladie, comme afin de dissoudre tout instant la ralit du mal en son possible. Eh ! oui ! il la attrape par sa faute, mais ce na t quune fois sa faute. La persistance du mal nest quune simple consquence de lunique fois quil la attrape, laquelle on ne peut, tout instant, en ramener le progrs ; il la attrape, mais on ne peut pas dire quil lattrape encore. Les choses se passent autrement dans le dsespoir ; chacun de ses instants rels est ramener

  • sa possibilit, chaque instant quon dsespre, on attrape le dsespoir ; toujours le prsent svanouit en pass rel, chaque instant rel du dsespoir le dsespr porte tout le possible pass comme un prsent. Ceci vient de ce que le dsespoir est une catgorie de lesprit, et sapplique dans lhomme son ternit. Mais, cette ternit, nous nen pouvons tre quitte de toute ternit ; ni surtout la rejeter dun seul coup ; chaque instant o nous sommes sans elle, cest que nous lavons rejete ou que nous la rejetons mais elle revient, cest--dire qu chaque instant que nous dsesprons, nous attrapons le dsespoir.

    Car le dsespoir nest pas une suite de la discordance, mais du rapport orient sur lui-mme. Et ce rapport soi-mme, lhomme nen peut pas plus tre quitte que de son moi, ce qui nest, du reste, que le mme fait, puisque le moi cest le retour du rapport sur lui-mme.

  • CHAPITRE III

    Le dsespoir est la maladie mortelle Cette ide de maladie mortelle doit tre prise en un sens

    spcial. la lettre elle signifie un mal dont le terme, dont lissue est la mort et sert alors de synonyme dune maladie dont on meurt. Mais ce nest point en ce sens quon peut appeler ainsi le dsespoir ; car, pour le chrtien, la mort mme est un passage la vie. ce compte, aucun mal physique nest pour lui maladie mortelle . La mort finit les maladies, mais nest pas un terme en elle-mme. Mais une maladie mortelle au sens strict veut dire un mal qui aboutit la mort, sans plus rien aprs elle. Et cest cela le dsespoir.

    Mais en un autre sens, plus catgoriquement encore, il est la maladie mortelle . Car loin qu proprement parler on en meure, ou que ce mal finisse avec la mort physique, sa torture, au contraire, cest de ne pouvoir mourir, comme dans lagonie le mourant qui se dbat avec la mort sans pouvoir mourir. Ainsi tre malade mort, cest ne pouvoir mourir, mais ici la vie ne laisse despoir, et la dsesprance, cest le manque du dernier espoir, le manque de la mort. Tant quelle est le suprme risque, on espre en la vie ; mais quand on dcouvre linfini de lautre danger, on espre dans la mort. Et quand le danger grandit tant que la mort devient lespoir, le dsespoir cest la dsesprance de ne pouvoir mme mourir.

    Dans cette ultime acception le dsespoir est donc la maladie mortelle , ce supplice contradictoire, ce mal du moi : ternel- lement mourir, mourir sans pourtant mourir, mourir la mort. Car mourir veut dire que tout est fini, mais mourir la mort signifie vivre sa mort ; et la vivre un seul instant, cest la vivre ternellement. Pour quon meure de dsespoir comme dune maladie, ce quil y a dternel en nous, dans le moi, devrait pouvoir mourir, comme fait le corps de maladie. Chimre ! Dans le dsespoir le mourir se change continuellement en vivre.

  • Qui dsespre ne peut mourir ; comme un poignard ne vaut rien pour tuer des penses , jamais le dsespoir, ver immortel, inextinguible feu, ne dvore lternit du moi, qui est son propre support. Mais cette destruction delle-mme quest le dsespoir est impuissante, et ne parvient ses fins. Sa volont propre cest de se dtruire, mais cest ce quelle ne peut, et cette impuissance mme est une seconde forme de destruction delle-mme, o le dsespoir manque une seconde fois son but, la destruction du moi ; cest, au contraire, une accumulation dtre ou la loi mme de cette accumulation. Cest l lacide, la gangrne du dsespoir, ce supplice dont la pointe, tourne vers lintrieur, nous enfonce toujours plus dans une autodes-truction impuissante. Loin de consoler le dsespr, tout au contraire lchec de son dsespoir le dtruire est une torture, qui ravive sa rancune, sa dent ; car cest en accumulant sans cesse dans le prsent du dsespoir pass, quil dsespre de ne pouvoir se dvorer ni se dfaire de son moi, ni sanantir. Telle est la formule daccumulation du dsespoir, la pousse de la fivre dans cette maladie du moi.

    Lhomme qui dsespre a un sujet de dsespoir, cest ce quon croit un moment, pas plus ; car dj surgit le vrai dsespoir, la vraie figure du dsespoir. En dsesprant dune chose, au fond lon dsesprait de soi et, maintenant, lon veut se dfaire de son moi. Ainsi, quand lambitieux qui dit tre Csar ou rien narrive pas tre Csar, il en dsespre. Mais ceci a un autre sens, cest de ntre point devenu Csar, quil ne supporte plus dtre lui-mme. Ce nest donc pas de ntre point devenu Csar quau fond il dsespre, mais de ce moi qui ne lest point devenu. Ce mme moi autrement qui et fait toute sa joie, joie dailleurs non moins dsespre, le lui voil maintenant plus insupportable que tout. y regarder de plus prs, linsupportable, pour lui, nest pas de ntre point devenu Csar, mais cest ce moi qui ne lest pas devenu ; ou plutt ce quil ne supporte point, cest de ne pouvoir pas se dfaire de son moi. Il let pu, sil tait devenu Csar ; mais il ne lest devenu et notre dsespr nen peut plus tre quitte. Dans son essence, son dsespoir ne varie pas, car il ne possde pas son moi, il nest pas lui-mme. Il ne le serait pas devenu, il est vrai, en devenant Csar, mais il se ft dfait de son moi ; en ne devenant pas

  • Csar, il dsespre de ne pouvoir en tre quitte. Cest donc une vue superficielle de dire dun dsespr (faute sans doute den avoir jamais vu, ni mme de stre vu), comme si ctait son chtiment, quil dtruit son moi. Car cest justement ce dont, son dsespoir, son supplice, il est incapable, puisque le dsespoir a mis le feu quelque chose de rfractaire, dindes- tructible en lui, au moi.

    Dsesprer dune chose nest donc pas encore du vritable dsespoir, cen est le dbut, il couve, comme disent dun mal les mdecins. Puis le dsespoir se dclare : on dsespre de soi. Regardez une jeune fille dsespre damour, cest--dire de la perte de son ami, mort ou volage. Cette perte nest pas du dsespoir dclar, mais cest delle-mme quelle dsespre. Ce moi, dont elle se ft dfait, quelle et perdu sur le mode le plus dlicieux sil tait devenu le bien de lautre , maintenant ce moi fait son ennui, puisquil doit tre un moi sans lautre . Ce moi qui et t dailleurs en un autre sens aussi dsespr pour elle son trsor, maintenant lui est un vide abominable, quand lautre est mort, ou comme une rpugnance, puisquil lui rappelle labandon. Essayez donc daller lui dire : Ma fille tu te dtruis , et vous entendrez sa rponse : Hlas ! non, ma douleur, justement, cest de ny parvenir.

    Dsesprer de soi, dsespr, vouloir se dfaire de soi, telle est la formule de tout dsespoir et la seconde : dsespr, vouloir tre soi-mme, se ramne elle, comme nous avons ramen plus haut (voir Chap. I) au dsespoir o lon veut tre soi, celui o lon refuse de ltre. Qui dsespre veut, dans son dsespoir, tre lui-mme. Mais alors, cest quil ne veut pas se dbarrasser de son moi ? En apparence, non ; mais y regarder de prs, on retrouve bien toujours la mme contradiction. Ce moi, que ce dsespr veut tre, est un moi quil nest point (car vouloir tre le moi quil est vritablement, cest le contraire mme du dsespoir), ce quil veut, en effet, cest dtacher son moi de son auteur. Mais, ici, il choue malgr quil dsespre, et, nonobstant tous les efforts du dsespoir, cet Auteur reste le plus fort et le contraint dtre le moi quil ne veut tre. Mais ce faisant lhomme dsire toujours se dfaire de son moi, du moi quil est, pour devenir un moi de sa propre invention. tre ce moi quil veut et fait toutes ses dlices quoique

  • en un autre sens son cas aurait t aussi dsespr mais cette sienne contrainte dtre ce moi quil ne veut tre, cest son supplice : il ne peut se dbarrasser de lui-mme.

    Socrate prouvait limmortalit de lme par limpuissance de la maladie de lme (le pch) la dtruire, comme la maladie fait du corps. On peut de mme dmontrer lternit de lhomme par limpuissance du dsespoir dtruire le moi, par cette atroce contradiction du dsespoir. Sans ternit en nous-mmes nous ne pourrions dsesprer ; mais sil pouvait dtruire le moi, il ny aurait pas non plus alors de dsespoir.

    Tel est le dsespoir, ce mal du moi, la Maladie mortelle . Le dsespr est un malade mort. Plus quen aucun autre mal, cest au plus noble de ltre quici le mal sattaque ; mais lhomme nen peut mourir. La mort nest pas ici le terme du mal, elle est ici un terme interminable. Nous sauver de ce mal, la mort mme ne le peut, car ici le mal avec sa souffrance et la mort, cest de ne pouvoir mourir.

    Cest l ltat de dsespoir. Et le dsespr a beau ne pas sen douter, il a beau russir (surtout vrai dans le dsespoir qui signore) perdre son moi, et le perdre si bien quon nen voie plus de traces : lternit fera quand mme clater le dsespoir de son tat, et le clouera son moi ; ainsi le supplice reste toujours de ne pouvoir se dfaire de soi-mme, et lhomme dcouvre bien alors toute son illusion davoir cru sen dfaire. Et pourquoi stonner de cette rigueur ? puisque ce moi, notre avoir, notre tre, est la fois la suprme concession infinie de lternit lhomme et sa crance sur lui.

  • LIVRE II

    Luniversalit du dsespoir

    Comme il ny a, au dire des docteurs, personne peut-tre

    dentirement sain, on pourrait dire aussi en connaissant bien lhomme, quil nen est pas un seul exempt de dsespoir, en qui nhabite au fond une inquitude, un trouble, une dsharmonie, une crainte don ne sait quoi dinconnu ou quil nose mme connatre, une crainte dune ventualit extrieure ou une crainte de lui-mme ; ainsi comme disent les mdecins dune maladie, lhomme couve dans lesprit un mal dont, par clairs, de rares fois, une peur inexplicable lui rvle la prsence interne. Et dans tous les cas nul na jamais vcu et ne vit hors de la chrtient sans tre dsespr, ni dans la chrtient personne, sil nest un vrai chrtien ; car, moins de ltre intgralement, il reste toujours en lui un grain de dsespoir.

    A plus dun cette vue-l fera sans doute leffet dun paradoxe, dune exagration, galement dune ide noire et dcoura- geante. Il nen est rien pourtant. Loin dassombrir, elle tente dclairer au contraire ce quon laisse dhabitude dans une certaine pnombre ; loin dabattre, elle exalte, puisquelle considre toujours lhomme daprs lexigence suprme que sa destine lui fait : dtre un esprit ; enfin, bien loin dtre une boutade en lair, cest une vue fondamentale et parfaitement logique, et par suite qui nexagre pas.

    Par contre la conception courante du dsespoir en reste lapparence, elle nest quune vue superficielle, non pas une conception. Elle prtend que chacun de nous soit le premier savoir sil est dsespr ou non. Lhomme qui se dit dsespr, elle croit quil lest, mais il suffit quon ne croie pas ltre, pour quon ne passe pas non plus pour ltre. On rarfie ainsi le dsespoir, quand, en ralit, il est universel. Le rare ce nest pas dtre dsespr, au contraire, le rare, le rarissime, cest vraiment de ne pas ltre.

  • Mais le jugement du vulgaire ne comprend pas grand-chose au dsespoir. Ainsi (pour ne citer quun cas, qui, si on le comprend bien, fait rentrer des milliers de millions dhommes sous la rubrique du dsespoir) ce que ne voient la plupart, cest que cest justement une forme de dsespoir que de ntre dsespr, que dtre inconscient de ltre. Au fond, quand il dfinit le dsespoir, le vulgaire fait la mme erreur que lorsquil vous dcrte malade ou bien portant mais une erreur, ici, bien plus profonde, car il sait encore infiniment moins quoi sen tenir sur ce quest lesprit (et sans le savoir, on ne comprend rien au dsespoir) quen fait de sant et de maladie. Dordinaire, quelquun qui ne se dit pas malade, on le croit bien portant, et plus encore, si cest lui qui dit aller bien. Les mdecins, par contre, considrent autrement les maladies. Pourquoi ? Parce quils ont une ide prcise et dveloppe de la bonne sant, et quils se rglent sur elle pour juger notre tat. Ils savent quaussi bien que des maladies imaginaires, il y a des bonnes sants imaginaires ; aussi donnent-ils alors des remdes pour faire clater le mal. Car toujours, dans le mdecin, il y a un praticien, qui ne se fie qu moiti ce que nous racontons de notre tat. Si lon pouvait se fier sans rserve toutes nos impressions individuelles, comment nous sommes, o nous souffrons, etc., le rle du mdecin ne serait quune illusion. Il na pas, en effet, qu prescrire des remdes, mais dabord reconnatre le mal et donc, avant tout, savoir, si tel est rellement malade, qui se limagine, ou si tel, qui se croit bien-portant, au fond nest pas malade. De mme le psycho- logue en face du dsespoir. Il sait ce quest le dsespoir, il le connat et ne se contente donc pas des dires de quelquun qui ne se croit pas ou se croit dsespr. Noublions pas, en effet, quen un certain sens mme ceux qui disent ltre ne le sont pas toujours. Le dsespoir est ais singer, on peut se tromper et pour du dsespoir, phnomne de lesprit, prendre toutes sortes dabattements sans suite, de dchirements qui passent, sans y aboutir. Toutefois le psychologue ne laisse pas, l aussi, den retrouver des formes ; il voit bien, certes, que cest de laffec- tation, mais cette singerie mme, cest encore du dsespoir ; il nest pas dupe non plus de tous ces abattements sans porte, mais leur insignifiance mme cest encore du dsespoir !

  • galement le vulgaire ne voit pas que le dsespoir, en tant que mal spirituel, est autrement dialectique que ce quon appelle dordinaire une maladie. Mais cette dialectique, la bien comprendre, elle englobe encore des milliers dhommes dans la catgorie du dsespoir. Si quelquun, en effet, dont il a vrifi un moment donn la bonne sant, tombe ensuite malade, le mdecin a le droit de dire de lui quil tait alors bien-portant et quil est maintenant malade. Il en va autrement du dsespoir. Son apparition montre dj sa prexistence. Par suite on ne peut jamais se prononcer sur quelquun, qui na pas t sauv pour avoir dsespr. Car lvnement mme qui le jette au dsespoir, manifeste aussitt que toute sa vie passe tait du dsespoir. Tandis quon ne saurait dire quand quelquun a la fivre, quil est clair, prsent, quil la toujours eue auparavant. Mais le dsespoir est une catgorie de lesprit, suspendue lternit, et par consquent un peu dternit entre dans sa dialectique.

    Le dsespoir na pas seulement une autre dialectique quune maladie, mais tous ses symptmes mmes sont dialectiques et cest pourquoi le vulgaire a tant de chances de se tromper lorsquil se mle de trancher si vous tes ou non dsespr. Ne pas ltre, en effet, peut trs bien signifier : quon lest, ou encore : que, layant t, on sen est sauv. tre rassur et calme peut signifier quon lest, ce calme mme, cette scurit peuvent tre du dsespoir ; et marquer galement, quand on la surmont, la paix quon a acquise. Labsence de dsespoir nquivaut pas labsence dun mal ; car ne pas tre malade nindique jamais quon lest, tandis que ntre pas dsespr peut tre le signe mme quon lest. Il nen va donc pas de mme que dans une maladie o le malaise alors est la maladie mme. Aucune analogie. Le malaise mme est ici dialectique. Ne lavoir jamais ressenti, cest le dsespoir mme.

    La raison en est, qu le considrer comme esprit (et pour parler de dsespoir cest toujours sous cette catgorie quon doit le faire), lhomme ne cesse jamais dtre dans un tat critique. Pourquoi ne parle-t-on de crise que pour les maladies et non pour la sant ? Parce quavec la sant physique on reste dans limmdiat, il ny a de dialectique quavec la maladie et lon peut alors parier de crise. Mais au spirituel, ou lorsquon regarde

  • lhomme sous cette catgorie, maladie et sant sont lune et lautre critiques, et il nest pas de sant immdiate de lesprit.

    Par contre, ds quon se dtourne de la destine spirituelle (et sans elle on ne saurait parler de dsespoir) pour ne plus voir dans lhomme quune simple synthse dme et de corps, la sant redevient une catgorie immdiate et cest la maladie, du corps ou de lme, qui devient la catgorie dialectique. Mais le dsespoir justement cest linconscience o sont les hommes de leur destine spirituelle. Mme le plus beau pour eux et le plus adorable, la fminit dans la fleur de lge, toute paix, harmonie et joie, est quand mme du dsespoir. Cest du bonheur, en effet, mais du bonheur, est-ce une catgorie de lesprit ? Nullement. Et en son fond, jusquen son trfonds le plus secret, langoisse aussi lhabite qui est du dsespoir et qui ne veut que sy cacher, le dsespoir nayant pas de place de prdilection plus chre quau fin fond du bonheur. Toute innocence, nonobstant sa scurit et sa paix illusoires, est de langoisse, et jamais linnocence na si peur, que quand son angoisse manque dobjet ; jamais la pire description dune horreur npouvante linnocence comme la rflexion sait le faire dun mot adroit, presque tomb par mgarde, mais pourtant calcul sur quelque vague danger ; oui, la pire pouvante faire linnocence, cest de lui insinuer, sans y toucher, quelle sait bien elle-mme de quoi il retourne. Et cest vrai quelle lignore, mais jamais la rflexion na de piges plus subtils et plus srs que ceux quelle forme de rien, et jamais elle nest plus elle-mme que quand elle nest rien. Seule une rflexion acre ou mieux, une grande foi, sauraient endurer de rflchir le nant, cest--dire de rflchir linfini. Ainsi le plus beau mme et le plus adorable, la fminit dans la fleur de son ge est pourtant du dsespoir, du bonheur. Aussi cette innocence ne suffit-elle gure pour traverser la vie. Si lon na jusquau bout que ce bonheur pour bagage, on nest gure avanc, puisque cest l du dsespoir. Justement, en effet, parce quil nest que dialectique, le dsespoir est la maladie, peut-on dire, que le pire des malheurs est de navoir pas eue et cest une chance divine de lattraper, quoiquelle soit de toutes la plus nocive, quand on ne veut en gurir. Tant il est vrai que, sauf en ce cas, gurir est un bonheur, et que cest la maladie le malheur.

  • Le vulgaire a donc trs grand tort de voir une exception dans le dsespoir, cest, au contraire, la rgle. Et loin, comme il suppose, que tous ceux qui ne se croient ou ne se sentent pas ltre ne soient dsesprs, et que ne le soient que ceux qui disent ltre, bien au contraire, lhomme, qui sans singerie affirme son dsespoir, nest pas si loin dtre guri, il en est mme plus prs dun degr dialectique que tous ceux quon ne croit pas et qui ne se croient non plus dsesprs. Mais la rgle justement, et le psychologue ici me laccordera sans doute, cest que la plupart des gens vivent sans grande conscience de leur destine spirituelle de l toute cette fausse insouciance, ce faux contentement de vivre, etc., qui est le dsespoir mme. Mais de ceux qui se disent dsesprs, en rgle gnrale, les uns, cest quils ont eu en eux assez de profondeur pour prendre conscience de leur destine spirituelle, et les autres, cest que de durs vnements ou dpres dcisions les ont ports sen apercevoir; hormis eux, il ny en a gure dautres car il doit tre plutt rare celui qui rellement nest pas dsespr.

    Oh ! je sais bien tout ce qui se dit de la dtresse humaine et jy prte loreille, jen ai aussi connu plus dun cas de prs ; que ne dit-on pas dexistences gches ! Mais seule se gaspille celle que leurrent tant les joies ou les peines de la vie, quelle narrive jamais comme un gain dcisif pour lternit, la conscience dtre un esprit, un moi, autrement dit jamais remarquer ou ressentir fond lexistence dun Dieu ni quelle-mme, elle , son moi, existe pour ce Dieu ; mais cette conscience, ce gain de lternit, ne sobtient quau-del du dsespoir. Et cette autre misre ! tant dexistences frustres dune pense qui est la batitude des batitudes ! Dire, hlas ! quon samuse ou quon amuse les foules avec tout, sauf ce qui compte ! quon les entrane gaspiller leurs forces sur les trteaux de la vie sans leur rappeler jamais cette batitude ! quon les pousse en troupeaux et les trompe au lieu de les disperser, disoler chaque individu, afin quil sapplique seul gagner le but suprme ; le seul qui vaille quon vive et qui ait de quoi nourrir toute une vie ternelle. Devant cette misre-l je pourrais bien pleurer toute une ternit ! Mais un signe horrible de plus pour moi de cette maladie, la pire de toutes,

  • cest son secret. Non pas seulement le dsir et les efforts heureux pour la cacher de celui qui en souffre, non pas seulement quelle puisse loger en lui sans que personne, personne ne la dcouvre, non ! mais encore quelle puisse si bien se dissimuler dans lhomme quil nen sache mme rien ! Et, vid le sablier, le sablier terrestre, et tombs tous les bruits du sicle, et finie notre agitation forcene et strile, quand lentour de toi tout est silence, comme dans lternit homme ou femme, riche ou pauvre, subalterne ou seigneur, heureux ou malheureux, que ta tte ait port lclat de la couronne ou, perdu chez les humbles, que tu naies eu que les peines et les sueurs des jours, quon clbre ta gloire tant que durera le monde ou quoubli, sans nom, tu suives la foule sans nombre anonymement ; que cette splendeur qui tenveloppa ait pass toute peinture humaine, ou que les hommes taient frapp du plus dur des jugements, du plus avilissant, qui que tu aies t, avec toi comme avec un chacun de tes millions de semblables, lternit ne senquerra que dune chose : si ta vie fut ou non du dsespoir, et si, dsespr, tu ne te savais point ltre, ou si, ce dsespoir, tu lenfouissais en toi, comme un secret dangoisse, comme le fruit dun amour coupable, ou encore si, en horreur aux autres, dsespr, tu hurlais de rage. Et, si ta vie na t que dsespoir, quimporte alors le reste ! victoires ou dfaites, pour toi tout est perdu, lternit ne tavoue point pour sien, elle ne ta point connu ou pis encore, tidentifiant, elle te cloue ton moi, ton moi de dsespoir !

  • LIVRE III

    Personnifications du dsespoir On peut dgager abstraitement les diverses personnifications

    du dsespoir en scrutant les facteurs de cette synthse quest le moi. Le moi est form dinfini et de fini. Mais sa synthse est un rapport, qui, quoique driv, se rapporte lui-mme, ce qui est la libert. Le moi est libert. Mais la libert est la dialectique des deux catgories du possible et du ncessaire.

    Il nen faut pas moins considrer le dsespoir, surtout sous la catgorie de la conscience : sil est conscient ou non, il diffre de nature. sen tenir au concept il lest certes toujours ; mais de l ne sensuit pas que lindividu quhabite le dsespoir, et quen principe on devrait donc appeler dsespr, ait conscience de ltre. Ainsi la conscience, la conscience intrieure, est le facteur dcisif. Dcisif toujours quand il sagit du moi. Elle en donne la mesure. Plus il y a de conscience, plus il y a de moi ; car plus elle crot, plus crot la volont, et plus il y a de volont, plus il y a de moi. Chez un homme sans vouloir, le moi nexiste pas ; mais plus il en a, plus il a galement conscience de lui-mme.

  • CHAPITRE PREMIER

    Du dsespoir considr non sous langle de la conscience mais seulement selon les facteurs de la synthse du moi

    a) LE DESESPOIR VU SOUS LA DOUBLE CATEGORIE DU FINI ET DE LINFINI

    Le moi est la synthse consciente dinfini et de fini qui se

    rapporte elle-mme et dont le but est de devenir elle-mme, ce qui ne peut se faire quen se rapportant Dieu. Mais devenir soi-mme, cest devenir concret, ce quon ne devient pas dans le fini ou dans linfini, puisque le concret devenir est une synthse. Lvolution consiste donc sloigner indfiniment de soi-mme dans une infinisation du moi, et revenir indfiniment soi-mme dans la finisation . Par contre le moi qui ne devient pas lui-mme reste, son insu ou non, dsespr.

    Pourtant tout instant de son existence le moi est en devenir, car le moi (en puissance) nexiste pas rellement et nest que ce qui doit tre. Tant quil narrive donc pas devenir lui-mme, le moi nest pas lui-mme ; mais ne pas tre soi, cest le dsespoir.

    ) Le dsespoir de linfinitude, ou le manque de fini.

    Ceci tient la dialectique de la synthse du moi, o lun des

    facteurs ne cesse dtre son propre contraire. On ne peut donner de dfinition directe (non dialectique) daucune forme de dsespoir, il faut toujours quune forme reflte son contraire. On peut peindre sans dialectique ltat du dsespr dans le dsespoir, comme font les potes en le laissant parler lui-mme. Mais le dsespoir ne se dfinit que par son contraire ; et pour quelle ait une valeur dart lexpression doit alors avoir dans

  • le coloris comme un reflet dialectique du contraire. Dans toute vie humaine donc qui se croit dj infinie ou qui veut ltre, chaque instant mme est dsespoir. Car le moi est une synthse de fini qui dlimite et dinfini qui illimite. Le dsespoir qui se perd dans linfini est donc de limaginaire, de linforme ; car le moi na de sant et nest franc de dsespoir, que parce quayant dsespr, transparent lui-mme, il plonge jusqu Dieu.

    Il est vrai que limaginaire tient dabord limagination ; mais celle-ci touche son tour au sentiment, la connaissance, la volont, ainsi on peut avoir un sentiment, une connaissance, un vouloir imaginaires. Limagination est en gnral lagent de linfinisation, elle nest pas une facult comme les autres mais pour ainsi parler, elle est leur prote. Ce quil y a de sentiment, de connaissance et de volont dans lhomme dpend en dernier ressort de ce quil a dimagination, cest--dire de la faon dont toutes ces facults se rflchissent : en se projetant dans limagination. Elle est la rflexion qui cre linfini, aussi le vieux Fichte avait-il raison dy placer, mme pour la connaissance, la source des catgories. Comme lest le moi, limagination aussi est rflexion, elle reproduit le moi, et, en le reproduisant, cre le possible du moi ; et son intensit est le possible dintensit du moi.

    Cest limaginaire en gnral qui transporte lhomme dans linfini, mais en lloignant seulement de lui-mme et en le dtournant ainsi de revenir lui-mme.

    Une fois donc le sentiment devenu imaginaire, le moi svapore de plus en plus, jusqu ntre la fin quune sorte de sensibilit impersonnelle, inhumaine, sans dsormais dattache dans un individu, mais partageant on ne sait quelle existence abstraite, celle par exemple de lide dhumanit. Comme le rhumatisant, que dominent ses sensations, tombe tellement sous lempire des vents et du climat, quinstinctivement son corps ressent le moindre changement dair, etc., de mme lhomme, au sentiment englouti dans limaginaire, verse toujours plus dans linfini, mais sans devenir toujours plus lui-mme, puisquil ne cesse de sloigner de son moi.

    La mme aventure arrive la connaissance qui devient imaginaire. Ici la loi de progrs du moi, sil faut vraiment aussi que le moi devienne lui-mme, cest que la connaissance aille

  • de pair avec la conscience, et que, plus il connat, plus le moi se connaisse. Sinon la connaissance, mesure quelle progresse, tourne en un connatre monstrueux, o lhomme, ldifier, gaspille son moi, un peu comme le gaspillage des vies humaines pour btir les pyramides ou des voix dans les churs russes pour ne fournir quune note, une seule.

    Mme aventure encore avec la volont, quand elle verse dans limaginaire : le moi toujours plus svapore. Car quand elle ne cesse dtre aussi concrte quabstraite, ce qui nest point le cas ici, plus ses buts et rsolutions versent dans linfini, plus elle reste en mme temps disponible pour elle-mme comme pour la moindre tche tout de suite ralisable ; et cest alors, en sinfinisant, quelle revient au sens strict le plus elle-mme, cest quand elle est au plus loin delle-mme (le plus infinise dans ses buts et rsolutions) quelle est au mme instant le plus prs daccomplir cette infinitsimale parcelle de sa tche ralisable encore aujourdhui mme, lheure mme, linstant mme.

    Et quand lune de ses activits, vouloir, connatre ou sentir, a vers ainsi dans limaginaire, tout le moi la fin risque aussi dy verser, et, quil sy jette plutt de lui-mme ou sy laisse plutt entraner : dans les deux cas, il reste responsable. On mne alors une existence imaginaire en sinfinisant ou en sisolant dans labstrait, toujours priv de son moi, dont on ne russit qu sloigner davantage. Voyons ce qui se passe alors dans le domaine religieux. Lorientation vers Dieu dote le moi dinfini, mais ici cette infinisation, quand limaginaire a dvor le moi, nentrane lhomme qu une ivresse vide. Certain pourra trouver ainsi insupportable lide dexister pour Dieu, lhomme ne pouvant plus en effet revenir son moi, devenir lui-mme. Un tel croyant ainsi en proie limaginaire dirait (pour le personnifier par ses propres paroles) : On comprend quun moineau puisse vivre, puisquil ne se sait vivre pour Dieu. Mais soi-mme le savoir ! et ne pas sombrer tout de suite dans la folie ou le nant !

    Mais chez quelquun en proie ainsi limaginaire, un dsespr donc, la vie peut trs bien suivre son cours, quoique dhabitude on sen aperoive, et, pareille celle de tout le monde, tre emplie du temporel, amour, famille,

  • honneurs et considration ; peut-tre ne saperoit-on pas quen un sens plus profond cet homme-l manque de moi. Le moi nest point de ces choses dont le monde fasse grand cas, cest celle en effet dont on est le moins curieux et quil est le plus risqu de laisser voir quon a. Le pire des dangers, la perte de ce moi, peut passer parmi nous aussi inaperue que si de rien ntait. Nulle autre qui fasse aussi peu de bruit, et, quelle quelle soit, bras ou jambe, fortune, femme, etc., nulle autre qui, elle, ne se sache.

    ) Le dsespoir dans le fini, ou le manque dinfini.

    Ce dsespoir, comme on la montr dans ), vient de la

    dialectique du moi, du fait de sa synthse, o lun des termes ne cesse dtre son propre contraire.

    Manquer dinfini resserre et borne dsesprment. Et il ne sagit ici naturellement que dtroitesse et dindigence morale. Le monde, au contraire, ne parle que dindigence intellectuelle ou esthtique ou de choses indiffrentes dont toujours il soccupe le plus ; car son esprit justement, cest de donner une valeur infinie aux choses indiffrentes. La rflexion des gens saccroche toujours nos petites diffrences, sans se douter comme de juste de notre unique besoin (car la spiritualit cest de sen douter), aussi nentend-elle rien cette indigence, cette troitesse quest la perte du moi, perdu non parce quil svapore dans linfini mais senferme fond dans le fini, et parce quau lieu dun moi, il ne devient quun chiffre, quun tre humain de plus, quune rptition de plus dun ternel zro.

    Ltroitesse ici o lon dsespre, cest un manque de primitivit, ou cest quon sen est dpouill, quon sest, au spirituel, mascul. Notre structure originelle est en effet toujours dispose comme un moi devant devenir lui-mme ; et, comme tel, un moi nest certes jamais sans angles, mais de l sensuit seulement quil faut les endurcir et non les adoucir ; nullement que, par peur dautrui, le moi doive renoncer tre lui-mme ni noser ltre dans toute sa singularit (avec ses angles mmes), cette singularit o lon est pleinement soi pour

  • soi-mme. Mais ct du dsespoir qui senfonce laveugle dans linfini jusqu la perte du moi, il en est un dune autre sorte qui se laisse comme frustrer de son moi par autrui .

    voir tant de foules autour de lui, se mettre sur les bras tant daffaires humaines, en tchant de saisir comment va le train du monde, ce dsespr-ci soublie lui-mme, oublie son nom divin, nose croire en lui-mme et trouve trop hardi de ltre et bien plus simple et sr de ressembler aux autres, dtre une singerie, un numro, confondu dans le troupeau.

    Cette forme de dsespoir chappe en somme parfaitement aux gens. perdre ainsi son moi un dsespr de ce genre sacquiert du coup une indfinie aptitude se faire partout bien voir, russir dans le monde. Ici nul accroc, ici le moi et son infinisation ont cess dtre une gne ; poli comme un galet, notre homme roule partout comme une monnaie en cours. Bien loin quon le prenne pour un dsespr, cest juste un homme comme on en veut. En gnral le monde ne sait pas, et pour cause, o il y a de quoi trembler. Et ce dsespoir-l, qui facilite la vie au lieu de la gner et vous la remplit daise, nest naturellement pas pris pour du dsespoir. Tel est lavis du monde, comme on peut le voir entre autres presque tous les proverbes, qui ne sont que des rgles de sagesse. Tel le dicton qui veut quon se repente dix fois davoir parl pour une de stre tu ; pourquoi ? parce que nos paroles, comme un fait matriel, peuvent nous embrouiller dans des dsagrments, ce qui est une chose relle. Comme si se taire ntait rien ! Quand cest le pire des dangers. Lhomme qui se tait est rduit en effet son propre tte--tte, et la ralit ne vient pas son secours en le chtiant, en faisant retomber sur lui les suites de ses paroles. En ce sens-l, non il nen cote de se taire. Mais aussi celui qui sait, o il y a de quoi trembler, craint plus que tout justement tout mfait, toute faute, dune orientation intrieure et sans trace au dehors. Aux yeux du monde le danger cest de risquer, pour la bonne raison quon peut perdre. Point de risques, voil la sagesse. Pourtant ne point risquer, quelle facilit pouvantable perdre ce quon ne perdrait, en risquant, qu grand-peine, quoi quon perdt, mais jamais en tout cas ainsi, si facilement, comme rien : perdre quoi ? soi-mme. Car si je risque et me trompe, eh bien ! la vie me punit pour

  • me secourir. Mais quand je ne risque rien, qui maide alors ? dautant quen ne risquant rien au sens minent (ce qui est prendre conscience de son moi) je gagne en lche par-dessus le march tous les biens de ce monde et perds mon moi !

    Tel est le dsespoir de la finitude. Un homme peut parfaite- ment, et au fond dautant mieux, y couler une vie temporelle, humaine en apparence, avec les louanges des autres, lhonneur, lestime et la poursuite de tous les buts terrestres. Car le sicle, comme on dit, ne se compose justement que de gens de son espce, en somme vous au monde, sachant jouer de leurs talents, amassant de largent, arrivs comme on dit et artistes prvoir, etc., leur nom passera peut-tre lhistoire, mais ont-ils vraiment t eux-mmes ? Non, car au spirituel ils ont t sans moi, sans moi pour qui tout risquer, absolument sans moi devant Dieu quelque gostes du reste quils soient.

    b) LE DESESPOIR VU SOUS LA DOUBLE CATEGORIE DU POSSIBLE ET DE LA NECESSITE

    Le possible et la ncessit sont galement essentiels au moi

    pour devenir (nul devenir en effet pour le moi sil nest libre). Comme dinfini et de fin, , le moi a un gal besoin de possible et de ncessit. Il dsespre autant par manque de possible que par manque de ncessit.

    ) Le dsespoir du possible ou le manque de ncessit.

    Ce fait, comme on la vu, tient la dialectique. En face de

    linfini la finitude limite ; la ncessit de mme dans le champ du possible a pour rle de retenir. Le moi, comme synthse de fini et dinfini, est dabord pos, existe ; ensuite, pour devenir, il se projette sur lcran de limagination et cest ce qui lui rvle linfini du possible. Le moi contient autant de possible que de ncessit, car il est bien lui-mme, mais il doit le devenir. Il est ncessit, puisquil est lui-mme, et possible, puisquil doit le devenir.

  • Si le possible culbute la ncessit et quainsi le moi slance et se perde dans le possible, sans attache le rappelant dans la ncessit, on a le dsespoir du possible. Ce moi devient alors un abstrait dans le possible, spuise sy dbattre sans pourtant changer de lieu, car son vrai lieu, cest la ncessit : devenir soi-mme en effet est un mouvement sur place. Devenir est un dpart, mais devenir soi-mme un mouvement sur place.

    Le champ du possible ne cesse de grandir alors aux yeux du moi, il y trouve toujours plus de possible, parce quaucune ralit ne sy forme. la fin le possible embrasse tout, mais cest qualors labme a englouti le moi. Le moindre possible pour se raliser demanderait quelque temps. Mais ce temps quil faudrait pour la ralit sabrge tant qu la fin tout smiette en poussire dinstants. Les possibles deviennent bien de plus en plus intenses, mais sans cesser den tre, sans devenir du rel, o il ny a en effet dintensit que sil y a passage du possible au rel. peine linstant rvle-t-il un possible quil en surgit un autre, finalement ces fantasmagories dfilent si vite que tout nous semble possible, et nous touchons alors cet instant extrme du moi, o lui-mme nest plus quun mirage.

    Ce qui lui manque maintenant, cest du rel, comme lexprime aussi le langage ordinaire lorsquon dit que quelquun est sorti du rel. Mais y regarder de plus prs, cest de ncessit quil manque. Car, nen dplaise aux philosophes, la ralit ne sunit pas au possible dans la ncessit, mais cest cette dernire qui sunit au possible dans la ralit. Ce nest pas non plus faute de force, du moins au sens ordinaire, que le moi sgare dans le possible. Ce qui manque, cest au fond la force dobir, de se soumettre la ncessit incluse en notre moi, ce quon peut appeler nos frontires intrieures. Le malheur dun tel moi nest pas non plus de ntre arriv rien dans ce monde, mais de navoir pas pris conscience de lui-mme, de ne stre aperu que ce moi qui est le sien, est un dtermin prcis, donc une ncessit. Au lieu de cela, lhomme sest perdu lui-mme en laissant son moi se rflchir imaginairement dans le possible. On ne peut se voir soi-mme dans un miroir, sans se connatre dj, sinon ce nest point se voir, mais voir seulement quelquun. Mais le possible est un miroir

  • extraordinaire, dont on ne doit user quavec force prudence. Cen est un en effet quon peut dire mensonger. Un moi qui se regarde dans son propre possible nest gure qu demi vrai ; car, dans ce possible-l, il est bien loin encore dtre lui-mme, ou ne lest qu moiti. On ne peut savoir encore ce que sa ncessit dcidera par la suite. Le possible fait comme lenfant qui reoit une invitation agrable et qui dit oui tout de suite ; reste voir si les parents le permettent et les parents ont le rle de la ncessit.

    Le possible vraiment contient tous les possibles, donc tous les garements, mais profondment deux. Lun, forme de dsir, de nostalgie, et lautre, de mlancolie imaginative (esprance, crainte ou angoisse). Comme ce chevalier, dont parlent tant de lgendes, qui voit soudain un oiseau rare et sentte le poursuivre, stant cru dabord prs de latteindre mais loiseau toujours de repartir jusqu la nuit tombe, et le chevalier, loin des siens, ne sait plus sa route dans sa solitude : ainsi le possible du dsir. Au lieu de reporter le possible dans la ncessit, le dsir le poursuit jusqu perdre le chemin du retour lui-mme. Dans la mlancolie, le contraire advient de la mme faon. Lhomme dun amour mlancolique sengage la poursuite dun possible de son angoisse, qui finit par lloigner de lui-mme et le faire prir dans cette angoisse ou dans cette extrmit mme, o il craignait tant de prir.

    ) Le dsespoir dans la ncessit, ou le manque de possible.

    Supposez que sgarer dans le possible se compare aux

    balbutiements du bas ge, manquer de possible alors, cest tre muet. La ncessit semble ntre que des consonnes, mais pour les prononcer, il faut du possible. Sil manque, si le sort fait quune existence en manque, elle est dsespre et lest tout instant quil manque.

    Il y a, comme on dit, un ge pour lesprance, ou bien encore une certaine poque, un certain moment de sa vie on est ou fut, dit-on, dbordant desprance ou de possible. Mais ce nest l que du verbiage qui natteint pas au vrai : car tout

  • esprer et dsesprer de ce genre nest pas encore du vritable espoir, ni du vrai dsespoir.

    Le critre le voici : Dieu tout est possible. Vrit de toujours, et donc de tout instant. Cest un refrain quotidien et dont on fait chaque jour usage sans y penser, mais le mot nest dcisif que pour lhomme bout de tout, et lorsquil ne subsiste nul autre possible humain.

    Lessentiel alors pour lui cest sil veut croire qu Dieu tout est possible, sil a la volont dy croire. Mais nest-ce pas la formule pour perdre la raison ? La perdre pour gagner Dieu, cest lacte mme de croire. Supposons quelquun dans ce cas-l : toutes les forces dune imagination dans lpouvante lui montraient en tremblant je ne sais quelle horreur intolrable ; et cest celle-l, celle-l qui lui arrive ! Au regard des hommes sa perte est chose sre et, dsesprment, le dsespoir de son me lutte pour le droit de dsesprer, pour, si jose dire, le loisir de dsesprer, pour le contentement de tout son tre sinstaller dans le dsespoir ; jusqu ne maudire rien tant que celui qui prtendrait len empcher, selon le mot admirable du pote des potes, dans Richard II :

    Beshrew thee, cousin, which didst lead me forth Of that sweet way I was in todes pair !

    (Acte III, Scne II.) Ainsi donc le salut est le suprme impossible humain ; mais

    Dieu tout est possible ! Cest l le combat de la foi, qui lutte comme une dmente pour le possible. Sans lui, en effet, point de salut. Devant un vanouissement les gens crient : De leau ! de leau de Cologne ! des gouttes dHofmann ! Mais pour quelquun qui dsespre, on scrie : du possible, du possible ! On ne le sauvera quavec du possible ! Un possible : et notre dsespr reprend le souffle, il revit, car sans possible, pour ainsi dire on ne respire pas. Parfois lingniosit des hommes suffit pour en trouver, mais au terme, quand il sagit de croire, il ny a quun seul remde : Dieu tout est possible.

    Tel est le combat. Lissue ne dpend que dun point : le combattant veut-il se procurer du possible : veut-il croire ?

  • Et cependant, parler humainement, il sait bien sa perte archi-certaine. Et cest l le mouvement dialectique de la foi. Dordinaire lhomme se borne sen tenir lespoir, au probable, etc., comptant que ceci ou cela ne lui arrivera pas. Vienne ensuite lvnement, il prit. Le tmraire se jette dans un danger, dont le risque aussi peut tenir des facteurs divers ; et vienne alors ce risque, il dsespre, succombe. Le croyant voit et saisit en tant quhomme sa perte (dans ce quil a subi ou dans ce quil a os), mais il croit. Cest ce qui le garde de prir. Il sen remet tout Dieu sur la manire du secours, mais se contente de croire qu Dieu tout est possible. Croire sa perte est impossible. Comprendre quhumainement cest sa perte et en mme temps croire au possible, cest croire. Cest alors que Dieu vient au secours du croyant, peut-tre en le laissant chapper lhorreur, peut-tre par lhorreur mme, o, contre toute attente, miraculeux, divin, clate le secours. Miraculeux, car quelle pruderie de croire quun homme na t secouru miraculeusement quil y a dix-huit sicles ! Avant tout, laide du miracle dpend de lintelligence passionne quon eut de limpossibilit du secours, et ensuite de notre loyaut envers cette puissance mme qui nous sauva. Mais en rgle habituelle les hommes nont ni lune ni lautre ; ils crient limpossibilit de laide, sans mme avoir tendu leur intelligence la dcouvrir, et plus tard ils mentent comme des ingrats.

    Dans le possible le croyant dtient lternel et sr antidote du dsespoir ; car Dieu peut tout tout instant. Cest l la sant de la foi, qui rsout les contradictions. Et cen est une ici que lhumaine certitude de la perte en mme temps nanmoins que lexistence dun possible. La sant nest-elle pas en somme le pouvoir de rsoudre le contradictoire ? Ainsi au physique un courant dair est une contradiction, un disparate de froid et de chaleur sans dialectique, et quun corps bien portant rsout sans sen rendre compte. De mme la foi.

    Manquer de possible signifie que tout nous est devenu ncessit ou banalit.

    Le dterministe, le fataliste sont des dsesprs, qui ont perdu leur moi, parce quil ny a plus pour eux que de la ncessit. Cest la mme aventure qu ce roi mort de faim, parce que sa nourriture se changeait toute en or. La personnalit est

  • une synthse de possible et de ncessit. Sa dure dpend donc, comme la respiration (re-spiratio) dune alternance de souffle. Le moi du dterministe ne respire pas, car la ncessit pure est irrespirable et asphyxie bel et bien le moi. Le dsespoir du fataliste, cest, ayant perdu Dieu, davoir perdu son moi ; manquer de Dieu, cest manquer de moi. Le fataliste est sans un Dieu, autrement dit, le sien, cest la ncessit ; car Dieu tout tant possible, Dieu cest la possibilit pure, labsence de la ncessit. Par suite, le culte du fataliste est au plus une interjection et, par essence, mutisme, soumission muette, impuissance de prier. Prier, cest encore respirer, et le possible est au moi, comme nos poumons loxygne. Pas plus quon ne respire loxygne ou lazote isols, pas davantage le souffle de la prire ne salimente isolment de possible ou de ncessit. Pour prier il faut ou un Dieu, un moi et du possible, ou un moi et du possible dans son sens sublime, car Dieu cest labsolu possible, ou encore la possibilit pure cest Dieu ; et seul celui quune telle secousse fit natre la vie spirituelle en comprenant que tout est possible, seul celui-l a pris contact de Dieu. Cest parce que la volont de Dieu est le possible, quon peut prier ; si elle ntait que ncessit, on ne le pourrait, et lhomme serait de nature sans plus de langage que lanimal.

    Il en est un peu autrement des philistins, de leur banalit, elle aussi manque avant tout de possible. Lesprit en est absent, alors que dans le dterminisme et le fatalisme il dsespre ; mais le manque desprit est encore du dsespoir. Vide de toute orientation spirituelle, le philistin reste dans le domaine du probable o le possible trouve toujours un refuge ; le philistin na ainsi aucune chance de dcouvrir Dieu. Sans imagination comme toujours, il vit dans une certaine somme banale dexp- rience sur le train des vnements, les bornes du probable, le cours habituel des choses, et quimporte quil soit marchand de vin ou premier ministre. Ainsi le philistin na plus ni moi, ni Dieu. Car, pour dcouvrir lun et lautre, il faut que limagination nous sustente au-dessus des vapeurs du probable, nous y arrache et, quen rendant possible ce qui passe la mesure de toute exprience, elle nous apprenne esprer et craindre ou craindre et esprer. Mais dimagination le philistin nen a point, nen veut point, la dteste. Ici donc pas de remde.

  • Et si lexistence laide parfois coup dhorreurs, dpassant sa banale sagesse de perroquet, il dsespre, cest--dire quon voit bien alors que son cas tait du dsespoir, et quil lui manque le possible de la foi pour tre mme par Dieu de sauver un moi de sa perte certaine.

    Fatalistes et dterministes ont pourtant assez dimagination pour dsesprer du possible et assez de possible pour en dcouvrir en eux labsence ; quant au philistin, le banal le rassure, son dsespoir est le mme, que tout aille bien ou mal. Fatalistes et dterministes manquent de possible pour adoucir et dtendre, pour temprer la ncessit ; et ce possible qui leur servirait dattnuation, le philistin en manque comme dun ractif contre labsence desprit. Sa sagesse, en effet, se flatte de disposer du possible et den avoir traqu limmense lasticit dans le pige ou dans la niaiserie du probable ; elle croit lavoir capt, et notre philistin le promne dans la cage du probable, il le montre la ronde et sen croit le matre, sans se douter quil sest ainsi pris lui-mme, fait lesclave de la sottise et le dernier des parias. Et tandis que celui qui sgare dans le possible y porte laudace du dsespoir, et que celui qui ne croit qu la ncessit, dsespr se crispe et se luxe au rel, le philistin, lui, dans sa sottise, triomphe.

  • CHAPITRE II

    Le dsespoir vu sous la catgorie de la conscience La conscience va croissant, et ses progrs mesurent lintensit

    toujours croissante du dsespoir ; plus elle crot, plus il est intense. Le fait, partout visible, lest surtout aux deux extrmes du dsespoir. Celui du diable est le plus intense de tous, du diable, esprit pur et, ce titre, conscience et limpidit absolues ; sans rien dobscur en lui qui puisse servir dexcuse, dattnuation ; aussi son dsespoir est-il la cime mme du dfi. Voil le maximum. Au minimum, cest un tat, une sorte dinnocence, comme on serait tent de dire, sans soupon mme dtre du dsespoir. Ainsi, au plus haut de linconscience, le dsespoir est au plus bas, si bas, quon se demande presque si lon peut encore le dsigner de ce nom.

    a) LE DESESPOIR QUI SIGNORE OU LIGNORANCE DESESPEREE DAVOIR UN MOI, UN MOI ETERNEL

    Cet tat, qu bon droit on traite de dsespoir et qui ne laisse

    pas den tre, exprime par l mme, mais dans le bon sens du terme, le droit de chicane de la Vrit. Veritas est index sui et falsi. Mais ce droit de chicane on le sous-estime, de mme que les hommes sont bien loin dordinaire de tenir pour le bien suprme le rapport au vrai, leur rapport personnel envers la vrit, comme ils sont loin aussi de voir avec Socrate que le pire des malheurs est dtre dans lerreur ; chez eux, le plus souvent, les sens lemportent largement sur lintellectualit. Presque toujours, quand quelquun semble heureux et se flatte de ltre, tandis qu la clart du vrai cest un malheureux, il est cent lieues de dsirer quon le tire de son erreur. Il se fche au contraire, tient pour son pire ennemi celui qui sy efforce, et pour un attentat et presque pour un meurtre cette faon de

  • sy prendre et, comme on dit, de tuer son bonheur. Pourquoi ? Mais cest quil est la proie de la sensualit et dune me pleinement corporelle ; cest que sa vie ne connat que les catgories des sens, lagrable et le dsagrable, et quelle envoie promener lesprit, la vrit, etc. Cest quil est trop sensuel pour avoir la hardiesse, lendurance dtre esprit. Malgr leur vanit et fatuit, les hommes nont dordinaire quune bien mince ide, autant dire pas du tout, dtre esprit, dtre cet absolu, que lhomme peut tre ; mais vaniteux et infatus, ils le sont certes entre eux. Quon se figure une maison, dont chaque tage sous-sol, rez-de-chausse, premier aurait sa classe distincte dhabitants, et quon compare alors la vie cette maison : verrait-on pas, tristesse ridicule, la plupart des gens prfrer encore le sous-sol dans cette maison eux. Nous sommes tous une synthse destination spirituelle, cest l notre structure ; mais qui ne veut habiter le sous-sol, les catgories du sensuel ? Lhomme naime pas seulement mieux y vivre, il laime un tel point quil se fche quand on lui propose le premier, ltage des matres, toujours vacant et qui lattend car enfin la maison entire est lui.

    Oui, dtre dans lerreur, cest, au contraire de Socrate, ce quon redoute le moins. Fait quillustrent sur une grande chelle dtonnants exemples. Tel penseur lve une btisse immense, un systme, un systme universel embrassant toute lexistence et lhistoire du monde, etc., mais regarde-t-on sa vie prive, on dcouvre baubi ce ridicule norme, quil nhabite pas lui-mme ce vaste palais aux hautes votes, mais une grange ct, un chenil, ou tout au plus la loge du concierge ! Et quon risque un mot pour lui faire remarquer cette contradiction, il se fche. Car que lui fait de loger dans lerreur, pourvu quil achve son systme laide de cette erreur.

    Quimporte donc que le dsespr ignore son tat, en dsespre-t-il moins ? Si ce dsespoir est de lgarement, lignorer y ajoute encore : cest tre ensemble dans le dsespoir et dans lerreur. Cette ignorance est au dsespoir comme elle est langoisse (voir le Concept dangoisse par Vigilius Haufniensis), langoisse du nant spirituel se reconnat prcisment la scurit vide desprit. Mais langoisse est au fond prsente,

  • de mme le dsespoir, et quand lenchantement cesse des tromperies des sens, ds que lexistence chancelle, surgit le dsespoir qui guettait couvert.

    A ct du dsespr conscient, le dsespr sans le savoir nest loign de la vrit et du salut que dun pas ngatif de plus. Le dsespoir mme est une ngativit et lignorance du dsespoir en est une autre. Mais le chemin de la vrit passe par elles toutes ; ici savre donc ce que dit la lgende pour rompre les sortilges : on doit jouer toute la pice rebours, sinon le charme nest rompu. Pourtant ce nest quen un sens, en dialectique pure, que le dsespr sans le savoir est plus loin rellement de la vrit et du salut que le dsespr conscient, qui sobstine le rester ; car, dans une autre acception, en dialectique morale, celui qui, le sachant, reste dans le dsespoir, est plus loin du salut, puisque son dsespoir est plus intense. Mais lignorance est si loin de le rompre ou de le muer en non-dsespoir, quau contraire, elle peut en tre la forme la plus grosse de risques. Dans lignorance, le dsespr est en quelque sorte garanti, mais son dam, contre la conscience, cest--dire quil est dans les griffes certaines du dsespoir.

    Cest dans cette ignorance que lhomme est le moins conscient dtre esprit. Mais, justement, cette inconscience cest le dsespoir, que ce soit dailleurs une extinction de tout lesprit, une simple vie vgtative ou bien une vie multiplie, dont le dessous, cependant, reste du dsespoir. Ici comme dans la phtisie, cest quand le dsespr va le mieux et se croit au mieux, et que sa sant peut-tre vous semble florissante, que le mal est au pire.

    Ce dsespoir-l, qui signore, est la forme la plus frquente du monde ; oui ! le monde, comme on lappelle, ou, pour tre plus exact, le monde au sens chrtien : le paganisme et dans la chrtient lhomme naturel, le paganisme de lantiquit et celui daujourdhui, constituent justement ce genre de dsespoir, le dsespoir qui signore. Le paen, il est vrai, comme lhomme naturel, distingue, parle dtre dsespr et de ne pas ltre, comme si le dsespoir ntait que laccident isol de quelques-uns. Distinction aussi fallacieuse que celle quils font entre lamour et lamour de soi, comme si, chez eux, tout amour ntait pas en son essence amour de soi. Distinction,

  • pourtant, dont jamais ils nont pu et ne pourront sortir, car le spcifique du dsespoir cest lignorance mme de sa propre prsence.

    Par suite, pour juger de sa prsence, il est ais de voir que la dfinition esthtique du manque desprit ne fournit pas de critre ; rien de plus normal, du reste ; car, puisque lesthtique ne peut dfinir en quoi consiste au juste lesprit, comment serait-elle capable de rpondre une question qui ne la regarde pas ! La sottise serait monstrueuse aussi de nier tout ce que le paganisme des peuples ou des individus a accompli dtonnant pour lternel enthousiasme des potes, de nier ce quil a fourni dexploits, que jamais lesthtique nadmirera assez. Folie aussi de nier la vie pleine de plaisir esthtique, que le paen et lhomme naturel ont pu ou peuvent mener en usant de toutes les ressources favorables leur disposition, avec le got le plus sr, faisant mme servir lart et la science llvation, lembellissement, lennoblissement du plaisir. La dfinition esthtique du manque desprit ne donne donc pas de critre de la prsence ou non du dsespoir, cest la dfinition thico-religieuse quil faut recourir, la distinction entre lesprit et son contraire, labsence desprit. Tout homme qui ne se connat pas comme esprit ou dont le moi intrieur na pas pris en Dieu conscience de lui-mme, toute existence humaine, qui ne plonge pas ainsi limpidement en Dieu, mais se fonde nbuleusement sur quelque abstraction universelle et sy ramne (tat, Nation, etc.), ou qui, aveugle sur elle- mme, ne voit dans ses facults que des nergies de source mal explicable, et accepte son moi comme une nigme rebelle toute introspection toute existence de ce genre, quoi quelle ralise dtonnant, quoi quelle explique, mme lunivers, quelque intensment quelle jouisse de la vie en esthte : mme telle, elle est du dsespoir. Ctait la pense des Pres de lglise, en traitant de vices brillants les paennes vertus ; voulant dire, par l, que le fond du paen tait du dsespoir, et que le paen ne se connaissait pas devant Dieu comme esprit. De l venait aussi (pour prendre comme exemple ce fait troitement li pourtant toute cette tude) cette trange lgret du paen juger et mme louer le suicide. Pch de lesprit par excellence, vasion de la vie, rvolte contre Dieu.

  • Il manquait aux paens de comprendre le moi tel que le dfinit lesprit, de l leur opinion du suicide ; et ctait pourtant eux, qui condamnaient avec tant de chaste svrit le vol, limpu- dicit, etc. Sans rapport Dieu et sans moi, une base leur manquait pour juger le suicide, chose indiffrente leur pur point de vue, chacun ne devant compte personne de ses libres actions. Pour rejeter le suicide, le paganisme aurait d faire un long dtour, montrer que ctait violer les devoirs envers autrui. Le crime contre Dieu, quest le suicide, est un sens qui chappe entirement au paen. On ne peut donc pas dire, ce qui serait renverser absurdement les termes, que chez lui le suicide tait du dsespoir, mais on a le droit de dire que son indiffrence mme sur ce point en tait.

    Reste une diffrence pourtant, diffrence de qualit, entre le paganisme dautrefois et nos paens modernes, celle que Vigilius Haufniensis, propos de langoisse, a releve ; si le paganisme ne connat pas lesprit, il est pourtant orient vers lui, tandis que nos paens modernes, cest par loignement ou trahison quils en manquent, ce qui est le vrai nant de lesprit.

    b) DU DESESPOIR CONSCIENT DE SON EXISTENCE, CONSCIENT DONC DUN MOI DE QUELQUE ETERNITE; ET DES DEUX FORMES DE CE DESESPOIR, LUNE OU LON NE VEUT PAS ETRE SOI-MEME, ET LAUTRE OU LON VEUT LETRE.

    Une distinction ici simpose : le dsespr conscient sait-il

    bien ce quest le dsespoir ? Sur lide quil en a, peut-tre a-t-il raison de se dire dsespr, et peut-tre aussi, en fait, dsespre-t-il, mais cela prouve-t-il que son ide soit juste ? A regarder sa vie sous langle du dsespoir, peut-tre pourrait- on dire ce dsespr : Au fond, tu les bien plus encore que tu ne ten doutes, ton dsespoir plonge plus bas encore. Ainsi des paens, rappelons-nous ; quand comparativement dautres, lun deux se jugeait dsespr, son tort certes ntait pas de dire quil ltait, mais de croire ltre seul lexclusion des autres : il lui manquait de se reprsenter vraiment le dsespoir.

  • Le dsespr conscient ne doit donc pas seulement savoir au juste ce quest le dsespoir, mais encore avoir fait le plein jour sur lui-mme, si tant est que lucidit et dsespoir ne sexcluent pas. La pleine lumire sur soi, la conscience dtre dsespr, se laisse-t-elle concilier avec le dsespoir mme ? Est-ce que cette lucidit dans la connaissance de notre tat et de notre moi ne devrait pas nous arracher au dsespoir, nous pouvanter tant de nous-mmes quil nous faille cesser dtre dsesprs ? Question quon ne tranchera pas ici, quon nabordera mme pas, sa place tant plus loin. Mais, sans pousser ici cette recherche dialectique, bornons-nous noter la grande variabilit de la conscience, non seulement sur la nature du dsespoir, mais aussi sur son propre tat, lorsquil sagit de savoir sil est du dsespoir. La vie relle est trop nuance pour ne dgager que dabstraites contradictions comme celle entre les deux extrmes du dsespoir, son inconscience totale et son entire conscience. Dhabitude ltat du dsespr, encore quiris de maintes nuances, se drobe sous sa propre pnombre. Dans son for intrieur il se doute bien de son tat, il le ressent mme, comme quand on se sent couver une maladie, mais sans grande envie de savouer laquelle. Un instant il aperoit presque son dsespoir, un autre jour son malaise lui semble provenir dailleurs, comme quelque chose dexterne, hors de lui-mme, et dont le changement abolirait son dsespoir. Ou qui sait si, par des distractions ou dautres moyens, travail, besognes en guise de passe-temps, il ne cherche se maintenir dans cette pnombre sur son tat, mais, l encore, sans vouloir nettement voir quil se distrait dans ce but, quil agit de la sorte pour ne point sortir de cette ombre. Ou mme, quand il sefforce dy plonger son me, peut-tre le sait-il, et y met-il une certaine perspicacit, de fins calculs, et un doigt de psychologue, mais sans lucidit profonde, sans se rendre compte de ce quil fait, ni de ce quil entre de dsespoir dans sa manire dagir, etc. Car, toujours, dans lombre et lignorance, la connaissance et la volont poursuivent leur concert dialectique et lon risque toujours, pour dfinir quelquun, lerreur dexagrer en lui ou lune ou lautre.

    Mais, comme on la vu plus haut, lintensit du dsespoir crot avec la conscience. Plus, avec la vraie ide du dsespoir,

  • on reste dsespr, et plus on a clairement conscience de ltre, tout en le restant, plus le dsespoir est intense. Quand on se tue avec la conscience que se tuer est du dsespoir, donc avec une ide vraie du suicide, on est plus dsespr quen se tuant sans savoir vritablement que se tuer est du dsespoir ; au contraire quand on se tue avec une ide fausse du suicide, cest un dsespoir moins intense. Dautre part, plus on est lucide sur soi-mme (conscience du moi) en se tuant, plus est intense le dsespoir quon a, compar celui dun autre qui se tue dans un tat dme trouble et obscur.

    Dans lexpos maintenant des deux formes du dsespoir conscient, lon verra crotre non seulement la connaissance du dsespoir, mais la conscience de son tat chez le dsespr, ou, ce qui revient au mme et est le fait dcisif : on verra crotre la conscience du moi. Mais le contraire de dsesprer cest croire ; ce quon a expos plus haut, comme la formule dun tat do le dsespoir est limin, se trouve donc tre aussi la formule de la foi : en se rapportant soi, en voulant tre soi, le moi plonge travers sa propre transparence dans la puissance qui la pos (voir liv. I, ch. I).

    ) Du dsespoir o lon ne veut pas tre soi-mme, ou dsespoir-faiblesse

    Cette appellation de dsespoir-faiblesse implique dj une

    vise sur la seconde forme () du dsespoir : celui o lon veut tre soi-mme. Leur opposition nest, ainsi, que relative. Il ny a pas de dsespoir entirement sans dfi ; lexpression mme o lon ne veut en recle encore. Et, dautre part, jusque dans le suprme dfi du dsespoir, il y a de la faiblesse. On voit donc toute la relativit de leur diffrence. Lune des formes, pourrait-on dire, est fminine et lautre mle1.

    1. Un tour psychologique dans la ralit permettra souvent dobserver que ce que trouve la logique, et qui doit donc ncessairement se vrifier, en fait se vrifie aussi et lon constatera que notre classification embrasse toute la ralit du dsespoir ; pour lenfant en effet on ne parle pas de dsespoir, mais seulement de colres, parce que sans doute chez lui il ny a dternit quen puissance ; et lon ne peut exiger ici ce quon a le droit dexiger de ladulte, qui, lui, doit en avoir. Loin de moi pourtant la pense

  • quon ne puisse trouver chez la femme des formes de dsespoir mle et inversement chez lhomme des formes de dsespoir fminin ; mais cest l lexception. Bien entendu la forme idale ne se rencontre gure, et ce nest quen ide que cette distinction du dsespoir mle et du dsespoir fminin est entirement vraie. Chez la femme il ny a pas cet approfondissement subjectif du moi, ni une intellectualit absolument dominante, quoique bien plus que lhomme elle ait souvent une sensibilit dlicate. En revanche son tre est attachement, abandon, sinon elle nest pas femme. Chose trange personne na sa pruderie (mot bien frapp pour elle par le langage) ni cette moue presque de cruaut et pourtant son tre est attachement, et (cest l ladmirable) toutes ces rserves au fond nexpriment que cela. Cest cause en effet de tout cet abandon fminin de son tre que la Nature la tendrement arme dun instinct, dont la finesse passe la plus lucide rflexion masculine et la rduit rien. Cette affection dune femme, et, comme disaient les Grecs, ce don des dieux, cette magnificence, est un trop grand trsor, pour quon le jette au hasard ; mais quelle lucide intelligence humaine aura jamais assez de lucidit pour ladjuger qui de droit. Aussi la Nature sest-elle charge delle : dinstinct, son aveuglement voit plus clair que la plus clairvoyante intelligence, dinstinct elle voit o tourner son admiration, o porter son abandon. Sattacher tant tout son tre, la Nature assume sa dfense. De l encore vient que sa fminit ne nat que dune mtamorphose : quand linfinie pruderie se transfigure en abandon de femme. Mais cet attachement foncier de son tre reparat dans le dsespoir, en est le mode mme. Dans labandon elle a perdu son moi et cest seulement ainsi quelle trouve le bonheur, quelle retrouve son moi ; une femme heureuse sans sattacher, cest--dire sans labandon de son moi, qui que ce soit dailleurs, est sans fminit aucune. Lhomme aussi se donne, et cest un dfaut chez lui de ne pas le faire ; mais son moi nest pas abandon (formule du fminin, substance de son moi), et il nen a non plus besoin, comme fait la femme, pour retrouver son moi puisquil la dj ; il sabandonne, mais son moi demeure l comme une conscience sobre de labandon, tandis que la femme, avec une vraie fminit, se prcipite et prcipite son moi dans lobjet de son abandon. En perdant cet objet elle perd son moi, et la voil dans cette forme du dsespoir, o lon ne veut pas tre soi-mme. Lhomme ne sabandonne pas ainsi ; mais aussi lautre forme de dsespoir porte lempreinte masculine : ici le dsespr veut tre lui-mme.

    Ceci pour caractriser le rapport entre le dsespoir de lhomme et celui de la femme. Cependant rappelons-nous quil ne sagit pas ici dabandon Dieu, ni du rapport du croyant Dieu, quon traitera seulement dans la seconde partie. Dans le rapport Dieu, o cette diffrence de lhomme et de la femme disparat, il est indiffremment vrai que labandon est le moi, et quon arrive au moi par labandon. Ceci vaut pour lun comme pour lautre, mme si trs souvent dans la vie la femme na de rapport Dieu qu travers lhomme.

  • 1 Dsespoir du temporel ou dune chose temporelle.

    Ici nous sommes devant limmdiat pur ou de limmdiat avec

    une rflexion simplement quantitative. Ici pas de conscience infinie du moi, de ce quest le dsespoir, ni de la nature dsespre de ltat o lon se trouve ; ici, dsesprer, cest simplement souffrir, on subit passivement une oppression du dehors, le dsespoir ne vient nullement du dedans comme une action. Cest, en somme, par un abus de langage innocent, un jeu de mots, comme quand les enfants jouent aux soldats, que dans la langue du spontan, on emploie des mots comme : le moi, le dsespoir.

    Lhomme du spontan (si vraiment la vie offre des types dimmdiat ce point dpourvus de toute rflexion) nest, pour le dfinir et dfinir son moi sous langle du spirituel, quune chose de plus, quun dtail dans limmensit du temporel, quune partie intgrante du reste du monde matriel ( ) et cet homme na en lui quun faux semblant dternit. Ainsi le moi, comme intgrant au reste, a beau souhaiter, dsirer, jouir il est toujours passif ; mme sil dsire, ce moi reste un datif, comme quand lenfant dit : moi ; sans autre dialectique que celle de lagrable et du dsagrable, ni dautres concepts que ceux de bonheur, malheur, fatalit.

    Voici quadvient alors, que survient (sur-venir) ce moi irrflchi quelque cause qui le fait dsesprer, chose impossible par une autre voie, le moi nayant aucune rflexion en lui-mme. Cest du dehors que doit venir son dsespoir, lequel nest quune passivit. Ce qui remplit la vie de cet homme immdiat ou, sil a en lui une ombre de rflexion, la part de cette vie laquelle avant tout, il tient, voici qu un coup du sort la lui enlve, et, pour parler sa langue, le voil malheureux, cest--dire quun tel coup brise alors en lui limmdiat, quil ny peut plus revenir : il dsespre. Ou encore, mais cest assez rare dans la vie, quoique trs normal dans le raisonnement, ce dsespoir de limmdiat rsulte de ce que cet homme irrflchi nomme un excs de bonheur ; limmdiat, comme tel, est, en effet, une grande fragilit,

  • et tout quid nimis, qui met en branle la rflexion, le porte au dsespoir.

    Donc, il dsespre, ou plutt, par un trange mirage et comme leurr fond son propre sujet, il dit quil dsespre. Mais le dsespoir, cest perdre lternit et de cette perte-l, il ne dit mot, il nen rve mme pas. Celle du temporel nest pas en soi du dsespoir, cest de quoi pourtant il parle et ce quil nomme dsesprer. En un sens, ses propos sont vrais, mais non comme il les entend ; plac contresens, il faut aussi les entendre lenvers : il est l indiquer ce qui nest pas du dsespoir, tout en se disant dsespr, et pendant ce temps en effet le dsespoir se produit derrire lui, son insu. Comme quelquun tournant le dos lhtel de ville et qui le montre devant lui en disant : l en face, cest lhtel de ville ; le bonhomme dit juste : cest bien devant lui mais sil se retourne. Il nest pas en effet dsespr, non ! Quoiquil nait tort de le dire. Mais il se traite de dsespr, se regarde comme mort, comme lombre de lui-mme. Il ne lest pourtant pas, disons mme quil y a encore de la vie dans ce cadavre. Si soudain tout changeait, tout ce monde extrieur, et que son souhait saccomplt, on le verrait bien se ravigoter et limmdiat reprendre du poil de la bte, et notre homme recommencerait de courir. Mais la spontanit ne connat pas dautre faon de lutter, elle ne sait bien quune chose : dsesprer et choir en pmoison et cependant sil y a une chose quelle ignore, cest ce quest le dsespoir. Elle dsespre et se pme, puis ne bouge plus comme morte, tour de force comme de faire le mort ; car elle ressemble ces animaux infrieurs sans autres armes ni dfense que limmobilit et la feinte de la mort.

    En attendant le temps passe. Avec alors quelque aide du dehors, le dsespr reprend vie, repart du point o il avait lch, sans plus devenir un moi quil ne ltait hier, et continue de vivre dans le pur spontan. Mais sans aide du dehors, trs souvent la ralit tourne alors autrement. Un peu de vie revient tout de mme ce cadavre, mais, comme il dit, il ne sera plus jamais lui-mme . Il entend goutte maintenant lexistence, il apprend singer les autres et leur faon de sy prendre pour vivre et le voil qui vit comme eux. Et dans la chrtient cest en outre un chrtien, qui va le

  • dimanche au temple, coute le pasteur et qui le comprend, car ce sont deux compres ; et, quand il meurt, lautre, pour dix rixdales, lintroduit dans lternit mais quant tre un moi, il ne la jamais t, ni avant, ni aprs.

    Cest l le dsespoir de limmdiat : ne point vouloir tre soi, ou plus bas encore : ne point vouloir tre un moi ou, forme la plus basse de toutes : dsirer dtre un autre, se souhaiter un nouveau moi. La spontanit, au fond, nen a aucun et, ne se connaissant pas, comment pourrait-elle se reconnatre ? Aussi son aventure tourne souvent au burlesque. Lhomme de limmdiat, en dsesprant, na mme pas assez de moi pour souhaiter ou rver davoir au moins t celui quil nest devenu. Il saide alors dautre faon, en souhaitant dtre un autre. Quon regarde pour sen convaincre les gens du spontan : lheure du dsespoir, le premier souhait qui leur vient, est davoir t ou de devenir un autre. En tout cas, comment ne pas sourire dun dsespr de cette sorte, dont le dsespoir mme, aux yeux des hommes, reste, malgr tout, bien anodin. Dordinaire cet homme-l est dun comique sans bornes. Quon se figure un moi (et rien nest, aprs Dieu, aussi ternel que le moi) et que ce moi se mette songer aux moyens de se changer en un autre que lui-mme. Et ce dsespr, dont lunique dsir est cette mtamorphose de toutes la plus folle, le voici amoureux, oui, amoureux de lillusion que le changement lui serait aussi facile que de changer dhabit. Car lhomme de limmdiat ne se connat pas lui-mme, littralement il ne se connat qu lhabit, il ne reconnat un moi (et lon retrouve ici son comique infini) qu sa vie extrieure. On ne saurait gure trouver de mprise plus ridicule ; car, justement, infinie est la diffrence entre le moi et ses dehors. Comme toute cette vie a t change pour lhomme de limmdiat, et quil est tomb dans le dsespoir, il fait un pas de plus, lide lui vient et lui sourit : tiens ! si je devenais un autre ? si je moffrais un nouveau moi. Oui, sil devenait un autre ? mais saurait-il ensuite se reconnatre ? On raconte quun paysan, venu pieds nus la capitale, y gagna tant de gros sous, quil put sacheter des bas et des souliers tout en gardant assez de reste pour se saouler. Lhistoire dit qualors, ivre et voulant sen retourner, il tomba au milieu de la route et sy endormit.

  • Vint passer une voiture et le cocher de lui crier de bouger pour navoir pas les jambes crases. Notre ivrogne alors de sveiller, de regarder ses jambes et, ne les reconnaissant pas, cause des bas et des souliers, de scrier : Passe toujours dessus, ce ne sont pas les miennes. Ainsi fait lhomme de limmdiat qui dsespre : impossible de le figurer au vrai autrement que comique, car cest ma foi dj une sorte de tour de force de parler dans son jargon dun moi et de dsespoir.

    Quand on suppose limmdiat mlang de quelque rflexion sur soi, le dsespoir se modifie un peu ; lhomme, alors un peu plus conscient de son moi, lest aussi, par l un peu plus de ce quest le dsespoir et de la nature dsespre de son propre tat ; quil parle dtre dsespr, ce nest plus absurde : mais cest toujours au fond du dsespoir-faiblesse, un tat passif ; et sa forme reste celle o le dsespr ne veut pas tre lui-mme.

    Le progrs, ici, sur le pur immdiat, cest dj que le dsespoir ne sort pas toujours dun choc, dun vnement, mais quil peut tre d cette rflexion mme sur soi et quil nest plus alors une simple soumission passive des causes extrieures, mais dans une certaine mesure, un effort personnel, un acte. Il y a bien ici un certain degr de rflexion interne, donc de retour sur le moi ; et ce dbut de rflexion ouvre cette action de triage o le moi saperoit de sa diffrence intime avec le reste du monde extrieur, dbut qui ouvre aussi linfluence de ce triage sur le moi. Mais cela ne le mne pas trs loin. Quand ce moi, avec son bagage de rflexion, va pour sassumer tout entier, il risque de heurter quelque difficult dans sa structure profonde, dans sa ncessit. Car non plus quaucun corps humain aucun moi nest parfait. Cette difficult, quelle quelle soit, le fait reculer deffroi. Ou alors quelque vnement marque une rupture plus profonde de son moi avec limmdiat que na pu le faire sa rflexion ; ou encore son imagination dcouvre un possible qui, sil survenait, romprait de mme avec limmdiat.

    Alors il dsespre. Son dsespoir est le dsespoir-faiblesse, souffrance passive du moi, contraire du dsespoir o saffirme le