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Sommaire

1 – Comment on devient pacha ............................. 5

2 – En route vers le palais ..................................... 19

3 – Luxure ............................................................. 29

4 – Aramée ............................................................ 43

5 – Selim 1er disparu, Soliman devient Soliman le Magnifique ............... 59

6 – Les défaillances du pacha ................................ 71

7 – Projet de mort .................................................. 87

8 – Le bordel du pacha .......................................... 101

9 – Le cœur d’Aramée ........................................... 113

10 – L’aveu d’Aramée ........................................... 125

11 – Relève-toi, c’est un grand jour ! .................... 137

12 – Nuit de noces ................................................. 149

13 – Départ pour Saroukhan .................................. 169

14 – La grotte de Saroukhan .................................. 181

15 – L’ange de Saroukhan ..................................... 199

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16 – Le trouble d’Aramée ...................................... 217

17 – Les étourdissements d’Aramée ...................... 237

18 – Ma confession ................................................ 249

19 – Le dernier voyage .......................................... 257

Épilogue ................................................................. 265

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1 Comment on devient pacha

Longtemps, j’ai considéré que ma naissance ne devait rien au hasard, que voir le jour en même temps que Soliman le Magnifique, que nous appelons, nous les Turcs, le Législateur, était un don du ciel, un heureux présage, bref, une espèce de faveur qui me ferait oublier la disgrâce qui me fit naître boiteux et bossu ! Passe pour boiteux, cela ne se remarque que lorsque je marche. Et je ne marche pas beaucoup et longtemps. D’ailleurs, quand je m’aventure à aller au-delà de ce que supporte ma jambe, mes douleurs se réveillent. Mais bossu ! La révélation de ma bosse me fut faite dès mon plus jeune âge. Et depuis le jour où j’ en pris conscience, je ne cessai de l’étudier, de la palper du bout de mes doigts, de me jeter sur mon lit, couché sur le dos, roulant d’un côté et de l’autre, de m’adosser longuement et fortement contre les murs. J’espérais ainsi supprimer ma barbarie. Mais la malmener, l’aplatir, l’écraser de tout mon poids d’enfant n’a servi à rien. J’eus même recours à des prières secrètes. Rien n’y fit. Il était dit que je resterais bossu, et boiteux bien entendu. Et comme si

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cela ne suffisait pas, ou peut-être pour donner du relief à ces deux infirmités qui n’en manquaient pas, la nature, dans son immense et impénétrable complexité, me dota d’une taille anormalement petite et d’une laideur à faire douter les plus croyants.

Le temps a passé. Il n’a rien gommé de mes anomalies. Bien au contraire ! Certaines d’entre elles ne firent qu’empirer. Je ne sais plus si ce qui me fit voir sous d’heureux auspices ma naissance en cette matinée de 1494 n’est pas plutôt une malédiction où le diable se joue de la faiblesse des hommes. J’eus même la tentation de croire, à une époque de ma vie, que le diable m’avait choisi pour cible, à tout le moins pour le représenter sur terre. Je tirais une espèce de fierté passagère à l’idée que je pusse être la réincarnation d’une force surnaturelle, quelles que fussent son origine et sa nature, qui échapperait à l’entendement humain. Je ne reproche pas à mes parents ma venue au monde. Tout simplement auraient-ils pu me concevoir soit avant soit après ce jour fatidique de l’année 1494. Peut-être aurais-je existé sous une autre forme, quoique sur ce plan… mais n’anticipons pas, peut-être aurais-je pu éviter certaines rencontres, peut-être même n’aurais-je jamais entendu parler de Merzah, d’Aramée, des fastes et des vizirs de l’empire ? Dans ce cas, ma vie se serait déroulée ordinaire, morne, sans surprise ni « accident ». J’ai voulu mettre mes pas dans les pas de ceux, beaucoup plus grands, que je n’aurais jamais dû rattraper ou croiser si le destin en avait décidé autrement. N’accablons pas le fatum qui nous fait et nous guide. Il y va de notre salut, même si Merzah ne partageait pas mon point de vue. Qu’il me pardonne cette indiscrétion là où il se trouve ! Parce que, s’il n’avait pas rencontré sur sa route le fils de

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Selim 1er, s’il ne lui avait pas évité la mort, si ce dernier ne s’était pas souvenu du jour où il faillit perdre la vie, je n’aurais jamais écrit cette histoire. À peine l’aurais-je imaginée. Mais je doute que mon imagination eût pu se débrider à ce point. Elle n’est, dans ce domaine, je veux parler de celui du surnaturel, pas aussi fertile qu’elle l’a été dans certains autres secteurs de la vie administrative et politique qui fut la mienne auprès de la Sublime Porte.

Merzah n’était pas de ces pachas autoritaires et intransigeants comme il me fut donné d’en voir tout au long du règne de notre prestigieuse dynastie ottomane. Que le ciel en soit loué ! Parce que, durant ma carrière de dignitaire attaché à l’empire où mon observation fut attentive, rien n’a manqué à ces hommes du sérail pour devenir des sanguinaires, sans foi et sans loi. Ils ne l’avaient pas toujours été, seul le titre fit d’eux, braves et humains au départ, des serviteurs monstrueux, zélateurs endurcis qui n’hésitaient pas à trancher les cous plus qu’à composer. Moi qui l’ai côtoyé, admiré, parfois haï, souvent compris et secondé, je peux dire qu’il y avait chez cet homme, séducteur invétéré, plus du commerçant versatile et madré que du pacha redoutable et intolérant. Ses levers et ses couchers, immuables dans leur rite, donnaient à penser que ses dévotions ne consistaient qu’à louer le Dieu tout puissant. Le rite dont il s’entourait contrastait avec le peu de conviction religieuse que je lui connaissais. Il n’oubliait jamais, au moment de faire ses ablutions, plusieurs fois par jour, de remercier le Très Haut. Dans la même offrande, il associait également le dauphin, Soliman. Il n’aurait jamais été pacha sans la miséricorde du premier et la large reconnaissance qu’il ne dissociait pas de la grandeur d’âme du second. Il

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n’empêche qu’il témoignait plus de gratitude et de ferveur envers le fils de Sa Hautesse qu’envers le Dieu de tous les croyants. À cela, il ne pouvait rien. Il espérait que le Très Haut lui pardonnerait sa préférence. Il devait son titre à celui qui allait devenir, à la mort de son père, le dixième sultan ottoman, « Possesseur de la voie qui conduit à l’honneur et à la gloire », le plus célèbre d’entre tous. Jusqu’alors, Merzah n’avait été qu’un commerçant, aisé certes, mais commerçant seulement dans une petite ville de province. Mais voilà ! Il avait sauvé la vie, bien involontairement, à l’héritier du trône.

Quand, au milieu de la nuit, je reçus le message, je quittai précipitamment ma maison et accourus, un pas court, un pas long, manquant de trébucher plusieurs fois dans l’obscurité, au domicile de Merzah. Bien que nos maisons fussent éloignées l’une de l’autre de quelques longues coudées, nous nous considérions comme voisins très proches. Ma double infirmité m’obligeait à clopiner, penché en avant, dodelinant de la tête. Le commerçant me mandait toutes affaires cessantes. Tout en me demandant ce qui pouvait être la cause de cette convocation urgente et pourquoi il ne s’était pas déplacé plutôt que de me faire souffrir, j’ accélérai le pas, surmontant ma douleur à la hanche. Ces défauts que je portais en moi, l’appendice dorsal, la claudication et ma petite taille que je tenais de ma naissance, s’ ils n’avaient pas fait de moi un homme d’absolue perfection, me rangeaient toutefois dans la catégorie des humains à l’esprit supérieur. J’écarte volontairement ma laideur qui est le lot de millions de gens. Toujours est-il que, contrairement aux bossus et aux nombreux infirmes qui provoquent la risée ou inspirent une certaine répulsion dans nos villages et

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nos petites villes, parce que la chimère leur prête à tort quelque part obscure du diable, personne ne se serait avisé de se moquer de mes malformations ou de proférer, en ma présence, quelque parole malheureuse ou déplacée sur les bossus ou les boiteux. À cela, il y a plusieurs raisons. Non seulement j’étais la mémoire de la cité, mais mon érudition en toutes choses reconnue me conférait tant d’éminence qu’elle faisait grosse impression sur les notables de la ville et des villes voisines. Qui m’approchait savait à l’avance qu’il trouverait la solution à son problème ! Souvent au milieu de discussions interminables ou de débats passionnés sur un sujet que chacun croyait connaître et maîtriser, il fallait faire appel à Ali « le bossu » pour qu’ il tranchât. Il n’était pas rare que les débatteurs, après m’avoir écouté religieusement, se rangeassent à mon avis. Il ne se passait pas de semaine sans qu’un voyageur de renom, quelquefois venu d’une lointaine contrée, ne s’arrêtât aux portes de notre province pour se faire conduire chez moi en vue d’un conseil ou d’une précision. Je ne peux conter ici le plaisir indicible que me procuraient ces consultations à l’ issue desquelles, quand mon avis ne pouvait plus être contesté par les parties, j’avais l’ impression d’être plus grand, plus beau que tous les solliciteurs réunis. Ainsi, pensais-je tout en avançant péniblement : Merzah, encore une fois, avait besoin d’un conseil, et celui-ci, de toute évidence, ne souffrait pas qu’on le remît au lendemain.

Je le vis de loin, malgré la nuit. Il m’attendait, impatient, sur le pas de sa porte. À ses côtés, un domestique immense tenait un bougeoir dont les lueurs faisaient danser des ombres alentour. En l’apercevant, je sus tout de suite qu’il ne s’agissait pas d’une

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nouvelle ordinaire. Je remarquai que dans sa précipitation il s’était chaussé de babouches aux couleurs différentes, l’une blanche, l’autre jaune. Perclus de douleurs que la marche forcée avait provoquées, je m’affalai sur l’un des nombreux sofas aux reflets satinés dont Merzah était fier. Sans même faire attention à la souffrance que j’endurais, il tournait autour de moi, agitant un papier qu’il tenait à la main.

Merzah et moi avions grandi ensemble, bien que je me sois toujours tenu à l’écart du bruit, des jeux d’enfants et des querelles qu’affectionnait mon ami. Mais peut-on reprocher à l’amitié qui naît entre deux êtres de se fortifier dans une certaine complémentarité ? Nous nous complétions. Issus tous deux de familles aisées, on ne trouvait chez l’un rien du caractère qui faisait la personnalité de l’autre. Il appréciait chez moi la rectitude, l’érudition, la réflexion, et surtout la grande discrétion. Lui, son exubérance m’amusait quelquefois. La rectitude n’était pas sa principale vertu : le métier de commerçant n’a nul besoin de grands principes. Quant à l’érudition, il me disait que son seul livre de chevet, c’était son registre de recettes et de dépenses. Mais quoi ! C’était mon ami ! C’est le propre des amitiés qui éclosent et perdurent sans qu’on ait d’explications à fournir. D’ailleurs, à quoi serviraient les explications ? Dans notre relation, la chose essentielle était la fidélité cousue dans des fils d’acier que rien n’aurait pu rompre. Cette amitié s’était consolidée à la mort prématurée de ses parents. Des convulsions répétées, dues à une forte fièvre, avaient eu raison de la résistance de sa mère. Quelques années plus tard, au cours d’un voyage de représentation commerciale en Barbarie, son père fut la victime de représailles de la

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part des Marseillais qui se vengèrent de la capture de l’un de leurs bâtiments par les corsaires de Barberousse. Sa sœur fut emportée par une épidémie qui avait fait des milliers de morts. Il lui restait de lointains cousins mais un conflit avait séparé, du vivant de ses parents et définitivement, les familles.

Depuis lors, nous prîmes l’habitude de nous voir régulièrement. À qui pouvait-il s’ouvrir, sinon à moi, son ami, son confident, une tombe, la seule personne sur laquelle il pouvait compter et dont il était sûr qu’elle garderait le secret aussi longtemps que nécessaire ? Je le soupçonnais même de voir dans mes anomalies comme une preuve que je ne pouvais être autre chose qu’un confident inoffensif, sans absolument aucune convoitise.

– Te souviens-tu de l’aventure qui m’est arrivée et que je t’ai relatée ? commença Merzah après m’avoir salué et s’être enfin assis.

Je ne voyais qu’une seule aventure digne d’être relevée et qui occasionnait mon déplacement urgent en pleine nuit. Je demandai :

– Fais-tu allusion à ta rencontre avec le fils du sultan ?

Il n’eut pas l’air surpris que je m’en souvienne : – Oui, il s’agit précisément de celle-là et de la

rencontre avec le tigre que j’ai abattu alors qu’ il s’apprêtait à lui sauter à la gorge.

– Je suppose que tu ne m’as pas fait quérir pour me raconter la même histoire ? Je te vois tout tremblant en même temps que ton état confine à l’extase. De plus, je te trouve bien pâle. Que se passe-t-il ?

– J’ai reçu cette missive. Tiens, lis.

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Je remarquai aussitôt le sceau du vizirat, marquai de l’étonnement, mais ne dis rien. Je lus la lettre, la refermai et la lui tendis. Sans trop le lui montrer, parce que telle est ma nature, j’en étais fier pour lui et en tremblais d’émotion. Pensez donc ! Un courrier du Grand Palais au bas duquel était apposé le cachet du Grand Vizirat et sur lequel s’étalait en grandes lettres fines et dorées la signature de Soliman, fils de Selim 1er !

– Te voilà pacha, très cher et très fortuné ami ! Heureux homme ! fis-je dans un sourire quelque peu crispé.

– Par la grâce de Dieu et l’aspersion des faveurs infinies de notre vénéré dauphin. Mais, chut ! N’en parle à personne avant…

Je l’interrompis : – Tu sais que tu peux compter sur moi. – Je le sais. Mais j’ai besoin de ton avis et… Il hésita puis reprit : – d’autre chose aussi. – Mon avis ? As-tu encore besoin de mon avis

quand notre grand dignitaire, enfin son fils, daigne descendre jusqu’à toi pour te combler d’honneurs ?

Merzah passa outre ma remarque. Il reprit son idée : – Dis-moi, toi qui sais tout et dont l’esprit est

rempli de toutes les connaissances… – Seul le Très Haut sait tout. Nous ne savons que

peu de chose pour ne pas dire rien, le coupai-je. – Ne sois pas modeste, reprit-il, et écoute-moi. Par

la grâce toute particulière que le régent me fait et à laquelle je ne peux me soustraire, ma tête n’est plus à moi. Ai-je besoin de t’avouer que je ne retrouve plus

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mes sens ? Peut-être notre estimé et très vénérable dauphin ne sait-il pas que je n’ai aucune expérience de la chose ? Je n’ai jamais lu quoi que ce soit sur la charge dont on veut m’honorer et m’ investir. Par le Dieu qui m’a fait et me défera, je ne sais quoi penser ! Et en cette minute, pas une pensée cohérente ne parvient à mon cerveau qui est en train de se liquéfier au point d’en devenir aquatique.

J’esquissai un nouveau sourire par en dessous avant de répondre ironiquement :

– Voilà qui est bien dommage ! Il fallait réfléchir avant d’abattre le tigre.

– J’espère que tu plaisantes ? – Bien sûr ! Bon, maintenant voyons la situation.

D’abord, une chose : dois-je comprendre que tu n’as pas envie de devenir pacha ? Ou est-ce la nouvelle qui te fait perdre la raison ?

– Je crois que je n’ai pas le choix. Comment refuser un tel honneur qui me vient de son altesse ? Le ferais-je que j’endurerais sans nul doute son implacable vengeance ! Qui sait ?

Nous conversâmes de longues heures sur le statut de pacha. Le jour commençait à poindre. Quand nous fûmes d’accord sur le fait qu’être élevé à la dignité de pacha n’était pas si terrible qu’ il le paraissait avant notre discussion, mon voisin et ami fut quelque peu rassuré. Quand je m’avisai qu’ il était l’heure de partir si je voulais profiter d’un reste de sommeil avant le lendemain, Merzah me retint par la manche et me dit :

– J’accepte à la seule condition que tu partages avec moi cet insigne honneur. En un mot, je veux que tu sois mon second. J’essaierai de faire prévaloir cette faveur, je ne sais comment, mais j’essaierai.

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Il me mettait dans une position embarrassante. Sa nomination subite suffisait-elle à me faire accepter comme un serviteur exemplaire et honorable de l’ empire ? Je réfléchis un long moment, puis dis :

– Entendu. Au préalable, assure-toi que ma présence n’est pas indésirable.

Ni Merzah, ni moi ne pûmes dormir cette nuit, non à cause du jour qui se levait, mais à cause de la nouvelle vie qui s’ouvrait à nous et qui suscitait, plus chez lui que chez moi, une vive excitation. Je dois à la vérité de dire que, moi qui avais beaucoup lu et voyagé à l’étranger lorsque j’étudiais, je n’étais pas terrifié à l’ idée d’assister mon ami, de jouer à ses côtés un rôle de conseiller, de vizir en quelque sorte. Seule la soudaineté de la nouvelle me prenait de court. Mais le destin, souvent brutal, fait fi des dispositions d’esprit des humains ! À quoi ressemblerions-nous si le destin, dans ses bonnes et mauvaises fortunes, nous avertissait bien à l’avance des chemins qu’il nous impose ?

J’avais toujours entendu dire, et cela s’était confirmé par les récits des voyageurs officiels qui avaient fréquenté les couloirs des palais et dont je gardais des échos, que les bossus tenaient immanquablement une place à part dans les assemblées des divans même si souvent ils n’y siégeaient pas physiquement et officiellement. Une tradition, un peu de superstition qui remontaient à la nuit des temps les auréolaient d’un pouvoir qui, fût-il maléfique ou bénéfique, servait uniquement les desseins du maître qui les employait. Dans ce coup heureux du sort, je ne pouvais me défaire de l’idée que c’était là un geste du Très Haut que je ne pouvais

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refuser sans commettre un péché. Cela aurait été faire offense à Dieu et me soustraire irrémédiablement au privilège incommensurable de servir notre sultan, ombre de Dieu sur la terre.

La nature m’ayant heureusement pourvu de certaines vertus, je mis à profit ma réflexion et ma méthode pour me hisser, mentalement, à la fonction que la fortune avait bien voulu m’octroyer. Je consacrai tout mon temps à relire certains préceptes et à noter sur un registre tout ce qui me traversait l’esprit pour que, le jour venu, je fusse à même de présenter un ouvrage complet à mon futur pacha. Parce que telle devait être la fonction du pacha : écouter et approuver ou rejeter les propositions que lui soumettait son conseil. Il aurait été impensable que le pacha s’abaissât à imaginer, concevoir, encore plus impensable qu’ il s’abîmât les yeux à travailler sur des textes de lois ou quelque règlement, ce qui ne pouvait être que l’occupation du vulgaire. Le conseil était fait pour ça, et le vizir, donc moi Ali en l’occurrence, veillerait à épargner à son maître les tracasseries qui relevaient d’un esprit subalterne. Le pacha avait autre chose à faire.

Chez Merzah, l’inquiétude et la nervosité le disputaient à des questions de bienséance qu’il ne pouvait qu’imaginer puisque rien de tout ce qui le préoccupait ne lui était familier. Il ignorait tout des convenances, des us et coutumes qui se pratiquaient à la cour. Alors il pensa, matinées, après-midi, soirées, aux habits qu’il se ferait confectionner en prévision du grand jour, celui de la convocation et de sa consécration au grand palais, à l’allure naturelle qu’il se forcerait à prendre pour faire admirer sa prestance sans qu’on prétendît qu’il s’en était composé une. La

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nuit, il se levait et, à la lueur des chandeliers, marchait face à des miroirs, surveillant le mouvement de ses bras ou rectifiant l’allongement de son pas. Il se prosternait plusieurs fois sans vraiment se décider s’il fallait aller jusqu’à terre ou seulement s’agenouiller. Plus que tout, il voulait éviter que l’on dise soit qu’il en faisait trop, soit qu’il n’en faisait pas assez, ce qui contribuerait, dans les deux cas, à soulever les rires fourbes et mal intentionnés des jaloux et des fâcheux. Sans se douter que cela serait inutile, il fixa dans sa tête des phrases boursouflées de remerciements et de reconnaissance, il s’inventa des formules solennelles et emphatiques qu’il se répéta cent fois, affina sa réponse aux paroles de bienvenue du haut dignitaire de l’empire. Il dressa les plans de sa nouvelle demeure, s’interrogea sur les femmes qu’il prendrait dont je lui révélai qu’elles étaient une obligation, quatre pour commencer, lui avais-je dit. Il calcula le profit qu’il pouvait tirer de son commerce florissant pour lequel il m’avait chargé de trouver acquéreur, puisqu’on ne pouvait décemment pas être pacha et tenir boutique de soieries. Son ancienne vie qu’il devait oublier pour se glisser dans la peau d’un pacha défila devant ses yeux. Tout au long de ces préparatifs où tout fut conçu, dit, répété, la pensée de ses parents ne le quitta pas. Elle l’accompagna longtemps, bien après qu’il fût introduit chez le régent. Il aurait souhaité ardemment que son père et sa mère fussent encore vivants pour se réjouir avec lui du nouveau statut qu’on lui octroyait et des honneurs dont on le comblait.

Merzah me répétait souvent que, petit, quand il restait à rêvasser dans son lit le matin, sa mère lui reprochait de vouloir mener « une vie de pacha ». Il me le rappela, en souriant à ce souvenir affectueux. Son

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père, intransigeant, honnête et d’une austérité qui l’effrayait lui assénait tous les jours, quand il fut en âge de l’aider au comptoir : « Quoi que tu fasses, fais-le avec ta conscience ». Il n’avait jamais osé interroger son père sur ce qu’il entendait par conscience. Au magasin, surtout avec les jeunes femmes, belles, riches et moins riches, il abusait de son beau corps, des paroles qui les ensorcelaient. Il savait trouver la faille pour les tenter, les flatter, les séduire, les suborner aussi. Après coup, il réalisait qu’il n’avait pas agi avec conscience. Son père, en invoquant la conscience, faisait évidemment allusion à des choses plus sérieuses et plus élevées, sans jamais se douter des jeux hardis et libertins auxquels son fils se livrait. Mais le désir de courtiser et de posséder ces femmes était plus fort que tous les commandements paternels. C’était son seul péché. Si son père, de son vivant, avait eu connaissance de ses frasques amoureuses, qui plus est avec des femmes mariées dans l’arrière-boutique, il l’aurait probablement chassé non seulement du magasin mais de la maison, coups de bâton en prime. Il aurait crié au scandale, au déshonneur. Qui sait ce qu’il lui aurait fait subir ? J’étais celui à qui il racontait tout. J’avais beau froncer les sourcils et le tancer contre ses mauvais penchants, mon attitude n’avait pour seul résultat que de le faire s’esclaffer. Peut-être les commis se doutaient-ils, eux qui le regardaient d’un drôle d’air, ou plutôt qui ne le regardaient pas, parce qu’ils ne se seraient pas permis, mais – il me l’avait avoué – il sentait sur lui leurs regards concupiscents ? Parfois, parce qu’il avait surpris l’insolent dont le regard mouillé s’attardait sur lui, le sourire du malheureux se figeait sur le visage qui, à force, devenait bête. Sans rien dire, sans menace, il les maintenait dans une telle

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terreur que pas un ne se serait risqué à le dénoncer ou même à parler à mots couverts. Et sûrement pas au père dont la rectitude et la distance qu’il mettait entre lui et eux n’incitaient pas à une confidence de ce genre.

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2 En route vers le palais

Pour le remercier de lui avoir sauvé la vie et permis de perpétuer la race des sultans, sa Seigneurie l’ avait convoqué et promu officiellement. Quand le souvenir de cette journée lui revenait, et il revenait souvent – comment pouvait-il l ’oublier ? – il ne cessait de se répéter que la divine providence n’avait jamais aussi bien fait les choses que cette fois. Il pensait à sa défunte mère et à ses paroles quand il paressait au lit : « Tu fais le pacha ? ». Moi-même sur qui les années ont passé et que les événements nombreux, heureux ou moins heureux, ont endurci, je ne peux refouler un frisson d’orgueil quand les images de notre départ et celles surtout de l’arrivée au palais se fixent un moment dans ma tête, sans jamais perdre de leur intensité.

Par crainte de tomber à l’eau, nous avions vite abandonné le fragile kaik pour louer une voiture plus confortable et plus sûre. Celle-ci, attelée à deux chevaux, n’avait pas mis moins de trois jours et trois nuits pour parcourir toute la plaine littorale parsemée de deltas marécageux, de rias submergées par les

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eaux, de calanques rocheuses. À certains endroits, le Bosphore embrumé laissait à peine deviner un delta saumâtre. Des lagunes nous obligeaient à des contournements qui retardaient notre charroi. Que de fois ne nous sommes-nous pas perdus ! Merzah craignait que nous n’arrivions jamais. L’inquiétude – une inquiétude que je partageais – le gagnait, souvent balayée par la fébrilité du but de notre voyage. Enfin, la belle et redoutable Constantinople vint à nous. Le plus dur fut de trouver un cheval digne de paraître au palais et de convaincre mon ami, à qui il fallut apprendre rapidement à en prendre les rênes, qu’ il n’était pas plus prestigieuse et plus noble monture qu’une belle bête au pelage blanc, bien brossé, lisse, à l’ allure altière, à l’œil vif.

Longtemps, nous reparlâmes de cette arrivée au palais, laquelle, avec le temps, prit la forme de l’anecdote. Monté sur un cheval fier et bien dressé qui avait condescendu à le porter, lui, encore anonyme commerçant, il avait éprouvé un petit pincement au cœur de regret : son père et sa mère n’étaient plus de ce monde pour le voir couronné. Il parcourut au pas, moi boitillant à ses côtés, la voie dallée conduisant au monumental portail qui s’agrandissait à mesure que nous nous en approchions. Il étouffait sous ses vêtements empesés et aurait aimé se rafraîchir aux fontaines desquelles s’écoulaient des eaux lustrales. Cela était impensable, d’ailleurs il aurait été du plus mauvais effet, qu’ il descendît de cheval pour aller se baigner le visage. Le cérémonial strict ne le permettait pas. Du reste, en aurait-il eu l’ intention que les regards noirs des janissaires qui formaient une haie l’en auraient dissuadé. Qui savait ce qui se passait dans la tête de ces hommes redoutables, prêts