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231 LES utopiques 12 SOLIDAIRES Il faut placer la question du financement de la sécurité sociale dans le cadre de la lutte de classes pour comprendre les débats et les combats qui s’y rattachent. La question de la Sécurité sociale et celle de son financement sont des points d’affrontement essen- tiels dans la lutte de classes. Les réponses qui y sont apportées déterminent le niveau des solidarités mises en place, l’étendue de leur champ et le niveau des prises en charge. Les solutions rete- nues éclairent aussi sur l’apport respectif des différents contribu- teurs (travailleurs et détenteurs du capital). Décider des recettes de la Sécurité sociale, c’est décider de l’application concrète du SOLIDAIRES LES utopiques 12 230 FINANCEMENT DE LA SÉCURITÉ SOCIALE et lutte de classes Pour les détenteurs du capital, le compromis social de 1945 n’est qu’un chiffon de papier. De notre part, s’accrocher à ce compromis serait demandé de respecter un engagement d’il y a 75 ans ! Ce serait nier le fait que des rapports de forces établiront un nouvel équilibre, qui durera, lui aussi, «un certain temps». Dans l’affrontement actuel, nous devrions faire état de nos exigences en matière de démocratie, d’intervention directe du peuple, en matière de partage des richesses, de rôle des producteurs et productrices dans l’entreprise et dans l’économie, de solidarités nationales et internationales, d’équilibre entre production et consommation, de prise en compte de l’environnement et de l’élargissement de la vie. Tout commence par une bataille culturelle à engager, et à gagner, autour d’un projet de société émancipateur pour fédérer les désirs et les volontés. Gérard Gourguechon, ex-secrétaire général du Syndicat national unifié des impôts (SNUI)*, a été porte-parole de l’Union syndicale Solidaires jusqu’à son départ en retraite, en 2001. Il est aujourd’hui responsable de l’Union nationale interprofessionnelle des retraité.es Solidaires (UNIRS). *Aujourd’hui Solidaires Finan- ces publiques Paris, le 5 décembre 2019 [S.D'ignazio]

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Il faut placer la question du financement de la sécurité socialedans le cadre de la lutte de classes pour comprendre les débats etles combats qui s’y rattachent. La question de la Sécurité socialeet celle de son financement sont des points d’affrontement essen-tiels dans la lutte de classes. Les réponses qui y sont apportéesdéterminent le niveau des solidarités mises en place, l’étendue deleur champ et le niveau des prises en charge. Les solutions rete-nues éclairent aussi sur l’apport respectif des différents contribu-teurs (travailleurs et détenteurs du capital). Décider des recettesde la Sécurité sociale, c’est décider de l’application concrète du

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FINANCEMENT DE LA SÉCURITÉ SOCIALEet lutte de classesPour les détenteurs du capital, le compromissocial de 1945 n’est qu’un chiffon de papier. De notre part, s’accrocher à ce compromisserait demandé de respecter un engagement d’ily a 75 ans ! Ce serait nier le fait que des rapports de forces établiront un nouveléquilibre, qui durera, lui aussi, « un certaintemps». Dans l’affrontement actuel, nousdevrions faire état de nos exigences en matièrede démocratie, d’intervention directe du peuple,en matière de partage des richesses, de rôle des producteurs et productrices dansl’entreprise et dans l’économie, de solidaritésnationales et internationales, d’équilibre entre production et consommation, de prise en compte de l’environnement et de l’élargissement de la vie. Tout commencepar une bataille culturelle à engager, et à gagner,autour d’un projet de société émancipateur pour fédérer les désirs et les volontés.

Gérard Gourguechon, ex-secrétaire général du Syndicat national unifié des impôts (SNUI)*, a été porte-parole de l’Union syndicale Solidairesjusqu’à son départ en retraite, en 2001. Il est aujourd’hui responsable de l’Unionnationale interprofessionnelle des retraité.esSolidaires (UNIRS).

*Aujourd’hui Solidaires Finan -ces publiques

Paris, le 5 décembre 2019

[S.D'ignazio

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que la France ne devienne pas une démocratiepopulaire, et aux seconds d’obtenir des avan-cées – toujours qualifiées d’« historiques » – etde cristalliser, dans des codes ou des statuts, despositions politiques acquises».Les principaux détenteurs du capital sontdésormais en mesure de remettre en causece modèle d’organisation politique égale-ment connu sous le nom d’État providence,basé sur l’accord entre travailleurs.ses (leplus souvent, leurs « représentant.es ») etcapitalistes, selon lequel les premiers renon-cent à la lutte pour la révolution socialiste,en échange du mieux-être social et de l’aug-mentation des niveaux de vie. Dans un telcompromis, les gouvernements engagentune série de mesures sociales, qui visent àcalmer les ardeurs insurrectionnelles destravailleurs et travailleuses, par un « Étatsocial » c’est-à-dire par l’allocation de res-sources pour le travail : éducation, santé,sécurité sociale, loisirs, sports, aides pourles transports en commun et les loyers, etc.Tout ceci entraîne une redistribution desrevenus en faveur du travail et au détrimentdu capital. Très souvent, un cadre législatifet réglementaire impose des restrictions audroit de propriété des détenteurs du capitaldans les entreprises elles-mêmes: applica-tion d’un droit du travail limitant les condi-tions d’exploitation (conditions de travail,conditions d’emploi, salaire minimum, etc.)et nationalisation de certaines entreprises(pour aider certains secteurs utiles à l’en-semble du système économique, en y accor-dant plus de droits aux salariés). Mais lacondition de cet État social, c’est tout à lafois une démocratie délégataire et représen-tative et le maintien de la propriété privéedes moyens de production.

LE COMPROMIS DE 1945 ET SON ÉVOLUTIONDANS LES PREMIÈRES ANNÉES QUI ONT SUIVI

Ce qui s’est passé en France en 1945-1946,correspond plus globalement au compro-mis social passé dans un certain nombrede pays développés occidentaux dans lamême période. Roosevelt1 avait donnél’exemple avec son New Deal, appliquéentre 1933 et 1938 pour relancer l’économiedes États-Unis après le krach de 1929 et laGrande Dépression qui a suivi aux États-Unis. Au cours de la Seconde Guerre mon-diale, dans plusieurs pays, les forces enguerre contre l’Allemagne nazie imagi-naient déjà, en cas de victoire, ce qu’ellesferaient de celle-ci. Beveridge, l’auteur durapport intitulé «Social Insurance and alliedservices » publié en Grande-Bretagne ennovembre 1942, écrira «En abolissant toutesles barrières, la guerre crée la possibilité de faireœuvre neuve. Une époque révolutionnaire commecelle que le monde traverse actuellement appelle,non des replâtrages, mais des transformationsrévolutionnaires». Beveridge a voulu tirer pro-fit de la situation en fondant son plan surl’unité nationale née de la guerre (laGrande-Bretagne n’a pas été vaincue nioccupée, et les forces de collaboration oud’acceptation du projet nazi y étaient trèsminoritaires). Avec son plan, Beveridgeentendait maintenir, voire renforcer cetteunité nationale après la guerre grâce à l’uni-versalité et à l’unité du système de Sécuritésociale. Pendant le même temps, les résis-tantes et les résistants du CNR élaboraientun projet, pour après la victoire. Et PierreLaroque, que les Français appellent le «pèrefondateur de la Sécurité sociale» et que lesauteurs anglo-saxons qualifient de «Beve -ridge français » expliquera en 1955 que lapériode de 1945-1946 était favorable enFrance à une réforme d’envergure.Au sortir de la Seconde Guerre mondiale,les économies capitalistes occidentales ontimmédiatement fait appel à « toutes lesforces vives de la Nation» pour relancer laproduction. Un minimum de consensus

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principe qui voudrait qu’en matière de soli-darité « chacun contribue en fonction de sesmoyens» pour qu’ensuite « chacun reçoive enfonction de ses besoins».

LES REVANCHARDS À L’OFFENSIVE

En France, depuis le milieu des années 1980,celles et ceux qui, en 1945-1946, faisaientprofil bas, ont plus que relevé la tête : ils etelles sont passés à l’offensive et ont atta-qué tous azimuts contre « l’État social ».C’est ce que nous précisait déjà DenisKessler, alors vice-président du Medef en2007 : «Le modèle social français est le pur pro-duit du Conseil national de la Résistance. Uncompromis entre gaullistes et communistes. Ilest grand temps de le réformer, et le gouverne-

ment s’y emploie. Les annonces successives desdifférentes réformes par le gouvernement peu-vent donner une impression de patchwork, tantelles paraissent variées, d’importance inégale,et de portées diverses : statut de la fonctionpublique, régimes spéciaux de retraite, refontede la Sécurité sociale, paritarisme… À y regar-der de plus près, on constate qu’il y a une pro-fonde unité à ce programme ambitieux. La listedes réformes ? C’est simple, prenez tout ce quia été mis en place entre 1944 et 1952, sansexception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sor-tir de 1945, et de défaire méthodiquement le pro-gramme du Conseil national de la Résistance !À l’époque se forge un pacte politique entre lesgaullistes et les communistes. Ce programmeest un compromis qui a permis aux premiers

1 Franklin Delano Roosevelt (1882-1945), président des États-Unis de1933 à 1945.

Avant la Sécu : guide de l’assuré, 1934

[DR]

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nisme». L’existence de pays dits com mu -nistes avait plus ou moins «aidé» dans lespays capitalistes, celles et ceux qui vou-laient résister aux excès du capitalisme, dufait de cette peur de certains gouverne-ments d’un basculement politique dans leurpays. Mais cette existence du communismetel que pratiqué en URSS et dans les Étatssatellites avait aussi empêché toute victoiresociale décisive dans les pays occidentaux,la réalité globale des «pays de l’Est » étanttrop peu attractive dans de multiplesdomaines pour qu’une majorité de la popu-lation d’un «pays de l’Ouest» aspire réelle-ment à de telles orientations, cependantqu’une partie de celles et ceux qui secroyaient progressistes étaient captés parle suivisme à l’égard du Parti communistede l’URSS.Avec la progressive totale liberté de circu-lation des capitaux et la chute du Mur deBerlin, les détenteurs de capitaux ont pumultiplier leurs moyens de pression sur lesapporteurs de travail. Ils ont pu croire qu’ilsavaient définitivement gagné la partie.C’était ce à quoi rêvait Fukuyama3 quand,en 1992, il développait sa thèse sur «La finde l’Histoire». Les «partageux» étaient finis,et le marché libre avait triomphé, pour tou-jours. La concurrence libre et non fausséea pu être instituée en dogme régentant le

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social a été jugé nécessaire pour y parve-nir. Ceci s’est fait par ailleurs sous l’impul-sion des États-Unis qui, par leur stratégiepolitique d’endiguement, décident de stop-per l’extension de la zone d’influence sovié-tique au-delà de ses limites atteintes enmars 1947 et de contrer les États suscepti-bles d’adopter le «communisme». Les dol-lars envoyés avec le Plan Marshall vont êtrel’illustration de cette politique. Tout cecisera le début de la guerre froide, avec lerefus de l’URSS et de ses États satellites derecevoir les dollars américains. C’est dansce cadre que, notamment, les systèmes deSécurité sociale ont été améliorés, qu’ilsreposent principalement sur des cotisationsou principalement sur des impôts (commeen Grande-Bretagne avec le système beve-ridgien inspiré du rapport Beveridge denovembre 1942). Ce compromis social his-torique est aussi à replacer dans le cadre dela tension entre le noyau dur des pays capi-talistes et les pays du «communisme réel-lement existant». Ces raidissements ont étérendus plus visibles dès le refus de l’URSSde s’inscrire dans le Plan Marshall. Les gou-vernements occidentaux ont été amenés à« lâcher du lest » pour montrer à leursclasses ouvrières que le système capitalisteleur était plus profitable que le rêve com-muniste, particulièrement en Europe occi-dentale dès la mainmise de l’URSS surl’Europe de l’Est. L’exemple qui illustre le

plus cette concurrence du capitalismed’avec le «communisme» est celui de l’Alle -magne de l’Ouest, la République Fédé raled’Allemagne (RFA), où une place importantea été accordée à l’État social, avec, tout par-ticulièrement, un rôle accordé aux organi-sations syndicales, tant dans l’entreprise(cogestion) que dans la gestion économiqueet sociale du pays. Les comparaisons quipouvaient être faites au sein des famillessoudainement séparées par un « rideau defer » ne pouvaient qu’être favorables à lagestion capitaliste.

LE COMPROMIS DE 1945 DEVENU OBSOLÈTE DU FAIT DE LA LIBÉRATION DU CAPITALLe compromis restait bien entendu un com-promis, donc un état d’équilibre instable.Une grande partie du patronat français, et,au-delà, du patronat des pays les plus déve-loppés, a toujours vécu cette situationcomme un état provisoire et transitoire, enattendant des jours meilleurs plus favora-bles à leurs pouvoirs, leurs profits et leursprivilèges. Ceci s’est fait par une batailleculturelle, en parvenant progressivement àsurvaloriser les idées de liberté d’entrepren-dre, puis de liberté de circulation des capi-taux, de plus en plus totale et globale, puisde liberté de circulation des marchandiseset des services, avec de moins en moins denormes à respecter et de moins en moinsde contrôles aux frontières, lesquelles nesont maintenues que pour une majorité del’humanité, les minorités privilégiées sejouant de ces pointillés sur les mappe-mondes! Pendant le même temps, la fin du«communisme réellement existant» à par-tir de la chute du Mur de Berlin en novem-bre 1989, puis de l’implosion de l’URSS, apermis à la domination du capital de s’ex-primer encore plus fortement : il devenaitmoins nécessaire de s’autolimiter dans l’ex-ploitation des travailleurs et travailleuses,dès lors qu’il n’y avait «plus d’alternative2»que n’existait plus le risque que des majo-rités politiques changeantes fassent bascu-ler un État « de l’Ouest » vers le « commu-

monde, primant même progressivement lesdroits sociaux et les droits humains. WarrenBuffet, milliardaire américain4, traduisaitbien cette situation en 2005 en déclarant :«Il y a une guerre des classes, c’est un fait, maisc’est ma classe, la classe des riches, qui mènecette guerre, et nous sommes en train de lagagner. »Le seul retour sur les politiques menéespar les différents gouvernements enFrance depuis une trentaine d’années, neserait-ce qu’en matière de réforme desretraites, nous montre la continuité desattaques : en 1987, avec un gouvernementChirac, les salaires portés au compte pourle calcul de la retraite ne sont plus revalo-risés en fonction de la croissance dessalaires mais en fonction de l’inflation ; en1993, ce sont les pensions liquidées qui,chaque année, sont désormais indexées enfonction de l’inflation et le gouvernementBalladur porte la durée de cotisations de37,5 années à 40 années dans le privé ; en1995, Juppé veut notamment « aligner » lepublic sur le privé mais se heurtera à unfort mouvement de protestation ; en 2003,la loi Fillon termine le travail voulu parJuppé et aligne les retraites du public surcelles du privé ; en 2010, l’âge de liquida-tion est repoussé de deux ans; en 2014, uneloi du gouvernement Hollande allongeencore la durée de cotisations pour uneretraite à taux plein. La lecture de toutesces réformes est simple : il s’agit de réduireles retraites versées, dans leur montant etdans leur durée. Toute cette continuitédonne à un grand nombre de personnes lesentiment que ces évolutions sont inéluc-tables, voire normales, ou, au mieux, quenous n’arrivons pas à nous y opposer. Entout état de cause, le constat est aisé : aumieux, les mobilisations, quand elles réus-sissent, parviennent à retarder les régres-sions, mais celles-ci ont tout de même lieu.À chaque fois, la réforme est présentéecomme étant celle qui va résoudre les dif-ficultés, mais, dès qu’elle commence à êtremise en application, les discours alarmistes

2 «There is not alternative» phrase/slogan emblématique de l’èreThatcher (Première ministre du Royaume-Uni, de 1979 à 1990).

3 François Fukuyama a été un des inspirateurs de l’administrationReagan et du néoconservatisme américain.

4 Accessoirement propriétaire du groupe Lubrizol, dont l’incendiede l’usine de Rouen a récemment fait l’actualité.

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aussi, «un certain temps». Dans l’affronte-ment actuel, nous devrions certainementfaire état de nos exigences actuelles, enmatière de démocratie, d’interventiondirecte du peuple, en matière de partagedes richesses, de rôle des producteurs etproductrices dans l’entreprise et dans l’éco-nomie, de solidarités nationales et interna-tionales, d’équilibre entre production etconsommation, de prise en compte de l’en-vironnement et de l’élargissement de la vie.Tout commence par une bataille culturelleà engager, et à gagner, autour d’un projetde société émancipateur qui permettrait defédérer les désirs et les volontés.

LE COMPROMIS POLITIQUE ET SOCIAL DE 1945À TRAVERS LA QUESTION DU FINANCEMENT DE LA SÉCURITÉ SOCIALEC’est par les ordonnances des 4 et 19 octo-bre 1945, qu’un système général de Sécuritésociale a été mis en place en France. Il y adonc près de 75 ans. La commémorationn’est pas forcément une démarche dyna-misante. Elle peut être un moyen de res-sourcement. Les 13, 14 et 15 mars 2004, pourles 60 ans du programme du CNR, Attacavait organisé à Nanterre un rassemble-ment autour d’un certain nombre de per-sonnalités de la Résistance, dont ClaudeAlphandéry, Raymond Aubrac, PhilippeDechartre, Stéphane Hessel, MauriceKriegel-Valrimont et Lise London. Ceci avaitété un moment privilégié d’échanges et de

débats. L’Appel des Résistants du 15 mars2004 nous disait : «Soixante ans plus tard (…)notre colère contre l’injustice est toujoursintacte. » C’est l’utilité des retours sur lepassé : éclairer l’avenir. Nous savons quetous les progrès sociaux, comme tous lesreculs sociaux, sont le résultat de tensionset de conflits, de rapports de forces entreintérêts différents, entre visions opposées,voire contradictoires, de la société.L’exemple de la Sécurité sociale l’illustreparfaitement.

LA MARQUE DU CONSEIL NATIONAL DE LA RÉSISTANCE (CNR)Par la grande Histoire, nous savons que leCNR a été le regroupement des différentsmouvements de résistance en France, réa-lisé par Jean Moulin, qui avait été mandatépar le général de Gaulle à compter du 1er

janvier 1942. La première réunion du CNRa eu lieu à Paris le 27 mai 1943, réunion àlaquelle participent les représentants de 8mouvements de résistance, 2 représentantsdes syndicats (CGT et CFTC) et 6 représen-tants de partis politiques (PCF, SFIO5,Radicaux, Démocrates-chrétiens, un partide droite modérée et laïque, un parti dedroite conservatrice et catholique).L’éventail était donc assez large. Il excluaittoutes les forces collaborationnistes. Leregroupement se faisait sur l’opposition, ycompris bien entendu par les armes, à l’oc-cupant nazi et à l’appareil d’État du régimede Vichy. La volonté commune était leretour à la souveraineté nationale et à ladémocratie. Le CNR a chargé un Comitégénéral d’étude de préparer une plate-forme politique pour la France d’après laLibération. Les points essentiels en serontentérinés en novembre 1943 à Alger par legénéral de Gaulle.Le programme du CNR sera adopté le 15mars 1944. Il comporte une partie intitulée«Mesures à appliquer dès la Libération du ter-ritoire » qui constitue une sorte de pro-gramme de gouvernement. À ce titre, le pro-gramme comporte des mesures visant à

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ressortent, et le pilonnage continue. Faceà ces attaques, une petite partie du mou-vement syndical se donne l’illusion derésister, constatant tout de même qu’ellevole de défaites en défaites. Pendant lemême temps, une majorité du salariat estsidérée, tétanisée, fait le gros dos. Cetteimpression qu’un rouleau compresseurvient progressivement écraser les «acquissociaux » a encore été ressentie au coursdes plus récentes années avec la séquencedes attaques contre le droit du travail. Laloi travail I, dite loi El Khomri, a permis

d’inverser les normes en matière de duréedu travail. Et la loi travail II a complété avecl’inversion des normes en matière de rému-nération.Tout ceci devrait nous éclairer : pour lesdétenteurs du capital, le compromis socialde 1945 n’est bien qu’un chiffon de papier.De notre part, s’accrocher au compromis de1945, ce serait demander aux capitalistesde respecter leur engagement d’il y a 75ans ! Ce serait nier le fait que ce sont desrapports de forces qui permettent ensuited’établir un nouvel équilibre, qui durera, lui

Campagne CGT dansles années 1950

[DR] 5 Section française de l’internationale ouvrière : fondée en 1905,

elle devient le Parti socialiste en 1969.

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qui, toutes ou presque, sont issues de laRésistance. Ambroise Croizat, du PCF, pour-suivra l’impulsion donnée à la mise en placede la Sécurité sociale pendant le temps oùil sera ministre du Travail du général deGaulle, du 21 novembre 1945 au 26 janvier1946, et ministre du Travail et de la Sécuritésociale du 26 janvier au 16 décembre 1946(gouvernement Gouin et Bidault) et du 22janvier au 4 mai 1947 (gouvernementRamadier, et fin de la participation commu-niste au gouvernement). Déjà, le 14 janvier1944, Ambroise Croizat écrivait : «Dans uneFrance libérée, nous libérerons le peuple desangoisses du lendemain.»Le rapport de forces qui existe alors estdonc essentiellement celui qui résulte dela libération du pays, libération grâce auxcombats et aux actions des mouvementsde résistance intérieure et libération grâceà l’intervention des forces armées alliées etgrâce aux forces armées françaises (Françaiset étrangers6 volontaires engagés, ayantrejoint de Gaulle, soldats qu’on est allé cher-cher dans l’Empire colonial français et quiauront un rôle déterminant, notamment

lors du Débarquement de Provence). Lesmouvements de résistance intérieureregroupent des hommes et des femmes «degauche » et aussi des hommes et desfemmes «de droite». Il faut relire le poèmede Louis Aragon La Rose et le Réséda, parupour la première fois en mars 1943, pourmieux imaginer aujourd’hui la période :«Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyaitpas / Tous deux adoraient la belle / Prisonnièredes soldats / … / Tous les deux étaient fidèles /Des lèvres du cœur des bras / Et tous les deuxdisaient qu’elle / Vive et qui vivra verra / Celuiqui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas /Quand les blés sont sous la grêle / Fou qui faitle délicat / Fou qui songe à ses querelles / Aucœur du commun combat / (…) » Ces mouve-ments de résistance disposent d’armes.Elles ont servi à combattre les Allemandset les forces françaises de collaboration.Elles sont un élément important du rapportde forces et les gouvernements s’efforce-ront rapidement de récupérer ces armespour que «l’État» (et ceux qui sont à sa tête)retrouve son monopole de disposition desforces armées. Dans ce rapport de forces,toutes celles et tous ceux qui ont collaboréaux forces occupantes sont déconsidérés.Pendant un certain temps, toutes ces per-sonnes se feront discrètes. Une grande par-tie du patronat est dans ce cas. Le poids dela CGT et du PCF dans les forces de résis-tance intérieure va marquer les orientationspolitiques des premiers gouvernements. Lerapport de force est aussi celui qui résultedes rapports militaires sur le terrain. L’Alle -magne nazie a été battue grâce à l’action

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réduire la mainmise des collaborationnistessur le pays et des mesures de moyen termecomme le rétablissement du suffrage uni-versel, les nationalisations et la Sécuritésociale. Ce programme représente le com-promis auquel sont parvenues entre ellestoutes les tendances représentées au seindu CNR. Ainsi, par exemple, en ce quiconcerne les nationalisations, l’idée mêmede « nationalisation » est déjà conçuecomme un recul pour le PCF («Les nationa-lisations ne sont pas des mesures socia-listes… La première condition de l’introduc-tion du socialisme dans un pays, c’estl’institution d’un État socialiste»). Et la for-mule retenue dans le texte du CNR, « leretour à la nation des grands moyens de produc-tion monopolisés, fruit du travail commun, dessources d’énergie, des richesses du sous-sol, descompagnies d’assurances et des grandesbanques » provoquera ensuite de vivescontroverses quand il s’agira de mettre enpratique cette disposition. Sur le plan social,le programme adopté par le CNR le 15 mars1944 annonce « un plan complet de sécuritésociale, visant à assurer à tous les citoyens desmoyens d’existence, dans tous les cas où ils sontincapables de se les procurer par le travail, avecgestion appartenant aux représentants des inté-ressés et de l’État». C’est tout ce qui est écritdans le programme du CNR en matière deSécurité sociale. Il est dit qu’il s’agit d’as-surer ces moyens d’existence « à tous lescitoyens» c’est donc bien un régime univer-sel qui est envisagé, mais aucun projet plusprécis ne sera adopté avant la Libération.

LA PÉRIODE DE LA LIBÉRATION: DES GOUVERNEMENTS ISSUS DE LA RÉSISTANCE

Par la grande Histoire encore, nous savonsque dès le 3 juin 1944, le Gouvernement pro-visoire de la République française est devenule gouvernement de la France, après la findu Régime de Vichy de collaboration avecl’occupant nazi. Il perdurera jusqu’au 27octobre 1946, avec l’entrée en vigueur des

institutions de la IVe République. Le premiergouvernement De Gaulle débute le 10 sep-tembre 1944. Il comporte essentiellementdes ministres de la SFIO, du MRP, desRadicaux, et deux ministres du PCF (CharlesTillon, ministre de l’Air et François Billoux,ministre de la Santé publique). C’est Alexan -dre Parodi qui est ministre du Travail et dela Sécurité sociale. Parodi a été maître desrequêtes au Conseil d’État, résistant, et asuccédé, en février 1944, à la tête du ComitéFrançais de Libération nationale auprès duCNR, à Émile Bollaert, qui lui-même avaitsuccédé à Jean Moulin le 1er septembre 1943(Jean Moulin est mort le 8 juillet 1943). Enoctobre 1944, Parodi confie à Pierre Laroquela Direction générale des assurances socialesau sein de son ministère avec pour missionde préparer la réforme. Pierre Laroque acommencé sa carrière politique en entrant,en 1931, au cabinet du ministre du Travailet de la Prévoyance sociale ; c’est ainsi qu’ilva devenir un spécialiste des assurancessociales. Il entre au cabinet de René Belin,ministre de la Production industrielle et duTravail, du premier gouvernement de Vichy,en juillet 1940 mais est révoqué en octobre1940 pour des origines juives. Il entre alorsà l’organisation de résistance «Combat» etrejoint Londres en avril 1943. Il rentre enFrance en juin 1944 avec le général DeGaulle. En accord avec Alexandre Parodi, ets’inspirant du plan Beveridge, il va mettreen place la Sécurité sociale par les ordon-nances des 4 et 19 octobre 1945. C’est seu-lement après un an de travaux, de discus-sions, de transactions, que des textespourront être présentés à l’Assembléeconsultative provisoire en août 1945. Deuxordonnances sont adoptées, le 4 octobre1945 sur l’organisation de la Sécurité sociale,le 19 octobre 1945 sur les prestations. Par lasuite, la mise en œuvre de ces ordonnancesse fera notamment avec le deuxième gou-vernement de Gaulle, le gouvernement FélixGouin et le gouvernement Georges Bidault,en 1945 et 1946. Les ministres et les mem-bres des ministères sont alors des personnes

[DR]

6 Dont ceux qui ont combattu Franco et défendu la Révolution espa-gnole et qui entreront les premiers dans Paris. Voir : www.24-aout-1944.org

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En ce qui concerne les ressources (on parlemaintenant du «financement»), ce sont lesarticles 30 et 31 qui fixent les principes: «Lacouverture des charges de la sécurité sociale etdes prestations familiales est assurée, indépen-damment des contributions de l’État prévuespar les dispositions législatives et réglementairesen vigueur, par des cotisations assises et recou-vrées conformément aux dispositions ci-après.»« Les cotisations des assurances sociales, desallocations familiales et des accidents du travailsont assises sur l’ensemble des rémunérationsou gains perçus par les bénéficiaires de chacunede ces législations (…). » Les textes sont clairs:il est alors prévu un financement, d’unepart par l’État (donc par l’impôt), d’autrepart par des cotisations assises sur l’ensem-ble des revenus et des gains des personnes,et pas seulement sur les salaires des seulssalariés. Il était donc envisagé d’établir descotisations (et pas des impôts) sur des reve-nus autres que des salaires.Les textes sont clairs: l’objectif, à long terme,est de mettre en place une Sécurité socialeuniverselle, mais, en attendant, la Sécuritésociale ne concernera que les travailleurs.La relecture des textes réellement retenusen 1944 et en 1945 devrait éviter de leurfaire dire aujourd’hui autre chose que cequ’ils disaient. La volonté politique était degarantir à chaque personne de pouvoir dis-poser des moyens de subvenir à sa subsis-tance et à celle de sa famille dans desconditions décentes. Ces ambitions ont étérésumées ultérieurement par les 3 U (uni-versalité, unité, uniformité), qui ont trèsrapidement suscité de nombreuses réti-

cences. L’universalité figure déjà dans letexte du CNR de mars 1944, quand il pré-cise que la Sécurité sociale doit concernertous les citoyens. 18 mois plus tard, en octo-bre 1945, alors que le pays est maintenantlibéré, et que les forces de la Résistance ontété «rentrées dans le rang» notamment enayant rendu leurs armes (le 28 octobre 1944,le gouvernement provisoire de la Répu -blique française ordonne, par décret, le dés-armement des milices patriotiques, aprèsl’incorporation des FFI - les Forces françaisesde l’intérieur – dans l’armée régulière), lapression est moins forte et les particula-rismes commencent à se faire en ten dre.L’exposé des motifs de l’ordonnance du 4octobre 1945 rappelle bien que le but est decouvrir l’ensemble de la population, pourl’ensemble des risques. Mais cette échéanceparaît désormais lointaine, et l’article 1er

parle seulement «des travailleurs» et plus«des citoyens7» en ajoutant que des textesultérieurs devront étendre le champ d’ap-plication de la Sécurité sociale à d’autrescatégories de bénéficiaires. En ce qui concerne le financement, les arti-cles 30 et 31, nous l’avons déjà vu, fontmention des «contributions de l’État ». Oncomprend mal, dès lors, les frayeurs de cer-tains qui, aujourd’hui encore, tout en necessant de se référer « au CNR » rejettenttoute idée de financement partiel de laSécurité sociale par le biais de l’État (et,peut-être, de l’impôt). On ne comprend pasplus leur fixation sur un financement repo-sant uniquement sur une cotisation assisesur les salaires. En effet, l’article 31 annonceque les cotisations seront assises sur l’en-semble des rémunérations ou gains perçuspar les bénéficiaires. Le fait que, finalement,seuls les « travailleurs » seront concernéspar cette première Sécurité sociale, c’estdonc un semi-échec dans ce qui n’étaitqu’un compromis ! Dans le débat qui,aujourd’hui encore, traverse notamment lemouvement syndical français, si nousdéclarons que nous sommes pour uneSécurité sociale universelle, couvrant donc

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principale de l’URSS, des États-Unis, de laGrande-Bretagne et de son Empire colonial,et de troupes françaises. Les équilibres géo-politiques vont aussi peser dans les équili-bres et les compromis politiques en France.Il faut avoir en tête que les accords de Yaltavont expliquer le comportement de Stalinependant un certain temps, et aussi celui desdirigeants du Parti communiste français quis’inscrivent dans les décisions du PC del’URSS (Maurice Thorez, Jacques Duclos,Benoît Frachon, etc.). Au sein du PCF, ilss’opposeront aux résistants plus soucieuxd’indépendance à l’égard de l’URSS (prin-cipalement Charles Tillon, chef des FTP-FFI,et Ambroise Croizat, tous deux issus de larésistance et ministres communistes en1945 et 1946).

LES ORDONNANCES DU 4 OCTOBRE 1945

L’exposé des motifs de l’Ordonnance du 4octobre 1945 donne bien la philosophiegénérale de la Sécurité sociale envisagée :«La Sécurité sociale est la garantie donnée à cha-cun qu’en toutes circonstances il disposera desmoyens nécessaires pour assurer sa subsistanceet celle de sa famille dans des conditionsdécentes. Trouvant sa justification dans un souciélémentaire de justice sociale, elle répond à lapréoccupation de débarrasser les travailleurs del’incertitude du lendemain (…) Envisagée souscet angle, la Sécurité Sociale appelle l’aménage-ment d’une vaste organisation nationale d’en-

traide obligatoire qui ne peut atteindre sa pleineefficacité que si elle présente un caractère degrande généralité quant aux personnes qu’elleenglobe et quant aux risques qu’elle couvre. Lebut final à atteindre est la réalisation d’un planqui couvre l’ensemble de la population du payscontre l’ensemble des facteurs d’insécurité : untel résultat ne s’obtiendra qu’au prix de longuesannées d’efforts persévérants (…) »L’article 1er de l’Ordonnance du 4 octobreindique : « Il est institué une organisation de laSécurité sociale destinée à garantir les travail-leurs et leurs familles contre les risques de toutenature susceptibles de réduire ou de supprimerleur capacité de gains, à couvrir les charges dematernité et les charges de famille qu’ils sup-portent. L’organisation de la Sécurité Socialemesure dès à présent le service des prestationsprévues par les législations concernant les assu-rances sociales, l’allocation aux Vieux Travail -leurs Salariés, les accidents du travail et mala-dies professionnelles et les allocations familialeset de salaire unique aux catégories de travail-leurs protégés par chacune de ces législationsdans le cadre des prescriptions fixées par celles-ci et sous réserve des dispositions de la présenteordonnance. Des ordonnances ultérieures procé-deront à l’harmonisation desdites législationset pourront étendre le champ d’application del’Organisation de la Sécurité sociale à des caté-gories nouvelles de bénéficiaires et à des risquesou prestations non prévus par les textes envigueur. »

7 Nous reprenons là les textes de l’époque, qui ignorent travail-leuses, citoyennes, etc.[D

R]

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tion nationale» d’un pays dont la structurereste capitaliste. C’est d’ailleurs aussi avecce regard qu’il faut comprendre les natio-nalisations faites alors, qui sont, par nature,ambivalentes : elles renforcent le pouvoirde l’État au détriment des entreprises, touten protégeant la propriété privée.

LA SÉCURITÉ SOCIALE, UN LIEU D’AFFRONTEMENTS, AUSSI APRÈS LES ANNÉES 1945-1946Dans les premières années qui ont suivi laLibération, les mesures prises étaient ins-crites dans la continuité des ordonnancesde 1945. Puis, les rapports de forces ont étéprogressivement modifiés au détriment desvaleurs de partage et de solidarité. Lesattaques ont été multiples, sur tous lesaspects de la vie sociale. En octobre 2007,Denis Kessler a bien fixé le cadre desréformes voulues par le patronat et par leslibéraux : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de1945, et de défaire méthodiquement le pro-gramme du Conseil National de la Résistance !»Dans tous les pays ou presque, les gouver-nements ont mis en cause les systèmes deSécurité sociale existants Ces attaques ontété menées à des rythmes parfois diffé-rents, selon des séquences et des brutali-tés également différentes, mais l’objectifétait partout le même: réduire les solidari-tés, fragiliser les apporteurs de travail parrapport aux détenteurs du capital. Dans lespays où le financement de cette protectionsociale reposait principalement sur l’impôt,la part des impôts progressifs a été réduite,le niveau de l’imposition effective des béné-fices des sociétés, et principalement celui

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toutes les personnes vivant sur le territoirenational, il nous faut dire que nous sommespour que toutes ces personnes concourentau financement en fonction de l’ensemblede leurs revenus. Ceux qui, aujourd’hui,revendiquent une cotisation uniquementbasée sur la masse salariale, devraientreconnaître qu’ils refusent l’universalismeet sont pour un système social spécifiqueaux seuls salariés, les autres catégoriessociales (agriculteurs, professions libérales,commerçants, etc.) relevant d’autresrégimes particuliers, sans parler des per-sonnes sans emploi, sans activité profes-sionnelle, qui n’auront qu’à aller voir ail-leurs ! Et, dans le cadre de ce régime«salariés» il faut bien voir aussi que la limi-tation à la masse salariale, en ce quiconcerne le financement «des travailleurs»résulte aussi d’un compromis «historique»propre à la période de la Libération. Par lesaccords de Yalta de février 1945, il a étédécidé, entre les États-Unis et l’URSS, quela France resterait dans le monde capita-liste occidental. Dans le cadre d’une sociétécapitaliste, le compromis appliqué par lespremiers gouvernements a été de ne fairecotiser que les revenus du travail pour lefinancement de la Sécurité sociale des sala-

riés. Il ne fallait pas faire appel aux revenusdu capital, y compris ceux tirés du travailpar l’exploitation capitaliste (les profits del’entreprise tirés du travail de ses salariés).Il a été convenu qu’il fallait aider à lareconstruction de l’économie du pays, etdonc favoriser l’investissement privé, etdonc le capital privé. Au cours d’échangesavec M. Maurice Kriegel-Valrimont, en mars2004, lors de la rencontre organisée parAttac, celui-ci nous a bien éclairés sur lesens du compromis alors accepté : « Il nes’agissait pas de tout bousculer ; pour le finan-cement, nous allions continuer, en gros, commeavant, et il fallait reconstruire la France, aussiil a été retenu que les cotisations ne seraient éta-blies que sur les salaires des entreprises. » Dèsseptembre 1944, le secrétaire général de laCGT, Benoît Frachon, a lancé la « bataillepour la production» et en 1945 le PCF portele mot d’ordre : «Produire, c’est aujourd’hui laforme la plus élevée du devoir de classe.» Dansla même veine, Maurice Thorez déclareraen 1945 : « Retroussez vos manches. La grèveest l’arme des trusts.» C’est là qu’il faut trou-ver l’explication de la non-contribution desrevenus du capital au financement de laSécurité sociale. Il s’agit bien, pour ces gou-vernements, de participer à la «reconstruc-

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des multinationales, a été fortement dimi-nué, la taxation des dividendes des action-naires a été atténuée et la taxation des for-tunes et des patrimoines a été le plussouvent évitée. Et ce sont les autres impôtset taxes qui ont été plutôt augmentés; ainsile financement des solidarités à l’égard despauvres et des classes moyennes devenaitde plus en plus un financement par les pau-vres et les classes moyennes. Le même pro-cessus a été appliqué par les gouverne-ments où le système de protection socialereposait principalement sur les cotisations.Là aussi, de fait, le capital et les revenus ducapital ont été exclus du financementsocial. Les cotisations des employeurs n’ontcessé d’être réduites, au prétexte d’une«baisse du coût du travail qui sera favorable àl’emploi». Les moyens de financement de laSécurité sociale ont été compromis (limita-tion de la masse salariale servant de baseaux cotisations sociales par le chômage demasse et par le blocage des salaires). Et par-tout, les prestations sociales et les prisesen charge ont été diminuées (santé, médi-caments, retraites, allocations-chômage,etc.).Il est utile de revenir sur les procédésemployés par les gouvernements pour uti-liser notamment la Sécurité sociale, commeoutil de transfert de fonds du plus grandnombre vers les plus riches. Les gouverne-ments et les dirigeants des grandes entre-prises commencent par organiser un chô-mage de masse, juste ce qu’il faut,beau coup, mais pas trop, particulièrementen ne réduisant pas le temps de travail enfonction des gains de productivité, et en fai-sant travailler plus (par des conditions detravail dégradées) et plus longtemps (parles «réformes» des retraites qui repoussenttoujours l’âge de départ en retraite) celleset ceux qui ont un travail. Ensuite, les gou-vernements se lancent dans la course à ladiminution des cotisations sociales desemployeurs, au prétexte d’un coût du tra-vail excessif et pour que les entreprisessoient compétitives pour créer des emplois.

Brochure éditée par lesÉditions syndicalistes,

2016

[www

.editionssyndicalistes.fr]

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Ces exonérations de cotisations socialessont d’un effet quasi nul en matière decréations d’emplois, mais elles ont poureffet de réduire les recettes de la Sécuritésociale. Quand les gouvernements décidentque le budget de l’État va compenser lespertes de recettes de la Sécurité sociale, cecise fait à plus de 50% par l’intervention dela TVA (qui représente plus de 50% desrecettes fiscales de l’État). Pendant le mêmetemps, les gouvernements baissent l’impôtsur les sociétés, l’impôt sur le revenu desplus riches et l’impôt sur les dividendes,suppriment l’impôt sur la fortune, et aug-mentent certaines taxes payées par lesconsommateurs. Ainsi, les entreprises fontplus de profits, du fait des exonérations decotisations sociales, et cette opération estfinancée pour l’essentiel par les salarié.es !L’organisation de l’endettement de laSécurité sociale (le « trou de la Sécu») par-ticipe aussi aux transferts de fonds du plusgrand nombre vers les plus riches. La pro-chaine étape devrait être que le budget del’État ne compense plus les exonérationsde cotisations sociales ouvertes aux entre-prises. L’impact sera direct sur le fonction-nement de la Sécurité sociale et sur ses pos-sibilités de financer certaines prestations.Nous le voyons, les «revanchards» ont déjàbien entamé le combat. À nous de savoiragir pour une Sécurité sociale universellecouvrant tous les risques sociaux, chacun.eselon ses besoins, et chacun.e participantselon ses moyens. En 2019, il n’y a plus lieude favoriser, à ce point, le capital et sesdétenteurs. Les entreprises privées ne sontplus en manque de possibilités d’investis-sements. Les marges de profits sont élevées,particulièrement pour les plus grossesentreprises, les multinationales. Il seraitscandaleux que ces profits, non utiliséspour investir en France et y créer de l’acti-vité et de l’emploi, continuent d’être distri-bués aux actionnaires et participent à laspéculation financière qui menace les bud-gets publics et les démocraties. Seul le tra-vail est créateur de richesses. Un finance-

ment pérenne de la Sécurité sociale doitdonc reposer sur l’ensemble des richessescréées par le travail dans l’entreprise, àsavoir les salaires et les profits. Les salairesne sont que le reflet du taux d’exploitationdu travail, ils ne sont pas la mesure desrichesses créées. Les entreprises doiventparticiper au financement de la Sécuritésociale au-delà de leur seule masse sala-riale, c’est-à-dire sur l’ensemble de leurbénéfice brut d’exploitation. Aujourd’hui,continuer de demander aux entreprises dene financer la Sécurité sociale que sur leurmasse salariale, c’est faire supporter cefinancement uniquement sur les revenusobtenus par le travail, sur les revenus sala-riaux que le système capitaliste accorde auxtravailleurs et travailleuses en rémunéra-tion de leur travail. Avec une telle assiette,plus le système capitaliste exploite les tra-vailleurs et travailleuses, plus le taux deprofit est élevé, plus la masse salariale estréduite (par le gel ou la baisse des salaires,par suite des licenciements, par remplace-ment du travail humain par des machines,par des délocalisations d’activités à l’étran-ger, etc.) et plus l’équilibre des comptessociaux est difficile. Continuer de deman-der aux entreprises de financer la Sécuritésociale sur leur masse salariale, c’est fairegagner deux fois les entreprises qui rédui-sent leurs salaires et leur masse salarialeen les exonérant, en proportion, de cotisa-tions sociales. Ainsi, les entreprises quicréeraient de la demande sociale supplé-mentaire (par du chômage accru) seraientcelles qui seraient moins appelées à contri-buer, alors que celles qui embauchent, quiaugmentent leurs salaires, verraient aug-menter leur contribution !

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QUE FAIRE AUJOURD’HUI? DÉCIDER ENSEMBLE DE CE QUE NOUS VOULONS

Jusqu’à présent, nos résistances ont échoué.Au mieux, nous sommes parfois parvenusà retarder l’échéance de réformes régres-sives. Mais les régressions continuent, sem-ble-t-il, inéluctablement. Le rouleau com-presseur libéral est toujours en marche. Lesmarchés financiers s’approprient progres-sivement l’ensemble de la planète, tout cequi y pousse, tout ce qui y vit. Nous appe-lons nos concitoyen.nes à nous rejoindrepour « changer le monde » mais noussommes très peu suivis et encore moinsaccompagnés. Nous « appelons » à pleind’initiatives, de rassemblements, de mani-festations, voire de grèves ; nous sommesassez souvent seul.es, ou pas nombreux,mais qu’importe, nous continuons, et sansnous poser de questions. Il est probable-ment temps de s’interroger sur ce hiatus :nos concitoyens sont-ils mauvais ?Inconscients? Insouciants? En un mot, faut-il changer le peuple? Ou bien, ce sont nospropositions qui sont mauvaises, inadap-tées, incompréhensibles, incohérentes,impossibles à réaliser, etc. Et veut-on vrai-ment changer le monde, ou tout ceci n’est-il qu’un jeu entre nous, un divertissementcomme l’entendait Pascal dans ses Pensées?Nous devons poser ces questions pourmesurer le sérieux d’une démarche.

IMAGINER UN AUTRE MONDE POSSIBLE

Quand nous examinons les politiquesmenées dans la plupart des pays depuis

une trentaine d’années, nous y trouvonsune tendance dominante : il s’agit de libé-rer les détenteurs de capitaux de toute obli-gation, de toute contrainte, de toute norme,de toute réglementation qui pourraientlimiter leurs possibilités d’agir et de fairedes profits. Quand Denis Kessler, en 2007,explique les politiques « tous azimuts »menées par Sarkozy, il nous dit que derrièrecet apparent bric-à-brac, il y a une trèsgrande cohérence: il s’agit de casser le com-promis de 1945, et, derrière, de libérer lescapitaux de toute entrave. Ses propos de2007 nous expliquent les réformes multi-ples, incessantes, lancées par Macrondepuis son arrivée en mai 2017. Ils nousexpliquent les options de la BCE, les choixdécisifs retenus par la commission deBruxelles ; ils nous expliquent encore lescontenus des traités commerciaux en coursde signatures.Et nous, en face, trop souvent, nous nesavons, au mieux, qu’essayer de réagir auxattaques. Nous courons de tous les côtés, pas-sons d’une lutte à une autre, essayons de col-ler au calendrier des « réformes » et desattaques des autres. Faute de mettre en avantun projet émancipateur, nous apparaissonstrès généralement comme les défenseurs del’existant. Cet existant qu’à longueur d’ana-lyses, de tracts, d’appels, etc., nous critiquonset dénonçons, subitement nous le mettonsen avant pour lui oppo ser les casses que vontprovoquer les « réformes». Ainsi, trop sou-vent, ce sont les « casseurs » (casseurs desservices publics, casseurs de la Sécuritésociale, casseurs du droit du Travail, casseurs

[DR]

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Face au projet globalisant des détenteurs decapitaux, nous devons avoir un projet éman-cipateur lui aussi global. C’est dans un telcadre qu’il nous faudrait inscrire nos exi-gences particulières, pour leur donner unsens et une cohérence. La cohérence desdemandes et propositions qui seraient ainsiexprimées impliquerait d’appliquer deslimites très fortes aux détenteurs de capi-taux, en limitant notamment leurs totales etentières libertés actuelles et en leur appli-quant des réglementations et des contrôles.Ce qui veut dire que nous devons débattrede la place qui serait laissée à la propriétéprivée des moyens de production, dans l’en-treprise et dans la société. Et qu’il y aura lieude débattre de la démocratie dans l’entre-prise et de la démocratie dans la société. En2019-2020, nous sommes très loin d’être dansune telle situation.Libérer nos têtes pour bâtir l’autre monde. Pour penser qu’il nous sera possible d’arri-ver un jour, collectivement, à cette élabora-tion collective, il faut certainement com-mencer par essayer de libérer nos têtes etnos esprits. Prenons encore l’exemple de laSécurité sociale. Baser un financement surles salaires, et sur les seuls salaires, c’estbaser la couverture des insécurités socialessur la prééminence du salariat, comme sile salariat était la finitude de l’humanité,après l’esclavage et le servage. Dire que lefinancement de la Sécurité sociale seraitréglé par une augmentation des salaires –certes, augmenter les salaires, ça seraitmieux – mais ce n’est que marchander surla longueur de la chaîne ! Le compromis de1945, redisons-le, n’était qu’un compromis.Aujourd’hui, il nous faut entreprendred’imaginer «notre autre monde possible».Nous ne pouvons le faire en valorisant noschaînes ! Il nous faut relire la fable de Jeande la Fontaine Le loup et le chien : le chien,celui qui a le collier, magnifie sa situationoù il bénéficie de «force reliefs de toutes façons,os de poulets, os de pigeons, sans parler demainte caresse». En contrepartie, il concèdequ’il lui faut «donner la chasse aux gens por-

tant bâtons et mendiants, flatter ceux du logis,à son maître complaire ». Pour décider de ceque nous voulons, il nous faut déjà libérernos têtes de tous les freins auxquels nousavons été habitué.es, qui nous sont mis etremis, toutes les impossibilités qui noussont avancées par celles et ceux qui ontintérêt à ce que rien d’essentiel ne change.Ceux et celles d’en face revendiquent tou-jours plus de liberté pour leurs capitaux,c’est-à-dire plus de pouvoirs, d’autonomie,de profits pour eux-mêmes. Nous devonsavoir pour objectif plus de liberté, plus d’au-tonomie pour nous, pour celles et ceux quiapportent leur force de travail, dans l’orga-nisation de leur vie, dont, bien entendu, leurvie professionnelle, et dans l’organisationde la cité.Dès lors que nous aurons libéré nos têtes etque, collectivement, nous aurons esquis sél’autre monde que nous voulons, la batailleculturelle sera déjà commencée et nouspourrons être cette fois à l’offensive. S’ils’avère qu’une prochaine crise financièreet bancaire mondiale se profile, plus forteque celle de 2007/2008, les tenants du sys-tème nous annonceront encore qu’il leurfaut « sauver notre épargne » et donc sauverles banques, et donc mettre en place desplans de rigueur à l’égard des populations.Les exaspérations de ces populations pro-voqueront des tensions sociales et descrises sociales dans un certain nombre depays. Il faudra alors être capables de fédé-rer les oppositions et les résistances pourpromouvoir l’émergence d’autres mondespossibles basés sur la justice, la liberté pourtoutes et tous, et l’émancipation.

� Gérard Gourguechon

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de la justice fiscale, etc.) qui vont paraîtrecomme les novateurs. Dans la «réforme» desretraites en cours, nous semblons défendreun existant qui est loin d’être un idéal, quin’a rien d’universaliste, d’égalitaire, de soli-daire. Et c’est le gouvernement qui tient lediscours sur l’universalité! Aujourd’hui, parexemple, nous avons probablement à imagi-ner une Sécurité sociale couvrant, comme leprogrammait l’exposé des motifs de l’ordon-nance du 4 octobre 1945, « l’ensemble de lapopulation du pays contre l’ensemble des insécu-rités». Ceci serait financé par l’ensemble des

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revenus des personnes, de façon nécessaire-ment progressive; il s’agirait de cotisationset non d’impôts, et c’est directement la popu-lation qui participerait à la définition desbesoins et des demandes et déciderait desprestations. La démocratie sociale se déve-lopperait parallèlement à la démocratie poli-tique et aux aléas de cette dernière. Il nousfaut montrer qu’une autre Sécurité socialeest possible, «une autre» et pas le rafistolagede l’existant. Et il est facile de comprendreque cette autre Sécurité sociale n’est possi-ble que dans le cadre d’une autre société.

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