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Souad

Brûlée viveAvec la collaboration de Marie-Thérèse Cuny

Oh ! Éditions

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Le feu était sur moi

Je suis une fille et unefille doit marcher vite, la têtecourbée vers le sol, comme sielle comptait ses pas. Son regardne doit pas se lever, ni s'égarerà droite ou à gauche de sonchemin, car si son œilrencontrait celui d'un homme,tout le village la traiterait de« charmuta ».

Si une voisine déjà mariée,une vieille femme ou n'importequi l'aperçoit seule dans laruelle, sans sa mère ou sa sœuraînée, sans brebis, sans botte defoin ou chargement de figues, onla dira aussi « charmuta ».

Une fille doit être mariéepour regarder devant elle, seprésenter à la boutique du

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marchand, s'épiler et porter desbijoux.

Lorsqu'une fille n'est pasmariée dès l'âge de quatorze anscomme ma mère, le villagecommence à se moquer d'elle.Mais, pour pouvoir être mariée,une fille doit attendre son tourdans une famille. L'aînéed'abord, puis les suivantes.

Il y a trop de filles dans lamaison de mon père. Quatre,toutes en âge de se marier. Il ya aussi deux demi-sœurs, issuesde la seconde femme de notrepère. Elles sont encore enfants.L'unique mâle de la famille, lefils adoré de tous, notre frèreAssad, est né glorieusement entretoutes ces filles, à la quatrièmeplace. J'occupe la troisième.

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Mon père, Adnan, estmécontent de ma mère, Leila, quilui a donné toutes ces filles. Ilest mécontent aussi de son autreépouse, Aicha, qui ne lui a donnéque des filles.

Noura, l'aînée, a été mariéetard, alors que j'avais moi-mêmeenviron quinze ans. Kaïnat, ladeuxième fille, n'est demandéepar personne. J'ai entendu direqu'un homme avait parlé de moi àmon père, mais que je doisattendre le mariage de Kaïnatavant de pouvoir songer au mien.Mais Kaïnat n'est peut-être pasassez belle, ou alors elle esttrop lente au travail… J'ignorepourquoi elle n'est pas demandée,mais, si elle reste vieillefille, elle sera la moquerie duvillage, et moi aussi.

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Je n'ai connu ni jeu niplaisir depuis que mon cerveauest capable de se souvenir.Naître fille dans mon village estune malédiction. Le seul rêve deliberté, c'est le mariage.Quitter la maison de son pèrepour celle de son mari, et neplus y revenir même si on y estbattue. Lorsqu'une fille mariéerevient dans la maison de sonpère, c'est une honte. Elle nedoit pas demander protection horsde chez elle, il est du devoir desa famille de la ramener aufoyer.

Ma sœur a été battue par sonmari et a apporté la honte enrevenant se plaindre.

Elle a de la chance d'avoirun mari, j'en rêve.

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Depuis que j'ai entendu direqu'un homme avait parlé de moi àmon père, l'impatience et lacuriosité me dévorent. Je saisque le garçon habite à trois ouquatre pas de chez nous. Parfoisje peux l'apercevoir du haut dela terrasse où j'étends le linge.Je sais qu'il a une voiture, ilest habillé d'un costume, ilporte toujours une mallette, etdoit travailler à la ville, dansun bon métier car il n'est jamaisvêtu comme un ouvrier, toujoursimpeccable. J'aimerais voir sonvisage de plus près mais j'aitoujours peur que la famille mesurprenne en train de guetter.Alors, en allant chercher du foinpour un mouton malade à l'écurie,je marche vite sur le chemin enespérant le voir de près. Mais ilrange sa voiture trop loin. À

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force d'observation, je sais àpeu près à quelle heure il sortpour aller travailler. À septheures du matin, je fais semblantde plier du linge sur laterrasse, ou de chercher unefigue mûre, ou de secouer lestapis pour le voir pas même uneminute s'en aller en voiture. Jedois faire vite pour ne pas mefaire remarquer.

Je monte les escaliers, jepasse dans les chambres pouraccéder à la terrasse, je secoueénergiquement un tapis et jeregarde pardessus le mur deciment, les yeux légèrementtournés vers la droite. Siquelqu'un m'observe de loin, ilne pourra pas deviner que jeregarde dans la rue.

Parfois, j'ai le temps de

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l'apercevoir. Je suis amoureusede cet homme et de cette voiture! J'imagine plein de choses surma terrasse : je suis mariée aveclui et je regarde commeaujourd'hui la voiture s'éloignerjusqu'à ce que je ne la voieplus, mais il reviendra de sontravail au coucher du soleil. Jelui ôterai ses chaussures et àgenoux je laverai ses pieds commema mère le fait à mon père. Jelui apporterai son thé, je leregarderai fumer sa longue pipe,assis comme un roi devant laporte de sa maison. Je serai unefemme qui a un mari !

Et je pourrai même memaquiller, sortir pour aller chezle marchand, monter dans cettevoiture avec mon mari et mêmealler à la ville. Je supporterai

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le pire, pour la simple liberté,si j'en ai envie, de franchirseule cette porte et d'alleracheter du pain !

Mais je ne serai jamais une «charmuta ». Je ne regarderai pasles autres hommes, je continueraià marcher vite, droite et fièremais sans compter mes pas, lesyeux baissés, et le village nepourra pas dire du mal de moipuisque je serai mariée.

C'est du haut de cetteterrasse que ma terrible histoirea commencé. J'étais déjà plusvieille que ma sœur aînée le jourde son mariage, et j'espérais etje désespérais.

Je devais avoir dix-huit ans,ou peut-être plus, je ne saispas.

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Ma mémoire est partie enfumée, le jour où le feu esttombé sur moi.

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Mémoire

Je suis née dans un villageminuscule. On m'a dit qu'il étaitsitué quelque part sur unterritoire jordanien, puistransjordanien, puiscisjordanien, mais comme je n'aijamais fréquenté l'école, je neconnais rien à l'histoire de monpays. On m'a dit aussi que jesuis née là-bas soit en 1958,soit en 1957… J'ai donc environquarante-cinq ans aujourd'hui. Ily a vingt-cinq ans, je ne parlaisque l'arabe, je n'étais jamaissorti de mon village à plus dequelques kilomètres de ladernière maison, je savais qu'ilexistait des villes plus loinsans les avoir vues. Je ne savaispas si la Terre était ronde ouplate, je n'avais aucune idée du

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monde lui-même ! Je savais qu'ilfallait détester les juifs quiavaient pris la terre, mon pèreles appelait des « cochons ». Ilne fallait pas s'en approcher, nepas leur parler ni les toucher aurisque de devenir un cochon commeeux. Je devais faire ma prière aumoins deux fois par jour, jerécitais comme ma mère et messœurs, mais je n'ai apprisl'existence du Coran que bien desannées plus tard, en Europe. Monfrère unique, le roi de lamaison, allait à l'école, maispas les filles. Naître fille chezmoi est une malédiction. Uneépouse doit d'abord faire unfils, au moins un, et si elle nefait que des filles, on se moqued'elle. Il faut deux ou troisfilles au maximum pour le travailde la maison, de la terre et du

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bétail. S'il en arrive d'autres,c'est un grand malheur dont ondoit se débarrasser au plus vite.J'ai très vite appris comment ons'en débarrasse. J'ai vécu ainsijusqu'à l'âge de dix-sept ansenviron, sans rien savoir d'autreque, puisque j'étais une fille,j'étais moins qu'un animal.

C'est ma première vie, celled'une femme arabe en Cisjordanie.Elle a duré vingt ans, et je suismorte là-bas. Morte physiquement,socialement, à jamais.

Ma deuxième vie commence enEurope à la fin des années 1970,sur un aéroport international. Jesuis un débris humain souffrantsur un brancard. Je sens la mortà tel point que les passagers del'avion qui m'a emporté jusque-làont protesté. Même dissimulée

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derrière un rideau, ma présenceleur a été insupportable. On medit que je vais vivre, mais jesais bien que non, et j'attendsla mort. Je la supplie même dem'emporter. La mort estpréférable à la souffrance et àl'humiliation. Il ne reste riende mon corps, pourquoi voudrait-on me faire vivre alors que jesouhaite ne plus exister, ni decorps ni d'esprit ?

Aujourd'hui encore, ilm'arrive d'y penser. J'auraispréféré mourir, c'est vrai, qued'affronter cette deuxième vieque l'on m'offrait sigénéreusement. Mais survivre dansmon cas, c'est un miracle. Il mepermet maintenant de témoigner aunom de toutes celles qui n'ontpas eu cette chance, qui meurent

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encore de nos jours pour cetteseule raison : être une femme.

J'ai dû apprendre le françaisen écoutant parler les gens et enm'efforçant de répéter les motsque l'on m'expliquait avec dessignes : « Mal ? Pas mal ? Manger? Boire ? Dormir ? Marcher ? » Jerépondais donc par signes « oui »ou « non ».

Beaucoup plus tard, j'aiappris à lire des mots sur unjournal, patiemment et jour aprèsjour. Je ne déchiffrais que despetites annonces au début, desavis de décès, des phrasescourtes avec peu de mots que jerépétais phonétiquement. Parfois,j'avais l'impression d'être unanimal à qui l'on apprenait àcommuniquer comme un humain,alors que dans ma tête, en langue

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arabe, je me demandais oùj'étais, dans quel pays, etpourquoi je n'étais pas mortedans mon village. J'avais honted'être encore en vie, personne nele savait. J'avais peur de cettevie et personne ne le comprenait.

Je devais dire tout celaavant de tenter de rassembler lesmorceaux de ma mémoire, car jevoulais que mes paroles soientinscrites dans un livre.

J'ai une mémoire pleine devides. La première partie de monexistence est constituéed'images, de scènes étranges etviolentes comme dans un film à latélévision. Il m'arrive de ne pasy croire moi-même, d'autant quej'ai beaucoup de mal à lesremettre dans l'ordre. Est-ilpossible d'oublier par exemple le

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nom d'une de ses sœurs ? L'âge deson frère le jour de son mariage? Alors que je n'ai pas oubliéles chèvres, les brebis, lesvaches, le four à pain, lalessive dans le jardin, leramassage des choux-fleurs et descourgettes et des tomates et desfigues… l'écurie et la cuisine…les sacs de blé et les serpents ?La terrasse où je guettais monamoureux ? Le champ de blé oùj'ai commis le « péché » ?

Je me souviens donc mal de mapetite enfance. Parfois unecouleur ou un objet me frappe,alors il me revient une image, unpersonnage, des cris, des visagesqui se mêlent. Souvent, lorsqu'onme pose une question, le videdéfinitif s'installe dans matête. Je cherche désespérément la

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réponse et elle ne vient pas. Ouil me vient subitement une autreimage et je ne sais pas à quoielle correspond. Mais ces imagessont imprimées dans ma tête etjamais je ne les oublierai. On nepeut pas oublier sa propre mort.

Je m'appelle Souad, je suisune enfant cisjordanienne, et jem'occupe avec ma sœur des moutonset des chèvres parce que mon pèrea un troupeau, et je travailleplus qu'un âne.

J'ai dû commencer àtravailler vers huit ou neuf ans,et voir le sang des règles versdix ans. Chez nous, on dit qu'unefille est « mûre » lorsque cettechose lui arrive. J'avais hontede ce sang car il fallait ledissimuler, même aux yeux de mamère, laver mon saroual en

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cachette, lui rendre sa blancheuret le faire vite sécher ausoleil, pour que les hommes etles voisins ne le voient pas. Jen'avais que deux sarouals. Je mesouviens du papier qui servait deprotection ces jours maudits, oùl'on est considérée comme unepestiférée. J'allais enfouir lesigne de mon impureté en cachettedans la poubelle. Si le ventrefaisait mal, ma mère faisaitbouillir des feuilles de sauge etme le donnait à boire. Elleentourait ma tête d'un foulardbien serré et le lendemain jen'avais plus mal. C'est le seulmédicament dont je me souvienneet dont je me sers encore car ilest très efficace.

Dès le matin, je vais dansl'écurie, je siffle avec les

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doigts pour que les moutons serassemblent autour de moi, et jepars avec ma sœur Kaïnat, plusâgée d'environ une année. Lesfilles ne doivent pas sortirseules ou avec une sœur pluspetite. L'aînée sert de garantieà la cadette. Ma sœur Kaïnat estgentille, ronde, un peu grasse,alors que je suis petite etmaigre, et on s'entendait bien.

Nous partions toutes les deuxau pré avec les moutons et leschèvres à un quart d'heure demarche du village, en marchantvite, les yeux baissés jusqu'à ladernière maison. Une fois dans lepré, nous étions libres de nousraconter des bêtises et même derire un peu. Je ne me souvienspas de grandes conversationsentre nous. Il était surtout

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question de manger du fromage, denous régaler d'une pastèque, desurveiller les moutons et surtoutles chèvres capables de dévorertoutes les feuilles d'un figuieren quelques minutes. Lorsque lesmoutons se rassemblaient encercle pour dormir, nous nousendormions aussi, à l'ombre,prenant le risque de laisser unebête s'égarer dans un champvoisin, et d'en subir lesconséquences au retour. Sil'animal avait pillé un jardinpotager, si nous étions en retardde quelques minutes à l'écurie,c'était une raclée à coups deceinture.

Pour moi, notre village esttrès joli et bien vert. Il y abeaucoup de figues, de raisins,des fruits, des citrons,

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énormément d'oliviers. Mon pèrepossède la moitié des parcellescultivées du village rien qu'àlui… Il n'est pas très riche,mais il a du bien. La maison estgrande, en pierre, entourée d'unmur avec une grande porte griseen fer. Cette porte est lesymbole de notre enfermement. Unefois à l'intérieur, elle sereferme sur nous, pour nousempêcher de sortir. On peut doncentrer par cette porte en venantde l'extérieur, mais pasressortir.

Est-ce qu'il y a une clé ? Unsystème automatique ? Je mesouviens que mon père et ma mèresortaient, mais pas nous. Monfrère, par contre, est libre. Ilest libre comme le vent : il vaau cinéma, il sort, il rentre par

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cette porte, il fait ce qu'ilveut. Je la regardais souvent,cette maudite porte de fer, en medisant : « Jamais je ne pourraisortir par là, jamais… »

Le village, je ne le connaispas beaucoup puisqu'on n'a pas ledroit de sortir. En fermant lesyeux pour me concentrer et avecbeaucoup d'effort, je peux direce que j'en ai vu. Il y a lamaison de mes parents, puis celleque j'appelle la maison des gensriches un peu plus loin, du mêmecôté. En face la maison de monamoureux. On traverse le cheminet elle est là, je la vois de laterrasse. Je vois aussi quelquesmaisons dispersées, mais je nesais pas combien, très peu entout cas. Elles sont entourées demurets ou de grilles de fer, et

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les gens ont des jardins delégumes comme nous. Je n'aijamais visité le village entier.Je ne sors de la maison que pouraller au marché avec mon père etma mère ou au pré avec ma sœur etles moutons, c'est tout.

Jusqu'à l'âge de dix-sept oudix-huit ans, je n'ai rien vud'autre. Je ne suis pas entréeune seule fois au magasin duvillage, près de la maison, mais,en passant dans la camionnette demon père pour aller au marché, jevois le marchand toujours deboutà sa porte, à fumer sescigarettes. Il y a deux petitsescaliers devant sa boutique : àdroite les gens vont acheterleurs cigarettes, les journaux etdes boissons, uniquement deshommes ; à gauche il y a des

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légumes et des fruits.

Il y a aussi une autre maisonsur ce même côté du chemin, oùvit une femme mariée avec quatreenfants, mais elle a le droit desortir. Elle peut entrer dans lemagasin, je la vois debout surl'escalier du côté des légumesavec des sacs de plastiquetransparents.

Il y avait beaucoup deterrain autour de la maison. On yavait planté des courgettes, dela courge, du chou-fleur et destomates, plein de légumes. Avecla maison voisine les jardins setouchaient, uniquement séparéspar un muret qu'il était possiblede franchir, mais aucune de nousne le faisait. L'enfermementétait normal. Il ne venait pas àl'idée d'une fille de la maison

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de franchir cette barrièresymbolique. Pour aller où ? Unefois dans le village, sur lechemin, une fille seule seraittrès vite repérée, sa réputationet l'honneur de sa familledétruits.

Je faisais la lessive àl'intérieur de ce jardin. Il yavait un puits dans un coin, etje chauffais l'eau dans unebassine sur un feu de bois. Jeprenais un fagot dans la réserve,je cassais moi-même les branchesen me servant de mon genou, et ilfallait du temps pour chaufferl'eau… un bon moment. Mais jefaisais autre chose en attendant,je balayais, je lavais le sol, jem'occupais des légumes du jardin.Puis je faisais la lessive à lamain et j'allais l'étendre au

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soleil sur la terrasse.

La maison était moderne, trèsconfortable, mais nous n'avionspas l'eau chaude à l'intérieurpour la toilette et la cuisine.Il fallait la faire chaufferdehors et la transporter. Plustard, mon père a fait installerl'eau chaude, et il a fait venirune baignoire avec une douche.Toutes les filles se servaient dela même eau pour se laver, seulmon frère avait droit à une eaupour lui tout seul, etcertainement mon père.

La nuit, je dormais avec messœurs, par terre, sur une peau delaine de mouton. Lorsqu'ilfaisait très chaud, on dormaitsur les terrasses, alignées sousla lune. Les filles étaient l'uneà côté de l'autre dans un coin.

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Les parents et mon frère dans unautre.

La journée de travailcommençait tôt. Vers quatreheures du matin, au lever dusoleil si ce n'était pas avant,mon père et ma mère se levaient.Pour les saisons du blé, onemportait à manger avec nous, eton s'y mettait tous, mon père, mamère, mes sœurs et moi. Pour lessaisons des figues, on partaitassez tôt aussi. Il fallait lesramasser une par une, sans enoublier, les mettre dans descaisses, et mon père allait lesporter au marché. Il y avait unebonne demi-heure de marche avecl'âne, et on arrivait dans unepetite ville, vraiment toutepetite, dont j'ai oublié le nom,si je l'ai jamais su… La moitié

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du marché, à l'entrée de laville, était réservée à saproduction, et des marchandss'occupaient de la vendre. Pourles vêtements, il fallait serendre dans une ville plus grandeet prendre le car. Mais lesfilles n'y allaient jamais. Mamère s'y rendait avec mon père.C'était comme ça : elle achèteavec mon père, elle donne unerobe à ses filles. On aime ou onn'aime pas, on doit la mettre. Nimes sœurs, ni moi, ni même mamère n'avions notre mot à dire.C'était ça ou rien.

On avait donc des robeslongues, à manches courtes,c'était un genre de coton, gris,parfois blanc, très rarementnoir, un tissu très chaud quipiquait sur la peau. Le col est

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assez haut, bien fermé. Mais onétait obligées de mettre unechemise ou un gilet en plus selonla saison, avec des mancheslongues. Il faisait souventtellement chaud que c'étaitétouffant, mais les manchesétaient obligatoires. Montrer unmorceau de bras ou de jambe,encore pire un petit bout dedécolleté, c'est la honte.

Nous étions pieds nus tout letemps, jamais de chaussures, saufparfois pour les femmes mariées.

J'avais un saroual sous cetterobe longue et boutonnée jusqu'aucou, c'est un pantalon gris oublanc, très bouffant, et endessous encore une culotte grandecomme un short qui montaitjusqu'en haut du ventre. Toutesmes sœurs étaient habillées

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pareil.

Ma mère était souvent ennoir. Mon père, lui, portait unsaroual blanc, une longuechemise, avec sur la tête lefoulard rouge et blanc desPalestiniens.

Mon père ! Je le revois assisdevant sa maison, par terre sousun arbre avec sa canne près delui. Il est petit, il a le teinttrès blanc avec des tachesrousses, la tête ronde et desyeux bleus très méchants. Unjour, il s'est cassé une jambe entombant de cheval, et les fillesétaient très contentes parcequ'il ne pouvait plus couriraussi bien derrière nous avec saceinture et nous battre. S'ilétait mort nous aurions été plusheureuses encore.

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Je le vois bien, ce père.Lui, je ne pourrai jamaisl'oublier, comme s'il étaitphotographié dans ma tête. Il estassis devant sa maison, comme unroi devant son palais, avec sonfoulard rouge et blanc quidissimule son crâne roux etchauve, il porte sa ceinture etsa canne est posée sur sa jamberepliée. Je le vois bien, il estlà, tout petit et méchant, ilenlève sa ceinture… et il crie :« Pourquoi les moutons sontrentrés tout seuls ! »

Il me tire par les cheveux etil me traîne par terre dans lacuisine. Il frappe pendant que jesuis à genoux, il tire sur matresse comme s'il voulaitl'arracher et il la coupe avecles gros ciseaux à laine. Je n'ai

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plus de cheveux. Je peux pleurer,crier ou supplier, je nerécolterai que des coups de pieden plus. C'est ma faute.

Je me suis endormie avec masœur parce qu'il faisait tropchaud, et j'ai laissé partir lesmoutons. Il nous frappe si fortavec sa canne que parfois jen'arrive plus à me coucher, ni àgauche ni à droite, tellementj'ai mal. Ceinture ou canne, jecrois qu'on était battues tousles jours. Un jour sans êtrefrappé ce n'était pas normal.

C'est peut-être cette fois-làqu'il nous a attachées toutes lesdeux, Kaïnat et moi, les mainsderrière le dos, les jambesliées, avec un foulard sur labouche pour nous empêcher decrier. On est restées comme ça

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toute la nuit, attachées à unebarrière dans la grande écurie,avec les bêtes, mais pire que desbêtes.

C'était comme ça dans cevillage, la loi des hommes. Lesfilles et les femmes étaientcertainement battues tous lesjours dans les autres maisons. Onentendait crier ailleurs, donc ilétait normal d'être battues,rasées des cheveux, et attachéesà une barrière d'écurie. Il n'yavait pas d'autre façon de vivre.

Mon père, c'est le roi,l'homme tout-puissant, celui quipossède, qui décide, qui frappeet nous torture. Et il fumetranquillement sa pipe devant samaison avec ses femmes enfermées,qu'il traite pire que son bétail.L'homme prend une femme pour

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avoir des fils, pour lui servird'esclave comme les filles quiviendront, si elle a le malheurd'en faire.

Souvent je pensais enregardant mon frère, que toute lafamille adorait comme moi jel'adorais : « Qu'est-ce qu'il ade plus ? Il est sorti du mêmeventre que moi… » Et je n'avaispas de réponse. C'était ainsi.Nous devions le servir comme monpère, en rampant, la têtebaissée.

Je vois le plateau de thé,même ce plateau de thé il fautl'apporter aux hommes de lafamille en rampant, en comptantses pas le dos courbé et ensilence. On ne parle pas. On nerépond qu'aux questions. À midi,c'est du riz sucré, des légumes

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avec du poulet ou du mouton. Ettoujours du pain. Il y a toujoursà manger, la famille ne manque derien au repas.

Il y a beaucoup de fruits. Leraisin, je n'ai qu'à le cueillirsur la terrasse. Il y a lesoranges, les bananes et surtoutles figues noires et vertes. Etle matin, quand on va leschercher de bonne heure, ça c'estun souvenir que jamais jen'oublierai. Elles se sont un peuouvertes avec le froid de la nuitet elles coulent comme le miel,la plus pure des friandises.

Le gros travail ce sont lesmoutons. Sortir les moutons, lesemmener au champ, les surveiller,les ramener, couper la laine quemon père va donner à vendre aumarché. Je prends le mouton par

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les pattes, je le couche parterre, je l'attache et je coupeavec les gros ciseaux à laine.Ils sont trop grands pour mesmains et j'ai très mal au boutd'un moment.

Et je trais les brebis,assise par terre. Je coince lespattes entre mes jambes et jetire le lait pour faire lesfromages. On laisse aussirefroidir le lait et on le boittel quel, gras et nourrissant.

Dans la maison de mon père,le jardin nous donne presque toutce qu'il faut pour manger. Etnous faisons tout nous-mêmes. Monpère n'achète que le sucre, lesel et le thé.

Le matin je fais du thé pourles filles, je prépare un peu

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d'huile d'olive dans uneassiette, avec des olives à côté,et je chauffe l'eau dans unebassine sur la braise du fourneauà pain. Le thé vert séché estdans un sac de tissu beige parterre, dans un coin de lacuisine. Ma main plonge dans lesac, je prends une poignée que jemets dans la théière, je rajoutele sucre et je retourne chercherla bassine brûlante dans lejardin. Elle est lourde et j'aidu mal à la porter par ses deuxpoignées. Le dos cambré pour nepas me brûler, je reviens dans lacuisine et je verse l'eau dans lathéière, lentement, sur le thé etle sucre. Il est précieux et cherce sucre. Je sais que si jelaisse tomber quelques grains parterre, je suis battue. Alors, jefais attention. Si je suis

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maladroite, je ne dois pas lebalayer, mais le ramasser et leremettre dans la théière. Puismes sœurs viennent manger, maisle père, la mère et le frère nesont jamais avec nous. Sur cetteimage du thé pris le matin,assise par terre dans la cuisine,je ne vois toujours que dessœurs. J'essaie de situer monâge, mais c'est difficile.L'aînée, Noura, n'est pas encoremariée ?

Je suis incapable de mettremes souvenirs dans l'ordre enfonction de mon âge, je pense quema mémoire est à peu près juste àun ou deux ans près, pluscertaine au moment du mariage deNoura. J'estime avoir environquinze ans à cette époque.

Il reste donc à la maison ma

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sœur Kaïnat, plus âgée d'un an etqui n'est pas mariée, et uneautre sœur après moi dont le nomm'échappe. J'ai beau chercher sonprénom, il ne me revient pas. Jesuis obligée de la nommer pourparler d'elle, je l'appelleraidonc Hanan, mais qu'elle mepardonne ce n'est sûrement pas levrai. Je sais qu'elle s'occupaitdes deux demi-sœurs que mon pèreavait ramenées à la maison aprèsavoir abandonné sa deuxièmeépouse, Aicha. J'ai vu cettefemme et je ne la détestais pas.Que mon père l'ait prise, c'étaitnormal. Il voulait toujours avoirdes fils, mais ça n'a pas marchénon plus avec Aicha qui ne lui adonné que deux filles, encore desfilles ! Alors il l'a laissétomber et a ramené les deuxnouvelles petites sœurs à la

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maison. C'était normal. Toutétait normal dans cette vie, ycompris les coups de canne et lereste. Je n'en imaginais pas uneautre. D'ailleurs je n'imaginaisrien du tout. Je crois que matête n'avait pas de rêve, ni depensée précise. Nous n'avionsaucun jouet, aucun jeu, justel'obéissance et la soumission.

En tout cas, ses deux petitesfilles vivent maintenant avecnous. Hanan reste à la maisonpour s'en occuper, et de cela jesuis sûre. Mais leurs prénoms àelles aussi sont malheureusementpartis dans l'oubli. Je lesappelle toujours « les petitessœurs »… Dans mes premierssouvenirs, elles ont environ cinqet six ans et ne travaillent pasencore. Elles sont à la charge de

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Hanan qui sort très rarement dela maison, sauf en cas denécessité, pour le ramassage deslégumes en saison.

Chez nous les enfants sesuivent d'une année environ. Mamère s'est mariée à quatorze ans,mon père était bien plus âgéqu'elle. Elle a fait beaucoupd'enfants. Quatorze en tout. Ilen reste cinq vivants. Longtempsje n'ai pas réalisé ce quequatorze enfants voulaient dire…Un jour le père de ma mère enparlait pendant que je servais lethé. J'entends encore sa phrasedans mes oreilles : «Heureusement que tu t'es mariéejeune, tu as pu faire quatorzeenfants… et avoir un fils, c'estbien ! »

J'avais beau ne pas aller à

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l'école, je savais compter lesmoutons. Je pouvais donc comptersur mes mains que nous n'étionsque cinq enfants issus du seulventre de ma mère : Noura,Kaïnat, moi Souad, Assad etHanan. Où étaient les autres ? Mamère ne disait jamais qu'ilsétaient morts, mais c'était unechose admise de fait dans sonexpression habituelle : « J'aiquatorze enfants, il y en a septvivants. » En admettant qu'ellecompte avec nous les demi-sœurs,puisque nous ne disions jamaisdemi-sœurs, mais « sœurs »… Nousétions effectivement sept… Il enmanquait donc sept autres ? Enadmettant qu'elle ne compte pasles petites sœurs, il en manquaitneuf ?

Un jour, pourtant, j'ai vu

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pourquoi nous n'étions que sept àla maison, ou cinq…

Je ne saurais dire à quelâge, mais je n'étais pas encoremûre, donc j'avais moins de dixans. Noura l'aînée est avec moi.J'ai oublié beaucoup de chosesmais pas ce que j'ai vu de mesyeux, terrorisée, sans pourautant réaliser que c'était uncrime.

Je vois ma mère couchée parterre sur une peau de mouton.Elle accouche et ma tante Salimaest avec elle, assise sur uncoussin. J'entends les cris, ceuxde ma mère et du bébé, et trèsvite ma mère prend la peau demouton, et elle étouffe le bébé.Elle est à genoux, je vois bougerle bébé sous la couverture, etpuis c'est fini. Je ne sais plus

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ce qui se passe ensuite, le bébén'est plus là, c'est tout, et unepeur terrible me stupéfie.

C'était donc une fille que mamère étouffait à sa naissance. Jel'ai vue faire une première fois,puis une deuxième, je ne suis passûre d'avoir assisté à latroisième, mais je l'ai su.J'entends aussi ma sœur aînéeNoura dire à ma mère : « Si j'aides filles je ferai comme toi… »

C'est donc de cette façon quema mère s'est débarrassée descinq ou sept filles qu'elle aeues en plus de nous,manifestement après Hanan, ladernière survivante.

C'était une chose admise,normale, qui ne devait poser deproblème à personne. Même pas à

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moi, du moins je le croyais lapremière fois, même si j'avais sipeur.

Ces petites filles que mamère tuait, c'était un peu moi.J'ai commencé à me cacher pourpleurer chaque fois que mon pèretuait un mouton ou un poulet, carje tremblais pour ma vie. La mortd'un animal, comme celle d'unbébé, si simple et si ordinairepour mes parents, déclenchait laterreur de disparaître à mon tourcomme eux, aussi simplement etaussi vite. Je me disais : « Çava être mon tour un jour, oucelui de ma sœur, ils peuventnous tuer quand ils veulent.Grande ou petite, il n'y a pas dedifférence. Puisqu'ils nousdonnent la vie, ils ont le droitde la faire disparaître. »

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Tant qu'on vit chez sesparents dans mon village, la peurde la mort est toujours là. Jecrains de monter sur une échellelorsque mon père est en dessous.J'ai peur de la hache qui sert àfendre le bois, peur du puits enallant chercher l'eau. Peur quandmon père surveille le retour desmoutons à l'écurie avec nous.Peur des bruits de porte dans lanuit, de me sentir étouffer sousla peau de mouton qui me sert delit.

Parfois, en revenant du préavec les bêtes, Kaïnat et moi,nous en parlons un peu :

« Et si tout le monde estmort quand on rentrera à lamaison… ? Et si le père a tué lamère ? Un coup de caillou çasuffît ! Qu'est-ce qu'on fait ?

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— Moi je prie chaque fois queje vais chercher l'eau du puits,parce qu'il est profond. Je medis que si on me pousse dedans,personne ne saura où je suispassée ! Tu peux mourir au fond,on ne viendra pas te chercher. »C'était ma grande terreur, cepuits. Et celle de ma mère aussi,je le sentais. J'avais peur aussides ravins en ramenant leschèvres et les moutons. Jeregardais autour de moi avecl’idée que mon père pouvait secacher quelque part, qu'il allaitme pousser dans le vide. C'étaitfacile pour lui, et une fois aufond du ravin j'étais morte. Onpouvait même empiler quelquescailloux sur moi, j'étais dans laterre et j'y restais.

La mort possible de notre

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mère nous préoccupait davantageque la mort d'une sœur. Une sœur,il y en a d'autres… Elle étaitsouvent battue comme nous.Parfois elle essayait de nousdéfendre quand il tapait tropfort, alors il cognait aussi surelle, il la roulait par terre, illa tirait par les cheveux… Notrevie quotidienne était une mortpossible, jour après jour. Ellepouvait venir pour rien, parsurprise, simplement parce que lepère l'aurait décidé. Comme mamère décidait d'étouffer lesbébés filles.

Elle était enceinte, et puiselle ne l'était plus, personne neposait de question. Nous n'avionspas de contact avec les autresfilles du village. Seulementbonjour et au revoir. On n'était

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jamais ensemble, sauf auxmariages. Et les conversationsétaient banales. Il étaitquestion de la nourriture, decommentaires sur la mariée, surd'autres filles que l'on trouvaitbelles ou laides… d'une femme quiavait de la chance parce qu'elleétait maquillée.

« Regarde celle-là, elle aépilé ses sourcils…

— Elle a une jolie coupe decheveux.

— Ah, celle-là, elle a deschaussures aux pieds ! »

C'était la fille la plusriche du village, elle portaitdes babouches brodées. Nous, onsortait pieds nus dans leschamps, on avait des épines auxpieds et on était obligées de

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s'asseoir par terre pour lesretirer. Ma mère n'avait pas dechaussures, ma sœur Noura s'estmariée pieds nus. C'étaitl'essentiel des quelques phraseséchangées aux mariages, et jen'ai assisté qu'à deux ou troiscérémonies.

Il n'était pas pensable de seplaindre d'être battue, puisquec'était courant. Pas question debébé vivant ou mort, sauf si unefemme venait d'accoucher d'unfils. Si ce fils était vivant,gloire à elle et à sa famille.S'il était mort, on le pleurait,malheur sur elle et sur safamille. On compte les mâles, pasles femelles.

Je ne sais donc pas ce quedevenaient les bébés filles aprèsavoir été étouffés par ma mère.

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Est-ce qu'ils les enterraientquelque part ? Est-ce qu'ils lesdonnaient à manger aux chiens ?…Ma mère s'habillait de noir, monpère aussi. Chaque naissanced'une fille était comme unenterrement dans la famille.C'était toujours la faute de lamère si elle ne faisait que desfilles. Mon père le pensait,comme tout le village.

Dans mon village, si leshommes avaient à choisir entreune fille et une vache, ilschoisissaient la vache. Mon pèrerépétait sans se lasser combiennous n'étions bonnes à rien : «Une vache ramène le lait, etramène des veaux. Qu'est-ce qu'onfait avec le lait et les veaux ?On les vend. On ramène l'argent àla maison, ce qui veut dire

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qu'une vache rend service à lafamille. Mais une fille ? Qu'est-ce qu'elle rend comme service àla famille ? Rien du tout. Lesmoutons, qu'est-ce qu'ilsramènent à la maison ? De lalaine. On vend la laine, onramène l'argent à la maison. Labrebis grandit, elle faitd'autres agneaux, encore du lait,on fait des fromages, on lesvend, et on ramène l'argent à lamaison. Une vache ou un mouton,c'est mieux qu'une fille. »

Nous, les filles, nous enétions persuadées. D'ailleurs lavache, la brebis, la chèvreétaient bien mieux traitées quenous. Jamais battue, la vache oula brebis !

Et nous étions convaincuesaussi qu'une fille est un

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problème pour son père, il atoujours peur de ne pas lamarier. Lorsqu'elle est mariée,c'est la misère et la honte sielle quitte son mari qui lamaltraite pour oser revenir chezses parents. Et tant qu'ellen'est pas mariée, le père craintqu'elle reste vieille fille,parce que le village va parler,et pour toute la famille c'estdramatique. Si une vieille fillemarche dans la rue avec son pèreet sa mère, tout le monde laregarde et se moque d'elle. Sielle a passé vingt ans et qu'elleest encore chez ses parents, cen'est pas normal. Chacun admet larègle du mariage de l'aînée etdes suivantes dans l'ordre deleur âge. Mais passé vingt ans…personne n'admet plus rien. Je nesais pas comment ça se passait

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ailleurs dans les villes de monpays, mais dans mon villagec'était ainsi.

Lorsque j'ai disparu de monvillage, ma mère devait avoirmoins de quarante ans. Elle avaitaccouché de douze ou quatorzeenfants. Il lui en restait cinqou sept. Elle avait étouffé lesautres ? Ce n'était pasimportant. C'était toutsimplement « normal ».

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Hanan ?

Il y avait la peur de la mortet la porte de fer, bouclée surnotre existence de fillessurvivantes, soumises. Mon frèreAssad partait à l'école avec uncartable. Mon frère Assad montaità cheval, allait se promener. Monfrère Assad ne mangeait pas avecnous. Il grandissait comme doitgrandir un homme, libre et fier,servi tel un prince par lesfilles de la maison. Et jel'adorais comme un prince. Jechauffais l'eau de son bain quandil était encore petit, je luilavais la tête, je prenais soinde lui comme d'un trésorinestimable. Je ne savais rien desa vie en dehors de la maison,j'ignorais ce qu'il apprenaitdans cette école, ce qu'il voyait

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et faisait en ville. Nousattendions qu'il ait l'âge de semarier : le mariage est la seulechose qui ait de l'importancedans une famille, avec lanaissance d'un fils !

Assad était beau. Nous étionsaussi proches l'un de l'autrequ'il était possible de l'êtredans ma famille, tant qu'il étaitenfant. Un an de différence, lefait d'être son aînée immédiatem'ont donné quelque temps lachance de le côtoyer. Je n'ai pasle souvenir d'avoir joué avec luicomme jouent les enfants de cetâge en Europe. À quatorze ouquinze ans, c'était déjà un hommeet il m'a échappé. Je crois qu'ils'est marié très tôt, vers dix-sept ans probablement. Il estdevenu violent. Mon père le

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haïssait. Je n'en connais pas laraison… Il lui ressemblait peut-être trop. Il craignait d'êtreprivé de son pouvoir par un filsdevenu adulte. J'ignore d'oùvenait cette colère entre eux,mais un jour, j'ai vu mon pèreprendre un panier, le vider deson contenu pour le remplir depierres, monter sur la terrasseet le jeter sur la tête d'Assadcomme s'il voulait le tuer.

Lorsqu'il s'est marié, Assada vécu avec son épouse dans unepartie de la maison. Il a pousséune armoire contre la porte decommunication pour empêcher monpère d'entrer chez lui. J'ai vitecompris que la violence chez leshommes de mon village vient duplus loin des temps. Le père latransmet à son fils qui la

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transmet à son tour à l'infini.

Je n'ai pas revu ma familledepuis vingt-cinq ans, mais sipar extraordinaire je retrouvaismon frère, je voudrais lui poserune seule question : « Où est lasœur disparue que j'appelle Hanan? »

Hanan… Je la vois très brune.Une belle fille, plus jolie quemoi, avec beaucoup de cheveux etplus mûre physiquement. Je mesouviens que Kaïnat est douce etgentille, un peu trop grosse, etque Hanan a un caractèredifférent, un peu brusque, moinssoumis que nous. Des sourcilstrès épais qui se rejoignent au-dessus de ses yeux. Elle n'estpas grosse, mais on sent qu'ellepourrait devenir assez forte, unpeu ronde. Ce n'est pas une fille

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mince comme moi. Lorsqu'ellevient nous aider au ramassage desolives, elle est lente autravail, lente à se déplacer.Dans la famille, ce n'était pasune habitude : on marchait vite,on travaillait vite, on couraitpour obéir, pour sortir les bêtesou les rentrer. Elle n'était pasassez active, mais rêveuse etjamais très attentive à ce qu'onlui disait. Si on récoltait lesolives, par exemple, j'avais déjàmal au bout des doigts d'avoirramassé une pleine cuvette alorsqu'elle n'avait pas encore remplile fond de la sienne. Alors jefaisais demi-tour pour l'aider.Si elle restait la dernière desdernières, elle allait avoir desennuis avec mon père. Je nousrevois en rang dans le champd'oliviers. Nous avançons

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accroupies sur une même ligne aurythme de la cueillette. Le gestedoit être rapide. Dès que la mainest pleine on jette les olivesdans la cuvette et on avanceainsi jusqu'à ce que les olivesdébordent presque, alors on vales mettre dans les grands sacsen toile. Chaque fois que jeretourne à ma place, je voisHanan toujours en arrière, legeste lent, comme au ralenti.Elle est vraiment très différentedes autres, et je n'ai passouvenir d'avoir parlé avec elle,de m'être occupée d'elle enparticulier, sauf pour l'aider auramassage des olives lorsqu'il lefallait. Ou tordre ses cheveux siépais en une grosse natte, commeelle devait le faire pour moi. Jene la vois pas avec nous àl'écurie, je ne la vois pas

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traire les vaches, ou couper lalaine des moutons… plutôt à lacuisine, à aider ma mère. C'estpeut-être pour ça qu'elle avaitpresque disparu de ma mémoire.Pourtant je comptais etrecomptais en m'efforçant de lesmettre dans l'ordre de naissance: Noura, Kaïnat, Souad, Assad,et… ? Ma quatrième sœurn'existait plus, j'avais perdujusqu'à son prénom. Il m'arrivaitmême de ne plus savoir qui étaitné avant qui. J'étais sûre pourNoura, sûre pour Assad, maisencore maintenant je nousmélange, Kaïnat et moi. Quant àcelle que j'appelle Hanan, lepire pour moi, c'est que je ne mesuis plus posé la question de sadisparition pendant des années.

Je l'ai « oubliée »

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profondément, comme si une portede fer s'était refermée sur cettesœur de mon sang, la rendanttotalement invisible au regard dema mémoire déjà si embrouillée.

Il y a quelque temps,pourtant, une image a brutalementsurgi, une vision atroce s'estimposée dans ma tête. Quelqu'un,dans une réunion de femmes, m'amontré la photographie d'unejeune fille morte, allongée àterre, étranglée par un cordonnoir, un fil de téléphone. J'aieu l'impression d'avoir déjà vuquelque chose de semblable. Cettephotographie me mettait mal àl'aise, non seulement à cause decette malheureuse jeune filleassassinée, mais parce que jecherchais comme dans unbrouillard à « voir » quelque

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chose qui me concernait. Et lelendemain, bizarrement, mamémoire s'est réveillée d'uncoup. J'étais là ! J'avais vu !Je savais quand cette sœur Hananavait disparu !

Depuis, je vis avec cenouveau cauchemar en tête, etj'en suis malade. Chaque souvenirprécis, chaque scène de monexistence passée qui me revientbrutalement au hasard me rendmalade. Je voudrais oubliercomplètement toutes ces choseshorribles et, en plus de vingtans, j'y étais parvenueinconsciemment. Mais pourtémoigner de ma vie d'enfant etde femme dans mon pays, je suiscontrainte de plonger dans matête comme au fond de ce puitsqui me faisait si peur jadis. Et

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tous ces morceaux de mon passéqui reviennent à la surface mesemblent maintenant si horriblesque j'ai du mal à y croire. Ilm'arrive de me poser la questiontoute seule et à voix haute : «Est-ce que j'ai réellement vécuces choses ? »

J'existe, j'y ai survécu.D'autres femmes les ont vécues etles vivent encore dans le monde.Je voudrais oublier, mais noussommes si peu de survivantes àpouvoir parler qu'il est de mondevoir de témoigner et de revivreces cauchemars.

Je suis dans la maison etj'entends crier, puis je vois masœur assise par terre,gesticulant des bras et desjambes, et mon frère Assad penchéau-dessus d'elle, les bras

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écartés. Il est en train del'étrangler avec le fil dutéléphone. Je me souviens decette image comme si je l'avaisvécue hier. Je suis tellementcollée au mur que je voudraisrentrer dedans, disparaître. Jesuis avec les deux petites sœurs,devant elles pour les protéger.Je les tiens par les cheveux pourqu'elles ne bougent pas. Assad adû nous voir ou m'entendrearriver, il crie : « Rouhi !Rouhi ! Fous le camp ! Fous lecamp ! »

Je cours vers l'escalier deciment qui va aux chambres entraînant mes deux sœurs. L'unedes petites a tellement peurqu'elle trébuche et se fait mal àune jambe, mais je la force à mesuivre. Je tremble de tout mon

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corps. Je nous enferme dans lachambre et je console la petite.J'essaie de soigner son genou etnous restons là, toutes lestrois, très longtemps, sans fairede bruit. Je ne peux rien faire,absolument rien que garder lesilence, avec cette visiond'horreur.

Mon frère étrangle ma sœur…Elle devait être au téléphone, etil est arrivé par-derrière pourl'étrangler… Elle est morte, jesuis persuadée qu'elle est morte.

Ce jour-là, elle portait unpantalon blanc bouffant, avec unchemisier long jusqu'aux genoux.Elle était pieds nus. J'ai vus'agiter les jambes, j'ai vu lesbras qui frappaient mon frère auvisage pendant qu'il criait : «Fous le camp ! »

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Le téléphone était noir, ilme semble. Il était posé parterre dans la pièce principale,avec un fil très long. Elledevait être en train detéléphoner, mais j'ignore à quiet pourquoi. Je ne sais pas ceque je faisais avant cela, ni oùj'étais, ni ce que Hanan a pufaire de son côté, mais rien dansson comportement, à maconnaissance, ne justifie que monfrère veuille l'étrangler. Je necomprends pas ce qui se passe.

Je suis restée dans lachambre avec les petites jusqu'àce que ma mère revienne. Elleétait sortie et mon père avecelle. Assad était seul avec nous.J'ai longtemps cherché pourquoiil n'y avait personne d'autre quelui et nous dans la maison. Puis

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les souvenirs se sont enchaînés.

Ce jour-là, mes parentsétaient allés voir la femme demon frère, chez ses parents oùelle s'était réfugiée parce qu'ill'avait battue, alors qu'elleétait enceinte. Voilà pourquoimon frère était seul avec nousdans notre maison. Et il devaitêtre furieux, comme tout hommequi subit cet affront. Commed'habitude, je n'avais que desbribes d'informations sur ce quise passait. Une fille n'assistepas aux réunions de famillelorsqu'il y a des conflits. On latient à l'écart. J'ai su plustard que ma belle-sœur avait faitune fausse couche, et je supposeque ses parents ont accusé monfrère d'en être responsable. Maisce jour-là il n'y avait aucun

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lien entre les deux événements.Que faisait Hanan au téléphone ?Il nous servait très peu. Moi-même j'ai dû m'en servir deux outrois fois pour parler avec masœur aînée, ma tante ou la femmede mon frère. Si Hanan appelaitquelqu'un, c'était de la famille,forcément.

Depuis quand ce téléphoneétait-il dans la maison ? Il nedevait pas y en avoir beaucoupdans le village à cette époque…Mon père avait modernisé lamaison. Nous avions une salle debain, avec de l'eau chaude, etdonc un téléphone…

Lorsque mes parents sontrevenus, je sais que ma mère aparlé avec Assad. Je la voispleurer, mais je sais maintenantqu'elle faisait semblant. À

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présent je suis réaliste et j'aicompris comment se passent leschoses dans mon pays. Je saispourquoi on tue les filles. Jesais comment ça se passe. Il y aune réunion de famille qui endécide et, le jour fatal, lesparents ne sont jamais présents.Seul celui qui a été désigné pourtuer est avec la fille.

Ma mère ne pleurait pasvraiment. Elle ne pleurait pas !C'était du cinéma. Elle savaitforcément pourquoi mon frèreavait étranglé ma sœur. Sinonpourquoi sortir le jour même avecmon père et ma grande sœur Noura? Pourquoi nous laisser seules àla maison avec Assad ? Ce quej'ignore, c'est la raison de lacondamnation de Hanan. Elle a dûcommettre un péché mais je ne

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vois pas lequel. Sortir seule ?On l'aurait vue parler avec unhomme ? Un voisin l'auraitdénoncée ? Il suffit de si peu dechose pour considérer qu'unefille est une « charmuta »,qu'elle a amené la honte dans safamille et qu'elle doit mourirpour laver l'honneur nonseulement de ses parents, de sonfrère, mais du village toutentier !

Ma sœur était plus mûre quemoi, même si elle était plusjeune en âge. Elle avait dûcommettre une imprudence quej'ignorais forcément. Les fillesne se font pas de confidences.Elles ont trop peur de parler,même entre sœurs. J'en saisquelque chose, puisque je me suistue moi-même…

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J'aimais beaucoup mon frère.Nous l'aimions toutes parce qu'ilétait le seul homme de lafamille, le seul protecteur aprèsmon père. Si le père meurt, c'estlui qui dirige la maison, et s'ilmeurt à son tour, s'il ne resteplus que des femmes, la familleest perdue. Il n'y a plus demoutons, plus de terre, plusrien. C'est la pire chose dansune famille que de perdre lefrère unique. Comment vivre sansun homme ? C'est l'homme qui faitsa loi et nous protège, c'est lefils qui prend la place du pèreet marie ses sœurs.

Assad était violent comme monpère. C'était un assassin, maisce mot-là n'a aucun sens dans monpays lorsqu'il s'agit de fairemourir une femme. Le frère, ou le

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beau-frère, ou l'oncle, peuimporte, ont mission de préserverl'honneur d'une famille. Ils ontdroit de vie et de mort sur leursfemmes. Si le père ou la mère ditau fils : « Ta sœur a péché, tudois la tuer… », il le fait pourl'honneur, c'est la loi.

Assad était notre frèreadoré. Une fois, il est tombé decheval – il aimait beaucoup sepromener à cheval. Le cheval aglissé et il est tombé. Nousavons tant pleuré, je m'ensouviens ! J'ai déchiré ma robede chagrin, je me suis arrachéles cheveux. Heureusement cen'était pas grave et nous l'avonssoigné. Mais lorsque mon pères'est cassé la jambe, nous étionssi contentes que nous aurions pudanser de joie. Et encore

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aujourd'hui je n'arrive pas àréaliser qu'Assad est unassassin. La vision de ma sœurétranglée est un vrai cauchemar,mais à ce moment-là je ne pouvaispas lui en vouloir. Ce qu'ilavait fait était normal, il avaitdû accepter de le faire pardevoir, parce que c'étaitnécessaire pour toute la famille.Et je l'aimais.

Je ne sais pas ce qu'ils ontfait de Hanan. Elle a disparu dela maison en tout cas. Je l'aioubliée. Je ne comprends pas trèsbien pourquoi. Après la peur, ily a certainement eu la logique dema vie à cette époque, lacoutume, la loi, tout ce qui nousoblige à vivre ces choses «normalement ». Elles nedeviennent des crimes et des

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horreurs qu'ailleurs, enOccident, dans d'autres pays oùles lois sont différentes. Moi-même je devais mourir, et d'avoirsurvécu par miracle à la loicoutumière m'a longtempsperturbée. Maintenant je devineque j'ai dû subir un choc, et quema propre expérience a amplifiéce choc au point de me rendreamnésique sur certainsévénements. C'est un psychiatrequi me l'a dit.

Voilà comment Hanan a disparude ma vie et de mes souvenirs.Peut-être qu'elle a été enterréeavec les autres bébés. Peut-êtrequ'on l'a brûlée, enterrée sousun talus, ou dans un champ. Peut-être qu'on l'a donnée aux chiens? Je ne sais pas. Je vois biendans le regard des gens d'ici,

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lorsque je parle de ma vie là-bas, qu'ils ont du mal àcomprendre. Ils me posent desquestions logiques pour eux : «Est-ce que la police est venue ?», « Est-ce que personne nes'inquiète d'une disparition ? »,« Que disent les gens du village? ».

Je n'ai jamais vu la policede ma vie. Une femme quidisparaît, ce n'est rien. Et lesgens du village sont d'accordavec la loi des hommes. Si on netue pas une fille qui a déshonorésa famille, les gens du villagerejettent cette famille, pluspersonne ne veut lui parler, oufaire du commerce avec elle, lafamille doit partir ! Alors…

Vu d'ici, ma sœur a subi unsort pire que le mien. Mais elle

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a eu de la chance parce qu'elleest morte. Au moins, elle nesouffre pas.

Les cris de ma sœur, je lesentends encore dans mes oreilles,elle hurlait tellement ! Kaïnatet moi, nous avons eu peur pournous pendant quelque temps.Chaque fois que l'on voyait monpère, mon frère ou mon beau-frère, on craignait quelque chosede leur part. Et parfois onn'arrivait pas à dormir. Je meréveillais souvent la nuit. Jesentais une menace permanente.Assad était toujours en colère,violent. Il n'avait pas le droitd'aller voir sa femme : elleétait sortie de l'hôpital pourretourner directement chez sesparents parce qu'il l'avait tropbattue. Et pourtant elle est

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revenue vivre avec lui, c'est laloi. Elle lui a donné d'autresenfants, des fils heureusement.Nous étions fières de lui, nousl'aimions toujours autant, mêmes'il nous faisait peur. Ce que jene comprends pas, c'est que jehaïssais mon père autant quej'adorais mon frère, alors qu'ilsétaient semblables, finalement.

Si je m'étais mariée dans monvillage et que j'aie donnénaissance à des filles, si Assadavait été chargé d'étrangler unede mes filles, j'aurais faitcomme les autres femmes, j'auraissubi sans me révolter. C'estinsupportable à penser et à direici, mais pour nous, là-bas,c'était comme ça.

Aujourd'hui c'est différent,parce que je suis morte dans mon

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village et que je suis née uneseconde fois en Europe. Alorsd'autres idées sont entrées dansmon esprit.

Pourtant j'aime toujours monfrère. C'est comme une racined'olivier qu'on ne peut pasarracher, même si l'arbre esttombé.

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La tomate verte

Je nettoyais l'écurie tousles matins. Elle était trèsgrande et l'odeur était forte.Une fois l'écurie propre, jelaissais la porte ouverte pouraérer. C'était très humide, etavec la chaleur du soleil il yavait de la vapeur à l'intérieur.On remplissait des seaux defumier, je les portais sur latête jusqu'au jardin pour qu'ilsèche. Une partie de ce fumier,celui du cheval, servaituniquement à nourrir la terre dujardin. Mon père disait quec'était le meilleur engrais. Lecrottin de mouton était pour lefour à pain. Lorsqu'il avait bienséché, je m'asseyais par terre etje le malaxais à la main pour enfaire comme des petites galettes

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que je mettais en tas pouralimenter le four.

On emmenait les moutons aupré très tôt le matin, et onretournait les chercher pour lesramener à l'écurie quand lesoleil était trop chaud, versonze heures. Les moutonsmangeaient et dormaient. Jerentrais aussi dans la maison,pour manger. De l'huile dans unbol, du pain chaud, du thé, desolives, des fruits. Le soir, il yavait du poulet, de l'agneau oudu lapin. Nous mangions de laviande presque tous les joursavec du riz, de la semoule qu'onfaisait nous-mêmes. Tous leslégumes venaient du jardin.

Tant qu'il faisait chaud dansla journée, je travaillais à lamaison. Je préparais la pâte pour

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le pain. Je nourrissais les toutpetits agneaux aussi. Je lesprenais par la peau du cou, commeon tient les chats, et je lessoulevais jusqu'au pis de lamaman, pour qu'ils tètent. Il yen avait toujours plusieurs,alors je m'en occupais l'un aprèsl'autre. Quand l'un avait asseztété, je le remettais à sa place,jusqu'à ce qu'ils aient tousmangé. Ensuite j'allais m'occuperdes chèvres, que l'on mettait àpart dans l'écurie. Les deuxchevaux avaient leur coin, et lesquatre vaches aussi. Elle étaitvraiment immense, cette écurie :une bonne soixantaine de moutons,et au moins quarante chèvres. Leschevaux étaient toujours dehorsdans les prés, on ne les rentraitque pour la nuit. Ils servaientuniquement à mon frère et mon

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père pour leurs promenades,jamais à nous. Lorsque le travailde l'écurie était terminé, je nerefermais pas la porte en m'enallant à cause de la chaleur,mais il y avait une barrière enbois, un bois très lourd, trèsépais, qui empêchait les bêtes desortir.

Ensuite il fallait s'occuperdu jardin, quand le soleil étaitplus bas. Il y avait beaucoup detomates qu'il fallait cueillirpresque tous les jours,lorsqu'elles étaient mûres. Unefois, par erreur, j'ai cueilliune tomate verte. Je ne l'ai pasoubliée, cette tomate ! J'yrepense souvent dans ma cuisine.Elle était moitié jaune moitiérouge, et commençait à mûrir.J'avais bien pensé la cacher en

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la ramenant à la maison, maisc'était trop tard, mon père étaitdéjà arrivé. Je savais que jen'aurais pas dû la cueillir, maisj'allais trop vite avec mes deuxmains. Il fallait toujourstravailler si rapidement que mesgestes étaient mécaniques, mesdoigts tournaient autour du plantde tomates, gauche, droite,gauche, droite jusqu'au pied… Etla dernière, celle qui avait prisle moins de soleil, s'estretrouvée dans ma main sans queje l'aie voulu. Et elle était là,bien visible dans ma cuvette. Monpère a hurlé : « Tu es folle ? Tuvois ce que tu as fait ? Tucueilles une tomate verte !Maboula ! »

Et il m'a frappée, puis ill'a écrasée au-dessus de ma tête,

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les pépins tombaient sur moi. «Tu vas la manger maintenant ! »Il l'a enfoncée dans ma bouche deforce, et il m'a frotté le visageavec les restes de la tomate. Jecroyais qu'on pouvait la mangerquand même, mais elle étaitacide, très amère, c'étaitinfect. Je l'ai avalée, parforce. Ensuite je ne voulais plusmanger, je pleurais et monestomac était retourné. Mais ilm'a même mis la tête dansl'assiette et m'a obligée àmanger mon repas, presque commeun chien. Je ne pouvais plusbouger, il me tenait méchammentpar les cheveux, j'avais mal. Mademi-sœur se moquait de moi etrigolait. Elle a reçu une tellegifle qu'elle a craché ce qu'elleavait dans la bouche et s'estmise à pleurer. Plus je disais

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que j'avais mal à la tête et plusil s'acharnait à m'écraser levisage dans la semoule. Il a vidéle plat jusqu'au bout, en faisantdes boulettes de semoule qu'ilm'a enfournées dans la bouche, ilétait enragé. Ensuite, il s'estessuyé les mains avec un linge,me l'a jeté à la tête, et il estparti s'installer tranquillementà l'ombre, sur la véranda.

J'ai débarrassé le plateau enpleurant. J'avais de lanourriture plein le visage, pleinles cheveux et les yeux. Et jebalayais comme tous les jourspour ramasser le moindre grain desemoule qui avait échappé à lamain de mon père.

Pendant de longues annéesj'ai oublié des événements aussiimportants que la disparition

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d'une de mes sœurs, mais je n'aijamais oublié cette tomate verte,et l'humiliation d'être traitéemoins qu'un chien. Et de le voirlà, assis tranquillement àl'ombre, faisant sa sieste commeun roi après ma raclée presquequotidienne, c'était le pire detout. Il était le symbole d'unesclavage normal, que j'acceptaisen courbant la tête et le dossous les coups, comme mes sœurs,comme ma mère. Mais aujourd'huije comprends ma haine. J'auraisvoulu qu'il étouffe sous sonfoulard.

C'était la vie de tous lesjours. Vers quatre heures, onsortait les moutons et leschèvres jusqu'au coucher dusoleil. Ma sœur prenait lesdevants sur le chemin, et je me

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plaçais toujours derrière avecune canne, pour faire avancer lesbêtes, et faire peur aux chèvressurtout. Elles étaient toujoursagitées, prêtes à courirn'importe où. Une fois dans lepré, c'était un peu detranquillité, il n'y avait quenous et le troupeau. Je prenaisune pastèque et je tapais sur uncaillou pour l'ouvrir. On avaitpeur de se faire prendre enrentrant, parce que nos robesétaient sales de jus sucré. Nousles lavions directement sur nousen rentrant à l'écurie, avant queles parents nous voient. Iln'était pas question d'ôter larobe, mais heureusement elleséchait très vite.

Le soleil prenait un jauneparticulier et s'éloignait à

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l'horizon, le ciel passait dubleu au gris, il fallait rentreravant que la nuit tombe. Et commela nuit tombe très vite cheznous, il fallait faire aussi viteque le soleil, compter ses passur le chemin, raser les murs, etla porte de fer claquait ànouveau sur nous.

Après quoi il était l'heurede traire les vaches et lesbrebis. Je me souviens quej'avais mal aux bras. Un grosbidon sous le ventre de la vache,un tabouret presque au ras dusol, je prenais une patte devache et je la coinçais entre mesjambes pour ne pas qu'elle fasseun mouvement et que le lait gicleailleurs que dans le seau. S'il yavait une flaque de lait parterre, même quelques gouttes,

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c'était le dernier jour de ma vie! Mon père me giflait en hurlantqu'il allait perdre un fromage !Les mamelles des vaches étaienttrès grosses, très dures parcequ'elles étaient gonflées delait, et mes mains étaientpetites. J'avais mal aux bras, jemettais beaucoup de temps pourtraire et j'étais épuisée. Unefois, c'était à une période où ily avait six vaches dans l'écurie,je me suis endormie, accrochée auseau, la patte de la vachecoincée entre mes jambes. Monpère est arrivé par malheur et acrié : « Charmuta ! Pute ! » Ilm'a traînée par terre dansl'écurie, par les cheveux, etj'ai pris une raclée à coups deceinture. Je la maudissais cetteceinture de cuir, large, qu'ilportait toujours autour de la

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taille avec une autre pluspetite. La toute petite cinglaittrès fort. Il frappait à tour debras en la tenant par un boutcomme une corde. Quand il seservait de la grande, il devaitla plier en deux, elle était troplourde. Je le suppliais et jepleurais de douleur, mais plus jedisais que j'avais mal, plus ilfrappait en me traitant de pute.

Je pleurais encore le soir,au moment du repas. Ma mère aessayé de me questionner. Ellevoyait bien qu'il avait frappétrès fort ce soir-là, mais ils'est mis à cogner sur elleaussi, en lui disant que ça ne laregardait pas, qu'elle n'avaitpas besoin de savoir pourquoij'avais été battue, parce que moije le savais.

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Une journée ordinaire à lamaison, c'était au moins unegifle, ou un coup de pied sousprétexte que je ne travaillaispas assez vite, que l'eau du théavait mis trop longtemps àchauffer… Parfois j'arrivais àesquiver la claque sur la tête,mais pas souvent. Je ne mesouviens pas si ma sœur Kaïnatétait battue autant que moi, maisje pense que oui, parce qu'elleavait aussi peur que moi. J'aigardé en moi ce réflexe detravailler vite et de marchervite, comme si une ceinture meguettait en permanence. Un ânesur le chemin avance à coups debâton. Si le bâton s'arrête, ils'arrête. C'était pareil pournous, sauf que mon père frappaitbeaucoup plus fort que sur unâne. J'ai encore été frappée le

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lendemain, par principe, pour queje n'oublie pas la raclée de laveille. Pour que je continued'avancer sans m'endormir, commel'âne sur le chemin.

L'âne me fait penser à unautre souvenir, qui concerne mamère. Je me vois emmener paîtrele troupeau comme d'habitude, etrevenir très vite à la maisonpour nettoyer l'écurie encoreplus vite. Ma mère est avec moi,elle me presse car nous devonsaller ramasser les figues. Ilfaut charger les caisses sur ledos de l'âne et marcher assezlongtemps hors du village. Jesuis incapable de situer cettehistoire dans le temps, sauf quece matin-là me semble très prochede la tomate verte. C'est la finde la saison parce que le figuier

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devant lequel nous nous arrêtonsest nu. J'attache l'âne au troncde ce figuier pour l'empêcher demanger les fruits et les feuillesqui jonchent le sol.

Je commence à ramasser et mamère me dit : « Écoute bienSouad, tu restes ici avec l'âne,tu ramasses toutes les figues aubord de la route, mais tu ne vaspas plus loin que cet arbre. Tune bouges pas d'ici. Si tu voiston père arriver avec le chevalblanc ou ton frère, ou quelqu'und'autre, tu siffles et jereviendrai vite. » Elle s'éloigneun peu sur le chemin pourrejoindre un cavalier qui attendsur son cheval. Je le connais devue, il s'appelle Fadel. Il a unetête très ronde, il est petit etassez fort. Son cheval est très

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bien soigné, tout blanc avec unetache noire, la queue tresséejusqu'en bas. Je ne sais pas s'ilest marié ou pas.

Ma mère trompe mon père aveclui. Je l'ai compris dès qu'ellem'a dit : « Si quelqu'un d'autrearrive, tu siffles. » Le cavalierdisparaît de ma vue, et ma mèreaussi. Moi, je ramasseconsciencieusement les figues aubord de la route. Il n'y en a pasbeaucoup à cet endroit, mais jen'ai pas le droit d'aller enchercher plus loin, sinon je neverrai pas mon père ou n'importequi d'autre arriver.

Bizarrement cette histoire nem'étonne pas. Dans mon souvenir,je n'ai pas le sentiment decraindre grand-chose. Peut-êtreparce que ma mère a bien organisé

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son plan. L'âne est attaché autronc du figuier nu, il ne peutrien manger, ni feuilles nifruits, comme il se doit pour cegenre de cueillette. Je n'ai doncpas besoin de le surveiller commeen pleine saison et je peuxtravailler seule. Je fais dix pasdans un sens, dix dans l'autre,en ramassant les figues à terrepour les déposer dans lescaisses. J'ai une bonne vision duchemin en direction du village,je peux voir arriver quelqu'un deloin et siffler à temps. Je nevois plus ni ce Fadel ni ma mère,mais je devine qu'ils sont à unecinquantaine de pas, cachésquelque part dans le champ. Donc,en cas d'ennui, elle pourratoujours faire croire qu'elles'est éloignée un instant pour unbesoin urgent. Un homme, même mon

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père ou mon frère, ne poserajamais de question indécente surce sujet. Ce serait honteux.

Je ne reste pas seule trèslongtemps : la caisse est trèspeu remplie lorsqu'ils reviennentséparément. Ma mère sort duchamp. Je vois Fadel remonter surson cheval ; il rate même laselle une première fois car soncheval est haut. Il a une joliecravache en bois, très fine, etfait un sourire à maman avant dedisparaître.

Moi, je fais semblant den'avoir rien vu.

La chose s'est faite trèsvite. Ils ont fait l'amourquelque part dans le champ, àl'abri des herbes, ou ils étaientsimplement ensemble pour se

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parler, je ne veux pas savoir. Jen'ai pas le droit de demander cequ'ils ont fait, ou d'avoir l'airétonné, ça ne me regarde pas. Mamère ne me fera pas deconfidence. Elle sait aussi queje n'en dirai rien, toutsimplement parce que je suiscomplice de fait, et que je seraibattue à mort autant qu'elle. Monpère ne sait que taper sur lesfemmes et les faire travaillerpour avoir de l'argent. Alors,que ma mère aille faire l'amouravec un autre homme sous prétextede lui ramener ses caisses defigues, finalement j'en suis trèscontente. Elle a bien raison.

À présent nous devonsramasser les figues très vite,que les caisses soient rempliessuffisamment pour justifier le

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temps passé. Sinon mon père vademander : « Tu ramènes descaisses vides, qu'est-ce que tuas fait pendant ce temps ? » Etj'aurai droit à la ceinture.

Nous sommes assez loin duvillage. Ma mère monte sur l'âne,les jambes un peu écartées autourdu cou de l'animal, très près dela tête pour ne pas écraser lesfruits. Je marche en tête pourguider le pas de l'âne sur lechemin, et nous repartonslourdement chargées.

Un peu plus loin nouscroisons une femme âgée touteseule avec un âne, qui ramène desfigues elle aussi.

Comme elle est vieille, ellen'a pas besoin d'êtreaccompagnée, elle est devant

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nous. Ma mère la salue et nouspoursuivons le chemin ensemble.Il est très étroit et bizarre cechemin, plein de trous, de bosseset de cailloux. Par endroits ilgrimpe assez haut et l'âne a dumal à avancer avec sa charge. Àun moment il s'arrête tout net enhaut d'une pente, devant un grosserpent, et refuse d'aller plusloin. Ma mère a beau le taper,l'encourager, il ne veut riensavoir. Au contraire il cherche àreculer, le nez frémissant depeur, comme moi. Je déteste lesserpents. Et comme la pente estvraiment très raide, les caissesbougent sur son dos, au risque dese renverser. Heureusement lafemme qui nous accompagne nesemble pas craindre le serpent,pourtant énorme. Je ne sais pascomment elle fait, mais je vois

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le corps s'enrouler, se tordre.Elle a dû taper dessus avec sonbâton… finalement le grandserpent se faufile dans le ravinet l'âne veut bien repartir.

Il y avait beaucoup deserpents autour du village, despetits et des grands. On envoyait tous les jours et on lescraignait beaucoup, comme oncraignait les grenades. Depuis laguerre avec les juifs, il y enavait un peu partout. On nesavait jamais si on n'allait pasmourir en posant le pied dessus,par hasard. En tout cas, j'enentendais parler à la maison,lorsque le père de mon pèrevenait en visite, ou mon oncle.Ma mère nous mettait en gardecontre ces grenades, ellesétaient presque invisibles au

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milieu des cailloux, et jeregardais sans cesse devant moi,de peur d'en rencontrer une. Jen'ai pas le souvenir d'en avoirvu moi-même, mais je sais que ledanger était permanent. Il valaitmieux ne pas soulever une pierre,et bien regarder où on mettaitses pieds. Les serpents, eux,allaient se nicher jusque dans lamaison, dans la réserve, entreles sacs de riz ou les tas depaille de l'écurie.

Mon père n'était pas à lamaison lorsque nous sommesrentrées. C'était un soulagementcar nous avions perdu du temps :il était déjà dix heures. À cetteheure le soleil est haut, lachaleur forte, et les figues bienmûres risquaient de se ratatineret se ramollir. Or il fallait

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qu'elles soient en bon état, etpréparées soigneusement pour quemon père puisse les vendre aumarché.

J'aimais beaucoup préparerles caisses de figues. Jechoisissais de belles feuilles defiguier, très grandes et bienvertes pour tapisser le fond descaisses. Ensuite, je plaçais lesfruits délicatement, bien rangéscomme de beaux bijoux, et jemettais de grandes feuillespardessus pour les protéger dusoleil. Pour les raisins c'étaitla même chose : on les coupait auciseau, on les nettoyaitsoigneusement, il ne devait pasrester un grain abîmé, ou unefeuille sale. Je tapissais lescaisses avec des feuilles devigne et je les recouvrais de la

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même façon, pour que les grappesrestent bien fraîches.

Il y avait aussi la saisondes choux-fleurs, des courgettes,des aubergines, des tomates etdes courges, et mon père vendaitaussi les fromages que j'étaischargée de fabriquer. Je mettaisle lait dans un grand seau enmétal. Je retirais le gras toutjaune qui se formait sur lesbords, et la crème que je mettaisà part pour faire le « laban »qu'on vendait dans des paquets àpart, pour le ramadan. On lesmettait dans des gros seaux etc'est mon père qui s'occupait defaire les paquets avec duplastique très dur pour que leproduit ne pourrisse pas. Ilmarquait dessus en arabe « laban».

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Avec le « halib », le lait,je faisais des yogourts et dufromage à la main. J'avais untissu blanc transparent et un bolen fer. D'abord je remplissais lebol à ras, pour que les fromagesaient toujours la même taille,ensuite je les mettais dans letissu, je faisais un nœud et jeserrais très fort pour que le juscoule dans un récipient. Une foisque les fromages n'avaient plusde jus, je les plaçais sur ungrand plateau doré, recouvertd'un tissu pour ne pas que lesoleil et les mouches lesabîment. Je les emballais ensuitedans des paquets blancs que monpère marquait aussi. C'était trèsjoli une fois emballé, trèssoigné. Mon père allait au marchépratiquement tous les jours à lasaison des fruits et légumes.

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Pour les fromages et le lait,deux fois par semaine.

Mon père ne venait prendre levolant de la camionnette quelorsque tout était chargé, et sinous n'avions pas terminé àtemps, malheur à nous. Ils'installait devant avec ma mère,et moi j'étais coincée entre lescaisses à l'arrière. Il y avaitune bonne demi-heure de route. Enarrivant, je voyais de grandsimmeubles. C'était la ville. Unejolie ville, bien propre. Il yavait des feux rouges pourarrêter les voitures. Des joliesboutiques. Je me souviens d'unevitrine avec un mannequin et unerobe de mariée. Mais je n'avaispas le droit d'aller me promener,encore moins d'aller regarder lesboutiques. J'avais la bouche

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ouverte et je me tordais le coupour les apercevoir de loin leplus longtemps possible. Jen'avais jamais vu ça.

J'aurais bien aimé visitercette ville, mais quand je voyaisdes filles marcher sur letrottoir, habillées avec desrobes courtes, les jambes nues,j'avais honte. Si je les avaisrencontrées de près, j'auraiscraché sur leur passage.C'étaient des charmuta… Pour moi,c'était dégoûtant. Ellesmarchaient toutes seules, sansparents à côté d'elles. Je medisais qu'elles ne pourraientjamais se marier. Aucun homme neles demanderait parce qu'ellesavaient montré leurs jambes, etqu'elles étaient maquillées avecdu rouge à lèvres. Et je ne

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comprenais pas pourquoi on ne lesenfermait pas.

Je me rends compte à présentque la vie au village n'avait paschangé depuis que ma mère étaitnée, et sa mère avant elle, etplus loin encore. Est-ce que cesfilles étaient battues comme moi? Est-ce qu'elles travaillaientcomme moi ? Enfermées comme moi ?Esclaves comme moi ? Je ne devaispas m'éloigner d'un centimètre dela camionnette de mon père. Ilsurveillait le déchargement descaisses, ramenait l'argent, etsur un geste, comme un âne, jedevais remonter me cacher àl'intérieur, avec pour seulplaisir un moment sans travail,et la vision des boutiquesinaccessibles à travers lescaisses de fruits ou de légumes.

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Le marché était très grand.Il y avait comme une sorte detoit recouvert de vignes quifaisait de l'ombre pour lesfruits. C'était très joli. Quandtout était vendu, mon père étaitheureux. Il allait voir levendeur avant que le marché soitfermé, tout seul, et il ramenaitl'argent que je pouvais voir danssa main. Il le comptait beaucoupet l'enfermait dans un petit sacen tissu, noué avec une ficelle,et il mettait le sac autour deson cou. C'est avec cet argent dumarché qu'il a pu moderniser lamaison.

J'aimais bien monter dans lacamionnette parce que c'était unmoment de repos. Je ne faisaisrien pendant le trajet, j'étaisassise tranquillement. Mais une

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fois arrivés au marché, ilfallait se dépêcher, transporterles caisses en vitesse. Mon pèrevoulait montrer que sa femme etsa fille travaillaient dur.J'étais toujours avec ma mère. Iln'emmenait jamais les deux sœursensemble.

Lorsque ma sœur était aveceux, j'allais chercher de l'eaupour nettoyer la cour, et que lesoleil la sèche. Je préparais àmanger et je faisais le pain.Assise par terre, je mettais lafarine dans un grand plat avec del'eau et du sel, et jetravaillais avec la main. Ensuiteje laissais reposer la pâte sousun linge blanc en attendantqu'elle lève. J'allais raviver lefourneau à pain pour qu'il soittrès chaud. Le fournil était

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grand comme une petite maisonavec un toit de bois, et àl'intérieur le fourneau en ferbrûlait en permanence. Lesbraises se gardaient trèslongtemps, mais il fallaitranimer le feu tout spécialementavant de faire le pain.

C'est magnifique une pâte quilève… j'adorais faire le pain. Jefaisais un trou dans la pâte pourfaire joli, avant de la mettredans le fourneau. Et pour qu'ellene colle pas dans les mains, jeles plongeais dans un sac defarine, et je caressais cettepâte qui devenait blanche ettoute douce. Ça faisait unegrande galette, superbe, un jolipain rond et un plat qui devaittoujours avoir la même forme.Sinon mon père me le jetait à la

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figure.

Une fois le pain cuit, jenettoyais le four et ramassaisles cendres. Quand je sortais delà, mes cheveux, mon visage, messourcils et mes cils étaient grisde poussière. Je me secouaiscomme un chien qui a des puces.

Un jour, j'étais àl'intérieur de la maison et on avu de la fumée sortir du toit dufournil. J'ai couru avec ma sœurpour voir ce qui se passait, eton a commencé à crier au feu. Monpère est venu avec de l'eau. Il yavait des flammes et tout abrûlé. À l'intérieur du fourneau,il y avait comme des crottes dechèvres, toutes noires. J'avaisoublié un pain à l'intérieur dufour, et mal nettoyé les cendres.Une braise était restée qui avait

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déclenché le feu. C'était mafaute. Je ne devais pas oublierce morceau de pain, et surtoutjamais oublier de brasser lescendres avec un morceau de boispour ôter les braises.

J'étais responsable del'incendie du four à pain,c'était la pire des catastrophes.

Et mon père m'a battue plusque jamais. J'ai pris des coupsde pied, des coups de canne dansle dos. Il m'a attrapée par lescheveux, m'a collée à genoux etil m'a aplati le visage dans lescendres, tièdes heureusement.J'étouffais, je bavais, la cendreentrait par le nez et la bouche,et j'avais les yeux tout rouges.Il m'a fait manger la cendre pourme punir. Comme je pleurais quandil m'a relâchée, j'étais toute

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noire et grise avec les yeuxrouges comme une tomate. C'étaitune faute très grave de ma part,et si ma sœur et ma mèren'avaient pas été là je crois quemon père m'aurait jetée dansl'incendie avant de l'éteindre.

Il a fallu reconstruire lefour avec des briques et letravail a duré longtemps. Chaquejour j'avais droit à une insulte,à une parole méchante. Je filaisà l'écurie le dos courbé, jebalayais la cour la tête baissée.Je pense que mon père medétestait vraiment, et pourtant,à part cette faute, jetravaillais vraiment bien.

Je faisais la lessive dansl'après-midi, avant que la nuittombe. Je m'occupais de tout lelinge de la maison, je battais

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les peaux de mouton, je balayais,cuisinais, nourrissais les bêtes,nettoyais l'écurie. Les momentsde repos étaient rares.

On ne sortait jamais le soir.Mon père et ma mère, eux,sortaient très souvent, ilsallaient chez les voisins, chezdes amis. Mon frère sortaitaussi, mais nous jamais. Nousn'avions pas d'amies, ma sœuraînée ne venait jamais nous voir.La seule personne étrangère à lamaison que je voyais parfois,c'est une voisine, Enam. Elleavait une tache dans l'œil, lesgens se moquaient d'elle, et toutle monde savait qu'elle n'avaitjamais été mariée.

Depuis la terrasse, je voyaisla villa des gens riches. Ilsétaient sur leur terrasse avec

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des lumières, et je les entendaisrire, je voyais qu'ils mangeaientdehors, même tard le soir. Mais,chez nous, on était enferméescomme des lapins dans noschambres. Dans le village, je mesouviens seulement de cettefamille riche, pas très loin dechez moi, et d'Enam, la vieillefille toujours seule, assisedehors devant sa maison. La seuledistraction, c'était le trajet encamionnette pour aller au marché.

Les moments de repos étaientsi rares… Quand on ne travaillaitpas pour nous, on allait aiderles autres villageois et ilsfaisaient la même chose pournous.

On était plusieurs fillesplus ou moins du même âge dans levillage, et on nous faisait

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monter dans un autocar pour allerramasser les choux-fleurs dans ungrand champ. Je m'en souviens, dece champ de choux-fleurs ! Ilétait si grand qu'on ne voyaitpas le bout, et on avaitl'impression que jamais onn'arriverait à tout cueillir ! Lechauffeur était tellement petitqu'il mettait un coussin sur lesiège pour conduire. Il avait unedrôle de tête ronde, minuscule,avec des cheveux ras.

Toute la journée on a coupéles choux-fleurs, à quatrepattes, toutes les filles en rangcomme d'habitude, surveillées parune femme déjà âgée qui avait unbâton. Et pas question detraîner. On les entassait dans ungros camion. La journée finie, ona laissé le camion sur place et

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on est remontées dans le car pourrentrer au village. Il y avaitbeaucoup d'orangers de chaquecôté de la route. Et comme nousavions très soif, le chauffeur aarrêté le car en nous disantd'aller chercher chacune uneorange et de revenir vite.

« Une orange et halas ! », cequi voulait dire « une mais pasdeux ! ».

Toutes les filles sontremontées dans le car en courant,et le chauffeur qui s'était garédans un petit chemin a faitmarche arrière. Puis il a arrêtébrusquement le moteur, estdescendu et s'est mis à crier sifort que toutes les filles sontressorties du car, affolées.

Il avait écrasé une des

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jeunes filles. Sa tête étaitpassée sous la roue. Commej'étais juste devant, je me suisbaissée, j'ai soulevé sa tête parles cheveux, croyant qu'elleétait vivante. Mais sa tête estrestée collée sur la terre et jeme suis évanouie d'effroi.

Ensuite, je me souviens quej'étais à nouveau dans le car surles genoux de la femme qui noussurveillait. Le chauffeurs'arrêtait devant chaque maisonpour déposer les filles,puisqu'on n'avait pas le droit derentrer toute seule, même dans levillage. Quand je suis descenduedevant chez moi, la surveillantea expliqué à ma mère que j'étaismalade. Maman m'a couchée, m'adonné à boire. Elle étaitgentille avec moi ce soir-là,

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parce que la femme lui avait toutexpliqué. Elle était obligée deraconter l'accident à chaquemaman et le chauffeur attendait.Peut-être parce qu'il fallait quetout le monde dise la même chose?

C'est bizarre que ce soitarrivé justement à cette fille.Quand on cueillait les choux-fleurs, elle était toujours aumilieu de la rangée, jamais surles bords. Or, chez nous, unefille qui est protégée ainsi parles autres filles, cela veut direqu'elle est capable de s'enfuir.Et j'avais remarqué que cettefille était toujours encadrée,qu'elle ne devait pas changer deplace dans la ligne. Pour moi,c'était bizarre, surtout qu'on neparlait pas avec elle. Il ne

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fallait même pas la regarderparce qu'elle était charmuta, etsi on parlait avec elle, on noustraiterait de charmuta nousaussi. Est-ce que le chauffeuravait fait exprès de l'écraser ?La rumeur a duré très longtempsdans le village. La police estvenue nous questionner, ils nousont rassemblées dans le champ oùça s'était passé. Il y avaittrois policiers et c'étaitquelque chose pour nous, de voirdes hommes en policiers. Il nefallait pas les regarder dans lesyeux, et on devait les respecter,on était très impressionnées. Ona montré exactement l'endroit. Jeme suis baissée. Il y avait unefausse tête, et je l'ai soulevéeavec la main. Ils m'ont dit : «Halas, halos, halas… » C'étaitfini.

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On est remontées dans le car.Le chauffeur pleurait ! Ilconduisait vite et bizarrement.Le car faisait des bonds sur laroute, et je me souviens que lasurveillante tenait sa poitrine àdeux mains parce que ses seinsfaisaient des bonds aussi. Lechauffeur a été en prison. Pournous, et pour tout le village, cen'était pas un accident.

Pendant très longtemps aprèsj'ai été malade. Je me revoyaissoulevant la tête écrasée decette fille, et j'avais peur demes parents, à cause de tout cequ'on disait sur elle. Elle avaitdû faire quelque chose de pasbien, mais je ne sais pas quoi.En tout cas, on disait qu'elleétait charmuta. Je ne dormais pasla nuit, je voyais tout le temps

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cette tête écrasée, j'entendaisle bruit des roues quand le car areculé. Jamais je n'oublieraicette fille. Malgré toutes lessouffrances que j'ai subies moi-même, cette image m'est restéedans la tête. Elle avait le mêmeâge que moi, les cheveux courts,une très jolie coupe de cheveux.C'était bizarre aussi qu'elle aitles cheveux courts. Les filles duvillage ne coupaient jamais leurscheveux. Pourquoi elle ? Elleétait différente de nous,habillée plus joliment. Qu'est-cequi avait fait d'elle unecharmuta ? Je ne l'ai jamais su.Mais je l'ai su pour moi.

Au fur et à mesure que jeprenais de l'âge, j'attendaisd'être demandée en mariage avecun grand espoir. Mais personne ne

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demandait Kaïnat, et elle nesemblait pas s'en inquiéter.Comme si elle était déjà résignéeà rester vieille fille, ce que jetrouvais affreux pour elle,autant que pour moi qui devaisattendre mon tour.

Je commençais à avoir hontede me montrer aux mariages desautres, de peur qu'on se moque demoi. Être mariée, c'était ce queje pouvais espérer de mieux commeliberté. Pourtant, même mariée,une femme risquait sa vie aumoindre écart. Je me souviens decette femme qui avait quatreenfants. Son mari travaillaitsûrement comme employé à laville, parce qu'il avait toujoursune veste sur les épaules. Quandje l'apercevais de loin, ilmarchait toujours vite, ses

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chaussures faisaient comme unbrouillard de sable derrière lui.

Sa femme s'appelait Souheila,et un jour j'ai entendu ma mèredire que le village racontait deschoses sur elle. Les genspensaient qu'elle avait uneliaison avec le propriétaire dumagasin car elle allait souventacheter du pain, des légumes etdes fruits. Peut-être qu'ellen'avait pas de grand jardin commenous. Peut-être qu'elle voyaitcet homme en cachette, comme mamère l'avait fait avec Fadel. Unjour, ma mère a raconté que sesdeux frères étaient entrés chezelle et lui avaient coupé latête. Et qu'ils avaient laissé lecorps par terre et s'étaientpromenés dans le village avec latête coupée. Elle disait aussi

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que, lorsque son mari étaitrentré de son travail, il étaitheureux que sa femme soit morte,puisqu'elle était soupçonnée defaire quelque chose avec lepatron du magasin. Pourtant ellen'était pas très jolie, et elleavait déjà quatre enfants.

Je n'ai pas vu ces hommes sepromener dans le village avec latête de leur sœur, je n'ai faitqu'entendre le récit de ma mère.J'étais assez mûre déjà pourcomprendre, mais je n'ai pas eupeur. Peut-être parce que je n'airien vu, justement. Il mesemblait que, dans ma famille,personne n'était charmuta, queces choses-là ne m'arriveraientpas. Cette femme avait été punie,c'était normal. Plus normalqu'une jeune fille de mon âge

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écrasée sur la route.

Je ne réalisais pas que desimples commérages, dessuppositions de voisins, desmensonges même, pouvaient fairede n'importe quelle femme unecharmuta, et la conduire à lamort, pour l'honneur des autres.

C'est ce que l'on appelle uncrime d'honneur, « Jarimat alSharaf », et, pour les hommes demon pays, ce n'est pas un crime.

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Le sang de la mariée

Les parents de Hussein sontvenus demander Noura. Ils sontvenus plusieurs fois pour endiscuter parce que lorsqu'onmarie une fille chez nous, on lavend pour de l'or. Les parents deHussein sont donc venus avec del'or, ils ont mis cet or dans unjoli plat doré, et le père deHussein a dit : « Voilà, lamoitié pour Adnan, le père, etl'autre moitié pour sa fille,Noura. »

S'il n'y a pas assez d'or, onen discute. Les deux parts sontimportantes, parce que le jour dumariage, la fille devra montrer àtout le monde l'or que son père aobtenu pour la vendre.

Ce n'est pas pour Noura,

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cette quantité d'or qu'elleportera le jour du mariage. Lenombre de bracelets, le collier,le diadème, elle en a besoin pourson honneur et celui de sesparents. Ce n'est pas pour sonavenir, ou pour elle-même, maiselle pourra se promener dans levillage, et les gens diront surson passage combien d'or elle aramené à ses parents. Si unefille n'a pas de bijoux le jourde son mariage, c'estterriblement honteux pour elle etsa famille. Mon père oubliait denous dire ça, quand il criaitaprès ses filles qui nerapportent même pas ce querapporte une brebis. Quand ilvend sa fille, il a droit à lamoitié de l'or !

Alors il peut marchander. La

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discussion se passe en dehors denous, seulement entre lesparents. Lorsque l'affaire estconclue, il n'y a pas de papiersigné, c'est la parole des hommesqui compte. Uniquement celle deshommes.

Les femmes n'ont rien ledroit de dire, ma mère et la mèrede Hussein pas plus que la futuremariée. Personne n'a encore vul'or, mais tout le monde sait quele mariage est conclu puisque lafamille de Hussein est venue.Mais il ne faut pas déranger, nepas se montrer, il faut respecterle marchandage des hommes.

Ma sœur Noura sait qu'unhomme est entré dans la maisonavec ses parents, donc qu'elle vasûrement se marier. Elle est trèscontente. Elle me dit qu'elle en

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a envie pour mieux s'habiller,s'épiler les sourcils, pour avoirune famille à elle et desenfants. Noura est timide, avecun joli visage. Elle se faitquand même du souci pendant queles pères discutent, elleaimerait bien savoir combien d'orils ont apporté, elle prie Dieuqu'ils tombent d'accord.

Elle ne sait pas à quoiressemble son futur mari, elleignore son âge, et elle nedemandera pas comment il est.C'est honteux de poser laquestion. Même à moi qui pourraisme cacher quelque part pour voirla tête qu'il a. Peut-êtrequ'elle a peur que j'aille ledire aux parents.

Quelques jours après, monpère fait venir Noura en présence

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de ma mère et lui dit : « Voilà,tu vas te marier tel jour. » Jen'étais pas là, car je n'avaispas le droit d'être avec eux.

Je ne devrais même pas dire :« Je n'avais pas le droit », çan'existe pas. C'est la coutume,elle est ainsi et c'est tout. Siton père te dit : « Reste dans cecoin toute ta vie », tu resterasdans ce coin toute ta vie. Si tonpère te met une olive dans uneassiette et qu'il te dit : «Aujourd'hui tu n'as que ça àmanger », tu ne manges que ça. Ilest très difficile de sortir decette peau d'esclave consentie,puisque l'on naît avec en étantfille, et que, durant toute notreenfance, cette manière de ne pasexister, d'obéir à l'homme et àsa loi, est entretenue en

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permanence, par le père, la mère,le frère, et que la seule issuequi consiste à se marier laperpétue avec le mari.

Lorsque ma sœur Noura accèdeà ce statut tant espéré, j'estimemon âge à moins d'une quinzained'années. Mais peut-être que jeme trompe, même de beaucoup car,à force d'y réfléchir etd'essayer de mettre ma mémoire enordre, je me suis rendu compteque ma vie en ce temps-là n'avaitaucun des repères que l'onconnaît en Europe. Pasd'anniversaire, pas dephotographie, c'est une vie depetit animal qui mange, travaillele plus vite possible, dort etprend des coups. Puis on sait quel'on est « mûre », c'est-à-direen danger de s'attirer la colère

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de la société au moindre fauxpas. Et à partir de cet âge « mûr» le mariage est la prochaineétape. Normalement, une fille estmûre à dix ans et se marie entrequatorze et dix-sept ans au plustard. Noura doit approcher lalimite du plus tard.

La famille a donc commencé àpréparer le mariage, à avertirles voisins. Comme la maisonn'est pas assez grande, on valouer la cour commune pour laréception. C'est un endroit trèsjoli, une sorte de jardin fleurioù pousse du raisin et une courpour danser. Il y a une vérandacouverte qui permet de se tenir àl'ombre, et abritera la mariée.

Mon père a choisi le mouton.On prend toujours l'agneau leplus jeune parce que la viande

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est tendre et ne va pas cuirelongtemps. Si la viande doitcuire longtemps, on dira que lepère n'est pas bien riche, qu'ila pris un vieux mouton et nedonne pas bien à manger. Saréputation ne sera pas bonne dansle village, et pour celle de safille ce sera pire encore.

C'est donc mon père quichoisit l'agneau. Il va dansl'étable, observe, attrape celuiqu'il a choisi, et on le traînedans le jardin. Il lui attacheles pattes pour ne pas qu'ilbouge, prend le couteau etl'égorgé d'un seul coup de lame.Il prend ensuite la tête et latord un peu au-dessus d'un grandplat pour que le sang sorte. Jeregarde ce sang couler avec unvague dégoût. Les pattes du

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mouton bougent encore. Le travailde mon père étant fini, lesfemmes viennent s'occuper de laviande. Elles font bouillir del'eau pour nettoyer l'intérieurdu mouton. On ne mange pas lestripes, mais elles serventcertainement à quelque chose, caron les met soigneusement de côté.Ensuite il faut retirer la peau,et c'est ma mère qui se charge dece travail délicat. La peau nedoit pas être abîmée. Elle doitrester entière. Le mouton estmaintenant par terre, bien vidéet propre. Avec son grandcouteau, ma mère sépare la peaude la viande. Elle coupe au rasde la chair et elle tire d'ungeste précis. Morceau par morceaule cuir se décolle jusqu'à ce quela peau tout entière se sépare ducorps. Elle va la laisser sécher

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pour la vendre ou la garder. Laplupart des peaux de nos moutonssont vendues. Mais on est mal vusi l'on amène une seule peau aumarché. Il faut en apporterplusieurs pour montrer qu'on estriche.

Cette veille du mariage, à lanuit tombée, après le mouton, mamère s'occupe de ma sœur. Elleprend une vieille poêle, uncitron, un peu d'huile d'olive,un jaune d'œuf et du sucre. Ellefait fondre tout ça dans cettepoêle et s'enferme avec Noura.C'est avec cette préparationqu'elle va l'épiler. Il fautenlever absolument tous les poilssur le sexe. Tout doit être nu etpropre. Ma mère dit que si parmalheur on oublie un poil,l'homme s'en ira sans même

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regarder sa femme en disantqu'elle est sale !

Cette histoire de poils quiseraient sales me préoccupe. Onn'épile pas les jambes ni lesbras, uniquement le sexe. Etaussi les sourcils mais pourfaire joli. Lorsque les poilsapparaissent sur une fille, c'estle premier signe qui la rendfemme, avec les seins. Et ellemourra avec ses poils, puisque,comme Dieu nous a créées, il nousreprend. Et pourtant toutes lesfilles sont fières à l'idée de sefaire épiler… C'est la preuve quel'on va appartenir à un autrehomme que son père. On devientvraiment quelqu'un, sans poils.Il me semble que c'est plus unepunition qu'autre chose carj'entends ma sœur crier. Quand

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elle sort de la chambre, unepetite foule de femmes quiattendaient derrière la portetapent dans leurs mains et crientdes youyous. C'est une grandejoie : ma sœur est prête pour lemariage, le fameux sacrifice desa virginité.

Après cette séance, elle peutaller dormir. Les femmes rentrentchez elles aussi puisqu'ellesl'ont vue, et que tout a été faitdans les règles.

Le lendemain, au lever dusoleil, on prépare à manger dansla cour du mariage. Il faut quetout le monde voie se préparer lanourriture et estime le nombre deplats. Et surtout il ne faut pasrater la cuisson d'une seulepoignée de riz, sinon tout levillage en parlera. La moitié de

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la cour est consacrée à cettenourriture. Il y a la viande, lecouscous, les légumes, le riz,les poulets et beaucoup desucreries, des gâteaux que mamère a faits avec l'aide desvoisines, car elle n'auraitjamais pu y arriver toute seulepour tout ce monde.

Les plats étant disposés,offerts au regard de tous, mamère va préparer ma sœur avec uneautre femme. La robe est brodéedevant, longue jusqu'auxchevilles, avec des boutons entissu. Noura est magnifique quandelle sort de la chambre, couverted'or. Belle comme une fleur. Ellea des bracelets, des colliers, etsurtout, ce qui compte avant toutpour une mariée, le diadème ! Ilest fait d'un ruban de pièces

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d'or attaché autour de la tête.Ses cheveux dénoués ont étélissés avec de l'huile d'olivepour les faire briller. On val'installer sur son trône. C'estune table surmontée d'une chaise,recouverte d'une nappe blanche.Noura doit monter dessus,s'asseoir et attendre ainsi qu'onvienne l'admirer avant l'arrivéede son futur époux. Toutes lesfemmes se bousculent pour entrerdans la cour et contempler lamariée en faisant les youyous.

Et les hommes dansent dehors.Ils ne se mêlent pas aux femmesdans la cour.

On n'a pas même le droitd'être à la fenêtre pour regardercomment ils dansent.

Le marié va maintenant faire

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son entrée. La fiancée baissetimidement la tête. Elle n'a pasencore le droit de le regarder enface, or c'est la première foisqu'elle va enfin voir à quoi ilressemble. Je suppose que ma mèrelui a donné quelques indicationssur son allure, sa famille, sontravail, son âge… mais rien n'estsûr. On lui a peut-êtresimplement dit que ses parentsavaient apporté l'or qu'ilfallait.

Ma mère prend un voilequ'elle dépose sur la tête de masœur et il arrive comme unprince, bien habillé. Ils'approche d'elle. Noura gardeles mains posées sagement sur lesgenoux, la tête baissée sous levoile pour montrer sa bonneéducation. Ce moment est supposé

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représenter l'essentiel de la viede ma sœur.

Je regarde comme les autres,et je l'envie. Je l'ai toujoursenviée d'être l'aînée,d'accompagner ma mère partout,alors que je trimais à l'écurieavec Kaïnat. Je l'envie dequitter cette maison la première.Chaque fille voudrait être à laplace de la mariée ce jour-là, enbelle robe blanche et couverted'or. Elle est si belle. Nouran'a pas de chaussures, c'est maseule déception. Avoir les piedsnus, pour moi, c'est comme unemisère. J'ai vu des femmes dansla rue, en allant au marché, avecdes chaussures aux pieds. Peut-être parce que les hommes enportent toujours, les chaussuressont pour moi le symbole de la

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liberté. Marcher sans que lescailloux et les épines me trouentla peau… Noura est pieds nus, etHussein a de très belleschaussures cirées qui mefascinent.

Hussein avance vers ma sœur.On installe pour lui, sur latable haute, une autre chaiserecouverte d'une nappe blanche.Il s'assied, lève le voile blanc,et les youyous résonnent dans lacour. La cérémonie est faite.L'homme vient de découvrir levisage de celle qui est restéepure pour lui et lui donnera desfils.

Ils restent là, assis tousles deux comme des mannequins. Ondanse, on chante, on mange, maiseux ne bougent pas. On leurapporte à manger sur place et,

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pour ne pas qu'ils les salissent,on protège leurs beaux habitsavec des linges blancs.

Le marié ne touche pas safemme, il ne l'embrasse pas, nelui prend pas la main. Il ne sepasse rien entre eux, aucun gested'amour ou de tendresse. Ils sontune image fixe du mariage, et çadure longtemps.

J'ignore tout de cet homme-là, son âge, s'il a des frères oudes sœurs, à quoi il travaille,et où il habite avec ses parents.Pourtant il est du même village.On ne va pas chercher une femmeailleurs que chez soi ! C'est lapremière fois moi aussi que jevois cet homme. On ne savait pass'il était beau ou laid, petit,grand, gros, aveugle, manchot, labouche tordue ou pas, s'il avait

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des oreilles ou pas, ou un grandnez… Hussein est un très belhomme. Il n'est pas très grand,un mètre soixante-dix environ,les cheveux crépus, très courts,le corps plutôt enveloppé. Sonvisage noiraud, basané, a l'airbien nourri. Le nez très court,assez épaté, avec des narineslarges, il a de l'allure. Ilmarche fièrement, et n'a pasl'air méchant au premier regard,mais il l'est peut-être. Je lesens bien, par moments il parlenerveusement.

Pour faire comprendre que lafête va se terminer et que lesinvités vont partir, les femmeschantent, en s'adressantdirectement au mari, quelquechose qui dit à peu près ceci : «Protège-moi maintenant. Si tu ne

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me protèges pas, tu n'es pas unhomme… » Et la dernière chansonobligatoire : « On ne sort pasd'ici si tu ne danses pas. »

Il faut qu'ils dansent tousles deux pour conclure lacérémonie.

Le mari fait descendre safemme – cette fois il la touchedu doigt, elle lui appartient –et ils dansent ensemble. Certainsne dansent pas, parce qu'ils sonttimides. Ma sœur a beaucoup danséavec son mari, et c'étaitmagnifique pour le village.

Le mari emmène maintenant safemme chez lui, c'est déjà latombée de la nuit. Son père lui aoffert une maison, sinon ce n'estpas un homme. La maison deHussein n'est pas très loin de

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celle de ses parents, dans levillage même. Ils s'en vont àpied, seuls tous les deux. Nousles regardons partir en pleurant.Même mon frère est en larmes. Onpleure parce qu'elle nous aquittés, on pleure parce qu'on nesait pas ce qu'il va lui arriversi elle n'est pas vierge pour sonmari. On n'est pas tranquilles.Il va falloir attendre le momentoù le mari montrera le linge aubalcon ou l'accrochera à lafenêtre au lever du jour afin queles gens constatentofficiellement la présence dusang de la vierge. Ce linge doitêtre visible de tous, et unmaximum de gens du village doitvenir le voir. S'il n'y a quedeux ou trois témoins, ce n'estpas suffisant. La preuve peutêtre contestée, on ne sait

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jamais.

Je me souviens de leurmaison, de leur cour. Il y avaitun mur de pierre et de cimenttout autour. Tout le monde étaitdebout à attendre. Tout à coup,mon beau-frère s'est montré avecle linge, et a déclenché lesyouyous. Les hommes sifflent, lesfemmes chantent, frappent dansleurs mains, parce qu'il aprésenté le linge. C'est un lingespécial qu'on met sur le lit pourla première nuit. Husseinl'accroche maintenant au balconavec des pinces blanches dechaque côté. Le mariage est enblanc, le linge est blanc, lespinces sont blanches. Le sang estrouge.

Hussein salue la foule avecla main et il rentre. C'est la

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victoire.

Le sang du mouton, le sang dela femme vierge, toujours dusang. Je me souviens qu'à chaqueAïd mon père tuait un mouton. Lesang remplissait une bassine, etil plongeait un chiffon dedanspour en peindre la porte d'entréeet le carrelage. Il fallaitmarcher dedans pour franchircette porte peinte de sangjusqu'en haut. Ça me rendaitmalade. Tout ce qu'il tuait merendait malade de peur. Lorsquej'étais enfant, on m'a obligéecomme les autres à regarder monpère tuer les poulets, leslapins, les moutons, et avec masœur on était persuadées qu'ilpouvait nous tordre le cou commeun poulet, nous saigner de lamême façon qu'un mouton. La

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première fois, j'étais tellementterrorisée que je me suisréfugiée dans les jambes de mamère pour ne pas voir, mais ellem'a forcée à regarder. Ellevoulait que je sache comment monpère tuait pour que je fassepartie de la famille, pour ne pasque j'aie peur. Et j'ai toujourseu peur quand même, parce que lesang représentait mon père.

Le lendemain du mariage, jecontemplais comme les autres lesang de ma sœur sur le lingeblanc. Ma mère pleurait, moiaussi. On pleure beaucoup à cemoment-là, parce qu'il fautmanifester sa joie, saluerl'honneur du père qui l'a gardéevierge. Et on pleure aussi desoulagement, car Noura a triomphéde la grande épreuve. De l'unique

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épreuve de sa vie. Il ne luireste plus qu'à prouver qu'ellepeut donner un fils.

J'espère la même chose pourmoi, c'est normal. Et je suisbien contente qu'elle soit mariée: après, ce sera mon tour. À cemoment-là, bizarrement, je nepense même pas à Kaïnat, comme sima sœur d'un an mon aînée necomptait pas. Et pourtant c'est àelle de se marier avant moi !

Et puis on rentre. Et on vadébarrasser la cour. C'est lafamille de la mariée qui va laverla vaisselle, nettoyer, rendre lacour propre, et il y a beaucoup àfaire. Parfois les voisinesviennent donner un coup de main,mais ce n'est pas une règle.

À partir du moment où elle

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est mariée, Noura ne vient plusbeaucoup à la maison, elle n'apas de raisons de venird'ailleurs, car elle va s'occuperde sa famille. Pourtant, quelquesjours après le mariage, moinsd'un mois après en tout cas, elleest revenue à la maison seplaindre à maman, et ellepleurait. Comme je ne pouvais pasdemander ce qui se passait, j'aiguetté en haut de l'escalier pouressayer de comprendre.

Noura lui a montré la tracedes coups. Hussein l'avaittellement frappée qu'elle étaitmarquée sur le visage aussi. Ellea descendu son pantalon pourmontrer ses cuisses violettes etma maman pleurait. Il a dû latraîner par terre par lescheveux, les hommes font tous ça.

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Mais je n'ai pas entendu pourquoiHussein l'avait frappée. Ilsuffît parfois que la jeuneépouse ne sache pas très bienfaire à manger, qu'elle oublie lesel, qu'il n'y ait pas de sauceparce qu'elle a oublié de mettreun peu d'eau… ça suffit pour êtrebattue. Noura s'est plainte à mamère, parce que mon père est tropviolent et qu'il l'auraitrenvoyée chez elle sansl'écouter. Maman l'a écoutée maisne l'a pas consolée, elle lui adit : « C'est ton mari, c'est pasgrave, tu vas rentrer chez toi. »

Et Noura est rentrée. Battuecomme elle l'était. Elle estretournée chez son mari quil'avait corrigée à coups debâton.

On n'avait pas le choix. Même

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s'il nous étranglait, on n'avaitpas le choix. En voyant ma sœurdans cet état, j'aurais pu medire que le mariage ne servait àrien d'autre qu'à être battuecomme avant. Mais même à l'idéed'être battue, je voulais memarier plus que tout au monde.C'est une chose curieuse que ledestin des femmes arabes, dansmon village en tout cas. Onl'accepte naturellement. Aucuneidée de révolte ne nous vient. Onignore même ce qu'est la révolte.On sait pleurer, se cacher,mentir s'il le faut pour éviterle bâton, mais se révolter,jamais. Tout simplement parcequ'il n'y a pas d'autre endroitoù vivre que chez son père ou sonmari. Vivre seule estinconcevable.

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Hussein n'est même pas venuchercher sa femme. D'ailleurselle n'est pas restée longtemps,ma mère avait tellement peur quesa fille veuille revenir à lamaison ! Plus tard, lorsque Nouraest tombée enceinte et que l'onespérait un garçon, elle était laprincesse de sa belle-famille, deson mari et de ma famille.Parfois, j'étais jalouse. Elleétait plus importante que moidans la famille. Déjà avant sonmariage elle parlait plus avec mamère, et après elles étaientencore plus proches. Quand ellesallaient chercher le foinensemble, elles prenaient plus detemps parce qu'elles parlaientbeaucoup toutes les deux. Elless'enfermaient dans une pièce, laporte était verte, je m'ensouviens, et moi je passais

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devant. J'étais seule,abandonnée, parce que ma sœurétait derrière cette porte avecma mère, à se faire épiler. Lapièce servait aussi à entreposerle blé, les olives et la farine.

Je ne sais pas pourquoi cetteporte m'est revenue brutalementen mémoire. Je la franchissaissouvent, presque tous les jours,avec des sacs. Il s'est passéquelque chose d'inquiétantderrière cette porte, mais quoi ?Je crois que je me suis cachéeentre les sacs, de peur. Je mevois comme un singe, accroupie àgenoux dans le noir. Cette piècen'a pas beaucoup de lumière. Jesuis cachée, là, j'ai le frontpar terre. Le carrelage est brun,des tout petits carreaux bruns.Et mon père a mis de la peinture

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blanche entre les carreaux. J'aipeur de quelque chose. Je vois mamère, elle a un sac sur la tête.C'est mon père qui lui a mis cesac sur la tête. Est-ce quec'était là ou ailleurs ? Est-ceque c'est pour la punir ? Est-ceque c'est pour l'étrangler ? Jene peux pas crier. En tout casc'est mon père, il tient le sacbien serré derrière la tête demaman, je vois son profil, sonnez contre le tissu. Il la tientpar les cheveux d'une main et del'autre il maintient le sac.

Elle est habillée en noir. Ila dû se passer quelque chosequelques heures avant ? Quoi ? Masœur est venue à la maison, parceque son mari la battait. Mamanl'a écoutée, est-ce que maman nedoit pas plaindre sa fille ? Elle

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ne doit pas pleurer, elle ne doitpas essayer de la défendre auprèsde mon père ? Il me semble queles souvenirs s'enchaînent àpartir de cette porte verte. Lavisite de ma sœur, et moi cachéeentre les sacs pleins de blé, mamère que mon père étouffe avec unautre sac vide. J'ai dû entrer làpour me cacher. C'est unehabitude pour moi de me cacher.Dans l'écurie, dans la chambre oudans l'armoire du corridor où onlaisse sécher les peaux de moutonavant d'aller les vendre. Ellessont pendues comme au marché, etje me cache là-dedans, même sij'étouffe, pour ne pas qu'onm'attrape. Mais je me cacherarement entre les sacs de laréserve, j'ai trop peur qu'il ensorte des serpents. Si je me suiscachée là, c'est que je crains

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quelque chose de mal pour moiaussi.

C'est peut-être le jour oùmon père a essayé de m'étoufferavec une peau de mouton, dans unechambre à l'étage. Il veut que jelui dise la vérité, que je luidise si maman l'a trompé ou non.Il a plié la laine en deux. Et ilm'appuie sur la tête. J'aimemieux mourir que trahir ma mère.Même si je l'ai vue de mespropres yeux se cacher avec unhomme. Si je dis la vérité, ilnous tuera toutes les deux. Mêmeavec un couteau sur la gorge, jene peux pas trahir. Et jen'arrive plus à respirer. Est-cequ'il me lâche, ou est-ce que jelui échappe ? En tout cas jecours me cacher en bas, derrièrecette porte verte, entre ces sacs

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immobiles qui ont l'air demonstres. Ils m'ont toujours faitpeur dans cette pièce presquenoire. Je rêvais que mon pèreallait vider le blé la nuit etremplissait les sacs de serpents!

Voilà comment, parfois, desmorceaux de ma vie d'avantessaient de trouver leur placedans ma mémoire. Une porte verte,un sac, mon père qui veutétouffer ma mère, ou moi pour queje parle, ma peur dans le noir,et les serpents.

Il n'y a pas longtemps, jeremplissais un grand sac-poubelleet un morceau de papierd'emballage en plastique estresté coincé en haut. Petit àpetit il est descendu au fond dela poubelle en faisant un bruit

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particulier. J'ai sursauté, commesi un serpent allait surgir decette poubelle. J'en tremblaispresque, et je me suis mise àpleurer comme une enfant.

Mon père savait tuer unserpent. Il avait une cannespéciale, avec deux crochets aubout. Il le coinçait entre lesdeux crocs, et le serpent nepouvait plus bouger. Il le tuaitensuite avec un bâton. Comme ilétait capable d'immobiliser lesserpents pour les tuer, il étaitaussi capable de les mettre dansles sacs pour qu'ils me mordentlorsque je plongerai ma maindedans pour prendre de la farine.Voilà pourquoi j'avais peur decette porte verte, qui mefascinait aussi parce que ma mèreet ma sœur s'y épilaient, sans

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moi. Et que je n'étais toujourspas demandée officiellement enmariage.

Pourtant la rumeur étaitparvenue jusqu'à mes oreilles,alors que j'avais à peine douzeou treize ans… Une famille avaitparlé de moi à mes parents,officieusement. Il y avait unhomme pour moi quelque part dansle village. Mais il fallaitattendre. Kaïnat avait son touravant moi.

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Assad

J'ai été la seule à partir encourant, à crier quand son chevala glissé et qu'il est tombé. J'aitoujours l'image de mon frèredevant moi : il avait une chemiseverte avec plein de couleurs, etcomme il y avait du vent sachemise flottait derrière lui. Ilétait magnifique sur son cheval.Je l'aimais tellement, mon frère,que cette image ne m'a jamaisquittée.

Je crois que j'étais encoreplus gentille avec lui après ladisparition de Hanan. J'étais àses pieds. Je n'avais pas peur delui, je ne craignais pas qu'il mefasse du mal. Peut-être parce quej'étais plus âgée que lui ? Quenous étions plus proches ?

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Pourtant il nous a battues, luiaussi, lorsque mon père n'étaitpas là. Il s'est même attaqué àma mère une fois. Ils sedisputaient, il la tirait par lescheveux et elle pleurait… je lesrevois nettement, sans pourautant me souvenir de la raisonde cette bagarre. J'ai toujourscette grande difficulté àrassembler les images, à leurtrouver une signification. Commesi ma mémoire palestiniennes'était éparpillée en petitsmorceaux dans la nouvelle vie quej'ai dû construire en Europe.

C'est difficile à comprendreaujourd'hui, après ce que monfrère a fait, mais à l'époque,une fois la terreur passée, jen'ai certainement pas réalisé queHanan était morte. Ce n'est

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qu'aujourd'hui, en revoyant lascène qui a surgi dans mamémoire, que je ne peux paspenser autre chose. En reliantles événements entre eux,logiquement et avec du recul.D'une part mes parents n'étaientpas là, or chaque fois qu'undrame se produit, c'est-à-direqu'une femme est condamnée par safamille, celui qui doitl'exécuter est le seul présent.Ensuite je n'ai jamais revu Hananà la maison. Jamais. Assad étaitfou de rage ce soir-là, humiliéd'être à l'écart del'accouchement de sa femme,humilié par ses beaux-parents.Est-ce que la nouvelle de la mortdu bébé attendu est arrivée parce téléphone ? Est-ce que Hananlui a mal parlé ? Je ne sais pas.Les violences chez mes parents,

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et dans notre village en général,étaient si répétitives etquotidiennes envers les femmes !Et j'aimais tellement Assad. Plusmon père détestait son fils, plusj'adorais ce frère unique.

Je me souviens de son mariagecomme d'une fête extraordinaire.Probablement le seul souvenir devéritable joie dans ce passé defolie. Je devais avoir environdix-huit ans et j'étais vieille.J'avais même refusé d'assister àun autre mariage, parce que lesfilles se moquaient visiblementde moi. Des réflexions, des coupsde coude des rires désagréablessur mon passage. Et je pleuraistout le temps. Parfois j'avaishonte de sortir dans le villageavec mon troupeau, peur du regarddes autres. Je n'étais pas mieux

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que la voisine avec sa tache dansl'œil et dont personne nevoulait. Ma mère m'a autorisée àne pas aller au mariage d'unevoisine, elle comprenait mondésespoir. C'est là que j'ai oséparler à mon père : « Mais c'estta faute ! Laisse-moi me marier !» Il ne voulait toujours pas, etj'ai pris des coups sur la tête :« Ta sœur doit être mariée avant! Fiche le camp ! » Je l'ai ditune fois, pas deux.

Mais pour le mariage de monfrère, toute la famille estheureuse et moi encore plus. Elles'appelle Fatma, et je necomprends pas pourquoi elle vientd'une famille étrangère, d'unautre village. Est-ce que c'estparce qu'on n'avait pas defamille avec une fille à marier

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autour de nous ? Mon père a louédes cars pour aller au mariage.Un pour les femmes et un pour leshommes, celui des hommes estdevant, bien entendu.

On traverse des montagnes, etchaque fois qu'on passe un virageles femmes font des youyous pourremercier Dieu de nous avoir tousprotégés du ravin, tellementc'est dangereux. Le paysageressemble à un désert, la routen'est pas goudronnée, c'est de laterre sèche et noire, et lesroues du car des hommes font ungrand nuage de poussière devantnous. Mais tout le monde danse.J'ai un tambourin coincé entremes genoux et j'accompagne lesyouyous des femmes. Je danseaussi, avec mon foulard, je suistrès habile pour ça. Tout le

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monde danse, tout le monde estjoyeux, le chauffeur est le seulà ne pas danser !

Le mariage du frère est unefête bien plus grande que cellede la sœur. Sa femme est jeune,belle, petite de taille et trèsbasanée. Ce n'est pas une enfant,elle a à peu près le même âgequ'Assad. Au village, chez nous,on s'est un peu moqué de mon pèreet de ma mère parce que mon frèreest « obligé » d'épouser unefille d'âge mûr, et une inconnue.Il aurait dû épouser une filleplus jeune que lui, ce n'est pasnormal d'épouser une femme de sonâge ! Et pourquoi aller lachercher ailleurs ? C'est unetrès belle fille, et elle a de lachance d'avoir beaucoup defrères. Mon père a dépensé

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beaucoup d'or pour la demander.Elle a eu beaucoup de bijoux.

Le mariage dure trois joursentiers de danse et de fête. Etau retour je me souviens que lechauffeur a arrêté le car sur laroute et que nous avons encoredansé. Je me vois avec monfoulard et mon tambourin, moncœur est heureux, je suis fièred'Assad. Il est comme le bon Dieupour nous, et c'est très étrangecet amour pour lui qui ne veutpas s'en aller. Il est le seulque je sois incapable de haïr,même s'il me tapait, même s'il abattu sa femme, même s'il estdevenu un assassin.

Il est à mes yeux Assad leahouia. Assad mon frère. Assadahouia. Bonjour mon frère Assad.Jamais je ne pars travailler sans

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lui dire : « Bonjour, mon frèreAssad ! » Une véritable dévotion.Enfants, nous avons partagébeaucoup de choses. Maintenantqu'il est marié et qu'il vit cheznous avec sa femme, je continue àle servir. Si l'eau chaude vientà manquer pour son bain, je vaisla faire chauffer pour lui, jenettoie la baignoire, je lave etje range son linge. Je le recoudss'il en a besoin avant de leremettre en place.

Normalement, je ne devraispas l'aimer et le servir avecautant d'amour. Car il est commeles autres hommes. Très viteaprès son mariage, Fatma estbattue et lui fait honte enretournant chez ses parents. Et,au contraire de la coutume, sonpère et sa mère ne la ramènent

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pas chez nous de force le jourmême. Ils sont peut-être plusriches, plus en avance que nous,ou, comme elle est leur seulefille, ils l'aiment davantage, jene sais pas. Je crois que lesbagarres entre mon père et Assadont commencé à cause de ça. Monfrère avait voulu cette femmed'un autre village, il avaitobligé son père à donner beaucoupd'or, et le résultat était quecette femme faisait une faussecouche au lieu de donner un fils,qu'elle nous apportait ledéshonneur en retournant chezelle ! Je n'ai pas assisté auxréunions de famille, bien sûr, etje n'ai rien dans ma mémoire pourjustifier les déductions que jefais aujourd'hui, mais je mesouviens parfaitement de mon pèresur la terrasse avec son panier

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de cailloux, les jetant l'unaprès l'autre sur la têted'Assad. Et de cette armoire quemon frère avait coincée contre laporte de sa chambre pourl'empêcher d'y entrer. Assadvoulait peut-être la maison pourlui tout seul, il se comportaitalors comme si elle luiappartenait. Je crois que monpère ne voulait pas qu'il ait dupouvoir dans la maison. Qu'il leprive de son autorité et de sonargent.

Mon père disait souvent à monfrère : « Tu es encore un enfant! »

Assad se révoltait d'autantplus qu'il était très sûr de luiet beaucoup trop gâté par nous.Il était le prince de la maison,et chez nous il ne faut surtout

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pas dire à un homme qu'il est unenfant, c'est une humiliationgrave ! Et il criait : « Je suischez moi ici ! » Mon père nesupportait pas ça. Dans levillage, les gens se demandaientce que Fatma avait fait commebêtise, pourquoi elle allait sisouvent chez son père. Peut-êtrequ'on l'avait vue avec un autrehomme ? Les ragots vont vite dansce cas-là. On disait de mauvaiseschoses sur elle, mais ce n'étaitpas vrai du tout, c'était unegentille fille. Malheureusement,si quelqu'un dit une seule fois :« Elle est mauvaise », pour toutle village elle est mauvaise etc'est fini, elle a le mauvais œilsur elle.

Ma mère était malheureuse detout cela. Parfois elle essayait

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de calmer mon père quand il s'enprenait à Assad :

« Pourquoi tu fais ça ?Laisse-le tranquille !

— J'ai envie de le tuer ! Situ essaies de le protéger, tu ypasses aussi ! »

J'ai vu Fatma couchée parterre et mon frère lui donner descoups de pied dans le dos. Unjour, elle avait l'œil trèsrouge, et son visage était toutbleu. Mais on ne pouvait riendire ni faire. Entre la violencedu père et celle du fils, il nerestait plus qu'à se cacher pourne pas prendre des coups nousaussi.

Est-ce que mon frère aimaitsa femme ? L'amour est un mystèrepour moi à ce moment-là. Chez

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nous on parle de mariage, pasd'amour. D'obéissance et desoumission totale, pas derelations d'amour entre homme etfemme. Seulement d'une relationsexuelle obligatoire entre unefille vierge achetée pour sonmari. Sinon l'oubli ou la mort.Alors où est l'amour ?

Pourtant je me souviens d'unefemme du village, celle quihabitait la maison la plus belleavec son mari et ses enfants. Ilsétaient connus pour le luxe deleur maison et pour leurrichesse. Les enfants allaient àl'école. C'était une grandefamille, car ils se mariaienttoujours entre cousins. Chez eux,il y avait du carrelage partout.Même le chemin à l'extérieurétait carrelé. Dans les autres

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maisons c'était des cailloux oudu sable, parfois du goudron. Làc'était une belle allée, avec desarbres devant. Il y avait unhomme qui entretenait le jardinet la cour, entourée par unegrille de fer forgé qui brillaitcomme de l'or. On la remarquaitde loin, cette maison. Chez nous,on adore tout ce qui brille. Siun homme a une dent en or, c'estqu'il est riche ! Et quand on estriche, il faut le montrer. Cettemaison était moderne et touteneuve, magnifique de l'extérieur.Il y avait deux ou trois voiturestoujours garées devant. Je n'ysuis jamais entrée, bien sûr,mais, lorsque je passais devantavec mes moutons, elle me faisaitrêver. Le propriétaire s'appelaitHassan. C'était un monsieur trèsgrand, très basané et très

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élégant. Ils étaient très liés,lui et sa femme, on les voyaittoujours ensemble. Elle étaitenceinte de jumeaux et elleallait accoucher. Malheureusementl'accouchement s'est mal passé,les jumeaux ont vécu, mais ladame est morte. Paix à son âmecar elle était très jeune. C'estle seul enterrement que j'aie vuau village. Ce qui m'a émue etfrappée, c'est que toute safamille criait et pleuraitderrière le brancard où reposaitle corps, et son mari plus queles autres. De chagrin ildéchirait sa longue chemiseblanche traditionnelle, enmarchant derrière le corps de safemme. Et sa belle-mère déchiraitaussi sa robe. J'ai aperçu lesseins nus de cette femme âgée,qui tombaient sur son ventre

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entre les morceaux de tissuarrachés. Je n'avais jamais vu undésespoir pareil. Cette femme quel'on enterrait était aimée, samort affligeait toute sa famille,tout le village.

Est-ce que j'y étais aussi,ou est-ce que j'ai vul'enterrement depuis la terrasse? Plutôt de la terrasse carj'étais trop jeune. J'en pleuraisen tout cas. Il y avait plein demonde. Ils sont passés lentementdans le village. Et cet homme quicriait sa peine, qui déchirait sachemise, je ne l'oublieraijamais. Il était si beau avec sescris d'amour pour sa femme.

C'était un homme qui avaitbeaucoup de dignité et d'allure.

Les parents de ma mère et de

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mon oncle habitaient le village,et mon grand-père, Mounther,était lui aussi toujours trèssoigné. Il était très grand,comme son fils, bien rasé,toujours bien mis, même s'ilportait le costume traditionnel.Il avait toujours son « chapelet» à la main et comptait lesperles l'une après l'autre entreses longs doigts. Parfois ilvenait fumer la pipe avec monpère, et ils avaient l'air debien s'entendre. Mais un jour mamère a quitté la maison pourdormir chez ses parents, parceque mon père l'avait trop battue.Elle nous a laissés seuls aveclui. Chez nous, une femme ne peutpas prendre ses enfants avecelle. Qu'ils soient filles ougarçons, ils restent chez leurpère. Et plus je grandissais,

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plus il la battait, plus elles'en allait souvent. C'est legrand-père Mounther qui laramenait de force à la maison.Elle partait parfois une semaine,parfois un jour, ou une nuit. Unefois elle est partie au moins unmois et mon grand-père ne voulaitplus parler à mon père.

Je crois que si ma mère étaitmorte, elle n'aurait jamais eu unenterrement comme celui de cettefemme, et mon père n'aurait paspleuré ni crié en déchirant sachemise comme ce monsieur Hassan.Il n'aimait pas ma mère.

J'aurais dû me persuader quel'amour n'existait pas du toutchez nous, en tout cas dans notremaison. Finalement, je n'avaisque mon frère à aimer malgré saviolence, et sa folie parfois.

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Mes sœurs l'aimaient aussi. Nouran'était plus à la maison, maisKaïnat était comme moi, elle leprotégeait et elle applaudissaitquand il montait à cheval.

À part les petites sœurs,trop petites pour songer aumariage, il ne restait plus quenous à la maison. Deux vieillesfilles. En ce qui concerneKaïnat, j'avais le sentimentqu'elle se résignait. Ellen'était pas laide, mais pas trèsjolie ni très souriante. Kaïnatétait différente de moi. Nousétions deux paysannes malhabillées peut-être, malcoiffées… Mais j'étais petite etmince, et elle était assez forte,avec beaucoup trop de poitrine.Chez nous, les hommes aiment lesfemmes bien en chair, mais ils

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n'apprécient pas à ce point unegrosse poitrine. Elle ne devaitpas plaire, elle en était tristeet ne pouvait pas faire d'effortpour être plus jolie. Kaïnatétait devenue grosse alorsqu'elle mangeait la même choseque moi, ce n'était pas sa faute.Et de toute façon ni l'une nil'autre n'avions la possibilitéde nous rendre plus jolies queDieu nous avait faites. Avec quoi? Pas de belles robes, toujoursles mêmes pantalons blancs ougris, pas de maquillage ni debijoux. Et enfermées comme desvieilles poules, rasant toujoursles murs, comptant nos pas, lenez baissé, dès que l'on sortaitde la maison avec les moutons.

Si Kaïnat n'a pas d'espoir etme ferme le chemin du mariage, je

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sais, moi, qu'un homme m'ademandée quand même. Ma mère m'adit : « Le père de Faiez estvenu, il t'a demandée pour sonfils. Mais on ne peut pas parlerdu mariage pour l'instant, ilfaut attendre pour ta sœur. »

Depuis j'imagine qu'ilm'attend et qu'il s'impatiente durefus de mes parents.

Mon frère Assad le connaît.Il habite la maison en face de lanôtre, de l'autre côté de laroute. Ce ne sont pas des paysanscomme nous, ils ne travaillentpas beaucoup leur jardin. Sesparents ont eu trois fils, et ilreste Faiez qui n'est pas marié.Il n'y a pas de filles dans lamaison, c'est pour cela qu'ellen'est pas entourée de murs, maisd'une jolie clôture, et que la

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porte n'est jamais fermée à clé.Les murs sont roses et la voiturequi est toujours garée devant estgrise.

Faiez travaille en ville. Jene sais pas ce qu'il fait, maisj'imagine qu'il est dans unbureau comme mon oncle. En toutcas il est bien mieux queHussein, le mari de ma sœuraînée. Hussein est toujours envêtements d'ouvrier, jamais trèspropre, et il sent mauvais.

Faiez c'est l'élégance, unebelle voiture à quatre places,qui démarre tous les matins.

Alors j'ai commencé à épiersa voiture pour le regarder. Lemeilleur observatoire, c'est laterrasse où je secoue les tapisde laine de mouton, où je cueille

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le raisin, où j'étends du linge.En faisant très attention, jepeux toujours trouver quelquechose à faire en haut.

J'ai d'abord repéré qu'ilgarait toujours sa voiture aumême endroit, à quelques pas dela porte. Comme je ne pouvais pasrester trop longtemps sur laterrasse pour deviner à quelleheure il sortait de chez lui,j'ai mis plusieurs jours avant desavoir qu'il s'en allait verssept heures tous les matins, aumoment où il m'était assez facilede trouver quelque chose à fairelà-haut.

La première fois que je l'aivu, j'ai eu de la chance. J'avaisfait vite pour nettoyer l'écurie,et je ramenais du foin bien secpour une brebis malade qui allait

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accoucher. J'étais à deux outrois pas avec la paille dans lesbras quand il est sorti. Aussiélégant que mon oncle, encostume, avec de belleschaussures noir et beige àlacets, une mallette à la main,des cheveux très noirs, le teinttrès basané, et fière allure.

J'ai baissé la tête, le nezdans la paille. J'ai écouté lebruit de ses pas jusqu'à lavoiture, le bruit de la portièrequi claquait, celui du moteur etdes pneus sur le gravier. Je n'airelevé la tête que lorsque lavoiture s'est éloignée, et j'aiattendu qu'elle disparaisse, avecle cœur qui battait dans mapoitrine, et mes jambes quitremblaient. Et je me suis dit :« Je veux cet homme pour mari, je

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l'aime. Je le veux, je le veux… »

Mais comment faire ? Commentle supplier d'aller lui-mêmesupplier mon père de conclure lemariage ? Comment lui parler,d'abord ? Une fille n'adresse pasla parole à un homme. Elle nedoit même pas le regarder enface. Il est inaccessible et,même si cet homme me veut enmariage, ce n'est pas lui quidécide. C'est mon père, toujourslui, et il me tuerait s'il savaitque j'ai traîné une minute sur lechemin avec ma botte de paillepour attirer l'attention deFaiez.

Je n'en espérais pas tant cejour-là, mais je voulais qu'il mevoie, qu'il sache que j'attendaismoi aussi. Alors j'ai décidé detout faire pour le rencontrer en

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cachette et lui parler. Au risquede me faire tuer à coups depierre ou de bâton. Je ne voulaisplus attendre encore des mois oudes années que Kaïnat quitte lamaison, c'était trop injuste. Jene voulais pas vieillir davantageet devenir la moquerie duvillage. Je ne voulais pas perdretout espoir de partir ailleursavec un homme, de me libérer desbrutalités de mon père.

Chaque matin et chaque soir,je serai sur la terrasse, àguetter mon amoureux, jusqu'à cequ'il lève les yeux sur moi et mefasse un signe. Un sourire.Sinon, j'en suis certaine, il irademander une autre fille duvillage ou d'ailleurs. Et, unjour, je verrai une femme à maplace monter dans cette voiture.

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Elle me volera Faiez.

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Le secret

Je suis consciente de risquerma vie pour cette histoired'amour qui commence il y a prèsde vingt-cinq ans, dans monvillage natal en Cisjordanie. Unvillage minuscule, alors enterritoire occupé par lesIsraéliens, et dont je ne peuxtoujours pas dire le nom. Car jerisque toujours ma vie, même àdes milliers de kilomètres de là.Là-bas je suis morteofficiellement, mon existence estoubliée depuis longtemps, mais sij'y revenais aujourd'hui on metuerait une seconde fois pourl'honneur de ma famille. C'est ledroit coutumier.

Sur la terrasse de la maisonfamiliale, guettant l'apparition

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de l'homme que j'aime, je suisune jeune fille en danger demort. Pourtant, je ne pense qu'àune seule chose : le mariage.

C'est le printemps. Je nesaurais dire quel mois,probablement avril. Dans monvillage on ne compte pas de lamême façon qu'en Europe. On nesait jamais exactement l'âge deson père ou de sa mère, on ignorela date de sa naissance. Oncalcule le temps en fonction duramadan, de l'époque desmoissons, ou de la cueillette desfigues. On se guide avec lesoleil tout au long d'une journéede travail qui commence ets'achève avec lui.

Je crois avoir dix-sept ansenviron, je saurai plus tard quej'en ai dix-neuf sur le papier.

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Mais j'ignore l'existence de cepapier, comment il a été établi.Il est très possible que ma mèreait confondu la naissance d'unede ses filles avec celle d'uneautre au moment où on l'acontrainte de me donner uneexistence officielle. Je suismûre depuis l'apparition de mesrègles, bonne à marier depuistrois ou quatre périodes deramadan. Je serai une femme lejour de mon mariage. Ma propremère est encore jeune et paraîtdéjà vieille, mon père est âgéparce qu'il n'a plus beaucoup dedents.

Faiez est certainement plusvieux que moi, mais c'est unebonne chose. J'attends de lui lasécurité. Mon frère Assad s'estmarié trop jeune avec une fille

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de son âge, et si par malheurelle ne lui donne pas de fils, unjour il aura besoin d'une autrefemme.

J'entends les pas de Faiezsur le gravier du chemin. Jesecoue mon tapis de laine sur lebord de la terrasse, il lève lesyeux. Il m'observe et je saisqu'il a compris. Aucun signe, pasun mot surtout, il monte envoiture et s'en va. Mon premierrendez-vous a duré le temps decroquer une olive, une émotioninoubliable.

Le lendemain matin, plusaventureuse, je fais semblant derattraper une chèvre pour passerdevant sa maison. Faiez mesourit, et comme la voiture nedémarre pas immédiatement, jesais qu'il me regarde prendre la

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direction du pré avec le bétail.L'air est plus frais le matin, cequi m'a donné l'occasion deporter ma veste de laine rouge,mon seul vêtement neuf, boutonnéedu nombril jusqu'au cou, et quime fait plus jolie à regarder. Sije pouvais danser au milieu desmoutons, je le ferai. Mondeuxième rendez-vous a duré pluslongtemps, car en me retournantlégèrement à la sortie duvillage, je vois que la voituren'a pas encore démarré.

Je ne peux pas aller plusloin dans les signaux. C'est àlui maintenant de décider commentil fera pour me parler encachette. Il sait où je vais, età quel moment.

Le jour suivant ma mère n'estpas là, mon père est parti en

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ville avec elle, mon frère estavec sa femme, et Kaïnat s'occupede l'écurie et des petites sœurs.Je suis seule pour aller cueillirde l'herbe pour les lapins. Unquart d'heure de marche plustard, Faiez est là, devant moi.Il m'a suivie discrètement et mesalue. Cette présence soudainem'affole. Je regarde autour demoi, inquiète de voir arriver monfrère, ou une femme du village.Il n'y a personne, mais je repèrel'abri d'un talus assez haut aubord du champ, et Faiez me suit.J'ai honte, je regarde mes pieds,je chiffonne ma robe et tire surles boutons de ma veste, je nesais pas quoi dire. Il prend unepose avantageuse, une tige de blévert entre les dents, etm'examine :

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« Pourquoi tu ne te mariespas ?

— Il faut que je trouvel'homme de ma vie et que ma sœurse marie.

— Ton père t'a parlé ?

— Il m'a dit que ton pèreétait venu le voir, il y alongtemps.

— Tu vis bien chez toi ?

— Il va me battre s'il mevoit avec toi.

— Tu voudrais qu'on se marieensemble ?

— Mais il faut que ma sœur semarie avant…

— Tu as peur ?

— Oui, j'ai peur. Mon père

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est mauvais. C'est dangereux pourtoi aussi. Mon père peut mefrapper et te frapper aussi. »

Il reste assis tranquillementderrière le talus, pendant que jefais vite pour ramasser l'herbe.Il a l'air de m'attendre,pourtant il sait très bien que jene peux rentrer au village aveclui.

« Toi tu restes ici, moi, jevais rentrer toute seule. »

Et je marche vite pourrentrer à la maison, fière demoi. Je veux qu'il ait une bonneimpression, qu'il me considèrecomme une fille sage. Je doisfaire très attention à maréputation vis-à-vis de lui, carc'est moi qui l'ai attiré.

Je n'ai jamais été aussi

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heureuse. Être avec lui, d'aussiprès, même quelques minutes,c'est merveilleux. Je le ressensdans mon corps tout entier, sanspouvoir le définir clairement àce moment-là. Je suis bien tropnaïve et je n'ai pas reçu plusd'éducation qu'une chèvre, maiscette sensation de merveilleux,c'est celle de la liberté de moncœur et aussi de mon corps. Pourla première fois de ma vie, jesuis quelqu'un parce que j'aidécidé moi-même de faire ce queje fais. Je suis vivante. Jen'obéis ni à mon père ni àpersonne d'autre. Au contraire,je désobéis.

Ma mémoire de ces instants-làet de ceux qui vont suivre estassez claire. Avant, elle estpresque inexistante. Je ne me

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vois pas, je ne sais pas à quoije ressemble et si je suis jolieou non. Je n'ai pas conscienced'être un être humain, de penser,d'avoir des sentiments. Jeconnais la peur, la soif quand ilfait chaud, la souffrance etl'humiliation d'être attachéecomme un animal dans l'écurie etbattue jusqu'à ne plus sentir mondos. La terreur d'être étoufféeou jetée au fond d'un puits. J'aipris docilement tant de coups.Même si mon père ne court plusaussi vite, il trouve toujours lemoyen de nous attraper. C'estfacile pour lui de me cogner latête sur le bord de la baignoireparce que j'ai renversé de l'eau.C'est simple de taper sur mesjambes avec sa canne quand le théarrive trop tard. On ne peut pasréfléchir à soi-même en vivant de

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cette façon. Mon premiervéritable rendez-vous avec Faiez,dans le champ de blé vert, medonne pour la première fois demon existence l'idée de qui jesuis. Une femme, impatiente de leretrouver, qui l'aime et qui estdécidée à devenir son épouse àtout prix.

Le lendemain, sur le mêmechemin, il attend que je passepour aller aux champs et venir merejoindre.

« Est-ce que tu regardesd'autres garçons que moi ?

— Non. Jamais.

— Tu veux que je parle à tonpère pour le mariage ? »

Je voudrais lui embrasser lespieds pour ça. Je voudrais qu'il

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y aille maintenant, à cetteminute, qu'il coure annoncer àson père que lui, Faiez, ne veutplus attendre, qu'il faut medemander à ma famille, apporterde l'or pour moi et des bijoux,et préparer une grande fête.

« Je te ferai signe pour laprochaine fois, et ne mets pas taveste rouge pour me rejoindre, onla voit trop, c'est dangereux. »

Les jours passent, le soleilse lève et se couche, et matin etsoir je guette un signe de luisur la terrasse. Je suis certainemaintenant qu'il est amoureux. Ànotre dernier rendez-vous, iln'est pas venu. J'ai attendulongtemps, plus d'un quartd'heure, au risque d'être enretard à la maison et de me faireprendre par mon père. J'étais

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inquiète et malheureuse, mais lafois suivante il est venu. Jel'ai vu arriver de loin sur lechemin, il m'a fait signe de mecacher tout au fond du champ,derrière le talus où personne nepeut nous voir car les herbessont hautes.

« Pourquoi tu n'es pas venu ?

— Je suis venu, mais je mesuis caché plus loin, pour voirsi tu rencontrais quelqu'und'autre.

— Je ne regarde personne.

— Les garçons sifflent quandtu passes.

— Mes yeux ne vont ni àdroite ni à gauche. Je suishonnête.

— Maintenant je sais. J'ai vu

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ton père. On se mariera bientôt.»

Il l'avait fait, il étaitallé voir mon père après ledeuxième rendez-vous. Et même sila date n'était pas fixée,l'année ne finirait pas sans queje sois mariée.

Il fait beau et chaud cejour-là, les figues ne sont pasencore mûres, mais je suis sûreque je n'attendrai pas le débutde l'été et les moissons avantque ma mère prépare la cirechaude pour m'épiler. Faiezs'approche de moi, très près. Jeferme les yeux, j'ai un peu peur.Je sens sa main derrière mon couet il m'embrasse sur la bouche.Je le repousse aussitôt, sansrien dire, mais mon geste veutdire : « Attention. Ne va pas

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plus loin. »

« À demain. Attends-moi, maispas sur le chemin, c'est tropdangereux. Cache-toi ici, dans lefossé. Je te rejoindrai après letravail. »

Il s'en va le premier.J'attends qu'il soit suffisammentloin pour rentrer commed'habitude, mais plusnerveusement cette fois. Cebaiser, le premier de ma vie, m'abouleversée. Et le lendemain, enle regardant s'approcher de macachette, je tremble du cœur.Personne à la maison ne se doutede mes rendez-vous secrets. Lematin, ma sœur m'accompagneparfois pour mener les moutons etles chèvres, mais la plupart dutemps elle repart s'occuper del'écurie et de la maison, et

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l'après-midi je reste seule.L'herbe est haute au printemps,les moutons doivent en profiter,c'est à eux surtout que je doiscette facilité pour me déplacerseule. C'est une fausse libertéque la famille m'accorde, car monpère surveille toujours de prèsle moment de mon départ et celuide mon retour. Le village, lesvoisins sont là pour me rappelerque je n'ai droit à aucun écart.Je communique par signesinvisibles avec Faiez, depuis laterrasse. Un mouvement de tête etje sais qu'il viendra. Mais s'ilmonte dans sa voiture très vitesans un regard en l'air, il neviendra pas. Ce jour-là je saisqu'il viendra, il me l'aconfirmé. Et j'ai le sentimenttrès fort qu'il va se passerquelque chose.

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J'ai peur que Faiez veuilleplus qu'un baiser, et en mêmetemps j'en ai envie sans vraimentsavoir ce qui m'attend. Je crainsde le repousser s'il va troploin, et qu'il se fâche. Je luifais confiance aussi car il saitbien que je n'ai pas le droit deme laisser toucher avant lemariage. Il sait bien que je nesuis pas une charmuta. Et il apromis le mariage. Mais j'ai peurquand même, toute seule dans cepré avec le troupeau. Cachée dansles herbes hautes, je surveilleen même temps les bêtes et lechemin. Je ne vois personne. Lepré est magnifique, il y a desfleurs. Les moutons sonttranquilles à cette saison, ilspassent leur temps à manger sanschercher à se sauver comme enplein été, quand l'herbe est plus

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rare.

Je l'attendais à ma droite,Faiez arrive de l'autre côté, parsurprise. C'est bien, il faitattention pour ne pas se fairevoir, il me protège. Il est sibeau. Il porte un pantalon serréde la taille aux genoux, et largejusqu'aux pieds. C'est la modepour les hommes qui s'habillentde façon moderne, àl'occidentale. Il a un pull-overblanc à manches longues,décolleté en pointe, qui laissevoir les poils de sa poitrine. Jele trouve élégant, tellement chicà côté de moi. J'ai obéi, je n'aipas mis ma veste rouge, pourqu'on ne me voie pas de loin. Marobe est grise, mon saroualaussi. J'ai fait attention debien laver mes vêtements, car

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avec le travail ils sont souventsales. J'ai caché mes cheveuxsous un foulard blanc, mais jeregrette mon beau gilet rouge,j'aurais voulu être plus jolie.

On s'assied par terre, ilm'embrasse. Il pose sa main surma cuisse, et je ne le laisse pasfaire. Il se fâche. Il estméchant en me regardant dans lesyeux :

« Pourquoi tu ne veux pas ?Laisse-toi faire ! »

J'ai tellement peur qu'ils'en aille, qu'il cherchequelqu'un d'autre… Il peut lefaire quand il veut, c'est un belhomme, mon futur mari. Je l'aime,je ne voudrais pas céder, j'aitrop peur, mais bien plus peurencore de le perdre. Il est mon

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seul espoir. Alors je le laissefaire sans savoir ce qui vam'arriver, et jusqu'où il ira. Ilest là, devant mes yeux, il veutme toucher, rien d'autre necompte. Le soleil ne va pastarder à descendre, il fait moinschaud, il ne me reste plusbeaucoup de temps avant derentrer le troupeau. Il me poussedans l'herbe, et il fait ce qu'ilveut. Je ne dis plus rien, jen'ai aucun geste pour lerepousser. Il n'est pas violent,il ne me force pas, il sait trèsbien ce qu'il fait. La douleur meprend par surprise. Je ne m'yattendais pas, mais ce n'est pasà cause d'elle que je pleure. Ilne dit rien ni avant ni après, ilne me demande pas pourquoi jepleure, et je ne sais même paspourquoi j'ai tant de larmes. Je

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ne saurais pas quoi lui dire s'ille demandait. Je ne voulais pas.Je suis vierge, je ne connaisrien à l'amour entre un homme etune femme, personne ne m'arenseignée. La femme doitsaigner, avec son mari, c'esttout ce que j'ai appris depuismon enfance. Lui fait ce qu'ilveut en silence, jusqu'à ce queje saigne, et voilà qu'il a l'airétonné, comme s'il ne s'yattendait pas. Est-ce qu'ilcroyait que j'avais déjà fait çaavec d'autres hommes ? Parce queje menais seule les moutons ? Ila dit lui-même qu'il m'avaitsurveillée, et que j'étais unefille sérieuse. Je n'ose pas leregarder en face, j'ai honte. Ilme relève le menton, et il dit :

« Je t'aime.

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— Je t'aime aussi. »

Je n'ai pas compris sur lemoment qu'il était fier de lui.Ce n'est que beaucoup plus tardque je lui en ai voulu d'avoirdouté de mon honneur, d'avoirprofité de moi alors qu'il savaitsi bien ce que je risquais. Je nevoulais pas faire l'amour aveclui cachée dans un fossé, jevoulais ce que veulent toutes lesfilles de mon village. Me marier,être épilée comme il faut, avoirune belle robe et aller dormirdans sa maison. Je voulais qu'aulever du soleil il montre à tousles gens le linge blanc taché. Jevoulais entendre les youyous desfemmes. Il a profité de ma peur,il savait que je céderais pour legarder.

J'ai couru me cacher, un peu

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plus loin, pour essuyer le sangsur mes jambes et me rhabillerconvenablement, pendant qu'ilremettait tranquillement sesvêtements en ordre. Après, jel'ai supplié de ne pas me laissertomber, de faire le mariage trèsvite. Une fille qui n'est plusvierge, c'est trop grave, toutest fini pour elle.

« Jamais je ne te laisseraitomber.

— Je t'aime.

— Moi aussi, je t'aime.Maintenant, tu rentres, tuchanges de vêtements, et tu faiscomme si de rien n'était.Surtout, ne pleure pas à lamaison. »

Il est parti avant moi. Je nepleurais plus, mais j'étais un

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peu malade. C'était dégoûtant cesang. Faire l'amour avec unhomme, ce n'était pas une fête.J'avais eu mal, je me sentaissale, je n'avais pas eu d'eaupour me laver, rien que del'herbe pour m'essuyer, jesentais encore la brûlure dansmon ventre, et il fallait que jerassemble les moutons pourrentrer, avec mon pantalon sale.Que je fasse la lessive encachette. En marchant vite sur lechemin, je pensais que je nesaignerais plus, mais je medemandais si j'aurais toujoursmal avec mon mari. Est-ce que ceserait toujours dégoûtant commeça ?

En arrivant à la maison, monvisage est-il normal ? Je nepleure pas, mais je souffre à

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l'intérieur, et j'ai peur. Jeréalise ce que j'ai fait. Je nesuis plus une fille. Je ne suisplus en sécurité tant que je neserai pas mariée. Le soir dumariage, je ne serai pas vierge.Mais ce n'est pas important,puisqu'il sait que j'étais viergeavec lui. Je me débrouillerai, jeme couperai avec un couteau, jemettrai mon sang sur le linge dumariage. Je serai comme toutesles autres femmes.

J'attends trois jours. Jeguette sur la terrasse que Faiezme fasse un signe de rendez-vous.Cette fois, il m'entraîne sous unpetit abri de pierres, à l'autrebout du champ. D'habitude on s'yprotège de la pluie. Cette foisje ne saigne pas. J'ai encore malmais beaucoup moins peur. Il est

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revenu, c'est tout ce qui comptepour moi. Il est là, et je l'aimeencore plus. Ce qu'il fait avecmon corps n'est pas important,c'est dans ma tête que je l'aime.Il est toute ma vie, tout monespoir de quitter la maison demes parents, d'être une femme quimarche avec un homme dans la rue,qui monte à côté de lui envoiture, pour aller dans lesmagasins acheter des robes, etdes chaussures, et faire lemarché.

Je suis contente d'être aveclui, de lui appartenir… C'est unhomme, un vrai. J'ai bien vu quece n'était pas la première foispour lui, il sait comment faire.J'ai confiance pour le mariage,il ne sait pas quand et moi nonplus, mais je ne pose pas de

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question. Dans ma tête, c'estsûr.

En attendant, il faut fairetrès attention pour que personnene me dénonce. Pour le prochainrendez-vous je changerai dechemin. Je calcule le temps qu'ilme faudra en plus, et entre-tempsje n'ose pas sortir seule de lamaison par la porte de fer.J'attends d'être avec ma mère ouma sœur. Je guette toujours ledépart de Faiez le matin. Dès quej'entends le bruit de ses pas surle gravier, je me rapproche vitedu muret de ciment. Si quelqu'und'autre est dehors, je tourne ledos ; s'il n'y a personne,j'attends le signal. Deux rendez-vous déjà depuis que je ne suisplus vierge. Nous ne pouvons pasnous voir tous les jours, ce

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serait imprudent. Le signal dutroisième rendez-vous n'arrivequ'au bout de six jours. J'aitoujours peur, et toujoursconfiance. Je surveille lemoindre bruit dans la campagne.J'évite de rester au bord duchamp. J'attends, assise dansl'herbe du fossé, avec mon bâton,je regarde les abeilles sepromener sur les fleurs sauvages,je rêve au jour proche où je negarderai plus les moutons et leschèvres, où je ne sortirai plusle fumier de l'écurie. Il vavenir, il m'aime, et quand ilrepartira je lui dirai, comme lapremière et la deuxième fois : «Ne m'abandonne pas. »

Nous faisons l'amour pour latroisième fois. Le soleil estjaune, je dois rentrer traire les

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brebis et les vaches. Je dis :

« Je t'aime, ne m'abandonnepas. Tu reviens quand ?

— On ne peut pas se voir toutde suite. On attend un peu. Ilfaut faire attention.

— Jusqu'à quand ?

— Jusqu'à ce que je te fassesigne. »

À ce moment-là, mon histoired'amour a duré une quinzaine dejours, le temps de trois rendez-vous dans le champ des moutons.Faiez a raison d'être prudent, etmoi je dois être patiente,attendre que mes parents meparlent, comme ils ont parlé à masœur Noura. Mon père ne peut plusattendre de marier Kaïnat avantmoi ! Puisque Faiez m'a demandée,

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et qu'elle est toujours vieillefille à vingt ans, il peut sedébarrasser de moi, il a encoredeux filles ! Khadija et Salima,les petites, vont travailler àleur tour avec ma mère ets'occuper du troupeau et desrécoltes. Fatma, la femme de monfrère, est enceinte à nouveau,elle doit bientôt accoucher. Elleaussi peut travailler. J'attendsmon sort avec un peu de craintetoujours, puisqu'il ne dépend pasde moi. Mais j'attends troplongtemps. Les jours passent etFaiez ne me fait pas signe.J'espère quand même, chaque soir,le voir apparaître comme il saitle faire, venant de nulle part, àgauche ou à droite du fossé où jeme cache.

Un matin, je me sens bizarre

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dans l'écurie. L'odeur du fumierme tourne la tête. En préparantle repas, c'est la viande demouton qui m'écœure. Je suisnerveuse, j'ai envie de pleurerou de dormir sans raison. Chaquefois que Faiez sort de chez lui,il regarde ailleurs, ne me faitpas de signe. Le temps est long,bien trop long, et je ne sais pasquand j'ai eu mes règles, niquand elles doivent être là. J'aisouvent entendu ma mère demanderà ma sœur Noura :

« Tu as tes règles ?

— Oui, maman.

— Alors, c'est pas pourmaintenant.

Ou encore : « Tu n'as pas eutes règles ? C'est bien, c'estque tu es enceinte ! »

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Et je ne les vois pas venir,les miennes. Je vérifie plusieursfois par jour. Chaque fois que jevais aux toilettes, à l'abri, jeregarde s'il y a du sang. Parfoisje me sens tellement bizarre quel'espoir revient. Mais ce n'esttoujours pas ça. Et j'aitellement peur que cette peur meserre la gorge comme si j'allaisvomir. Je ne me sens pas commeavant, je n'ai pas envie detravailler, de me lever. Manature a changé.

J'essaie de trouver uneraison qui ne soit pas la pire.Je me demande si le choc de neplus être vierge change une fillede cette façon. Peut-être que lesrègles ne reviennent pas tout desuite ? Je ne peux pas merenseigner sur cette explication

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naïve. La moindre question sur cesujet ferait tomber sur moi lesfoudres de Dieu.

J'y pense constamment, àchaque instant du jour et surtoutle soir, quand je m'endors auprèsde mes sœurs. Si je suisenceinte, mon père va m'étouffersous la couverture de mouton. Lematin en me levant je suiscontente d'être vivante.

J'ai peur que quelqu'un de lafamille s'aperçoive que je nesuis pas normale. J'ai envie devomir devant le plat de rizsucré, envie de dormir dansl'écurie. Je me sens fatiguée,mes joues sont pâles, ma mère vaforcément s'en apercevoir et medemander si je suis malade. Jen'ai jamais été malade. Alors jeme cache, je fais semblant d'être

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bien, mais c'est de plus en plusdifficile. Et Faiez ne se montrepas. Il monte dans sa voitureavec son beau costume, samallette et ses belleschaussures, et il démarre si viteque le sable fait des tourbillonsderrière lui. L'été commence. Ilfait très chaud dès le matin. Jedois conduire les bêtes à l'aubeet les ramener avant que lesoleil soit trop fort. Je ne peuxplus guetter sur la terrasse,alors qu'il faut absolument queje lui parle du mariage. Car unetache bizarre s'est mise sur monnez. Une petite tache brune, quej'essaie de cacher parce que jesais ce qu'elle veut dire. Nouraa eu la même quand elle étaitenceinte. Ma mère m'a regardéed'un air étonné :

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« Qu'est-ce que tu as fait ?

— C'est du henné, je me suisfrottée avec les doigts, j'ai pasfait attention. »

J'ai vraiment mis du henné enfaisant exprès de barbouiller monnez. Mais ce mensonge ne pourradurer longtemps. Je suisenceinte, et je n'ai pas revuFaiez depuis plus d'un mois.

Il faut absolument que je luien parle. Un soir, alors que lesoleil n'est pas encore tombé, jefais chauffer de l'eau dans lejardin comme pour une lessive etje monte sur la terrasse avec monlinge, à peu près à l'heure où jesais qu'il va rentrer. Cettefois, je lui adresse un signe dela tête et j'insiste en faisantdes gestes, pour lui faire

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comprendre : « Je veux te voir,je vais là-bas, il faut que tu mesuives… »

Il m'a vue et je me sauve aulieu d'aller surveiller unebrebis malade à l'écurie, commeje l'ai fait croire. La brebisest vraiment malade, on attendqu'elle accouche, et ce n'est pasla première fois que je resteprès d'elle. J'ai même dormi surla paille une nuit entière, depeur de ne pas l'entendre.

Il arrive à notre coin derendez-vous peu de temps aprèsmoi, et il cherche aussitôt à mefaire l'amour, persuadé que jel'ai appelé pour ça. Je recule :

« Non, c'est pas pour ça queje voulais te voir.

— Mais pourquoi alors ?

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— Je veux te parler.

— On parlera après… Viens !

— Tu ne m'aimes pas, on nepeut pas se voir juste pourdiscuter ?

— Si je t'aime, je t'aimetellement que chaque fois que jete vois, j'ai envie de toi.

— Faiez, la première fois jene voulais rien, après tu m'asembrassée, et j'ai accepté troisfois, aujourd'hui je n'ai pas eumes règles.

— Peut-être qu'elles ont duretard ?

— Non, je n'ai jamais deretard et je me sens bizarre. »

Il n'a plus envie. Je le voisà son visage : il est devenu

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blanc.

« Qu'est-ce qu'on va faire ?

— Il faut qu'on se marievite, maintenant ! On ne peut pasattendre, il faut aller voir monpère, même s'il n'y a pas defête, ça m'est égal !

— Les gens vont parler auvillage, ça ne se fait pas !

— Comment on va faire pour ledrap à mettre sur le balcon ?

— Ça, ne t'inquiète pas, jele ferai, je m'en occupe. Mais onne peut pas faire un petitmariage, on avait dit un grandmariage, on fera un grandmariage. Je vais parler à tonpère. Attends-moi ici demain, àla même heure.

— Mais ce n'est pas toujours

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possible pour moi. Toi tu es unhomme, tu fais ce que tu veux…Attends que je te fasse signe. Sije peux, tu me verras tresser mescheveux. Si je n'enlève pas monfoulard, tu ne viens pas. »

Le lendemain, je prends unrisque en disant que je vaischercher de l'herbe pour labrebis malade. Je fais le signal,et je cours au rendez-vous, entremblant. Mon père n'a rien dit,je n'ai rien entendu. J'ai sipeur que je n'ai plus de souffle.Il arrive une bonne demi-heureaprès moi. Par prudence, jel'attaque :

« Pourquoi tu n'es pas venuvoir papa ?

— Je n'ose pas le regarder enface, ton père. J'ai peur.

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— Mais il faut que tu tedépêches, ça fait presque deuxmois maintenant. Mon ventre vagrossir après, qu'est-ce que jevais faire ? »

Et je commence à pleurer.Alors il me dit :

« Arrête, ne pleure pas enrentrant chez toi. Demain, jevais voir ton père. »

Je l'ai cru, tellement jevoulais le croire. Parce que jel'aimais, et j'avais aussi debonnes raisons d'espérerpuisqu'il m'avait déjà demandée àmon père. Je comprenais qu'il aitpeur de le regarder en face. Cen'était pas simple d'expliquerpourquoi il voulait faire unmariage si vite. Quelle raisonpouvait-il trouver face à la

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méfiance et à la méchanceté demon père, sans dire le secret etm'enlever mon honneur comme lesien devant la famille ?

J'ai fait ma prière à Dieu cesoir-là, comme d'habitude. Mesparents étaient très religieux,ma mère allait assez souvent à lamosquée. Les filles devaientfaire leur prière deux fois parjour à l'intérieur de la maison.Le lendemain j'ai remercié Allahd'être encore vivante à monréveil.

La voiture était déjà partiequand je suis allée sur laterrasse. Alors j'ai travaillécomme d'habitude, j'ai soigné labrebis, nettoyé l'écurie, j'aiemmené le troupeau, cueilli lestomates.

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J'ai attendu le soir. J'avaistellement peur que j'ai ramasséune grosse pierre, et j'ai frappésur mon ventre, avec l'espoir quele sang allait remettre leschoses en ordre.

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Dernier rendez-vous

Le soir est venu. J'attendsdésespérément de voir arriverFaiez, seul ou avec ses parents,mais je sais bien qu'il neviendra pas. Il est trop tardpour aujourd'hui. Et la voituren'est pas devant chez lui, lesvolets sont restés fermés.

C'est la catastrophe pourmoi. Je passe la nuit sansdormir, en essayant d'imaginerqu'il est allé voir sa familleailleurs, que si les volets sontrestés fermés c'est à cause de lachaleur.

C'est extraordinaire comme mamémoire a gardé imprimées cesquelques semaines de ma vie. Moiqui ai tant de mal à reconstituermon enfance autrement qu'en

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images cruelles, sans le moindremoment de bonheur ou de paix, jen'ai jamais oublié ces instantsde liberté volée, de crainte etd'espoir. Cette nuit-là, je merevois parfaitement sous macouverture de mouton, les genouxsous le menton, tenant mon ventreavec mes deux mains, écoutant lemoindre bruit dans le noir.Demain il sera là, demain il nesera pas là… Il va me sauver, ilva m'abandonner… C'était commeune musique qui ne s'arrêtait pasdans ma tête.

Le lendemain matin, je voisla voiture devant sa maison. Jeme dis : « Il est vivant ! » Il ya un espoir. Je n'ai pas pu allerguetter son départ, mais le soir,à son retour, je suis sur laterrasse. Je fais le signe

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convenu pour un rendez-vous lelendemain avant le coucher dusoleil.

Et à la fin de l'après-midi,juste avant le coucher du soleil,je vais chercher du foin pour lesmoutons. J'attends dix minutes,un quart d'heure, en espérantqu'il est peut-être caché plusloin. La moisson est faite, maisà certains endroits du champ jepeux ramasser de bonnes gerbes,que je lie avec de la paille. Jeles aligne près du chemin et jeles noue d'avance. Je travaillevite, mais je prends soin delaisser trois gerbes à lier, pourme donner une contenance siquelqu'un passe par là, car à cetendroit je suis très en vue. Jen'aurai qu'à me pencher sur mesgerbes et avoir l'air très

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occupée à mon travail, déjàterminé. Ça me donne un quartd'heure de répit avant deregagner la maison. J'ai dit à mamère que je ramènerai le foindans une demi-heure. À cetteheure-là les moutons sont déjàrentrés, les chèvres et lesvaches aussi, et il me reste àtraire, à faire les fromages pourle lendemain. J'ai usé de tousles prétextes pour ces rendez-vous. Je suis allée au puitschercher de l'eau pour les bêtes,ce qui suppose plusieurs petitsvoyages avec un grand seau enéquilibre sur ma tête. Les lapinsont eu besoin d'herbe tendre, lespoules des grains que j'allaisglaner… Je voulais savoir si lesfigues commençaient à mûrir,j'avais besoin de citron pour lacuisine, ou de rallumer la braise

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dans le four à pain.

Il faut se méfier sans cessedes parents qui se méfient deleur fille. Une fille peut fairebeaucoup de choses… Elle va dansla cour ? Que va-t-elle fairedans la cour ? Elle n'a pas donnérendez-vous derrière le fourneauà pain par hasard ? Elle va aupuits ? Est-ce qu'elle a pris leseau avec elle ? Est-ce que lesbêtes n'ont pas déjà eu à boire ?Elle va chercher du foin ?Combien de gerbes va-t-ellerapporter ?

Ce soir-là je traîne mon sacde toile, de gerbe en gerbe. Jele remplis en vitesse etj'attends, j'attends. Je sais quemon père est assis commed'habitude sous la lampe devantla maison et qu'il attend avec sa

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ceinture, en fumant sa pipe commeun pacha, que la fille rentre àl'heure où elle doit rentrer. Ilcompte les minutes. Lui, il a unemontre, et si j'ai dit une demi-heure, c'est une demi-heure moinsune minute si je ne veux pasprendre un coup de ceinture.

Il ne me reste que mes troisgerbes à lier. Le ciel prend unecouleur grise, le jaune du soleilpâlit. Je n'ai pas de montre,mais il ne me reste que quelquesminutes avant la nuit qui vientsi vite dans mon pays. On diraitque le soleil est si fatigué denous éclairer qu'il tombe commeune pierre en nous laissantbrutalement dans le noir.

J'ai perdu l'espoir. C'estfini. Il m'a laissé tomber.J'arrive à la maison. Sa voiture

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n'est pas là. Je me lève lelendemain matin, sa voiture n'esttoujours pas là.

C'est vraiment la fin. Il n'ya plus d'espoir de vivre, et j'aicompris. Il a profité de moi,c'était un bon moment pour lui.Pas pour moi.

Je m'en mords les doigts,mais c'est trop tard. Je ne lereverrai plus jamais. Au boutd'une semaine, je ne cherche mêmeplus à le guetter sur laterrasse. Les volets de la maisonrose sont fermés, il a fui envoiture comme un lâche. Je nepeux demander d'aide à personne.

À trois ou quatre mois, monventre commence à grossir. Je lecache encore assez bien sous marobe, mais dès que je porte un

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seau ou une charge quelconque surla tête, le dos cambré et lesbras levés, je dois faire uneffort considérable pour lerendre invisible. Cette tache surmon nez, j'essaie de frotter pourl'effacer, mais elle ne part pas.Je ne peux pas recommencer avecle henné, ma mère ne me croiraitpas.

C'est la nuit que l'angoisseest la plus forte. Je vaissouvent dormir avec les moutons.Le prétexte est tout trouvé :lorsqu'une brebis va accoucher,elle appelle comme un être humainet, si on ne l'entend pas, ilarrive que le petit étouffe dansle ventre de sa mère.

Je repense parfois à cettebête, dont le bébé sortait mal.J'ai dû mettre mon bras jusqu'au

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fond de son ventre, toutdoucement, pour retourner la têtede l'agneau dans une bonneposition et le tirer vers moi.J'avais très peur de lui faire dumal, et j'ai bataillé longtempspour récupérer vivant ce petitagneau. La mère n'arrivait pas àpousser, la pauvre, et j'ai dûbeaucoup l'aider. Et une heureplus tard environ, elle estmorte.

L'agneau était une petitefemelle. Elle me suivait comme unenfant. Dès qu'elle me voyaitpartir, elle m'appelait. Jetrayais d'abord les autres brebiset je lui donnais à boire aubiberon. Je devais avoir unequinzaine d'années alors. J'aiaccouché beaucoup de brebis, maisce souvenir est le seul que j'aie

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gardé. La petite me suivait dansle jardin, elle montait lesescaliers de la maison. Partoutoù j'allais, elle était derrièremoi. La mère était morte, etl'agneau vivant…

C'est étrange de penser qu'onse donnait tellement de mal pouraccoucher des brebis alors que mamère étouffait ses enfants. Àl'époque je n'y pensaisabsolument pas. C'était unecoutume qu'il fallait admettre.En faisant défiler ces imagesdans ma mémoire, aujourd'hui, jesuis révoltée. Si j'avais étéconsciente comme je le suisactuellement, j'aurais plutôtétranglé ma mère pour sauver mêmeune seule de ces petites filles.

Pour une femme soumise à cepoint, tuer les filles, c'est

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normal. Pour un père comme lemien, raser les cheveux de safille avec des ciseaux à lainepour les moutons, c'est normal.Les frapper avec la ceinture oula canne, c'est normal, lesattacher dans l'écurie toute lanuit au milieu des vaches, c'estnormal. Que pouvait me faire monpère en apprenant que j'étaisenceinte ? Ma sœur Kaïnat et moinous pensions qu'être attachéesdans l'écurie, c'était le pirequi pouvait nous arriver. Lesmains nouées derrière le dos, lefoulard sur la bouche pour ne pasqu'on crie et les pieds liés avecla corde qui avait servi à nousbattre. Muettes, éveillées toutela nuit, on se regardaitsimplement, en pensant la mêmechose : « Tant qu'on estattachées, on est vivantes. »

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Justement, c'est mon père quivient vers moi, un jour delessive. Je l'entends boiter dansmon dos, et sa canne frapper lesol de la cour. Il s'arrêtederrière moi, je n'ose pas merelever : « Je suis sûr que tu esenceinte. » Je lâche le lingedans la bassine, je n'ai pas laforce de lever les yeux sur lui.Je ne pourrai pas prendre l'airétonné ou humilié, je n'arriveraipas à mentir si je le regarde. «Mais non, papa.

— Mais si ! Regarde-toi ! Tuas grossi ! Et cette tache, là,tu dis que c'est le soleil, aprèstu dis que c'est le henné ? Tamère doit voir tes seins. »

C'est donc ma mère qui s'estdoutée. Et c'est lui qui vientdonner l'ordre.

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« Il faut les montrer. »

Et mon père s'en va avec sacanne sans ajouter un mot il n'apas cogné. Je n'ai pas protesté,ma bouche est paralysée. Je penseque cette fois ça y est, je suismorte. C'est au tour de ma mère.Elle fait le tour de ma bassine,les mains sur les hanches. Elleest calme mais rude.

« Maintenant, tu arrêtes defaire la lessive ! Montre-moi tesseins !

— Non, je t'en prie, maman,ça me gêne.

— Tu me les montres ou jedéchire ta robe ? »

Alors je défais les boutonsde mon col jusqu'à hauteur depoitrine, j'écarte le tissu.

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« Tu es enceinte ?

— Mais non !

— Tu as eu tes règles ?

— Oui !

— La prochaine fois que tu astes règles, tu me les montres ! »

J'ai dit oui, pour êtretranquille, pour la calmer etpour ma sécurité. Je sais qu'ilva falloir que je me coupe, queje mette du sang sur un papier etque je le lui montre à laprochaine lune.

J'abandonne ma lessive, jequitte la maison en passant parle jardin sans permission et jevais me cacher dans les branchesd'un vieux citronnier. C'est bêtede me mettre à l'abri de cettefaçon, ce n'est pas le citronnier

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qui va me sauver, mais j'aitellement peur que je ne saisplus ce que je fais. Mon père m'acherchée très vite, et il meretrouve là, grimpée comme unechèvre au milieu des feuilles. Iln'a qu'à me tirer par les jambespour me faire tomber.

Un de mes genoux saigne, etil me ramène à la maison. Ilprend des feuilles de sauge pourles mâcher et applique cettebouillie sur la plaie pourarrêter le sang. C'est bizarre.Je ne comprends pas pourquoi,après m'avoir fait tomber sibrutalement, il prend la peine deme soigner, ce qu'il n'a jamaisfait. À ce moment-là, je me disque finalement il n'est pasméchant. Il a cru ce que je luiai répondu. Avec le recul du

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temps, je me demande si cen'était pas tout simplement pouréviter que ce sang ne me serve àfaire croire que j'avais eu mesrègles…

J'ai eu mal au ventre entombant, et j'espère que la chuteva les faire venir.

Un peu plus tard, il y a unconseil de famille auquel je nesuis pas autorisée à assister.Mes parents ont fait venir Nouraet Hussein. J'écoute derrière lemur. Ils parlent tous ensemble,et j'entends mon père dire : « Jesuis sûr qu'elle est enceinte,elle ne veut pas nous le dire, onattend qu'elle nous montre sesrègles… »

Dès qu'ils ont fini deparler, je monte à l'étage pour

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faire semblant de dormir.

Le lendemain, mes parentsvont à la ville. J'ail'interdiction de sortir. Laporte de la cour est fermée, maisje passe par les jardins et jefile me cacher dans la campagne.Avec un gros caillou je commenceà taper régulièrement sur monventre, à travers la robe, pourque le sang vienne. Personne nem'a jamais appris commentgrandissent les bébés dans leventre de leur mère. Je sais qu'àun moment le bébé bouge. J'ai vuma mère enceinte, je sais combiende temps il faut pour quel'enfant vienne au monde, maisj'ignore tout le reste. À partirde quand un enfant est-il vivant? Pour moi c'est à la naissance,puisque c'est à ce moment-là que

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j'ai vu ma mère choisir de leurlaisser ou non la vie. Ce quej'espère ardemment, alors que jesuis enceinte d'environ troismois et demi ou quatre mois,c'est que le sang revienne. Je nepense qu'à ça. Je n'imagine mêmepas que cet enfant dans monventre est déjà un être humain.

Et je pleure de rage, depeur, parce que le sang ne vientpas. Parce que mes parents vontrevenir, et que je dois être à lamaison avant eux.

Ce souvenir est à présent sidouloureux… je me sens tellementcoupable. J'ai beau me dire quej'étais ignorante, terrorisée parce qui m'attendait, c'est uncauchemar de penser que j'aimartelé ainsi mon ventre pour quecet enfant n'existe pas.

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Et le lendemain, c'est lamême chose, je tape sur monventre avec tout ce que jetrouve, et chaque fois que je lepeux. Ma mère attend. Elle m'adonné un mois à partir du jour oùelle m'a obligée à lui montrermes seins. Je sais qu'elle comptedans sa tête, et en attendant jene peux plus sortir. Je doisrester confinée dans la maison etme contenter des travauxménagers. Ma mère m'a dit : « Tune passes plus la porte ! Tu nevas plus garder les moutons, tune vas plus chercher le foin. »

Je peux me sauver par lescours et les jardins, mais pouraller où ? Je n'ai jamais pris lecar seule, je n'ai pas d'argent,et de toute façon le chauffeur neme laissera pas monter.

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Je dois être dans lecinquième mois. J'ai senti bougerdans mon ventre et, debout, je mejette sur l'angle d'un mur, commeune folle. Je ne peux plus mentirni cacher mon ventre et messeins, je n'ai plus d'issue.

La seule idée qui me vient,la seule possible, est dem'enfuir de la maison pour allerme réfugier chez la sœur de mamère. Elle habite dans levillage. Je connais sa maison.Alors un matin, pendant que mesparents sont partis au marché, jetraverse le jardin, je passedevant le puits, je sautepardessus le talus et je filejusque chez elle. Je n'ai pasbeaucoup d'espoir, car elle estméchante, jalouse de ma mère pourdes raisons que j'ignore. Mais

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justement, peut-être qu'elle megardera chez elle et trouvera unesolution. En me voyant arriverseule, elle s'inquiète d'abord demes parents. Pourquoi ne sont-ilspas avec moi ?

« Il faut que tu m'aides, matante. »

Et je lui raconte tout, lemariage prévu et retardé, lechamp de blé.

« Qui c'est ?

— Il s'appelle Faiez, mais iln'est plus au village, il avaitpromis…

— D'accord. Je vais t'aider.»

Elle s'habille, met sonfoulard et me prend par la main :

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« Viens, on va aller faire untour ensemble.

— Mais où ? Qu'est-ce que tuvas faire ?

— Viens, donne-moi la main,il ne faut pas qu'on te voiemarcher seule. »

J'imagine qu'elle m'emmènechez une autre femme, une voisinequi a des secrets pour fairerevenir le sang des règles, ouempêcher que l'enfant continue àgrandir dans mon ventre. Ou alorsqu'elle va me cacher quelquepart, jusqu'à ce que je soislibérée.

Mais elle me ramène à lamaison. Elle me tire comme un ânequi ne veut pas avancer.

« Pourquoi tu me ramènes à la

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maison ? Aide-moi, je t'ensupplie !

— Parce que c'est là taplace, c'est eux qui vonts'occuper de toi, pas moi.

— Je t'en supplie, reste avecmoi ! Tu sais ce qui va m'arriver!

— C'est ici ta place ! Tum'as comprise ? Et ne sors plusjamais de chez toi ! »

Elle m'oblige à passer laporte, appelle mes parents, faitdemi-tour et s'en va sans seretourner. J'ai vu la méchanceté,le mépris sur son visage. Elledevait penser : « Ma sœur a unserpent dans sa maison, cettefille a déshonoré la famille. »

Mon père referme la porte et

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ma mère me jette un regardmauvais, avec un signe du mentonet un mouvement de la main quiveut dire : « Charmuta… salope…tu as osé aller chez ma sœur ! »Elles se détestent toutes lesdeux. Qu'un malheur arrive àl'une et l'autre s'en réjouit.

« Oui, j'étais chez elle, jecroyais qu'elle pouvait m'aider,me cacher…

— Rentre ! Monte dans lachambre ! »

Je tremble de tout mon corps,mes jambes ne me tiennent plus.Je ne sais pas ce qui m'attendune fois enfermée dans lachambre. Je n'arrive pas à faireun pas.

« Souad ! Tu rentres ! »

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Ma sœur ne m'adresse plus laparole. Elle a aussi honte quemoi, et ne sort plus de lamaison, elle non plus. Ma mèretravaille comme d'habitude, mesautres sœurs s'occupent desbêtes, et on me laisse enfermée,comme une pestiférée. Je lesentends parler entre eux parmoments. Ils craignent quequelqu'un m'ait vue dans levillage, que les gens parlent. Enessayant de sauver ma peau et deme réfugier chez ma tante, j'aifait honte plus particulièrementà ma mère. Les voisins vontsavoir, les bouches vont parler,les oreilles vont écouter.

Depuis ce jour-là, je ne metsplus le nez dehors. Sur la portede ma chambre, mon père ainstallé une nouvelle serrure qui

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claque comme un coup de fusil,chaque soir. La porte du jardinfait le même bruit.

En lavant la cour, parfois,je regarde cette porte avec lesentiment d'étouffer dans mapoitrine. Jamais je ne sortiraide là. Je ne me rends même pascompte que cette porte eststupide, puisque le jardin et letalus de pierres qui le protègene sont pas des obstaclesinfranchissables. Je suis passéepar là plus d'une fois. Mais laprison est sûre pour n'importequelle fille dans mon cas. Dehorsce serait pire. Dehors c'est lahonte, le mépris, les jets depierres, les voisines qui mecracheraient au visage, ou metireraient par les cheveux pourme ramener chez moi. Dehors je

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n'y songe pas. Et les semainespassent. Personne ne m'interroge,personne ne veut savoir qui m'afait ça, comment et pourquoi.Même si j'accuse Faiez, mon pèren'ira pas le chercher pour memarier. C'est ma faute, pas lasienne. Un homme qui a pris lavirginité d'une femme n'est pascoupable, c'est elle qui a bienvoulu. Pire, c'est elle qui ademandé ! Qui a provoqué l'hommeparce qu'elle est une putain sanshonneur. Je n'ai rien pour medéfendre. Ma naïveté, mon amourpour lui, sa promesse de mariage,même sa première demande à monpère, rien de tout ça ne compte.Chez nous, un homme qui serespecte n'épouse pas la fillequ'il a lui-même déflorée avantle mariage.

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Est-ce qu'il m'aimait ? Non.Et si j'ai commis une faute,c'est celle de croire que je leretiendrais en faisant ce qu'ilvoulait. J'étais amoureuse ? J'aieu peur qu'il en trouve une autre? C'est une défense qui ne comptepas… même pour moi elle n'a plusde sens.

Un soir, nouvelle réunion defamille : mes parents, ma sœuraînée et son mari Hussein. Monfrère n'est pas à la maison carsa femme va accoucher et il estallé la rejoindre dans safamille.

J'écoute derrière le mur,terrorisée. Ma mère parle àHussein :

« On ne peut pas demander ànotre fils, il ne sera pas

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capable, et il est trop jeune.

— Moi je peux m'occuperd'elle. »

Mon père parle à son tour :

« Si tu dois le faire, ilfaut le faire comme il faut. Àquoi tu penses ?

— Ne t'inquiète pas, je vaistrouver un moyen. »

Ma mère à nouveau :

« Tu dois t'occuper d'elle,mais il faut t'en débarrasserd'un coup. »

J'entends ma sœur pleurer endisant qu'elle ne veut pasentendre ça et qu'elle veutrentrer chez elle. Hussein luidit d'attendre et ajoute pour mesparents :

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« Vous, vous sortirez. Partezde la maison, il ne faut pas quevous soyez là. Quand vousrentrerez, ce sera fait. »

J'ai entendu ma condamnationà mort de mes propres oreilles,et j'ai filé dans l'escalier carma sœur allait sortir. Je n'aipas entendu la suite. Un peu plustard, mon père a fait le tour dela maison et la porte de lachambre des filles a claqué.

Je n'ai pas dormi. Jen'arrivais pas à réaliser ce quej'avais entendu. Je me disais :est-ce que c'est un rêve ? Est-ceque c'est un cauchemar ? Est-cequ'ils vont vraiment le faire ?Est-ce que c'est pour me fairepeur ? Et s'ils le font, ce seraquand ? Comment ? En me coupantla tête ?

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Peut-être qu'ils vont melaisser avoir cet enfant et metuer après ? Est-ce qu'ils legarderont si c'est un fils ? Est-ce que ma mère l'étouffera sic'est une fille ?

Est-ce qu'ils vont me tueravant ?

Alors, le lendemain, j'aifait comme si je n'avais rienentendu. Je me tenais sur mesgardes, mais je n'y croyais pasvraiment. Et puis je tremblais denouveau, et j'y croyais. Lesseules questions étaient quand etoù. Ça ne pouvait pas se fairetout de suite… d'ailleurs Husseinétait parti. Et puis je nepouvais pas imaginer Husseinvoulant me tuer !

Ma mère m'a dit, ce jour-là,

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sur le même ton que d'habitude :

« C'est le moment det'occuper de la lessive, ton pèreet moi nous allons en ville. »

J'ai su ce qui allait sepasser. Ils quittaient la maisoncomme l'avait dit Hussein.

Lorsque je me suis souvenue,récemment, de la disparition dema sœur Hanan, je me suis aperçueque c'était la même chose. Lesparents étaient sortis, lesfilles étaient seules à la maisonavec leur frère. La seuledifférence, en ce qui meconcerne, c'est que Hussein, lui,n'était pas encore là. J'airegardé la cour, elle étaitgrande, carrelée en partie, lereste recouvert de sable. Toutautour, un mur surmonté d'une

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grille bien trop haute avec despointes. Et dans un coin, laporte grise, métallique, lissecôté cour, sans serrure ni clé,avec une seule poignée àl'extérieur.

Ma sœur Kaïnat ne fait jamaisla lessive avec moi, nous n'avonspas besoin d'être deux.

Je ne sais pas quel travailon lui a demandé, ni où elle estavec les petites. Elle ne meparle plus. Elle dort à côté demoi, le dos tourné depuis quej'ai tenté de fuir chez ma tante.

Ma mère attend que jerassemble le linge à laver. Il yen a beaucoup car nous ne faisonsla lessive qu'une fois parsemaine, en général. Si jecommence vers deux ou trois

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heures de l'après-midi, jen'aurai pas fini avant six heuresdu soir.

Je vais d'abord chercher del'eau au puits, tout au fond dujardin. Je dispose le bois pourle feu, je pose la grandelessiveuse dessus et je versel'eau jusqu'à la remplir àmoitié. Et je m'assieds sur unepierre, en attendant qu'ellechauffe.

Mes parents sortent par laporte de la maison, qu'ilsreferment toujours à clé enpartant.

Moi je suis de l'autre côté,dans cette cour. J'attise lesbraises en permanence. Le feu nedoit pas faiblir, il faut quel'eau soit très chaude pour y

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faire tremper le linge. Ensuiteje frotterai les taches avec dusavon à l'huile d'olive, et jeretournerai au puits pour l'eaude rinçage.

C'est un travail long etfatigant que j'accomplis depuisdes années, mais en ce moment ilm'est particulièrement pénible.

Je suis là, pieds nus, assisesur ma pierre, en robe de toilegrise, fatiguée d'avoir peur. Jene sais même plus depuis combiende temps je suis enceinte aveccette peur dans le ventre. Plusde six mois en tout cas. Jeregarde la porte de temps entemps, là-bas, tout au fond de lacour immense. Elle me fascine.

S'il vient, il ne peut entrerque par là.

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Le feu

Tout à coup, j'entendsclaquer la porte. Il est là, ilavance.

Je revois ces images vingt-cinq ans plus tard comme si letemps s'était arrêté. Ce sont lesdernières de mon existenced'avant, là-bas, dans mon villagede Cisjordanie. Elles défilent auralenti comme dans les films à latélévision. Elles reviennent sanscesse devant mes yeux. Jevoudrais les effacer dès que lapremière surgit mais je ne peuxplus arrêter le film. Quand laporte claque, il est trop tardpour l'arrêter, j'ai besoin deles revoir, ces images, parce queje cherche toujours à comprendrece que je n'ai pas compris :

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comment a-t-il fait ? Est-ce quej'aurais pu lui échapper sij'avais compris ?

Il avance vers moi. C'est monbeau-frère Hussein en tenue detravail, un vieux pantalon et untee-shirt. Il arrive devant moi,il me dit : « Salut, ça va ? »,avec le sourire. Il a dans labouche une herbe qu'il mâchonneen souriant toujours : « Je vaism'occuper de toi. »

Ce sourire… il dit qu'il vas'occuper de moi, je ne m'yattendais pas. Je souris un peumoi aussi, pour le remercier,n'osant pas dire un mot.

« T'as un gros ventre, hein ?»

Je baisse la tête, j'ai hontede le regarder. Je baisse encore

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plus la tête, mon front touchemes genoux.

« Tu as une tache, là. Tu asmis le henné exprès ?

— Non, j'ai mis le henné surmes cheveux, j'ai pas faitexprès.

— Tu as fait exprès, pour lecacher. »

Je regarde le linge quej'étais en train de rincer entremes mains qui tremblent.

C'est la dernière image fixeet lucide. Ce linge et mes deuxmains qui tremblent. Les derniersmots que j'ai entendus de lui,c'est : « Tu as fait exprès, pourle cacher. »

Il ne disait plus rien, jegardais la tête baissée de honte,

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un peu soulagée qu'il ne pose pasd'autres questions.

Tout à coup j'ai sentiquelque chose de froid couler surma tête. Et aussitôt le feu étaitsur moi. J'ai compris le feu, etle film s'accélère, tout va trèsvite dans les images. Je commenceà courir pieds nus dans lejardin, je tape mes mains sur mescheveux, je crie, et je sens marobe qui flotte derrière moi.Est-ce que le feu était aussi surma robe ?

Je sens cette odeur depétrole, et je cours, le bas dema robe m'empêche de faire desgrands pas. La terreur me guide,instinctivement, loin de la cour.Je cours vers le jardin puisqu'iln'y a pas d'autre issue. Mais jene me souviens de presque rien

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ensuite. Je sais que je coursavec le feu et que je hurle.Comment j'ai fait pour m'échapper? Est-ce qu'il a couru derrièremoi ? Est-ce qu'il attendait queje tombe pour me regarder flamber?

J'ai forcément grimpé sur lemuret du jardin, pour meretrouver, ensuite, soit dans lejardin des voisins, soit dans larue. Il y avait des femmes, deuxil me semble, donc c'étaitsûrement dans la rue, et ellesm'ont tapé dessus. Avec leursfoulards je suppose.

Elles m'ont traînée jusqu'àla fontaine du village, et l'eauest tombée d'un coup sur moipendant que je hurlais de peur.Je les entends crier, ces femmes,mais je ne vois plus rien. J'ai

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la tête baissée contre mapoitrine, je sens couler l'eaufroide, ça ne s'arrête pas et jecrie de souffrance parce quecette eau froide me brûle. Jesuis recroquevillée, je sensl'odeur de viande grillée, lafumée. J'ai dû m'évanouir. Je nevois plus grand-chose. Il y aencore quelques images vagues,des bruits, comme si j'étais dansla camionnette de mon père. Maisce n'est pas mon père. J'entendsdes voix de femmes qui pleurentsur moi. « La pauvre », « lapauvre »… Elles me consolent. Jesuis couchée dans une voiture. Jesens les cahots sur la route. Jem'entends gémir.

Et puis plus rien, et puisencore ce bruit de voiture, et lavoix des femmes. Je brûle encore

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comme si le feu était toujourssur moi. Je ne peux pas releverla tête, je ne peux plus bougermon corps ni mes bras, je suis enfeu, toujours en feu… je puel'essence, je ne comprends rien àce bruit de moteur, auxlamentations de ces femmes, je nesais pas où elles m'emmènent. Sij'ouvre un peu les yeux, je nevois qu'un petit morceau de marobe ou de ma peau. C'est noir,ça pue. Je brûle toujours etpourtant il n'y a plus de feu surmoi. Mais je brûle quand même.Dans ma tête, je cours encoreavec le feu sur moi.

Je vais mourir. C'est bien.Je suis peut-être déjà morte.Enfin c'est fini.

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Mourir

Je suis sur un lit d'hôpital,recroquevillée en chien de fusilsous un drap. Une infirmière estvenue arracher ma robe. Elle atiré méchamment sur le tissu, lasouffrance m'a paralysée. Je nevois presque rien, mon menton estcollé sur ma poitrine, je ne peuxpas le relever. Je ne peux pasbouger les bras non plus. Ladouleur est sur ma tête, sur mesépaules, dans mon dos, sur mapoitrine. Je sens mauvais. Cetteinfirmière est si méchantequ'elle me fait peur quand je lavois entrer. Elle ne me parlepas. Elle vient arracher desmorceaux de moi, elle met unecompresse et elle s'en va. Sielle pouvait me faire mourir,elle le ferait, j'en suis sûre.

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Je suis une sale fille, si on m'abrûlée c'est que je le méritaispuisque je ne suis pas mariée etque je suis enceinte. Je saisbien ce qu'elle pense.

Noir. Coma. Combien de temps,jours ou nuits ?…

Personne ne veut me toucher,on ne s'occupe pas de moi, on neme donne rien à manger ni àboire, on attend que je meure.

Et je voudrais bien mourirtellement j'ai honte d'êtreencore en vie. Tellement jesouffre. Ce n'est pas moi quibouge, c'est cette mauvaise femmequi me retourne pour arracher desmorceaux. Rien d'autre. Jevoudrais de l'huile sur ma peaupour calmer la brûlure, jevoudrais qu'on enlève ce drap

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pour que l'air me donne un peu defroid. Un docteur est là. J'ai vudes jambes dans un pantalon, etune blouse blanche. Il a parlémais je n'ai pas compris. C'esttoujours la mauvaise femme quivient et s'en va. Je peux bougerles jambes, je m'en sers poursoulever le drap de temps entemps. Sur le dos j'ai mal, surle côté j'ai mal. Je dors, latête toujours collée à mapoitrine. La tête baissée commelorsque le feu était sur moi.

Mes bras sont bizarres, unpeu écartés et paralysés tous lesdeux. Mes mains sont toujours là,mais elles ne me servent à rien.Je voudrais tellement me gratter,m'arracher la peau pour ne plussouffrir.

On m'oblige à me lever. Je

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marche avec cette infirmière.J'ai mal aux yeux. Je vois mesjambes, mes mains qui pendent dechaque côté de moi, le carrelage.Je hais cette femme. Elle m'amènedans une salle et prend un jetd'eau pour me laver. Elle dit queje sens tellement mauvais qu'ellea envie de vomir. Je pue, jepleure, je suis là comme undéchet immonde, comme unepourriture sur laquelle on jetteun seau d'eau. Comme le caca dansles toilettes, on tire la chasse,et voilà c'est fini. Meurs. L'eaum'arrache la peau, je crie, jepleure, je supplie, le sang coulejusqu'au bout de mes doigts. Ellem'oblige à rester debout. Ellearrache sous le jet d'eau froidedes morceaux de chair noire, desbouts de ma robe brûlée, desordures puantes qui font un petit

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tas dans le fond de la douche. Jesens tellement le pourri, lachair brûlée et la fumée qu'ellea mis un masque et par momentssort de la salle d'eau entoussant et en me maudissant.

Je la dégoûte, je devraiscrever comme un chien, mais loind'elle. Pourquoi est-ce qu'ellene m'achève pas ? Je retournedans mon lit, brûlante et glacéeà la fois, et elle jette le drapsur moi pour ne plus me voir.Crève, me dit son regard. Crèveet qu'on aille te jeter ailleurs.

Mon père est là avec sacanne. Il est furieux, il tapesur le sol, il veut savoir quim'a mise enceinte, qui m'aemmenée ici, comment c'estarrivé. Il a les yeux rouges. Ilpleure, le vieil homme, mais il

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me fait toujours peur avec cettecanne et je n'arrive même pas àlui répondre. Je vais m'endormir,ou mourir, ou me réveiller, monpère était là, il n'y est plus.

Mais je n'ai pas rêvé, savoix résonne encore dans ma tête: « Parle ! »

J'ai réussi à m'asseoir unpeu, pour ne plus sentir mes brascollés sur le drap, ma têtesoutenue par un oreiller. Rien neme soulage, mais je peux voir quipasse dans le couloir, la porteest entrouverte. J'entendsquelqu'un, j'aperçois des piedsnus, une robe noire et longue,une silhouette petite comme moi,mince, presque maigre. Ce n'estpas l'infirmière. C'est ma mère.

Ses deux nattes poissées à

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l'huile d'olive, son foulardnoir, ce front bizarre, bombéentre les sourcils et qui rejointle nez, on dirait un oiseau deproie. Elle me fait peur. Elles'assied sur un tabouret avec soncabas noir. Et elle commence àsangloter, à renifler, à essuyerses larmes avec un mouchoir enbalançant la tête.

Elle pleure du chagrin de lahonte. Elle pleure sur elle ettoute la famille. Et je vois lahaine dans ses yeux.

Elle me questionne en serrantson sac contre elle. Je leconnais, ce sac, il m'estfamilier. Elle l'emporte toujoursavec elle pour sortir, aller aumarché, ou aux champs. Elle y metdu pain, une bouteille d'eau enplastique, parfois du lait. J'ai

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peur, mais moins qu'en présencede mon père, comme d'habitude.Mon père peut me tuer, mais paselle. Elle gémit ses phrases, etmoi je les chuchote.

« Regarde-toi, ma fille… Jene pourrais jamais te ramener àla maison comme ça, tu ne peuxplus vivre à la maison, tu t'esvue ?

— J'arrive pas à me voir.

— Tu es brûlée. La honte estsur toute la famille. Maintenantje ne peux plus te ramener. Dis-moi comment tu es devenueenceinte ? Avec qui ?

— Faiez. Je ne sais pas lenom de son père.

— C'est Faiez le voisin ? »

Elle recommence à pleurer et

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à tamponner le mouchoir sur sesyeux, en boule, comme si ellevoulait l'enfoncer dans sa tête.

« Où tu as fait ça ? Où ?

— Dans le champ. »

Elle grimace, elle se mord labouche et pleure encore plus.

« Écoute-moi ma fille,écoute, j'aimerais bien que tumeures, c'est mieux si tu meurs.Ton frère est jeune, si tu nemeurs pas, il aura des problèmes.»

Mon frère va avoir desproblèmes. Quels problèmes ? Jene comprends pas.

« La police est venue voir lafamille à la maison. Toute lafamille. Ton père et ton frère,et ta mère, et ton beau-frère,

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toute la famille. Si tu ne meurspas, ton frère lui-même aura desproblèmes avec la police. »

Elle a peut-être sorti leverre de son sac parce qu'il n'ya rien autour de moi. Pas detable près du lit, je ne voisrien. Non, je ne l'ai pas vuefouiller dans son sac, elle l'apris sur le bord de la fenêtre,c'est un verre de l'hôpital. Maisje n'ai pas vu avec quoi elle l'arempli.

« Si tu bois pas ça, tonfrère va avoir des problèmes, lapolice est venue à la maison. »

Est-ce qu'elle l'a remplipendant que je pleurais de honte,de souffrance, de peur. Jepleurais de beaucoup de choses,la tête basse et les yeux fermés.

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« Bois ce verre… c'est moi qui tele donne. » Jamais je n'oublieraice gros verre, plein à ras bord,avec du liquide transparent àl'intérieur, comme de l'eau.

« Tu vas boire ça, ton frèren'aura pas de problèmes. C'estmieux, c'est mieux pour toi,c'est mieux pour moi, c'est mieuxpour ton frère. »

Et elle pleurait. Et moiaussi. Je me souviens que leslarmes coulaient sur les brûluresde mon menton, le long de moncou, et elles me dévoraient lapeau.

Je n'arrivais pas à soulevermes bras. C'est elle qui a misses mains sous ma tête, elle quim'a soulevée vers le verrequ'elle tenait dans la main.

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Personne ne m'avait donné à boirejusque-là. Elle approchait cegros verre de ma bouche. J'auraisvoulu y tremper au moins meslèvres, tellement j'avais soif.J'essayais de relever le menton,mais je n'y arrivais pas.

Tout à coup, le docteur estarrivé, et ma mère a sursauté. Ila pris le verre d'un gestebrusque, il l'a reposébrutalement et a crié très fort :« Non ! »

J'ai vu le liquide serépandre sur le bord de lafenêtre. Il coulait le long duverre, transparent, aussi clairque de l'eau.

Le médecin a pris ma mère parle bras et l'a fait sortir de lachambre. Je regardais toujours ce

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verre, je l'aurais bu même parterre, je l'aurai léché à coupsde langue, comme un chien.J'avais soif, autant de boire quede mourir.

Le médecin est revenu et m'adit : « Tu as de la chance que jesois arrivé au bon moment. Tonpère, et maintenant ta mère !Personne de ta famille nereviendra ici ! » Il a repris leverre avec lui et m'a répété : «Tu as eu de la chance… Je ne veuxplus voir personne de ta famille!

— Mon frère Assad, j'aimeraisvoir mon frère, il est gentil. »

Je ne sais plus ce qu'il m'arépondu. J'étais bizarre, touttournait dans ma tête. Ma mèrem'avait parlé de police, de mon

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frère qui aurait des ennuis ?Pourquoi lui, puisque c'étaitHussein qui avait mis le feu surmoi ? Ce verre, c'était pour mefaire mourir. Il y avait encoreune tache sur le rebord de lafenêtre. Ma mère souhaitait queje meure et moi aussi. Etpourtant j'avais eu de la chance,disait le médecin, car j'étaissur le point de boire ce poisoninvisible. Je me sentaisdélivrée, comme si la mortm'avait envoûtée et que lemédecin l'ait fait disparaître enune seconde. Ma mère était uneexcellente mère, la meilleure desmères, elle faisait son devoir enme donnant la mort. C'était mieuxpour moi. Il ne fallait pas mesauver du feu, m'emmener ici poury souffrir, et mettre silongtemps à mourir pour me

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délivrer de ma honte et de cellede toute ma famille.

Mon frère est venu, trois ouquatre jours après. Jamais jen'oublierai ce sac de plastiquetransparent, je voyais desoranges au travers, et unebanane. Je n'avais rien mangé nibu depuis que j'étais là. Je nepouvais pas, et de toute façonpersonne n'essayait de m'aider.Même le médecin n'osait pas.J'avais compris qu'on me laissaitmourir, parce qu'il ne fallaitpas intervenir dans mon histoire.

J'étais coupable aux yeux detout le monde. Je subissais lesort de toutes les femmes quisalissent l'honneur des hommes.On m'avait lavée simplement parceque j'empestais, pas pour mesoigner. On me gardait là parce

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que c'était un hôpital où jedevais mourir sans créer d'autresproblèmes à mes parents et à toutmon village Hussein avait malfait son travail, il m'avaitlaissée courir avec le feu.

Assad n'a pas posé dequestion. Il avait peur et ilétait pressé de retourner auvillage.

« Je vais passer par leschamps, pour que personne ne mevoie. Si les parents savent queje suis venu te voir, je vaisavoir des problèmes. »

J'avais voulu qu'il vienne,et pourtant j'étais inquiète dele voir se pencher au-dessus demoi. J'ai vu dans ses yeux que jele dégoûtais avec mes brûlures.Personne, même pas lui, ne s'est

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préoccupé de savoir à quel pointje souffrais de cette peau qui secreusait, pourrissait, suintaiten me dévorant lentement comme levenin d'un serpent sur tout lehaut de mon corps, mon crâne sanscheveux, mes épaules, mon dos,mes bras, mes seins.

J'ai beaucoup pleuré. Est-ceque j'ai pleuré parce que jesavais que c'était la dernièrefois que je le voyais ? Est-ceque j'ai pleuré parce que j'avaistellement envie de voir sesenfants ? On attendait que safemme accouche. J'ai su plus tardqu'elle avait eu deux garçons.Toute la famille a dû l'admireret la féliciter.

Je n'ai pas pu manger lesfruits. Toute seule c'étaitimpossible, et le sac a disparu.

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Je n'ai plus jamais revu mafamille. Ma dernière vision de mamère, c'est cette image du verred'eau empoisonnée. Celle de monpère frappant furieusement le solde sa canne. Et mon frère avecson sac de fruits.

Au plus profond de masouffrance, je cherchais encore àcomprendre pourquoi je n'avaisrien vu quand le feu est arrivésur ma tête. Il y avait un bidond'essence à côté de moi, mais ilétait fermé par un bouchon. Jen'ai pas vu Hussein le prendre.Je baissais la tête pendant qu'ilme disait qu'il allait «s'occuper de moi » et pendantquelques secondes je me suis cruesauvée à cause de ce sourire etde cette herbe qu'il mâchonnaittranquillement. En réalité, il

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voulait me mettre en confiancepour éviter que je ne m'échappe.Il avait tout prévu la veilleavec mes parents. Mais où a-t-ilpris le feu ? Dans la braise ? Jen'ai rien vu. Il a utilisé uneallumette pour faire si vite ?J'en avais toujours une boîte àcôté de moi, mais je n'ai rien vunon plus. Alors un briquet danssa poche… Juste le temps desentir le liquide froid sur mescheveux, et je flambais déjà.J'aimerais tant savoir pourquoije n'ai rien vu.

La nuit, couchée à plat surce lit, c'est un cauchemar sansfin. Je suis dans le noircomplet, je vois des rideauxautour de moi, la fenêtre adisparu. Une douleur étrangecomme un coup de couteau dans le

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ventre, les jambes qui tremblent…je suis en train de mourir.J'essaie de me redresser sans yparvenir. Mes bras sont toujoursraides, deux plaies immondes quirefusent de me servir. Il n'y apersonne, je suis seule, alorsqui m'a planté ce couteau dans leventre ?

Je sens entre mes cuissesquelque chose d'étrange. Je plieune jambe, puis l'autre, jecherche du pied, j'essaie dedégager seule cette chose quim'effraie. Je ne me rends pascompte, au début, que je suis entrain d'accoucher. C'est avec mesdeux pieds que je tâte dans lenoir. Je repousse sans le savoirle corps de l'enfant, lentementsous le drap. Puis je resteimmobile, épuisée par l'effort.

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Je rapproche mes jambes, etje sens le bébé contre ma peau,de chaque côté. Il bouge un peu.Je retiens mon souffle. Commentest-il sorti si vite ? Un coup depoignard dans le ventre et il estlà ? Je vais me rendormir, c'estimpossible, cet enfant n'est passorti tout seul sans prévenir. Jesuis en train de faire uncauchemar.

Mais je ne rêve pas, puisqueje le sens là, entre mes genoux,contre la peau de mes jambes.Elles n'ont pas brûlé, mesjambes, je sens les choses aveccette peau-là, et celle de mespieds. Je n'ose plus bouger, puisje lève encore un pied comme jele ferais d'une main, poureffleurer… une tête minuscule,des bras qui s'agitent

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faiblement.

J'ai dû crier. Je ne m'ensouviens pas. Le médecin entredans la chambre, tire lesrideaux, mais je suis toujoursdans le noir. Ce doit être lanuit, dehors. Je ne vois qu'unelumière dans le couloir par laporte ouverte. Le médecin sepenche, retire le drap, et ilemporte l'enfant, sans même me lemontrer.

Il n'y a plus rien entre mesdeux jambes. Quelqu'un tire lesrideaux. Je ne me souviens derien d'autre. J'ai dû m'évanouir,j'ai dû dormir longtemps, je n'ensais rien. Le lendemain et lesjours suivants, je n'ai plusqu'une certitude, l'enfant aquitté mon ventre.

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Je ne savais pas s'il étaitvivant ou mort, personne ne m'enparlait, et je n'osais pasdemander à cette infirmièremauvaise ce qu'on avait fait decet enfant.

Qu'il me pardonne, j'étaisincapable de lui donner uneréalité. Je savais que j'avaisaccouché, mais je ne l'avais pasvu, on ne me l'avait pas mis dansles bras, je ne savais pas s'ilétait garçon ou fille. Je n'étaispas une mère à ce moment-là, maisun débris humain condamné à mort.La honte était la plus forte.

Le médecin m'a dit plus tardque j'avais accouché à sept moisd'un tout petit bébé, mais qu'ilétait vivant et à l'abri.J'entendais vaguement ce qu'il medisait, mes oreilles brûlées me

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faisaient tellement souffrir ! Lehaut de mon corps n'était qu'unesouffrance, et je passais du comaà un demi-éveil, sans voirdéfiler les jours et les nuits.Tout le monde espérait à me voirmourir et s'y attendait.

Et moi je trouvais que Dieune me faisait pas mourir assezvite. Les nuits et les jours seconfondaient dans le mêmecauchemar et dans mes raresmoments de lucidité je n'avaisqu'une obsession, arracher avecmes ongles cette peau infecte etpuante qui continuait de medévorer. Malheureusement, mesbras ne m'obéissaient plus.

Quelqu'un est entré dans machambre, une fois, au milieu dece cauchemar. J'ai deviné saprésence plus que je ne l'ai vu.

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Une main de femme est passéecomme une ombre au-dessus de monvisage, sans le toucher. Une voixde femme avec un drôle d'accentm'a dit en arabe : « Je vaist'aider… Aie confiance, je vaist'aider, tu m'entends ? »

J'ai dit oui sans y croire,tellement j'étais mal dans celit, abandonnée au mépris desautres. Je ne comprenais pascomment on pouvait m'aider, etsurtout qui aurait le pouvoir dele faire.

Me ramener dans ma famille ?Elle ne voulait plus de moi. Unefemme brûlée pour l'honneur doitbrûler entièrement. M'aider à neplus souffrir, m'aider à mourir,c'était la seule solution.

Mais je dis oui à cette voix

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de femme, et je ne sais pas quielle est.

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Jacqueline

Je m'appelle Jacqueline. Àcette époque, je suis au Moyen-Orient où je travaille avec uneorganisation humanitaire, Terredes hommes. Je parcours leshôpitaux à la recherche d'enfantsabandonnés, handicapés ou en étatde malnutrition. Je travaille encollaboration avec le CICR, laCroix-Rouge internationale, etdifférentes organisations quis'occupent de Palestiniens etd'Israéliens. J'oeuvre donc dansles deux communautés et j'aibeaucoup de contact avec les deuxpopulations. Je vis avec elles.

Mais c'est seulement au boutde sept ans de présence au Moyen-Orient que j'entends parler dejeunes filles assassinées. Leurs

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familles leur reprochent d'avoirrencontré un garçon ou d'avoirparlé avec lui. On les soupçonneparfois sans aucune preuve, surles dires de n'importe qui. Ilarrive que ces jeunes fillesaient vraiment eu une aventureavec un garçon, ce qui estabsolument impensable dans leurcommunauté, étant donné que cesont les pères qui décident desmariages. J'entends dire… On medit… Mais, jusque-là, je n'aijamais été confrontée à un cas dece genre.

Pour un esprit occidental,l'idée que des parents ou desfrères puissent assassiner leurfille ou leur sœur, simplementparce qu'elle est tombéeamoureuse, paraît incroyable,surtout à l'époque. Chez nous,

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les femmes se libèrent, votent,font des enfants toutes seules…

Mais je suis ici depuis septans, et j'y crois tout de suite,même si je n'en ai jamais vu etque c'est la première fois qu'onm'en parle. Il faut ques'installe un climat de grandeconfiance pour parler d'un sujetaussi tabou que celui-là, et quine regarde surtout pas lesétrangers. C'est une femme qui sedécide à l'évoquer devant moi.Une amie chrétienne, aveclaquelle je suis très souvent encontact car elle s'occuped'enfants. Elle voit donc passerbeaucoup de mères qui viennent detout le pays, de tous lesvillages. Et elle est un petitpeu comme le moukhtar du secteur,c'est-à-dire qu'elle invite les

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femmes à boire le café ou le théet discute avec elles de ce quise passe dans leur village. C'estune forme de communicationimportante, ici. On boit tous lesjours le café ou le thé enbavardant, c'est la coutume, etdonc l'occasion pour elle derepérer les cas d'enfants endifficulté grave.

Un jour, elle entend dire parun groupe de femmes : « Dans levillage, on a une jeune fille quise conduisait très mal, alors sesparents ont essayé de la brûler.On dit qu'elle est dans unhôpital, quelque part. »

Cette amie a un certaincharisme, on la respecte, et ellefait preuve d'un courage énorme,je m'en rendrai compte par lasuite. Normalement, elle ne

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s'occupe que d'enfants, mais lamère n'est jamais loin del'enfant ! Donc, vers le 15septembre de cette année-là, monamie me dit :

« Écoute, Jacqueline, il y aune fille à hôpital qui est entrain de mourir. L'assistantesociale m'a confirmé qu'elleavait été brûlée par quelqu'un desa famille. Est-ce que tu croisque tu peux faire quelque chose ?

— Que sais-tu de plus ?

— Seulement que c'est unejeune fille qui était enceinte etdont le village dit : "Ils ontbien fait de la punir,maintenant, elle va mourir àl'hôpital."

— C'est monstrueux !

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— Je sais, mais ici c'estcomme ça. Elle est enceinte etpuis, voilà, elle va mourir.C'est tout. C'est normal. On dit: "Pauvres parents !" On lesplaint, mais pas la fille.D'ailleurs, elle va vraimentmourir, d'après ce que j'aientendu. »

Une histoire pareille, c'estune sonnette d'alarme dans matête. À l'époque, je travailledonc au sein de l'associationTerre des hommes, dirigée par unhomme fantastique : EdmondKaiser. Ma mission première, cesont les enfants. Je n'ai jamaisabordé, et pour cause, ce genrede cas, mais je me dis : «Jacqueline, ma vieille, tu doisaller voir de près ce qui sepasse ! »

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Je pars pour cet hôpital, queje connaissais assez mal pourl'avoir peu visité. Je n'ai pasde problème parce que je connaisle pays, les coutumes, que je medébrouille dans la langue et quej'ai passé pas mal de temps dansles hôpitaux. Je demandesimplement qu'on m'amène vers unefille qui a été brûlée. On meguide sans problème, et j'entredans une grande pièce où je voisdeux lits et deux filles. J'aiimmédiatement l'impression qu'ils'agit d'une salle de relégation.Un endroit où l'on met les casqu'il ne faut pas montrer.

Une chambre assez sombre, desbarreaux aux fenêtres, deux litset le reste entièrement vide.

Comme il y a deux filles, jedemande à l'infirmière :

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« Je cherche celle qui vientd'avoir un bébé.

— Ah oui, c'est celle-là ! »

Et c'est tout. L'infirmières'en va. Elle ne s'arrête mêmepas dans le couloir, elle ne medemande pas qui je suis, rien !Juste un geste vague en directionde l'un des lits : « C'est celle-là ! »

J'en vois une avec descheveux courts, frisés maispresque rasés, et une autre auxcheveux mi-courts et raides. Maisles deux filles ont le visagetout noir, plein de suie. Leurcorps est recouvert d'un drap. Jesais qu'elles sont là depuis unmoment. Environ quinze jours, àce qu'on m'a dit. Il est évidentqu'elles ne peuvent pas parler.

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Deux moribondes. Celle qui a descheveux raides est dans le coma.L'autre, celle qui a eu unenfant, soulève à peine lespaupières par moments.

Personne ne circule danscette salle, ni infirmière nimédecin. Je n'ose pas parler,encore moins les toucher, etl'odeur qui règne ici estinfecte. Je suis venue pour envoir une, j'en découvre deuxaffreusement brûlées de touteévidence, et sans soins. Jeressors chercher une infirmièreailleurs que dans cette pièce derelégation. J'en trouve une : «Je voudrais voir le médecin-chefde l'hôpital. »

J'ai l'habitude de ce genrede lieux hospitaliers, ce n'estpas tout nouveau pour moi. Le

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médecin-chef me reçoit bien,plutôt sympathique.

« Voilà, il y a ici deuxjeunes filles brûlées. Vous savezque je travaille avec uneorganisation humanitaire, peut-être qu'on pourrait les aider ?

— Écoutez… je ne vous leconseille pas. Il y en a une quiest tombée dans le feu etl'autre, c'est une affaire defamille. Je ne vous conseillevraiment pas de vous en mêler.

— Docteur, mon travail c'estquand même d'aider, et enparticulier les gens qui ne sontpas aidés par ailleurs. Pouvez-vous m'en dire un peu plus ?

— Non, non, non. Soyezprudente. Ne vous mêlez pas de cegenre d'histoires ! »

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Quand c'est comme ça, il nefaut pas trop forcer les gens.J'en reste donc là, mais jeredescends dans la salle derelégation et je m'assois unmoment. J'attends, en espérantque celle qui ouvre un peu lesyeux puisse communiquer. L'étatde l'autre est plus inquiétant.

Comme une infirmière passedans le couloir, je tente deposer une question :

« Cette jeune fille, cellequi a des cheveux et qui ne bougepas, qu'est-ce qu'il lui estarrivé ? »

— Ah, elle est tombée dans lefeu, elle est très mal, elle vamourir. »

Aucune pitié dans cediagnostic. Simplement une

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constatation. Mais la formule quiconsiste à dire « elle est tombéedans le feu » ne me trompe pas.

L'autre bouge un peu. Jem'approche d'elle et je reste làun bon moment, sans rien dire.J'observe, j'essaie decomprendre, j'écoute les bruitsde couloir, en espérant quequelqu'un d'autre va venir à quije pourrais m'adresser. Mais lesinfirmières passent très vite,elles ne s'occupent absolumentpas de ces deux filles. De touteévidence, il n'y a pas de soinsorganisés pour elles. En fait, ily en a certainement un peu, maisje ne les vois pas. Personne nes'approche de moi, on ne medemande rien. Je suis pourtantune étrangère, vêtue àl'occidentale mais toujours très

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couverte, par respect pour lestraditions du pays où jetravaille. C'est indispensablepour être reçue partout. Onpourrait au moins me demander ceque je fais là, mais au lieu decela on m'ignore.

Au bout d'un moment, je mepenche sur celle qui semblepouvoir m'entendre, mais je nesais pas où la toucher. Le drapm'empêche de voir où elle a étébrûlée. Je vois que le menton estcomplètement collé à la poitrine.C'est un morceau d'un seul bloc.Je vois que les oreilles sontbrûlées, et qu'il n'en reste pasgrand-chose. Je passe une maindevant ses yeux. Elle ne réagitpas. Je ne vois ni ses mains nises bras, et je n'ose passoulever ce drap. Finalement, je

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ne sais pas comment m'y prendre.Il faut pourtant que je la touchequelque part, pour signaler maprésence. Comme avec unemourante, pour lui fairecomprendre que quelqu'un est là,qu'elle sente une présence, uncontact humain.

Ses jambes sont repliées, lesgenoux en l'air sous le drap,comme les femmes s'assoient à lamode orientale, mais àl'horizontale. Je pose ma mainsur un genou et elle ouvre lesyeux.

« Comment tu t'appelles ? »

Elle ne répond pas.

« Écoute, je vais t'aider. Jevais revenir et je vais t'aider.

— Aioua. »

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Oui, en arabe, et c'est tout.Elle referme les yeux. Je ne saismême pas si elle m'a vue.

C'était ma première rencontreavec Souad.

Je suis repartie bouleversée.J'allais faire quelque chose,c'était évident pour moi ! Danstout ce que j'ai entreprisjusqu'ici, j'ai toujours eu lesentiment d'avoir reçu un appel.On me parle d'une détresse, j'yvais en sachant que je vais fairequelque chose pour répondre à cetappel. Je ne sais pas quoi, maisje trouverai.

Je retourne donc voir cetteamie qui me donne quelquesprécisions nouvelles, si l’onpeut dire, sur le cas de cettejeune fille.

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« L'enfant qu'elle a eu, leservice social le lui a déjàenlevé sur ordre de la police. Tune vas rien pouvoir faire. Elleest jeune, personne ne va t'aiderdans l'hôpital. Jacqueline,crois-moi, tu ne vas rien pouvoirfaire.

— Bon, on va voir. »

Le lendemain, je retourne àl'hôpital. Elle n'est toujourspas très consciente, et savoisine de lit toujours dans lecoma. Et cette odeurpestilentielle est insupportable.J'ignore l'étendue des brûlures,mais personne ne les adésinfectées. Le surlendemain, undes deux lits est vide. La jeunefille dans le coma est mortependant la nuit. Je regarde celit, vide mais pas nettoyé pour

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autant, avec une peine immense.C'est toujours un gros chagrin dene pas avoir pu faire quelquechose. Et je me dis : «Maintenant, il faut s'occuper del'autre. » Mais elle est à moitiéinconsciente, elle délirebeaucoup et je ne comprends rienà ce qu'elle essaie de merépondre.

Et voilà qu'arrive ce quej'appelle le miracle. En lapersonne d'un jeune médecinpalestinien que je vois ici pourla première fois. Le directeur del'hôpital m'a déjà dit : «Laissez tomber, elle va mourir. »Je demande son avis à ce jeunemédecin :

« Qu'en pensez-vous ?Pourquoi ne lui nettoie-t-on pasle visage, déjà ?

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— On essaie de la nettoyercomme on peut, ce n'est pasfacile. Ce genre de cas est trèsdifficile pour nous, trèscompliqué, à cause des coutumes…vous comprenez…

— Croyez-vous qu'on puisse lasauver, qu'on puisse fairequelque chose ?

— Si elle n'est pas déjàmorte, il y a peut-être deschances. Mais soyez prudente avecce genre d'histoire, trèsprudente. »

Les jours suivants, je trouveun visage un peu plus propre, etdes traces de mercurochrome de-cide-là. Le jeune médecin a dûdonner des instructions àl'infirmière, qui fait un effort,mais sans se donner beaucoup de

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mal. Souad m'a raconté plus tardqu'on l'avait prise par lescheveux pour la rincer dans unebaignoire et qu'on la manipulaitde cette façon parce que personnene voulait la toucher. Je megarde donc bien de critiquer, çane ferait qu'empirer mesrelations avec cet hôpital. Jeretourne voir mon jeune médecinarabe, le seul qui me paraisseaccessible.

« Je travaille avec uneorganisation humanitaire, je peuxfaire quelque chose, alorsj'aimerais bien savoir si elle aune espérance de vie.

— Moi, il me semble que oui.On pourrait tenter quelque chose,mais je doute que ça se fassedans notre hôpital.

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— Alors, peut-être pourrait-on la changer d'hôpital ?

— Oui, mais elle a unefamille, des parents, elle estmineure, on ne peut pas ! On nepeut pas intervenir, les parentssavent qu'elle est là, la mèreest déjà venue, et d'ailleurs lesvisites leur sont interditesdepuis… C'est un cas trèsspécial, croyez-moi.

— Écoutez, docteur, moi, jevoudrais faire quelque chose. Jene sais pas quelles sont lesinterdictions, mais si vous medites qu'elle a une espérance devie quelconque, même la pluspetite, je ne peux pas laissertomber. »

Alors ce jeune médecin meregarde, un peu étonné de mon

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obstination. Il pense sûrementque je ne fais pas le poids… unede ces « humanitaires » qui necomprennent rien au pays. Je luidonne une trentaine d'années, etje le trouve sympathique. Il estgrand, mince, brun, et il parlebien l'anglais. Il ne ressemblepas du tout à ses confrères,plutôt fermés habituellement auxdemandes des Occidentaux.

« Si je peux vous aider, jevous aiderai. »

Gagné. Les autres jours, ilparle volontiers avec moi del'état de la patiente. Comme il aété éduqué en Angleterre et qu'ilest assez cultivé, les relationssont plus faciles. Je vais un peuplus loin dans mon investigationsur Souad, et j'apprendsqu'effectivement elle n'a pas de

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soins.

« Elle est mineure, on nepeut absolument pas la touchersans demander l'avis de sesparents. Et pour eux elle estmorte, en tout cas ilsn'attendent que ça.

— Mais si je voulais lamettre dans un autre hôpital oùelle serait soignée et mieuxtraitée, pensez-vous qu'on melaisserait faire ?

— Non. Il n'y a que lesparents qui puissent permettreça, et ils ne vont pas vous yautoriser ! »

Je retourne voir mon amie, àl'origine de l'aventure, et jelui fais part de mon idée :

« Je voudrais la faire

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transporter ailleurs. Qu'enpenses-tu ? C'est possible ?

— Tu sais, si les parentsveulent qu'elle meure, tun'arriveras à rien ! C'est unequestion d'honneur pour eux dansle village. »

Je suis assez entêtée dans cegenre de situation. Je ne mecontente pas de négatif, je veuxforcer le négatif jusqu'à trouverune ouverture positive, mêmeinfime. En tout cas, allerjusqu'au bout d'une idée.

« Penses-tu que je puissealler dans ce village ?

— Tu risques gros, là-bas.Écoute-moi bien. Tu ignores quec'est un code d'honneurimparable. Ils veulent qu'ellemeure, parce que sinon leur

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honneur n'est pas lavé, et lafamille est rejetée du village.Ils devront s'en allerdéshonorés, tu comprends ? Tupeux toujours essayer de te jeterdans la gueule du loup, mais àmon avis tu prends un gros risquepour ne pas arriver à grand-chose, finalement. Elle estcondamnée. Sans soins depuis silongtemps avec des brûlurespareilles, elle ne survivra pas,la malheureuse. »

Mais cette petite Souad ouvrequand même un peu les yeux quandje viens la voir. Et ellem'écoute, et me répond un peumalgré sa souffrance abominable.

« Je sais que tu as eu unenfant. Où est-il ?

— Je sais pas. On l'a pris.

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Je sais pas… »

Avec ce qu'elle endure, et cequi l'attend, la mort annoncéecomme on dit, je comprends bienque l'enfant n'est pas sonproblème majeur.

« Souad, il faut que tu merépondes, parce que je veux fairequelque chose. Si on arrive às'en sortir, si je t'emmèneailleurs, est-ce que tu viensavec moi ?

Oui, oui, oui. Je viens avectoi. Où est-ce qu'on va ?

— Dans un autre pays, je nesais pas où, mais quelque part oùon n'entende plus parler de toutça.

— Oui, mais tu sais, mesparents…

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— On va voir avec tesparents. On va voir. D'accord ?Tu as confiance ?

— Oui… Merci. »

Alors, munie de cetteconfiance, je demande au jeunemédecin s'il sait où se trouve cefameux village où on brûle commedes torches les filles coupablesd'être amoureuses.

« Elle vient d'un petithameau, à une quarantaine dekilomètres d'ici. C'est assezloin, il n'y a guère de routecarrossable, et c'est dangereuxparce qu'on ne sait pas très bience qui s'y passe. Il n'y a pas depolice dans ces coins-là.

— Je ne sais pas si je peux yaller seule…

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— Oh là ! Je ne vous leconseille pas du tout. Déjà, pourtrouver le hameau, vous allezvous perdre dix fois. Il n'y apas de cartes aussi détaillées… »

Je suis naïve, mais pas trop.Je sais que c'est tout unproblème pour demander son chemindans ce genre de lieux quand onest étranger. D'autant plus quele hameau en question est enterritoire occupé par lesIsraéliens. Moi, Jacqueline,Terre des hommes ou pas,humanitaire ou pas, chrétienne oupas, je peux tout à faitressembler à une Israéliennevenue espionner les Palestiniens.Ou bien l'inverse, selon laportion de route où je metrouverai.

« Voulez-vous me rendre le

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service de venir avec moi ?

— C'est de la folie.

— Écoutez, docteur, onpourrait sauver une vie… vous medites vous-même qu'il y a unespoir si on l'emmène ailleursqu'ici… »

Sauver une vie. L'argument adu sens pour lui, il est médecin.Mais il est aussi du pays, commeles infirmières, et pour lesinfirmières Souad, ou une autrefille comme elle, doit mourir…

Une, déjà, n'a pas survécu.J'ignore si elle avait une chancede s'en sortir, mais on ne l'apas soignée, en tout cas.J'aurais bien envie de dire à cesympathique médecin que je trouveinsupportable de « laisser crever» une jeune fille sous prétexte

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que c'est la coutume ! Mais je nele ferai pas, parce que je saisqu'il est pris lui-même dans cesystème, face à son hôpital, àson directeur, aux infirmières, àla population elle-même. Il estdéjà bien courageux d'en parleravec moi. Les crimes d'honneursont tabous.

Et je finis par le convaincreà moitié. C'est réellement unhomme très bon, honnête, ilm'attendrit lorsqu'il me répondd'un air hésitant :

« Je ne sais pas si j'ai lecourage…

— On va toujours essayer. Etsi ça ne va pas, on revient.

— D'accord, mais vous melaisserez faire demi-tour s'il ya la moindre complication. »

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Je promets. Cet homme, que jenommerai Hassan, va donc meservir de guide.

Je suis une jeune femmeoccidentale qui travaille auMoyen-Orient avec Terre deshommes pour s'occuper d'enfantsen détresse, qu'ils soientmusulmans, juifs ou chrétiens.C'est un exercice de diplomatiepermanent et compliqué. Mais lejour où je monte dans ma voitureavec ce médecin courageux à mescôtés, je ne me rends pasvraiment compte du risque. Lesroutes ne sont pas sûres, leshabitants méfiants, et j'entraînece médecin arabe, fraîchementémoulu d'une université anglaise,dans une aventure qui seraitrocambolesque si le but àatteindre n'était pas si grave.

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Il doit me trouver complètementfolle.

Le matin du départ, Hassanest un peu vert de peur. Jementirais en disant que je suis àl'aise, mais avec l'inconsciencede ma jeunesse à l'époque, et lacertitude de mon engagement auservice des autres, je fonce.Evidemment nous ne sommes pasarmés ni l'un ni l'autre.

Pour moi, c'est « à Dieu vat» ; pour lui, c'est « inch Allah» !

Au sortir de la ville, nousroulons dans un paysage classiquede campagne palestinienne,morcelé de terrains quiappartiennent aux petits paysans.Ce sont des parcelles entouréespar des murets de pierres sèches,

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avec beaucoup de petits lézardset de serpents qui courent entreles pierres. La terre est ocrerouge, piquée de figuiers deBarbarie.

La piste qui part de la villen'est pas goudronnée, maiscarrossable. Elle relie leshameaux et les villages voisins,les marchés. Les chars israéliensl'ont passablement aplanie, maisil reste suffisamment de trouspour faire grincer ma petitevoiture. Plus on s'éloigne de laville, plus on rencontre depetites cultures. Si la parcelleest assez grande, les paysans yfont du blé, plus petite, ellelaisse paître les troupeaux.Quelques chèvres, quelquesmoutons. Plus si le paysan estriche.

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Les filles travaillent auxcultures. Elles vont très peu,voire pas du tout, à l'école, etcelles qui ont la chance d'yaller sont récupérées très vitepour s'occuper des plus petits.J'ai déjà compris que Souad étaittotalement illettrée.

Hassan connaît cette piste,mais nous partons à la recherched'un hameau dont il n'a jamaisentendu parler. Nous demandons detemps en temps notre chemin,mais, comme ma voiture est ornéed'une plaque israélienne, ellenous mettrait plutôt en danger.Nous sommes en territoire occupé,et les indications que l'on nousdonne ne sont pas forcémentfiables.

Au bout d'un moment, Hassanme dit :

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« Ce n'est quand même pasraisonnable, on va être toutseuls dans ce hameau. J'ai faitprévenir la famille par letéléphone arabe, mais Dieu saitcomment ils nous attendent ? Lepère seul ? Toute la famille ? Outout le village ? Ils ne peuventpas comprendre votre démarche !

— Vous leur avez bien dit quela petite va mourir et qu'onvient pour leur en parler ?

— Justement, c'est ça qu'ilsne vont pas comprendre. Ils l'ontbrûlée, et celui qui a fait çanous attend probablement autournant. De toute façon, ilsdiront que sa robe a pris feu, ouqu'elle est tombée sur le brasierla tête la première ! C'estcompliqué dans les familles… »

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Je le sais. Depuis le début,une bonne dizaine de joursenviron, on me répète qu'unefemme brûlée, c'est compliqué, etque je ne dois pas m'en mêler.Seulement voilà, je m'en mêle.

« Je vous assure qu'ilvaudrait mieux faire demi-tour… »

Je stimule le courage de monprécieux compagnon. Sans lui, j'yserais peut-être allée quandmême, mais une femme seule necircule pas dans ces régions.

Finalement, nous dénichons lehameau en question. Le père nousreçoit dehors, à l'ombre d'unarbre immense, devant sa maison.Je m'assieds par terre avecHassan à ma droite. Le père estassis appuyé au tronc d'arbre,dans une position familière, une

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jambe repliée, sur laquelle poseune canne. C'est un homme petit,roux, au visage très pâle avecdes taches de rousseur, un peualbinos. La mère reste debout,très droite dans sa robe noire,un voile de la même couleur surla tête. Son visage estdécouvert. C'est une femme sansâge, aux traits burinés, auregard dur. Les paysannespalestiniennes ont souvent ceregard-là. Mais avec ce qu'ellesendurent comme charge de travail,d'enfants et d'esclavage, c'estnormal.

La maison est de tailleplutôt moyenne, d'aspect trèstypique de la région, mais nousn'en voyons pas grand-chose. Ellea l'air fermée vue del'extérieur. En tout cas, l'homme

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n'est pas pauvre. Hassan meprésente après les politessesd'usage. « Voilà, cette dametravaille dans une organisationhumanitaire… »

Et la conversation s'engage àla palestinienne, entre les deuxhommes d'abord :

« Comment vont les troupeaux?… Et la récolte ?… Vous vendezbien ?…

— Il fait mauvais… c'estl'hiver qui commence, lesIsraéliens nous font plein deproblèmes… »

On parle de la pluie et dubeau temps assez longtemps avantd'aborder le but de notre visite.C'est normal. Il ne parle pas desa fille, donc Hassan n'en parlepas, et moi non plus. On nous

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propose le thé – puisque je suisune étrangère en visite, je nepeux pas refuser l'hospitalitécoutumière – et il est temps derepartir. Salutations. « Nousreviendrons vous rendre visite… »Nous n'allons pas plus loin etrepartons. Parce qu'il fautcommencer ainsi, nous le savonstous les deux. Il faut entrer enmatière, ne pas se présenter enennemis, ou en questionneurs,laisser faire le temps, pourpouvoir revenir.

Et nous voilà sur la piste endirection de la ville, à quaranteet quelques kilomètres de là. Jeme souviens du « ouf » que j'aipoussé.

« Ça ne s'est pas mal passé ?On y retourne dans quelquesjours.

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— Vous voulez vraiment yretourner ?

— Oui, nous n'avons rien faitpour le moment.

— Mais que pouvez-vous leurproposer ? Si c'est de l'argent,ça ne sert à rien… n'y comptezpas. L'honneur c'est l'honneur.

— Je vais tabler sur le faitqu'elle est en train de mourir.C'est malheureusement vrai, vousme l'avez dit vous-même…

— Sans soins d'urgence, etl'urgence est déjà dépassée, ellen'a guère de chance en effet.

— Donc, puisqu'elle peut yrester, je vais leur dire que jel'emmène ailleurs pour mourir… Çapeut les arranger d'êtredébarrassés du problème ?

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— Elle est mineure et ellen'a pas de papiers, il fautl'accord des parents. Ils nebougeront pas pour des papiers,vous n'y arriverez pas…

— On y retourne quand même.Vous faites sonner le téléphonearabe quand ?

— Dans quelques jours,laissez-moi le temps… »

Elle n'a pas le temps, lapetite Souad. Mais Hassan a beauêtre un docteur miracle pour monexpédition, il a un travail àl'hôpital, une famille, et lesimple fait de se mêler d'uncrime d'honneur peut lui attirerdes ennuis graves. Je lecomprends de plus en plus et jerespecte sa prudence. S'attaquerà un tabou de ce genre, tenter de

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le contourner en tout cas, c'estnouveau pour moi, et j'y metstoute mon énergie. Mais c'est luiqui prend les contacts au villagepour annoncer nos visites, etj'imagine parfaitement la forcede persuasion qu'il doit employerà cette simple tâche…

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Souad va mourir

« Mon frère, il est gentil.Il a essayé de m'apporter desbananes, et le docteur lui a ditde ne plus revenir.

— Qui t'a fait ça ?

— Mon beau-frère, Hussein, lemari de ma sœur aînée. Ma mère,elle a apporté du poison dans unverre… »

J'en connais un peu plus surl'histoire de Souad. Elle meparle mieux, mais les conditionsdans cet hôpital sont terriblespour elle. On l'a baignée unefois en la tenant par le peu decheveux qui lui reste. Lesbrûlures s'infectent, suintent etsaignent en permanence. J'aiaperçu le haut de son corps : sa

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tête est toujours baissée commeen prière, le menton collé sur lehaut du buste. Elle ne peut pasbouger les bras. L'essence ou lepétrole a été versé sur le hautde sa tête. Il a brûlé endescendant dans le cou, lesoreilles, sur le dos, les bras etle haut de la poitrine. Elles'est recroquevillée ainsi commeune étrange momie, probablementpendant qu'on la transportait, etelle est toujours dans le mêmeétat, plus de quinze jours après.Sans compter l'accouchement dansun semi-coma, et cet enfant qui adisparu. L'assistante sociale adû le déposer comme un pauvrepetit paquet dans un orphelinatquelconque, mais où ? Et jeconnais trop l'avenir qui attendces enfants illégitimes. Il estsans espoir.

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Mon plan est fou. Je veuxdans un premier temps la fairetransporter à Bethléem, villesous contrôle israélien àl'époque, mais accessible pourmoi comme pour elle. Pas questionde la conduire dans une autreville. Je sais pertinemment que,là-bas, ils ne disposent pas desmoyens nécessaires aux grandsbrûlés. Ce ne peut être qu'uneétape. Mais dans un deuxièmetemps, à Bethléem, on pourra luidispenser le minimum de soins debase. Troisième phase du plan :le départ pour l'Europe, avecl'accord de l'organisation Terredes hommes, que je n'ai pasencore demandé.

Sans compter l'enfant, quej'ai bien l'intention d'essayerde retrouver entre-temps.

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Lorsque mon jeune docteurremonte dans ma petite voiturepour une deuxième visite chez lesparents, il est toujours aussiinquiet. Même accueil, toujoursdehors sous l'arbre, mêmeconversation banale de départ,mais cette fois je parle desenfants que nous ne voyonsjamais.

« Vous avez beaucoupd'enfants ? Où sont-ils ?

— Ils sont aux champs. On aune fille mariée, elle a deuxgarçons, et un fils marié, il aeu deux garçons aussi. »

C'est bien les garçons. Ilfaut féliciter le chef defamille. Et le plaindre aussi.

« Je sais que vous avez unefille qui vous cause beaucoup

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d'ennuis.

— Y a haram ! C'est terriblece qui nous arrive ! Quellemisère !

— C'est vraiment dommage pourvous.

— Oui, c'est dommage. AllahKarim ! Mais Dieu est grand.

— Au village, c'est pénibled'avoir des problèmes aussidifficiles…

— Oui, c'est très dur pournous. »

La mère ne parle pas.Toujours debout, hiératique.

« Bon, elle va bientôt mourirde toute façon. Elle est trèsmal.

— Oui. Allah Karim ! »

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Et mon docteur ajoute, trèsprofessionnel :

« Oui, elle est vraiment trèsmal. »

Il a compris mon intérêt dansce marchandage étrange sur lamort espérée d'une jeune fille.Il m'aide, en rajoute avec desmimiques très explicites sur lamort inévitable de Souad, alorsque nous espérons le contraire…Il prend le relais. Le père luiconfie enfin plus clairement lenœud de tous leurs soucis :

« J'espère qu'on va pouvoirrester dans le village.

— Oui, bien sûr. De toutefaçon, elle va mourir.

— Si Dieu le veut. C'estnotre fatalité. On n'y peut rien.

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»

Mais il ne dit pas ce qui estarrivé, rien du tout. Alors, à unmoment, j'avance un pion surl'échiquier :

« Mais c'est quand mêmedommage pour vous qu'elle meureici ? Vous allez fairel'enterrement comment ? Où ?

— On va faire l'enterrementici, dans le jardin.

— Peut-être que, si je laprenais avec moi, elle pourraitmourir ailleurs et vous n'auriezpas de problèmes comme ça. »

Pour les parents, ça ne veutmanifestement rien dire que je laprenne avec moi pour mourirailleurs. Ils n'ont jamaisentendu parler d'une chose

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pareille de leur vie. Hassan s'enrend compte, il insiste un peu :

« Au fond, ça ferait moins deproblèmes pour vous, et pour levillage…

— Oui, mais nous on l'enterrecomme ça, si Dieu veut, et on dità tout le monde qu'on l'aenterrée et c'est tout.

— Je ne sais pas,réfléchissez. Peut-être que jepeux l'emmener mourir ailleurs.Moi je peux faire ça si c'estbien pour vous… »

C'est affreux, mais je nepeux tabler que sur la mort dansce jeu morbide ! Faire revivreSouad et parler de soins, poureux, ce serait l'horreur. Alorsils demandent à en discuter entreeux. Une façon de nous faire

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comprendre qu'il est temps departir. Ce que nous faisons aprèsles salutations d'usage, enpromettant de revenir. Que penserde notre tentative à ce moment-là? Avons-nous correctement négocié? D'un côté, Souad disparaît, del'autre, sa famille retrouvel'honneur dans son village…

Dieu est grand, comme dit lepère. Il faut patienter.

Pendant ce temps-là, je vaisà l'hôpital tous les jours, pouressayer de la faire soigner toutde même un minimum. Ma présenceles oblige à faire quelquesefforts. Désinfecter un peu pluspar exemple. Mais sansantidouleur et sans produitsspécifiques, la peau de la pauvreSouad demeure une plaie immense,insupportable pour elle et

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difficile à voir pour les autres.Souvent je songe, comme dans unrêve de conte de fées, auxhôpitaux de mon pays, de France,de Navarre ou d'ailleurs, où l'onsoigne les grands brûlés avectant de précaution etd'acharnement pour leur rendre ladouleur supportable…

Et nous retournons à lanégociation, toujours tous lesdeux, mon courageux médecin etmoi. Il faut battre le fer,proposer le marché avec autant dediplomatie que de certitude :

« Ce qui ne serait pas bien,c'est qu'elle meure dans le pays.Même à l'hôpital, là-bas, pourvous, ça ne va pas. Mais on peutl'emmener loin, dans un autrepays. Et comme ça, c'est fini,vous pouvez dire qu'elle est

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morte à tout le village. Ellesera morte dans un autre pays etplus jamais vous n'entendrezparler d'elle. »

La conversation est plus quetendue à présent. Sans lespapiers, tout accord avec eux neme sert à rien. J'y suis presque.Je ne demande rien d'autre, niqui a fait ça ni qui est le pèrede l'enfant. Ces histoires-là necomptent pas du tout dans lanégociation et leur évocationsalirait leur honneur plusencore. Ce qui m'intéresse, c'estde les convaincre que leur filleva mourir, mais ailleurs. Et jepasse pour une folle, uneétrangère excentrique, dont ilsont pourtant intérêt à se servir,finalement.

Je sens que l'idée fait son

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chemin. S'ils disent oui, dès quenous aurons le dos tourné, ilspourront déclarer la mort de leurfille à tout le village, sansautre détail, et sans enterrementdans le jardin. Ils pourrontraconter ce qu'ils voudront, etmême qu'ils ont vengé leurhonneur à leur manière. C'estfou, quand on y pense avec unraisonnement d'Occidentale… c'estréellement fou de parvenir à sesfins dans de telles conditions.Ce marchandage ne les dérangepas, moralement. Ici la moraleest particulière, elle s'exercecontre les filles et les femmes,en voulant leur imposer une loiqui n'a d'intérêt que pour leshommes du clan. Cette mère elle-même l'accepte sans broncher envoulant la mort et la disparitionde sa propre fille. Elle ne peut

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faire autrement, et j'arrive mêmeà la plaindre intérieurement.Sinon je ne m'embarrasse pasd'états d'âme. Dans tous les paysoù j'exerce, que ce soit enAfrique, en Inde, en Jordanie ouen Cisjordanie, je dois m'adapterà la culture et respecter lescoutumes ancestrales. L'uniquebut est d'apporter de l'aide àcelui ou celle qui en estvictime. Mais c'est la premièrefois de ma vie que je négocie unevie de cette façon. Ils cèdent.

Le père me fait promettre, etla mère aussi, que plus jamaisils ne la verront ! Plus JAMAIS ?

« Non ! Plus jamais ! JAMAIS! »

Je promets. Mais, pour tenircette promesse et emmener Souad à

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l'étranger, j'ai besoin qu'elleait des papiers.

« Je vais vous demanderquelque chose… C'est peut-être unpeu difficile à faire, mais jeserai avec vous, et je vais vousaider. Il faut qu'on ailleensemble au bureau qui délivreles papiers d'identité et devoyage. »

Ce nouvel obstacle lesinquiète immédiatement. Toutcontact avec la populationisraélienne, et surtout avecl'administration, est un problèmepour eux.

« Il faut que je vous emmèneen voiture jusqu'à Jérusalem,vous et madame, pour que voussigniez.

— Mais on ne sait pas écrire

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!

— Ça ne fait rien,l'empreinte du doigt suffit…

— Bon, on viendra avec vous.»

Cette fois, c'estl'administration que je doispréparer à l'affaire avant derevenir chercher les parents. Jeconnais heureusement du monde aubureau des visas de Jérusalem.Là, je peux m'expliquer et lesfonctionnaires savent ce que jefais pour les enfants.D'ailleurs, c'est une enfant queje sauve. Souad m'a dit avoirdix-sept ans, mais qu'importe,c'est encore une enfant.J'explique aux employésIsraéliens que je vais leuramener les parents d'une

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Palestinienne gravement malade,qu'il ne faut pas les faireattendre trois heures, au risquequ'ils repartent sans riensigner. Ce sont des gensillettrés, qui ont besoin de maprésence pour les formalités. Jevais donc les amener munis d'unextrait de naissance, s'ils enont un, et l'administrationn'aura qu'à confirmer l'âge deleur fille sur le laissez-passer.J'ajoute, et je suis culottée unefois de plus, que cette fille vapartir avec un enfant. Alors queje ne sais toujours pas où est cebébé, et comment le retrouver.

Mais, pour le moment, cen'est pas la question : une choseaprès l'autre. Mon seul problèmeest d'activer les parents, et quela petite Souad soit un peu

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soignée.

Évidemment, l'employéisraélien me demande :

« Mais tu connais le nom dupère de l'enfant ?

— Non, je ne connais pas lenom.

— Est-ce qu'il faut écrireillégitime ? »

Cette qualification sur unpapier officiel m'énerve.

« Non, on n'écrit pasillégitime ! Sa mère va àl'étranger et vos histoiresd'illégitime, ça ne marche paslà-bas ! »

Ce laissez-passer pour Souadet l'enfant n'est pas unpasseport, juste un permis de

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sortir du territoire palestinienà destination d'un pays étranger.Souad ne reviendra jamais plusdans ce territoire. C'est-à-direque virtuellement elle n'auraplus d'existence dans son pays,éliminée de la carte, la petitebrûlée. Un fantôme.

« Vous me faites deuxlaissez-passer, un pour la mèreet un pour l'enfant.

— Il est où, cet enfant ?

— Je vais le retrouver. »

Le temps passe, mais au boutd'une heure l'administrationisraélienne me donne le feu vert.Et dès le lendemain je vaischercher les parents, seule cettefois, comme une grande. Ilsmontent en voiture en silence,deux masques, et nous voilà à

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Jérusalem, dans le bureau desvisas. Un territoire ennemi pources gens, où d'habitude on lestraite comme des moins que rien.

J'attends, assise à côtéd'eux. Vis-à-vis des Israéliens,je suis en quelque sorte lagarantie que ces gens-là neviennent pas avec une bombe. Onme connaît très bien depuis queje travaille dans les milieuxpalestiniens et israéliens. Toutà coup, l'employée qui établitles papiers me fait signe dem'approcher :

« Elle a dix-neuf ans sur lepapier de naissance, cette fille! Tu m'as dit dix-sept !

— On ne va pas discuter là-dessus, de toute façon, tu t'enfiches qu'elle ait dix-sept ou

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dix-neuf ans…

— Pourquoi tu ne l'as pasamenée ? Elle aussi, elle doitsigner !

— Je ne l'ai pas amenée parcequ'elle est mourante dans unhôpital.

— Et l'enfant ?

— Écoute, laisse tomber. Vousme donnez un laissez-passer pourleur fille, devant ses parents,ils signent et pour celui del'enfant, je vous apporterai tousles détails et reviendrai lechercher. »

Lorsque la sécurité duterritoire n'est pas mise encause, les fonctionnairesisraéliens sont coopératifs. Lorsde mes débuts dans l'humanitaire,

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lorsque mon travail me conduisaitdans les territoires occupés, ilsm'ont d'abord interpellée.Ensuite, il a fallu que je medébrouille avec eux. Lorsqu'ilsont compris que m'occupais aussid'enfants israéliens fortementhandicapés du fait de mariagesconsanguins dans certainescommunautés, les choses se sontaméliorées. Malheureusement,certains de leurs enfants issusde familles ultra-religieuses, oùon se marie entre cousins,naissent mongoliens ou gravementhandicapés. C'est d'ailleurs lamême chose dans certainesfamilles arabes ultra-religieuses. Mon travail estessentiellement axé sur ceproblème à l'époque, dans lesdeux communautés. Il me permetd'évoluer dans un certain climat

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de confiance, avecl'administration notamment.

Le bureau des laissez-passerest situé hors les murs, du côtéde la vieille ville de Jérusalem.Me voilà partie avec le précieuxdocument, à pied, avec lesparents toujours muets, au milieude soldats israéliens armésjusqu'aux dents, pour remonter envoiture. Tels que je les ai prisau village, je vais les ramener.Le petit homme roux aux yeuxbleus en keffieh blanc avec sacanne et sa femme toute en noir,du regard au bas de sa robe.

Une heure de trajet au moins,entre Jérusalem et le village. Lapremière fois, j'avais très peurde les rencontrer malgré mon airde fonceuse. Maintenant, je neles crains plus, je ne les juge

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pas, je pense seulement : «Pauvres gens. » Nous sommes tousl'objet d'une fatalité qui nousest propre.

Ils m'ont suivie à l'allercomme au retour sans dire un seulmot. Ils avaient un peu peurqu'on leur fasse des ennuis, là-bas, chez les Israéliens. Je leuravais dit qu'ils ne craignaientrien, et que tout se passeraitbien. À part quelques motsessentiels, je n'ai pas tenu devéritable conversation avec eux.Je n'ai pas vu le reste de lafamille, ni l'intérieur de leurmaison. J'avais du mal à croire,en les observant, qu'ils aientvoulu tuer leur fille. Etpourtant, même si le beau-frèreétait l'exécutant, c'étaient euxqui l'avaient décidé… J'ai

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ressenti la même chose plus tardaprès cette première expérience,chez d'autres parents que j'airencontrés dans les mêmescirconstances. Je n'arrivais pasà les considérer comme desassassins. Ceux-là ne pleuraientpas, mais j'en ai vu pleurer,parce qu'ils sont eux-mêmesprisonniers de cette coutumeabominable : le crime d'honneur.

Devant leur maison toujoursclose sur le secret et lemalheur, ils descendent devoiture, silencieux, et je m'envais de même. Nous ne nousreverrons pas.

Il me reste beaucoup à faire.D'abord, prendre contact avec mon« patron ».

Edmond Kaiser est le

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fondateur de Terre des hommes. Jene lui ai pas encore parlé de mafolle tentative. Il me fallaitavant « finaliser », si j'osedire, le côté administratif. Jecontacte donc Edmond Kaiser qui,lui, n'a jamais entendu parler dece genre d'histoire à cetteépoque. Je lui résume lasituation :

« Voilà, j'ai une fille qui aété brûlée, et qui a un bébé.J'ai l'intention de l'amener cheznous, mais je ne sais pas encoreoù est le bébé. Es-tu d'accordpour tout ?

— Évidemment que je suisd'accord. »

C'était ça, Edmond Kaiser. Unhomme formidable, l'intuition del'urgence irrévocable. La

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question posée, la réponse ne sefaisait pas attendre. On pouvaitlui parler aussi simplement.

J'ai hâte de sortir la petiteSouad de cette salle derelégation où elle souffre commeun chien, mais où nous avons lachance, elle et moi, d'avoir unsoutien énorme en la personne dudocteur Hassan. Sans sa bonté etson courage, Dieu seul sait sij'aurais pu réussir.

Nous avons décidé tous lesdeux de la faire sortir de nuit,sur un brancard, discrètement. Jeme suis mise d'accord avec ledirecteur de l'hôpital pour quepersonne ne la voie. Je ne saispas s'ils ont prétendu qu'elleétait morte dans la nuit, maisc'est probable.

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Je l'allonge à l'arrière, ilest trois ou quatre heures dumatin, et nous voilà parties versun autre hôpital. À cette époque,il n'y a pas encore les nombreuxbarrages installés lors del'Intifada. Le voyage se passesans encombre, et j'arrive aupetit matin à l'hôpital, où toutest déjà prévu. Le médecin-chefest au courant, et j'ai demandéqu'on ne lui pose pas dequestions sur sa famille, sonvillage ou ses parents.

L'établissement est mieuxéquipé, et surtout plus propre.Il reçoit notamment de l'aide del'ordre de Malte. On installeSouad dans une chambre. Jeviendrais la voir tous les jours,en attendant d'obtenir les visaspour l'Europe et, surtout, de

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retrouver l'enfant.

Elle ne me parle pas de lui.Il semble que de le savoir vivantquelque part lui suffise, etcette indifférence apparente estparfaitement compréhensible.Souffrance, humiliation,angoisse, dépression : elle estincapable psychologiquement etphysiquement de s'accepter commeune mère. Il faut savoir que lesconditions dans lesquelles estaccueilli un enfant illégitime,issu d'une mère jugée fautive,donc brûlée pour l'honneur, sonttelles qu'il vaut mieux leséparer de la communauté. Si jepouvais laisser ce bébé vivredans de bonnes conditions dansson propre pays, je m'yrésoudrais. Pour l'enfant commepour la mère, ce serait la

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solution la moins pénible. Hélas,elle est impossible. Cet enfantvivra toute sa vie la honteprésumée de sa mère, au fond d'unorphelinat où il sera méprisé. Jeme dois de le sortir de là, commeSouad.

« Quand est-ce qu'on part ? »

Elle ne pensait toujours qu'àpartir et me le demandait àchaque visite.

« Quand on aura les visas. Onles aura, ne t'inquiète pas. »

Elle se plaint desinfirmières qui arrachent sespansements sans précaution, ellehurle chaque fois qu'onl'approche, et se sentmaltraitée. Je me doute que lesconditions de soins, quoique plushygiéniques, ne sont pas idéales.

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Mais comment faire autrement tantque les visas ne sont pas prêts ?Et ce genre de papier n'arrivejamais assez vite.

Et pendant ce temps-là, jefais des démarches pour retrouverle petit en faisant jouer mesamitiés. L'amie qui m'a signaléle cas de Souad prend contact, unpeu réticente, avec uneassistante sociale. Laquelle semontre encore plus réticente. Lerapport de mon amie est explicite:

« Elle m'a répondu qu'ellesait où il est, que c'est ungarçon, mais qu'on ne peut pas lesortir comme ça, que c'estimpossible. Elle trouve que tu astort de vouloir t'encombrer del'enfant. Et c'est vrai qu'ilsera une charge supplémentaire

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pour toi, et ensuite pour la mère! »

Je vais donc demander sonavis à Souad :

« Comment s'appelle ton fils?

— Il s'appelle Marouan.

— C'est toi qui as donné cenom ?

— Oui, c'est moi. Le docteurm'a demandé. »

Elle a des moments d'amnésieet d'autres de lucidité danslesquels j'ai parfois du mal à meretrouver. Elle a oublié lescirconstances terribles de sonaccouchement, oublié qu'on luiavait dit que c'était un fils, etne m'avait jamais parlé du nom.Et tout à coup, sur une question

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simple, la réponse est directe.Je continue dans le même sens :

« Qu'est-ce que tu en penses? Moi, je crois qu'on ne part passans Marouan. Je vais aller lechercher, on ne peut pas lelaisser ici… »

Elle regarde en dessous,péniblement à cause de son mentontoujours collé au buste.

« Tu crois ?

— Oui, je crois. Toi, tu vassortir, tu vas être sauvée, maisje sais dans quelles conditionsva vivre Marouan, ce sera unenfer pour lui. »

Il sera toujours le fils decharmuta. Le fils de pute. Je nele dis pas, mais elle doit lesavoir. L'intonation de ce « tu

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crois » me suffit. Elle estpositive.

Je recherche donc l'enfant.Je visite d'abord un ou deuxorphelinats, en essayant derepérer un bébé qui doit avoirenviron deux mois maintenant, etse prénomme Marouan. Mais je nele vois pas, et je ne suis pas lamieux placée pour retrouver cetenfant. L'assistante socialen'aime pas les filles commeSouad. Elle est palestinienne, debonne famille, ce qui n'empêchepas les traditions. Mais, sanselle, je n'y arriverai pas.Alors, à force d'insistance, etsurtout pour faire plaisir à monamie, elle m'indique le centre oùil a été placé. À l'époque, c'estplus un trou à rats qu'unorphelinat. Et l'arracher de là

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est très compliqué. Il estprisonnier du système qui l'adéposé là.

J'entreprends des démarches,dont les méandres aboutissentfinalement une quinzaine de joursplus tard. Je rencontre desintermédiaires de tous poils.Ceux qui seraient partisans defaire subir à l'enfant le mêmesort que la mère, ceux qui sontplutôt pour se débarrasser d'unproblème et d'une bouche ànourrir. Certains de ces enfantsmeurent sans explication. Ceux,enfin, qui ont du cœur etcomprennent mon obstination. Aubout du compte, je me retrouveavec un bébé de deux mois dansles bras, une tête minuscule, unpeu en poire, avec une petitebosse sur le front, résultat de

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sa naissance avant terme. Mais enbonne santé, ce qui est unexploit de sa part. Il n'a connuni couveuse ni tendresse. Il aseulement la trace d'une petitejaunisse classique des nouveau-nés. J'avais peur qu'il ait desproblèmes graves. Sa mère aflambé comme une torche avec sonenfant en elle et l'a mis aumonde dans des conditionscauchemardesques. Il est maigre,mais ça va. Il me regarde avecdes yeux ronds, sans pleurer,tranquille.

Qui suis-je ? Zorro ? Je suisbête, il ne sait pas qui estZorro…

J'ai l'habitude des enfantssouffrant de malnutrition. Nousen avons soixante à cette époque,dans une institution. Mais je

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l'emmène chez moi, où j'ai toutce qu'il faut pour son cas. J'aidéjà fait voyager des enfantsatteints de maladie grave afin deles faire opérer en Europe.J'installe Marouan pour la nuitdans un panier, langé, habillé,nourri. J'ai les visas. J'aitout. Edmond Kaiser nous attend àLausanne, direction le CHU,secteur des grands brûlés.

Demain, c'est le granddépart. Transport de la mère surun brancard pour prendre l'avionà Tel-Aviv. Souad se laisse fairecomme une petite fille. Ellesouffre épouvantablement, mais,quand je lui demande : « Ça vabien ? Tu n'as pas trop mal ? »,elle me répond simplement : « Si,j'ai mal. » Sans plus. « Si je teretournes un peu, ça va mieux ? –

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Oui, ça va mieux. Merci. »Toujours « merci ». Merci pour lachaise roulante à l'aéroport, unengin qu'elle n'a jamais vu de savie. Merci pour le café avec unepaille. Merci pour l'installationdans un coin, le temps de fairevalider les billets. Comme jeporte le bébé et qu'il me gênepour les formalités, toujourslongues, je dis à Souad : «Écoute, je vais poser le petitsur toi, tu ne bouges pas… »

Elle a un regard un peueffrayé. Ses brûlures ne luipermettent pas de le prendre dansses bras. Elle parvient toutjuste à les rapprocher de chaquecôté du corps du bébé, raided'angoisse. Et elle a unmouvement de crainte, quand jelui confie l'enfant. C'est dur

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pour elle. « Tu restes comme ça.Je reviens. » Je suis bienobligée de la mettre àcontribution, je ne peux paspousser la chaise roulante, tenirle bébé, et me présenter à tousles comptoirs de l'aéroport où jedois montrer mon passeport, lesvisas, les laissez-passer, etm'expliquer sur mon étrangeéquipage.

Et c'est un cauchemar, parceque les voyageurs qui passent àcôté d'elle font comme font tousles gens devant un bébé : « Oh !qu'il est beau, ce bébé ! Ah !qu'il est mignon ! »

Ils ne regardent même pas lamère, complètement défigurée,tête baissée sur cet enfant-là.Elle a des pansements sous sachemise d'hôpital – il était trop

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difficile de l'habiller –, une demes vestes en laine et unecouverture pardessus. Elle nepeut pas redresser la tête pourdire « merci » aux passants, etje sais à quel point ce bébéqu'ils trouvent si mignon lapanique.

En m'éloignant d'elle pourles formalités, je me dis que lascène est surréaliste. Elle estlà, brûlée, le bébé dans lesbras. Elle a vécu l'enfer et luiaussi, et les gens passent avecle sourire : « Oh ! le beau bébé.»

Au moment d'embarquer, unautre problème se pose : celui dela faire monter dans l'avion.J'ai déjà monté une chaiseroulante sur un escalier d'avion,mais là je suis vraiment

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embarrassée. Les Israéliens ontune technique. Ils amènent unegrue immense et Souad se retrouvesuspendue dans une sorte decabine au bout de cette grue. Lacabine monte lentement, arrive auniveau de la porte de l'avion, etdeux hommes la récupèrent.

J'ai réservé trois sièges àl'avant pour pouvoir l'allongeret les hôtesses ont disposé unrideau pour la soustraire auxregards des autres passagers.Marouan est dans un berceau de lacompagnie d'aviation. Vol directpour Lausanne.

Souad ne se plaint pas.J'essaie de l'aider à changer deposition de temps en temps, maisrien ne la soulage jamais. Lescachets analgésiques ne serventpas à grand-chose. Elle est un

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peu hagarde, ensommeillée, maisconfiante. Elle attend. Je nepeux pas la faire manger, justelui donner à boire avec unepaille. Et je m'occupe de changerle bébé qu'elle évite deregarder.

Elle souffre de tant dechoses si compliquées. Elleignore ce que veut dire Suisse,ce pays ou je l'emmène pour yêtre soignée. Elle n'a jamais vud'avion, jamais de grue, niautant de gens différents dansl'agitation d'un aéroportinternational. Je ramène avec moiune sorte de petite sauvageonneillettrée qui n'a pas fini dedécouvrir des choses, peut-êtreterrifiantes pour elle. Et jesais aussi que les souffrancessont loin d'être finies. Il

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faudra bien longtemps avant quecette survie redevienne une viesupportable. Je ne sais même passi on pourra l'opérer, et si desgreffes sont encore possibles.Ensuite, ce sera l'intégration aumonde occidental, l'apprentissaged'une langue, et le suivi de toutle reste. Lorsqu'on « sort » unevictime, nous savons, comme ledit Edmond Kaiser, que c'est uneresponsabilité pour la vie.

La tête de Souad est à côtédu hublot. Je ne crois pasqu'elle soit capable, dans sonétat, de penser à tout ce quil'attend. Elle espère, sanssavoir exactement quoi.

« Tu vois, ça ? Ça s'appelledes nuages. »

Elle dort. Certains passagers

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se plaignent de l'odeur, malgréles rideaux tirés autour d'elle.Depuis le jour de ma premièrevisite à Souad, dans cette sallede relégation et de mort, deuxmois se sont écoulés. Chaquecentimètre de peau sur son busteet ses bras est décomposé en unevaste plaie purulente. Lesvoyageurs peuvent se pincer lenez et adresser à l'hôtesse desgrimaces de dégoût, voilà quim'est bien égal. Je ramène unefemme brûlée et son petit, unjour ils sauront pourquoi. Ilssauront aussi qu'il y en ad'autres, mortes déjà ou quimourront, dans tous les pays oùla loi des hommes a institué lecrime d'honneur. En Cisjordanie,mais aussi en Jordanie, enTurquie, en Iran, en Irak, auYémen, en Inde, au Pakistan et

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même en Israël, et même enEurope. Ils sauront que les raresrescapées sont obligées de secacher à vie, pour que leursassassins ne les retrouvent pas,n'importe où dans le monde. Parcequ'ils y parviennent encore. Ilssauront que la plupart desassociations humanitaires ne lesprennent pas en charge parce queces femmes sont des cas sociauxindividuels, « culturels » ! Etque dans certains pays des loisprotègent leurs assassins. Leurcas ne relève pas des grandescampagnes engagées contre lafamine et la guerre, l'aide auxréfugiés, ou les grandesépidémies. Je peux le comprendreet l'admettre. Chacun son rôledans ce triste chantier mondial.Et l'expérience que je viens devivre démontre la difficulté et

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le temps qu'il faut pours'implanter discrètement dans unpays, repérer les rescapées descrimes d'honneur et les aider, àses propres risques et périls.

Souad est mon premier «sauvetage » de ce genre, mais letravail n'est pas fini.L'empêcher de mourir est unechose, la faire revivre en estune autre.

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La Suisse

Couchée dans l'avion, j'ai puregarder son joli petit visagelong et noiraud avec son bonnetblanc sur la tête. J'ai perdu lanotion du temps et j'ail'impression qu'il n'a que troissemaines, alors que Marouan adéjà deux mois. Jacqueline m'adit que nous étions arrivés àGenève un 20 décembre.

J'ai eu peur lorsqu'elle l'aposé sur moi. Mes bras nepouvaient pas le tenir, etj'étais dans une telle confusion,honte et souffrance mêlées, queje ne réalisais pas ce qui sepassait.

Je dormais beaucoup. Je ne mesouviens même pas de la descentede l'avion ni de l'ambulance qui

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m'a emportée à l'hôpital. Je n'aicompris où j'étais que lelendemain.

De ce jour extraordinaire, jen'ai retenu finalement que levisage de Marouan, et les nuages.Je me demandais ce qu'étaient cesdrôles de choses blanches del'autre côté de la fenêtre, etJacqueline m'a expliqué qu'onétait dans le ciel. J'avais biencompris que nous allions enSuisse, mais à l'époque ce mot neveut rien dire pour moi. Jeconfonds Suisse et juif, parceque tout ce qui est extérieur àmon village, c'est-à-dire aunord, est un pays ennemi.

Je n'ai alors aucune idée dumonde, des pays étrangers, deleurs noms différents. Je neconnais même pas mon propre pays.

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J'ai grandi en ne comprenantqu'une chose : il y a monterritoire et le reste du monde.L'ennemi, disait mon père, et ony mange du porc !

J'allais donc vivre en paysennemi, mais en toute confiancepuisque « la dame » était là.

Les gens autour de moi, danscet hôpital, ignoraient monhistoire. Jacqueline et EdmondKaiser n'avaient rien dit.J'étais une grande brûlée, laseule chose qui importait dans ceservice.

Ils m'ont prise en charge dèsle lendemain pour une premièreopération d'urgence qui aconsisté à décoller mon menton,pour me redresser la tête. Lachair était à vif, je pesais

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trente-quatre kilos de brûlureset d'os, et plus de peau. Chaquefois que je voyais arriverl'infirmière avec son chariot desoins, je pleurais d'avance.Pourtant on me donnait descalmants, et l'infirmière étaittrès douce. Elle coupait la peaumorte, délicatement, en laprenant avec une pince. Elle medonnait des antibiotiques, onm'enduisait de pommade. Cen'était plus l'horreur desdouches forcées, des gazesarrachées sans précaution commeje l'avais subie à l'hôpital dansmon pays. Ensuite, ils ont réussià détendre mes bras pour que jepuisse les bouger. Au début ilspendaient de chaque côté, bloquéset raides comme les bras d'unepoupée.

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J'ai commencé à me tenirdebout, à marcher dans lescouloirs, à me servir de mesmains, et à découvrir ce nouveaumonde dont je ne parlais pas lalangue. Comme je ne savais nilire ni écrire, même en arabe, jeme réfugiais dans un silenceprudent, jusqu'à ce que j'aieenregistré quelques mots de base.

Je ne pouvais m'exprimerqu'avec Jacqueline et Hoda quiparlaient toutes les deuxl'arabe. Edmond Kaiser étaitmerveilleux. Je l'admirais commejamais je n'ai admiré un homme dema vie. C'était mon vrai père, jem'en rends compte maintenant,celui qui avait décidé de ma vie,qui m'avait envoyé Jacqueline.

Ce qui m'a beaucoup étonnée,quand je suis sortie de ma

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chambre pour aller voir Marouan àla pouponnière, c'est la libertédes filles. Deux infirmièresm'accompagnaient. Elles étaientmaquillées, coiffées, habilléescourt, et elles discutaient avecles hommes. Je me disais : «Elles parlent avec les hommes,elles vont mourir ! » J'étaistellement choquée que je l'ai ditdès que j'ai pu à Jacqueline et àEdmond Kaiser :

« Regarde la fille là-bas,elle discute avec un homme ! Maisils vont la tuer. »

J'ai fait le geste avec lamain de lui couper la tête.

« Mais non, ils sont enSuisse, ce n'est pas la mêmechose que chez toi, on ne va paslui couper la tête, c'est tout à

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fait normal.

— Mais regarde, on voit sesjambes, c'est pas normal de voirses jambes.

— Mais si, c'est normal, ellea mis une blouse pour le travail.

— Et les yeux. C'est grave demaquiller les yeux ?

— Mais non, ici les femmes semaquillent, elles sortent, ellesont le droit d'avoir un ami. Maispas chez toi. Ici, tu n'es paschez toi, tu es en Suisse. »

Je n'arrivais pas à réaliser,à me le mettre dans le crâne. Jecrois que je cassais la têted'Edmond Kaiser à lui posertoujours les mêmes questions. Lapremière fois j'avais dit : «Cette fille, je ne la reverrai

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plus. Parce qu'elle va mourir. »

Mais le lendemain j'ai vuqu'elle était toujours là, etj'étais contente pour elle. Je medisais intérieurement : « Dieumerci elle est vivante. Elle esthabillée de la même blouseblanche, on voit ses jambes, doncils ont raison, on ne meurt paspour ça. » Je croyais que danstous les pays, c'était la mêmechose que chez moi. Une fille quiparle avec un homme, si on lavoit, elle est morte.

J'étais choquée aussi de lamanière dont elles marchaient,ces filles. Elles étaientsouriantes, à l'aise, etmarchaient comme des hommes… etje voyais beaucoup de blondes :

« Pourquoi elles sont blondes

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? Pourquoi elles ne sont pasnoiraudes comme moi ? Parce qu'ily a moins de soleil ? Quand ilfera plus chaud, elles vontdevenir toutes noires, et ellesauront les cheveux frisés ? Oh !elle a mis des manches courtes.Regarde, regarde là-bas, les deuxfemmes qui rient ! Chez nous,jamais une femme ne rit avec uneautre, jamais une femme ne met demanches courtes… Et elles ont deschaussures !

— Mais tu n'as pas encoretout vu ! »

Je me souviens de la premièrefois que j'ai pu visiter laville, seule avec Edmond Kaiser.Jacqueline était déjà repartie enmission. J'ai vu des femmesassises au restaurant, fumantleur cigarette, les bras nus avec

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une belle peau blanche. Je nevoyais que les blondes à peaublanche, elles me fascinaient. Jeme demandais d'où elles venaient.Chez nous, les blondes sont sirares que les hommes lesapprécient beaucoup, donc jepensais qu'elles devaient être endanger à cause de ça. EdmondKaiser m'a donné mon premiercours de géographie.

« Elles sont nées blanches,d'autres naissent d'une autrecouleur dans d'autres pays. Maisici, en Europe, il y a aussi desnoires, des blanches, des roussesavec des taches sur le visage…

— Des taches comme moi ?

— Non, pas brûlé comme toi.Des toutes petites à cause dusoleil sur leur peau blanche ! »

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Je regardais, je cherchaistout le temps une femme commemoi, et je disais à Edmond Kaiser: « Dieu me pardonne, maisj'aimerais bien rencontrer uneautre femme brûlée, je n'en aijamais vu. Pourquoi je suis laseule femme brûlée ? »

Encore aujourd'hui, j'aigardé ce sentiment d'être laseule femme brûlée de la terre.Si j'avais été victime d'unaccident, ce ne serait pas lamême chose. C'est le destin, eton ne peut en vouloir au destin.

Je faisais des cauchemars lanuit, et le visage de mon beau-frère revenait. Je le sentaistourner autour de moi, jel'entendais encore me dire : « Jevais m'occuper de toi… »

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Et je courais avec le feu surmoi. J'y pensais aussi dans lajournée, brusquement, et cetteenvie de mourir me reprenait,pour ne plus souffrir.

Toute ma vie je me sentiraibrûlée, autrement. Toute ma vieje devrai me cacher, porter desmanches longues, moi qui rêve demanches courtes comme les autresfemmes, porter des chemises à colfermé, moi qui rêve de décolletéscomme les autres femmes. Ellesont cette liberté-là. Moi je suisprisonnière dans ma peau, même sije marche libre, dans la mêmeville libre.

Alors, puisque j'en avaisenvie, j'ai demandé si jepourrais avoir un jour une denten or, brillante. Et EdmondKaiser m'a répondu en souriant :

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« Non, d'abord tu te soignes ;après, on parlera de tes dents. »

Chez nous, une dent en orc'est quelque chose demerveilleux. Tout ce qui brilleest merveilleux. Mais j'ai dû lesurprendre avec cette demandebizarre. Je n'avais rien à moi,j'étais couchée en permanence, onme promenait seulement de tempsen temps entre les soins, je n'aipas pu prendre de douche avantdes semaines. Il n'était pasquestion de m'habiller avantd'être cicatrisée, j'étais enchemise, couverte de pansements.Je ne pouvais pas lire puisque jene savais pas. Je ne pouvais pasparler, puisque les infirmièresne me comprenaient pas.Jacqueline leur avait laissé desfiches avec des mots en arabe

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phonétique et en français.Manger, dormir, toilettes, mal,pas mal, tout ce qui pouvait leurêtre utile pour me soigner. Unefois debout, je me tenais souventprès de la fenêtre. Je regardaisla ville, les lumières, et lamontagne au-dessus. C'étaitmagnifique. Je contemplais cespectacle la bouche ouverte.J'avais envie de sortir etd'aller me promener, je n'avaisjamais vu ça, c'était si beautout ce que je voyais.

Tous les matins, j'allaisvoir Marouan. J'étais obligée desortir du bâtiment pour allerdans la maternité. J'avais froid.Je ne portais que cette chemisede l'hôpi tal, fermée dans ledos, un peignoir de l'hôpital etles chaussures de l'hôpital. Avec

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la brosse à dents de l'hôpital,c'étaient mes seules possessions.Alors je marchais très vite,comme chez moi, la tête baissée.L'infirmière me disait de fairedoucement, mais je ne voulaispas. Je voulais faire la fièreau-dehors parce que j'étaisvivante, même si j'avais encorepeur. Les infirmières et lesmédecins ne pouvaient rien contreça. J'avais l'impression d'êtrel'unique femme brûlée dans lemonde. J'étais humiliée,coupable, je ne pouvais pas medébarrasser de ça. Parfois, seuledans mon lit, je pensais quej'aurais dû mourir puisque je leméritais. Je me souviens, lorsqueJacqueline m'a transportée del'hôpital jusqu'à l'avion pourLausanne, d'avoir eu l'impressiond'être un sac-poubelle. Elle

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aurait dû me jeter dans un coinet me laisser pourrir. Cetteidée, la honte d'être ce quej'étais me revenaientrégulièrement.

Alors j'ai commencé à oublierma vie d'avant, je voulais êtrequelqu'un d'autre dans ce pays-là. Être comme ces femmes libres,m'intégrer, apprendre à y vivrele plus vite possible. Pendantdes années, j'ai enterré lesouvenir. Mon village, ma famillene devaient plus exister dans matête. Mais il y avait Marouan, etles infirmières qui m'apprenaientà lui donner le biberon, à lechanger, à être une mère quelquesminutes par jour dans la mesurede mes moyens physiques. Et quemon fils me pardonne, maisj'avais du mal à faire ce qu'on

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me demandait. Inconsciemmentj'étais coupable d'être sa mère.Qui pouvait le comprendre ?J'étais incapable de l'assumer,d'imaginer son avenir avec moi etmes brûlures. Comment lui dire,plus tard, que son père était unlâche ? Comment faire pour qu'ilne se sente pas coupable lui-mêmede ce que j'étais devenue ? Uncorps mutilé, affreux à voir.Moi-même je n'arrivais plus àm'imaginer « avant ». Est-ce quej'étais jolie ? Est-ce que mapeau était douce ? Mes brassouples et ma poitrine séduisante? Il y avait des miroirs, leregard des autres. Je m'y voyaislaide et méprisable au-dedanscomme au-dehors. Un sac-poubelle.J'étais encore en souffrance. Ons'occupait de mon corps, on meredonnait des forces physiques,

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mais dans ma tête ça n'allaittoujours pas. Non seulement je nesavais pas l'exprimer, mais lemot « dépression » m'étaittotalement inconnu. J'ai faitconnaissance avec lui des annéesplus tard. Je pensais seulementque je ne devais pas me plaindreet j'ai enterré de cette façonvingt ans de ma vie siprofondément que j'ai encore dumal à faire ressurgir dessouvenirs. Je crois que moncerveau ne pouvait pas faireautrement pour survivre.

Ensuite, durant de longsmois, il y a eu les greffes.Vingt-quatre opérations en tout.Mes jambes, qui n'avaient pas étébrûlées, ont servi de peau derechange. Entre chaqueintervention, il fallait attendre

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la cicatrisation, et recommencer.Jusqu'à ce que je n'aie plus depeau à donner.

La peau greffée était encorefragile, il me fallait énormémentde soins pour l'assouplir etl'hydrater. Et il m'en fauttoujours.

Edmond Kaiser avait décidé dem'habiller. Il m'a emmenée dansun grand magasin. Si grand et siplein de chaussures et devêtements que je ne savais pas oùregarder. Pour les chaussures, jene voulais pas de savates brodéescomme chez moi. Je voulais aussiun vrai pantalon, pas un saroual.J'avais déjà vu des filles enporter quand j'allais au marchéavec mon père, en camionnette,amener les fruits et les légumes.Elles avaient des pantalons à la

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mode, très larges en bas, on lesappelait les pantalons «charleston ». C'étaient demauvaises filles, et moi jen'avais pas le droit d'en mettre,là-bas.

Je n'ai pas eu mon «charleston ». Il m'a acheté unepaire de chaussures noires àpetits talons, un jean normal etun très joli pull-over. J'étaisdéçue. J'attendais ces nouveauxhabits depuis neuf mois, et j'enrêvais. Mais j'ai souri et j'aidit merci. J'avais prisl'habitude de sourire aux gens,sans cesse, ce qui les étonnaitbeaucoup, et de dire merci pourtout. Sourire, c'était ma réponseà leur gentillesse, mais aussi maseule manière de communiquerpendant longtemps. Pour pleurer,

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je me cachais… une vieillehabitude. Sourire, c'était lesigne d'une autre vie. Ici lesgens étaient souriants, même leshommes. Je voulais sourire leplus possible. Dire merci,c'était la moindre des choses.Personne ne m'avait jamais ditmerci avant. Ni mon père, ni monfrère, ni personne quand jetravaillais comme une esclave.J'avais l'habitude des coups, pasdes remerciements.

Je trouvais donc que « merci» était une grande politesse, ungrand respect. J'avais plaisir àle dire parce qu'on me le disaitaussi. Merci pour le pansement,le cachet pour dormir, la crèmepour ne pas me déchirer la peau,pour le repas, et surtout pour lechocolat. J'ai dévoré des

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tablettes entières de chocolat…C'est si bon, tellementréconfortant.

Alors j'ai dit merci à EdmondKaiser pour le pantalon, leschaussures et le joli pull-over.

« Ici, tu es une femme libre,Souad, tu peux faire ce que tu asenvie de faire, mais je teconseille de t'habillersimplement, avec des vêtementsqui te conviennent et n'irritentpas la peau, et de ne pas tefaire remarquer. »

Il avait raison. Dans ce paysqui m'accueillait avec tant debonté, j'étais encore une petitebergère de Cisjordanie, inculte,sans éducation et sans famille,qui rêvait encore d'une dent enor !

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J'ai quitté l'hôpital pourêtre placée dans un centred'accueil à la fin de l'année demon arrivée.

Les greffes se succédaient.Je retournais à l'hôpital pour ysouffrir. Ça n'allait toujourspas très bien dans ma tête, maisje survivais. Je ne pouvais pasdemander mieux. J'apprenais lefrançais comme je pouvais, desexpressions, des bouts de phraseque je répétais comme unperroquet, sans même savoir cequ'était un perroquet !

Jacqueline m'a expliqué, plustard, qu'à l'époque où elle m'afait venir en Europe, meshospitalisations répétées ne mepermettaient pas de suivre descours réguliers de français. Ilétait plus important de sauver ma

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peau que de m'envoyer à l'école.D'ailleurs, je n'y pensais pas.Dans mon village, il y avait deuxfilles qui prenaient le car pouraller à l'école en ville, et onse moquait d'elles. Moi aussi jeme moquais d'elles, persuadéecomme mes sœurs qu'elles netrouveraient jamais de mari enallant à l'école !

Secrètement, ma plus grandehonte était de ne pas avoir demari. Je gardais la mentalité demon village, c'était encore plusfort que moi. Et je me disaisqu'aucun homme ne voudrait demoi. Or, pour une femme de monpays, vivre sans homme c'est unepunition à vie.

Dans la maison qui m'avaitaccueillie avec Marouan, tout lemonde pensait que j'allais

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m'habituer à cette doublepunition d'être laide à regarderet de ne plus être désirée par unhomme. On pensait aussi quej'allais pouvoir m'occuper de monfils quand il me serait possiblede travailler pour l'élever.Seule Jacqueline s'est renducompte que j'en étais totalementincapable. D'abord parce qu'il mefaudrait des années pourredevenir un être humain, etm'accepter telle que j'étais. Etpendant ces années, l'enfantallait grandir de travers.Ensuite parce que, malgré mesvingt ans, j'étais toujours uneenfant. Je ne savais rien de lavie, des responsabilités, del'indépendance.

C'est à ce moment-là que j'aiquitté la Suisse. Mes soins

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étaient terminés, je pouvais doncaller vivre ailleurs. Jacquelinea trouvé une famille d'accueil,quelque part en Europe. Desparents adoptifs que j'aibeaucoup aimés, et que j'appelaispapa et maman, comme Marouan. Cecouple recevait beaucoupd'enfants envoyés par Terre deshommes. Certains restaientlongtemps, d'autres étaientadoptés. La famille étaittoujours nombreuse. Il fallaits'occuper des plus petits, etj'aidais comme je pouvais. Unjour, « maman » m'a dit que jem'occupais trop de Marouan et pasassez des autres. Cette réflexionm'a étonnée car je n'avais pas lesentiment de me consacrer à monfils. J'étais trop perdue pourcela. Mes seuls moments desolitude, je les passais à me

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promener le long d'une rivièreavec Marouan dans sa poussette.J'avais besoin de marcher, d'êtredehors. Je ne savais pas pourquoij'avais tellement envie demarcher seule dans la campagne,l'habitude du troupeau peut-être.J'emportais comme avant un peud'eau et quelque chose à manger,et je roulais la poussette, enmarchant vite, droite et fière.J'étais double, je marchais vitecomme chez moi, et droite etfière comme en Europe.

J'ai fait tout mon possiblepour faire ce que maman disait,c'est-à-dire travailler davantageavec elle pour soigner les autresenfants. J'étais la plus grande,c'était normal. Mais une foisenfermée dans cette maison, jemourais d'envie de me sauver,

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d'aller voir les gens dehors, deparler, de danser, de rencontrerun homme pour voir si je pouvaisencore être une femme.

Il me fallait cette preuve.J'étais folle de l'espérer, maisc'était plus fort que moi, jevoulais essayer de vivre.

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Marouan

Marouan avait cinq anslorsque j'ai signé les papiersqui permettaient à notre familled'accueil de l'adopter. J'avaisfait quelques progrès dans leurlangue – je ne savais toujourspas lire ni écrire, mais jesavais ce que je faisais. Cen'était pas un abandon. Mesnouveaux parents allaient éleverce petit garçon le mieuxpossible. En devenant leur fils,il allait bénéficier d'unevéritable éducation, porter unnom qui le préserverait de toutmon passé. J'étais totalementincapable de lui apporter unéquilibre, des soins, unescolarité normale. Bien desannées plus tard, je me senscoupable d'avoir fait ce choix.

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Mais ces années m'ont permis dereconstruire une vie à laquelleje ne croyais plus, tout enl'espérant d'instinct. Je ne saispas très bien expliquer ceschoses sans fondre en larmes.Pendant toutes ces années, j'aivoulu me persuader que je nesouffrais pas de cetteséparation. Mais on ne peut pasoublier son enfant, surtout cetenfant-là.

Je savais qu'il étaitheureux, et lui savait quej'existais. À cinq ans, il nepouvait pas ignorer qu'il avaitune vraie mère, puisque nousavions vécu ensemble chez sesparents adoptifs. Je ne savaispas comment on lui avait expliquémon départ, mais la familleaccueillait de nombreux enfants

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venus du monde entier, et je mesouviens qu'à une certainepériode nous étions dix-huitautour de la table. Pour laplupart des enfants perdus. Nousles appelions tous « papa » et «maman ». Ces gens formidablesrecevaient de Terre des hommesl'argent nécessaire à l'accueilprovisoire de certains enfantset, lorsqu'ils repartaient,c'était toujours douloureux. J'enai vu se jeter dans les bras de «maman » ou de « papa », ils nevoulaient plus les quitter. Maiscette maison n'était pour euxqu'un relais destiné à leurredonner la santé – pour laplupart ils demeuraient chez nosparents le temps d'une opérationd'urgence, impossible à réaliserdans leur pays, et ils yretournaient ensuite. Ils avaient

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donc un vrai pays et une vraiefamille quelque part dans lemonde. Ceux qui ne pouvaientrepartir nulle part, commeMarouan et moi, ont été adoptés.J'étais légalement morte enCisjordanie, et Marouan n'yexistait pas. Il était né ici,finalement, comme moi, un 20décembre. Et ses parents étaientaussi les miens. C'était un peuétrange comme situation, etlorsque j'ai quitté ce foyerfamilial, au bout de presquequatre années de vie commune, jeme considérais plutôt comme unegrande sœur de Marouan. J'avaisvingt-quatre ans. Je ne pouvaisplus rester à leur charge. Ilfallait que je travaille, que jegagne mon indépendance, que jedevienne une adulte.

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Si je n'avais pas choisi dele laisser là-bas et de le faireadopter, je n'aurais pas pul'élever seule. J'étais une mèredépressive, je lui aurais faitporter la charge de masouffrance, la haine de mafamille cisjordanienne. J'auraisdû lui raconter des choses que jevoulais tellement oublier ! Je nepouvais pas, c'était au-dessus demes forces. Je n'avais pasd'argent, j'étais malade,réfugiée et contrainte de vivresous une fausse identité le restede ma vie parce que je venaisd'un village où les hommes sontlâches et cruels. Et j'avais toutà apprendre. La seule solutionpour moi était de me jeter dansce nouveau pays et ses coutumespour essayer de survivre.Marouan, lui, serait à l'abri de

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ma guerre personnelle. Je medisais : « Je suis là maintenant,il faut que je m'intègre dans cepays, je n'ai pas le choix. » Jene voulais pas que le paysm'intègre, c'était à moi dem'intégrer, à moi de mereconstruire. Mon fils parlait lalangue, il avait des parentseuropéens, des papiers, un avenirnormal, tout ce que je n'avaispas eu, et que je n'avaistoujours pas.

J'ai choisi de survivre et dele laisser vivre. Je savais poury avoir vécu que cette familleserait bonne pour lui.D'ailleurs, lorsqu'on m'a parléd'adoption, il était questiond'autres parents possibles, maisj'ai refusé : « Non, pas uneautre famille ! Marouan restera

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ici ou rien. Moi, j'ai vécu avecvous, je sais comment il seraélevé ici, je ne veux pas qu'onle mette dans une autre famille.»

« Papa » m'a donné sa parole.J'avais vingt-quatre ans, et unâge mental qui n'atteignait pasquinze ans. J'étais restéebloquée dans l'enfance, par tropde malheur. Mon fils faisaitpartie d'une vie qu'il me fallaitoublier pour en construire uneautre. À ce moment-là, je nem'expliquais pas les choses aussiclairement, bien au contraire.J'avançais jour après jour commedans le brouillard et àl'instinct. Mais j'étais sûred'une chose, mon fils avait droità la sécurité et à des parentsnormaux. Je n'étais pas une mère

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normale. Je me détestais, jepleurais sur mes brûlures, surcette peau horrible qui mecondamnait à vie. Au début, àl'hôpital, je croyais que tousces gens merveilleux allaient merendre ma peau, et que j'allaisredevenir comme avant.

Quand j'ai compris qu'ils nepouvaient me rendre que la vieavec cette enveloppe de cauchemarpour le reste de mes jours, je mesuis effondrée à l'intérieur demoi-même. Je n'étais plus rien,j'étais moche, je devais mecacher pour ne pas gêner lesautres.

Les années suivantes, enreprenant peu à peu le goût devivre, je voulais oublierMarouan, certaine qu'il avaitplus de chance que moi. Il allait

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à l'école, il avait des parents,des frères, une sœur, il étaitforcément heureux. Mais il étaitlà, caché dans un coin de matête.

Je fermais les yeux, et ilétait là. Je courais dans la rue,et il était là, derrière, devantou à côté de moi, comme si jefuyais et qu'il me poursuivait.J'avais toujours cette image del'enfant qu'une infirmière posaitsur mes genoux et que je nepouvais pas prendre dans mesbras, parce que je courais dansle jardin, le feu sur moi, et quemon enfant brûlait avec moi. Unenfant dont son père n'avait pasvoulu, sachant parfaitement qu'ilnous condamnait à mort tous lesdeux. Dire que j'avais aimé cethomme et tant espéré de lui !

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J'avais peur de ne pas entrouver un autre. À cause de mescicatrices, de mon visage, de moncorps, et de ce que j'étais moi-même, intérieurement. Toujourscette idée que je ne valais rien,cette peur de déplaire, de voirse détourner les regards.

J'ai commencé par travaillerdans une ferme, puis grâce à «papa » je suis entrée dans uneusine qui fabriquait des piècesde précision. Le travail étaitpropre, et je gagnais bien. Jevérifiais des circuits imprimés,des pièces de mécanisme. Il yavait un autre secteurintéressant dans cette usine,mais il fallait vérifier lespièces sur ordinateur, et je nem'en sentais pas capable. Jerefusais l'apprentissage sur ce

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poste, en prétendant que jepréférais travailler debout à lachaîne, plutôt qu'assise. Un jourla chef d'équipe m'a appelée :

« Souad ? Venez avec moi,s'il vous plaît.

— Oui, madame.

— Asseyez-vous là, à côté demoi, tenez cette souris, je vaisvous montrer !

— Mais je n'ai jamais faitça, je ne vais pas savoir. Jepréfère la chaîne…

— Et si un jour on n'a plusde travail sur les chaînes ? Onfait quoi ? Rien du tout ? Plusde travail pour Souad ? »

Je n'osais pas lui dire non.Même si j'avais peur. Chaque foisqu'il me fallait apprendre

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quelque chose de nouveau, j'avaisles mains moites et les jambestremblantes. C'était la paniquetotale, mais je serrais lesdents. Chaque jour, chaque heurede ma vie je devais apprendre,sans aucun bagage, incapable delire et d'écrire comme lesautres. Analphabète sans avoirappris le mot ! Mais je voulaistellement travailler que cettefemme m'aurait dit de me mettrela tête dans un seau et de neplus respirer, je l'aurais fait.

Alors j'ai appris à manipulerune souris et à comprendre unécran d'ordinateur. Et au bout dequelques jours, ça marchait. Ilsétaient tous très contents demoi. Je n'ai jamais manqué uneminute en trois ans, ma placeétait toujours impeccable – je la

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nettoyais avant de partir – etj'étais toujours à l'heure, avantles autres. On m'avait « dressée» dans mon enfance, à coups debâton, au travail intensif et àl'obéissance, à l'exactitude et àla propreté. C'était une secondenature, la seule qui me restaitd'une vie antérieure. Je medisais : « On ne sait jamais, siquelqu'un d'autre vient demain,je ne veux pas qu'il trouve laplace sale… »

Je suis même devenue un peumaniaque de l'ordre et de lapropreté. Un objet doit être prisà sa place et remis à sa place,une douche se prend tous lesjours, les dents se brossenttrois fois par jour, les cheveuxse lavent deux fois par semaine,les ongles se brossent, les sous-

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vêtements se changent tous lesjours… je cherche la puretépartout, c'est très importantpour moi, sans que je puissel'expliquer.

J'aime choisir mes vêtements,mais là je sais pourquoi : parceque le choix m'a toujours étéinterdit. J'aime le rouge, parexemple, parce que ma mère disait: « Voilà ta robe, il faut lamettre. » Elle était moche etgrise, mais, même si je nel'aimais pas, je la mettais.

Alors j'aime le rouge, levert, le bleu, le jaune, le noir,le marron, toutes les couleursqui m'étaient interdites. Pour laforme, je n'ai pas le choix. Colroulé, ou au ras du cou,chemisier fermé, pantalon. Et lescheveux sur les oreilles. Je ne

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peux rien montrer.

Parfois, j'allais m'asseoir àune terrasse de café, emmitoufléedans mes vêtements, hiver commeété, et je regardais passer lesgens. Les femmes en minijupe ouen décolleté, bras et jambesexposés au regard des hommes. Jeguettais dans ces regards celuiqui pourrait se poser sur moi, etje n'en voyais pas, alors jerentrais chez moi. Jusqu'au jouroù j'ai aperçu de la fenêtre dema chambre une voiture, et unhomme à l'intérieur dont je nevoyais que les mains et lesgenoux.

Je suis tombée amoureuse.C'était le seul homme de toute laterre. Je ne voyais que lui, àcause de cette voiture, de sesdeux mains sur le volant.

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Je ne suis pas tombéeamoureuse de lui parce qu'ilétait beau, gentil, tendre, parcequ'il ne me frappait pas ou quej'étais en sécurité avec lui. Jesuis tombée amoureuse parce qu'ilconduisait. Rien que de voir savoiture se garer devantl'immeuble me faisait battre lecœur. Être là, simplement à levoir monter ou bien descendre decette voiture quand il partaittravailler, ou en revenait… j'enpleurais ! J'avais peur le matinqu'il ne revienne pas le soir.

Je ne me suis pas renducompte que c'était la même choseque la première fois. Il a falluque quelqu'un me le fasseremarquer, plus tard, pour que jeréalise. Une voiture et un hommequi part et qui revient sous ma

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fenêtre, que j'aime d'abord sansle lui dire, que je guette avecl'angoisse de ne plus voir lavoiture revenir. C'était simple.À l'époque, je n'ai pas envisagéla chose plus loin. Parfoisj'essayais de travailler mamémoire, de savoir le pourquoides choses de ma vie, mais jelaissais tomber très vite,c'était bien trop compliqué pourmoi.

Antonio avait une voiturerouge. Je restais à ma fenêtrejusqu'à ce qu'elle disparaisse dema vue… Et je refermais lafenêtre.

Je l'ai rencontré, je lui aiparlé, j'ai su qu'il avait unepetite amie que je connaissais,alors j'ai attendu. Nous sommesd'abord devenus amis. Il s'est

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passé au moins deux ans et demiou trois ans avant que cetteamitié se transforme en autrechose. J'étais amoureuse, maislui… je ne savais pas ce qu'ilpensait de moi. Je n'osais luidemander, mais je faisais toutmon possible pour qu'il m'aime,pour le retenir. Je voulais toutlui donner, le servir, ledorloter, le nourrir, tout fairepour qu'il me garde !

C'était la seule manière. Jen'en voyais pas d'autre. Jepouvais le séduire comment ? Avecmes beaux yeux ? Avec mes joliesjambes ? Avec mon joli décolleté?

Nous avons d'abord vécuensemble, sans nous marier, et ilm'a fallu du temps pour être àl'aise. Pas de lumière pour me

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déshabiller, des bougies. Lematin, je m'enfermais dans lasalle de bain le plus vitepossible, et je n'apparaissaisque recouverte d'un peignoir dela tête aux pieds. Et ça a durétrès longtemps. Encoremaintenant, ça me dérange. Jesais qu'elles ne sont pas jolies,mes cicatrices.

On a emménagé, pourcommencer, dans un studio enville. Nous travaillions tous lesdeux. Il gagnait correctement savie, et moi aussi. Et j'attendaisqu'il me demande en mariage, maisil n'en parlait pas. Et moi jerêvais d'une bague, d'unecérémonie, alors j'ai fait pourAntonio ce que ma mère faisaitpour mon père, ce que toutes lesfemmes de mon village faisaient

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pour leur mari. Je me levais lematin à cinq heures spécialementpour lui, pour lui laver lespieds et les cheveux. Pour luitendre ses vêtements propres etbien repassés. Pour le regarderpartir au travail avec un derniersigne de la main, un baiser parla fenêtre…

Et je l'attendais, le soir,avec le repas prêt, jusqu'àminuit et demi, même une heure dumatin s'il le fallait, pourmanger avec lui. Même si j'avaisfaim, je l'attendais commej'avais vu faire les femmes dechez nous. À la différence que jel'avais choisi, cet homme, quepersonne ne me l'avait imposé, etque je l'aimais. Ce devait êtreassez étonnant pour lui. Un hommeoccidental n'est pas habitué à

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ça. Au début il m'a dit : « C'estsuper ! Je te remercie, ça mefait gagner du temps, et je n'aiplus de soucis. »

Il était heureux. Quand ilrentrait le soir, il s'asseyaitdans son fauteuil et je luienlevais ses chaussures et seschaussettes. Je lui passais sespantoufles. Je m'étais mise à sonservice totalement pour leretenir à la maison.

J'avais peur chaque jourqu'il rencontre une autre femme.Et quand il rentrait le soir,qu'il mangeait le repas que jelui avais préparé, j'étaissoulagée, heureuse jusqu'aulendemain.

Mais Antonio ne voulait passe marier et il ne voulait pas

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d'enfants. Et moi, j'en voulais.Il n'était pas prêt. J'airespecté ses idées jusqu'à cequ'il le soit. J'ai attendu prèsde sept ans de cette façon.Antonio savait que j'avais eu unenfant, et qu'il était adopté.J'avais dû lui raconterl'essentiel de ma vie, expliquerles cicatrices de brûlures, maisune fois la chose dite, nous n'enavons plus reparlé. Antoniotrouvait que j'avais choisi lameilleure solution pour lui.Marouan appartenait à une autrefamille, je n'avais plus mon motà dire sur sa vie. On me donnaitde ses nouvelles assezrégulièrement, mais j'avais peurd'aller le voir.

Je n'y suis allée que troisfois pendant toutes ces années.

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Sur la pointe des pieds. J'avaisfini par m'habituer à cetteculpabilité supplémentaire. Jem'efforçais tant d'oublier quej'y arrivais presque.

Mais je voulais au moins unenfant. Me marier d'abord,c'était impératif. Il fallait queje puisse refaire ma vie dansl'ordre : un mari, une famille.

J'avais presque trente ans lejour de ce mariage tant attendu.Antonio était prêt, sa situations'était améliorée, nous pouvionspasser du studio à l'appartement.Et lui aussi voulait un enfant.C'était mon premier mariage, mapremière robe, mes premièresbelles chaussures.

Une jupe longue en peau, unchemisier en peau, une veste de

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tailleur en peau, des escarpins àtalons. Tout était blanc et encuir. Le cuir est souple, ilcoûte cher aussi. J'aimais cettesensation sur ma peau. Dans lesmagasins, je ne pouvais jamaispasser devant un vêtement de cuirsans le toucher, le tâter, jugerde la souplesse. Je n'avaisjamais compris pourquoi,maintenant je le sais. C'estcomme si je changeais de peau. Etc'est une défense aussi, unemanière de présenter une joliepeau au regard des autres, pas lamienne. Comme le sourire, unefaçon d'offrir du bonheur auxautres, pas forcément le mien.

Ce mariage, c'était la joiede ma vie. La seule que j'avaispu connaître avant cela, c'étaitmon premier rendez-vous avec le

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père de Marouan. Mais je n'ypensais plus. C'était oublié,enfoui dans une autre tête que lamienne. Lorsque je suis tombéeenceinte, j'étais au paradis.

Laetitia était vraiment unenfant désiré. Je lui parlaistoujours dans mon ventre, j'étaisfière de le montrer et je portaisdes vêtements serrés, moulants.Je voulais que tout le mondesache que j'attendais un enfant,que tout le monde voie ma bagueet mon alliance. Toute monattitude, à cette époque-là,était à l'inverse de ce quej'avais vécu la première fois, etje ne m'en rendais même pascompte. J'avais dû me cacher,mentir et supplier, prier pour memarier, pour qu'un enfant nenaisse pas de mon ventre dans le

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déshonneur de ma famille. Etj'étais vivante, dans la rue, jemarchais sur les trottoirs avecce ventre neuf, cet enfant neuf.Je croyais avoir tout effacé avecce bonheur-là. J'y croyais parceque je le voulais de toutes mesforces.

Dans un coin de ma tête,Marouan était caché, tout petit.Un jour, peut-être, je seraiscapable de l'affronter, de luiraconter, mais je n'avais pasencore fini de renaître.

Laetitia est arrivée commeune fleur. Juste le temps de direau médecin : « Je crois que j'aibesoin d'aller aux toilettes… –Mais non, c'est le bébé quiarrive… » Une toute petite fleur,noire de cheveux, au teint mat.Elle s'est glissée hors de mon

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ventre avec une facilitéremarquable. On a dit autour demoi : « Pour un premier enfant,c'est magnifique, c'est rared'accoucher aussi facilement… »

Je l'ai allaitée jusqu'à septmois et demi, et c'était un bébétrès facile. Elle mangeait tout,elle dormait bien, jamais unproblème de santé.

Deux ans après, j'ai voulu unautre enfant. Garçon ou fille, cen'était pas le problème. Mais jele voulais tellement qu'il nevenait pas, et le docteur nous aconseillé de partir en vacances,Antonio et moi, et de ne plus ypenser. Mais je guettais, et àchaque déception, une fois parmois, je fondais en larmes.Jusqu'à ce que, enfin, une autrepetite fille se profile à

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l'horizon.

Nous étions fous de joie tousles deux à la naissance de Nadia.

Elle était toute petiteencore, lorsque Laetitia m'ademandé, en me caressant la main: « C'est quoi ça, maman ? Bobo ?C'est quoi ?

— Oui, maman a un bobo, maisje t'expliquerai quand tu serasplus grande. »

Elle n'en a plus parlé. Petità petit, je relevais mes manchesdevant elle, j'apparaissais unpeu plus. Je ne voulais pas lachoquer, qu'elle soit dégoûtée,donc j'y allais progressivement.

Elle m'a touché le bras, elledevait avoir cinq ans :

« C'est quoi, maman ?

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— Maman a été brûlée.

— C'est quoi qui t'a brûlée ?

— C'est quelqu'un.

— Il est très méchant !

— Oui, très méchant.

— Est-ce que papa peut luifaire ce qu'il t'a fait à toi ?

— Non, ton papa ne peut pasfaire ce qu'il a fait à maman,parce que c'est loin, dans lepays où je suis née, et c'estarrivé il y a très longtemps. Ça,maman t'expliquera quand tu serasencore plus grande.

— Mais avec quoi on t'abrûlée ?

— Tu sais, dans ce pays, lesmachines à laver comme ici, çan'existe pas, alors maman prenait

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de l'eau, et elle faisait le feu…

— Comment tu faisais le feu ?

— Tu te souviens avec papaquand on est allé chercher lebois dans la forêt et qu'on afait du feu pour faire grillerles saucisses ? Maman faisait lamême chose : elle avait unendroit pour faire le feu, pourchauffer l'eau. Et maman faisaitla lessive et un monsieur estvenu, et il a pris un produittrès méchant, qui brûle tout, ilpeut même brûler une maison toutentière, il a vidé le produit surles cheveux de maman et il aallumé avec une allumette. Voilàcomment maman a été brûlée.

— Il est méchant ! Je ledéteste ! Je vais aller le tuer !

— Mais tu ne pourras pas

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aller le tuer, Laetitia. Peut-être que le bon Dieu l'a déjàpuni. Parce que, moi, il m'a bienpunie. Mais moi, je suis bienheureuse, parce que je suis avecpapa et avec toi. Et puis jet'aime.

— Maman, pourquoi il a faitça ?

— C'est très long àt'expliquer… tu es trop petite.

— Si, je veux !

— Non, Laetitia. Maman t'adit, elle t'expliquera un jouraprès l'autre. Parce que ce sontdes choses graves, très dures àexpliquer, et tu ne comprendraispas pour le moment. Tout ce quemaman t'a dit maintenant, c'estlargement assez. »

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Le même jour, après le repasdu soir, j'étais dans un fauteuilet elle était debout près de moi.Elle m'a caressé les cheveux et acommencé à soulever mon pull-over. Je me doutais de ce qu'ellevoulait, mais ça me rendaitmalade.

« Qu'est-ce que tu fais,Laetitia ?

— Je voudrais voir ton dos. »

Je l'ai laissée faire.

« Ah, maman, c'est pas douxta peau. Regarde la mienne commeelle est douce.

— Oui, ta peau est très douceparce que c'est ta vraie peau,mais la peau de maman n'est pasdouce parce qu'il y a une grandecicatrice. C'est pour ça que tu

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dois faire attention auxallumettes. C'est à papa, c'estuniquement pour allumer lescigarettes de papa. Si tu touchesça, tu vas te brûler comme maman.Promis ? Ça peut faire mourir, lefeu.

— T'as peur du feu ? Hein,maman ? »

Je ne pouvais pas la cacher,cette peur-là, elle surgissait àla moindre occasion. Et lesallumettes étaient ma bête noire.C'est toujours le cas.

Laetitia s'est mise à fairedes cauchemars, je l'entendaiss'agiter, elle criait : « Aïe !Aïe ! » Et je la voyaiss'agripper à son duvet de toutesses forces. Une fois, elle en esttombée de son lit. J'espérais que

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les choses allaient se calmer,mais un jour elle m'a dit :

« Tu sais, maman, la nuit, jeviens voir si tu dors.

— Pourquoi tu fais ça ?

— Pour que tu sois pas morte.»

Je l'ai amenée chez monmédecin. J'étais inquiète pourelle, je m'en voulais de lui enavoir trop dit. Mais le médecinm'a dit que j'avais eu raison derépondre la vérité, et qu'ilfallait faire très attention pourla suite.

Et puis ça a été le tour deNadia. Plus ou moins au même âge.Mais elle a réagi trèsdifféremment. Elle n'a pas faitde cauchemars, elle n'avait pas

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peur pour moi, mais elle n'étaitpas bien. Je voyais qu'ellegardait tout pour elle. On étaitassises ensemble et ellesoupirait.

« Pourquoi tu soupires,chérie ?

— Je sais pas, comme ça.

— Le cœur qui soupire n'a pastout ce qu'il désire. Qu'est-ceque tu veux dire à maman et quetu n'oses pas dire ?

— Elles sont petites, tesoreilles ! Tu as des petitesoreilles parce que tu ne mangeaispas beaucoup ?

— Non, chérie. Maman a despetites oreilles parce qu'elle aété brûlée. »

J'ai expliqué à Nadia de la

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même façon. Je voulais que mesfilles entendent les mêmeschoses, les mêmes paroles. Donc,j'ai employé le même langage, lamême vérité avec Nadia.

Ça lui a fait mal. Nadia n'apas dit comme sa sœur qu'ellevoulait tuer celui qui avait faitça, elle a demandé à toucher.J'avais des boucles d'oreilles,j'en porte souvent pour cacher cequi me reste de mes oreilles.

« Tu peux toucher.Simplement, tu ne tires pas lesboucles d'oreilles parce que çafait mal. »

Elle a effleuré mes oreilleset elle est partie dans sachambre, en fermant la porte.

Le plus difficile à supporterpour elles devait être l'école.

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Elles grandissaient, et Antonione pouvait pas toujours aller leschercher. J'imaginais lesquestions des autres enfants.Pourquoi ta maman est comme ça ?Qu'est-ce qu'elle a, ta maman ?Pourquoi elle a toujours un pull-over en été ? Pourquoi elle n'apas d'oreilles ?

L'étape d'explicationssuivante a été la plus dure. Jel'ai simplifiée, sans parler deMarouan. J'ai menti. J'avaisrencontré un monsieur quej'aimais et qui m'aimait, et cen'était pas permis par mesparents. Ils avaient décidé queje devais brûler et mourir.C'était la coutume de mon pays.Mais la dame Jacqueline quivenait nous voir souvent à lamaison m'avait emmenée en Europe

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pour que je guérisse.

Laetitia était toujours laplus violente, Nadia silencieuse.Laetitia avait une douzained'années lorsqu'elle m'a ditqu'elle voulait partir là-bas etles tuer tous. Presque les mêmesmots que son père, lorsque je luiavait raconté mon histoire et lanaissance de Marouan : « J'espèrequ'ils vont tous crever pourt'avoir fait ça ! » J'ai refaitdes cauchemars à mon tour.J'étais couchée, je dormais, etmaman venait avec un couteaubrillant dans la main. Elle lebrandissait au-dessus de ma têteen disant : « Je vais te tueravec ce couteau ! » Et le couteaubrille, comme une lumière… Mamère est réelle, elle estvraiment là, présente au-dessus

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de ma tête. Et je me réveille ensueur, terrorisée.

Il est revenu souvent, cecauchemar. Je me réveillaistoujours au moment où le couteaubrillait le plus fort. Le plusinsupportable était de revoir mamère. Plus que la mort, plus quele feu, ce visage me hante. Ellea voulu me tuer, elle a tué sesbébés, elle est capable de tout,et c'est ma mère ! Je suis sortiede son ventre !

J'ai tellement peur de luiressembler que j'ai décidé unjour de subir une nouvelleopération, mais esthétique cettefois. Une de plus, une de moins…Celle-là allait me délivrer d'uneressemblance physique que je nepouvais plus voir dans la glace.Une petite bosse entre les

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sourcils, à la racine du nez, lamême que la sienne. Je ne l'aiplus, et je me trouve plus jolie.Pourtant le cauchemar mepoursuivait. Et le médecin n'ypouvait rien. Il aurait fallupeut-être que je rencontre unpsychiatre, mais cette idée nem'était jamais venue.

Un jour, je suis allée voirune guérisseuse pour luiexpliquer mon cas. Elle m'a donnéun petit couteau, minuscule, etm'a dit : « Mettez-le sous votreoreiller, la lame refermée, etvous ne ferez plus ce cauchemar.» J'ai fait ce qu'elle disait, etle couteau n'est plus revenu meterroriser pendant mon sommeil.Hélas, je pense toujours à mamère.

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Tout ce qui manque

J'aurais bien voulu apprendreà écrire. Je sais lire, maisseulement si les lettres sontimprimées. Je ne peux comprendreune lettre écrite à la main parceque je n'ai appris qu'en lisantle journal. Mais il m'arrivesouvent de buter sur un mot.Alors je demande à mes filles.

Edmond Kaiser et Jacquelineavaient essayé de me donnerquelques notions, au début. Jevoulais toujours apprendre pourêtre comme les autres. Versvingt-quatre ans, quand j'aicommencé à travailler, j'ai eu lapossibilité de suivre un courspendant trois mois. J'étais trèscontente. C'était dur, parce queje payais beaucoup plus cher que

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mon salaire, alors Antonio m'adit : « C'est pas grave, je peuxt'aider. » J'ai répondu : « Non.Je veux payer mon cours touteseule. »

Je voulais y arriver moi-même, avec mon propre argent.J'ai arrêté au bout de troismois, mais ça m'a beaucoup aidée.On m'a appris à tenir un crayoncomme à un enfant qui va à lamaternelle, et à écrire mon nom.Je ne savais pas comment faireles a, ni les s, rien. Donc j'aiappris l'alphabet, lettre aprèslettre, en même temps que lalangue. Au bout de ces troismois, j'étais capable dedéchiffrer quelques mots dans lejournal.

Alors j'ai commencé par lirel'horoscope, parce que quelqu'un

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m'avait dit que j'étais Balance !Tous les jours, je déchiffraismon avenir. Ce que je comprenaisn'était pas toujours clair, maisil me fallait des textes brefs etdes phrases courtes au début.Lire un article en entier, ceserait pour plus tard. Dans lestextes courts, il y avait aussiles annonces mortuaires. Personnene les a épluchées comme moi ! «La famille X a la douleur de vousfaire part du décès de Madame X.Paix à son âme ! »

J'ai lu aussi les petitesannonces matrimoniales, lesventes de voiture, mais j'aiabandonné très vite, les mots enraccourci n'étaient pas pour moi! J'ai voulu m'abonner à unquotidien, un journal trèspopulaire, mais Antonio le

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trouvait stupide… Alors tous lesjours, avant mon travail, jedescendais en ville et jecommençais par boire un café enlisant le journal. J'aimais bience moment-là. Pour moi, c'étaitle meilleur pour apprendre. Etpeu à peu, lorsque les gensparlaient autour de moi d'unévénement quelconque, je pouvaisrépondre que moi aussi je lesavais, que je l'avais lu dans lejournal. Les gens voyagent, ilsvont, ils viennent, ils parlentde la mer, du restaurant,d'hôtels, de la plage. Ilsparlent du monde entier et moi jene pouvais pas discuter de toutcela avec eux. Maintenant jepeux.

Je connais un peu lagéographie européenne, les

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grandes capitales et certainesvilles plus petites. J'ai vuRome, Venise et Portofino. EnEspagne, j'ai visité Barceloneavec mes parents adoptifs, maisje n'y suis restée que cinqjours.

C'étaient les vacances d'été.Il faisait très chaud et j'avaisl'impression de priver papa etmaman de la plage, de les obligerà rester enfermés comme moi.Alors je suis rentrée et ils sontrestés. Un maillot de bain, pourmoi, c'est difficile à envisager.Il faudrait que je sois seule surune plage, comme je suis seuledans ma salle de bain.

J'ai vu assez peu de chosesdu monde. C'est une boule ronde,mais on ne m'a jamais appris à lacomprendre. Par exemple, je sais

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que les États-Unis c'estl'Amérique, mais j'ignore où estcette Amérique sur la bouleronde. Même la Cisjordanie, je nesais pas la situer.

J'ai essayé de regarder dansles livres de géographie de mesfilles, mais je ne sais pas paroù commencer pour imaginer tousles pays. Je ne me rends pascompte des distances. Siquelqu'un me dit, par exemple : «On se donne rendez-vous à cinqcents mètres de chez toi », jen'arrive pas à mesurer ces cinqcents mètres dans ma tête. Je merepère visuellement sur une rueou sur un magasin que je connais.Alors, le monde, je n'arrive pasà l'imaginer du tout. Je regardela météo internationale à latélévision, et j'essaie de me

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souvenir où se trouventl'Angleterre, et Madrid, Paris etLondres, Beyrouth et Tel-Aviv.

Je me souviens d'avoirtravaillé à côté de Tel-Aviv avecmon père. J'étais encore petite,une dizaine d'années. On nousavait emmenés là pour cueillirdes choux-fleurs. C'était pour unvoisin qui nous avait renduservice en fauchant le blé avecnous. Il y avait une barrière quinous protégeait des juifs, onétait presque sur leur terre. Jepensais qu'il suffisait de passercette barrière pour être juif, etça me faisait très peur. Lessouvenirs qui me restent de monenfance sont tous liés à la peur,je m'en suis rendu compte.

On m'avait appris qu'il nefallait pas s'approcher des

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juifs, parce qu'ils étaient deshalouf des « cochons ». Il nefallait même pas les regarder.Pour nous, c'était donc quelquechose d'horrible d'être là, siprès d'eux. Ils mangentdifféremment, ils viventdifféremment. On ne peut pas lescomparer avec nous, nous sommescomme le jour et la nuit, commela laine et la soie. J'ai apprisles choses comme ça. La lainec'est les juifs et la soie c'estles musulmans. Je ne comprendspas pourquoi on m'a mis ça dansla tête, mais il n'y avait riend'autre à penser. Quand on voyaitun juif dans la rue – d'ailleursils ne venaient presque jamais –c'était tout de suite desbagarres avec des cailloux et desmorceaux de bois. Il ne fallaitsurtout pas l'approcher ni lui

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parler, sinon on allait devenirjuif aussi ! Il faut que jeréalise une fois pour toutes quece sont des bêtises. Ces gens nem'ont rien fait de mal ! Il y apar exemple une très belleboucherie juive dans monquartier. La viande y estmeilleure, j'en ai déjà mangé,mais je n'ose pas entrer seulepour en acheter moi-même. Alorsje vais chez le Tunisien parcequ'il est tunisien. Pourquoi ? Jene sais pas. Souvent je me dis :« Souad, tu vas y aller etacheter cette belle viande, c'estde la viande comme une autre ! »

Je sais que j'y arriverai unjour. Mais j'ai encore peur. J'aitrop entendu chez moi qu'il nefallait avoir aucun contact aveceux, qu'il fallait les ignorer

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comme s'ils n'existaient pas surterre. C'était plus que de lahaine. C'était le pire ennemipour les musulmans.

Je suis née musulmane et jecrois toujours en Dieu, je suistoujours musulmane, maisaujourd'hui il ne me reste plusgrand-chose des coutumes de monvillage.

Et je n'aime pas la guerre,je déteste la violence. Siquelqu'un me reproche quelquechose, par exemple de renier lareligion musulmane en parlant maldes hommes de mon pays – ça m'estarrivé –, au lieu de me battre,je parle, je discute, j'essaie deconvaincre l'autre en le forçantà m'écouter pour l'aider àcomprendre ce qu'il n'a pascompris.

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Ma mère se bagarrait avec lesvoisines. Elle prenait descailloux pour les leur lancerdessus, ou elle leur arrachaitles cheveux. Chez nous, on sebagarre toujours avec lescheveux. Et moi, je me cachaisderrière la porte, dans le four àpain ou dans l'écurie avec lesmoutons. Je ne voulais pas voirça.

Je voudrais tout apprendre dece que je ne sais pas. Comprendreles différences du monde, etj'espère que mes enfants, ici,profiteront de leur chance. C'estmon malheur qui la leur a donnée,c'est le destin qui les préservede la violence de mon pays, de laguerre des cailloux et de laméchanceté des hommes. Je ne veuxpas qu'on leur entre dans la tête

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ce qu'on a mis dans la mienne, etque j'ai tellement de difficultéà en faire sortir. J'essaie d'yréfléchir, et je me rends compteque, si on m'avait dit quej'avais les yeux bleus sans medonner de miroir, toute ma viej'aurais cru que j'avais les yeuxbleus. Le miroir représente laculture, l'éducation, laconnaissance de soi-même et desautres. Si je me regarde dans unmiroir par exemple, je me dis : «Qu'est-ce que tu es petite ! »

Sans miroir, je marcheraisans m'en rendre compte, sauf sije suis à côté d'un grand. Et jepenserai quoi, du grand, s'ilmarche aussi sans savoir qu'ilest grand ?

Je commence à réaliser que jene connais rien aux juifs, que je

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n'ai pas appris leur histoire, etque, si je continue comme ça, moiaussi je dirai à mes enfants quele juif est un halouf ! Je leurtransmettrai une bêtise au lieudu savoir et de la possibilité depenser par elles-mêmes.

Un jour Antonio a dit àLaetitia :

« Je ne veux pas que tu temaries un jour avec un Arabe.

— Pourquoi, papa ? Un Arabe,c'est comme toi, comme un autre,comme tout le monde. »

Alors j'ai dit à mon mari : «Ça sera un Arabe, un Juif, unEspagnol, un Italien… le plusimportant, c'est qu'elleschoisissent qui elles aiment, etqu'elles soient heureuses. Parceque, moi, je ne l'ai pas été. »

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J'aime Antonio, mais je nesais pas pourquoi il m'aime, jen'ai jamais eu le courage de lelui demander, de lui dire : «Regarde-moi, d'où je viens etcomment je suis maintenant. J'aiété brûlée, comment se fait-ilque tu me veuilles, moi, alorsqu'il y a plein d'autres femmes ?»

Je n'ai pas confiance en moi.Parfois, je me dis : « Mince, ets'il va chercher une autre femme,je fais comment ? »

C'est étrange quand même.Quand je suis au téléphone aveclui, je pose toujours la mêmequestion : « Tu es où, chéri ? »Et quand il me répond qu'il est àla maison, c'est un soulagement.J'ai toujours cette petite peur àl'intérieur de moi. Celle de

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l'abandon, de l'homme qui nereviendra pas. Que j'attendraiseule dans l'angoisse, comme j'aiattendu le père de Marouan.

J'ai rêvé plusieurs fois, cesderniers temps, qu'Antonio étaitavec une femme.

C'était un cauchemar de plus.Il a commencé deux jours après lanaissance de Nadia, la cadette.Antonio était avec une autrefemme. Ils se donnaient le braset ils marchaient ensemble. Et jedisais à ma fille Laetitia : « Vavite chercher papa ! » Moi jen'osais pas y aller. Et ma filletirait son papa par la veste : «Non, papa ! Ne pars pas avec elle! Viens ! » Il fallait qu'elle leramène vers moi, et elle tiraitson père autant qu'elle pouvait !Il n'y a pas de fin à ce

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cauchemar. Je ne sais jamais siAntonio revient ou pas. Ladernière fois, je me suisréveillée vers trois heures etdemie du matin, et je n'ai pas vuAntonio. Je me suis levée, iln'était pas dans son fauteuil, latélévision n'était pas allumée.Je me suis précipitée à lafenêtre pour vérifier si savoiture était là, avant de merendre compte qu'il y avait de lalumière dans son bureau, et qu'iltravaillait aux comptes de sonentreprise.

Je voudrais tellement être enpaix, ne plus faire de cauchemars! Mais mes sentiments ne sontjamais calmes : émotion,angoisse, incertitude, jalousie,inquiétude permanente de la vie.Quelque chose est cassé en moi,

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et souvent les gens ne s'enrendent pas compte, parce que jesouris toujours par politesse,par respect des autres.

Mais quand je vois passer unejolie femme, avec de beauxcheveux, de belles jambes et unebelle peau… Quand vient l'été, letemps de la piscine et desvêtements légers…

J'ouvre mon armoire : elleest pleine de vêtements fermésjusqu'au cou. J'en achèted'autres pourtant, des robesdécolletées, des chemises sansmanches. Pour me faire plaisir.Mais je ne peux les porterqu'avec une veste, elle aussiboutonnée jusqu'au cou. Mon autrecouche…

Et je suis en colère à chaque

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été. Je sais que la piscine ouvrele 6 mai et ferme le 6 septembre,ça me rend folle. Je voudraisqu'il pleuve, qu'il ne fassejamais plus de 25 degrés. Jedeviens égoïste, mais c'estmalgré moi. Quand il fait tropchaud, je ne sors que le matin debonne heure, ou tard le soir. Jesurveille la météo, il m'arrivede dire tout haut : « Tant mieux,il ne fait pas beau demain. » Etles enfants crient !

« C'est méchant ce que tudis, maman ! Nous, on veut allerà la piscine ! »

Si la température monte à 30degrés dehors, je m'enferme dansma chambre. Je ferme la porte àclé et je pleure. Si j'ai lecourage de sortir avec mes deuxcouches de vêtements, celle que

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je voudrais montrer et celle quime cache, je crains les passants.Est-ce qu'ils savent comment jesuis ? Est-ce qu'ils se demandentpourquoi je m'habille en étécomme en hiver ?

J'aime l'automne, l'hiver etle printemps. J'ai de la chancede vivre dans un pays où il n'y ade grand soleil que trois ouquatre mois dans l'année. Je nepourrais pas vivre au soleil, etpourtant j'y suis née. J'aioublié ce pays, les heures où lesoleil doré brûlait la terre,celles où il devenait jaune pâledans le ciel gris avant de secoucher pour la nuit. Je ne veuxpas de soleil.

Parfois, je regarde cettepiscine au-dehors, et je ladéteste. Pour mon malheur, elle a

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été construite pour le plaisirdes locataires de la résidence.

C'est elle qui a déclenchécette maudite dépression.

J'avais quarante ans. C'étaitle tout début de l'été, un moisde juin qui s'annonçait chaud. Jevenais de faire les courses enbas de la maison, et je regardaisdehors, depuis ma fenêtre, cesfemmes presque nues en maillot debain. Une de mes voisines, unejolie fille, revenait justementde la piscine en bikini, piedsnus, un paréo sur les épaules,avec son amoureux à côté d'elle,torse nu. J'étais seule,enfermée, obsédée par l'idée queje ne pouvais pas faire commeeux. Ce n'était pas juste, ilfaisait si chaud. Alors j'aiouvert mon armoire et j'ai

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cherché. J'ai étalé je ne saiscombien de vêtements sur le lit,avant de trouver quelque chose deraisonnable, et je n'étaistoujours pas bien dans ma peau.Manches courtes pardessous, uneautre chemise pardessus. C'esttrop chaud. Mettre une chemisetrop transparente, même ferméejusqu'en haut, je ne peux pas.Une minijupe, je ne peux pas àcause de mes jambes qui ont servide réservoir à greffes.Décolleté, manches courtes, je nepeux pas à cause des cicatrices.Tout ce que j'étalais sur mon litétait des « je ne peux pas ».

Je transpirais, tout mecollait sur la peau.

Je me suis mise au lit, etj'ai commencé à pleurersérieusement. Je n'en pouvais

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plus d'être enfermée par cettechaleur, alors que les autresétaient dehors avec leur peau àl'air libre. Je pouvais pleurertant que je voulais, j'étaisseule, les filles étaient encoreà l'école en face de la maison.Ensuite, je me suis regardée dansle miroir de ma chambre à coucheret je me suis dit : « Regarde-toi! Pourquoi tu es là ? Tu ne peuxpas aller à la plage avec tafamille. Même si tu y vas, tu vasles priver de rester dans l'eauparce qu'il faudra rentrer àcause de toi. Les filles sont àl'école, mais quand elles vontrentrer, elles vont vouloir allerà la piscine. Heureusement pourelles, elles en ont le droit,mais pas toi ! Tu ne peux mêmepas aller au restaurant de lapiscine, prendre un café, boire

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une limonade, parce que tu aspeur d'être vue par les autres.Tu es habillée de la tête auxpieds, on dirait que c'estl'hiver et qu'il fait 10 degrésau bord de cette piscine. On teprend pour une folle ! Tu ne sersà rien ! Tu es là, mais sans êtrelà. Tu es un objet qui resteenfermé à la maison. »

Alors je suis allée dans lasalle de bain, j'ai pris unflacon de somnifères que j'avaisacheté à la pharmacie, sansordonnance, parce que j'avais dumal à dormir. Trop de choses metrottaient dans la tête. J'aividé le tube, j'ai compté lescomprimés. Il y en avait dix-neufet je les ai tous avalés.

Au bout de quelques minutes,je me suis sentie bizarre, tout

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tournait. J'ai ouvert la fenêtre,je pleurais en regardant, devantmoi, le toit de l'école deLaetitia et Nadia. J'ai ouvert laporte de l'appartement en parlanttoute seule, je m'entendais commesi j'étais au fond d'un puits. Jevoulais monter au sixième étage,je voulais sauter de la terrasse,j'y allais comme en dormant, eten parlant.

« Qu'est-ce qu'elles vontdevenir si je suis morte ? Ellesm'aiment. Je les ai mises aumonde, pourquoi ? Pour qu'ellessouffrent ? Ça ne suffit pasd'avoir tant souffert moi-même ?Je ne veux pas qu'ellessouffrent, on quitte cette vietoutes les trois ensemble ourien… Non, elles ont besoin demoi. Antonio travaille. Il dit

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qu'il travaille, mais il estpeut-être à la plage, je ne saispas où il est… Mais lui, il saittrès bien que je suis à la maisonparce qu'il fait trop chaud. Jene peux pas sortir, je ne peuxpas m'habiller comme je veux.Pourquoi ça m'est arrivé ?Qu'est-ce que j'ai fait au bonDieu ? Qu'est-ce que j'ai faitsur terre ? »

Je pleurais dans le corridor.Je ne savais plus où j'étais. Jesuis retournée dans l'appartementpour fermer la fenêtre, puis jesuis sortie dans le hall, devantles boîtes aux lettres, pourattendre les filles. Après, je neme souviens plus de rien, jusqu'àl'hôpital.

Je suis tombée évanouie àcause des médicaments. On m'a

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fait un lavage d'estomac, et lemédecin m'a gardée enobservation. Le lendemain, je mesuis retrouvée à l'hôpitalpsychiatrique. J'ai vu unepsychiatre, une très gentillefemme. Elle est entrée dans lachambre : « Bonjour, madame… –Bonjour, docteur. »

Je voulais sourire polimentmais j'ai fondu en larmesaussitôt. Elle m'a fait avaler untranquillisant, s'est assise àcôté de moi :

« Racontez-moi comment c'estarrivé, pourquoi vous avez prisces comprimés. Pourquoi vous avezvoulu vous suicider. »

J'ai expliqué, le soleil, lapiscine, le feu, les cicatrices,l'envie de mourir, et j'ai

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recommencé à pleurer. Jen'arrivais plus à démêler ce quis'était passé dans ma tête. Lapiscine, cette stupide piscineavait tout déclenché. Je voulaismourir à cause d'une piscine ?

« Vous savez que c'est ladeuxième fois que vous échappez àla mort ? D'abord votre beau-frère, maintenant vous. Je trouveque ça fait beaucoup, et si on nes'occupe pas de vous, ça pourraitse reproduire. Mais moi je suislà pour vous aider, vous voulezbien ? »

J'ai suivi une thérapiependant un mois avec elle, etensuite elle m'a envoyée chez uneautre psychiatre, une fois parsemaine, le mercredi. C'était lapremière fois de ma vie depuis lefeu que j'avais la parole devant

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quelqu'un qui n'était là que pourm'écouter parler de mes parents,de mon malheur, de Marouan… Cen'était pas facile pour moi. Parmoments j'avais envie de toutarrêter, mais je m'obligeais carje savais qu'en sortant de là jeme sentais bien.

Au bout de quelque temps, jel'ai trouvée trop autoritaire. Jesentais qu'elle voulait m'imposerun chemin à suivre. Comme si ellem'avait dit de rentrer chez moipar la droite, alors que jesavais très bien que je pouvais yaller par la gauche…

Je me suis dit : « Mais merde! Elle me dirige, c'est pas mamère. » Déjà par l'obligationd'aller la voir chaque mercredi.J'aurais voulu y aller quand j'enavais envie, ou besoin. J'aurais

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bien voulu aussi qu'elle me posedes questions, qu'elle me parle,qu'elle me regarde entre quatreyeux. Ne pas parler aux murs,pendant qu'elle écrivait. Pendantune année, j'ai résisté à l'enviede fuir. Et j'ai compris que jen'étais pas réaliste, qu'envoulant mourir je niaisl'existence de mes deux filles.J'étais égoïste de ne penser qu'àmoi-même, de vouloir m'en alleren me fichant du reste. C'estbien joli de dire « je veuxmourir »… Et les autres ?

Je vais mieux, mais parfoisc'est très pénible. Ça me prendn'importe quand. Surtout l'éténous allons déménager, loin decette piscine. Notre maison seraau bord de la route, mais l'étéviendra toujours. Même à la

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montagne, ou dans le désert, cesera quand même l'été.

Parfois, je me dis : «Seigneur, j'aimerais ne pas melever demain matin, j'aimeraismourir et ne plus souffrir. »

J'ai ma famille, des amisautour de moi, je fais beaucoupd'efforts. Mais j'ai honte demoi-même. Si j'avais été brûléedans un accident, ou paralysée,je regarderais mes cicatricesdifféremment. Ce serait ledestin, personne ne seraitresponsable, même pas moi.

Mais mon beau-frère m'abrûlée, et c'était la volonté demon père et de ma mère. Ce n'estpas le destin ou la fatalité quim'a rendue comme je suis. Ce quifait le plus mal, c'est qu'ils

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m'ont privée de ma peau, de moi-même, pas pour un mois ou un an,ou dix ans, mais pour toute mavie.

Et ça revient de temps entemps. C'était un western où il yavait beaucoup de bagarres, et dechevaux. Deux hommes se battaientdans une écurie. L'un d'eux, parméchanceté, a allumé uneallumette et l'a jetée dans lefoin, entre les jambes de sonadversaire, qui a pris feu ets'est mis à courir avec le feusur lui. J'ai commencé à crier, àrecracher ce que je mangeais.J'étais comme folle.

Antonio m'a dit : « Mais non,chérie, c'est le film, c'est lefilm. » Et il a éteint latélévision. Il m'a prise dans sesbras pour me calmer, en répétant

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: « Chérie, c'est la télé. Cen'est pas vrai, c'est du cinéma !»

J'étais loin en arrière, jecourais avec le feu sur moi. Jen'ai pas dormi de la nuit. J'aiune telle terreur du feu que laplus petite flamme me fige. Jesurveille Antonio lorsqu'ilallume une cigarette, j'attendsque l'allumette soit éteinte, ouque la flamme du briquetdisparaisse. Je ne regarde pasbeaucoup la télévision à cause decela. J'ai peur d'y revoirquelqu'un ou quelque chose quibrûle. Mes filles y fontattention. Dès qu'ellesaperçoivent quelque chose quipourrait me choquer, ellescoupent l'image.

Je ne veux pas qu'elles

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allument une bougie. Tout estélectrique à la maison. Je neveux pas voir de feu à la cuisineni ailleurs. Mais un jour,quelqu'un a joué avec desallumettes devant moi, en riant,pour faire une démonstration. Ilavait mis de l'alcool sur undoigt, et il l'a allumé. La peaune brûlait pas, c'était pourjouer. Je me suis levée, prise àla fois de frayeur et de fureur :« Tu vas faire ça ailleurs ! Moi,j'ai été brûlée. Tu ne sais pasce que c'est ! »

Un feu dans une cheminée neme fait pas peur, à condition queje n'en approche pas. L'eau ne megêne pas à condition qu'elle soittiède. J'ai peur de tout ce quiest chaud. Le feu, l'eau chaude,le four, les plaques, les

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casseroles, les cafetièrestoujours allumées, la télévisionqui peut prendre feu, les prisesélectriques mal mises,l'aspirateur, les cigarettesoubliées, tout… Tout ce qui peutarriver par le feu. Finalement,mes filles sont terrorisées àcause de moi. Parce qu'une fillede quatorze ans qui ne peut pasallumer une plaque électrique àcause de moi, ce n'est pasnormal. Si je ne suis pas là, jene veux pas qu'elles se serventde la cuisinière, qu'ellesfassent bouillir de l'eau pourdes pâtes, ou du thé. Il faut queje sois là, près d'elles,attentive, sur les nerfs, pourêtre certaine de l'éteindre moi-même. Il n'y a pas un jour où jevais me coucher sans contrôlerles plaques électriques.

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Cette peur, je vis avec jouret nuit. Je sais que j'embarrassela vie des autres. Que mon mariest patient, mais qu'il se lasseparfois d'une terreur sansraison. Que mes filles devraientpouvoir tenir une casserole sansque je tremble. Il faudra bienqu'elles le fassent un jour.

Une autre peur m'est venuevers la quarantaine. L'idée queMarouan était devenu un homme,que je ne l'avais pas revu depuisvingt ans, qu'il savait quej'étais mariée et qu'il avait dessœurs quelque part. Mais Laetitiaet Nadia, elles, ne savaient pasqu'elles avaient un frère.

Ce mensonge était un poidsdont je ne parlais à personne,Antonio connaissait son existencedepuis le début, mais nous n'en

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parlions jamais. Jacquelinesavait, mais respectait monmensonge. Elle m'avait demandé departiciper à des conférences,pour parler du crime d'honneurdevant d'autres femmes.Jacqueline continuait sontravail, elle partait en missionet revenait parfois victorieuse,parfois les mains vides. Je medevais de raconter ma vie defemme brûlée, de témoigner enqualité de survivante. J'étaispratiquement la seule à pouvoirle faire après toutes ces années.

Et je continuais à mentir, àne pas révéler l'existence deMarouan, en me persuadant que jeprotégeais encore mon enfant decette horreur. Mais il étaitpresque un homme. La grandequestion était de savoir si je

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préservais plutôt ma hontepersonnelle, ma culpabilité del'avoir fait adopter, ou Marouanlui-même.

Il m'a fallu du temps avantde comprendre que tout était lié.Dans mon village, il n'y a pas depsychiatre, les femmes ne seposent pas de questionspareilles. Nous sommes seulementcoupables d'être des femmes.

Mes filles ont grandi, les «pourquoi, maman ? » sont devenuscruels.

« Mais pourquoi ils t'ontbrûlée, maman ?

— Parce que je voulais memarier avec un garçon que j'avaischoisi, et que j'attendais unbébé.

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— Qu'est-ce qu'il est devenu,le bébé ? Il est où ? »

Il était resté là-bas, dansun orphelinat. Je n'ai pas puleur dire autre chose.

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Témoin survivant

Jacqueline m'a donc demandéde témoigner au nom del'association Surgir. Elle aattendu que j'en sois capablenerveusement, après cettedépression qui m'avaitbrusquement anéantie, alors quej'avais réussi à construire unevie normale, que j'étais intégréedans mon nouveau pays, avec untravail, un mari et des enfants,la sécurité. J'allais mieux, maisje me sentais encore fragile,devant ce public de femmeseuropéennes. J'allais leur parlerd'un monde tellement différent,d'une cruauté si inexplicablepour elles.

J'ai raconté mon histoiredevant ces femmes, assise sur une

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estrade, devant une petite tableavec un micro. Jacqueline était àcôté de moi. Je me suis lancée enreprenant tout depuis le début.Et on m'a posé des questions : «Pourquoi il vous a brûlée ?… Vousaviez fait quelque chose de mal ?… Il vous a brûlée juste pouravoir parlé avec un homme ? »

Je ne dis jamais quej'attendais un enfant. D'abordparce que, enceinte ou pas, ilsuffit d'un ragot dans levillage, d'une dénonciation, pourque la punition soit la même.Jacqueline en sait quelque chose.Et surtout pour épargner monfils, qui ne sait rien de monpassé et du sien. Je ne dis pasmon véritable nom, l'anonymat estune mesure de sécurité.Jacqueline connaît des cas où la

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famille a réussi à retrouver unefille à des milliers dekilomètres et à l'assassiner. Unefemme dans le public s'est levée: « Souad, votre visage est joli,où sont ces cicatrices ? –Madame, je comprends très bienque vous me posiez cettequestion, je m'y attendais. Alorsje vais vous montrer où sont mescicatrices. »

Je me suis levée, devant toutce monde, et j'ai défait machemise. J'avais un décolleté etdes manches courtes. J'ai montrémes bras, j'ai montré mon dos. Etcette femme s'est mise à pleurer.Les quelques hommes présents,eux, étaient mal à l'aise. Ilsavaient pitié de moi.

Au moment de me donner enspectacle, j'ai tout de même

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l'impression d'être une sorte demonstre de foire. Mais ça ne megêne pas tellement dans le cadred'un témoignage, parce que c'estimportant pour les gens. Je doisleur faire comprendre que je suisune survivante. J'étais en trainde mourir lorsque Jacqueline estarrivée dans cet hôpital. Je luidois la vie, et l'œuvre qu'elles'efforce de continuer avecSurgir a besoin d'un témoinvivant pour sensibiliser lepublic au crime d'honneur. Lesgens l'ignorent pour la plupart.Tout simplement parce que lessurvivantes sont rares dans lemonde. Et que, pour leursécurité, elles ne doivent pass'exposer. Elles ont échappé aucrime d'honneur grâce à desrelais de l'association, dansplusieurs pays. Il n'y a pas que

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la Jordanie ou la Cisjordanie,mais dans tout le Moyen-Orient,l'Inde, le Pakistan…

Cette partie du témoignagerevient à Jacqueline. C'est ellequi explique aussi qu'il estimpératif de prendre des mesuresde sécurité pour toutes cesfemmes.

Au moment de mon premiertémoignage, je suis en Europedepuis une quinzaine d'années. Mavie a complètement changé, jepeux prendre le risque qu'ellesne peuvent pas encore prendre.Les questions personnellesportent ensuite sur ma nouvellevie, mais surtout sur lacondition des femmes de mon pays.Un homme m'a posé la question.

Moi qui ai parfois du mal à

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trouver le mot juste quand ils'agit de ma propre vie demalheur, je m'emballe dès qu'ils'agit des autres, on me m'arrêteplus.

« Monsieur, une femme là-basn'a pas de vie. Beaucoup defilles sont battues, maltraitées,étranglées, brûlées, tuées. Pournous, là-bas, c'est tout à faitnormal. Ma mère a voulum'empoisonner pour "finir" letravail de mon beau-frère, etpour elle c'était normal, ça faitpartie de son monde à elle. C'estça la vie normale pour nous lesfemmes. Tu es tabassée, c'estnormal. Tu es brûlée, c'estnormal, tu es étranglée, c'estnormal, tu es maltraitée, c'estnormal. La vache et les moutons,comme mon père disait, sont mieux

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considérés que les femmes. Si onne veut pas mourir, il faut setaire, obéir, ramper, se mariervierge et faire des fils. Si jen'avais pas rencontré un hommesur mon chemin, c'est la vie quej'aurais eue. Mes enfantsseraient devenus comme moi, mesarrière-petits-enfants comme mesenfants. Si j'avais vécu là-bas,je serais devenue normale, commema mère qui a étouffé ses propresenfants. J'aurais peut-être tuéma fille. J'aurais pu la laisserbrûler. Maintenant, je pense quec'est monstrueux ! Mais sij'étais restée là-bas, j'auraisfait pareil ! Quand j'étais àl'hôpital, là-bas, en train demourir, je pensais encore quec'était normal. Mais quand jesuis venue en Europe, j'aicompris à l'âge de vingt-cinq

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ans, à force d'entendre parlerles gens autour de moi, qu'il y ades pays où ça ne se fait pas debrûler les femmes, que les fillessont acceptées autant que lesgarçons. Pour moi, le mondes'arrêtait à mon village. Monvillage était merveilleux,c'était le monde entier, jusqu'aumarché ! Après le marché, cen'était pas normal parce que lesfilles se maquillaient, portaientdes robes courtes et undécolleté. C'étaient elles quin'étaient pas normales. Mafamille l'était ! Nous, on étaitpurs comme la laine des moutons,et les autres, dès qu'on passaitle marché, étaient impurs !

« Les filles n'avaient pas ledroit d'aller à l'école, pourquoi? Pour ne pas connaître le monde.

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Le plus important, c'étaient nosparents. Ce qu'ils disent, ondoit le faire. La connaissance,la loi, l'éducation viennentd'eux uniquement. C'est pourquoiil n'y avait pas d'école pournous. Pour ne pas qu'on prenne lebus, qu'on s'habille autrement,avec un cartable dans la main,pour ne pas qu'on apprenne àécrire et à lire, c'est tropintelligent, pas bon pour unefille ! Mon frère était le seulet unique garçon au milieu desfilles, habillé comme ici, commeà la grande ville, il allait chezle coiffeur, à l'école, aucinéma, il sortait librement,pourquoi ? Parce qu'il avait unzizi entre les jambes ! Il a eude la chance, il a eu deuxgarçons, mais ce n'est pas luifinalement qui a eu le plus de

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chance, ce sont ses filles.Elles, elles ont eu la chanceimmense de ne pas naître !

« La fondation Surgir, avecJacqueline, essaie de sauver cesfilles. Mais ce n'est pas facile.Nous, on est là, les brascroisés. Je vous parle et vousm'écoutez. Mais elles, là-bas,elles souffrent ! C'est pourcette raison que je témoigne pourSurgir sur les crimes d'honneur,parce que ça continue !

« Je suis vivante et je suissur pied grâce au bon Dieu, grâceà Edmond Kaiser et grâce àJacqueline. Surgir, c'est ducourage, c'est travaillerbeaucoup pour aider ces filles.Je les admire. Je ne sais pascomment ils font. J'aimeraismieux apporter de la nourriture

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et des vêtements aux réfugiés,aux malades, que de faire leurtravail. Il faut se méfier detout le monde. On peut parler àune femme qui a l'air gentille,et qui va te dénoncer parce quetu veux aider et qu'elle n'estpas d'accord. Jacqueline arrivedans un pays, elle est obligée dese comporter comme eux, demanger, marcher et parler commeeux. Elle doit se fondre dans cemonde-là pour rester anonyme !

— Merci, madame ! »

Au début, j'étais angoissée,je ne savais pas comment jedevais parler, et maintenantJacqueline était forcée dem'arrêter !

Parler devant un public,directement, ne me gênait pas

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trop. Mais j'ai eu peur de laradio, à cause de mon entourage,des relations de travail, de mesfilles, qui savaient, mais qui nesavaient pas tout. Elles avaientenviron dix et huit ans, ellesavaient des copines d'école, jevoulais leur demander d'êtrediscrètes si on leur posait desquestions.

« Ah, super, j'aimerais bienvenir avec toi ! »

Cette réaction de Laetitiaétait à la fois rassurante et unpeu inquiétante. Maman passe à laradio, c'est super… Je me suisrendu compte qu'elles neréalisaient pas l'enjeu de cetémoignage et qu'à part mescicatrices elles ne savaientpresque rien de ma vie. Un jourou l'autre, lorsqu'elles seraient

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plus grandes, je devrais toutleur dire, et ça me rendaitmalade d'avance.

C'était la première fois queje parlais à une audience silarge.

Mes filles ont donc apprispar cette émission un nouveau pande mon histoire. Après avoirécouté l'émission, Laetitia a euune réaction très violente.

« Tu t'habilles maintenant,maman, tu prends ta valise, on vaà l'aéroport et on s'en va là-bas, dans ton village. On va leurfaire la même chose. On va lesbrûler ! On va prendre desallumettes et on va les brûlercomme ils t'ont fait ! Je peuxpas te voir comme ça. » Elle aété suivie par un psychologue

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pendant six mois, mais un jourelle m'a déclaré :

« Tu sais, maman, c'est toiqui es ma psychologue. J'ai de lachance parce que je parle de toutavec toi, de A à Z. Tu réponds àtoutes les questions que je tepose. Donc, je veux plus y aller.»

Je n'ai pas voulu la forcer.J'ai téléphoné au médecin et nousavons fait le bilan ensemble. Ilpensait qu'elle aurait eu besoinde quelques séancessupplémentaires, mais que pourl'instant il ne fallait pas laforcer. « Mais si vous voyez parla suite qu'elle n'est pas bien,qu'elle ne parle pas facilement,qu'elle déprime, j'aimerais quevous me la rameniez. »

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Je crains que mon histoirepèse bien lourd sur elles, dansl'avenir. Elles ont peur pourmoi, et moi pour elles. J'aiattendu qu'elles soientsuffisamment mûres pourcomprendre tout ce que je n'avaispas encore dit : ma vie d'avantdans le détail, l'homme que jevoulais pour mari, le père deMarouan. Je redoute cetterévélation, bien plus que tousles témoignages qu'on peut medemander. Il faudra aussi que jeles aide à ne pas haïr le paysd'où je viens, et qui est àmoitié le leur. Elles sont dansl'ignorance totale de ce qui sepasse là-bas. Comment lesempêcher d'avoir de la haine pourles hommes de ce pays ? La terrey est belle, mais les hommes sontmauvais. En Cisjordanie, des

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femmes se battent pour obtenirune loi qui ne soit pas celle deshommes. Mais ce sont des hommesqui votent les lois.

Il y a dans certains pays, ence moment, des femmes qui sont enprison. C'est le seul moyen deles mettre à l'abri et de leuréviter la mort. Même en prison,elles ne sont pas totalement ensécurité. Mais les hommes quiveulent les tuer, eux, sont enliberté. La loi ne les punit pas,ou si peu qu'ils ont très viteles mains libres pour égorger,brûler, venger leur prétenduhonneur.

Et si quelqu'un se présentedans un village, dans unquartier, pour les empêcher denuire, même s'il est armé d'unemitraillette, ils seront dix

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après lui s'il est tout seul,cent s'ils sont venus à dix ! Siun juge condamnait un homme pourcrime d'honneur, comme un simpleassassin, alors ce juge nepourrait plus jamais marcher dansla rue, il ne pourrait plus vivredans un village, il devrait fuirde honte, pour avoir puni un «héros ».

Je me demande ce qu'estdevenu mon beau-frère. Est-cequ'il est allé en prisonseulement quelques jours ? Mamère avait parlé de la police,des ennuis que pourraient avoirmon frère et mon beau-frère si jene mourais pas. Pourquoi lapolice n'est-elle pas venue mevoir ? C'était moi, la victime,brûlée au troisième degré !

J'ai rencontré des filles

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revenues de loin, comme moi, il ya des années. On les cache. Unejeune fille qui n'a plus dejambes : elle a été agressée pardeux voisins qui l'ont ligotée etmise sous un train. Une autre queson père et son frère ont voulumassacrer à coups de couteau etont jetée dans une poubelle. Uneautre encore que sa mère et sesdeux frères ont fait tomber parune fenêtre : elle est paralysée.

Et les autres dont on neparle pas, celles qui ont étéretrouvées trop tard, mortes.Celles qui ont réussi à fuir maisont été rattrapées à l'étranger,mortes.

Celles qui ont pu s'échapperà temps et se cachent avec ousans enfant, vierges ou mères.

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Je n'ai pas rencontré defemme brûlée comme moi, ellesn'ont pas survécu. Et je me cachetoujours, je ne peux pas dire monnom, montrer mon visage. Je nepeux que parler, c'est la seulearme qu’il me reste.

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Jacqueline

Mon rôle aujourd'hui et dansles années qui viennent est decontinuer à sauver d'autresSouad. Ce sera long, compliqué,ardu, et il faut de l'argent,comme toujours. Notre fondations'appelle Surgir, parce qu'ilfaut surgir au bon moment pouraider ces femmes à échapper à lamort. Nous travaillons n'importeoù dans le monde, en Afghanistan,comme au Maroc ou au Tchad.Partout où nous pouvonsintervenir dans l'urgence. Uneurgence qui avance lentement ! Onannonce que plus de six mille casde crimes d'honneur par an sontrecensés, et derrière ce chiffrese cachent tous les suicides,accidents, etc., qui ne sont pascomptabilisés…

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Dans certains pays, on metles femmes en prison lorsqu'ellesont le courage de se plaindre,pour pouvoir les protéger.Certaines y sont depuis quinzeans ! Car les seules personnesqui puissent les faire sortir delà, ce sont le père ou le frère,c'est-à-dire ceux qui veulent lesassassiner. Alors, si un pèredemande à faire sortir sa fille,il est bien évident que legouverneur n'accepte pas ! Il yen a une ou deux qui, à maconnaissance, sont néanmoinssorties ; elles ont été tuéesensuite.

En Jordanie – et ce n'estqu'un exemple – il existe une loidisant, comme dans la plupart despays : tout meurtre, crime dedroit commun, doit être puni

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d'années de prison. Mais à côtéde cette loi, deux petitsarticles 97 et 98 précisent queles juges seront indulgents pourles coupables du crime d'honneur.La peine est généralement de sixmois à deux ans de prison. Lescondamnés, parfois considéréscomme des héros, ne la purgentsouvent pas en totalité. Desassociations d'avocates localesluttent pour que ces articlessoient amendés. D'autres articlesl'ont été, mais pas les 97 et 98.

Nous travaillons avec desassociations de femmes, surplace, qui, depuis plusieursannées, ont mis sur pied desprogrammes de prévention de laviolence et d'accompagnement defemmes victimes de la violencedans leur pays. Leur travail est

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long, et souvent contrarié parles irréductibles… Mais pas aprèspas les choses avancent. Lesfemmes d'Iran ont progressé surle terrain de leurs droitsciviques. Celles du Moyen-Orientont appris qu'il existe dans leurpays des lois qui les concernentet leur donnent des droits. LesParlements sont saisis, certainsdes articles de loi sont amendés.

Peu à peu, les autoritésreconnaissent ces crimes. Lesstatistiques sont annoncéesofficiellement dans des rapportsde la Commission des droits del'homme au Pakistan. Au Moyen-Orient, la médecine légale deplusieurs pays informe sur lenombre de cas connus et lesassociations locales enquêtentsur les cas de violence et font

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des recherches sur les raisonshistoriques et actuelles dumaintien de ces coutumesarchaïques.

Que ce soit au Pakistan, quirecense le nombre le plusimportant de jeunes filles et defemmes tuées, au Moyen-Orient, enTurquie, l'essentiel est de fairereculer ces coutumes qui setransmettent aveuglément.

Dans un passé récent, desautorités comme le roi Hussein etle prince Hassan se sontprononcés ouvertement contre cescrimes qui, disaient-ils, « nesont pas des crimes d'honneurmais de déshonneur ». Des imamset des religieux chrétiensexpliquent sans relâche que le «crime d'honneur » est totalementétranger au Coran ou à

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l'Évangile.

Nous ne perdons pas courageni obstination. Surgir a prisl'habitude de frapper à toutesles portes, au risque qu'elleslui claquent au nez. Parfois, çamarche.

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Mon fils

Laetitia et Nadia étaientencore petites lorsque je suisretournée en visite dans mafamille adoptive pour la premièrefois depuis que je lui avais «abandonné » Marouan. Je craignaisles réactions de mon fils devantses deux petites sœurs. Ilentrait dans l'adolescence,j'avais construit une autre viesans lui, et je ne savais pass'il allait se souvenir de moi,m'en vouloir, ou se désintéresserde nous. Chaque fois que jetéléphonais pour prévenir de mavisite, et de mon inquiétude, onme répondait : « Non, non, sansproblème, Marouan est au courant,tu peux venir. »

Mais il n'était pas là très

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souvent. Je demandais de sesnouvelles et on m'assuraittoujours qu'il allait bien. Jel'ai vu trois fois en vingt ans.Et j'étais mal à chaque fois. Jepleurais en rentrant à la maison.Mes deux filles croisaient leurfrère sans savoir qui il était,alors que lui était au courant.Il ne manifestait rien, neréclamait rien, et je me taisais.C'étaient des visiteséprouvantes. Je ne pouvais paslui parler, je n'en avais pas laforce. La dernière fois, Antoniom'a dit :

« Je crois qu'il vaut mieuxne plus y aller. Tu pleures toutle temps, tu déprimes, ça ne sertà rien. Il a sa vie, des parents,une famille, des copains… laisse-le tranquille. Un jour, plus

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tard, tu lui expliqueras s'il ledemande. »

Je me sentais toujourscoupable, je refusais de revenirsur le passé, d'autant plus quepersonne ne savait que j'avais euun fils, à part Jacqueline et monmari. Est-ce qu'il était toujoursmon fils ? Je ne voulais pas dedrame de famille, c'était tropdur.

La dernière fois que je l'aivu, il avait environ quinze ans.Il a même joué un moment avec sessœurs… Notre échange s'étaitlimité à quelques mots d'unetriste banalité : « Bonjour, çava bien ?… Ça va et toi ? »

Près de dix ans ont passé. Jepensais qu'il m'avait oubliée,que je n'existais plus dans sa

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vie d'homme adulte. Je savaisqu'il travaillait, qu'il vivaitdans un studio avec une petiteamie, comme tous les jeunes gensde son âge.

Laetitia avait treize ans,Nadia douze. Je me consacrais àleur éducation et me persuadaisque j'avais fait mon devoir. Dansles moments de déprime,égoïstement, je me disais quepour continuer à survivre, ilvalait mieux oublier. J'enviaisles gens heureux, ceux qui n'ontpas eu de malheur dans leurenfance, qui n'ont pas de secret,pas de double vie. Ce que je peuxdire, c'est que je voulaisenterrer ma première vie, detoutes mes forces, pour essayerd'être comme eux. Mais chaquefois que je participais à une

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conférence, qu'il me fallaitraconter cette vie de cauchemar,ce bonheur tremblait sur sesbases, comme une maison malconstruite. Antonio le voyaitbien, et Jacqueline aussi.J'étais fragile, mais je faisaissemblant de ne pas l'être.

Un jour, Jacqueline me dit :

« Tu pourrais rendre serviceà d'autres femmes si on faisaitun livre de ta vie.

— Un livre ? Mais je sais àpeine écrire…

— Mais tu sais parler… »

Je ne savais pas que l'onpouvait « parler » un livre. Unlivre, c'est quelque chose detellement important… Je ne faispas partie de ceux qui lisent des

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livres, malheureusement. Mesfilles en lisent, Antonio peut enlire. Moi, je préfère le journaldu matin. J'étais tellementimpressionnée par l'idée d'unlivre, de moi dans un livre, queça m'a trotté dans la tête.Depuis quelques mois, en voyantgrandir mes filles, je me disaisqu'un jour il faudrait bien queje leur en dise plus. Si toutcela était écrit dans un livreune fois pour toutes, ce seraitmoins angoissant que d'affrontermes filles seule.

Jusqu'à présent je ne leuravais raconté, petit à petit, quel'essentiel pour expliquer monaspect physique. Mais, un jour oul'autre, elles voudraient toutcomprendre, et les questions àvenir seraient autant de coups de

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couteau dans ma tête.

Je ne me sentais pas encorecapable de fouiller dans mamémoire, à la recherche du reste.À force de vouloir oublier, onoublie réellement. Le psychiatrem'avait expliqué que c'étaitnormal, avec le choc et lasouffrance due au manque desoins. Mais le plus grave,c'était Marouan. Je vivais sur unmensonge protecteur depuis troplongtemps. Et je vivais mal.

Si j'acceptais de me raconterdans un livre, je devrais parlerde lui. Est-ce que j'en avais ledroit ? J'ai dit non. J'avaistrop peur. Ma sécurité et lasienne étaient également encause. Un livre, ça va partoutdans le monde. Et si ma familleme retrouvait ? Si elle faisait

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du mal à Marouan ? Ils en étaientbien capables. D'un autre côté,j'en avais envie. Il m'arrivaittrop souvent de rêver toutéveillée à une vengeanceimpossible. Je me voyaisretourner là-bas, bien cachée, etprotégée jusqu'à ce que jeretrouve mon frère. C'était commeun film dans ma tête.

J'arrivais devant sa maison,et je disais :

« Tu te souviens de moi,Assad ? Tu vois, je suis vivante! Regarde bien mes cicatrices.C'est ton beau-frère Hussein quim'a brûlée, mais je suis là !

« Tu te souviens de ma sœurHanan ? Qu'est-ce que tu as faitde ma sœur ? Tu l'as donnée auxchiens ? Et ta femme, elle va

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bien ? Pourquoi on m'a brûlée lejour où elle a accouché de sesfils ? J'étais enceinte, ilfallait brûler aussi mon fils ?Explique-moi pourquoi tu n'asrien fait pour m'aider, toi, monseul frère de sang ?

« Je te présente mon filsMarouan ! Il est né deux mois enavance à l'hôpital de la ville,mais il est grand et beau, etbien vivant ! Regarde-le !

« Et Hussein ? Il est devenuvieux ou il est mort ? J'espèrequ'il est encore là, mais aveugleou paralysé, pour me voir vivantedevant lui ! J'espère qu'ilsouffre autant que j'ai souffert!

« Et mon père et ma mère ?Ils sont morts ? Dis-moi où ils

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sont que j'aille les maudire surleur tombe ! »

Je fais souvent ce rêve devengeance. Il me rend violente,comme eux. J'ai envie de tuer,comme eux ! Ils me croient morte,tous, et je voudrais tellementqu'ils me voient vivante !

Pendant presque un an, j'aidit non au livre, sauf si jepouvais laisser mon fils àl'écart de ce récit. EtJacqueline a respecté madécision. C'était dommage, maiselle comprenait.

Je ne voulais pas faire unlivre en parlant de moi sansparler de lui, et je n'arrivaispas à me décider à un face à faceavec Marouan pour résoudre leproblème. La vie continuait,

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j'étais démoralisée à force de medire : « Fais-le ! Non, ne lefais pas ! » Comment aborderMarouan ? Je vais lui téléphonerun jour, comme ça sans prévenirau bout de tant d'années, et luidire : « Marouan, il faut qu'onse parle ? »

Comment me présenter ? Maman? Comment faire devant lui ? Luiserrer la main ? L'embrasser ? Ets'il m'a oubliée ? Il en a ledroit, puisque je l'ai « oublié »moi-même…

Jacqueline m'a fait réfléchirà une chose qui me tourmentaitencore plus.

« Qu'est-ce qui se passeraitsi Marouan rencontrait un jourune de ses sœurs et qu'elle nesache pas qu'il est son frère ?

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Si elle tombait amoureuse de luiet qu'elle te le ramène à lamaison, tu ferais quoi ? »

Je n'y avais jamais pensé.Une vingtaine de kilomètres nousséparaient. Laetitia allait avoirquatorze ans, bientôt viendraitle temps des petits copains…Nadia suivrait… vingt kilomètres,ce n'est rien. Le monde est petit! Malgré ce danger incertain,mais toujours possible, jen'arrivais pas à me décider. Uneannée s'est écoulée.

Et finalement les choses sesont faites toutes seules.Marouan a téléphoné à la maison.J'étais au travail et c'est Nadiaqui lui a répondu. Il asimplement dit :

« Je connais ta mère, on a

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été ensemble dans la même familled'accueil. Tu peux lui demanderde me rappeler ? »

Et quand je suis revenue à lamaison, Nadia ne retrouvait plusle papier sur lequel elle avaitnoté le numéro.

Elle cherchait partout, jem'énervais. On aurait dit que ledestin ne voulait pas que jereprenne contact avec Marouan.J'ignorais où il habitait et oùil travaillait maintenant.J'aurais pu téléphoner à son pèreadoptif pour me renseigner, maisje n'en avais pas le courage.J'étais lâche, je m'en voulais.C'était plus facile de laisserfaire le destin que de meregarder dans la glace. C'est luiqui a rappelé, un jeudi. C'estlui qui a dit : « Il faut qu'on

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se parle. » Et nous nous sommesdonné rendez-vous pour lelendemain midi. J'allaisaffronter mon fils, je savais cequi m'attendait. En gros, laquestion serait : « Pourquoi onm'a adopté quand j'avais cinqans. Pourquoi tu ne m'as pasgardé avec toi ?… Explique-moi. »

Je voulais me faire belle. Jesuis allée chez le coiffeur, jeme suis maquillée, habilléesimplement, jean, baskets etchemisier rouge, manches longueset col fermé. Le rendez-vousétait fixé à midi pile, devant unrestaurant de la ville.

La rue est étroite. Il vientdu centre-ville et moi de lagare, on ne peut pas se manquer.Et je le reconnaîtrais entre desmilliers. Je le vois arriver de

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loin, avec un sac de sport vert.Dans ma tête, c'était encore unadolescent, mais c'est un hommequi me sourit. Mes jambes ne metiennent plus, mes mainscommencent à trembler, et moncœur fait des bonds, comme si jerencontrais l'homme de ma vie.C'est une rencontre d'amour. Ilest grand, il se penche beaucouppour m'embrasser très simplement,comme s'il m'avait quittée laveille, et je lui rends sonbaiser.

« Tu as bien fait d'appeler.

— J'ai appelé y a quinzejours et puis, comme tu nerappelais pas, je me suis dit :"Ça y est, elle ne veut pas mevoir…" »

J'ai dit non, j'ai expliqué

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que Nadia avait perdu le numéro.

« Si je ne t'avais pasrappelée hier, est-ce que tum'aurais rappelé ?

— Je ne sais pas, je ne croispas, non. Je n'osais pas à causede tes parents… je sais que mamanest décédée…

— Oui. Papa est tout seulmaintenant, mais ça va, et toi… »

Il ne sait pas commentm'appeler. Cette habitude quej'ai prise au début d'appeler mafamille d'accueil « papa » et «maman » ne facilite pas leschoses. Qui est maman ?

Je me lance :

« Tu sais, Marouan, tu peuxm'appeler maman, tu peuxm'appeler Souad, tu peux

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m'appeler la petite, la grande,tu peux m'appeler comme tu asenvie. Et si Dieu veut, on feraconnaissance tout à l'heure.

— D'accord. On va déjeuner eton discute. »

On s'installe à table, et jele dévore des yeux. Il ressembleà son père. Même silhouette, mêmedémarche rapide, même regard, etpourtant il est différent.Finalement il ressemble un peu àmon frère… mais calme, les traitsplus doux. Il a l'air de prendrela vie comme elle vient, sanstrop de complication, il estsimple et direct.

« Explique-moi comment tu asété brûlée.

— Tu ne le sais pas, Marouan?

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— Non. Personne ne m'a jamaisrien dit. »

J'explique, et au fur et àmesure que je parle, je vois sonregard changer. Quand je parle dufeu sur moi, il repose lacigarette qu'il allait allumer.

« J'étais dans ton ventre ?

— Oui, tu étais dans monventre. J'ai accouché touteseule. Je ne t'ai pas senti àcause de mes brûlures. Je t'aivu, tu étais entre mes jambes,c'est tout. Après, tu as disparu.Ensuite Jacqueline est venue techercher pour te ramener avec moien avion. On a vécu neuf moisensemble à l'hôpital et après onnous a confiés à papa et maman.

— C'est à cause de moi alors,tes brûlures ?

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— Non, ce n'est pas à causede toi ! Non, jamais ! C'estmalheureusement la coutume cheznous. Les hommes dans ce paysfont leur loi. Les responsables,ce sont mes parents, mon beau-frère, mais sûrement pas toi ! »

Il regarde mes cicatrices,mes oreilles, mon cou, pose samain sur mon bras, doucement. Jesens qu'il devine le reste, maisil ne demande pas à voir. Est-cequ'il a peur de le demander ?

« Tu ne veux pas voir…

— Non. Ça me fait déjà mal aucœur cette histoire, ça me feraitencore plus mal. Il est comment,mon père ? Il me ressemble ?

— Oui, le haut du visage… Jene t'ai pas vu beaucoup marcher,mais tu te tiens comme lui,

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droit, fier. Et puis ta nuque, tabouche, tes mains surtout. Tu asles mêmes mains que lui, jusqu'aubout des ongles… Il était un peuplus grand, musclé comme toi. Ilétait beau. Tout à l'heure jeregardais tes épaules, et j'aicru voir ton père.

— Ça doit te faire chaud aucœur, parce que tu l'as aimé,quand même ?

— Oh oui, bien sûr je l'aiaimé. Il avait promis qu'on semarierait… et puis tu vois, quandil a compris que j'étaisenceinte, il n'est pas revenu…

— C'est dégueulasse det'avoir laissée tomber !Finalement, c'est à cause de moi…

— Marouan, non. Ne pensejamais ça. C'est à cause des

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hommes de là-bas. Plus tard,quand tu connaîtras mieux cepays, tu comprendras.

— J'aimerais bien lerencontrer un jour. On pourraitpas aller là-bas ? Tous les deux? Juste pour voir comment c'est,et puis le voir, lui… ça meplairait de voir sa tête. Il lesait que j'existe ?

— Ça m'étonnerait. Je ne l'aijamais revu, tu sais… Et puisc'est la guerre là-bas… Non, ilvaut mieux ne jamais les revoir.

— C'est vrai que tu asaccouché à sept mois ?

— Oui, c'est vrai. Tu es venutout seul, je ne t'ai pas vulongtemps, mais tu étais toutpetit…

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— À quelle heure ?

— L'heure ? Je ne sais pas…c'était un 1er octobre, on me l'adit après. Moi-même, je n'ensavais rien ! Je ne peux pas tedire l'heure… L'important, c'estque tu sois venu entier des piedsà la tête !

— Pourquoi tu venais là-bas,chez les parents, et tu nem'adressais pas la parole ?

— Je n'osais pas, vis-à-visde papa et maman qui t'avaientadopté. Je ne voulais pas leurfaire de mal. Ce sont eux quit'ont élevé, ils ont fait tout cequ'ils pouvaient.

— Je me souviens de toi.

— Et dans la chambre, tum'avais donné un yaourt et puis

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une de mes dents est tombée et ily avait du sang dans le yaourt,alors je n'ai pas voulu lemanger, mais tu m'as forcé à lemanger. Ça, je m'en souviens.

— Je ne me souviens pas… Tusais, à ce moment-là, jem'occupais aussi des autresenfants, et maman disait que jene devais pas m'occuper de toiplus que les autres… Et puis onne gâchait pas la nourriture chezles parents, elle coûtait tropcher pour tous ces enfants.

— Moi, quand j'avais quatorzeou quinze ans. Je t'en voulaisdrôlement, tu sais… J'étaisjaloux.

— Jaloux de qui ?

— Jaloux de toi. J'auraisvoulu que tu sois là tout le

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temps.

— Et maintenant ? Aujourd'hui?

— J'ai envie de te connaître,j'ai envie de savoir plein dechoses…

— Tu ne m'en veux pas d'avoireu d'autres enfants ?

— C'est super d'avoir dessœurs… Elles aussi, j'aimeraisbien les connaître. »

Il a regardé sa montre, ilétait l'heure pour moi deretourner travailler.

« C'est dommage, tu vas t'enaller, c'est dommage, j'aimeraisbien rester avec toi.

— Oui, mais je suis obligée.Est-ce que tu veux venir à la

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maison demain ?

— Non, c'est trop tôt. Jepréfère qu'on se voie ailleurs.

— Alors demain soir, à septheures, au même endroit. Jeviendrai avec les filles. »

Il est tout heureux. Je nem'attendais pas à ce que ce soitsi facile. Je croyais qu'il m'envoulait tellement de l'avoir faitadopter qu'il me mépriserait.Mais il n'a même pas posé laquestion. Il m'embrasse, jel'embrasse, on se dit « au revoiret à demain ».

Et je repars travailler, latête comme une abeille. Un poidsénorme est derrière moi. Quoiqu'il arrive maintenant, je suisdébarrassée d'une angoisse qui merongeait depuis longtemps, et que

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je ne voulais pas admettre. Jeregrette de ne pas avoir étécapable de garder mon fils avecmoi. Il faudra un jour que je luidemande réellement pardon del'avoir oublié dans ma volonté derefaire ma vie. J'étais mortedans ma tête, de l'eau à la placedes idées, je ne savais pas ceque je faisais. Il n'y avait riende réel. Je flottais. J'aurais dûle lui dire, et lui dire aussique même si son père nous aabandonnés tous les deux, jel'aimais, cet homme. Ce n'étaitpas ma faute s'il était lâchecomme les autres. Lui dire aussi: « Marouan, j'avais si peur quej'ai tapé sur mon ventre… » Ilfaut qu'il me pardonne d'avoirfait ça. Je croyais que le sangallait venir me délivrer, j'étaistrop ignorante. Je n'avais rien

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dans la tête, seulement la peur !Est-ce qu'il pourra comprendre etme pardonner ? Est-ce que je peuxtout dire à ce fils ? Et à mesfilles ? Comment vont-ils mejuger tous les trois ?

Je suis tellement bouleverséeque je n'en dors pas la nuitsuivante. Une fois de plus, jerevois le feu sur moi, et jecours dans le jardin comme unefolle.

Antonio me laisse medébrouiller seule, il ne veut pass'en mêler pour l'instant, maisil voit bien que je vais mal.

« Tu as parlé aux filles ?

— Pas encore. Demain… On vadîner ensemble avec Marouan, etje trouverai bien le moment pourleur parler. Mais j'ai peur,

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Antonio.

— Tu y arriveras. Tu ne peuxplus reculer maintenant. »

À trois heures cinquante-septdu matin, j'ai trouvé un messagede Marouan sur mon portable : «C'est pour te dire que je vaisbien, je te fais un bisou. Àdemain, maman. »

Il m'a fait pleurer.

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Construire une maison

Ce soir-là, Antonio est sortiavec un ami pour me laisser seuleavec les enfants. Samedi soir,sept heures, 16 novembre 2002. Ledîner est gai. Ils dévorent, ilsrient de tout. Laetitia, trèsbavarde, ne cesse de jacasser,comme à son habitude. Marouan estvenu avec sa copine. Pour mesfilles, il n'est encoreofficiellement que l'un desenfants que j'ai connus dans mafamille d'accueil. Sa présence neles étonne pas, elles sontheureuses de sortir un samedisoir avec maman et des copains.

Ils n'ont pas grandi ensembleet donnent pourtant l'impressiond'être complices. Je craignaisque cette petite soirée soit

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éprouvante. Antonio m'a dit avantde partir : « Appelle-moi si tuas besoin de moi, je viendrai techercher. »

C'est bizarre, mais je mesens bien, je n'ai presque pluspeur. Juste un peu d'inquiétudepour mes deux filles. Marouantaquine l'aînée : « Viens,Laetitia, à côté de moi, viens. »Il la serre contre lui enplaisantant. Et elle se tournevers moi pour chuchoter : «Qu'est-ce qu'il est sympa, maman!

— Oui, c'est vrai.

— Et qu'est-ce qu'il est beau! »

J'observe les détails deleurs trois visages. Marouanserait plus proche de Laetitia,

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le haut du front peut-être. Parmoments je retrouve chez lui uneexpression de Nadia, plus pensiveet plus réservée que sa sœur.Laetitia exprime toujours sessentiments et ses réactions sontparfois trop impulsives. Elle ahérité le côté italien de sonpère. Nadia les garde plusvolontiers pour elle.

Est-ce qu'elles vontcomprendre ?… J'ai trop tendanceà les prendre encore pour desgamines de trois ans et à lessurprotéger. À l'âge de Laetitia,ma mère était déjà mariée etenceinte…

Elle vient de me dire : «Qu'est-ce qu'il est beau… »

Elle aurait pu tomberamoureuse de son frère ! Mon

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silence aurait pu déclencher unesérie de catastrophes. Pourl'instant ils éclatent de rire ense moquant d'un hommemanifestement ivre. Il regardenotre table, en s'adressant deloin à Marouan :

« Espèce d'abruti ! Tu as dela chance, toi, d'être avec desfemmes ! Quatre femmes et moi jesuis seul ! »

Marouan est fier etapparemment susceptible. Ilgrogne :

« Je vais me lever et luicasser la gueule.

— Non, reste assis, s'il teplaît !

— D'accord… »

Le patron du restaurant se

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charge d'éloigner l'intrus endouceur et le repas s'achève enplaisanteries et éclats de rire.

Nous allons raccompagnerMarouan et son amie jusqu'à lagare. Il habite et travaille à lacampagne. Mon fils s'occupe dejardins et de l'entretiend'espaces verts.

Il semble aimer son métier,il en a un peu parlé à table.Laetitia et Nadia n'ont pasencore de projets précis à leurâge. Nadia parle de travaillerdans la couture, Laetitia passed'une idée à l'autre. Ilsmarchent tous les trois devantmoi dans la rue qui descend à lagare, Marouan est au milieu,Laetitia le tient par un bras,Nadia par l'autre. C'est lapremière fois de leur vie

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qu'elles font ça, en touteconfiance. Je n'ai toujours pasparlé, et Marouan est formidable,il laisse faire. Il chahute avecses deux sœurs naturellement,comme s'il les avait toujoursconnues. Je n'ai pas eu beaucoupde joie dans ma vie, avant monmariage avec Antonio et lanaissance de mes filles. Marouanest né dans la souffrance, sanspère, et elles dans le bonheur,les trésors de leur père. Leursdestins sont différents, maisleurs rires les rassemblent mieuxque je ne saurais jamais lefaire. Un sentiment inconnum'envahit. Je suis fière d'eux.Ce soir, il ne me manque rien.Plus d'angoisse ni de tristesse,mais la paix dans ma tête.

Sur le quai de la gare,

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Laetitia me dit :

« Je me suis jamais sentieaussi bien qu’avec quelqu'uncomme Marouan. »

Et Nadia ajoute :

« Moi aussi… »

« J'aimerais bien allerdormir chez Marouan et sa copine,et puis demain matin on déjeuneensemble, et puis on prend letrain pour revenir !

— Non, on rentre à la maison,Laetitia, ton père nous attend.

— Il est trop sympa, maman,je l'aime vraiment bien, il estgentil, il est beau… Qu'est-cequ'il est beau, maman ! »

C'est au tour de Nadia des'accrocher à moi :

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« Quand est-ce qu'on lereverra, maman ?

— Peut-être demain ou après-demain. Maman va bien faire leschoses, tu verras.

Qu'est-ce qu'elle dit, Nadia?

— J'ai demandé à maman pourqu'on se revoie avec Marouan, etelle a dit d'accord pour demain,hein, maman ? C'est d'accord ?

— Vous pouvez compter surmoi. Maman fera bien les choses…»

Le train part, je regarde lapendule, il est une heurequarante-huit du matin. Ellescourent toutes les deux enenvoyant des baisers de la main.Jamais je n'oublierai cet

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instant. Depuis que je vis enEurope, j'ai pris l'habitude desmontres, et cette habitude s'esttransformée en une sorte derepère presque maniaque. Mamémoire me fait si souvent défautpour le passé que je noteconsciencieusement le présent,lorsqu'il est important pour moi.C'est drôle, Marouan voulaitsavoir hier à quelle heure il estné… Il a besoin de repères luiaussi. C'est un cadeau quej'aurais du mal à lui faire. J'yai songé cette nuit, en pleineinsomnie. Tout ce que je peuxtirer de ma pauvre tête, c'estqu'il faisait nuit. Il me semblebien avoir vu une lumièreélectrique dans le couloir de cemaudit hôpital, lorsque lemédecin a emporté mon fils.L'heure… c'est un réflexe

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d'Occidental, et chez nous seulsles hommes avaient une montre.Pendant vingt ans, j'ai dû mecontenter du soleil et de lalune. Je dirai à Marouan qu'ilest né à l'heure de la lune.

J'envoie un message sur sonportable en arrivant à la maison,pour savoir s'ils sont bienrentrés. Il me répond avec un «merci, bonne nuit, à demain, àdemain… ».

Il est tard, les filles vontse coucher, et Antonio ne dortpas encore.

« Ça a été, chérie ?

— Impeccable.

— Tu as parlé aux filles ?

— Non, pas encore. Mais jesuis prête à le leur dire demain.

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Je n'ai plus de raisond'attendre, elles l'ont aimé toutde suite. C'est bizarre quandmême… comme si elles leconnaissaient depuis longtemps.

— Marouan n'a rien dit, iln'a pas fait d'allusion à quelquechose ?

— Absolument rien, il a étéformidable. Mais c'est étrangeque Laetitia se soit attachée àlui comme ça, et Nadia aussi.Elles étaient pendues après lui.Jamais elles ne se comportentcomme ça avec leurs amis. Jamais…

— Tu es trop nerveuse… »

Je ne suis pas nerveuse. Jesuis curieuse. Est-ce que desfrères et sœurs peuvent sereconnaître de cette façon ?Qu'est-ce qui se passe entre eux

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pour que ce soit tellementévident ? Est-ce qu'il y a unsignal, une chose qu'ils ont encommun même sans le savoir ? Jem'attendais à tout et à rien enmême temps, mais pas à cetteaffection instinctive.

« Tu devrais peut-êtreattendre un jour ou deux…

— Non. Demain c'est dimanche,je m'installerai à la cafétériadu bureau, il n'y aura personne,et je parlerai à Laetitia et àNadia calmement. On verra ce queDieu nous donnera, Antonio. »

Après mes filles, il y aural'entourage, les voisins, etsurtout le bureau où je travailledepuis des années maintenant.J'assure l'entretien, j'organiseles petites réceptions, j'y suis

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comme chez moi, et l'amitié demes patrons compte beaucoup…Comment leur présenter Marouan aubout de dix ans ?

J'ai besoin d'être seule avecmes filles. Elles vont juger leurmère sur un mensonge de vingtans, et aussi une femme qu'ellesne connaissent pas, la mère deMarouan, celle qui l'a cachépendant toutes ces années. Cellequi les aime et les protège. Jeleur ai souvent dit que leurnaissance est le bonheur de mavie. Comment vont-elles admettreque celle de Marouan était un sigrand cauchemar qu'à lui je nel'ai jamais dit ?

Le lendemain matin vers neufheures, le réveil du dimanche estcomme d'habitude :

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« Je te fais un café, maman ?

— Volontiers. »

C'est le rituel du matin, etje réponds toujours « volontiers». Je suis intransigeante sur lapolitesse et le respect mutuel.Je trouve que les enfants d'icisont souvent mal élevés. Ilspratiquent un langage vulgairequi leur vient de l'école, etcontre lequel nous luttonsfermement, Antonio et moi.Laetitia s'est fait reprendreplus d'une fois par son père pouravoir mal répondu. Je n'ai reçu,moi, qu'une seule éducation,celle de l'esclavage.

Laetitia m'apporte le café etun verre d'eau tiède. Ellem'embrasse facilement et sa sœuraussi. L'amour que je reçois

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d'elles et de leur père m'étonnechaque jour, comme si je ne leméritais pas. Ce que je vaisfaire est aussi dur pour d'autresraisons que ma peur d'affronterle regard de mon fils.

« J'aimerais vous parler dequelque chose de très important.

— Alors vas-y, maman, ont'écoute.

— Non, pas ici, je vousemmène au bureau, à la cafétéria.

— Tu travailles pasaujourd'hui ! Oh, tu sais, j'airepensé à hier soir, c'était tropsuper, il ne t'a pas appelée,Marouan ?

— Nous sommes rentrés tard,il doit dormir encore. »

Si ce n'était pas son frère,

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je m'inquiéterais. Ellesbavardent entre elles, absolumentpas préoccupées par le côtéinhabituel de ce passage aubureau un dimanche matin. C'estmoi qui me fais des idées. Ellessortent avec maman, maman va aubureau faire quelque chose, etensuite… Peu importe, elles mefont confiance.

« Hier soir, on a passé uneexcellente soirée.

— Ah, c'est ça que tu voulaisnous dire ?

— Attendez, une chose aprèsl'autre… Hier soir, donc, nousavons passé une bonne soirée avecMarouan, ça ne vous dit rien ?Marouan, ça vous fait penser àquoi ?

— À un gentil garçon qui

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vivait chez tes parents adoptifs,c'est lui qui l'a dit…

— Et puis il est beau, etpuis il est gentil.

— C'est sa beauté ou sagentillesse qui vous attire ?

— Tout, maman, il a l'airtrès doux.

— C'est vrai… Vous voussouvenez que j'étais enceintequand on m'a brûlée ? Je vous enavais parlé.

— Oui, tu nous en as parlé…

— Mais cet enfant, il est où,tu crois ? »

Elles me regardent dans lesyeux, bizarrement.

« Mais il est pas resté là-bas ! Dans ta famille !

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— Non. Tu n'as pas une idéede l'endroit où est cet enfant ?Tu n'as jamais vu quelqu'un quipourrait te ressembler, Laetitia,ou à toi, Nadia ? Ou bien à moi,quelqu'un qui aurait la mêmevoix, qui marcherait comme moi ?

— Non, maman, je te promets,non.

— Non, maman. »

Nadia se contente de répéterce que dit sa sœur – Laetitia estle porte-parole en général – maisla veille j'ai senti poindre unepetite goutte de jalousie de sapart. Marouan riait plus avecLaetitia, il s'occupait un peumoins d'elle. Elle m'écoute trèsattentivement et ne me lâche pasdes yeux.

« Toi non plus, Nadia, tu ne

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sais pas ?

— Non, maman.

— Toi, Laetitia, tu es plusâgée, tu pourrais t'en souvenir ?Tu l'as certainement vu chez mesparents adoptifs…

— Je te promets, non, maman.

— Alors voilà, c'est Marouan!

— Ah, mon Dieu, c'estMarouan, c'est lui avec qui onétait hier soir ! »

Et elles fondent en larmestoutes les deux.

« C'est notre frère, maman !Il était dans ton ventre !

— C'est votre frère, il étaitdans mon ventre et j'ai accouchétoute seule. Mais je ne l'ai pas

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laissé là-bas, je l'ai ramenéici. »

Je me lance maintenant dansl'explication la plus difficile,celle du pourquoi de l'adoption.Je cherche mes mots,soigneusement, des mots que j'aidéjà entendus chez le psychiatre,« se reconstruire… », «s'accepter… », « redevenir unefemme… », « redevenir une mère…».

« Tu as gardé ça en toipendant vingt ans, maman !Pourquoi tu ne nous l'as pas ditplus tôt ?

— Vous étiez trop bébés, jene savais pas comment vous alliezréagir, je voulais le dire quandvous seriez plus grandes, commepour les cicatrices… comme le

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feu. C'est comme construire unemaison : on met une brique aprèsl'autre. Si cette brique n'estpas solide, qu'est-ce qu'il sepasse ? La brique tombe. Là,c'est la même chose, ma chérie.Maman voulait construire samaison et je pensais que plustard elle serait assez solide etassez haute pour y faire entrerMarouan. Sinon, elle pouvaits'écrouler, ma maison, et jen'aurais rien pu faire. Maismaintenant il est là. C'est àvous de choisir.

— C'est notre frère, maman.Dis-lui de venir à la maisonvivre avec nous. Hein, Nadia ? Ona un grand frère et je rêvaisd'avoir un grand frère, je tel'ai toujours dit, un grand frèrecomme celui de ma copine. Et moi

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maintenant j'ai un grand frère,il est là, c'est Marouan ! Hein,Nadia ?

— Moi je débarrasse l'armoireet je lui donne aussi mon lit ! »

Nadia ne me donnerait pas unchewing-gum ! Elle est trèsgénéreuse, mais ne donne pasfacilement ses affaires. Et pourson frère, elle l'a fait !

C'est étonnant, ce frère quisurgit de nulle part, et la voilàprête à tout lui donner…

Voilà comment le grand frèreinconnu est entré dans la maison.Aussi simplement que de vider unearmoire, et de donner son lit.Bientôt nous aurons une maisonplus grande, il y aura sachambre. Je suis assommée debonheur. Ils passent leur temps à

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se téléphoner, à s'attendre, etje m'étais dit qu'ils netarderaient pas à se chamailler.Mais Marouan est le grand frère,il a pris immédiatement del'autorité sur ses sœurs : «Laetitia, tu ne réponds pas àmaman sur ce ton ! Elle t'ademandé de baisser le son de latélévision, tu le fais ! Tu as dela chance d'avoir tes parents, tules respectes !

— Ouais, bon, excuse-moi, jele ferai plus, promis…

— Je suis pas venu ici pourqu'on s'engueule, mais papa etmaman travaillent tous les deux.C'est quoi, cette chambre endésordre ?

— Mais on travaille dur àl'école, tu y es passé avant nous

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! Tu sais ce que c'est !

— Oui, c'est vrai, mais c'estpas une raison pour traiter papaet maman comme ça. »

Et puis Marouan m'a prise àpart :

« Maman ? Qu'est-ce qu'ilpense, Antonio ? Ça ne l'ennuiepas si je dispute les filles ?

— Antonio est content de ceque tu fais.

— J'ai peur qu'il me dise unjour : "Occupe-toi de tesaffaires, ce sont mes filles…" »

Mais Antonio n'a pas fait ça.C'est intelligent de sa part. Aucontraire, il est très content dedéléguer un peu de son autorité.Et le comble, c'est qu'ellesobéissent mieux à leur frère qu'à

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lui ou à moi… Avec nous ellesdiscutent, elles sont capables declaquer une porte, mais pas aveclui. Souvent je me dis : « Pourvuque ça dure… »

Parfois c'est un peu tendu.Laetitia vient se réfugier dansmon lit :

« Il m'énerve !

— Il a raison, comme ton pèrea raison. Tu réponds mal…

— Pourquoi il dit qu'il s'enira si on ne l'écoute pas ? Etqu'il est pas venu pour nousengueuler… ?

— C'est normal. Marouan n'apas eu ta chance, il a vécu desmoments difficiles que vousn'avez pas connus. C'estimportant pour lui, des parents,

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c'est précieux une maman quand onne l'a pas eue près de soi, tucomprends ? »

Si je pouvais me débarrasserde cette culpabilité qui revientà la surface encore trop souvent…Si je pouvais changer de peau…J'ai dit à Marouan que j'étaisdécidée à mettre notre histoiredans un livre, s'il en étaitd'accord.

« Ce sera comme notre albumde famille. Et un témoignage surle crime d'honneur.

— Un jour j'irai là-bas…

— Tu iras chercher quoi,Marouan ? La vengeance ? Le sang? Tu es né là-bas, mais tu neconnais pas les hommes de là-bas.Moi aussi j'en rêve, moi aussij'ai de la haine, je crois que ça

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me soulagerait d'arriver dans monvillage avec toi et de leur crier: "Regardez tous ! C'est Marouan,mon fils ! Nous avons brûlé, maisnous ne sommes pas morts !Regardez comme il est beau etfort, et intelligent !"

— C'est mon père que jevoudrais voir de près ! Jevoudrais comprendre pourquoi ilt'a laissée tomber, il savait cequi t'attendait…

— Peut-être. Mais tucomprendras mieux quand ce seradans un livre. Je dirai tout ceque tu ignores encore, et ce quebeaucoup de gens ignorent aussi.Parce qu'il y a peu desurvivantes, et parmi elles desfemmes qui se cachent encore etpour longtemps. Elles ont vécudans la peur et vivent toujours

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dans la peur. Moi je peuxtémoigner pour elles.

— Tu as peur ?

— Un peu. »

J'ai peur surtout que mesenfants, et Marouan enparticulier, vivent avec l'épinede la vengeance. Que cetteviolence qui se transmet entredes générations d'hommes aitlaissé une marque, même toutepetite, dans son esprit. Luiaussi doit construire sa maison,brique par brique. Un livre,c'est bien pour construire unemaison.

J'ai reçu une lettre de monfils, d'une jolie écriture ronde.Il voulait m'encourager àentreprendre ce difficiletravail. Elle m'a fait pleurer

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une fois de plus.

Maman,

Après tout ce temps à vivreseul, sans toi, te revoir enfin,malgré tout ce qui s'est passé,m'a donné l'espoir d'une vienouvelle. Je pense à toi et à toncourage. Merci de nous faire celivre. Il m'apportera à moi aussidu courage dans la vie. Jet'aime, maman.

Ton fils, Marouan.

J'ai raconté ma vie pour la

première fois en m'efforçant desortir de ma mémoire les chosesles plus cachées. C'était pluséprouvant qu'un témoignage en

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public, et plus douloureux que derépondre aux questions desenfants. J'espère que ce livrevoyagera dans le monde, qu'ilarrivera jusqu'en Cisjordanie, etque les hommes ne le brûlerontpas.

Chez nous, il sera bien rangésur une étagère de labibliothèque, et tout sera ditune fois pour toutes. Je le ferairelier dans un joli cuir pourqu'il ne s'abîme pas, avec debelles lettres dorées.

Merci.

Souad.

Quelque part en Europe.

31 décembre 2002.

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Table of ContentsLe feu était sur moi

Mémoire

Hanan ?

La tomate verte

Le sang de la mariée

Assad

Le secret

Dernier rendez-vous

Le feu

Mourir

Jacqueline

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Souad va mourir

La Suisse

Marouan

Tout ce qui manque

Témoin survivant

Jacqueline

Mon fils

Construire une maison