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Sources et autonomisation du savoir historique en français : l’exemple des récits autour d’Énée dans les histoires universelles médiévales Mémoire Kim Labelle Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Kim Labelle, 2018

Sources et autonomisation du savoir historique en français ... · III RÉSUMÉ Alors que les XIe et XIIe siècles voient l’essor de la littérature vernaculaire, le domaine historique

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Sources et autonomisation du savoir historique en français : l’exemple des récits autour d’Énée dans

les histoires universelles médiévales

Mémoire

Kim Labelle

Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Kim Labelle, 2018

Page 2: Sources et autonomisation du savoir historique en français ... · III RÉSUMÉ Alors que les XIe et XIIe siècles voient l’essor de la littérature vernaculaire, le domaine historique

Sources et autonomisation du savoir historique en français : l’exemple des récits autour d’Énée dans

les histoires universelles médiévales

Mémoire

Kim Labelle

Sous la direction de :

Anne Salamon, directrice de recherche

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III

RÉSUMÉ

Alors que les XIe et XIIe siècles voient l’essor de la littérature vernaculaire, le domaine

historique doit attendre le XIIIe siècle avant l’apparition de la première histoire universelle

rédigée complètement en langue d’oïl, l’Histoire ancienne jusqu’à César. D’abord inspirée

du genre en latin, et traduite de cette langue, l’histoire universelle en français, dans les

derniers siècles du Moyen Âge, se dissocie, discrètement, de son modèle afin de devenir un

genre autonome, donnant naissance à des œuvres originales. Grâce aux récits sur Énée

contenus dans des histoires universelles du XIIIe au XVe siècle, il est possible d’observer les

différentes manifestations de ce phénomène d’autonomisation du savoir en français.

L’utilisation de sources françaises par les récits plus tardifs au lieu de l’Énéide utilisée par

les premières histoires universelles vernaculaires, vient confirmer l’autorité concrète

qu’acquièrent les auteurs de textes historiques médiévaux.

Les récits concernant Énée étant inédits, l’objectif premier de ce mémoire est de

donner à lire ces textes. Une première partie présente donc des transcriptions interprétatives

des textes de sept histoires universelles utilisées pour cette étude, à savoir l’Histoire ancienne

jusqu’à César, la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, le Manuel d’histoire de Philippe

de Valois, le Myreur des histors de Jean d’Outremeuse, la Fleur des hystoires de Jean Mansel,

le Miroir du Monde et la Bouquechardière de Jean de Courcy. La deuxième partie se

concentre sur le genre de l’histoire universelle et se consacre plus précisément à l’évolution

des récits sur Énée, leurs sources, leurs constantes, leurs différences, qui permettent

d’observer la constitution d’un savoir historique autonome en français. Une attention

particulière est enfin accordée à l’évolution du personnage d’Énée dans ce corpus, puisque

le fils d’Anchise est le motif où on peut observer le résultat de l’évolution d’une histoire en

français acquérant son indépendance face aux sources premières latines.

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IV

ABSTRACT

While the eleventh and twelfth centuries saw the rise of vernacular literature, the

historical domain had to wait until the thirteenth century before the first universal history was

written completely in the language of oïl, the Histoire ancienne jusqu’à César. Originally

inspired by the same genre in Latin, and translated from this language, medieval universal

history in French, in the last centuries of the Middle Ages, discreetly dissociates itself from

its model in order to become an autonomous genre, leading to original works. Thanks to the

stories about Aeneas contained in universal histories from the 13th to the 15th century, it is

possible to observe the different manifestations of this phenomenon of autonomous

knowledge in French. The use of French sources by later stories at the expense of the Aeneid

used by the first vernacular universal histories confirms the concrete authority acquired by

authors of medieval historical texts.

As the stories about Aeneas are unpublished, the primary purpose of this thesis is to

give readings to these texts. The first part presents interpretative transcriptions of the texts of

the seven universal histories used for this study, namely, the Histoire ancienne jusqu’à César,

the Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, the Manuel d’histoire de Philippe de Valois, the

Myreur des histors of Jean d'Outremeuse, Jean Mansel's Fleur des hystoires, the Miroir du

Monde and the Bouquechardière of Jean de Courcy.The second part concentrates on the

genre of universal history and more precisely on the evolution of the narratives about Aeneas,

their sources, their constants, their differences, which make it possible to observe the

constitution of a knowledge autonomous history in French. Particular attention is finally paid

to the evolution of the character of Aeneas in this corpus, since the son of Anchises is the

place where one can observe the result of the evolution of a history in French acquiring its

independence from sources first Latin.

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V

TABLE DES MATIÈRES

Résumé..............................................................................................................................................III

Abstract.............................................................................................................................................IV

Table des matières..............................................................................................................................V

Abréviations utilisées........................................................................................................................IX

Remerciements..................................................................................................................................XI

Introduction........................................................................................................................................1

1. La translatio imperii et studii et l’autonomisation du savoir en français..............................1

2. État de la question.................................................................................................................5

3. Pertinence de la recherche.....................................................................................................8

Première partie :...............................................................................................................................10

Transcriptions des récits autour d’Énée dans les histoires universelles du xiiie au xve siècle..........10

Chapitre 1 – Justification des témoins..............................................................................................11

1. Choix du corpus..................................................................................................................11

2. Choix des manuscrits de base et de contrôle.......................................................................13

3. Problématique des témoins retenus.....................................................................................14

3.1. Histoire ancienne jusqu’à César................................................................................14

3.2. Chronique dite de Baudouin d’Avesnes......................................................................15

3.3. Manuel d’histoire de Philippe de Valois....................................................................16

3.4. Myreur des histors......................................................................................................17

3.5. Miroir du Monde........................................................................................................17

3.6. Fleur des hystoires......................................................................................................18

3.7. Bouquechardière........................................................................................................20

Chapitre 2 – Principes d’édition.......................................................................................................21

1. Principes généraux..............................................................................................................21

2. Principes spécifiques à la transcription de chaque texte......................................................26

2.1. Histoire ancienne jusqu’à César................................................................................26

2.2. Chronique dite de Baudouin d’Avesnes......................................................................28

2.3. Myreur des histors......................................................................................................30

2.4. Bouquechardière........................................................................................................30

Transcriptions des récits autour d’Énée dans les histoires universelles..........................................32

Histoire ancienne jusqu’à César..................................................................................................33

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VI

Chronique dite de Baudouin d’Avesnes.......................................................................................96

Manuel d’histoire de Philippe de Valois (BnF, fr. 4939)...........................................................111

Manuel d’histoire de Philippe de Valois (BnF, fr. 19477).........................................................113

Myreur des histors......................................................................................................................115

Miroir du Monde........................................................................................................................120

Fleur des hystoires.....................................................................................................................123

Bouquechardière........................................................................................................................129

Deuxième partie : Analyse littéraire...............................................................................................227

Chapitre 1 – Le genre de l’histoire universelle au Moyen Âge......................................................228

1. Définitions du genre de l’histoire universelle....................................................................228

2. L’histoire universelle médiévale, réception d’un genre hérité de l’Antiquité...................231

3. L’histoire universelle médiévale latine.............................................................................232

4. L’histoire universelle médiévale en français.....................................................................233

4.1. Les sources des histoires universelles françaises......................................................235

4.2. Les sources de l’histoire d’Énée dans les histoires universelles...............................240

5. Les mécanismes de compilation........................................................................................245

Chapitre 2 – Émergence d’un savoir historique en français entre le xiiie et le xve siècle...............2521. Le récit autour d’Énée dans la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes : une adaptation réduite de l’Histoire ancienne jusqu’à César.............................................................................2522. La Fleur des hystoires, un témoin de la popularité de la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes...................................................................................................................................260

3. La Bouquechardière, un remaniement de l’Histoire ancienne jusqu’à César...................265

4. Le Miroir du Monde et le Myreur des histors : une filiation complexe à établir...............277

5. Remarques conclusives.....................................................................................................281Chapitre 3 – Énée et son histoire : une transformation qui témoigne d’une autonomie de la figure d’Énée en français..........................................................................................................................283

1. Le personnage d’Énée dans la littérature médiévale.........................................................283

2. Les différentes formes de la traîtrise d’Énée.....................................................................287

2.1. Une traîtrise évoquée, mais rapidement oubliée (HAC, CBA, FH)...........................288

2.2. Le Miroir du Monde : une tentative de réhabilitation d’Énée...................................289

2.3. Énée et son voyage : un parcours rédempteur dans la Bouquechardière..................293

3. Le cas particulier du Myreur des histors : une version française originale.......................298

3.1. Les modifications de la trame narrative et du donné historique...............................298

3.2. Le personnage d’Énée dans le Myreur des histors...................................................302

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VII

4. Remarques conclusives.....................................................................................................305

Conclusion.....................................................................................................................................307

Bibliographie..................................................................................................................................311

1. Corpus d’étude..................................................................................................................311

1.1. Corpus primaire........................................................................................................311

1.2. Manuscrits de contrôle..............................................................................................311

1.3. Autres manuscrits.....................................................................................................312

1.4. Corpus secondaire.....................................................................................................312

1.5. Lectures complémentaires........................................................................................313

2. Références théoriques et critiques.....................................................................................314

2.1. Références générales et dictionnaires.......................................................................314

2.2. Études linguistiques..................................................................................................315

2.3. Histoire et histoire universelle..................................................................................315

2.6. Varia.........................................................................................................................318

Annexe 1........................................................................................................................................321

MHPV.............................................................................................................................................321

Miroir du Monde............................................................................................................................321

Myreur des histors..........................................................................................................................321

Fleur des hystoires.........................................................................................................................321

CBA................................................................................................................................................321

HAC................................................................................................................................................321

Abrègement....................................................................................................................................321

Trame virgilienne...........................................................................................................................321

Annexe 2 : L’HAC comme texte-source de la CBA.......................................................................322

Annexe 3 : La CBA comme texte-source de la FH.........................................................................345

Annexe 4 : L’HAC comme texte-source de la B............................................................................353

Annexe 5 : L’HAC comme texte-source du MM............................................................................437

Annexe 6 : Liste des témoins des histoires universelles.................................................................439

1. Les manuscrits de l’Histoire ancienne jusqu’à César........................................................439

2. Les manuscrits de la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes...........................................442

3. Les manuscrits du Manuel d’histoire de Philippe de Valois.............................................444

4. Les Manuscrits du Myreur des histors...............................................................................446

5. Les Manuscrits du Miroir du Monde.................................................................................446

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VIII

6. Les Manuscrits de la Fleur des hystoires..........................................................................447

7. Les manuscrits de la Bouquechardière..............................................................................450

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IX

ABRÉVIATIONS UTILISÉES

Les références aux textes sont présentées par des abréviations correspondant au texte

concerné accompagné du numéro de la ligne cité (HAC : Histoire ancienne jusqu’à César ;

CBA : Chronique dite de Baudouin d’Avesnes ; MHPV1 : Manuel d’histoire de Philippe de

Valois, BnF, fr. 4939 ; MHPV2 : Manuel d’histoire de Philippe de Valois, BnF, fr. 19477 ;

MH : Myreur des histors ; FH : Fleur des hystoires ; MM : Miroir du Monde et B :

Bourquechardière).

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X

À LiseAndrée

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XI

REMERCIEMENTS

Mes plus sincères et vifs remerciements vont à ma directrice de recherche, madame

Anne Salamon, qui fut pour moi un modèle inspirant en raison du partage d’intérêts de

recherches communs, mais également pour son humanité, sa bonté et sa présence d’esprit.

Par ses conseils avisés, son investissement, son soutien et ses rétroactions rapides, elle a

grandement contribué à mon épanouissement en tant que chercheuse et individu. De même,

je tiens à la remercier pour la confiance qu’elle m’a accordée en m’offrant diverses

opportunités de recherche et d’enseignement.

Je tiens à remercier ces personnes si importantes qui m’ont apporté support, confiance

et joie de vivre tout au long de la rédaction de ce mémoire. Merci à mes parents, pour leur

appui indéfectible. Grâce à eux, je peux me permettre d’étudier dans ce qui me passionne

vraiment. Merci à mes belles licornes, Raphaëlle, Ariane et Rosalie, pour les fous rires, les

journées pâtisserie et toutes les histoires qui ont fait de ces deux dernières années des années

exceptionnelles. Merci à Stéphanie, qui depuis le début de notre aventure à Québec, entend

chaque idée, chaque crainte sans jamais se lasser. Je remercie également les fantastiques

personnes qui m’ont permis un peu de sociabilité pendant ma solitude d’écriture, je pense ici

à Jimmy, Christian Cloutier, Christian Jaouich et Martine et qui m’ont probablement trop

entendue parler d’Énée et de paléographie. Un merci tout particulier à ma sœur, Katia, pour

sa présence à chaque instant de joie et de tristesse, pour ses encouragements de plus en plus

farfelus, pour les moments de folie et surtout parce qu’elle croit en moi à chaque seconde.

Ce cadeau est inestimable.

Pour le soutien financier, je tiens à remercier Jean-François Montreuil, le

Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval ainsi que la Faculté des

Lettres et des Sciences Humaines.

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INTRODUCTION

1. La translatio imperii et studii et l’autonomisation du savoir en français

L’influence de l’Antiquité latine sur la littérature française au Moyen Âge est

indéniable, surtout pour l’univers narratif, que l’on appelle souvent « matière de Rome » ou

« matière antique ». Dans la littérature médiévale en français, elle se manifeste, en particulier

dès le XIIe siècle, par l’apparition de romans dits « antiques », qui sont des adaptations en

français d’œuvres latines1. En effet, la pensée médiévale est d’abord caractérisée par le

phénomène de translatio imperii et studii, phénomène qui explique le déplacement du

pouvoir et du savoir d’abord de la Grèce jusqu’à Rome, puis de Rome jusqu’en France. Ce

passage d’est en ouest a pu s’incarner dans des histoires ou des personnages spécifiques, en

particulier celui d’Énée. Ce dernier, en quittant la Grèce pour s’établir en Italie, personnifie

le déplacement du savoir, mais également du pouvoir. Son voyage commence par la Grèce,

avant qu’il ne s’installe en sol italien, alors que son petit-fils Brutus fondera quant à lui le

royaume de Bretagne. Énée et sa lignée représentent donc ce déplacement du pouvoir vers

l’ouest. Ainsi, dans cette optique de la translatio, nombre d’œuvres médiévales (en latin ou

en français) reprennent le savoir et la matière mis en place par les auteurs antiques. Tandis

que les XIe et XIIe siècles voient l’essor des langues vernaculaires, le latin demeure important,

puisqu’elle est la langue privilégiée le domaine religieux, les domaines scientifiques,

juridiques et politiques, même si une majorité des seigneurs laïcs ne le comprennent plus et

s’expriment plutôt en français, leur langue maternelle. Pour cette raison, de nombreux clercs

entreprennent de traduire les textes latins en français afin d’assurer la transmission du savoir

ancien et d’assurer sa diffusion auprès d’un public plus large. La translatio implique donc

non seulement un déplacement de la matière latine, mais également une traduction et une

1 Les principaux romans antiques sont le Roman de Thèbes, le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, le Roman d’Eneas et le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris. Quant aux études sur ce sujet, nous renvoyons à Guy RAYNAUD DE LAGE, Les premiers romans français et autres études littéraires et linguistiques, Genève, Droz, 1976 et Danielle BRUSCHINGER [dir.], Le roman antique au Moyen Âge : actes du Colloque du Centre d’études médiévales de l’Université de Picardie, Amiens 14-15 janvier 1989, Göppingen, Kümmerle, 1992.

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2

appropriation2, qui s’incarne, en littérature, dans la translation de textes latins employés

comme sources pour les romans antiques3.

Le phénomène de la translatio se manifeste dans l’ensemble des domaines

intellectuels du Moyen Âge et notamment dans l’écriture de l’histoire. Dès le XIe siècle, on

observe chez les laïcs – et, en particulier dans l’aristocratie – un goût profond pour l’histoire,

et ce jusqu’au XVe siècle. Ils accueillent alors les clercs et les historiens, les encourageant à

écrire, ce qui explique le foisonnement de ce genre littéraire pendant cette époque4. De plus,

les laïcs développent particulier pour l’inscription de leur propre histoire familiale et

dynastique au sein de l’histoire du monde5, ce qui entraîne un penchant pour le récit de la

guerre de Troie et de la chute de la cité, perçue comme le berceau de la civilisation

occidentale.

À partir de la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle, ce mouvement d’intérêt

pour la connaissance de l’histoire du monde, mais aussi de celle du royaume de France, prend

de plus en plus d’ampleur : « un vaste mouvement tend à constituer l’histoire du passé et des

origines, écrite en prose française, en un genre sérieux et autonome offrant toutes les

garanties d’authenticité et de véracité accordées jusqu’alors aux ouvrages en latin, langue des

genres didactiques et scientifiques6. » Pour ce faire, les clercs s’inspirent d’un genre mis en

2 Comme l’indique Serge Lusignan en commentant le passage de la translatio imperii et studii dans le prologue du Cligès de Chrétien de Troyes, le phénomène de translatio désigne, au XIIe siècle, une appropriation de la matière. Cette dernière n’est plus fixe et peut être modifiée par les auteurs écrivant en langue vulgaire (Serge LUSIGNAN, Parler Vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1986, p. 160). 3 Nous faisons ici référence à L’Énéide de Virgile pour le Roman d’Eneas, les récits latins de Darès de Phrygie et de Dictys de Crète pour le Roman de Troie, la Thébaïde de Stace pour le Roman de Thèbes et une version latine du Pseudo-Callisthène pour le Roman d’Alexandre. 4 Selon Bernard Guenée : « Or, précisément, l’histoire tenait, dans cette culture, une place fondamentale. […] Les nobles instruits partageaient d’abord avec les clercs le goût de l’histoire troyenne » (Bernard GUENÉE, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Flammarion, 2011, p. 315). 5 La question du mécénat s’avère très intéressante. Effectivement, de grands seigneurs tentent d’intégrer l’histoire en tentant de rattacher leur famille à des héros du passé, désirant créer une sorte de mythologie familiale. Cependant, en ce qui concerne les histoires universelles, en l’était, il est difficile d’affirmer avec certitude l’utilisation de cette pratique. Bien qu’il y ait des hypothèses sur la question, il n’y a pas d’études qui démontrent des ajustements de l’histoire pour relier les héros à des grands seigneurs. Il s’agit certainement d’un travail qui serait à faire, que nous n’avons pas fait, puisqu’il ne s’agissait pas de l’objet de notre étude. De plus, Énée, dans les histoires universelles, n’est pas un personnage majeur, faisant en sorte que peu de seigneurs pourraient se penser comme son descendant. Il sert plutôt à expliquer le déplacement du savoir et du pouvoir, puisqu’il est l’incarnation vivante de la translatio. 6 Claude BURIDANT, « La traduction dans l’historiographie médiévale : l’exemple de la Chronique des rois de France », dans Traduction et traducteurs au Moyen Âge, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1989, p. 243.

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3

place dans l’antiquité tardive, celui de l’histoire universelle7, surtout connu au Moyen Âge

par des œuvres traduites en latin ou composées directement dans cette langue, en particulier

l’Histoire contre les païens8 d’Orose, mais également Eusèbe de Césarée, saint Jérôme,

Isidore de Séville et bien d’autres. Suivant ce modèle, de nombreuses histoires universelles

émergent au Moyen Âge, dans un désir toujours chrétien de raconter l’Histoire. Ce genre

littéraire apparaît d’abord en latin, pour ensuite se constituer en français à partir du XIIIe

siècle. Adoptant toutes le même principe, raconter l’histoire du monde depuis son avènement,

les histoires universelles médiévales commencent leur récit avec la Création du monde pour

s’achever à des époques différentes.

Héritier d’une longue tradition grecque et latine, le texte de l’histoire universelle

permet d’interroger les rapports progressivement établis avec les sources quand le genre se

développe en français9. En effet, rappelons que le concept de translatio imperii et studii, c’est

le savoir latin qui sert de source aux clercs français. Les histoires universelles du XIIIe siècle

s’appuient donc aussi bien sur les écrits antiques latins que sur ce qui a été écrit en latin à

l’époque médiévale10. Il ne s’agit pas de traductions dites « mot à mot », mais plutôt « une

traduction de conception médiévale, qui privilégie le sens sur la lettre, qui ne s’interdit ni de

supprimer ni d’ajouter ni de modifier et qui en somme tient plutôt de ce que nous appellerions

aujourd’hui une adaptation ; et néanmoins une traduction qui se cantonne à l’adaptation d’un

texte antérieur unique et bien identifié, et vis-à-vis duquel elle se maintient d’une certaine

proximité11 ». C’est pouquoi nous utiliserons le terme de traduction-adaptation pour décrire

les récits qu’on trouve dans les histoires universelles. Toutefois, il est possible d’observer,

dès le XIIIe siècle, un détachement de ces sources latines au profit de sources complètement

françaises. C’est ce mécanisme que nous appellerons ici un phénomène d’autonomisation du

7 Hervé INGLEBERT, Le monde, l’histoire : essai sur les histoires universelles, Paris, Presses universitaires de France, 2014. 8 L’Histoire contre les païens est un texte qui se veut un récit de l’histoire des malheurs du monde, d’Adam jusqu’à l’époque d’Orose. Ce dernier innove en intégrant également l’histoire des peuples orientaux et en incluant une vision très chrétienne à son récit historique. 9 L’histoire unvierselle médiévale, surtout celle qui se constitue en français, peut également convoquer plusieurs types de sources. On peut penser certes à des histoires universelles antérieures, à des chroniques antérieures, mais également aux romans de l’antiquité, à des commentaires grammaticaux et bien d’autres. Comme il s’agit de vastes textes encyclopédiques, la nature des sources peut différer. 10 Ces sources sont développées dans le chapitre 1 de la deuxième partie, p. 236-241. 11 Silvère MENEGALDO, « De la traduction à l’invention », dans Claudio Galderisi [dir.], Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (XIe – XVe siècles), Turnhout, Brepols, 2011, vol. 1, p. 311.

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4

savoir en français. Les clercs prennent plus de liberté par rapport aux modèles originaux, en

réécrivant certains passages et en les modifiant selon la pensée de l’époque, et ces

modifications deviennent une nouvelle doxa qui se répand dans les textes en français.

Apparaît alors une écriture fondée sur la réécriture et le recyclage dont le lien au latin n’est

plus illustré que par un ou plusieurs intermédiaires. Généralement, les auteurs conservent la

trame de fond d’origine mise en place par les récits latins, mais remanient une partie de

l’histoire, la modifiant selon des besoins précis, et ils s’éloignent de l’écrit premier avec

lequel ils peuvent n’avoir eu aucun contact direct. Dans les histoires universelles, ces

modifications s’expliquent surtout par la nécessité d’adapter les sources au monde chrétien

et de couper des passages jugés trop longs ou d’importance moindre : ces œuvres sont

monumentales et la brièveté des récits est souvent favorisée. Les textes retenus pour ce

mémoire s’échelonnent du XIIIe au XVe siècle, c’est-à-dire depuis les premiers textes

historiques en français jusqu’à ceux de la fin du Moyen Âge. Ces témoins vont peremettre

d’observer le mouvement d’autonomisation de l’écriture de l’histoire en français.

Comme les histoires universelles sont des œuvres à caractères encyclopédiques, nous

ne pouvons, dans le cadre d’un mémoire, prétendre traiter en diachronie la totalité de ces

ouvrages. Pour cette raison, notre attention sera concentrée sur des récits concernants Énée

de différentes histoires universelles. Ces derniers ont semblé être un échantillon

particulièrement fécond pour explorer l’influence de la littérature latine au Moyen Âge12.

Effectivement, l’œuvre de Virgile très populaire chez les médiévaux13 a d’abord fait l’objet

d’une adaptation romanesque en français au XIIe siècle, et l’histoire des pérégrinations d’Énée

jusqu’en Italie se retrouve, sous une forme ou une autre, dans la très grande majorité des

histoires universelles en français tout au long du Moyen Âge.

Nous tenterons donc, avec les récits sur Énée, de poser la question de l’hybridation

des sources du savoir des histoires universelles et d’examiner comment ce dernier

12 Virgile, comme beaucoup d’autres auteurs latins – Ovide par exemple – était beaucoup étudié dans les écoles médiévales. Ils étaient des incontournables de la formation des clercs. À ce sujet, nous renvoyons à notre deuxième partie au chapitre 1, p. 233-234. 13 En effet, outre la popularité de Virgile tout au long du Moyen Âge (nous référons aux pages 231-232 du premier chapitre de la seconde partie), le personnage d’Énée se prête particulièrement bien aux desseins littéraires et culturels des auteurs médiévaux, notamment en ce qui a trait à la question des origines. À ce sujet, nous renvoyons à Émilie DESCHELLETTE, « L’identité à l’épreuve du mythe : la fabrique des origines, d’Énéas à Brutus », dans Queste, 24, 2012, p. 66-84.

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5

s’autonomise en français. Les modèles des premières histoires universelles françaises du

corpus à l’étude – celles du XIIIe siècle – sont latines, principalement l’Énéide14 de Virgile,

les Commentaires15 de Servius, le Speculum historiale de Vincent de Beauvais et l’Historia

scholastica de Petrus Comestor (connu également sous le nom de Pierre le Mangeur).

Cependant, il semblerait que les histoires universelles de la fin du XIIIe siècle, ainsi que celles

des XIVe et XVe siècles se distancient de ces sources latines pour se concentrer sur les textes

en français écrits parfois moins d’un siècle auparavant. Le latin ne fait donc plus office de

source suprême et le français, au fur et à mesure qu’il acquiert ses lettres de noblesse, le

supplante en acquérant l’autorité nécessaire pour qu’on y puise de la matière à traiter. Sera

donc étudiée, dans le cadre de ce mémoire, cette constitution d’un savoir en français à travers

les différentes réécritures, dans les histoires universelles, des récits sur Énée pendant les trois

siècles délimités précédemment.

Nous avons retenu, pour notre corpus, des histoires universelles représentatives pour

chaque siècle étudié. Pour le XIIIe siècle, nous étudierons l’Histoire ancienne jusqu’à César

et la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes. Les textes du XIVe siècle seront représentés par

le Manuel d’histoire de Philippe de Valois ainsi que le Myreur des histors de Jean

d’Outremeuse. Les textes étudiés pour le XVe siècle seront le Miroir du monde, la

Bouquechardière de Jean de Courcy et la Fleur des hystoires de Jean Mansel. Nous

reviendrons en détail sur le choix de ce corpus dans le chapitre 1 de la première partie de ce

mémoire.

2. État de la question Contrairement aux récits de la guerre de Troie16 ou ceux portant sur Alexandre17 et Jules

César18, les récits sur Énée dans les histoires universelles n’ont pas fait l’objet de beaucoup

14 Jacques MONFRIN, « Les translations vernaculaires de Virgile au Moyen Âge », dans Actes du colloque de Rome, Rome, École française de Rome, 1982, p. 202. Voir aussi Catherine CROIZY-NAQUET, Écrire l’histoire romaine au début du XIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1999 p. 21. 15 Toujours selon Catherine CROIZY-NAQUET, (ibid.) et Jacques MONFRIN, art. cit., p. 207. 16 Marc-René JUNG, La légende de Troie au Moyen Âge : analyse des versions françaises et bibliographie raisonnée des manuscrits, Bâle/Tübingen, Francke, 1996. 17 Catherine GAULLIER-BOUGASSAS, « Histoire universelles et variations sur deux figures du pouvoir. Alexandre et César dans l’Histoire ancienne jusqu’à César, Renart le Contrefait et le Livre de la Mutacion de Fortune de Christine de Pizan », dans Cahiers de recherches médiévales et humanistes, no 14 spécial (2007), p. 7-28. 18 Louis-Fernand FLUTRE, Li Fait des Romains dans les littératures française et italiennes du XIIIe au XVIe siècle, Paris, Hachette, 1932.

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d’études19. Jacques Monfrin, en 1982, présentait une communication sur les « Translations

vernaculaires de Virgile au Moyen Âge » à Rome, traitant plus précisément du récit d’Énée

dans l’Histoire ancienne jusqu’à César. Il y exposait les points communs et divergents de

cette adaptation médiévale par rapport à l’Énéide, établissant cette dernière comme étant la

principale source de cette histoire universelle. Les parallèles établis par Monfrin sont très

éclairants et permettent de bien rendre compte de la volonté du clerc d’historiciser le récit

d’Énée. L’étude réalisée par Monfrin est ainsi peut-être la seule qui soit véritablement

étoffée, puisqu’elle entre dans le détail du texte et ne se contente pas de mentionner

vaguement les rapports entre l’œuvre de Virgile et l’histoire universelle du XIIIe siècle.

Tout comme les récits sur Énée, les histoires universelles n’ont pas été très étudiées

par la critique essentiellement pour des raisons pratiques : ce sont des textes énormes,

majoritairement inédits et, pour la plupart, difficilement accessibles jusqu’à tout récemment,

c’est-à-dire avant que ne se mettent en place les projets de numérisation des fonds manuscrits

dans les grandes bibliothèques européennes. Depuis quelques années déjà, de nombreux

chercheurs commencent à éditer des parties de ces textes, les rendant de plus en plus

disponibles pour l’étude. Les histoires universelles font partie d’une très grande tradition

textuelle au Moyen Âge et il est maintenant admis que cette dernière est intéressante à

étudier, les textes étant des vecteurs importants de la connaissance médiévale de l’Histoire.

Leur accessibilité permettra de formuler de nouvelles interrogations et de renouveler ou

d’affiner la réponse à plusieurs questions, notamment en ce qui concerne leurs auteurs, leurs

commanditaires, leurs sources et aussi la provenance de certains manuscrits. Sur ce dernier

point, il est pertinent de mentionner le projet mené sous la direction de Simon Gaunt sur

l’Histoire ancienne jusqu’à César qui pose en particulier l’hypothèse de la provenance

orientale de ce texte20.

Ce mémoire s’inscrit dans une tendance d’éditions (totales ou partielles) des histoires

universelles en français, qui s’est accélérée au cours de la dernière décennie. Parmi les

19 Nous savons pertinemment que l’Énéide, sa réception et son adaptation en français, a été fortement étudiée par la critique. C’est pourquoi nous nous concentrons sur ce que l’on pourrait qualifier de « rejetons » de l’œuvre de Virgile, peu étudiés par les chercheurs, c’est-à-dire les récits sur Énée que l’on retrouve dans les histoires universelles. 20 Simon GAUNT, « Histoire ancienne : introduction », dans Medieval Francophone Literary Culture Outside France, [en ligne]. http://www.medievalfrancophone.ac.uk/textual-traditions-andsegments/ histoire/ [Texte consulté le 6 septembre 2017].

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chercheurs principaux ayant travaillé sur ce domaine, il est possible de citer Mary Coker

Joslin21, qui a réalisé en 1986 une édition de la Genèse dans l’Histoire ancienne jusqu’à

César. Ensuite, Marijke de Visser-van Terwisga22 a fait, en 1999, une édition critique des

parties sur l’Assyrie, Thèbes et les Amazones de l’Histoire ancienne jusqu’à César.

Catherine Gaullier-Bougassas, depuis 2014, travaille à l’édition complète de la

Bouquechardière23. Elle a également édité la partie sur Alexandre dans l’Histoire ancienne

jusqu’à César en 201224. Anne Rochebouet propose une édition critique de la partie sur les

Perses dans l’Histoire ancienne jusqu’à César25. En dernier lieu, il faut mentionner le projet

dirigé par Anne Salamon26, dont le but est de transcrire des histoires universelles du

XVe siècle en entier, afin de les donner à lire et de donner une image de leur tradition

manuscrite. L’édition et l’étude des récits sur Énée dans les histoires universelles s’inscrivent

dans ce mouvement visant à rendre disponibles à la critique des textes qui étaient autrefois

inaccessibles.

Finalement, notre travail s’inscrit dans la réflexion plus large amorcée par Joëlle

Ducos qui interroge la question de l’autonomisation du savoir en français dans La

météorologie en français au Moyen Âge (XIIIe-XIVe siècles)27. Elle traite de l’utilisation du

français comme langue de savoir : bien qu’elle se penche davantage sur le genre de

l’encyclopédie et qu’elle traite des savoirs scientifiques, elle explique que les clercs français

ne se contentent pas seulement de traduire des théories, mais aussi qu’ils procèdent également

21 Mary Coker JOSLIN, The heard word : a moralized history : the Genesis section of the Histoire ancienne in a text from Saint-Jean d'Acre, University Mississippi, Romance Monographs, 1986. 22 L’auteure présente une édition critique des parties mentionnées dans le premier tome. Dans le deuxième tome, il est possible de trouver une très importante bibliographie ainsi que des chapitres très éclairants concernant la tradition manuscrite, l’édition, l’auteur, l’intérêt de l’Histoire ancienne jusqu’à César, l’analyse du manuscrit BnF, fr. 20125 ainsi qu’une section sur les passages en vers du texte. 23 Cette édition s’inscrit dans le cadre du projet « Mythalexandre », sous la direction de Catherine Gaullier-Bougassas, qui vise à expliquer les causes de la pratique créatrice autour du personnage d’Alexandre le Grand. Voir à ce sujet le site Internet de Mythalexandre. La création d’un mythe d’Alexandre le Grand dans les littératures européennes (Xe siècle – XVIIe siècle), [en ligne]. http://mythalexandre.meshs.fr/ [Site consulté le 6 septembre 2017]. 24 Catherine GAULLIER-BOUGASSAS, L’Histoire ancienne jusqu’à César ou Histoires pour Roger, châtelain de Lille. L’histoire de la Macédoine et d’Alexandre le Grand, Turnhout, Brepols, 2012. 25 Anne ROCHEBOUET, L’Histoire ancienne jusqu’à César ou Histoires pour Roger, châtelin de Lille. L’histoire de la Perse, de Cyrus à Assuérus, Turnhout, Brepols, 2016. 26 Nous renvoyons au site de ce projet auquel nous participons. Histoires universelles en français au XVe siècle, [en ligne]. http://hu15.github.io/histoires-universelles-xv/# [Site consulté le 6 septembre 2017]. L’un des intérêts majeurs de ce projet est que les transcriptions des textes sont diffusées en ligne, ce qui accroît leur accessibilité. 27 Joëlle DUCOS, La météorologie en français au Moyen Âge (XIIIe-XIVe siècle), Paris, Honoré Champion, 1998.

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à un vrai travail de création et de synthèse. Ce phénomène transparaît très bien dans les récits

sur Énée des histoires universelles. Aussi cette réflexion semble-t-elle tout à fait pouvoir

s’appliquer au champ historique et fournir un angle d’approche neuf pour aborder ces vastes

compilations que la critique a longtemps dénigrées.

3. Pertinence de la recherche

Comme les récits énéens des histoires universelles s’avère inédits, l’accès est

actuellement impossible, pour les lecteurs, à moins de déchiffrer les manuscrits. Ce faisant,

transcrire et éditer les textes permet de les rendre plus accessibles et donne à la communauté

littéraire la possibilité de les étudier. Ainsi, une part importante de ce mémoire est consacrée

à un travail de nature archéologique : il s’agit d’établir les textes, de décrire la tradition

textuelle, de justifier le choix des manuscrits retenus par rapport aux autres témoins

disponibles et d’exposer les principes d’édition qui guident nos transcriptions. L’édition n’est

pas critique, puisqu’un tel projet s’avérerait trop ambitieux et pourrait faire l’objet de

plusieurs thèses, à lui seul28. Nous avons donc essayé de fournir une transcription

interprétative qui permette au lecteur moderne de lire facilement les textes, mais également

d’indiquer les problèmes textuels posés par les témoins suivis grâce à la comparaison avec

d’autres témoins. L’objectif premier était simplement de les rendre disponibles, mais

également de poser des jalons méthodologiquement solides pour toute personne qui voudrait

ensuite utiliser ces transcriptions pour une édition critique. Le deuxième temps de ce travail

est une analyse littéraire des extraits, qui tente de tirer profit de leur mise en série, ce qui,

pour des raisons pratiques, ne peut jamais être fait.

Analyser les récits sur Énée dans les histoires universelles nous permet ainsi d’étudier

et d’approfondir le phénomène de l’autonomisation d’un savoir historique en français. Nous

avons établi précédemment que les sources des parties concernant Énée dans notre corpus

étaient principalement latines. Ainsi, l’Histoire ancienne jusqu’à César repose sur l’Énéide

et les Commentaires de Servius. La Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, quant à elle,

28 En effet, il existe entre six et soixante manuscrits pour chacune des œuvres choisies et, en l’absence totale d’études sur leurs traditions manuscrites – sauf pour l’Histoire ancienne jusqu’à César qui commence à faire l’objet de plusieurs études – le travail d’édition critique serait énorme et beaucoup trop volumineux pour un travail de maîtrise.

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utilise comme sources le Speculum historiale de Vincent de Beauvais et l’Historia

scholastica de Petrus Comestor, tout comme le Manuel d’histoire de Philippe de Valois au

XIVe siècle. Les premiers textes de ce genre s’inspirent donc d’auteurs qui écrivent en latin.

On remarque que, pour les récits du corpus des XIVe et XVe siècles, la filiation latine des

sources perd de son autorité au profit de sources françaises, c’est-à-dire les histoires

universelles qui les ont précédés. Les écrits en français acquièrent visiblement le statut

d’autorité, au détriment même des textes latins. Pourtant, les adaptations du XIIIe siècle des

textes latins ne sont pas des traductions fidèles au sens moderne. Bien que l’Histoire ancienne

jusqu’à César puisse sembler très proche de la version de Virgile, le clerc a fait de

nombreuses modifications29. Ces translations sont en effet des réécritures et les changements

apportés sont de plus en plus manifestes au fur et à mesure que l’on avance à travers les

siècles. Les auteurs de textes en français sont donc de plus en plus détachés de la matière

latine, supprimant, modifiant et ajoutant des passages, se posant ainsi comme de nouvelles

autorités autonomes, affranchies des sources latines30. Dans cette optique, nous nous

intéressons aux procédés de réécriture utilisés par les clercs afin de s’approprier le texte.

Mettre en relation plusieurs histoires universelles nous permet d’identifier ces procédés et de

comprendre jusqu’à quel point l’affaiblissement de la source latine au profit de l’utilisation

de la source française peut s’opérer.

Cette réflexion sur l’autonomisation du savoir historique en français nous amène à

nous questionner sur un autre sujet, à savoir la limite entre littérature et Histoire. En effet,

pour toutes les histoires universelles, qu’elles soient latines ou françaises, la source est bien

évidemment l’Énéide. Cependant, les récits des histoires universelles se veulent, de par leur

caractère historique, le lieu d’énonciation d’une vérité. Dans les textes de notre corpus, Énée

est effectivement considéré comme ayant vraiment existé et non comme une pure invention

littéraire. Il est manifeste que les auteurs des histoires universelles se sont donnés beaucoup

29 Jacques MONFRIN, art. cit., p. 202-207. Quant à ces modifications, elles seront mentionnées dans la suite de ce mémoire. 30 Il faut cependant observer que cet affranchissement de la source latine n’est pas manifesté très ouvertement. En effet, bien que la source française soit présente, elle est rarement revendiquée dans les textes. On continue à citer des auteurs latins, ou bien à insérer des citations traduites du latin, afin de s’assurer d’un certain renom et à fournir des garants. Par contre, l’autorité des sources françaises est bel et bien mise en place, mais cela se voit plus dans le contenu du texte – les ajouts, les modifications, les suppressions – que dans le discours affiché de filiation, qui demeure sensiblement le même.

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de mal pour rendre plus crédible le texte initial aux yeux du public médiéval chrétien31. Dans

l’Histoire ancienne jusqu’à César, cela transparaît entre particulier par une suppression et

une modification des éléments surnaturels ou encore par une abolition des passages purement

poétiques et épiques, en particulier les nombreuses énumérations32. L’étude des procédés de

réécriture réalisée dans ce mémoire se propose donc d’établir quels sont les moyens envisagés

et mis en place par les auteurs pour rendre vraisemblable et véritablement historique la

matière héritée directement ou indirectement de Virgile.

Finalement, l’étude de l’évolution du personnage d’Énée permet d’offrir un regard

nouveau sur l’utilisation du Troyen dans les textes historiques médiévaux. En effet, le fils

d’Anchise a subi une variété d’emplois, surtout dans la littérature, ce qui a récemment été

étudié33, mais les modifications opérées sur son personnage dans le domaine de l’histoire

posent des questions différentes et sont intimement liées aux contextes géopolitiques des

derniers siècles du Moyen Âge. L’utilisation d’un Énée traître, hérité de Darès le Phrygien,

dans la partie troyenne des histoires universelles et au contraire la peinture d’un héros n’ayant

rien à se reprocher dans les récits concernant Énée posent alors un problème que les auteurs

se doivent de résoudre. Ainsi, tout comme les récits dans les histoires universelles acquièrent

une vie autonome qui ne doit plus beaucoup à la lecture directe de Virgile, le personnage

d’Énée change lui aussi, s’éloignant du héros mis en place dans le récit virgilien et laissant

place à un protagoniste à mi-chemin entre la trahison et la réhabilitation, une figure politique

et morale complexe qui convient particulièrement aux périodes troubles de la

guerre de Cent Ans34.

31 Concernant l’assimilation de la mythologie gréco-romaine par la religion chrétienne, et plus précisément sur le concept d’évhémérisme utilisé abondamment au Moyen Âge pour intégrer les dieux et les héros dans l’histoire du monde, nous renvoyons aux travaux de Jean PÉPIN, Mythe et allégorie : les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, Études augustiniennes, 1976 et Jean SEZNEC, La survivance des dieux antiques : essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’humanisme et l’art de la Renaissance, Paris, Flammarion, 1980. 32 Jacques MONFRIN, art. cit., p. 202-207. 33 À ce propos, voir Jean-Claude MÜHLETHALER, Énée le mal aimé. Du roman médiéval à la bande dessinée, Paris, Les Belles Lettres, 2016. 34 La figure d’un Énée traître est particulièrement féconde aux XIVe et XVe siècles, puisqu’elle se prête bien au contexte déclencheur de la guerre de Cent Ans. Nombre d’auteurs reprendront cette figure pour commenter la situation politique. Nous traiterons plus en profondeur de ce sujet au chapitre 3 de la seconde partie.

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Première partie :

Transcriptions des récits autour d’Énée dans les histoires universelles du XIIIe au XVe siècle

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Chapitre 1 – Justification des témoins

1. Choix du corpus

Il est impossible de produire un relevé de toutes les histoires universelles, parce

qu’elles sont trop nombreuses, beaucoup sont inédites et, parmi ces dernières, il manque

souvent aussi une étude de la tradition textuelle. L’idée qui a guidé notre choix a été de retenir

des textes qui étaient très lus et largement diffusés. L’établissement de notre corpus s’est

donc inspiré de la codicologie quantitative, dont les principes sont détaillés par Frédéric

Duval dans Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de

succès littéraires35. La codicologie quantitative postule que lorsque, malgré tous les types de

pertes et de destruction possibles depuis le Moyen Âge, un texte latin est attesté avec un seuil

de conservation supérieur à 300 exemplaires, on peut alors supposer que le nombre réel était

largement supérieur. Les histoires universelles retenues ici sont ainsi celles dont on conserve

aujourd’hui le plus de manuscrits. Bien sûr, comme le mentionne Duval, cette méthode n’est

pas la plus satisfaisante. Cependant, malgré les défauts de cette méthode, le nombre de copies

parvenues à nos jours est le seul critère qui soit objectif36, même s’il dépend de différents

facteurs de conservation, et qui puisse objectivement nous permettre de considérer si l’un ou

l’autre texte médiéval pouvait être estimé comme étant un « succès littéraire » pour les

œuvres en français. Duval fixe le minimum de copies conservées à 50, puisque les œuvres en

français sont moins nombreuses37. Par rapport au corpus qui nous concerne, nous

35 Frédéric DUVAL, Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Genève, Droz, 2007, p. 14. 36 Comme l’expliquent Carla Bozzolo et Ezio Ornato, deux sources principales pouvaient théoriquement être utilisées pour déterminer quels étaient les « succès littéraires » des XIVe et XVe siècles : les catalogues et inventaires de livres établis à l’époque médiévale et les manuscrits conservés. La première source s’avère cependant beaucoup moins objective, puisque trop de données sont manquantes (le nombre de documents est limité, car certaines grandes bibliothèques n’ont pas de catalogue), ce qui fait en sorte qu’elle fournit trop de données incomplètes pour servir de base à une étude. Par conséquent, le nombre de copies conservés demeure la source la plus objective (Carla BOZZOLO et Ezio ORNATO, « Les lectures des Français au XIVe et XVe siècles. Une approche quantitative », dans Ensi firent li ancessor, Mélanges de philologie médiévale offerts à Marc-René Jung, Milan, 1996, p. 713). 37 En ce qui concerne la littérature, la définition n’est pas la même au Moyen Âge qu’aujourd’hui. En effet, selon Duval, on entend par « litteratura » ce qui est écrit et principalement en latin. Ainsi, elle comprend un bon nombre d’auctoritates latines, commençant par la Bible et comprenant des écrivains de l’Antiquité. C’est pour cette raison que nous incluons l’histoire à la littérature, car la tâche du clerc médiéval est d’abord de « commenter, compiler, remanier et prolonger les œuvres des géants qui les ont précédés », ce qui comprend

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assouplirons quelque peu ce nombre de cinquante, puisque le nombre de témoins des textes

les plus copiés qui nous sont parvenus se situe entre une trentaine et un peu plus de quatre-

vingts38, nombre élevé qui ne s’explique que par le fait que certaines histoires universelles

ont connu des deuxièmes et des troisièmes rédactions39. Il faut également considérer que pour

les textes des XIVe et XVe siècles, le temps de diffusion des textes est plus limité, ce qui nous

a particulièrement obligée à assouplir cette règle pour les textes plus récents. En prenant en

compte ces particularités, nous avons établi un corpus de texte pour lequel il est possible

d’affirmer qu’il s’agit, au Moyen Âge, des œuvres les plus diffusées, pour ce genre

spécifique.

Signalons toutefois deux entorses à ces principes : le Myreur des histors de Jean

d’Outremeuse et le Miroir du monde. En effet, le MH ne compte qu’onze témoins, mais il

était pertinent d’ajouter un texte au corpus du XIVe siècle, puisque la partie concernant Énée

dans le MHPV ne fait que quelques lignes et ne nous donne ainsi pas assez de matière pour

produire une analyse en profondeur. De plus, le MH s’avère être un texte riche en ajouts de

l’auteur, ce qui incarne parfaitement le processus de distanciantion des sources latines que

nous tentons de défendre. Le Miroir du Monde, texte anonyme du XVe siècle, est aujourd’hui

attesté par sept manuscrits, mais son attrait réside dans le fait que son incipit40 est à

rapprocher de celui d’autres textes apparentés au genre de l’histoire universelle, c’est-à-dire

la chronique. Ainsi, il est possible de trouver des incipit similaires dans la Chronique

universelle abrégée de la Création à Louis XI41 etla Chronique universelle de la Création à

non seulement les œuvres littéraires au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais également des œuvres qui relèvent des domaines scientifiques, historiques et religieux (Frédéric DUVAL, op. cit., p. 11). 38 Selon la section romane de l’Institut de Recherche de l’Histoire des Textes (IRHT), on dénombre 83 témoins pour l’HAC, 54 pour la CBA, 43 pour le MHPV, 34 pour la Bouquechardière et pour la FH 42.39 Le MHPV et la FH ont connu une deuxième rédaction, alors que l’HAC a elle-même connu une troisième rédaction. 40 « Au commencement celluy dieu tout puissant crea le ciel et la terre, la mer, les oyseaulx, les arbres, les estoiles dedens le firmament, le soleil et la lune pour donner clarté a la terre et a toute creature. » Paris, BnF, fr. 9696. 41 On dénombre aujourd’hui neuf témoins de cette Chronique abrégée. Deux sont des manuscrits et les sept autres sont des imprimés datant tous des dix dernières années du XVe siècle. L’incipit de cette première chronique va comme suit : « Au commencement du monde Dieu crea le ciel et la terre, la mer, poissons, bestes, oiseaulx, arbres, herbes, le soleil, le firmament, la lune et les estoilles ». Source : Section romane, « Chronique universelle abrégée de la Création à Louis XI, Anonyme » [en ligne]. http://jonas.irht.cnrs.fr/ consulter/oeuvre/detail_oeuvre.php?oeuvre=5373 [Site consulté le 29 mars 2017].

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Charles VII42. Comme il est difficile43 de déterminer lequel de ces trois textes a été écrit en

premier, il serait imprudent d’avancer l’hypothèse selon laquelle le MM aurait influencé les

deux chroniques. Cependant, il est possible d’avancer que ces trois textes étaient

manifestement lus et connus et qu’ils se sont nourriss les uns les autres. Comme il s’agit de

textes similaires, nous nous sommes permis un peu plus de liberté dans le calcul du nombre

d’exemplaires. Par conséquent, le MM, qui est l’histoire universelle la plus longue a été

choisie pour représenter ce groupe

2. Choix des manuscrits de base et de contrôle

Une édition critique est, en l’état des connaissances, impossible, car plusieurs

traditions textuelles ne bénéficient pas d’une étude. Nous avons donc décidé de réaliser des

transcriptions basées sur un manuscrit unique. Dans cette perspective, et en l’absence de

stemma et d’étude de la tradition, il ne semblait pas pertinent d’opérer des corrections. Nous

avons toutefois signalé les cas d’erreurs évidentes dans le texte ([sic]) et nous ne sommes

intervenue qu’en note pour signaler ou commenter ces problèmes44, voire pour proposer une

solution, quand cela était possible. Dans ce cas, nous nous sommies fiée à um manuscrit de

contrôle.

En ce qui concerne les manuscrits utilisés pour réaliser les transcriptions, nos choix

sont expliqués au cas par cas selon la nature des témoins. En général, nous avons essayé de

fonder nos choix sur des raisons scientifiques. De nombreux textes étaient disponibles en

ligne, ce qui a facilité l’accès aux témoins. Lorsque nous avons pu commander les

microfilms, cette solution a été privilégiée. Dans la mesure du possible, afin de répondre à

notre exigence chronologique (un corpus permettant d’établir un panorama de pratiques du

42 Selon la section romane de l’IRHT, la Chronique universelle de la Création à Charles VII se retrouve dans sept témoins. Section romane, « Chronique universelle de la Création à Charles VII, Anonyme » [en ligne]. http://jonas/.irht.cnrs.fr/consulter/oeuvre/detailoeuvre.php?oeuvre=10123 [Site consulté le 28 mars 2017]. L’incipit de cette chronique est le suivant : « Au commencement du monde depuis que dieu olt fait ciel, terre, mer, tenebres, lumiere et les quatre elemens devises l’un de l’autre. Si fist diverses choses comme herbes, arbres, poissons oyseaulx et bestes pour le monde aourner » (Paris, Bibliothèque nationale de France, français 694). 43 Selon la section romane de l’IRHT, le MM aurait été écrit aux alentours de la moitié du XVe siècle ou dans son troisième quart. La Chronique universelle abrégée de la Création à Louis XI, quant à elle, n’aurait pas été écrite avant 1483, date de la fin du règne de Louis XI. En ce qui a trait à la Chronique universelle de la Création à Charles VII, elle s’arrête à la mort du roi Charles VI et au commencement du règne de Charles VII, soit aux alentours de 1422. 44 Nous renvoyons ici à nos principes d’éditions, p. 22.

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XIIIe au XVe siècle), nous avons également tenté de nous procurer les témoins les plus anciens

et les plus complets de façon à ne pas trop nous distancer de ce qu’aurait été le texte original.

En explorant les traditions manuscrites nous avons remarqué que certaines histoires

universelles ont connu d’importantes réécritures (la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes

par exemple), et il semblait important, dans ce cas, de retenir une version du XIIIe siècle pour

la comparer avec celles du XVe siècle. Il aurait pu être intéressant d’inclure les rédactions plus

récentes de certains textes et d’étudier les phénomènes de contamination, mais en l’absence

d’étude systématique de la tradition, le choix des manuscrits à comparer aurait relevé du

hasard à moins d’étudier systématiquement des traditions étudiées. Or, cette activité est à

l’heure actuelle le projet d’une vie ou d’un groupe de recherche.

En ce qui concerne les manuscrits de contrôle, les choix étaient restreints pour

plusieurs d’entre eux, faisant en sorte que certains de nos textes n’ont pas de témoins avec

lesquels il était possible de vérifier les éléments problématiques présents dans les manuscrits

de base. Ici, l’accessibilité en ligne des témoins a représenté un critère décisif pour le choix

des manuscrits de contrôle.

3. Problématique des témoins retenus

3.1. Histoire ancienne jusqu’à César

L’Histoire ancienne jusqu’à César est le texte dont la tradition textuelle a été le mieux

étudiée. Il existe quatre éditions de l’HAC et toutes se sont servies du même manuscrit du

base, le manuscrit BnF, français 20125. La première édition, réalisée par Mary Coker

Joslin45, couvre les 83 premiers folios traitant de la Genèse. La seconde, produite par Marijke

Visser-Van Terwisga46 traite des sections consacrées à l’Assyrie, à Thèbes, au Minotaure,

aux Amazones et à Hercule. Elle inclut les folios 83 à 123. La troisième, réalisée par

Catherine Gaullier-Bougassas47, se consacre à l’histoire de la Macédoine et d’Alexandre le

Grand et contient les folios 220 à 258. Finalement, la quatrième édition, produite par Anne

45 Mary Coker JOSLIN, op. cit. 46 Marijke VISSER-VAN TERWISGA, Histoire ancienne jusqu’à César (Estoires Rogier), édition critique, tome I, Orléans, Paradigme, 1995. 47 Catherine GAULLIER-BOUGASSAS, L’Histoire ancienne jusqu’à César ou Histoires pour Roger, châtelain de Lille. L’Histoire de la Macédoine et d’Alexandre le Grand, op. cit.

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Rochebouet48, couvre quant à elle les folios 199 à 220, traitant de la Perse, de Cyrus à

Assuérus. La marche à suivre s’est ici imposée d’elle-même et il a semblé logique d’opérer

le même choix, puisque le fr. 20125 se trouve également à être le manuscrit le plus ancien et

le plus complet que nous possédions de l’HAC.

3.1.1. Manuscrits de contrôle

Afin de déterminer nos manuscrits de contrôle pour l’HAC, nous avons suivi les

propositions de Marijke Visser-Van Terwisga49, de Catherine Gaullier-Bougassas50 et

d’Anne Rochebouet51. Elles suggèrent quatre manuscrits, celui de la British Library,

Additional 15268, celui de la Bibliothèque nationale de France, français 9682, le 562 de la

Bibliothèque Municipale de Dijon et le 10175 de la Bibliothèque Royale de Belgique.

Comme il ne s’agissait pas d’établir une édition critique, utiliser les deux premiers manuscrits

nous a semblé suffisant.

3.2. Chronique dite de Baudouin d’Avesnes

Le manuscrit retenu pour la CBA est le manuscrit 683 de la Bibliothèque municipale

de Cambrai. Il s’agit du manuscrit le plus ancien et il est, selon les études récentes, le plus

représentatif de l’original52. La CBA est inédite et il n’existe aucune étude de sa tradition

manuscrite. Bon nombre des manuscrits de la CBA sont incomplets, la plupart commençant

ou s’arrêtant à Tibère (le texte semble avoir circulé en deux volumes) et, en l’absence d’étude

complète, il est extrêmement difficile de trouver deux manuscrits qui se suivent. Nous

sommes consciente qu’il s’agit d’une tradition qui fluctue énormément entre le XIIIe et le

XVe siècle, ce qui fait en sorte qu’il peut y avoir eu un bon nombre d’interventions dans le

48 Anne ROCHEBOUET, L’Histoire ancienne jusqu’à César ou Histoires pour Roger, châtelain de Lille. L’histoire de la Perse, de Cyrus à Assuérus, op. cit. 49 Marijke VISSER-VAN TERWISGA, op. cit., tome II, p. 11. 50 Catherine GAULLIER-BOUGASSAS, L’Histoire ancienne jusqu’à César ou Histoires pour Roger, op. cit., p. 45. 51 Anne ROCHEBOUET, L’Histoire ancienne jusqu’à César ou Histoires pour Roger, châtelain de Lille. L’histoire de la Perse, de Cyrus à Assuérus, op. cit., p. 22-29. 52 Selon Anne ROCHEBOUET, « D’une pel toute entiere sans nulle cousture. La cinquième mise en prose du Roman de Troie, édition critique et commentaire », thèse de doctorat en langue française, Paris, Université Paris-Sorbonne, 2009, p. 207 ; Florent NOIRFALISE, « Family Feuds and the (Re)writing of Universal History : The Chronique dite de Baudouin d’Avesnes (1278-84) », thèse de doctorat, University of Liverpool, 2009 et Anne SALAMON, « Écrire les vies des Neuf Preux et des Neuf Preuses à la fin du Moyen Âge : étude et édition critique partielle du Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses de Sébastien Mamerot (Josué, Alexandre, Arthur ; les Neuf Preuses) », thèse de doctorat en langue française, Paris, Université Paris-Sorbonne, 2011, p. 253.

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texte. Toutefois, en plus d’être le plus ancien, le ms. Cambrai, BM 683 présente l’avantage

d’être le seul témoin ancien complet à contenir en un seul volume tout le texte, de la Création

jusqu’à 1090 et la première croisade. Notre choix est donc dicté par le souhait de disposer

d’une version complète et le plus près possible de l’original.

3.2.1. Manuscrit de contrôle

Comme il n’y a pas d’études de la tradition manuscrite concernant la CBA53, nous

avons sélectionné le manuscrit de Bibliothèque Jagellonne Berol. Gall. Fol. 216, disponible

en ligne.

3.3. Manuel d’histoire de Philippe de Valois

Pour ce texte, nous avons décidé de prendre deux témoins, puisqu’ils étaient chacun

représentatifs d’une rédaction identifiée. En effet, le BnF, fr. 4939 est issu de la première

rédaction, alors que le BnF, fr. 19477 témoigne de la deuxième rédaction. Le BnF, fr. 19477

est considéré par la critique comme étant l’un des plus anciens et comme le mentionne André

Surprenant, il est dénué des « contaminations54 » créées par les continuateurs. Il s’agit

également du manuscrit dont Camille Couderc se sert pour fonder son étude du contenu et la

datation du Manuel d’histoire de Philippe de Valois55. En ce qui concerne la première

rédaction, deux manuscrits s’offraient à nous : le français 1406 de Bibliothèque nationale de

France et le fr. 4939. En l’absence d’étude sur la tradition textuelle, le choix ici a été dicté

par l’accessibilité. Seuls ces deux manuscrits sont disponibles en ligne, du mooins à l’amorce

de notre étude. Nous avons finalement retenu le fr. 4939, puisque le texte nous apparaissait

mieux organisé, du moins pour Énée. De plus, concernant la section sur Énée, elle est, dans

les deux manuscrits, quasi-similaire. Le texte semblait meilleur dans celui que nous avons

choisi, même s’il est très difficile de juger de l’ensemble à partir d’un si petit fragment.

53 D’ailleurs, notre manuscrit de contrôle ne figure pas sur les listes établies par ARLIMA ou la section romane de l’IRHT. 54 André SURPRENANT, «“ Unes petites croniques abregees sur Vincent” : nouvelle analyse du manuel dit “de Philippe VI de Valois” », dans Serge Lusignan, Alain Nadeau et Monique Paulmier-foucart [dir.], Vincent de Beauvais : intentions et réceptions d’une œuvre encyclopédique au Moyen Âge. Actes du XIVe colloque de l’Institut d’études médiévales, organisé par l’Atelier Vincent de Beauvais et l’Institut d’études médiévales. 27-30 avril 1988, Saint-Laurent, Bellarmin, Paris, Vrin (Cahier d’études médiévales. Cahier spécial 4), 1990, p. 441. 55 Camille COUDERC, « Le Manuel d’histoire de Philippe VI de Valois », Études d’histoire du Moyen Âge dédiées à Gabriel Monod, Paris, Cerf et Alcan, 1896, p. 415-444.

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Comme ce texte est très bref, il semblait peu pertinent pour contribuer à l’établissement de

la tradition d’ensemble. Seules d’autres études sur les différents passages pourront venir faire

la lumière sur cette tradition.

3.4. Myreur des histors

Le premier critère de sélection a été de trouver un manuscrit qui contienne de manière

complète le premier livre, où se situe l’histoire d’Énée. Le manuscrit 10455 de la

Bibliothèque royale de Belgique à Bruxelles est celui offre la version la plus aboutie56. De

plus, comme nous choisissons des manuscrits qui sont le plus près possiblede la période de

rédaction originale, le ms. 10455, qui date du XVe siècle, s’impose. De plus, le ms. 10455 est

celui qu’utilisent Adolphe Borgnet et Stanislas Bormans dans leur édition du MH57. Ce

faisant, faute de nouvelle étude sur la tradition textuelle, il a semblé nécessaire que notre

manuscrit de base soit celui-ci. Bien que le manuscrit 19303 date également de la même

époque, il est incomplet, ce qui nous a empêchée de nous en servir comme manuscrit de base.

Alors que le ms. 10455 est désigné comme manuscrit A par Palumbo, le ms. 19303 vient en

deuxième choix, puisqu’il lui assigne la lettre B. Le troisième témoin, le manuscrit II. 3029,

qui contient lui aussi le premier livre, date du XVIe siècle, ce qui l’élimine d’emblée, puisque

nous recherchons une proximité avec le texte d’origine. Par ailleurs, comme le mentionne

Palumbo, il semblerait que les folios huit à vingt-quatre de ce manuscrit soient d’une main

plus récente. Comme nous n’avons pas non plus eu accès à ce témoin, nous ne pouvions

prendre le risque que l’histoire d’Énée fasse partie de ces folios plus tardifs.

3.5. Miroir du Monde

Pour le MM, la liste des témoins est plus courte. Nous avons retenu le manuscrit de

la Bibliothèque nationale de France, français 9686 parce que tous les autres présentaient des

56 Selon Giovanni Palumbo, seuls trois manuscrits contiennent le premier livre du Myreur des histors : celui que nous utilisons, c’est-à-dire le manuscrit 10455 de la Bibliothèque royale de Belgique, le II. 3029 et le manuscrit 19303, tous situés au même endroit. Ces deux derniers sont cependant incomplets, ne contenant que des parties du premier livre du MH (Giovanni PALUMBO, « Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse », dans Maria Colombo Timelli, Barbara Ferrari, Anne Schoysman et François Suard [dir.], Nouveau répertoire de mises en prose (XIVe-XVe siècle), Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 591-610). 57 Adolphe BORGNET et Stanislas BORMANS, Le Myreur des histors, chronique de Jean des Preis dit d’Outremeuse, Bruxelles, Hayez, 1864-1887, tome 7, p. CXC-CXCI.

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caractéristiques qui nous empêchaient de les choisir, même en l’absence de tradition

manuscrite établie. En effet, le manuscrit de la BnF, fr. 328 est incomplet, ce qui l’a éliminé

d’emblée. Ensuite, le BnF, fr. 684 présente une version divergente, qui, pour la section

traitant d’Énée, paraît être une adaptation raccourcie de l’HAC. Cependant, l’histoire du fils

d’Anchise s’arrête au suicide de Didon, ne mentionnant en aucun cas son arrivée en Italie,

son règne et sa descendance, partie importante de toutes les autres histoires universelles. Le

manuscrit de la Bodleian Library, Douce 336-337 est inaccessible en ligne, tout comme le

celui de la Bibliothèque Jagellonne, Gall. fo129 qui n’était pas numérisé lorsque nous avons

débuté notre étude. Finalement, le manuscrit 0723 qu’on retrouve à Chantilly, à la

Bibliothèque du Château du Musée de Condé, est également inaccessible, ce qui restreint

grandement nos choix. D’après nos sondages, il semblerait par ailleurs que le fr. 9686

présente un texte de bonne qualité, ce qu’une étude de la tradition devrait démontrer plus

précisément.

3.5.1. Manuscrit de contrôle

Il s’agit du manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, français 328. Bien qu’il

soit incomplet, le récit concernant Énée se trouve dans la partie qui a été complétée. Comme

le manuscrit BnF, fr. 684 présente une version alternative (comme il a été mentionné

précédemment), il nous était impossible de le choisir comme manuscrit de contrôle. Le

manuscrit de la Bibliothèque Jagellonne a été mis en ligne après l’établissement de nos

transcriptions.

3.6. Fleur des hystoires

Le manuscrit 9231-9232 de la Bibliothèque royale de Belgique servira de manuscrit

de base de la FH. Il s’agit du témoin le plus ancien et c’est également celui qui sert de base

à Nathalie Borel pour son édition du texte58. Elle explique que le meilleur manuscrit serait

conservé au Schottenkloster, à Vienne, numéro 139-140, puisque les leçons qu’on en tire sont

proches des sources. Cependant, comme ce dernier n’est pas complet, elle établit que le

58 Nathalie BOREL, La version en trois livres de la « Fleur des histoires » de Jean Mancel. Étude de la tradition manuscrite et édition partielle du livre III, diplôme d’archiviste paléographie, École nationale des chartes, Paris, 1991. Toutefois, comme nous n’avons malheureusement pas accès à cette thèse, nous nous référons à la liste qu’elle établit dans son résumé paru dans Positions des thèses de l’École des chartes, 1991, p. 25-31.

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manuscrit 9231-9232 de la Bibliothèque Royale de Belgique reste le meilleur choix, puisqu’il

est entier. Cette affirmation est corroborée par Guy de Poerck59, qui confirme qu’il s’agit

d’un exemplaire complet en trois livres, ce qui nous a poussée à le retenir comme témoin

principal.

Les études sur la FH se sont davantage concentrées sur la première rédaction, ce qui

laisse la seconde sans travaux complets sur lesquels s’appuyer60. Dans la plupart des études,

on retrouve une description des familles des manuscrits, mais beaucoup de ces listes sont

incomplètes. Par conséquent, nous avons jugé plus prudent de nous en tenir à la première

rédaction, plus documentée. De plus, la seconde rédaction est problématique. En premier

lieu, comme la partie concernant Énée se situe dans le livre I, il nous fallait donc des

manuscrits le comprenant. Or, on le retrouve de façon complète dans seulement sept

témoins61. Ces derniers étaient indisponibles en ligne. Nous avons dû nous résoudre à ne pas

exploiter cette deuxième rédaction. Le seul témoin en ligne qui nous est accessible est le

Paris, Bibliothèque nationale de France, français 6361, cependant il s’agit d’une version

abrégée de la deuxième rédaction, consacrée principalement à l’histoire biblique et ne

contenant pas l’histoire d’Énée. Ainsi, cela l’éliminait d’emblée.

3.6.1. Manuscrit de contrôle

Le manuscrit de contrôle sélectionné pour la FH est le français 296-299 de la

Bibliothèque nationale de France. Son choix est justifié par le stemma que propose Nathalie

Borel dans son étude de la tradition manuscrite, qui le présente comme étant le manuscrit B.

59 Guy DE POERCK, Introduction à la Fleur des histoires de Jean Mansel (XVe siècle), Gand, Claeys-Verheughe, 1936, p. 19.60 En effet, dans son étude concernant la Fleur des hystoires, Guy de Poerck affirme que seuls quatre manuscrits font partie de cette « seconde famille » (Guy DE POERCK, op. cit., p. 43). Cependant, selon la liste dressée sur ARLIMA, on retrouve environ trente-huit témoins, certains complets et d’autres fragmentaires (Archives de littérature du Moyen Âge, [en ligne]. http://www.arlima.net/il/jean_mansel.html#fle [Site consulté le 18 mai 2017]. 61 Selon une liste non exhaustive réalisée par Ariane Lefebvre dans le cadre d’un projet de recherche portant sur les histoires universelles du XVe siècle dirigé par Anne SALAMON. Cette liste est à paraître prochainement sur le site Internet du projet de recherche. Histoires universelles en français au XVe siècle, [en ligne]. http://hu15.github.io/histoires-universelles-xv/# [Site consulté le 18 mai 2017]. Les sept manuscrits en question sont : Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, 21252-25253 ; Chantilly, Bibliothèque et Archives du Château (Musée Condé), 730 (0455) ; Mons, Bibliothèque publique de la ville, 167 / 155 t. II ; Paris, Bibliothèque de l’Institut de France, 312 (anciennement 323) ; Paris, Bibliothèque Mazarine, 1561(XVII) ; Paris, Bibliothèque Mazarine, 1562 ; Paris, Bibliothèque nationale de France, Français 679-680.

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3.7. Bouquechardière

Le manuscrit sélectionné pour la Bouquechardière est celui de la Bibliothèque

nationale de France, français 329. Bien qu’il ne s’agisse pas du manuscrit de base qu’utilise

Béatrice de Chancel pour son édition partielle du texte62, en l’absence d’édition critique, il

nous a semblé intéressant d’établir une transcription d’un manuscrit différent. Par ailleurs,

nous avons pris la décision d’utiliser ce dernier puisqu’il présente l’intérêt de témoigner de

la production rouennaise très importante de la Bouquechardière, statistiquement très

largement majoritaire (le fr. 307 aurait été produit à Paris). De plus, le BnF, fr. 329 semble

avoir servi de base pour une production d’atelier de Rouen63. Bien qu’on semble déceler

quatre groupes de manuscrits différents confectionnés dans un atelier rouennais, le groupe

dont fait partie notre témoin de base est le plus large. Ainsi, il nous a paru très intéressant de

choisir ce manuscrit en fournissant en quelque sorte une vulgate du texte qui nous est parvenu

de Jean de Courcy, puisqu’il est central dans la tradition manuscrite conservée.

3.7.1. Manuscrit de contrôle

Il s’agit du mansucrit de la Bibliothèque nationale de France, français 2012464. Bien

que ce témoin n’appartienne pas à la même famille de production rouennaise, il reste qu’il a

été produit dans les mêmes années que notre manuscrit de base. Il correspond à l’ensemble

de nos critères établis pour la sélection de manuscrit de contrôle et comme il est également

issu du même contexte de production, les variations linguistiques sont minimes, ce qui vient

légitimer notre choix.

62 Elle utilise plutôt le manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, français 307, parce qu’il est plus ancien et qu’il est complet (Béatrice DE CHANCEL, Étude des manuscrits et de la tradition du texte de la Bouquechardière de Jean de Courcy, diplôme d’archiviste paléographe, École nationale des chartes, Paris, 1985). Une fois de plus, nous nous référons également à son résumé paru dans Positions des thèses de l’École des chartes, 1986, p. 23-27. Toutefois, nous avons eu accès à une partie numérisée de sa thèse, donc nous avons pu par ailleurs en tirer certains renseignements. 63 Nous référons une fois de plus à Béatrice de Chancel, op. cit., p. 205-215. 64 Il s’agit d’ailleurs du manuscrit de base qu’ont choisi Catherine Gaullier-Bougassas et son équipe qui travaillent présentement à l’édition de la Bouquechardière. Catherine GAULLIER-BOUGASSAS, « Projet IUF 2014-2019 » dans Mythalexandre. La création d’un mythe d’Alexandre le Grand dans les littératures européennes (Xe siècle-XVIIe siècle), [en ligne]. https://mythalexandre.meshs.fr/projet-scientifique/projet-iuf [Site consulté le 15 juin 2017].

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Chapitre 2 – Principes d’édition

Comme nous travaillons sur un corpus de manuscrits qui s’étend du XIIIe au XVe siècle

et que les textes peuvent présenter des problèmes éditoriaux qui leur sont propres, nous avons

décidé de diviser cette section en deux parties : la première contient les principes généraux

et la seconde, les principes adaptés en fonction de l’état de langue employée pour certains

témoins.

1. Principes généraux65

Comme nous avions affaire à de de brefs extraits et que nous ne pratiquons pas une

édition critique, l’essentiel de nos choix va dans le sens d’un respect de la présentation

matérielle des témoins.

1.1. Séparation des paragraphes

Afin de respecter le corps des textes, la mise en page et l’appareil décoratif instaurés

dans les manuscrits, nous avons décidé de ne pas ajouter de paragraphes supplémentaires à

ceux qui étaient déjà établis par le copiste. Ainsi, les paragraphes commencent après la

rubrique et se terminent avant la rubrique qui suit. Dans les manuscrits où il y a présence de

pieds-de-mouche, un nouveau paragraphe est créé à chaque présence de ce signe.

1.2. Foliotation

Comme nous suivons des manuscrits déterminés pour chaque texte, la foliotation sera

indiquée entre crochets carrés ([]). L’abréviation « fol » suivi du numéro de folio, l’indication

du recto ou du verso (r ou v) et la lettre de la colonne (a, b, c, d) seront indiqués en italique,

tout comme les crochets, de façon à bien les identifier dans le texte. Si un mot est coupé, la

foliotation sera insérée dans ce mot et encadrée de traits d’union (par exemple : compai-

[fol. 2ra]-gnie).

65 Pour ce qui est des principes de transcription, nous suivons les principes généraux énoncés par Pascale BOURGAIN et Françoise VIEILLARD, Conseils pour l’édition des textes médiévaux. Conseils généraux, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, École nationale des chartes, t. 1, 2001.

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1.3. Rubriques66

Les rubriques, normalement en peinture rouge dans les manuscrits, sont indiquées

dans notre version en caractères gras.

1.4. Lettrines

Les lettrines suivant les rubriques sont aussi indiquées en gras.

1.5. Lettres rehaussées de doré ou de peinture rouge

Dans la Bouquechardière et le Miroir du Monde, les lettres rehaussées de peinture

dorée sont soulignées. Dans l’Histoire ancienne jusqu’à César et dans le Myreur des histors,

les lettres rehaussées de rouge sont également soulignées. En aucun moment on ne trouve

simultanément de la peinture dorée et rouge dans un même manuscrit.

1.6. Abréviations

Dans certains manuscrits, les abréviations sont très nombreuses, mais ne présentaient

pas de difficulté majeure ou de spécificité méritant d’être signalée. Dans tous les textes, elles

ont été déployées en italique afin de permettre au lecteur de distinguer les lieux de nos

interventions ; les abréviations ont toujours pu être rétablies conformément aux graphies

développées majoritaires dans le manuscrit.

1.7. Distinction de u et v

La distinction de u et v ne posant pas de problème dans nos textes, nous avons suivi

l’usage traditionnel des éditeurs romans. Pour des cas précis spécifiques à un état de langue,

voir les sections propres à chaque texte.

1.8. Emploi des majuscules

Les majuscules ont été restituées selon l’usage moderne et les règles du Bon usage67.

C’est pourquoi le mot dieu prendra une majuscule lorsqu’il représente celui des religions

66 Nous avons décidé d’indiquer les rubriques et les lettrines en gras, même si nous sommes au fait qu’elles peuvent varier selon les manuscrits. Concernant la rubrication, ce choix a été fait parce qu’elle ressemble plus, dans les histoires universelles, à un chapitrage, relativement fixe comme le texte, ce qui justifie qu’une attention particulière soit portée à la décoration puisque ce sont des textes qui présentent une organisation stable, qui mérite de trouver un écho ici. 67 Maurice GREVISSE, Le Bon usage : grammaire française, 14e édition revue et refondue par André Goosse, Paris, Louvain-la-Neuve, Éditions Duculot, 2008, p. 90-106.

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monothéistes et qu’il n’en prendra pas lorsqu’on parlera, par exemple, des dieux de la Grèce

antique. Comme certains textes présentent les deux cas, la majuscule servira de point de

repère.

1.9. Accent tonique sur le [e] tonique en syllabe finale

L’accent aigu est utilisé sur le [e] tonique de la syllabe finale des mots non

monosyllabiques se terminant par –e ou –es pour éviter toute ambigüité. Selon les règles

habituelles, l’accent ne sert dans les monosyllabes que pour distinguer les homonymes (ex.

dé, forme rare, pour le déterminent des, afin de le distinguer de de). Les mots se terminant en

–ez ne prennent pas d’accent, car il n’y a pas de cas où ez a un son [e̥], même dans les

manuscrits les plus récents. Le e final des noms propres d’origines grecque et latine est

également accentué lorsqu’il se termine en –es, en accord avec leur étymologie. Le texte ne

présente pas de formes qui permette de trancher entre une prononciation [e] ou [e̥], par

conséquent, nous avons conscience de la dimension arbitraire de notre choix, mais

conformément aux habitudes, et parce qu’en latin il ne s’agit pas de [e] central, nous avons

mis l’accent. Par exemple, nous transcrirons Diomedés de façon à respecter l’origine du nom

propre. Quand l’édition existait pour un texte, nous avons suivi la marche à suivre par

l’éditeur.

1.10. Tréma

En ce qui concerne cette section, qui relève de l’état de langue de chaque manuscrit,

nous avons décidé de la traiter spécifiquement dans chaque manuscrit selon les graphies que

nous trouverons : en raison des changements qui s’opèrent au cours des siècles, la situation

est trop confuse pour que l’on en traite globalement.

Néanmoins, un hiatus a été abordé de la même façon, peu importe l’époque de

rédaction du texte. Ainsi, le tréma sert à marquer des hiatus qui existent en ancien et moyen

français, mais que les graphies médiévales peuvent rendre invisibles pour les lecteurs

modernes, ce qui aurait pu les induire en erreur. Pour cette raison, le i et l’y prendront un

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tréma lorsque cela permettra de distinguer les homographes (ex. païs ou paÿs pour

différencier de pais/pays).

1.11. Cédille

La cédille sous le c permet de lui donner la valeur phonétique de [s] devant a, o et u.

Nous avons donc transcrit sçavoit (B, l. 227), puisque le c a une valeur de [k] devant le a,

cependant nous avons conservé sceut (B, l. 58) puisque le c gardait sa valeur phonétique de

[s] devant un e.

1.12. Notation des chiffres

Les chiffres romains ont été transcrits en petites majuscules ; les exposants et les

séquences ont été retranscrits tels qu’ils sont présentés dans le texte. Comme les points qui

encadrent les chiffres dans la version originale n’ont qu’une fonction diacritique, ils ont été

retirés de notre édition, puisque la petite majuscule et l’exposant servent à faire la distinction

du système alphabétique au système numérique.

1.13. Séparation des mots

Généralement, nous avons choisi de prioriser l’usage moderne en ce qui concerne la

segmentation des mots, de façon à faciliter la lecture du texte. Dans de nombreux cas, il était

très difficile, voire impossible, de savoir si les mots étaient accolés ou si un minuscule espace

les séparait. Ainsi dans la Bouquechardière, nous avons édité pourquoy lorsqu’il est

interrogatif et pour quoy quand il sert de connecteur consécutif. Pareillement, partout a été

transcrit en un seul mot lorsqu’il s’agissait de l’adverbe et en deux mots quand il s’agissait

de la préposition par suivie de l’indéfini tout. Concernant les mots qui étaient en cours de

figement en ancien français, mais qui ne sont finalement pas figés, nous avons ajouté un

espace. C’est le cas de par quoy et du quel.

1.14. Ponctuation

Afin de faciliter la tâche du lecteur moderne, la ponctuation utilisée dans ces éditions

est principalement moderne, même si un effort a été déployé pour conserver celle que l’on

retrouvait dans les textes quand elle était compatible avec l’usage moderne. De plus, certaines

marques de ponctuation modernes (le point d’interrogation et le point d’exclamation, par

exemple) sont utilisées dans le but de permettre une meilleure compréhension du texte.

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Toutefois, comme nous n’avons pas voulu modifier abondamment le texte original, les

virgules ne sont employées qu’avec parcimonie, surtout pour séparer les propositions ou les

unités grammaticales complètes qui ne doivent pas être lues sur le même plan syntaxique.

L’utilisation de la virgule reste donc grammaticale et n’a, en aucun cas, une valeur stylistique.

1.15. Répétition erronée

Les répétitions erronées à retirer du texte sont signifiés par le signe suivant < >. Ainsi,

le ou les mot(s) situés entre les symboles doivent être retirés du texte lors de la lecture. Dans

l’HAC, on retrouve onze répétions erronées (l. 229, 237, 508, 515, 1071, 1135, 1182, 1225,

1533, 1553, 1638), une dans le MH (l. 22) et dans la B, on en dénombre cinq (l. 182, 279,

1557, 1713, 2213,).

1.16. Ajout de mots

Lorsqu’un mot semblait manquer, il a été ajouté entre crochets [ ] pour signaler une

intervention de notre fait. Si cela était possible, une vérification a été faite dans un manuscrit

de contrôle.

1.17. Problèmes de lecture

Les problèmes de lectures sont indiqués par [sic]. Certains d’entre eux sont aussi

accompagnés de notes explicatives et de lectures proposées, si possible, après vérification

dans un manuscrit de contrôle. De plus, [sic] n’indique pas nécessairement des erreurs, mais

nous l’utilisons parfois pour signaler certaines formes grammaticales particulières

(dialectales, par exemple).

1.18. Notes

Bien que ce travail ne soit pas une édition critique, mais plutôt une transcription

imitative, certaines explications sont mises en note concernant certains commentaires

philologiques ou certains problèmes rencontrés qui sont uniques au manuscrit en question.

De plus, les noms propres difficiles seront expliqués en note. Cependant les personnages

figurant dans l’Énéide n’auront pas de descriptions, puisque nous assumons qu’un lecteur

des récits sur Énée dans les histoires universelles possède une connaissance du texte virgilien

et de ses personnages.

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2. Principes spécifiques à la transcription de chaque texte

2.1. HISTOIRE ANCIENNE JUSQU’À CÉSAR

2.1.1. Lettres rehaussées de peinture rouge

Les lettres rehaussées de peinture rouge ont été soulignées afin de marquer la

différence avec les autres lettres.

2.1.2. Distinction entre u et v

En raison de la présence dans le texte de la forme pooit (HAC, l. 10), nous avons édité

pouons (HAC, l. 98). De plus, nous n’avons trouvé en aucun temps la forme pouvoir. En

effet, comme l’indiquent Omer Jodogne68 et Pierre Fouché69 l’apparition du v dans le verbe

pouvoir semble être un phénomène qui se produit au courant du XIIIe siècle. Comme ce texte

date du début du même siècle, il est ainsi possible d’avancer que le phénomène ne s’est pas

encore produit ou est en train de se produire, ce qui nous laisse croire que la forme pouons

est celle qui correspond à l’usage de l’époque.

2.1.3. Abréviations

Bien que l’abréviation soit mlt avec un tilde, le mot a été déployé comme mout,

puisqu’il s’agit de l’occurrence en toutes lettres que l’on rencontre tout au long du texte. En

effet, on rencontre mout 206 fois, alors qu’on ne rencontre pas une seule fois moult.

2.1.4. Tréma

Sont transcrites avec un tréma les voyelles notant un hiatus dans les graphies

ambigües :

2.1.4.1. Graphie oe

Les voyelles oe ne notent pas toujours les sons [ue] comme dans les mots poësté

(HAC, l. 6), proëce (HAC, l. 157). En effet, on remarque qu’elles notent aussi le son [œ]̣,

comme il est possible de le voir dans les mots voelent (HAC, l. 1642) et oes (HAC, l. 1521),

68 Omer JODOGNE, « Povoir ou Pouoir? Le cas phonétique de l’ancien verbe pouoir », dans Mélanges de linguistique et de philologie romanes offerts à Monseigneur Pierre Gardette, Travaux de linguistique et de littérature publiés par le centre de philologie et de littératures romanes, Université de Strasbourg, 1966, p. 261-262. 69 Pierre FOUCHÉ, Morphologie historique du français. Le verbe, Paris, Éditions Klincksieck, 1967, p. 431.

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[ǫ] venant tous deux d’un o ouvert tonique libre qui a diphtongué et s’est réduit en [œ]̣. Ainsi,

en cas de hiatus, les sons [e] sont notés d’un tréma dans oë.

2.1.4.2. Graphie eu

Pour cette graphie, nous avons décidé de ne pas ajouter de tréma, puisque le copiste

semble éprouver de très fortes hésitations en ce qui concerne la réduction des hiatus. Bien

que nous n’ayons pas de traces de graphies inverses dans notre partie de texte, elles sont

toutefois présentes dans le reste du manuscrit, notamment dans la section traitant de la Perse,

comme en témoigne Anne Rochebouet70. En effet, la présence de formes telles que

perceut/parceut, pleut et perceurent au passé fort semblent indiquer que les hiatus sont

réduits à cette époque. Ainsi, nous avons plutôt décidé de suivre les principes d’édition

d’Anne Rochebouet plutôt que ceux de Marijke Vissen-Van Terwisga71, puisque

contrairement à la partie sur Thèbes, Hercule et les Amazones, nous n’avions pas dans notre

section de parties en vers laissant des traces dissyllabiques nous permettant d’ajouter un

tréma à cette graphie.

2.1.4.3. Graphie ei

Selon Fouché72 : « -eir, -oir > ir. – Cheeir < *cadere, seoir < sedere et veeir < videre

ont passé à cheïr, seïr et veïr dans les anciens textes normands, picards et wallons. Cheïr a

été probablement refait sur le parfait cheït < cadedit. A son tour, le changement de cheeir en

cheïr a pu déterminer celui de seeir et de veeir, qui ne différaient de cheeir que par la

consonne initiale, en seïr et veïr. » Comme notre manuscrit de l’HAC présente des traits

picards, cela s’applique. Par conséquent, les mots cheïr, seïr et veïr seront munis d’un tréma.

2.1.4.4. Le cas du i

Le mot vïande (HAC, l. 153) sera aussi muni d’un tréma puisqu’encore au XVIe siècle,

on prononçait le mot en deux syllabes distinctes, ce qui nous pousse à croire que l’hiatus doit

70 Anne ROCHEBOUET, L’Histoire ancienne jusqu’à César ou Histoire pour Roger, châtelain de Lille, L’histoire de la Perse, de Cyrus à Assuérus, op. cit., p. 62. 71 Marijke VISSEN-VAN TERWISGA, op. cit., tome I. 72 Pierre FOUCHÉ, Morphologie historique du français. Le verbe, op. cit., p. 229-230.

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être ici conservé73. Selon le DEAF74, la forme vïande est encore attestée dans plusieurs textes

en vers du XIVe siècle, notamment dans Tristan de Nanteuil75 et dans La Belle Helene de

Constantinople76. Il reste difficile d’affirmer si la prononciation était semblable en ce qui

avait trait à la prose, mais étant donné la date plus précoce de notre texte, la forme

dissyllabique a semblé plus correcte.

Dans certains cas, des hiatus sont attestés jusqu’à une époque très tardive du Moyen

Âge (fin du XIVe siècle), même s’ils sont invisibles en français moderne. C’est le cas de païs,

lequel porte un tréma pour le différencier du mot pais (= paix).

Un tréma a également été ajouté sur le i dans aide (HAC, l. 997) et aider, puisque

jusqu’au XVe siècle, on retrouvait encore le radical aïd- issu d’une contamination de la forme

aïe77.

2.2. CHRONIQUE DITE DE BAUDOUIN D’AVESNES

2.2.1. Jambages problématiques

Certains jambages sont ambigus et il nous est impossible de déterminer avec certitude

la graphie d’un mot duiesse (CBA, l. 101). Nous avons décidé de transcrire cette forme ainsi

parce que nous avons rencontré la forme duyesse un peu avant et que cette dernière n’était

pas ambiguë.

2.2.2. Tréma

2.2.2.1. Graphie oe

Tout comme dans l’Histoire ancienne jusqu’à César, le cas de la graphie oe est

ambigu. Pour cette raison, nous avons suivi la même règle lors de l’édition de ce texte.

73 Pierre FOUCHÉ, Phonétique historique du français, t. 3, Paris, Klincksieck, 1961, p. 751. 74 Il s’agit du Dictionnaire Étymologique de l’Ancien Français, [en ligne]. http://www.deaf-page.de/fr/ digiversion.php [Site consulté le 7 mars 2017]. 75 « Tristan de Nanteuil », dans le Dictionnaire Étymologique de l’Ancien Français, [en ligne]. http:// www.deaf-page.de/bibl/bib99t.php#TristNantS. [Site consulté le 7 mars 2017]. 76 « La Belle Helene de Constantinople », dans le Dictionnaire Étymologique de l’Ancien Français, [en ligne]. http://www.deaf-page.de/bibl/bib99b.php#BelleHelR. [Consulté le 7 mars 2017].77 Pierre Fouché, Phonétique historique du français, op. cit., p. 394 et 437. Phénomène également signalé chez Mildred K. POPE, From Latin to modern French with especial consideration of Anglo-Norman : phonology and morphology, Manchester, Manchester University Press, 1934 [1952], p. 349.

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2.2.2.2. Graphie eu

Contrairement à l’HAC, il n’y a pas d’édition existante d’une section qui puisse servir

de référence, et nous n’avons pas trouvé dans ce court extrait de formes qui nous

permettraient de savoir si l’hiatus est de mise ou non pour la graphie eu. De plus, comme le

texte date du dernier quart du XIIIe siècle, il est fort probable que le processus de réduction

des hiatus soit acquis ou du moins entamé. Par ailleurs, la forte coloration dialectale picarde

n’a pas permis d’identifier avec certitude des graphies inverses, des formes en eu pouvant

être le résultat d’une évolution dialectale spécifique.

Selon Fouché : « Dans la partie du Picard où la diphtongue [oṷ] s’est différencié en

[eṷ] (devenu plus tard [ö]), comme dans cleu < *cloṷ (l. clavus), treu < *troṷ (*traucum) on

note –eu (ou –euc -euch, par analogie avec fac – fach <fachio, senc – sench < sentio, etc.),

-eut, -eurent ; cf. eu< habui [...] 3e pers. Sing. eut Ph. Mousk. 29429, seut Part. de Bl. 2485

; pleut < placuit Manek. 149378 ». La présence de formes comme teut qui pourraient être

considérées comme étant des graphies inverses sont donc vraisemblablement des formes

dialectales, dans ce texte à la coloration picarde forte. Considérant l’incertitude que cela

provoque et comme nous savons que le phénomène de réduction des hiatus se fait

traditionnellement pendant la seconde moitié du XIIIe siècle (aux environs de la date d’écriture

de notre texte), nous avons pris la décision, pour ne pas créer une fausse impression

linguistique ou des formes artificielles, de nous abstenir de mettre des hiatus pour les graphies

eu.

2.2.2.3. Graphie i

En ce qui a trait à la graphie i, le tréma sera utilisé pour différencier les mots dont les

hiatus sont invisibles en français moderne, comme nous l’avons fait dans l’Histoire ancienne

jusqu’à César.

2.2.3. Les féminins en ie

Dans le dialecte picard, le participe passé féminin après une base palatale ne prendra

pas d’accent sur le [e] tonique en syllabe finale, puisqu’il s’agit d’un son [e̥]. Selon

Gossen : « Grâce à une accentuation descendante la terminaison -iẹə s’est réduite à -iə. Ce

78 Pierre FOUCHÉ, Morphologie historique du français. Le verbe, op. cit., p. 318-319.

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phénomène couvre une aire plus vaste que la réduction de la diphtongue ei > i qu’on observe

surtout en lorrain et en wallon. Ainsi la graphie –ie est normale dans les scriptae du Sud-Est,

de la Lorraine, de la Wallonie, de la Picardie et, à un moindre degré, de la Normandie. Dans

les textes picards, ce trait est peut-être celui qui connaît la plus grande régularité. Exemples :

aparillie, cauc(h)ie, comenc(h)ie, ensignie, fianc(h)ie, gaaignie, jugie, lanchie, maisnie,

obligie, otroiie, prononchie, pugnie, renoncie, etc79. »

2.3. MYREUR DES HISTORS

2.3.1. Indications marginales

Les indications marginales qui pourraient être confondues avec des rubriques ont été

indiquées en marge dans notre édition. Comme l’encre n’est pas la même que celle utilisée

dans le corps principal du texte, nous n’excluons pas la présence d’une deuxième main, ou

du moins d’un ajout tardif. Pour cette raison, nous avons tenté de reproduire au mieux la mise

en page du texte présenté dans le manuscrit. Nous avons décidé de ne pas utiliser le gras pour

les indications marginales, car bien qu’elles pourraient être considérées comme des

rubriques, il n’y a pas de renvois explicites au texte et il ne pourrait s’agir que de d’indications

à titre informatif.

2.4. BOUQUECHARDIÈRE

2.4.1. Titres d’autres œuvres en italique

Comme La Bouquechardière convoque beaucoup de titres d’œuvres d’auctoritates,

ces derniers ont été mis en italique afin de les différencier du texte et de les mettre en

évidence, selon l’usage moderne.

2.4.2. Diphtongues, hiatus et digrammes

2.4.2.1. Graphies eu et ei

Comme le phénomène de réduction des diphtongues et hiatus commence au XIIIe

siècle, mais se produit à différentes dates selon les régions et la nature des voyelles, il a été

difficile de trancher sans une étude complète de toute la langue du texte. Nous considérons

toutefois que ce phénomène est en grande partie acquis au XVe siècle, nous n’avons donc

79 Charles Theodore GOSSEN, Grammaire de l’ancien picard, Paris, Éditions Klincksieck, 1976, p. 55.

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ajouté aucun tréma pour ne pas créer de forme artificielle. De plus, le texte présente des

graphies inverses dans des parfaits forts, comme peut80 (B, l. 6), ce qui vient confirmer que

la prononciation s’est simplifiée. Même si certaines graphies maintiennent tout de même le

souvenir de l’hiatus, ce qui selon Pope, reste encore fréquent jusqu’au XVIe siècle81, nous

n’avons pas estimé qu’elles correspondaient à la prononciation d’un hiatus.

80 Pierre FOUCHÉ, Morphologie historique du français. Le verbe, op. cit., p. 323. 81 Mildred POPE, op. cit., p. 110.

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Transcriptions des récits autour d’Énée dans les histoires universelles

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Histoire ancienne jusqu’à César

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[fol. 148rb]

Ci comence d’Eneas qui se parti de Troies et coment il s’en ala en Itale.

[fol. 148vc] Segnors et dames, quant Troies la Grande fu arse et destruite ne mie

encore tote, mais tant que li Grijois virent et sorent bien qu’ele ne porroit jamais estre

rescousse, il s’apareillerent por entrer en mer, si com je vos ai conté ariere. Mais ansois qu’il 5

en lor nés entrassent, Agamenon, qui sor aus toz avoit la poësté et la segnorie, comanda a

Eneas qu’il sans atargier voidast le païs et la contree, quar mout l’avoit Agamenon acueilli a

haine por ce qu’il Polixene, la fille au roi Priant, por cui amor Achillés avoit esté ocis, lor

avoit reprise et celee, et ce fu l’ochoisons de la rancune et de la haine. Eneas vit bien qu’il

encontre ne pooit estre, si fist apareillier et atorner les nés o eus Paris avoit esté en Gresse. 10

XXII en i avoit par nombre. Quant eles furent bien rapareillees et guarnies d’armeures et d’or

et d’argent et de viandes, il fist ens entrer sa gent, son pere et son fill et s’autre maisnee dont

il i ot ensamble que veus que jouvenes sans les femes III mile et CCCC ou il i ot puis grande

prouece.

Que de Friga, le frere Eneas, fu la semence des Fransois premeraine. 15

Ci dient li plusor qu’Eneas ot un frere. Friga82 fu només, qui avec Eneas ne s’en ala

mie, ains remest en Frige83, c’est en la [fol. 148vd] terre de Troies, et o lui sa maisnee. Mais

quant il vit qu’il n’i poroit arester qu’il ne li convenist estre desous autrui segnorie, il s’en

parti et o lui grans gens toz de sa contree et de sa lignee et lor femes et lor enfans, et si se

mistrent en mer en nés qu’il orent faites faire et apareillees. Cist alerent mout par mer et en 20

plusors lius se combatirent. Et por ce qu’il ne voloient estre desous nuilui84[sic] poësté, si ne

voloient il estre en nul liu arestant. Entretant si morut Friga et il firent roi d’un fill sien,

Franchion85 ot a non. Et tels i a qui dient qu’il fus ses nés, mais mout estoit prous chivaliers

et de grant force. Cis Francios erra tant par mer qu’il vint en Europe, et la issi il a terre. Si

porprist le regne entre le Rin et le Dunoé86, ou adonc n’avoit habité ne mes nulle humaine 25

82 Il nous est impossible d’extrapoler sur ce personnage. Peut-être est-il tiré de l’Historia francorum de Férégdaire, puisque le récit qui suit s’apparente à ce qu’il y raconte. Cependant, nous ne pouvons l’affirmer avec certitude. 83 Il s’agit ici de la Phrygie, ancien pays de l’Asie Mineure. 84 Graphie non attestée. Il faut comprendre « nului » ou « nullui ». 85 On réfère ici à Francion, fondateur mythique du royaume de France. 86 Il s’agit du Danube.

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creature. Segnor, cil puplerent cele terre, quar d’aus criut et issi mout grans pueples. E de ces

dient li pluisor que li Fransois issirent et orent non Fransois por lor roi qui estoit preus et

hardis et Francion ot a non en lor premerain language. E tels i a qui aferment et dient qu’il

vindrent premerainement d’une isle qui Scanzia87 est apelee, dont li Got issirent, quar en cele

isle a une terre qui i est encore France apelee. Et si mostrent cil qui ce dient tel raison encore 30

que cele terre est auques voisine au regne qui fu au roi Latin, qui fu pere a la roine Laivine

que Eneas ot a feme. Et Eneas en noma les Latins Fransois, por ce qu’il pres li estoient [fol.

149ra] et ensaié. De ceaus dient il ensi que France fu puplee. E puet bien citer qu’adoncques

en celui tans i ariverent et vindrent et des uns et des autres, mais n’est mie certe choze liquel

en orent tres adonc la segnorie, mais des celui tans fu ele puplee. 35

Que mout fu Eneas de grande lignee.

Ansois qu’Eneas parmeust, fist il a ses deus sacrefices por avoir respons en quel terre

il trairoit por avoir demorance. Li deu li distrent qu’en Italie arestaroit il et sa lignee qui de

grant non seroient et de grant puissance. Segnor Heneas fu mout de haut lignage, quar il fu

de la lignee Dardanus88, si vos dirai en quel maniere. Electa89 fu fille Athalantis90. De cesti 40

ot Jupiter Dardanum et Dardanus fu peres Erictonium91. Erictonius fu pere le roi Tros. Li rois

Tros ot III fiz. Li uns fu només Ilus92 et li autres Asaracus93 et li tiers Ganimedés. Asaracus

fu peres Capin. Capis fu peres Anchisés. Anchisés fu peres Eneas et Eneas fu peres Ascanius,

si l’ot de Creüsa, la seror Hector. Tels fu sa lignee. Quant Eneas sot en quel terre il devoit

traire, c’est le non de la terre, quar le regne ne savoit il mie, il entra en sa nef, si commanda 45

les ancres lever de terre et les voiles sor les mas contre le vent desploier et destendre. Quant

ce fu fait, li vens si feri es voiles, par quoi les nés se partirent dou port qui en assés brief

termine orent mout eslongee lor contree. Li maroner ne savoient [fol. 149rb] quel part il

devoient tendre ne traire, ains laissoient les nés aler a plaines voiles en la largece de la mer,

si com les voloit mener Fortune. Mais n’orent mie les trois parties dou jor corues, quant il lor 50

leva si tres orible tempeste et si grande c’onques a paines oï nus hom parler de plus crueuse,

87 Il s’agit du nom donné à la Scandinavie qui était considérée comme une île à l’époque. 88 Dardanos, fils de Zeus, fondateur mythique de la ville de Dardanie. 89 Électre, l’une des sept Pléiades, fille d’Atlas et de Pléioné. 90 Il s’agit ici d’Atlas. 91 Il s’agit d’Érichtonios, roi mythique de Dardanie. 92 Ilion, fondateur mythique d’Ilion qui sera la future Troie. Grand-père de Priam. 93 Il s’agit d’Assaracos, roi de Dardanie et grand-père d’Anchise.

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quar il sambloit que tuit li maistre IIII vent ventassent et si feissent lor pooirs et lor forces de

la mer esmouoir et de la hautece trosques en abisme. Et adonc anuita Eneas et sa compaignie.

E quant la nuis fu venue, adonc comensa a toner et a esclistrer si fort et si pesme tans a faire

avec ce de pluevries94 c’onques plus fort tans ne vit nulle creature. 55

Dont li roi de France orent premerainement comensance.

Et ansois que je d’Eneas, qui estoit en mer entrés, vos die plus ne conte, et95 vos dirai

je qui premers fu rois de France de si haut tans et de si lonc com on le puet plus certainement

trover en estories que nos avons veues ne oïes. Il n’est nulle doutance que de Japhet96, le fill

Noé, et de sa feme, qui Fluvia97 estoit nomee, n’issist Gomer98. Et de Gomer issirent un 60

pueple qui Galathe99 furent apelé por ce qu’il erent blanc et blondes cheveleures avoient, quar

en grijois language est li lais apelés gala, a cui il avoient de blanchor samblant. Ces gens,

dont il i ot mout grant lignee, estorerent en Asie une cité qu’il de lor non Galatiam apelerent.

De ces issirent li Troien, si [fol. 149vc] com je vos ai conté ariere ou comencement dou livre.

Por ce le vos di je ore que je voill que vos sachés que de Japheth et des Troiens orent li 65

Fransois totes ores comensance. E quant Anthenor se parti de la destruite Troies, si com je

vos ai dit ariere, il en mena avec lui un fill le roi Priant, qui jovenceaus estoit, si ne fu mie

ocis avec les autres, quar si enfés estoit que nus ne s’en preist guarde. Cis ot a non Priamus100,

si com ses peres. Quant Anthenor et cis orent tant alé, com je vos ai dit devant, et lors gens

lor fu crevé, il en alerent en Pannone101, si estorerent une cité, Sichambriam102 l’apelerent, et 70

94 Il s’agit ici d’un hapax, non attesté dans les dictionnaires usuels. En comparant avec le manuscrit de la British Library, Additional 15268, nous remarquons qu’il a plutôt été écrit : « et ausi a plouoir » (fol. 130ra). Dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, français 9682, on retrouve « aveuc ce des pluies » (fol. 133vc). 95 Il y a ici une erreur de construction. On attendrait une proposition principale et non une proposition coordonnée par et. 96 Troisième fils de Noé, père de Gomer, Magog, Madaï, Yavân, Toubal, Méshek et Tirâs. 97 Nous ne pouvons expliquer la présence du nom Fluvia. Selon les sources, la femme de Japhet se nomme Adâtanêsès. 98 Fils de Japhet, père de Ashkenaz, Thygrammes, Samothée, Riphath et Togarma. 99 Selon les traditions, le peuple issu de Gomer serait apparenté aux Cimmériens. Nous ne pouvons par conséquent pas expliquer l’utilisation du terme « Galathe ». Cependant, nous sommes d’avis que l’auteur tente de relier ce terme à l’étymologie de la Gaule. 100 Nous ne pouvons malheureusement pas expliquer l’utilisation ici de Priamus qui, semble-t-il, est une invention de l’auteur. Il semble confondre cette tradition avec celle liée à Francion dans l’Historia francorum de Frédégaire. 101 Pannonie, ancienne région de l’Europe centrale, au sud du Danube. 102 Ville établie sur la côte droite du Rhin et fondée par les Sicambres (d’où le nom), peuple germanique ou celtique.

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de lor gens la puplerent. Aprés lor mors tint cele cité lor lignee M et CCCC ans et XL, trosques

au tans que Valentinianus103 fu enpereres de Rome. En celui tans estoient unes gens crueus

et hardies qui habitoient es darraines parties de Pannone joste les Meotidiens Palus104. Ces

gens Alami105 apelé estoient, et por lor force et por lor forte terre ne cremoient ceaus de Rome

qui adonc avoient par tot le mont la segnorie. Ains lor faisoient mout de mal et de grevance. 75

Quant l’enpereres Valentiniens vit qu’il ne les poroit destraindre, il manda as Troiens, qui en

Sichambriam manoient et de Pannonie le plus tenoient, qu’il de ces gens le vengassent, si

seroient quite X ans dou treu qu’il a Rome devoient. Tantost com il oïrent ces nouveles,

corurent il sus [fol. 149vd] ces gens, et si les mirent a force fors des Palus et chacerent et

desconfirent si c’onques puis n’oserent vers Rome nulle rien mesprendre. Quant l’enperere 80

Valentinanus sot qu’il ensi avoient ceaus mors et desconfis, si les noma et apela Fransois,

c’est aussi com hardis et crueus. E quant vint au chief de X ans, li enpereres Valentinianus

envoia as Fransois, cui il avoit celui non doné et mis por ceste choze, et si lor manda qu’il li

envoiassent le treu si com il soloient. Li Fransois respondirent as messages et si distrent : « A

mout grant tort nos demande l’enperere Valentinianus treuage, qui nos combatissiemes as 85

gens qui son regne envaïssoient et si les getames a force fors des Palus et si les ocesimes ou

nos eumes grans paines. » Quant il orent ce dit, il pristrent les messages, si les ocirent. Tantost

com Valentinianus l’enperere sot ces nouveles, il fist apareillier grant chivalerie et si lor

comanda qu’il sor les Fransois alassent et si les destruissent et tote lor cité Sichambriam o il

avoient lor fiance. Lors murent li Romain et si alerent tant qu’il a cele cité vindrent. Si 90

l’envaïrent et assaillirent tant qu’il a force la pristrent, si ocirent mout de ceaus qui i

habitoient. Cil qui eschaperent se rassamblerent ensamble tant qu’il i ot mout grans gens,

mais ne trouverent mie a lor conseill qu’il plus as Romains se combatissent, quar il n’eussent

mie la force, ains se partirent de cele contree [fol. 150ra] et alerent tant qu’il vindrent en

Germanie et si se hebergerent sor le Rin. La mainstrent il et aresrent LXXV ans. E adonc quant 95

Theodosius106 fu enperere de Rome, si fu fais rois et sires des Fransois Faramons107, qui de

la lignee estoit Priant, dont je vos ai dit ariere. Cis Faramons fu li premerains rois des

103 Empereur Valentinien Ier, co-empereur romain (avec son frère Valens) de 364 à 375. 104 Il s’agit des Marais Méotide, ancien nom donné à la mer d’Azov. 105 On réfère ici aux Alains, peuple vivant dans les steppes au nord du Caucase. 106 Théodose Ier, empereur de Rome. Il règne de 379 à 395. 107 Pharamond ou Faramond, premier roi des Francs et ancêtre des Mérovingiens.

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Fransois, qui puis conquisterent et tindrent tote France. C’est au plus haut que nos en pouons

trover et de cestui vient et descent la genealogie si com je vos deïsse a parmain, mais trop

lairoie ariere grant matere d’Eneas et des Romains qui ansois assés furent, mais je vos en ai 100

tant toché ore por ce que des Troiens issi, ensi com vos oés, des Fransois la premeraine

semence. E bien sachés encore que quant Faramons en fu primes només rois et sires, si estoit

ja France granment puplee. Mais n’avoit mie adonques a non France, mais Gale por la

blanchor des gens et por ce qu’il estoient venu de Galatie, dont je vos ai devant toché la

parole. E por les Fransois que Faramons i amena ot perdu li regnes le non de Galle et si ot a 105

non France.

Que Eneas, quant il ot lonc tans alé par mer, fu mout agrevés par orrible tempeste.

OR le lairai de ce ester, si sivrai avant l’estorie d’Eneas, qui en mer estoit a grant

torment, si com je vos ai dit ariere. Quant Eneas vit la tres grande [fol. 150rb] tormente, il ot

mout grant paor et tuit cil ausi qui avec lui estoient. Il tendi ses mains vers le ciel et si dist : 110

« E deus com furent ore cil plus boneurous de nos qui a Troies receurent mort entre les Grijois

qui si preu et si hardi estoient. La fu mors Hector et Paris et Troïlus et Sarpedon et li autre

qui vaillant estoient, en i peusse je ausi bien avoir mise la moie arme. » Entrués qu’il ensi se

complaignoit ne mie tant por la paor dou morir com por la dolor de la laide mort si com de

noier qui li sambloit huntose, li tempeste pluncha une de ses nés dont sa grans dolors li fu 115

mout creue, et tantost furent les autres si esparses et dessevrees que li un ne seurent que li

autre devindrent. Aprés ce cessa li tempeste et li airs resclaira et les pluies amenuiserent, et

lors peceurent terre li maroner, c’estoit Libie, qui est es daarraines parties d’Aufrique et la

premere Espaigne devers les Aufriquans. La se traistrent li Troien au plus tost qu’il porent.

Quant il aproismerent la terre, il troverent un port mout beau et mout delitable entre II roches 120

qui mout hautes estoient, et l’aigue desous paisible, assés parfonde por a terre traire. Ou port

entra Eneas a tot VII nés qui li estoient remeses de XXII qu’il en ot meues de sa terre. Tantost

com les ancres furent getees et en terre fichees, il issirent des nés, qui mout le desirorent,

quar moillié et lassé de la paour es-[fol. 150vc]-toient et des ondes de la mer et des pluies.

Adonc esbatirent le fu a lor fusils de lor pierres, si firent grans fus, quar la plus tresbele forés 125

qui peust estre de pins et de sapins et d’autres arbres illueques estoit trosque sor la mer

prouchaine. E lors mistrent fors des nés les fromens qui moillié estoient, et lor armes et lor

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dras si resecherent tot et rapareillerent, et si mangerent si come cil qui grant mestier en

avoient, quar mout avoient jeuné et veillé et eu grant paine.

Que Eneas reconforta ses compaignons quant que il pot quant il furent venu a terre et 130

dist qu’il ne s’esmaiassent mie.

Entrués qu’il sechoient lor chozes qui des aigues, si com je vos ai dit, estoient petit

s’en failloit ja corrumpues, Eneas monta sor une roche et si esguarda par la mer et d’une part

et d’autre s’il ja verroit par aventure null de ses compaignons, qui par la mer espars estoient

des nés qui de lor compaignie se partirent. Entrués qu’i ce esguardoit et il dolans estoit de ce 135

qu’il null n’en veoit, il se retorna un petit, si vit paistre assés pres de lui une grant herde de

cers jouste le rivage en la forest qui bele estoit et ramee. Lors prist un arc Eneas et saietes si

traist as cers et tant qu’il en abati VII ains qu’il se meust ne partist de la herde. Tantost retorna

a ses compaignons et si lor departi et dona a chascune nef le sien, quar VII nés es-[fol. 150vd]-

toient et VII cers avoient, et si lor departi et dona mout bons vins que li rois de Sesile, Acestés, 140

li avoit donés et chargiés en ses vaisseaus, quant il passa jouste sa contree. E quant il lor ot

ce ensi departi et doné, il les comensa mout a reconforter et a dire : « O vos mi compaignon,

ne vos esmaïés mie, vos estes bien apris de sofrir paine, quar nos en avons mout eu sa en

ariere que nos avons trespassees. Ausi sachés bien que Deus metra fin a cestes que nos avons

ore. Rapelés en vos meismes vos bons corages et si en ostés les paors et les doutances, quar 145

quant nos venrons as grans biens, honors nos sera et gloire de raconter les travaus et les paines

que nos avrons eues et sofertes. E par mi toz ces maus vendrons nos en Ytalie, o li deu nos

ont promis repos et tot le regne por regner et por restorer Troies. Or ne vos esmaïés mie, mais

soiés fort et seur a sofrir travaus, quar aprés vendront les grans leeces. » Ensi les confortoit

Eneas qui en lui meismes avoit assés tristece, mais il n’en demostroit mie la semblance par 150

d’efors, por ce qu’il n’en fust apercevance.

Que Eneas vit premerainement la cité de Cartage que la roine Dido faisoit encore faire.

Quant ces paroles furent laissees, il apareillerent lor vïandes de lor cers et d’autres

chozes, si mangerent assés et burent, et quant il furent auques aisé et rasoagié de la paor et

de lor paine, il [fol. 151ra] comencerent a parler de lor compaignons qu’il perdus avoient ne 155

n’en savoient le quel meaus croire, o s’il vif estoient o mort encore. Eneas les regretoit par

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lor nons et ramentevoit lor forces et lor grans proëces. Ensi et par tels paroles menerent le jor

tant que la nuis fu venue. Eneas ne dormi guaires, ains fu la nuit en grant peine de penser

qu’il poroit faire, quar il li tornoit mout a grant grevance de sa gent qu’il cuidoit avoir perdue.

Quant vint a la matinee, si tost com il ajorna, il dist qu’il iroit cercher et veïr s’il troveroit 160

null home ne nulle feme par aventure qui li desist en quel terre li vent l’avoient amené ne qui

en estoit sires, et s’il ce pooit trover, il le renoncieroit volentiers a ses compaignons, qui la

l’atendroient, quar ce li sambloit que c’estoit terre mout sauvage. Lors lor dist ce qu’il avoit

pensé et qu’il ne se remeussent trosqu’atant qu’il de lui oroient noveles. Atant se parti dou

rivage o lui un soul compaignon a totes lor armes. Eneas erra tant grant piece par la forest 165

qui, mout estoit grande et obscure, et tant qu’il vint a une montaigne dont il vit terres plaines

et les murs et les tors de la cité de Cartage. Segnor, cele cités de Cartage estoit adonques

comencee a faire et encore i ovroient li ovrer en mains lius et as sales et as fortereces. Si le

faisoit estorer et fermer une dame, Dido estoit nomee, qui la estoit venue d’estran-[fol.

151rb]-ges contrees. Ceste Dido fu fille le roi Belus, qui tint Tyr et Sydone108 et la terre tote 170

de Fenice109, que nos ore apelons la terre de Saiete110, et si ot un frere, Pigmalion estoit apelés,

et baron, qui Sicheus cil de la contree apeloient. Aprés ce que li rois Belus fu mors, tint

Pigmalion le regne, et si devint si crueus et si malaventurous de totes creatures qu’a paines

est il nus qui le vos seust conter ne descrire. Il estoit avers et covoitous et traïtres et par ces

trois teches n’estoit onques ses cuers asasiés de faire desloiautés et felonies. Cis Pigmalion 175

mortri en un temple Sicheus, le baron Didon, sa seror, por covoitise de tot avoir le regne. Et

puis, quant il l’ot fait enfoïr tot coiement, si dist a sa seror qu’il en estoit alés en Sire, si

reviendroit quant il avroit faite sa besoigne. Mais ne demora mie aprés ce granment quant

Dido gisoit en son lit que ses barons s’aparut ausi com en vision a li, et si li dist et conta

coment ses freres l’avoit mortri et qu’ele ne le ratendesist mie, ne si ne demorast mie la, quar 180

ausi la feroit ses freres ocire, et si s’en tornast si coiement de la contree qu’a son frere n’en

fust percevance. Quant Dido fut esveillee, ele creï bien la vision qu’ele ot veue. Tantost quist

et assambla grans avoirs d’or et d’argent, et si quist gens assés por avec li mener, qui volentier

108 Il s’agit de la cité de Sidon, capitale antique de la Phénicie. 109 Phénicie, région antique qui correspond à peu près au Liban actuel. 110 Il s’agit de la cité de Sidon. Saiette ou Sagette est le nom donné à la cité par les Francs durant les Croisades.

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i alarent por la cruauté et por la desloiauté de son frere, quar on se doit bien departir de

mauvais [fol. 151rc] segnor et fuir. 185

Coment la roine Dido vint premerainement en Libe.

Quant Dido se fu bien porveue des riches tresors qui furent son pere et a son frere, au

plus tost qu’ele pot, si naga tant a voiles tendues qu’ele ariva en Libe. E quant ele fu a terre

descendue, ele achata a ceaus de la contree tant de terre com ele poroit d’un cuer de buef

assaindre. Cil cuiderent que ce ne fust guaires de choze et que ce ne fust se tant non solement 190

o ele peust segurement seïr et reposer a terre, se li vendirent et creanterent por assés petit

d’affaire. E quant la roine Dido en ot ensi finé, ele fist le plus grant cuer de buef prendre

qu’ele pot avoir, si le fist tot entor detrenchier par si menues coroies com on onques plus le

pot faire, si que ce sambloient fil quant eles furent detrenchees. E aprés ce ele esguarda le

plus beau liu et le plus fort et le plus delitable de tote cele terre, si en avirona tant come ele 195

pot de celes coroietes et dedens ce fist ele commencier les autes tors et les espés murs de

Cartage, et la faisoit encore ovrer la riche roine Dido quant Eneas la vit primes, qui a cele

part ala au plus tost qu’il pot entre lui et son compaignon sans demorance. Quant Eneas fu

venus a Cartage, il regarda a merveilles les riches portes de la cité novelement fundees et les

beles rues aornees de riches palais et les haus murs et les grans tors de marbre. E si vit les 200

Tirieins, c’est les gens de la [fol. 151vd] cité, estre encore en grant paine de l’ovrer as fossés

et as murs et as hautes sales, quar li comencemens estoit d’esté, que les flors et les fuelles et

les verdes herbes mout tresdoucement flairoient. Quant ce vit Eneas, il dist : « E gens

boneuree qui i a, avés tant vostre paine asomee que vostre mur et vos tors sunt ja envers le

ciel montees ! » Atant entra en la vile, mais il ot ansois demandé qui en tenoit la segnorie et 205

on li ot bien dit et conté que dame et roine en estoit Dido, qui de Tyr estoit la venue a navie,

et qu’ele n’avoit baron ne segnor ne fill ne fille. Enmi la cité tot droit ot un mout tres beau

liu d’arbres precious de diverses manieres, tres en mi liu droiterement ot la roine Dido fait

faire un riche temple en l’onor Juno, lor deuesse que ele aoroit, et si li ot faite faire une grant

imagene d’or aornee de pierres precioses, et encore i faisoit ele ovrer et enbelir le temple de 210

ses avoirs et de ses grans richeces. La vint Eneas, et tantost com il esguarda le tres grant

ovrage, il vit en la painture, qui a or et a asur estoit faite, totes les batailles de Troies, com la

cités estoit grans et riche, et coment li Griu l’assistrent et devers lequele partie les loges et

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les tentes estoient, et com li rois Prians, ses fills et les autres amonestoit de bien faire, et com

Hector i faisoit ses grans promesses, et li autre ausi qui de fors et dedens estoient, et com 215

Achillés ocist Hector, [fol. 152ra] et coment en la fin la cités fu destruite.

Que Eneas ne se pot tenir de plorer quant il vit la remenbrance de Troies.

Quant Eneas ot tot ce esguardé, il comensa a plorer et si dist a Achatés, son

compaignon : « E! Beaus amis, fait il, esguarde ! Il n’est terre ne regions en tot le munde que

nostre dolors ne seit ja seue. Or esguarde, fait il, vois ici le roi Priant paint et totes ses proëces. 220

E de sa pues tu veïr les chozes dont on puet plorer et dolor faire. E qui seroit ce qui

esguarderoit si n’en avroit tristece ? » Ensi parloit Eneas et, en regardant la painture, li

corroient les larmes a grant fuison aval la face, quar totes i veoit paintes les batailles et coment

la roine d’Amasone Panthesilee i estoit venue et les chivaleries qu’ele i avoit faites o ses

damoiseles. A ce que Eneas esguardoit les ovres qui mout a esmerveillier faisoient, la roine 225

Dido vint au temple o grant compaignie de chivaliers et de jovenceaus qui ou lui estoient. Et

bien sachés que tant estoit bele la roine Dido qu’il ne sçavoit veïr ne querre en forme de feme

nulle plus bele creature. E quant ele ot esguardé ceaus qui ovroient, ele s’asist por meaus veïr

a loisir les plus maistres ovrers. Entretant Eneas, qui l’ot veue, se reguarda, < si reguarda >

si vit ses compaignons cui il en mer cuidoit avoir perdus, entrer ou temple et lor nés estoient 230

au port de la cité arrivees [fol. 152rb] et ancrees. Tantost com Achatés et Eneas les conurent,

bien poés croire que mout i ot grant leece, mais cil que Eneas troverent orent grant paor quant

il le virent illueques si soul que mescheance de ses autres compaignons ne li fust avenue par

le torment. Adonc lor reconta Eneas coment il estoit la venus et que ses nés estoient au port

sos la forest entre II roches aancrees et tuit si compaignon fors ceaus qui d’une nef perirent, 235

si com nos veimes. Lors parlerent ensamble et si distrent qu’il a la roine Dido demanderoient

conduit qu’il aseur <qu’il aseur> fussent a ses pors, que sa gent ne lor feissent grevance ne

dolor ne destorbance, et si distrent entr’aus li pluisor que Eneas ne si demostreroit mie qu’il

fust Eneas trosqu’atant qu’il de la roine savroient la volenté et le corage, quar feme est de

cuer tost muee et a povre conseill menee. Ensi le distrent li Troien et firent, quar devant la 240

roine en vindrent tuit ensamble, mais il ne distrent mie liquels estoit Eneas, qui encor

adonques aparoit par semblance bien d’aus estre rois et sires.

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Que Eneas et si compaignon vindrent devant la roine Dido.

Quant devant Dido furent tuit venu, il l’enclinerent et saluerent et lors parla Ilioneus,

qui d’aus estoit li plus ancieins, et si comensa ensi sa parole : « O tu, roine dame a cui li 245

deu111 [fol. 152vc] ot [sic] donee poësté et segnorie de ceste novele cité faire et estorer por

atamprer et refrener les pueples et les nassions estranges, saches que nos somes Troien, si

nos ont amené et chacé a tes pors li vent et les grans tempestes. Por ce te proions nos, dame,

que tu defendes a tes gens qu’il ne nos fassent, a nos nés ne a nos, anui ne grevance. Aies

merci de nos lignee et si reguarde les dolors que nos avons sofertes. Nos ne somes mie ci 250

venu por forfaire ne por prendre les proies de ta terre, ne nos n’en avons volenté ne force.

Mais saches bien, dame, que nos estions meu por aler querre une terre qui Italie est apelee,

dou non le roi Italus de Sesile, qui i habita sa en ariere et qui fu de nostre lignee. A ce que

nos estions mis en haute mer, tempestes nos envaïrent qui si nos departirent que nos seumes

que li pluisor de nos compaignons devindrent et nostre roi meismement, qui Eneas avoit a 255

non, perdimes nos, qui mout estoit preus et hardis as armes et de grant beauté et sages. Or

somes ci arivé en vostre contree, si voudrions en pais refaire nos nés et nos compaignons et

nos segnor encore atendre por savoir se nos ja orions noveles s’il est encor en vie, quar si nos

savions qu’il fust alés en Italie, nos le sivrions, o en autre contree, et se nos n’en oons noveles,

nos repairerons en Sesile au roi Acestés o en autre terre. » Ensi parla [fol. 152 vd] Ilioneus a 260

la roine et quant ele ot entendues les paroles, ele abaissa un petit le visage et si dist : « O vos

Troien, n’aiés nulle doutance et si sachés que a moi meismes sunt maintes averses chozes

avenues. Il n’est nus regnes ou l’aventure de Troies, si com je croi, ne soit seue et coneue. E

bien sachés que a quelque part que vos voudrés aler et traire, je vos aïderai et d’avoir et de

gens qui vos seront en aïe. E si vos volés avec moi ci demorer, ceste riche cités que je ferme 265

iert vostre et en vostre aïe. Or faites vos nés a terre traire et a vostre volenté refaire. E si ne

doutés mie que je ne vousisse bien que vostre rois Eneas fust sa arivés par tel aventure com

vos estes, et si envoierai je cers messages et fiels par totes les parties daarraines de Libie por

savoir s’il en forest fust ja arivés ne getés par les pesans tempestes. » Adonc n’ot que leecer

es Troiens quant il oïrent ensi parler la roine. Acatés parla premerains a Eneas et si li dist : 270

111 Peut-être à cause de fluctuations dans le texte entre le polythéisme antique et le monothéisme chrétien, il y a ici un problème de déclinaison ou une absence d’accord du verbe avec son sujet pluriel. « Li deu » est un cas sujet pluriel, mais le verbe « ot » est un singulier. On attendrait donc « li deu orent » ou « li dex ot ».

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« Sire que penses tu ? En os tu la roine ? Tu vois que nos tuit asseguré somes, et si vois toz

tes compaignons sains et haités que nos plaignions et dolosions i fors ceaus que nos perir

veimes a nos oils. »

Que la roine Dido fist mout grant joie a Eneas et a tos ses compaignons.

Tantost se traist Eneas avant et si dist a la roine Dido : « Dame, je sui Eneas li Troiens 275

que vos demandés, et si sachés bien que [fol. 153ra] a grant paine sui je eschapés de la mer

d’Aufrique et venus a port en ceste contree de Libie. Or somes en ta merci, quar tu es dame

et roine puissans et loëe. » Lors que Dido vit Eneas, ele fu tote esbaïe, quar mout li sambla

beaus et de grant segnorie et lors li dist : « E, sire, quele aventure vos demaine ? Com ele est

grande qu’ici estes arivés en ceste contree ? Maintes fois ai oï parler de vos, quar li Troien 280

vindrent maintes fois en Sydone. La en oï parler et de vostre pere Anchisés et des autres

nobles princes ausi de Troies. » Adonc n’i ot plus faite demorance. La roine enmena Eneas

en ses riches sales et ses compaignons, et si lor fist grant joie. Entretant demanda Dido a

Eneas o ses nés estoient arivees, et Eneas li dist et ensegna la forest et les II montaignes o

eles erent aancrees. Tantost com ele sot o eles furent et que VII nés i avoit chargees, ele lor 285

envoia XX bues et C pors et C moutons cras et autant d’agneaus tendres por ce qu’il eussent

noveles vïandes, et si lor envoia pain et vin et a si grant planté com il voudrent.

Que Eneas fist aporter de ses plus riches joaus, si en fist faire presens a la roine.

Quant Dido fu venue en ses sales, mout i ot grant joie demenee. La vïande fu assés

tost apareillee et les tables mises. La veist on les riches copes d’or et les hanas ovrés et 290

entaillés a riches ovres. La roine s’asist et [fol. 153rb] Eneas ensamble et li autre baron aprés

si com il estoient. Eneas, qui mout pensoit de son fill Ascanius et qui si doucement l’amoit

come pere, envoia Acatés por lui as nés et si comanda qu’il aportast avec lui le riche manteau

que la roine Helaine avoit aporté a soi a Troies quant ele en vint avec Paris de Gresse. Celui

manteaus parestoit trop riches, aornés d’or et de pierres precioses, et si aportast ausi son riche 295

septre et le riche noscle112[sic] que li ainsnee fille le roi Priant soloit porter a son cou par

grant segnorie, et la riche corone doublé [sic] d’or et de pierres, precioses gemmes113. Et tot

112 Il s’agit du mot « nosche », qui signifie « boucle, fermoire, bracelet, agrafe ». 113 Dans le ms. BL, Add. 15268, il est indiqué « pierres gemmes » (fol. 132vd), alors que dans le BnF, fr. 9682 on retrouve « de precieuses gemmes » (fol. 137vc).

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comanda Eneas que ses fills li aportast por doner a la roine qui tant se penoit de lui aaisier et

sa compaignie. Quant Acatés sot la volenté Eneas, il s’en ala as nés grant aleure et si amena

Ascanius a toz les riches presens en la cité et es sales la roine. Les nés n’erent mie de la vile 300

lointaines, por ce repairerent il plus tost ariere. Tantost com Ascanius, qui encor estoit assés

enfes, vit la roine, il la salua et enclina et puis ala baisier son pere. Et que plus l’esguarda la

roine, plus et plus l’entreprist la fole amors dont ele ja si enivroit que ne li sovenoit mais de

Sicheus, son baron, solonc qu’il soloit faire, ele baisoit l’enfant plus et plus por l’amor au

pere. Et que plus le baisoit, plus s’enbatoit en la folie et en la rage. Quant les tables furent 305

ostees et l’aigue fu donnee, la roine but et Eneas et tuit [fol. 153vc] li autre. Adonc ot grant

joie par la sale. Estrument i sonoient por aus esbaudir. Et aprés ce il s’asistrent sor les riches

dras de soie, et lors que la nuis fu venue, il i ot alumé si grant lumiere que la nuis i ot tote

obscurté et la tenebror perdue. E aprés ce que li Tyriein, ce sunt les gens la roine, et li Troien

orent grans festes demenees ensamble, la roine Dido, qui ja estoit de l’amor Eneas si 310

sousprise qu’ele tote la nuit vousist ensi estre, li dist : « E ! Sire, quar nos contes tote l’ueure

coment li Griu vindrent sor Troies et coment il l’asistrent, et coment li rois Prians et ses riches

barnages le defendirent. » Atant fu tote li noise abaissee. Et si se traistrent tuit li chivalier

vers Eneas et vers la roine pour ascouter et por entendre. Eneas comensa a parler et si dist :

« Dame, vos me comandés a renouveler ma tresgrande dolor, c’est que je raconte coment li 315

Grui destruistrent Troies et les grans richeces et tot le regne, et si volés que je vos die les

grans dolors si com je les vi en mains lius a mes oils, et je meismes en eu bien de la dolor ma

partie, quar je i perdi ma feme que je mout tresdurement amoie. E ! Dame, qui poroit ce

raconter qu’il ne li convenist plorer sans atargance. Sachés bien que par trois chozes pooit

estre nostre cités guarandie qu’ele ne fust destruite, et se li une de ces trois chozes nos fust 320

demoree, ja ne fussons vencu ne la vile perie. Li une de ces trois [fol. 153vd] chozes, si estoit

la vie Troilus, XX ans tant solement, mais Achillés ne le nos laissa mie. Li autre, si estoit li

Palladions : c’estoit une ymagene faite a l’onor le deuesse Minerve que Ulixés et Diomedés

nos emblerent par combonneors qu’il en la cité orent. La tierce si estoit li cors le roi

Laomedon, qui estoit nus et enserrés ou mur de la porte qui Scea114 estoit apelee. Et tant com 325

114 Il s’agit des Portes Scées. Elles sont apparamment infranchissables, puisqu’elles ne s’ouvrent que de l’intérieur.

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il i fust sans remuer ne fust ja la cités prise, mais li murs et la porte furent abatu et li cors

remués a nostre grande pesance. »

Que Eneas conta a la roine Dido tote la destruction de Troies.

Aprés ce comensa Eneas a raconter a la roine tot en ordene coment li Griu

assamblerent lor os et por quoi, et coment il s’en partirent dou port d’Ataines et coment il 330

vindrent a Tenedon et de la a Troies, et coment il ariverent. N’i laissa Eneas a raconter nulle

creature ne destors ne de batailles que li un feissent vers les autres, ne cors a cors ne ensamble,

par X ans que li sieges dura ains que la vile fust prise. Et aprés ce conta coment il perdi sa

feme entre les grans presses, la o il n’estoit mie, et com grant paine il ot au querre qu’ele

estoit devenue, quar la ou la vile ardoit de totes parties l’ala il querre, toz armés sor son chival 335

as sales le roi Priant, son pere, mais ele n’i estoit mie, ains estoit ja morte de dolor entre les

gens et avoit per-[fol. 154ra]-due la vie. E puis si dist que quant il ne le pot trover, qu’il la

comensa a hucher a hautes vois tot la ou il aloit par les rues. « Et quant je l’eu tant quise, fait

Eneas, que je mais ne savoie que faire ne seu mot, la ou je m’en repairoie a mon fill et a mon

pere et a m’autre gent que je tote avoie deguerpie, si s’aparut devant moi li espirs de li et li 340

ymage, mais plus grande me sambloit qu’ele ne soloit estre. Quant je le vi premerement, je

en eu grant hisde et je me rasegurai tantost com je l’eu reconeue, et si li dis : « E ! Ma douce

suer, coment me porra estre jamais ma dolors alegee ? » Ele me respondi et dist qu’ensi le

voloit Deus et qu’ele n’en alast mie de la contree, et si me dist que je mout avroie de paines

par mer et par terre, et lors s’esvanui de moi, mais ainsois m’ot mout proié de mon fil 345

Ascanius que je en cherté le tenisse. Et je, qui ploroie et qui mout desiroie a li parler, le cuidai

acoler et retenir ains qu’ele se fust de moi partie, mais je ne le peu [sic] aprocher tant que je

la sentisse. A la fin, quant je vi que je l’avoie perdue, je m’en repairai a ma gent qui tant

s’estoit trait defors la cité en une montaigne que je revenisse. Et quant je i vinc, je i trovai

mout de gent que je mie n’i cuidoie, homes et femes a toz lor avoirs, qui me distrent qu’il 350

estoient apareillé d’aller avec moi en quelconques terres je mener les voudroie. Entretant, fait

Eneas, fu la nuis alee [fol. 154rb] et estoit ja venue la jornee, et nos esguardames de la o nos

estions, si veimes les Grijois as tentes et as entrees des portes et la cité ardoir et torner a

cendre. Nos en alames la ou nos nés estoient apareillees et si entrames ens, et quant les voiles

furent dreicees et amont sor les mas levees, nos nos mesimes en haute mer o nos eumes mout 355

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de paines. Dame, nos arivames en mainte terre ansois que nos ci parvenissiemes, et si parlai

a Helenus, le fill au roi Priant, en Macedonie et si vit avec lui Andromaca, qui fu feme au

preu Hector dont vos avés oï parler maintes fiees. Helenus, qui mout estoit sages, me dist

mout et conta des paines qui me sunt avenues et qui m’avendroient encore, quar il me dist

que je et ma lignee en irions en Itale et que autrament [sic] ne porroit il estre, quar Itale fu 360

premerement airetee de nostre lignage et dou roi Italus de Sesile fu ele Itale apelee. Quant tot

ce m’ot dit Helenus et assés pluisors autres chozes, je me departi de lui et si me remis en mer,

si errai tant : que vos iroie je plus contant ne disant ? La pris je port ne115 la issi je a terre,

quar griés tormente et orrible entre mes autres paines m’a ci arivé en vostre contree o vos

m’avés fait mout d’onor, et a ma compaignie. Et bien sachés que mes peres, rois Anchisés, 365

que je mout amoie, fu mors a la cité qui Drepanum116 est nomee, et la ot sepouture. » [fol.

154vc] A cest mot cheïrent a Eneas les larmes des oils, si laissa et fina sa parole.

Que la roine Dido fu esprise et sousprise de l’amor qu’ele avoit a Eneas.

Tuit cil qui la estoient orent Eneas entendu et ses paroles, et la roine assés plus

ententivement que tuit li autre, quar il n’i dist, ni raconta nulle creature qu’ele adés ne le 370

reguardast ou visage, et tot ce li faisoit croistre l’amor desmesuree dont ele estoit ja esprise

come fole et alumé117 [sic]. Ja estoit grans piece de la nuit alee. Li lit furent fait et la roine

Dido prist congié a ses hostes, si s’en ala en ses chambres et li autre s’en partirent et alerent

a lor hostels en la vile. Eneas se coucha, qui volentiers s’i repousa et cil ausi qui avec lui

estoient. Mais qui qui dormist, n’i reposast la roine ne dormi mie, ains li sambloit tantost 375

come elle clooit les oils qu’ele veist le visage Eneas et qu’ele le veist parler ausi visablement

com ele l’avoit veu parler et oï la vespree. Tel vie et plus grevable assés mena tote la nuit la

roine. E quant vint a la jornee, ele se leva, si apela sa seror et si li dist : « Anna, douce amie,

ne sai quels visions m’ont anuit en dormant trop espoentee. Cis nostres noveaus hostes me

samble mout beaus et si est de tres haute lignee, de ce ne doute je mie. E, quantes batailles et 380

115 Le contexte ici ne semble pas virtualisant et permet mal d’expliquer le « ne », qui n’est d’ailleurs pas présent dans le ms. BL, Add. 15268. On retrouve cependant un « et » à l’endroit où se trouve le « ne » dans le BnF, fr. 20125, dans le passage suivant : « Que vos irroie je plus contant ne disant ? La pri je port et issis a terre » (fol. 133vd). Dans le ms BnF, fr. 9682, on retrouve la phrase suivante : « Que vous yroie je plus contant ne disant ? La pris ge port et la issi ge a terre » (fol. 138vc). 116 Il s’agit de la cité antique de Déprane en Sicille. 117 Dans le ms. BL, Add. 15268, on a bien le féminin attendu « alumee » (fol. 134ra), tout comme dans le ms. BnF, fr. 9682 (fol. 138vd).

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quantes paines il a eues et sofertes ! Se mes corages me tenoit [fol. 154vd] ensi fermement

d’endroit lui com il fait ore, je le prendroie en mariage, quar puis que Sicheus fu mors, mes

barons, ne me traist mais mes corages tant a null home, mais meaus voudroie estre morte que

je feisse vilainie dont je fusse en mal reprise. » Et tantost com ele ot ce dit, li emplirent li oill

de grosses larmes qui li decorroient aval la face. Anna la recomensa a adoucier de sa parole 385

et si li dist : « Dame, reconfortés vos et si n’aiés mie tostans si dur corage, vos ne vos vousistes

onques apoier a baron reprendre puis que premerement fu mors Sicheus, et si vos ont tant de

haut roi requise. Dou roi Iarbas118 refusastes vos le mariage et de pluisors autres. »

Que la roine Dido ne vout mie prendre le roi de Sesile por la proiere de ses homes.

Segnor et dames, cis Iarbas fu rois de Sesile. Et quant la roine Dido fu premerement 390

venue en Libie et ele ot sa cité comencee a faire, cis rois oï parler de sa beauté et de son sens

et de sa richece, si dist qu’il la prendroit a feme et tantost i envoia ses messages, mais la roine

dist qu’ele n’en voloit mie. Li rois, quant il le sot, fu mout dolans et tantost rasambla ses

gens, si coru sor la roine et si li voloit defendre a fermer sa vile, mais li home la roine se

traistrent a li et si li distrent que trop faisoit grant mal qui ensi [fol. 155ra] les voloit destruire. 395

Ensi parlerent tant a li qu’ele vit bien et entendi que si home la destreindroient a ce que faire

li conviendroit et otroier celui mariage. Adonc lor respondi et dist qu’il li sofrissent tant

qu’ele eust fais ses sacrefices por apaisier l’arme de son baron qu’ele n’en fust trop coroucee.

Atant fist faire la roine un grant fu ausi com por faire son sacrefice. E quant li fus fu grans et

pleniers, ele se laisa cheïr ens, si se voloit ardoir, mes sa gent le rescoustrent et si distrent 400

qu’il ansois se combatroient qu’ele jamais fust mariee se par sa volenté non en totes lor vies.

Adonc sot li rois Iarbas ceste choze, si repaira ariere, quar il cuida qu’ele null home ne vousist

avoir por la grant amor de son baron qui perdue avoit la vie. E la roine por ceste choze fu

apelee Dido, c’est autant en lor language com barnesse, quar ele estoit devant ce Elissa

nomee. E bien sachés ausi que Cartage estoit premerainement Birsa119 nomée et aprés Tirois 405

et a daarains Cartage por un chasteau qui estoit apelés Cartha : entre Sur120 et Baruth121 seoit

et la fu la roine Dido nee.

118 Hiarbas, roi mythique d’une région de Libye. Il désire épouser Didon qui se refuse à lui. 119 Nom de la colline obtenue par Didon, près de laquelle elle fonde Carthage. 120 Il s’agit de la ville de Sour, située sur le Golfe d’Oman. 121 Nous pensons que l’auteur renvoie à la ville de Beyrouth.

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Que Eneas ala chacier un jor en la forest avec la roine.

Mout parla Anna a sa seror la roine et li loa a retenir avec li Eneas et a baron prendre,

et qu’ele en proiast les deus et si lor en feist sacrefices qu’il a Eneas en donassent volenté et 410

co-[fol.155rb]-rage. Totes ces paroles eschaufoient plus et plus la roine qui endroit l’amor

n’estoit mie froide. Adonc fist ele ses sacrefices, mais que li valoit ce a faire ? Ele estoit ja si

sousprise qu’ele ne savoit que le peust faire. Aprés ce revint ele a Eneas, et si l’amena par sa

cité et si li mostra ses grans richoises. Ne li sovenoit mais de sa cité fermer ne de ses grandes

tors enhaucier vers les nues. Tos avoit obliés ses afaires por l’amor Eneas dont estoit souprise. 415

Ensi fu Eneas en Cartage avec la roine Dido, qui li faisoit tot le bien et tote l’onor qu’ele li

pooit faire, tant que ce vint la matinee au point dou jor, la roine fu levee et tote sa maisnee et

apareillee si com por aler en la forest. Et Eneas et lor gent ausi se remistrent a la voie aprés

la roine qui ja s’en aloit grant aleure. La matinee fu mout bele et cil qui la forest savoient

quistrent tant les bestes qu’il a grant planté en troverent. Lors comensa lor deduis si come de 420

traire. Ascanius et si compaignon furent tuit premerain, et Eneas en sa compaignie. Entretant

qu’il ensi espars par la forest estoient, et il tuit et la roine mesmement as cers et as bisses

entendant estoient par pluisors parties en la haute forest. Uns fors tans comensa a lever et si

comensa a toner et a esclistrer si tresdurement qu’il sambloit que la forest confundist tote.

Aprés co-[fol. 155vc]-mensa a plovoir a si tres grans fuisons et gresils et aigue cheïr ensamble 425

qu’il sambloit que de celui jor ne deust eschaper nulle creature. Tantost se mistrent a la voie

por la poor de la tempeste la gent Dido et Ascanius et sa compaignie. E la roine tote soule

vint corant sor son chival o ele ceoit a une mout bele fosse jouste une grant roche. La vint

Dido et Eneas fuiant par aventure. Eneas descendi, et la roine, et si entrerent sos la roche et

lor chivaus mistrent a l’entree que li fors tans et la tempeste fust trespassee. La furent ensi 430

soul Eneas et Dido, et tant descovrirent lor corages et tant parlerent et firent que Dido cuida

bien estre segure qu’Eneas le deust toz jors tenir a feme et maintenir et governer li et son

regne. La furent les premeraines assamblees de lor II faites et lors convenances acreantees.

Quant li lais tans fu trespassés et la tempeste acessee, Eneas et la roine Dido se remistrent a

la voie et si encontrerent lor gens qui encontre aus repairoient. Ensi repairerent a Cartage. 435

Bien cuida avoir esploité la roine de ce que ses gens desiriers et sa volentés estoit aemplie,

mais ele ne savoit mie l’aventure que li estoit a avenir de ceste choze. La nouvele fu lors

espandue par tote la contree qu’Eneas tenoit la roine et qu’il la devoit avoir en mariage. De

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ce le lairai ester [fol. 155vd] et de lor joies ausi qu’il demenoient si dirai briement avant por

suir l’estorie. 440

Que la roine Dido s’ocist por ce que Eneas l’avoit deguerpie.

Une nuit gisoit Eneas en son lit, si li vint en vision qu’il n’arestast en Cartage, mais

alast s’en tost122 en Itale si com li deu le voloient, quar la devoit il aireter la contree et sa

lignee, et guardast bien qu’il n’i feist plus demorance que li deu a lui ne s’airassent. Quant

Eneas ot ceste vision veue et entendue et il fu esveilliés, il fu mout dolans, si ne sot que faire. 445

D’une part doutoit il mout a corocier Dido et d’autre part les deus qui li avoient la terre

promise d’Itale. Parmi ces II griés fais se porpensa il en la fin que meaus li viendroit qu’il

corousast la roine Dido, qui tost par aventure, s’ele ne le veoit seroit rapaee, que les deus o il

avoit sa fiance. A l’endemain parla a sa gent et a sa maisnee a conseill por ce qu’il n’en fust

apercevance, et si lor dist qu’il as nés alassent et si les rapareillassent et guarnissent de tot ce 450

que mestier lor estoit, quar il les en conviendroit aller querre la terre que li deu lor avoient

promise. Ensi le firent cil et mout isnelement, et si retraistrent totes lor gens et lor chozes as

nés mout celeement por ce que la roine n’en eust apercevance. Et Eneas ausi lor avoit dit que,

tantost com bons vens seroit, vendroit [fol. 156ra] il apareilliés et si se metroit en mer sans

parler a la roine. Mais ensi ne fu il mie, quar ce fu Dido tote premeraine qui perceut et sot lor 455

alee. E savés vos por quoi ele en fu si tost aperçue ? Por ce qu’ele estoit tos tans123 en doute

qu’ele ne perdist ce qu’ele trop amoit. E quant ele en fu primes aperceue et ele vit as nés

porter les harnés et les chozes qui lor estoient necessaires, ele fu si esbahie et si dolante qu’ele

ne sot que faire. Parmi tote la dolor qu’ele avoit vint ele a Eneas et si li dist : « E, sire Eneas,

coment poés vos penser a faire si grant felonie que si coiement vos volés departir de ma 460

terre ? Mout parestés crueaus quant li amors que je ai a vos ne la fois que vos m’avés fiancee

ne li ivers que nus hom ne s’i doit metre en mer ne vos poent retenir come samble. Je te pri

par les fois que nos nos entreplevismes et par les larmes que tu me vois espandre, et si je t’ai

fait null service qui te plaise, que tu laisses ester ceste pensee et la volenté que tu as entreprise,

quar saches bien que mout de roi et de gent me heent por toi, et por l’amor que je ai a toi ne 465

122 Dans le ms. BnF, fr. 9682, on retrouve la formulation suivante : « mais s’en alast tost en Ytaille » (fol. 139vd). Tout porte ainsi à croire que le copiste a simplement inversé les mots lors de la transcription de son manuscrit. 123 Nous avons pris la décision de mettre un espace entre tos et tant. Toutefois, nous tenons à signaler qu’il s’agit dans le manuscrit d’un s long.

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m’en chaut il et si en ai guerpi tote la honte. » Tels paroles et assés pluisors autres dist Dido

en plorant a Eneas por ce qu’ele le retenist volentiers s’ele le peust faire. Mais Eneas, qui

mout la reconfortast volentiers, dist a li en la fin qu’aler l’en con-[fol. 156rb]-venoit par le

comandement de ses deus en Itale et que li arme d’Anchisés, son pere, s’aparissoit a lui mout

souvent en vision, qui li remetoit devant et resomonoit la voie. Adonc n’ot en Didon que 470

corrocier, qui tote fundoit en larmes. Mout parla a Eneas et Eneas a lui, qui rapaisier et

rasoagier le cuidoit, mais en la fin vit il que ce ne pooit estre, et por ce que faire li convenoit

ce que li deu li comandoient, se departi il de li a quelque dolor et si s’en ala a sa navie. Es

nés entra Eneas et tote sa maisnee, et li maroner arracherent les ancres de terre et si

desvoloperent [sic] les voiles au vent por les nés eslongier dou rivage. E, segnor, quel 475

samblant pot adonc faire la roine Dido, qui en sa plus haute tor estoit montee ! Mout ot au

cuer grant dolor quant ele vit les vaisseaus movoir et le vent ferir es voiles, quar trop avoit

son cuer mis en amer Eneas, ce poés vos bien croire. Ne vos en ferai autre alongance de sa

dolor par parole, mais qu’ele quist tant art et engien qu’ele fu essolee de Anna, sa seror, et de

tote sa maisnee. Et lors vint en sa chambre, si se dolosa mout et quant se fu par si soule 480

desmentee, ele prist une espee qu’Eneas avoit la laissee, si s’en feri par mi le cors a droiture.

Que ansois que l’arme fust partie de la roine vint sa suer Anne qui trop l’amoit.

[fol. 156vc] Ensi s’ocist la roine Dido de Cartage por l’amor Eneas, son oste. Encor

n’en estoit mie l’arme partie et quant Anna i vint, qui trop grant dolor demena quant la vit en

son sanc toellier et estandre. Adonc ot grant dolor par tote la cité de Cartage. Mais par mi 485

tote la dolor mistrent il le cors de la roine en cendre si com adonc en estoit costume et si la

firent riche sepouture. Or mout dura la dolors ansois que li cors fust ars et mis en cendre,

quar tuit cil de la cité l’amoient mout si come lor bone dame, dont il estoit grans domages

qu’ele avoit ensi perdue la vie.

Que Eneas revint en Sesile. 490

Ne dirai plus ore de la roine Dido, qui premerement fu Elissa nomee, ne de la dolor

com demena de sa laide mort par tote sa contree. Ains dirai d’Eneas qui a son pooir eslongoit

Libie por aller querre Itale que li deu li a-[fol. 156vd]-voient promise. Tantost si com je vos

ai dit devant, com Eneas fu es nés entrés, se partirent tuit li mariner dou port au plus tost que

il porent. E quant il orent tant coru qu’il furent en haute mer et qu’il ne porent mais veïr terre, 495

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uns fors tans lor vint et une si trés grans tempeste que li maistre maronier ne savoient qu’il

peussent faire, ains erent si esbahi qu’il comanderent totes les voiles jus a metre et les nés

laissier aller a la volenté des vens en cui poësté il estoient. En tel paine com vos m’oés conter

estoit Eneas en mer et sa compaignie. E quant la nuis fu venue, li maistres nochers, qui avoit

a non Palinurus, dist que, se les estoiles qu’il maintes fois avoit veues et coneues ne le 500

decevoient, qu’il li sambloit que li vent les menoient vers la terre de Sesile, dont Acestés

estoit rois et sires. Quant Eneas l’oï ensi parler, il en ot grant joie et si dist qu’en nulle terre

ne voudroit il plus volentiers ariver que la, se li deu l’en voloient, quar Acestés estoit mout

ses amis et dou lignage as Troiens : « Et si sunt li os, fait il, d’Anchisés, mon pere, en lor

sepouture. » A ces paroles cessa li fors tans et la tempeste, bon vens et droiturers lor revint, 505

dont il orent grant joie, et tantost furent les voiles restendues sor les antaines et sor les mas

resachees. Eurus s’i feri qui tost les remist [fol. 157ra] a la voie. Ensi corurent tant qu’il

ariverent en la terre le roi Acestés qui mout en ot grant leece tres ce <tres ce> qu’il ot en la

mer les nés ja coneues. E tantost com il furent en port entré, le rois Acestés les receu a grant

joie et mout les complainst et aisa por la grant paor et por la grant paine qu’il avoient eue. 510

Quant vint a l’endemain, Eneas parla au roi Acestés et a ses compaignons. Et si lor dist que

li aniversaires estoit de son pere et qu’il mout liés estoit de ce qu’il estoit parevenus a celui

termine et qu’il bien savoit que c’estoit par la volenté des deus. Lors atorna et devisa li rois

Acestés et Eneas a faire jus de diverses manieres a la tombe son pere, quar ensi estoit

adoncques la costume. Et contre ce que li hom <que li hom> qui mors estoit estoit haus hom 515

et riches, si oir et si ami plus haus gius et plus riches i faisoient. E a ces gius faire

s’esprovoient li jovene bachalier et li vaillant quels forces et quels proueces il avoient, quar

il faisoient cors de chivaus. Il getoient plomees o autres pesans chozes. Il lansoient espieaus,

il luitoient. Il sailloient et en mer et en terre. De totes chozes s’esprovoient il li un contre les

autres et la a celui aniversaire qu’Eneas fist de son pere ot fait mout de proueces, quar tant 520

s’en penerent quant qu’il porent Eneas et sa gent et li rois Asestés et sa gent ausi, et par mer

et par terre.

Que Eneas se remist en mer [fol. 157rb] por querre la region d’Itale.

Quant li giu furent ensi finé et il furent repairé a la sepouture Anchisés, li fus esprist 525

en lor nés qui totes eussent esté arses ou rivage, se ne fust uns messages qui le nuncia la o il

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estoient. Et si dist que les dames des nés meismes les avoient esprises por ce qu’eles

vousissent illueques faire demorance, quar trop erent lassees et debrisees, qui paine et travaill

avoient soferte par terre et par mer pres avoit de VII ans qu’eles estoient meues de lor contree

deserte. Quant il entendirent ces nouveles, Ascanius, qui seoit sor son riche destrier, i vint 530

premerains et Eneas aprés et li autre qui les nés rescoustrent ou rivage a grant paine. Mais en

la fin en i ot IIII perdues et arses, et ausi eussent esté totes les autres, ja ni fussent rescosses,

mes il comensa a plovoir si tresdurement et a grant fuison, qu’il sambloit que tote creature

en deust confundre et ce lor aïda mout a lor nés a rescorre. Aprés ce ot conseill Eneas qu’il

illueques comenceroit une cité nouvele affaire et si la pupleroit des gens qui avec lui venu 535

estoient et qui en bataille mestier ne li avoient. Et ensi le fist il par l’otroi dou roi Acestés,

qui ne le desvout mie. Et adonc devisa Eneas et marcha la grandor de la cité et si dist que ce

seroit Troies la restoree, mais aprés ce la nomerent cil dou regne [fol. 157vc] Acestam dou

non le roi Acestés en cui terre ele estoit fundee. En cele cité laissa Eneas les femes et les

anfans et les ancieins, et si eslist tote la jovente fort et aïdable por mener avec lui en Itale. 540

Petit i ot de gens, mais mout estoit preu et hardi por combatre et par mer et par terre. Quant

tot ce fut fait et Eneas ot fait a la tombe son pere ses gius et ses sacrefices et finés toz ses

obseques, li airs fu beaus et clers et la mers paisible, et Eneas prist congié au roi Acestés et a

sa gent qu’il la laissoit, qui grant dolor demenoient. Lors revint Eneas a ses nés, qui bien

furent rapareillees et changees de vin et de vïandes et de tot ce que mestiers lor estoient et de 545

chevaus et d’armeures, si entra ens et Ascanius et tote lor compaignie. E tantost com les

ancres furent fors de terre arachees, li vens s’i feri es voiles, qui les nés eslonga tost dou

rivage.

De ce mesmement encore que Eneas s’en repaira vers Itale.

Segnor et dames la ot grant dolor demenee, quar quant la gent que Eneas ot la laissee 550

virent les nés en mer floter et a la voie prendre, petit s’en failloit qu’il en l’aigue ne sailloient.

La oïst on les grans cris que les dames faisoient aprés lors amis et lor fils et lor freres, meismes

li roi Acestés, qui au port estoit, et tote sa gent dolant en estoient. De ce le lairai ester ore, si

dirai d’Eneas qui s’en aloit le plain cors [fol. 157vd] droiturerement vers Itale, qui adonques

n’estoit mie si puplee de gent com ele est ore. Les nés siglerent tot le jor et tote la nuit a bon 555

vent, mais quant vint pres de dimie nuit, il lor avint une grans mescheance, quar lor maistres

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maroniers Palinurus someilla un petit por la doucor de la nuit, qui mout estoit serie, et por ce

que mout estoit lassés de regarder es estoiles qui mout cleres et resplendissans estoient. El

soumeillier qu’il fist il s’entroblia sor le bort de la nef, si chaï en l’aigue et la fu il noiés

c’onques ne fu rescous ne n’i ot aïe. De ceste aventure fu Eneas, qui mout l’amoit de grant 560

maniere, trop tristes, si le complainst mout et ausi firent tuit li autre. Aprés ce il ariverent et

pristrent port en une isle qui Eulioea124 estoit apelee. Et si avoit une cité, Calchis125 estoit

nomee. De cele cité issirent gent qui en campaigne enfunderent une des cités qu’il Cumas126

nomerent. Campaigne si est par de la Rome et si fu ensi nomee et apelee dou non Capis, le

neveut Eneas, qui la tint et pupla quant Eneas et Ascanius orent Itale conquise. Cele cité 565

Cumas vos ai cité rementeue por ce que li pluisor ont oï parler de Dedalus127. Et la s’en fui il

por la paor du roi Minos128 de Crete, qui le vout ocire. Li pluisor sevent bien l’ochoison por

quoi il vout ce faire, et assés i a qui ne le sevent mie, ains cuident de la fable que [fol. 158ra]

ce soit verités et la verités n’en conoissent mie, mais totes ores ains que je d’Eneas die avant,

dirai je quels hom Dedalus fu et por quoi il guerpi sa contree. Voirs fu ou comencement que 570

Minos fu rois de Crete et sa feme ot a nom Pasiphé129, qui haute dame estoit et roine bele sor

totes les dames dou regne. En Crete adonques manoit Dedalus sages hom et bon enginieres

de diverses ovres a faire. Or content li plusor une fable et si est voirement mesonge que la

roine Pasiphé, feme du roi Minos, fu ensainte, si com sunt encore, quant Deu vient a plaisir,

pluisors autres dames. Cele roine Pasiphé porta son fais trosques atant que ce vint a son 575

termine droiturer que ele en diut avoir delivrance. E quant ele se delivra de tele porteure, ele

ot une creature la moitié tor et la moitié home, si fu apelés Minotaurus130 et, que plus, le norri

on par le comandament le roi, qui cuidoit que ce fust ses fiz. Plus devint crueaus et si qu’il

mangoit et devoroit homes et femes quant il les pooit ataindre. Por celui diable enserrer

manda li rois Minos Dedalus et si li fist faire une maison merveillouse atant d’entreclos et de 580

chambres qu’el mout n’avoit creature, s’ele la dedens en la moiene fust encloze, que jamais

124 Eubée, île grecque donnant sur la Méditerranée. 125 Ville principale de l’île d’Eubée, située sur le détroit de l’Euripe. 126 Cumes, ancienne cité grecque, connue pour être le domaine de la Sibylle de Cumes. 127 Dédale, architecte et inventeur de la mythologie grecque, connu pour avoir conçu le labyrinthe abritant le Minotaure. 128 Roi légendaire de Crète, mari de Pasiphaé et père d’Ariane, de Phèdre, de Deucalion, d’Androgée, de Glaucos, de Catrée, d’Acacallis et de Xénodicé. 129 Pasiphaé, épouse du roi Minos et mère du Minotaure. 130 Minotaure, créature mi-homme mi-taureau, engendré par Pasiphaé.

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fust reparree a l’entree, quar C huis i avoit puis compassoit le pre-[fol. 158rb]-merain qui toz

desvooient ceaus qui la dedens estoient. En cele maison fu cil monstres enclos. En celui tans

estoit cil d’Athenes sougit au roi Minos de Crete qu’il li devoient chascun an envoier VII

vailles et VII meschines de treuage et tels com li rois Minos les mandoit ou roiaume. E quant 585

il erent venu en Crete, li rois les faisoit metre devant son monstre qu’il avoit enclos, qui les

devoroit et mangoit sans atargance. Adonques en celui tans estoit Egeus131 roi d’Atenes. Si

li convint envoier son fill Theseus132 en Crete por celui treuage avec les autres et quant il se

parti de lui, il li fist a ses nés totes metre noires voiles et si li dist que, se il pooit eschaper en

nulle maniere qu’il ni perdist la vie, au reparrier mesist sor les mas de ses nés blanches voiles, 590

si savroit bien qu’il seroit guaris de si loign com il le poroit en la mer parceivre. Teseus dist

au roi, son pere, qu’ensi le feroit il, se li deu l’en [fol. 158vc] laissoient raporter la vie. Mais

quant il fu venus en Crete, li rois Minos avoit une fille, Adriana133 estoit nomee cele. Quant

ele vit Theseus si bel et de si grant proëce, ele l’en ama forment et si li dist que se il l’en

voloit avec lui porter en sa contree, ele le delivreroit de la mort et de la prison de son pere. 595

Teseus li creanta a tenir ceste convenance et tantost ala la demoisele a Dedalus et si enquist

coment ele poroit delivrer Theseus. Dedalus li dist qu’il meslast poil et pois ensamble, si

l’aportast avec lui, et quant il venroit au mostre, se li getast devant. Et il tantost le voudroit

tot mangier, mais ne le poroit tant mascher qu’il le peust avaler ne enduire. Et entretant qu’il

a ce entendroit, le porroit Teseus ocire, quar de la pois et dou poil ne poroit li diables delivrer 600

ses dens ne ses joës. « E quant il doit entrer en la maison, si li charges, fait Dedalus a la

demoisele, un loncel de fil. Si l’atachara a l’entree et si l’ira tot desvolopant tant qu’il avra

sa besoigne faire. Et puis par le fil qu’il resivra s’en pora il rissir et repairier ariere. » Ensi le

fist Teseus par la damoisele et si ocist le monstre, puis mist la pucele en sa nef, si se remist a

la voie sans le seut le roi Minos, qui mout en fu dolans quant il le sot. Et Teseus ot si grant 605

joie de ceste aventure qui li estoit avenue, qu’il oblia ce que ses peres li avoit dit, [fol. 158vd]

c’est qu’il sor ses mas mesist blanches voiles s’il eschapoit et repairoit a tote la vie.

131 Égée, roi d’Athènes et père de Thésée. 132 Thésée, fils d’Égée et vainqueur du Minotaure. 133 Ariane, fille de Minos et de Pasiphaé. Elle aide Thésée à retrouver son chemin dans le labyrinthe grâce à une pelote de fil.

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Que li rois Egeus se laissa cheoir en la mer por la dolor de son fill, qui cuidoit qu’il eust

perdu la vie.

Quant li rois Egeus vit les nés son fill raparrier a totes les noires voiles, il cuida 610

certainement qu’il i fust mors et qu’il ne revenist mie. Lors se laissa cheoir de dolor des

fenestres en la mer. Ensi et par ceste ochoison perdi la vie. E li rois Minos sot que Theseus

estoit eschapés par Dedalus, si le mist en prison et son fill avec lui. Mais Dedalus fist eles a

ses bras et as bras son fill de pennes et de pois et de sire par grant maestrie, si monta sor les

fenestres et si s’en volerent tant et alerent que Icarus134, li fill Dedalus, vola trop haut, si 615

eschaufa la cire a quoi les penes le tenoient et il chaï en la mer, si noia. Mes totes voies en

ala ses peres tant, ce dit Salustius135, qu’il vint en Sardagne136 et aprés en ala a Cumes. Ensi

eschapa Dedalus de la prison le roi Minos de Crete. Ce en content li pluisor qui en faillent,

mais a briés mos vos en dirai la verité de l’estorie, quar bien sachés que la roine Pasiphé ne

peust mie avoir faite si grande diablie com de porter tele creature. Verités fu que li rois Minos 620

ot un notaire o liu de sa maisnee, cil estoit només Taurus, et cestui en ama la roine Pasiphé

de Crete. Tant fist la dame [fol. 159ra] et tant quist art et engien por ce que ele estoit pres

guardee que ele en la maison Dedalus giut avec celui Taurus et si en fu ensainte et aprés o

devant giut avec son baron. Et si avint que, quant ele se delivra de sa porteure, qu’ele ot II

enfans a cele fiee, l’un, ce dient, de celui Taurus et l’autre de son baron, qui Minos avoit a 625

non. Et de ce traistrent la fole gent la fable et si distrent que c’estoit uns monstres, si ot a non

Minotaurus et sans faille assés fu ce grans merveille. Li rois Minos sot en la fin ceste choze,

si en mist en prison Dedalus et son fil ausi, qui avoit a non Icarus, mais la roine Pasiphé lor

aïda et fist tant et dona a ceaus qui les guardoient qu’ele les mist fors de prison, et il entrerent

en une nef, si voiderent la contree. Mais Icarus chaï en la mer fors de la nef, si i noia, dont 630

mout dolans fu ses peres. Et Dedalus s’en ala et guoverna sa nef tant qu’il vint a Cumes. Tant

en content par verité les estories.

134 Icare, fils de Dédale, meurt pour s’être trop approché du soleil, faisant fondre la cire qui tenait les ailes créées par son père. 135 Nous pensons qu’il s’agit de Salluste, historien romain ayant vécu de 86 à 35 ou 34 av. J.-C. 136 Sardaigne, île qui se trouve dans la Méditerranée, située à l’ouest de l’Italie et au sud de la Corse.

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Que Eneas ariva en Itale, qui ore est dite Lombardie.

Quant Eneas et ses gens furent arivé et lor ancres furent getees, il issirent a terre. Li

pluisor aporterent l’aigue et si alumerent le fu por lor vïandes cuire. Et Eneas ala en la forest 635

a un mout riche temple que Dedalus avoit la fundé tres celui tans que je vos ai conté devant

et en ou porche estoit tote painte cele [fol. 159rb] estorie dou roi Minos que vos avés oïe. En

celui temple prist respons Eneas qu’il alast a Sebile, qui en cele forest manoit, vielle et

decrepie, et cele l’en menroit a infer por veïr l’arme d’Anchisés, son pere, et de tote sa lignee

qui de cest siecle trespassé estoient. Mais tot ce est mesonge, quar onques Eneas en infer ne 640

fu tant com il fust en vie s’il n’i fust par songes. Et aprés sa mort li sambla qu’il i venist trop

tost, quar il a sa volenté ne s’en repaira mie ariere, et qui oïr veut coment il i ala et coment

l’i mena Sebile, si le quiere ou Romans d’Eneas et de Lavine o de Virgile. Quant Eneas se

parti de la, il entra en mer et si ot mout beau tans. Et tant alerent les nés et corurent que Eneas

vit Itale et une haute forest plaisant et bele, et si vit la rivere dou Toivre137 qui par cele forest 645

acoroit et cheoit en mer grans et pleniere. Eneas comanda a ses maroniers qu’il a cele part

adresassent lor nés au plus droit qu’il pooient et il se firent. Adonc esploirerent les nés por

les vens et par la aïe de ceaus qui dedens estoient qu’eles se ferirent en la rivere dou Toivre,

qui adonques estoit Albula138 apelee. E tantost prist il port et geterent lor ancres, quar mout

virent la contree bele et plaisant et delitable et les forés grandes et plenieres, plaines d’oiseaus 650

et de bestes. Segnor et dames, de cele terre o Eneas ariva estoit sires uns rois, Latinus [fol.

159vc] estoit apelés, qui null oir n’avoit fors c’une mout tres bele fille, cele estoit Lavine

apelee. Li rois Latinus, ses peres, estoit ja auques d’aage, qui mout en pais avoit la sa terre

tenue et guovernee. Et bien sachés que maint haut baron li avoient sa fille demandee. Et

devant toz les autres en estoit en grande139 de l’avoir uns poissans bachaliers [sic] de la 655

contree meismement d’Itale, Turnus estoit només, haus hom de lignage et trop hardis de cuer

et beaus de cors et de membres et mout pros as armes. Li rois Latinus ne li vout onques doner,

por ce je croi que ce ne devoit estre, o il avoit entendu as respons de ses deus qu’il ne lor

137 Il s’agit du Tibre, fleuve italien qui traverse la ville de Rome. 138 Ancien nom du Tibre. 139 Il s’agit ici de l’expression « en grant » qui signifie souci ou bien désir. L’expression « estre en grande » existe également, signifiant aussi souci, désir ou bien préoccupation. Le copiste de ce manuscrit semble préférer l’expression au féminin, alors que dans les deux manuscrits de contrôle, on préfère l’utiliser au masculin (fol. 138ra dans le ms. BL, Add. 15268 et fol. 143vc dans le ms. BnF, fr. 9682).

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donast mie. Et encor adonques n’estoit mie la damoisele trop jovenete, ains estoit d’assés

meur eage. 660

Quans rois avoit en Itale au jor que Eneas vint en la contree.

Segnor, devant ce qu’Eneas fust la arivés et venus, c’est en Itale, i avoit il eu V rois

tant soulement que la terre avoient tenue et guovernee tres le comencement qu’ele fu primes

habitee de gens a demorance puplee. Rois en fu premerement Janus140 et aprés ses fiz

Saturnus, mais bien sachés que ce ne fu mie Saturnus li peres Jupiter dont li actor parolent. 665

Aprés Saturnus en fu rois Picus et puis Faunus et aprés Latinus, ses fiz, qui adonques tenoit

le roiaume. Cist regnerent C et L ans, ains qu’Eneas eust, si [fol. 159vd] com vos orés s’il vos

plaist, esposee Lavine par quoi il ot iretablement le roiaume. E puis regna Eneas en Itale et

sa lignee qu’issi de lui, ce sunt si oir, CCC ans et XVII trosques a Romulus141, qui comensa

Rome a faire. E puis regna Romulus et VI roi aprés lui ; Numa Pampilius142, Julius 670

Hostilius143, Marcus Ancus144, Priscus Tarquinius145, Servius Tullius146, Lucius

Tarquinius147. Cist regnerent CC ans et XL. E puis regnerent concele CCCC ans et L dusques a

Jule Cesar, qui tos seus en fu rois et enperere. E bien sachés que tres Adam trosques a Janus,

le premier roi d’Itale, c’est de Lombardie148, ot IIII mile ans et XIIC et IIII, et tres Janus dusques

a la mort Jule Cesar CC ans et LXVI. par droit conte, et tres la mort Jule Cesar trosques a la 675

nativité Jhesucrist XLVI ans sans doute. Li some si est ensi, tres Adam trosques a la nativité

Nostre Segnor V mile et CC et XVII ans, qui bien veut enquerre. Mais de ce lairai ore atant

ester la parole, si dirai d’Eneas et de ses gens qui port orent pris en Itale et ja furent issu des

nés a terre. Tantost firent lor vïandes fors des nés mestre ce qu’il en avoient, et c’estoit assés

petit, si s’assistrent au mangier sor la verde herbe. Il n’avoient ne tables ne autres 680

apareillemens por seïr hautement. Ains firent tables et tailleors et escuelles de pain por sus

metre lor autres vïandes. Et a daarains orent il si poi de pain [fol. 160ra] qu’il mangerent

140 Pour plus de détails quant à Janus, Saturnus, Picus, Faunus et Latinus, nous renvoyons aux pages 270 à 274 où nous traitons en profondeur de la lignée des rois du Latium. 141 Fondateur légendaire de Rome, avec son frère Rémus. 142 Numa Pompilius est le second roi de Rome, après Romulus. 143 Il s’agit de Tullus Hostilius, troisème roi de Rome, qui succède à Numa Pompilius. 144 Ancus Marcius, quatrième roi légendaire de Rome. 145 Tarquin l’Ancien, cinquième roi de Rome. 146 Servius Tullius, sixième roi de Rome. 147 Tarquin le Superbe, septième et dernier roi de Rome. 148 Lombardie, région d’Italie du Nord.

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trestot celui dont il avoient fait lor escueles et lor tables por metre les autres mes, si com il

est encore costume dou metre as tables des haus homes. N’i remest ni relief ni autre chose

qu’il tot ne mangessent et si encor trop petit por aus saoler aprés la grande laste. Quant ce vit 685

Ascanius, si comensa a rire et si dist, oiant son pere : « Mout nos a ore destrains et angoissés

la famine, qui avons mangiés toz nos reliés et les tables sor quoi nos mangions. » Tantost

com Eneas entendi cele parole, sot il bien qu’il estoit venus en la contree que li deu li avoient

promise, quar bien sachés que ses peres li avoit, ce li sambloit, dit, puis qu’il avoit esté mors,

en avision que quant il venroit en la terre o il et sa gent mangeroient par besoigne lor relief 690

et lor tables sor quoi lor vïandes seroient posees et mises, ce seroit lor en la fin a demorance.

Ceste choze ot mout Eneas en sa memoire retenue. E quant il vit qu’ele ensi estoit avenue, il

en fu mout liés en son corage et si dist a ses compaignons qu’il ore savoit bien sans doutance

qu’il erent entré ou roiaume que li deu li avoient promise [sic] et que lor travaill et lor paines

seroient illueques achevees et afinees. Lors orent tuit ensamble mout grant joie et tantost 695

aporterent fors de lor nés lor deus qu’il avoient avec [fol. 160rb] aus aportés de Troies et si

lor firent grans sacrefices et si firent lor orisons as deus ausi de la contree qu’il lor fussent

aïdant et propisse. Lors enquist et demanda Eneas a gens qu’il trova qui maintenoit cele

contree et qui en estoit sire, il li respondirent et distrent que li rois Latins, qui assés estoit

ancieins hom, en tenoit la segnorie et si n’avoit nul hoir fors c’une soule fille, et si manoit 700

illuec pres assés a une cité qui avoit a non Laurente.

Que Eneas comensa premerement sor le Toivre sa forterece.

Segnor, or vos dirai porquoi cele cités fu Laurente nomee, quar ele fu primes Lavina

clamee. Bien sachés que li rois Latinus ot un frere dou roi Faunus, son pere. Cil avoit a non

Lavinus149, si funda cele cité. Et quant il l’ot tote compassee, si dist qu’ele de son non seroit, 705

si com ele fu, apelee. E quant cil fu mors, au roi Latinus revint la cités, qui mout enforsa et

amenda. Et totes ores estoit ele Lavina nomee, tant qu’il avint choze c’uns lauriers criut et

nasqui en une haute tor et riche, et de ce avint que li rois Latinus changa a la cité son non

premerain et si le fist clamer et nomer Laurente, et la arestoit il et sa riche maisnee, quar

c’estoit li chiés de tot son roiaume. Quant Eneas oï et entendi que la cités o li rois Latinus 710

arestoit lor estoit auques prouchaine et que mout [fol. 160vc] estoit la cités nobile et bien

149 Nous ne pouvons expliquer la présence de Lavinus, frère du roi Latin, qui ne figure pas dans nos sources.

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puplee, il fut mout liés. Et tantost sans plus atandre quist il et esguarda le plus fort liu et le

plus defendable jouste le Toivre et en une rostre montaigne, si mist lors ses homes a oevre

por faire fossés et lices por aus atenir et defendre, s’il avenoit choze qu’il en eussent besoigne.

Et bien sachés qu’en assés brieff [sic] termineorent [sic] il celui liu esforcé qu’il s’i traistrent 715

tuit et lor chozes aussi, et si n’orent de nuilui doutance.

Que Eneas envoia au roi Latin ses messages o beaus presens.

Segnor, tantost com Eneas ot son chasteau por le los de ses homes comencié a faire,

et ce fu le jor aprés qu’il ariverent, eslist il C de ses plus sages homes por envoier au roi Latin

a sa cité de Laurente et por pais a lui requerre, et qu’il ne li grevast ni anuiast qu’il et sa gent 720

avoient port pris en son regne, et qu’il reposer se voloient et demorer par le comandament

[sic] des des150 or sans lui nulle grevance faire. Li message se mirent isnelement et tant

alerent a tot riches presens qu’il de par Eneas au roi Latin portoient et a tot chapeaus en lor

chiés de fuelles d’olives et en lor mains aussi rains et branches d’olives, qui amor et pais

senefioient, qu’il vindrent a la cité de Laurente. De fors des murs de la vile trouverent 725

[fol.160vd] il et virent mout grant feste de jovenceaus dont li un lor riches destriers coroient

por assaier des chivaus les pooirs et les manieres, li autres assaioient les ars au traire, et fors

et foibles, et coment il s’en aïderoient s’il besoigne en avoient. Li pluisor lansoient gaverlos

et dars dont mout se penoient. Et tels i avoit qui coroient et luitoient li un as autres, et ensi

lor forces et lors pooirs esprovoient et assaioient. Atant entrerent li Troien dedens les portes. 730

Et uns messages sor un riche destrier de ceaus qui la s’esbanioient s’en ala au roi Latin et si

li dist que mout haut home, ce li sambloit par lor contenance et par lor vesteure, erent entré

en sa cité et por a lui parler : « Quar messagier, fait il, samblent a riche roi par les rains

d’olivers fueillis qui en lor mains tenoient ». Li rois, qui estoit en sa riche sale, entendi ce

que cil li racontoit et tantost comanda c’om avant a lui fesist venir les messages. Li message 735

vindrent devant le roi Latin, si le saluerent de par lor segnor Eneas et l’enclinerent. Li rois,

qui se seoit sor son riche siege en sa sale ou paint estoit tuit li roi de sa lignee, si com il

avoient tenue Itale li uns aprés l’autre, et les aventures qui lor erent avenues, qui dignes

estoient de memorie, et lé batailles qu’il avoient faites, respondi mout paisiblement [fol.

161ra] as Troiens, quar ja avoit bien entendue la nouvele qu’il erent de Troies qui tote estoit 740

150 Le deuxième « des » doit être compris comme une graphie de « dex », cas régime pluriel de dieu.

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destruite. E si lor demanda, tantost com il salueloent [sic] qu’il queroient et quels besogne

les avoit fais venir par si lons cors de mer as pors de Lombardie o si tempeste les avoient

achaciés o ce qu’il ne savoient tenir lor droite voie qui entré estoient ou flum dou

Toivre : « Quar gens qui vont par mer, fait li rois, ont en pluisors manieres mout d’anuis et

de paines. E coment que vos i soiés arivés, puis que vos pais volés, bien soiés vos venu. Li 745

païs est bons et la contree, si vos i porés aaisier et reposer, et si i a droiture, quar Dardanus,

qui primes tint dou regne de Troies la segnorie, fu de ceste contree. » Quant ce ot dit li rois,

il se teut et Ilioneus parla, qui li ainsnés estoit des Troiens qui la estoient et li plus sages, et

si dist : « Rois, gentis et haus et puissans de lignage, saches bien que fors tans ne tempeste

ne decevance de voie ne nous a mie destrains de ci prendre port, ains i somes venu et arivé 750

par nostre volenté, quar nos fumes de la riche cité de Trois, qui de noblece et de segnorie

surmontoit totes les cités qui de sous le soleil estoient. Rois, de la destruction que tu as oï que

fu si grande, si com je croi, assés raconter et dire, nos partimes nos et si avons puis mout

grans paines eues et receues par mer et par terre et tres ce que nos meumes, nos roverent [fol.

161rb] li deu et comanderent que nos quesissiemes nostre contree por avoir demorance, ne 755

nos ni volomes c’un poi de terre ou nos puissons habiter ni ja ne vos i ferons a grevance ne

ja ne pesera a vostre gent en la fin a avoir compaigne a la nostre. Et saches bien qu’en pluisors

lius nos eust on volentiers retenus et livré terre por avoir demorance, mais les destinees des

deus nos envoierent en ton regne, dont Dardanus fu nés, et Apollo le nos comanda. Por ceste

choze, fait Ilioneus, somes nous ci arivé et si nos envoie a toi Eneas, qui nos maistres et rois 760

et sire est, et si t’envoie de ses juaus qu’il a aporté avec lui de Troies ou il ot ja grant honor

et grant segnorie. » Lors bailla au roi un tres riche mantel et une preciouse corone d’or et de

pierres et un ceptre roial que li rois Prians porta maintes fois par grant segnorie.

Que li rois Latins fist mout grant joie as messages.

Li rois Latin receut les presens et Ilioneus se teut sans plus dire. Et li rois pensa ne 765

mie por les presens qu’Eneas li avoit envoiés, mais por le mariage de sa fille. E savés vos por

quoi il en pensoit adoncques ? Por ce qu’il l’avoit otroiee a doner premerainement par

l’enortement de sa feme, qui estoit roine et Amata nomee, a un mout vaillant chivalier fort et

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hardi. Turnus estoit apelés, fiz le roi Daunus151 de la cité Dardea152, qui assés estoit

prouchaine de Laurente. A celui [fol. 161vc] ot li rois en convent, si com je vos di, qu’il li 770

donroit Lavine, mais aprés ot il respons de ses deus qu’il ne li donast mie, ains la donroit a

un estrange home qui venroit a navie en son roiaume. Segnor et dames, por ce pensa li rois

Latins, quar griés choze estoit a sage home de desfaire ce qu’il avoit otroié d’endroit le

mariage envers un haut prince de la contree por un estrage home. E plus griés choze estoit

encore d’estre contre la volenté a ses deus qui celui mariage desvoloient. Quant li rois Latins 775

ot por ce pensé un petit, il haussa le visage et si respondi hautement au message qui dite avoit

la parole et si dist : « Troiens frere, les dons que tu m’as aporté de par ton segnor ne refus je

mis. Ains les ressoit mout volentiers et si li dit que je sui mout liés de sa venue et que ma

terre, que bone est et plentive, i ert a sa volenté. Et avec moi, si li plaist sans nulle doute, puet

il en ceste cité prendre herbergerie et tot ce que mestier li ert a sa gens et a sa maisnee. Et si 780

dites encore de par moi a vostre roi que je ai une mout bele fille que li deu me defendent a

doner a home de nostre contree, por ce qu’il volent que je le donase a un estrange home dont

il doit issir roiaus lignee poissans et de grant nom par tot le monde, et se je ne suis deceus en

ma pensee dont je croi et cuit que ce doie il estre. »

Que li rois Latins renvoia a Eneas de ses riches presens. 785

[fol. 161vd] Quant ce ot dit li rois, il fist devant lui amener C riches chivaus a riches

frains a or et a riches seles noblement apareillees, si en fist baillier un a chascun des messages

et si ne vos esmerveillés mie o il ot si tost trouvés C riches destriers, quar il en avoit en ses

propres estables CCC tos depris qui mangoient a crebe. A Eneas envoia li rois un riche char

tot apareillé et ordené, si com il estoit adonques costume por sus combatre et IIII riches 790

destriers de grant pris qui le traioent153. Adonques pristrent congié li message au roi Latin

qui mout les ot onorés. Si s’en revindrent lié et joios sor lor riches chivaus a lor segnor et si

li conterent tot lor afaire et que li rois Latins lor otroioit pais et repos de quanqu’il pooit faire

en sa terre et presenterent a Eneas les presens que li rois li envooit dont il ot grant joie.

151 Roi des Rutules, père de Turnus et frère d’Amata. 152 Il s’agit, en fait, de la cité d’Ardée, habitée par les Rutules. 153 Selon Mildred POPE, la forme -oent employée à l’imparfait est présente dans la région de l’Ouest de la France. Dès le milieu du XIIe siècle, cette forme était aussi employée sur la majorité du continent. Cela provient d’une rétention des terminaisons dérivées de l’imparfait de l’indicatif de la première conjugaison en latin. (Mildred POPE, op. cit., p. 470 et p. 503.)

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Que li cers fu ocis par quoi la meslee fu comencee. 795

Segnor et dames, ceste nouvele fu tost espandue et seue par tote la contree d’Itale, qui

ore est Lombardie dite, et assés tost fu conté a Turnus que Troien erent arivé ou Toivre, qui

eschapé erent de Troies, et au segnor d’aus, qui Eneas estoit només, avoit ja li rois Latins

abandonee sa contree et sa fille qu’il devoit avoir. Lavine voloit li rois doner en mariage a

Eneas por aireter de sa terre. E ja lor avoit li rois consenti tel chas-[fol. 162ra]-teau a fermer 800

qu’il n’i erent mie legier a geter a force dou roiaume. Tantost com Turnus sot ceste choze, fu

ses cuers a mout grant ire escomeus por la damoisele qui primes li estoit donee et otroiee. Et

bien jura tos ses deus que ja Eneas ne l’avroit tant com il fust en vie. Turnus estoit mout prous

et mout vaillans de chivalerie et li rois Daunus, ses peres, estoit ancieins hom qui plus n’avoit

de fiz, si l’amoit mout de grant maniere. Turnus, par le voloir son pere, manda de ses plus 805

prouchains amis por conseill querre de ceste choze. E quant il ot grant gent ensamble mise,

il li loërent qu’il alast au roi Latin a Laurente por savoir coment et por quoi il voloit ce faire.

Endementres que ces paroles coroient, Eneas et sa gent ovroient adés a lor forteresce. Et

Ascanius se mut par le congié de son pere, et o lui ne sai quant de sa chivalerie, por aler

berser as cers dont il avoit mout grant plente as forés jouste le rivage. Adonques jouste la cité 810

de Laurente ot un chasteau ou les grans noressons le roi estoit, dont Tyrrus154 estoit sires, qui

II fiz avoit et une bele damoisele a fille, qui Silvia155 estoit apelee. Cele avoit nori un cerf

grant et parcreu, que si frere li avoient aporté de la forest si jovene qu’il l’avoient tolu a la

mere. Li cers estoit entre les gens devenus si privés qu’il sofroit que la damoisele le pinoit et

aplagnoit a sa main et qu’ele li faisoit capeaus de flors et de fuelles [fol.162rb] en ses cornes. 815

Et si tenoit ausi sor les rains de ses cornes les chandeles toz cois et en pais a la table devant

son segnor et devant toz les autres. Mout estoit cil cers bien afaitiés et mout l’amoient tuit cil

de la cité et dou chasteau. Et plus l’amoit que tuit li autre la damoisele et quant tant avoit esté

cil cers avec les gens com il voloit en la sale o es chambres, si s’en aloit esbanoier par les

forés avec les autres et puis repairoit a la vespree. Celui cerf troverent li chien Ascanius et 820

tant l’enchaucerent que Ascanius le vit qu’i li traist d’une saiete si qu’il li trespersa les costes

tot outre. Et li sers toz navrés s’en revint fuiant en la maison o il avoit esté noris, si se coucha

et plainst et braist ausi com s’il requesist aïe de la mort qu’il sentoit prouchaine. Primes i vint

154 Thyrrus serait le gardien du troupeau royal. Selon la tradition, il aurait apprivoisé un cerf majestueux. 155 Fille de Thyrrus.

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corant Silvia, qui mout en fu esmarie quant ele vit son cers sanglent qui ja moroit par la plaie.

Tantost comensa ele a crier aïe et li vilain saillirent et sa maisnee, si quistrent la plaie qu’il 825

assés tost trouverent par la lee saiete qui encor ou cors li estoit. Lors vint Tyrrus, qui mout

en ot grant dolor et grant ire, si sona un cor por sa gent esmovoir envers ceaus qui son cers

ocis avoient. Lors saillirent tuit a lor armes li vilain et li pastor de la contree, si se mistrent

vers la forest o il les Troiens encontrerent, quar il aprés lor cerf venoient. Onques n’i ot plus

parole devisee. [fol. 162vc] Li vilain lor corurent soure a pels et a massues et a tels armes 830

com il avoient, et li Troien se defendirent as ars et as saietes et as espees nues. La force cruit

as païsans, si enforsa la meslee, quar Ascanius ocist a une saiete l’ainsnet fill Tyrrus dont il

[ y ot ] grant criee. Et ja en eussent li Troien le pior quant Eneas le seut a sa forterece, qui

tantost i vint et o lui grant partie de ses homes.

Que Turnus manda ses gens et de ses aïes por chacier Eneas de tote la terre. 835

Par ceste ochoison et ensi com vos oés, comensa la grans bataille qui puis ne fu mie

tost rapaiee. La ot grant estor puis qu’Eneas i fu venus. Et d’autre part vienent et acorent tuit

cil de Laurente et de la contree. Et quant il veoient lor gent morir et il en la cité les mors

raportoient, si maudisoient le roi Latin qui si faite gent com de Troies avoit consenti a arester

en sa contree. A ces paroles et a ceste dolor vint Turnus a Laurente et quant il vit si la gent 840

de la cité esmeue contre le roi, il comensa a jurer par grant ire s’espee que mar i avoit li rois

atrais les Troiens, quar se il n’avoit Lavine a feme, il ardroit la cité et le palais le roi meisme.

Adonc escria Turnus sa gent et tos ceaus de la cité qu’il le seussent, dont il i avoit grant

chivalerie, si s’en issirent par les portes a la bataille. Adonc parla li rois Latins a sa gent et a

Turnus et si lor dist [fol. 162vd] qu’il contre la volenté des deus se voloient as Troiens 845

combatre. Onques por cele parole ne se voudrent Turnus ne li autre retraire et li rois entra en

ses sales, si les en laissa convenir, quar plus ne pooit faire. Ensi se combatirent tant que la

vespree les departi, adonc s’en repairerent cil dou païs, qu’i i avoient des lors perdus assés, a

Laurente, et Eneas et Ascanius a lor forterece. Turnus, si com vos avés oï devant, ot mandé

ses aïes et ses amis par tote la contree et il li vindrent mout de gens et por sa proiere et por 850

l’amor meismement de ceaus qui i venoient. E bien sachés que trop longe choze seroit a

nomer et a raconter toz ceaus qui i vindrent, mais tot premerainement vint Mezentius156 de

156 Mézence, roi Étrusque, ennemi d’Énée.

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Ruscie et Lausus, ses filz, cist i amenerent grant chivalerie. Que vos diroie plus ? Trestuit i

vindrent cil de Lombardie et de Toscane et des vaus d’Espolisse157 et de Puille158 et de

Prenestine159 et de Muse160 et de la contree de Licie161, qui mout est plentive, et de mout 855

d’autres terres dont je ne vos ferai mie longe devise. E avec toz ceaus qui la s’assamblerent i

vint de la contree de Volsca162 Camilla, une pucele qui dame estoit de Priverno163, un fort

chasteau qui fu Merabus164, son pere. Longe choze seroit et anuiouse a dire coment cil

Merabus fu chaciés de son chasteau et de sa terre et coment il emporta Camilla avec lui, sa

fille, si petite que ele encore alaitoit, et coment ele [fol. 163ra] fu norie en la forest ou ele 860

devint si prous et si legiere qu’ele prendoit les bestes au cors par sa grant isneleté et puis

reconquist ele tote sa terre par sa grant proëce. Cele damoisele amena ou li mout grant

compaignie de chivaliers et de puceles armes portans por Turnus aïdier qu’ele mout amoit. E

quant ele fu venue a Laurente, ele fu assés esguardee des dames de la cité por ce qu’ele se

mantenoit le jor come chivaliers et la nuit n’entrast ja nus hom, tant fust ses privés, en ses 865

chambres avec li ne avec ses puceles. Forte estoit et hardie et chivalerouse plus que nulle

autre creature.

Que Eneas ala querre aïe a un roi qui ot non Evander, qui tenoit Pallantee.

Ensi com vos oés, ot Turnus sa gent quise et assamblee de diverses contrees por Eneas

et sa gent chacier fors de Lombardie qu’il n’i eussent demorance, quar il voloit avoir la fille 870

au roi Latinus, Lavine, et la roine Amata le voloit ausi, mais li rois ne le voloit mie et por ce

ne se mesloit de tote la meslee. Segnor, Eneas avoit avec lui poi d’aïe se celi non qu’il ou lui

avoit amenee et por ce ne s’esmaioit il mie, por ce que cele terre li estoit promise par ses deus

a abiter a lui et a sa lignee. Adonc une nuit li vint une visions qui li dist qu’il alast socors

querre a un roi qui avoit a non Evander. Segnor, cil rois fu niés le roi Pallantis165 [fol. 163rb] 875

d’Arcade et si ocist son pere par l’enortement sa mere, qui Nicostrata estoit apelee. Por ceste

157 Il s’agit de la ville de Spolète située au centre de l’Italie. 158 Région du sud-est de l’Italie. 159 Ancienne ville du Latium à l’est de Rome. 160 Nous pensons qu’il s’agit de la ville de Nursie, commune italienne, populaire pour être le lieu de naissance de saint Benoît. 161 Région du sud de la Lydie. 162 Région du sud de l’Italie. 163 Région du Latium en Italie centrale. 164 Il s’agit de Metabus, père de la reine Camille. 165 Ville mythique fondée par le roi Évandre sur le mont Palatin.

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choze guerpi Evander Arcade et si s’en vint en Arca Itale et tant fist la qu’il se herberga ou

mont Palatino sor le Toivre, qui adonc avoit a non Albula. Et fist Evander et comensa une

cité petite, si le noma Pallantee por le non le roi Pallantis d’Arcade et ore est ele Rome nomee.

Cil rois Evander ot une fille, qui Pallantia ot a non, et dou non celi dient li pluisor que la cités 880

ot a non Pallante. Et si ot un fill preu et cortois et hardi, Pallas fu apelés, qu’il amoit sor tote

creature. Cil guerrioit adés Turnus et les Italieins, et Turnus lui, si c’onques n’i pooit avoir

pais ferme ne concorde. A celui roi Evander dist Eneas qu’il iroit querre aïe et lors proia a sa

gent et comanda que cil qui remandroient avec son fill Ascanius, se Turnus les assailloit, se

penassent dou bien faire entrués qu’il n’i seroit mie, et bien guardassent qu’il n’ississent mie 885

de lor forterece, si le veroient repairer ariere et ce seroit assés tost se li deu li otroioient bien

faire lor besoigne. Quant il ot bien la choze devisee et comandee, il entrerent a l’avesprer es

nés il et cil qu’il vout ou lui mener, si nagierent tant contremont le Toivre qu’il en une nuit

et en un jor vindrent a Pallantee. Quant il arrivé furent et li rois Evander, [fol. 163vc] qui

celui jor avoit fait grant feste, sot qui il estoient, mout les receu a grant joie et mout honora 890

Eneas, qui chaciés estoit fors de sa contree. Mout s’entracointerent bien en parlant et en

racontant lor grans labors et lor grans paines, et meesmement Evander avoit mout tres bien

coneu Anchisés, le pere Eneas, qui grant segnorie avoit eue en Troies. Atant le lairai ester de

lor paroles et de lors més et de lor vïandes mais que li rois Evander dist a Eneas qu’il li

aïderoit et de son avoir et de ses homes et si li chargeroit Pallas, son chier fiz, qui estoit li 895

confors de sa vie et CCCC homes fors et hardis en bataille. De ce mercia mout le roi Evander

Eneas. Et quant la nuis fu alee et ce vint a la matinee, Eneas et li rois firent lor sacrefices a

lor deus qu’il lor fussent aïdant et propre a lor besoignes et quant il orent ce fait, Eneas, qui

en grant soing estoit de sa gent ariere avoit laissee, s’en traist vers ses nés et Pallas ausi et si

home as siues nés que li rois, ses peres, li avoit, grant piece a, faites apareillier et faire por 900

porter lor armes et lor vïandes. Une partie en entra es nés et li plus fort et li plus aïdable

alerent par terre. Li rois Evander avoit fait as Troiens doner riches chivaus a grant plante et

ausi a ses homes.

Que Eneas en mena o lui Pallas, le fill le roi Evander, o sa chivalerie

[fol. 163vd] Quant vint an movoir, la roine plora et li rois acola son fiz et si dist : « E 905

fils ! Si je estoie si jovenes com je fui quant je vinc premiers en ceste contree, com je en

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laisasse toi et Eneas envis aller sans moi a ceste besoigne ! Ja Turnus ne Mezentius ne s’en

peussent esleecier que je de lor gens ne lor feisse domage, mais or proi je nos deus qu’il de

toi m’esleecent si que tu puisses repairer joious et en vie, quar je ameroie assés meaus a morir

que je ta mort veisse. » Atant se tot li rois et si se pasma a la departie et si vaillet l’en 910

reporterent entre lor bras en ses chambres. A tant issirent des portes de la cité Eneas et Pallas

et li autre baron, et les dames estoient sor les murs qui les esguardoient, tristes et dolantes,

por lor fiz et por lor freres et por lor amis qu’eles aller en veoient et tant les esguarderent

qu’eles porent veïr la resplandor des armes et la poudreire que li chivau a lor piés contremont

eslevoient. Ensi erra Eneas et Pallas et lor gent tant qu’a la nuit se herbergerent en une planece 915

d’une montaigne jouste le flum.

Que Turnus assalli le chasteau o Eneas avoit sa gent assise.

Entretant Turnus, qui ses grans os avoit assamblees, vint devant le chasteau o

Ascanius estoit et sa chivalerie por savoir s’il ja les porroit fors a bataille traire o le chastel

[fol. 164ra] prendre. Mais li Troien qui le guardoient, quant il les virent venir a tote si grande 920

habundance de chivalerie, se mistrent dedens lor forterece et si s’apareillerent mout bien de

lor armes et ordenerent as murs et as cretaus por aus defendre. Et Nisus et Eurialus, dui

vaillant chivalier, guarderent la porte. Cil s’entreamoient d’amor loial et certaine. Turnus,

qui seoit sor un riche vair destrier dou regne de Trasse166, vint, lui vintisme, esporonant

trosques as murs, et si les escria et dist s’il i avroit si ardi qui venist a lui combatre en la 925

plaigne. Il ne li respondirent mie, et il tantost lor lansa son espiout quanque il pot vers les

murs. Ce fu li comencemens de la bataille et tantost retorna le chief dou chivau, si fist par mi

le champ un eslais par si grant segnorie et li XX chivalier qui o lui venu estoient escrierent

vers ceaus dou chasteau et mout s’esmerveilloient que li Troien erent si coart qu’il a tans

quans a aus joster ne venoient. Quant Turnus vit qu’il dou chasteau n’istroient mie, il 930

comensa a aler tot entor la o il chivaucher pot por savoir de laquel partie il seroit plus legiers

a prendre. Et entrués aproismoient les os Turnus durement la forterece, et Turnus porsuit les

nés, qui au chasteau estoient remeses sous les murs ou rivage quant Eneas s’en estoit partis

por aler au roi Evander d’Arcade. De [fol. 164rb] ce ot Turnus grant joie. Tantost escria le

fu por les nés ardoir por ce que cil dou chasteau ne s’en fuissent. Tantost fu li fus aportés et 935

166 Région de la péninsule Balkanique.

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mis es nés, mais li caable rompirent a quoi les ancres se tenoient. Por ce on i ot pluisors

guaries, qui bien n’erent mie alumees. De ce s’emerveillerent mout li Rutiliein, ce sunt les

gens Turnus, et Mesapus167 aussi, qui ou premier chief estoient, et si disoient que li deu les

avoient guaries. Turnus s’escria a haute vois que tot ce ne valoit a ceaus dou chasteau nulle

choze, quar ja ne se savroient si defendre qu’il ne les presist a force. Segnor, Turnus savoit 940

bien qu’Eneas n’i estoit mie, qui durement venoit o lui Pallas et lor bone chivalerie. Quant

vint a la vespree, Turnus comanda l’escrougaite a XIIIC chivaliers, dont Mesapus fu princes et

comanderes. Et tantost com la nuis fu tote venue et li fu furent alumé par totes les loges, mout

i ot grant joie. Au mangier et au boivre s’asistrent ci com cil qui n’avoient nulle doutance et

mout veillerent grant piece de la nuit aprés mangier au boivre et a feste faire. Li Troien 945

esgardoient tot de ces haus murs o il estoient et mout bien guarnissoient et portes et torretes,

si com por aus bien defendre. Menesteus168 et Serestus169, cui Eneas por la tres grant proëce

avoit fais dou chasteau et de ceaus qui dedens estoient maistres et conestables, avoient lor

gent orde-[fol. 164vc]-nees et mise chascune en son liu por endroit lui hardiement defendre,

quar assés estoient gent a grant planté et plus por la forterece avironer a la reonde. Mout 950

avoient entr’aus parlé la dedans d’envoier encontre Eneas por aus secorre, mais nus ne s’en

voloit entremetre.

Que Nisus et Eurialus porpenserent qu’il les gens Turnus envaïroient par nuit et puis

s’en iroient a Eneas.

Quant vint vers la mie nuit, cil de l’ost, qui aseguré estoient, s’apaiserent et 955

endormirent, tuit plain et chargié de vin et de lasté de la nuit qu’il avoient adonc et devant

veilliee. Adonc se porpensa Nisus, cui on avoit l’entree de la porte chargee a guarder por sa

grant porece, et si dist a Erialus, son compaignon : « Beaus compains, esguarde com li

Rutiliein sunt aseguré par totes les tentes, n’a orendroit point de clarté ne lumiere, tuit sont

endormi et apesé par somell et par ivrece. Saches qu’il m’est venu en ma pensee que je en 960

l’ost voudrai aler et faire d’aus grant ocision se je puis et puis m’en irai a Pallantee por Eneas,

quar je sai mout bien la terre par celle ou je ai esté por chacier et de la ce me semble, ai je la

tor de la cité veue. E beaus compains, se je puis faire ceste ovre que je ai en pensee, com

167 Il s’agit de Messapus, un Italien énormément cité dans l’Énéide. 168 Ménesthée, onzième roi légendaire d’Athènes. 169 Troyen de la flotte d’Énée.

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grans merite m’en sera rendue et assés m’en seroit grans [fol. 164vd] merite la bone

renomee. » Quant Erialus oï ensi parler son compaignon, il li dist : « E dous amis, nos avons 965

esté en tans perils, loiau compaignon ensamble, et or vious sans moi si faite choze

entreprendre a faire ! Et je coment te lairoie aller en si grant perill de ta vie ? Onques mes

peres Ofelicés170, qui fu preus chivaliers et ardiz encontre les Grigoiz as batailles de Troies,

ne m’anseigna si grant vilainie a faire. Onques sans toi n’entrepris nulle creature ou honors

deust croistre ne loenge. Et encore est bien tel mes corages que je ne besoigneroie mie a 970

metre ma vie en aventure por honor avoir ensi com tu le veaus aquerre. » Nisus li respondi

que de ce n’estoit il mie en doute : « Mes compaing, se tu me creoies tu demoreroies por ce

que s’aventure estoit que je pris fusse, tu me rachateroies et si je ere ocis, tu m’enseveliroies

et feroies faire bele sepouture. » Euralius dist que sans lui n’iroit il en nulle maniere. Lors

s’en alerent la o Ascanius estoit et li sage chivalier dou chasteau qui en grant conseill 975

estoient cui il poroient envoier a Eneas qu’il les venist socoure. Adonc parla Nisus et si lor

dist tot si com il avoit la voie en sa pensee entorprise a faire. Quant Ascanius l’oï, il lor geta

les II bras au cou et si lor dist tot en plorant de joie : « E bons chivalier ! Qui vos pora rendre

le merite de si grant hardement, com vos volez entreprendre a faire ? Je sai bien que li deu le

vos rendront tot premerainement, qui bien voient et conoissent vos corages. E aprés, les vos 980

rendra li rois Eneas, [fol. 165ra] mes peres, et je aussi, qui ja ne l’oblierai en tote ma vie. Et

si te jure, Nisus, sor toz les deus que, si tu me ramaines mon pere, si que je le voie, ja n’avrai

si grant honor ne si grant segnorie que je ne mette dou tot en ton conseill de ce que je averai

affaire. Et si te donrai II riches copes d’or et II tables precioses et II pois d’or et un riche hanap

d’anciene ovre que la roine Dido me dona en Cartage. Et si li deu nos donent tel eur que nos 985

puissons conquere Lombardie et la proie prendre et departir, je ne t’i faudra que tu n’aies le

riche destrier sor quoi tu vois Turnus seïr et son riche escu et son riche haume et sor tot ce te

donrai je une partie de la terre que li roi Latinus a or en sa baillie. Et a toi Euriale, qui es plus

jovenes, se li deu donent que tu sains et haitiés repaires, je te resoif en compaignie ne ja ne

quier avoir loenge ne gloire de nulle chose que tu n’i aies ta partie. Et se je sui en pais o en 990

guerre en quelconques liu que je soie, en toi ert mes consaus et ma fiance.

170 Nous ne sommes pas en mesure de relier Ofelicés à un personnage connu.

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Que Eurialus proia Ascanius qu’il li sauvast sa mere s’il ne repairoit ariere.

Adonc respondi Eurialus a Ascanius et si dist : « Ja li deu ne me laissent veïr le tans

ne le jor ne l’ore que Nisus, mes treschiers compains, entrepreigne si grant fais que je avec

lui ne soie, mais quoi que m’aviegne, o maus o biens, je te proi tant solement de ma mere, 995

qui haute [fol. 165rb] feme est et de la lignee le roi Priant et anciene. E s’ele a besoigne, si

de moi defaut, que tu la socores et aïdes, quar je en ai en toi grant fiance. » Ascanius respondi

et si li dist : « Je te di, Euriale, que quanques tu me proies, ferai je et ele iert a moi por li bien

faire et honor ausi com se ce estoit Creüsa ma mere. Ensi te jur foi que je doi mon pere que

ce que je t’ai promis tenrai je et a ta mere et a ta lignee tant com je avrai encors la vie. » 1000

Quant il ot ce dit, si li comencerent les larmes a chaïr mout tendrement des oils. Et lors dona

a Nisus une mout riche espee et Menesteus li dona une cuirie forte durement de la pel d’un

lion, et Aletés li dona un mout riche haume. Lors s’en alerent vers la porte tuit armé Nisus et

Erialus, et tuit li haut baron dou chasteau les convoierent et Ascanius tos premiers qui assés

de paroles mandoit a son pere qui onques ne li furent dites. 1005

Que Nisus et ses compains Eurialus issirent dou chasteau, si entrerent es tentes o il trop

grant occision firent.

Quant Nisus et ses compains Eurialus furent issu des portes et il orent les grans fossés

trespassés et totes lor lices, il se mistrent entre les herberges, et adonc virent les avoirs et les

richeces gesir es tentes et les homes dormans qui dou vin estoient chargié et ivre et de la nuit 1010

avoient veillié une grant partie. Adonc [fol. 165vc] parla Nisus a Erialus et si li dist :

« Compains, esguarde ! Ceste chose que nos veomes [sic] nos somon que nos esprovons nos

hardemens et nos forces. Vois ici la voie que nos iromes. Or te rien derriere si guarde que

nus ne se mueve et je irai devant, si verai que je porai faire de toi apareillier assés lee voie. »

Quant il ot ce dit, il abaissa sa vois et sa parole et lors esguarda en une tente si vit gesir sor 1015

mout riches tapis un roi, Rhannetem171 le nomerent en l’ost, et mout estoit amis Turnus, quar

il mesloit d’adeviner, si li disoit mainte choze. Devant celui Rannetem gisoit ses escuiers, qui

tant avoit beu que guaires ne li chaloit descrougaiter son segnor ne sa tente. Celui aproisma

primes Nisus et si li trencha a un soul cop la teste. E lors refist la teste voler en sus dou cors

dou segnor a cui valurent petit ses adevineures. Ensi comencerent a faire grant occision es 1020

171 Il s’agit de Rhamnès.

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tentes et es loges Nisus et Erialus. Je ne sai por quoi je vos nomasse les noms des pluisors

qu’il ocistrent, quar trop sunt avers et si n’i avroit pas grant profitance. Li pluisor si

demandent coment pooit ce estre que nus ne s’i esveilloit. Si faisoit, mais quant il les veoient

armés et les espees tenir totes nues et ensanglentees, si n’osoient noise faire et si erent tuit

estordi et dou vin et dou sogme et cil, tantost com il percevoient qu’il veilloient ne se [fol. 1025

165vd] mouvoient tant ne quant, ses ocioient. Ensi dura cele malaventure sor ceaus de l’ost.

Quant ce vint pres de la jornee, adonc vindrent il a la tente le roi Mesapus, si virent encore le

fu luire et por ce n’i forfirent nulle choze autre que Erialus i prist le haume Mesapus, qui trop

parestoit clers de doreure fresche et beaus et riches. Adonc parla Nisus a Erialus et si li dist :

« Compaing, metons nos a la voie, quar je sai bien que pres est de la jornee et si avons mout 1030

nos anemis grevés, et si somes auques lassé de nos armes. » Lors se mistrent a la voie et mout

i guerpirent de riches henas d’or et d’autre richece qu’il avoir peussent s’il porter et chargier

s’en osassent. Mais totes voies repaira Erialus par devant la tente Rannetem, le poissant roi

qui premiers i fu occis, et si prist uns riches lorains et unes bocles d’or, ce n’i vout il laissier

mie, et si ot le riche heaume Mesapus sor sa teste. A tant se mistrent fors des trés et des loges 1035

et si acuillirent lor voie.

Coment li dui compaignon furent pris quant il es tentes orent la grant occision faite.

Entrués qu’il eslongoient ja durement les tentes, CCC chivalier, dont Volcens172 estoit

conestables, estoient issu de Laurente tuit armé et si aloient au roi Turnus, et de par le roi

Latinus li aportoient noveles et paroles. Et ja tant alé avoient qu’il devoient entrer es 1040

herberges. Et adonc [fol. 166ra] se reguarderent sous senestre, si virent les II compaignons

qui s’en aloient grant aleure et si les perceurent par le resplandissant haume que Erialus avoit

sor sa teste, qu’il avoit pris a la tente le roi Mesapus, qui mout cler luisoit as rais de la lune.

Quant Volcens les ot perceus, il lor vint au devant et si lor dist : « Home, arestés ! Et si me

dites dont vos venés armé et ou vos devés aler sans atargance. » Cil se teurent ne nient ne 1045

respondirent, ains se mistrent a la fuie vers la forest, quar la avoient il fiance et en la nuit qui

en la forest apparoit encor assés obscure. Lors hurterent li chivalier aprés des esperons et si

s’esparstrent aprés par diverses parties por ce qu’il les ratainsissent, mais ja estoient feru en

la forest qui estoit obscure et espesse. Et en petit d’ore, puis qu’il i furent entre perdi li uns

172 Volcens, noble Rutule.

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l’autre, quar Nisus se mist en un assens par aventure o il ot tost eslongiés ses anemis qui le 1050

chassoient. Et Erialus entra en une espesse o il ne trova sentier ni voie, si ne pot eslongier

ceaus qui le chassoient. Nisus, qui s’en aloit et ja estoit a guaraudise, quar il avoit passee la

piece de terre o puis fu la cités d’Albe fundee et assise, si se reguarda, si ne vei ni n’oï mie

de son compaignon Erialus dont il ot mout grant dolor, si comensa a dire : « E beaus compains

ou t’ai je deguerpi et en quel contree ? Ou te porai je ore cercher et querre ? » [fol. 166rb] 1055

Tantost com il ot ce dit, il retorna ariere si com il estoit venus par la forest ramee et obscure.

Il n’ot mie granment repairé quant il oï les effrois des chivaus et le reson des armés et la noise

entor Erialus de ceaus qui pris et confuit l’avoient. Et il tant s’estoit defendus com il pooit,

mais rien ne li valut sa defense. Nisus ala tant coiement qu’il les vit tot entor son compaignon

qu’il tenoient et adonc ne sot il que faire ni coment il le peust metre a delivrance, sovent se 1060

porpensoit s’il s’abandoneroit entr’aus por lui mesme faire ocire et por son compaignon

delivrer entrués qu’il se combatroit a aus et qu’il a lui entendroient. Quant il tant ot pensé, il

visa d’un dart qu’il tenoit et lansa si en aus de quanque il ot de force, si feri un chivalier

contre le dos deriere entre II epaules si qu’il li fist passer trosqu’au pis fer et fust, et lors chaï

cil mors dou chivau a terre. Si compaignon, qui ce virent, se reguarderent tot entor aus a 1065

grant merveille ne ne se savoient dont ce pooit venir ne ce pooit estre. Entrués qu’il ensi

s’esmerveilloient, Nisus relansa un autre, si le feri si qu’il li respandi la cervelle et cil cheï

mors vis de la sele a terre.

Que li conestables de Laurente lor fist coper les testes et metre en som II glaives.

Adonc comensa a forsener Volcens de mautalent par ce qu’il ne savoit dont cil cop 1070

venoient ne a cui il en peust [fol. 166vc] < il > vengier son corage. A ce qu’il estoit en sa tres

grant ire, l comensa a crier et a dire a Erialus : « Qui conques m’ait ce fait par, mi toi en

revenront les paines ! » Atant la proisma l’espee traite tote nue. Quant ce vit Nisus, il ne pot

plus sofrir ne plus ne se vout celer, por ce qu’il ne voloit mie veïr son conpaignon ocire, ains

recomensa haut a crier et si dist : « Laissés ester celui qui nulle choze n’i a forfaite mes moi 1075

prendés et ociés, quar je vos jur par ces saintes estoiles que vos vees laissus amont reluire

que cil n’i a riens mesfait, mais je i ai tant solement la mort deservie. » Entrués que Nisus

disoit ces paroles, Volcens feri s’espee par mi le cors Erialus si qu’il l’ocist sans demorance.

Quant ce vit Nisus, il lor cort sore et, quanque il pot, vers Volcent s’adrece en son poign la

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bone espee nue. Volcens li cort sore et si chivalier ausi de totes parties, mais tant ot Nisus 1080

aproché Volcent que la o il escrioit a hautes vois ses compaignons qu’il le presissent, li

estecha Nisus l’espee en la boche si qu’il la fist fors par derriere el haterel issir la lee pointe,

et Volcens trebucha qui guaires puis ne fu en vie. Si chivalier ferirent tant Nisus qu’en

pluisors lius a mort le navrerent, mais totes hores s’enforsa tant qu’il se laissa cheïr sor le

cors Erialus, son tres chier compaignon, et la fina il sa vie. Adonc pristrent li Ruti-[fol. 1085

166vd]-liein lor armes et ce qu’il enportoient et si pristrent le cors de lor segnor Volcent, si

repairerent grant dolor remenant as herberges. Et quant il i vindrent, il i troverent grant dolor

et grant criee por ceaus qui ocis i estoient et meesmement au tre173 [sic] Rannetem estoit

grans dolors demenee. Quant vint a la jornee et li solaus ot la clarte demenee, Turnus

comanda que tote l’ost fust armee et que chascuns princes ordenast sa gent por assaillir et 1090

por combatre et il si firent par grant ire et Turnus fist prendre les testes de Nisus et de Erialus,

si les fist enfichier sor II glaives, si les en fist porter devant le chasteau a grant noise et a grant

hu por les Troiens esbahir qui dedens estoient. Quant cil dou chasteau les virent, mout en

furent dolant si com il durent estre, mais totes voies ne furent il mie si esbahi qu’il lor gent

sor les murs a senestre n’ordenassent, quar a destre corroit la riviere parfunde dou Toivre, 1095

qui batoit assés pres des murs qui fort et espés estoient et de l’autre part erent les hautes tors

et li fossé de sous les murs assés parfunt et large. La o il ensi appareillié estoient as greteaus

et es tors por aus defendre, ala la novele a la mere Erialus, qui de son fiz mena trop grant

dolor, mais de ce raconter n’ai je que faire. Adonc n’i ot plus longe demorance faite. Li cor

et les buisines sonerent en l’ost por assaillir et il [fol. 167ra] ne s’en atargerent mie, ains 1100

s’avancerent qui miaus miaus pour les fossés emplir et por droicier au mur les eschieles, et

li pluisor traioient dars maniers a ceaus qui sor les murs estoient. Li hardi chivalier troien,

qui bien erent apris de defendre, lor getoient grans pels agus et grans pierres. Li premerain

qui a l’assaut vindrent ne pooient plus sofrir les grans forces des Troieins qui sor les murs

estoient, qui tos lor derompoient escus et targes et autres armeures et qui lor derompoient les 1105

testes et les cors et les membres, quant Mezentius i vint, qui le fu lor fist lancier, et Mesapus

fist les fossés emplir et avant les eschieles traire.

173 Graphie tre pour tref qui témoigne de la non prononciation des consonnes finales non appuyées à l’époque de copie du texte.

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Que li assaus fu mout grans a la tor devant la porte dou chasteau qui de mariein estoit

faite.

Devant la porte dou chastel avoit a l’entree de la barbacane une haute tor de fust, de 1110

grans tables et de trastres faite. La avoient cil dedens mis chivaliers qui cele tor et l’entree de

la maistre porte defendoient. A ceaus assaillirent cil de fors par grant ruistece et cil qui ens

estoient et cil des murs ausi mout aigrement se defendoient, mais tant s’efforcerent cil de fors

qu’il le fu geterent en cele tor de fust, qui tantost fu esprise et par le vent et par le grant

secherece. Cil qui la defendoient orent grant paor quant il le virent durement enbracier et 1115

esprendre. Il ne seurent que faire, quar en-[fol. 167rb]-vis le guerpissoient et envis por la

doutance dou fu i demoroient. En la fin, quant il virent que voidier lor convenroit, il se

traistrent d’une part por fors issir, mes ansois que li premerains eust mis son pié fors de l’huis

por descendre, chaï li tors si haute com ele estoit a tot aus contraval a terre. Tuit cil dedens

furent mort au cheïr fors II chivaliers dont li uns ot a non Helenor et li autres Lycus. Cil dui 1120

n’i morurent mie, mais tant lor avint de mescheance qu’il entre lor anemis cheïrent. Quant

Helenor se vit entre ses anemis, il lor coru mout viguorousement sore, si com cil qui bien

veoit qu’il ne pooit eschaper, se si voloit bien vengier ains qu’il i perdist la vie. Lycus, qui

mout legiers estoit, s’i mist vers le chasteau a la fuie et quant il aprocha la forterece, il

s’esprist au mur por ramper outre, mais Turnus le sui si pres qu’il le resacha jus a tot un cretel 1125

o cil se tenoit qui cuidoit aler a guarandise. Turnus en prist la teste tantost a l’espee nue.

Que Eneas vint au socors de ses homes et que grans i comensa la bataille.

Segnor, que vos deviseroie je plus de l’assaut et que vos diroie je ? Cil i fu navrés et

cil ocis et cil i fist grant proëce et cil ne n’i fist nulle. Li non sunt avers de l’estrange anciein

language por ce si n’en avés vos que faire, [fol. 167vc] mais tant vos di je que li assaus dura 1130

trosques a la nuit qu’il se departirent. Mout se defendirent bien li Troien et mout ocirent de

ceaus de fors et Turnus lor fist grant domage. La nuis, ensi come je vos di, fist departir

l’assaut. Li Troien tote la nuit porterent as murs grans trastres et grans pierres por aval geter

sor ceaus qui les assaudroient et quant vint la matinee ou point de la jornee, il s’arengerent

sor les murs por aus defendre et ne mie < et ne mie >si espés com il le jor devant i avoient 1135

esté, quar mout i avoient perdu de lor homes, mais ne portant bien se rapareillerent, quar bien

savoient qu’il n’i avoit el que dou morir o dou bien defendre. Et Turnus et sa gent refurent

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bien apareillié d’aus assaillir assés tempre a la jornee. Entretant Eneas, qui socors queroit et

aïe tot la o il le cuidoit avoir, fu alés au roi Tarchon174 qui li fust en aïe et si fist il, quar il li

amena o lui toz ses haus barons et ses homes de sa terre de Nissie175. Et si se mistrent tuit es 1140

nés et Eneas et Pallas et lor gens, quar Eneas avoit ja noveles oïes de Turnus qui mout

trevailloit ses homes. Ne s’atargerent mie XXX nés qu’Eneas amena totes chargees de gens et

de vïandes, ains siglerent tant qu’eles aprocherent le chasteau ou cil estoient, qui le socors

atendoient. A Turnus vint la novele qui contre aus ala a la porte defendre le port, mais tuit

ariverent sans damage fors la [fol. 167vd] nef Tarchon. Cele fu a l’arriver mout laidengee et 1145

Turnus s’en pena quanque il pot et sa chivalerie, mais puis qu’Eneas fu venus sor terre et il

fu montés ou chival armés de ses riches armes, il livra as Rutilieins tele entente que par loisir

en porent issir li autre. Adonc sonerent li cor et les busines et d’une part et d’autre. Eneas au

premerain poindre ocist Theronem176, qui mout estoit armés de riches armes et puis Licam177

et Giam178, qui portoit une massue dont il avoit a maint Troien tolue la vie. Qui adonc veist 1150

Pallas qui faisoit merveilles ! Et ausi faisoient li autre. Ne vos irai mie contant cil ocist celui

ne cil cel autre, quar trop en seroit longue la devise, mais Eneas eust mout desconfit Turnus

celui jor se ne fust une aventure dolorouse que Turnus ocist Pallas au joster, le fill le roi

Evander, par quoi Eneas ot grant destorbance. E quant Turnus l’ot mort, si li toli un mout

riche anel d’or d’uevre preciouse et por ce perdi aprés, si com vos orés, Turnus la vie. Quant 1155

Pallas fu ocis, grant dolor i ot demenee, mais por ce ne cessa mie la bataille, ains l’en

porterent si compaignon sor un escu fors de la presse. La ot assés grant dolor demenee et plus

grande l’en demena quant il le sot ses peres et la roine sa mere. Tantost com Eneas le sot, il

n’i ot que coroucier, mais il n’estoit mie lius illueques de duel co-[fol. 168ra]-mencier et

faire s’envers ses anemis non cui il faisoit assés doloir, quar il ocioit et detrenchoit les 1160

chivaliers vaillans qui plus hardi estoient. E adonc issirent dou chasteau Ascanius et li bon

chivalier qui la enclos estoient, qui volentiers entre lor anemis se ferirent as espious trenchans

et as espees nues.

174 Roi mythique de Lydie. 175 Nous pensons qu’il s’agit de la Mysie, région d’Asie Mineure au nord de la Lydie.176 Il s’agit du personnage de Théron. 177 Lichas, guerrier. 178 Gyas, guerrier latin.

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Que Turnus entra en une nef por ce qu’il i cuida Eneas ataindre.

Segnor, par la bataille aloit Eneas Turnus querant et tant l’eust il quis qu’il l’eust trové 1165

et mort celui meisme jor par aventure, si ne fust une merveille que je vos voill faire entendre.

Ces gens qui la se combatoient Deu le Segnor de tote creature ne creoient ne aoroient, ains

aoroient les diables en ymagenes, si com je vos ai dit maintes fois, qui respons lor donoient.

Turnus, qui mout estoit prous et hardis, estoit en la bataille qui sor le rivage estoit pres assés

de la mer et dou Toivre, et la bataille si estoit mout perillouse, quar mout de hardi chivalier 1170

et chaoient. Li diables qui sot et vit qu’Eneas queroit Turnus por ocire et qui ne voloit mie

qu’il fust si tost mors por ce qu’il encore se fist plus de male aventure se fist samblant a Eneas

et si vint devant Turnus qui forcenoit des gens Eneas ocire. Quant Turnus le perceu, il cuida

tot proprement que ce fust Eneas, si li coru sore et a ce [fol. 168rb] qu’il l’aproisma, il li

lansa un dart et li diables li torna le dos si se mist a la fuie. Turnus cuida que ce fust Eneas 1175

qui ne l’osast atendre, si le comensa a enchaucier et mout a ramponer de parole. A celui qui

fuioit n’en chaloit guaires, ains entra en une nef ausi com por paor de sa vie. Turnus, qui

tenoit l’espee nue et qui joie avoit de ce qu’il cuidoit qu’Eneas s’en fuist por lui et qu’il ne

l’osast atendre, se mist aprés en la nef por Eneas ocire, mais quant il fu ens, il n’i trova nulle

creature. Il quist par desous et desore et quant il n’en i trouva mie, il fu toz esbahis, si se mist 1180

ou repaire parmi les trastres de la nef por tost revenir a la bataille, mais mal li fu la voie

apareillee, quar la corde de l’ancre a quoi < a quoi > la nés se tenoit estoit rompue et la nés

parfont en l’aigue empainte.

Que Mezentius feri Eneas d’un espiou de quoi Eneas ot grant ire.

Entrués estoit Eneas en la bataille qui huchoit a haute vois Turnus et queroit, et mout 1185

metoit des Rutilieins a martire. Turnus, qui se vit eslongier dou rivage, sot et vit qu’il estoit

deceus, si ne sot que faire. Lors tendi il ses II mains vers le ciel, si comensa Jupiter a apeler

et a huchier por quoi il l’avoit enbatut en tel paine qu’il veoit a ses oils sa gent ocire et si ne

les pooit socourre. Une fois se pensoit Turnus [fol. 168vc] qu’il se ferroit par mi le cors de

s’espee, si s’ocirroit, et l’autre si pensoit qu’il saudroit en la parfundece de l’aigue. Entretant 1190

que Turnus estoit en tel dolor, la nés s’en coroit a grant cors ne n’aresta onques, si vint au

port de la cité le roi Daunus, pere Turnus, qui Ardea estoit apelee. Segnor, Mezentius estoit

en la bataille, qui forsenoit des gens Eneas ocire et o lui estoit ses fils Lausus qui preus estoit

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a merveilles. Mezentius lor coroit sore, ne nient plus ne redoutoit il home null a envaïr que

fait lions fameillous en sa grant ire la beste qu’il covoite a prendre entre les autres. Il lor ocist 1195

Acron et Oroden179 et pluisors autres que je ne vos voill mie nomer pour l’anuiance. Mesapus

i refaisoit grant ocision des gens Eneas, quar il lor ocist Clonium180 et Lichaomun et

Ericharen181 et assés autres que je ne vos nomerai mie. Ensi estoient meslees les batailles et

venues a une. Et sor toz les Rutilieins i estoit li rois Mezentius qui confundoit et ocioit

quanqu’il encontroit qui ne li faisoit voie. Eneas le vit de loign, si se pensa qu’il a lui iroit 1200

por refrener, s’il pooit, sa grant forsenerie. Lors poinst le chival Eneas des esperons et

Mezentius le vit venir, qui ne le douta mie, ains le reguarda mout com grans il estoit et de

quel contenance et lors l’aproisma, si li lansa son espiout par son grant mautalent et par [fol.

168vd] sa plus ruiste force. Li espious confui Eneas en l’escu, mais il ne l’entama mie, ains

resorti sor un autre chivalier li cos, par ce qu’il fu si durement lancés si qu’il li toli la vie. 1205

Eneas en ot grant ire en son corage. Lors feri Mezentius bas en l’escu de son espiout si qu’il

li persa les covertures de III cuers de buef qui sor les ais estoient asises et si li desrompi et

fendi les as et aprés les autres armeures et si li enbati l’espiout par mi la cuisse haut jouste

l’ainne trosqu’en la feltreure. Quant Eneas en vit le sanc, mout en ot grant joie et lors traist

l’espee, si li fust corus sore quant si chivalier le pristrent, qui grant dolor en demenerent, si 1210

le traistrent ariere a tote le hanste qui encor en la cuisse li estoit fichee.

Que grant dolor demena Mezentius quant il vit son fill mort a terre.

Quant Lausus vit son pere navré, mout en ot grant ire. Adonc assambla totes ses

batailles, si coru Eneas sore. La ot assés chivaliers mors et abatus des chivaus qui puis ne se

releverent. Eneas i feri si Lausus de s’espee sor le haume qu’il le porfendi trosques ou pis, 1215

onques le cop ne pot retenir armeure. La ot assés grant dolor demenee, quant Lausus chaï, ce

poés vos bien croire. Entrués que ce avint, Mezentius a grant flote de chivaliers estoit

descendus sor le rivage dou Toivre et si faisoit terdre et essuer la plaie qui mout [fol. 169ra]

li estoit dolorouse, mais por ce ne laissoit il mie qu’il ne demandast ou ses fils estoit, Lausus,

et si disois182[sic] a ses gens qu’il l’amenassent fors des estors et des meslees et si li desissent 1220

179 Orodès, Troyen. 180 Il s’agit de Clonius. 181 Il semble s’agir d’une erreur de lecture du copiste qui considère « Lichaomun » comme un personnage alors qu’il renvoie, en fait, au « Lycaonien Érichétès ».182 Dans les ms. BL, Add. 15268 (fol. 146vc) et BnF, fr. 9682 (fol. 152vc), on retrouve la forme attendue disoit.

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coment il se mantenoit, quar mout voudroit oïr de lui la tres grant proëce. A ce qu’il ensi

parloit, li chivalier Lausus vienent a tot le cors et a grant criee. Tantost sot Mezentius que ce

estoit, quar ansois c’on li desist, le sot il par la dolor de son cuer qui bien l’en faisoit sentir la

tristece. Qui adonc veist les bons cheveus chenus desrompre et detraire et lui debatre et par

terre estendre et aprés durement < et aprés durement > par dolorouses paroles combatre et 1225

complaindre ! E quant mout l’ot regreté et plaint, il fist sa cuisse bien fort bender et estraindre,

si se fist armer et son chival amener por aler a la bataille por vengier son fill Lausus d’Eneas

s’il puet sans atargance. Quant il fu montés, il prist dars assés por lancier et lors se feri entre

ses anemis o sa ruiste chivalerie. Ensi com vos oés revint Mezentius a l’estor et tantost hucha

Eneas a haute vois trois fiees. Eneas l’oï, si en loa les deus et tantost li vint a l’encontre. 1230

Quant Mezentius le vit, il li comensa a crier et a dire : « O Eneas qui fel es et crueaus ! D’une

sole choze me poise et de quoi tu me puis plus coroucier en cest monde, c’est de mon fill

ocire et ce-[fol. 169rb]-le m’as tu faite. Je ne sais se je morrai ausi, mais vois me a en presence

et ançois que i muire te donrai je tels dons qui mout seront a toi grevable. » Lors li lansa un

dart mout ruistement et puis un autre et puis le tiers sans atendance. Et tot adés coroit entor 1235

Eneas au riche destrier sor quoi il seoit, quar petit l’osoit atendre. Eneas ne pot plus sofrir,

quar tost se veoit covrir de dars et de saietes. Lors lansa aprés Mezentius une lance qu’il

tenoit, si le cuida ferir en la targe, mais parce que Mezentius n’atargoit onques, failli Eneas

a lui, si feri le chival parmi les hinnes183 si que li chivaus chaï et Mezentius sous lui. La ot

grant criee, quar les gens Eneas et les gens Mezentius erent tuit assemblé as espee nues. 1240

Eneas, qui vit Mezentius gesir a terre, s’adressa sor lui a vive force et ansois qu’il peust sus

relever par nulle aïe, li ot il tel cop doné de la bone espee qu’il li tolit tot ensamble et la joie

dou mont et la vie. Adonc furent tuit desconfit cil de l’ost, et mout plus eussent eu domage

si ne fust la nuis qui lor sorvint et qui fist dessevrer les batailles.

Que Eneas renvoia le cors de Pallas tot mort a son pere. 1245

Adonc se retraistrent ariere cil de l’ost vers la cité de Laurente et Eneas et li sien

envers lor forterece, mais il ne porent mie tuit dedens entrer, ains se logierent de fors sor la

183 Le mot « hinne » est donné par le dictionnaire Godefroy comme une forme probable de « aine ». Dans le ms. BnF, fr. 9682, on retrouve aussi « hine » (fol. 152vd). Cependant, le ms. BL, Add. 15268 semble attester du fait qu’il s’agit d’une forme rare, puisqu’il le remplace par le mot « crin » : « Mais par ce que Mezenteus n’atendoit onques, failli Eneas a lui ferir, si feri le cheval parmi les crins » (fol. 146vd).

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riviere bele et delitable. E quant vint a la [fol. 169vc] matinee, Eneas fist prendre Pallas, si le

fist mout richement appareillier si come fill a roi, si le renvoiera a son pere a tote la proie et

a tot le grant guaaign de chivaliers que Pallas i avoit fait ansois qu’il i perdist la vie. Longe 1250

choze vos seroit a raconter les ators et le duel que Eneas li fist. E plus longe choze seroit

encore a raconter les dolors que sa mere en fist et li rois Evander, ses peres, et la sepouture

et les sacrefices qui i furent fait. Tot ce me convient trespasser, quar vos n’en avés que faire.

Mais tant vos en di je : cil qui le reporterent distrent bien lor message et raconterent sa grant

proëce et puis au plus tost qu’il porent repairerent ariere. Entretant vindrent a Eneas message 1255

a tot rains d’olive de la cité de Laurente et si requistrent trives de par ceaus de la cité por lor

cors querre par les chans de la bataille et ardoir et metre en cendre. Et Eneas lor otria mout

volentiers XII jors les trives et quant eles furent acreantees, Eneas lor dist : « E segnor Latin !

Quels aventure est ce qui vos fait vers moi combatre, qui vos amis voudroie estre ? Vos me

requerés pais et trives a oés les mors, sachiés qu’ausi volentiers la donroie je as vis, quar je 1260

ne me cuidai mie ci combatre, ni por combatre n’i vinc je mie, se vos me laissés en pais estre.

Ains i vinc par les comans des deus por avoir demorance et je ne me combat mie a [fol.

169vd] ceaus de Laurente, mais a Turnus en cui li rois Latins a mise sa fiance qu’il se doie

vers moi tenir et defendre. Encore me sambleroit plus droiturere choze se Turnus nos veaut

chacier a force fors dou regne qu’il a moi se combatist cors a cors si en eust honor cil a cui li 1265

deu la donassent et li autres perdist la terre et la vie. Ensi seroit miaus a faire si n’en morroient

mie li autre qui coupés n’i ont ne n’en seroit pas la contree desertee ne afeblie des prodomes.

Mais or alés et si ardés vos cors et metés en sepoutures et nos ferons ausi les nostres, et bien

dites au roi que ce en ferai je que je vos en ai dit s’il veaut et Turnus l’otroie. » Li message

qui ascoutoient Eneas si taisoient tuit coi et mout s’esmerveilloient de la beauté et de la proëce 1270

qu’il en lui veoient. Adonc reguardoit li uns l’autre et puis se traioient ensamble, si se

conseilloient de la parole qu’il avoient oïe. Un en i ot que li plus viaus estoit et li plus haus

hom et li plus riches, Drancés estoit apelés en son language, et mains prisoit Turnus et amoit

que nus haus hom de la contree. Cil dist a ses compaignons quant il ot bien esguardé et oï

parler Eneas : « E ! Troiens que si es renomés d’armes et de proëce, a cui des deus te porroie 1275

je comparer de loenge ? Dou quel m’esmerveillerai je premiers o de la droitureté qui est en

toi o de la tres grande paine que tu pues soffrir de batailles ? Nos [fol. 170ra] qui assés somes

avant de parler en nostre contree reconterons a la cité ce que nos avons oï et veu de toi et si

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Fortune done au roi Latin qu’il raison entende et face, nos li aïderons et conseillerons et

Turnus se porquiere. » Quant il ot ce dit, il prist congié a Eneas, si s’en repairerent. E quant 1280

il orent au roi et as barons et en la cité les paroles dites qu’il orent oïes et que les trives erent

donees, il s’apareillerent, si ardirent lor cors et ausi fist Eneas et sa compaignie. Por quoi vos

iroie je les grans dolors racontant que cil et celes demenoient qui lor amis charnels detrenchés

et ocis i trovoient ? Les dames de la cité maudisoient Turnus et l’ore qu’il onques comensa

la bataille por avoir la fille le roi, Lavine. Ensi dura la dolors III jors et III nuis c’onques ne 1285

finerent et Turnus fu repairés de sa cité o il fu arivés, si com vos oïstes et revenus a Laurente.

Des messages que Turnus ot envoiés a Diomedés por aïe.

Adonc assambla li rois Latins barons por conseill prendre qu’il porroit faire envers

Eneas, qui ne voloit se pais non et concorde. Entrués qu’il a celui conseill estoient, vindrent

li message qu’il a Diomedés envoiés avoient. Segnor, ou comencement, quant Turnus quist 1290

ses aïes por combatre a Eneas, si envoia il ses messages a tot mout riches presens a Diomedés,

a la cité d’Argirippa184 qui seoit en [fol. 170rb] une des parties de Pulle et la estoit Diomedés

demorés et arestés tres ce qu’il estoit partis de Troies aprés les grans paines qu’il ot par terre

et par mer eues. Si tenoit de la cité la poësté et la segnorie et de la venoient cil message. Li

rois Latinus les comanda avant venir devant ses haus barons et raconter qu’il trové avoient 1295

et s’il avroient de Diomedés ne secors ne aïe. Venulus185 parla, qui avoit o les autres esté ou

message, et li rois tantost, com cil comensa sa raison, comanda que pais fust tenue. Cil

comensa haut a parler et si dist : « O vos segnor baron, nos veïsmes Diomedés et grant partie

de ses gens o lui qui furent a Troies destruire. Et puis que nos fumes devant lui venu et nos

l’eusmes salué si com nos deumes, nos li deimes dont nos estions et qui la nos envooit et por 1300

quel chose et qui cil estoient, li nomasmes vos bien qui nos guerreoient et si li presentames

les dons de par le roi Latinus que nos porté li avions. Quant il bien nos ot ascoutés, il nos

respondi mout paisiblement et si nos dist. » « O vos bone eurouse gent d’Itale, quele aventure

est ce qui vos cort sore ? Sachés bien sans doutance que nos qui as Troieins nos combatimes

et lor terres lor destruissimes n’i guaiagnames nulle creature, quar si Prians, li rois, fu 1305

desconfis et sa noble chivalerie, ausi est Agamenon et li rois Menelaus en iscil en l’isle de

184 Il s’agit de l’Apulie près de la Daunie, supposément bâtie par Diomède. 185 Personnage inventé par Virgile.

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Faron186, [fol. 170vc] en la daarraine partie d’Egipte et li rois Agamenon, qui toz nos

guoverne par la science, ne fu il lués qu’il revint en sa terre ocis par sa feme, qui Climestra

estoit nomee, quar ele avoit autrui charmé qui or tient la terre. E que vos diroie je des

malaventures que Pirrus187 ot et Ajas de Locres188 et de moi meismes ? E que vos raconteroie 1310

je de tos les autres ? Sachés que je jamais ne me combatrai envers troien home por ce qu’a

tote m’onor deporter m’en puisse, quar encore nos est il pis avenu de ce que nos a aus nos

combatimes qu’il n’est a aus en mout de manieres, mais retornés ariere au roi Eneas et les

presens que vos m’aportés li donés, si ferés que sage. E bien voill que vos sachés que je me

sui combatus a lui cors a cors et por ce que je le trouvai si fort et de si grant ruistece di je que, 1315

s’en Troies en eust avec lui et avec Hector tels II avec aus com il estoient, tote Gresse fust

par aus destruite et desertee et moi qui les assaiai, en devés vos bien croire. Et toute la

demorance qui i fu a la vile ardoir et metre en cendre i fu tote faite por la force d’Eneas et

d’Ector, qui par lor grant proëce toz les autres resbaudissoient. Assés erent pres ingual Eneas

et Ector, mais Eneas estoit plus pius de corage. Retornés tost ariere en vos regnes et si faites 1320

pais a Eneas, ce vos lo je, si ferés [fol. 170vd] que sage.

Que li rois Latinus loa a sa gent et a Turnus qu’il a Eneas pais feissent.

« Rois, font li message au roi Latin devant cui il paroloient, vois ici les presens que

Diomedés nos fist et si somes repairé a toi a grant travaill et a paine par la destrece de la forte

voie. » A paines orent li message dites ces paroles quant li grans murmures leva en la sale, et 1325

quant il un petit furent apaisié, li rois parla et si dist : « Segnor ! Je vousisse mout meaus que

conseill eussiemes devant c’est grant domage que nos ore receu avomes que ore, quant nostre

anemi nos sunt pres des portes. Ne nos ne somes mie sage qui a Eneas nos combatons qui est

en la guarde des deus et la cui gens n’est onques lassee par bataille. E si vos avés eue

esperance en avoir l’aïe Diomedés, n’i aiés plus atendance, mais or se porpense chascuns 1330

coment il porra meaus eschiver le perill ou nos somes, quar sor vos en est li fais et li besoigne.

Et je sui viaus, si ne me puis mais aïdier en bataille, quar la vertus m’est auques defaillie.

Une choze ai je porpensee en mon corage que je vos voill dire. Si entendés a mes paroles. Je

ai une ancieine piece de terre qui est sor l’aigue dou Toivre et si s’estent de longere trosques

186 Il pourrait s’agir de l’Île du Pharaon située dans la mer Rouge en Égypte. 187 Pyrrhus ou Néoptolème, fils d’Achille, guerrier troyen. 188 Ajax, fils d’Oïlée, appelé également Ajax le petit.

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vers Sesile. Cele terre ahanent et tienent li Aruncisin189 et li Rutiliein et si i paissent lor bestes. 1335

Do-[fol. 171ra]-nons cele terre et la montaigne qui i ajouste as Troieins et si nos

concordomes. Et s’il tant aiment la contree, facent i chasteaus et viles, si i remaignent. Et s’il

ne voloient faire et il meaus aiment aler en une autre contree, je lor ferai riches nés faire et

lor livrerai quanque mestiers lor i ert de vins et de vïandes. Et si envoierai, fait li rois, a Eneas

riches presens d’or et d’argent et de voire, s’il ce que je di veaut prendre par les messages 1340

que je i envoierai por conter ceste choze. » Adonc s’en leverent C qui distrent au roi qu’il a

Eneas iroient et ces paroles et ces presens li porteroient. Adonques parla Drancés, qui Turnus

n’amoit pas, et si dist : « E bons rois ! Tuit cil qui ci sunt sevent bien a quoi la chose tote est

tenue, mais il le resoignent a dire, mais je le dirai, cui qu’il tort a grevance. Tuit devroient

metre paine a ce que nos pais eussons, quar maint haut home en ont ja perdues les vies et si 1345

veomes tote la cité escomeue en plor et en tristece, quar il voient qu’Eneas nos assera sa

dedens par sa force. Or vos dirai je une sole choze, rois, otroiés avec ces dons et avec ces

promesses, c’est vostre fille qui bien issera enploiee. Et si sachés que par ce i pora la pais et

l’amors entre nos et aus estre otroiee. Et si vos ne le volés faire por la paor de Turnus, nos li

proierons tuit qu’il le te laist faire. E por quoi nos veaut Turnus [fol. 171rb] en tans perils et 1350

en tantes males aventures enbarré ? Sache il bien que nulle santés n’est de combatre. Por ce

li proions nous tuit qu’il pais nos laist faire et je l’en proierai toz premerains qu’il ait merci

de ses chaitis homes : laist Turnus, qui ci est en presence et fait le hardement de combatre190,

quar nos en avons ja assés veu d’ocis, dont les terres remaindront desertes. Et se il a si ardi

corage de combatre et il sent en lui la force et la vertu qu’il le fille le roi voille avoir et le 1355

regne tot aprés le roi, son pere, voist cors a cors encontre son anemi qui l’en fait guerre, si

n’en face mie la povre gent destruite. Soviegne lui de la grant proësce son pere, si voist

encontre Eneas, qui lui soul huche et demande. »

189 Nous ne sommes pas en mesure de relier Aruncisin à un peuple connu. 190 Dans le ms. Add. 15268, on retrouve la phrase suivante : « et je pri tot premerain Turnus, qui ci est en presence et fait hardement de combatre, qu’il ait merci de ces chattis homes » (fol. 148vc). Dans le ms. BnF, fr. 9682, on trouve plutôt la formulation suivante : « Pour ce li prions nous tuit qu’il pais nous laist faire. Et je li proieray tous premerains qu’il ait merci de ses haus homes et les laist en pais Turnus qui ci est em presence et fait le hardement de combatre » (fol. 154vd).

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Que Turnus et li cuens Drancés s’entredistrent pluisors rampones.

Quant Turnus oï ensi parler le conte Drancés, mout en ot grant ire, quar il savoit bien 1360

qu’il ne l’amoit mie. Lors parla par mout grant mautalent et si dist : « O Drancé, que tu as

grant habundance de paroles ! Qui que s’i combate, tu n’en as cure, mais as plais avec les

senators veaus tu premerains estre, et de ce n’avons nos que faire. » Lors comensa mout

Turnus a parler ancontre Drancés et a dire devant le roi qu’encore avoient il gent et aïe, ja

mar i venist Diomedés por chacier Eneas de la terre : « Et, sil fait Turnus, se veut a moi 1365

combatre, je ne le [fol. 171vc] refus mie, ains me combatrai volentiers s’il avoit encore

meillors armes qu’il n’ait et assés greignor force. »

Que Eneas vint devant la cité de Laurente ou Turnus estoit a sa chivalerie.

Entrués que ces paroles et ces rampones estoient teles come vos oés entre Turnus et

Drancés devant le roi Latinus et devant ses barons, et encor assés plus grandes, Eneas ot sa 1370

gent ordenee et apareillee por venir si com il fist devant Laurente. Lors vint uns messages

acriant en la cité et au roi et a ses barons la o il estoient, si lor dist que li Troien et lor gens

s’estoient parti de lor tentes et ja aprochoient durement la cité pour asseïr et por prendre.

Adonc fu la cités mout tost tote escomeue en dolor et en tristece. Les dames et li anfant

crioient et li citeain corurent as armes et si monterent sor les murs et si firent porter pierres 1375

et caillaus sor les aleoirs, por aus defendre. Turnus fu mout tost torvés et partis de conseill o

il et li autre estoient. E quant il fu armés, il comanda sa gent et sa chivalerie qu’il les suissent.

E si comanda a ceaus qui les menoient et conduisoient qu’il mesissent chivaliers et sergans

as portes por bien guarder et tenir les entrees et les issues et tuit li autre s’i meissent fors des

fortereces as larges campaignes. Queque Turnus devi-[fol. 171vd]-soit et ordenoit ensi sa 1380

gent, li rois Latinus laissa la parole et le conseill qu’il avoit entrepris de la pais faire entre lui

et Eneas, si s’en rala en ses plus hautes sales et mout se blasmoit dedens lui meisme qu’il a

Eneas n’avoit donee sa fille. Adonc n’i ot plus, li cor et les busines sonerent par la cité et sor

les murs que tuit ississent a la bataille et il si firent sans ceaus qui les fossés la oil erent foible

contreforsoient et ceaus qui sor les murs s’apareilloient. La roine Amata et sa bele fille 1385

Lavine, pour cui tote ceste malaventure estoit esmeue, et les autres dames avec eles s’en

monterent es hautes tors dou temple Minerve por veïr les assamblees et ceaus qui fuiroient

et ceaus qui chaceroient et qui plus i feroient de proëces, mais ansois ot li roine doné a la

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deuesse beaus dons et fais ses sacrefices, que la deuesse fust en l’aïe Turnus, et les autres

dames ausi por lor amis qui a la bataille alé estoient. E mout maudisoient Eneas et toz ceaus 1390

qui li estoient en aïe. Quant Turnus fu issus de la cité toz armés et de ses riches armes sans

escu et sans haume et il seoit sor le riche destrier d’Arcade, la roine Camille, o sa riche

compaignie de chivaliers et de puceles armes portans, li vint au devant tote armee sor le

chival de pris et si li demanda le don d’avoir la premeraine bataille encontre Eneas et contre

sa chivalerie : [fol. 172ra] « E vos beaus sire, fait Camilla, demorés avec vostre gent a pié as 1395

portes et as murs, si lor porés faire grant aïe et moi laissiés convenir de maintenir la bataille. »

Turnus l’esguarda et si li dist : « E dame qui estes l’onors et la proëce de tote Itale, qui vos

porra rendre les merites ne les graces de l’aïe et de la bonté que vos nos faites ? Ma volentés

en seroit apareillee, mais encor ne le porroie je faire, mais vostre grande loenge en sera vostre

merite. Dame, sachés qu’a moi sunt venu message qui me dient qu’Eneas a envoié a devant 1400

corre de ses chivaliers une partie et il et li autre s’en vienent par les dessers de la montaigne

et si voudra la cité envaïr devers l’autre partie. E je vos dirai que je encontrepense : je me

metrai desous la montaigne en la valee entre les bos qui avironent l’un et l’autre terre o mes

archiers et a ma chivalerie. Et s’il sor nos s’enbat ansois qu’il soient fors dou destroit, lor

ferons nos grant domage. [fol. 172rb] E vos dame et vostre gent tote et li Tyrriniein et 1405

Mesapus li hardis et li Latin avec la soie compaignie et Coras et Catillus et Tyburniein191 irés

a ceaus qui sunt venu devant tenir le tornoi et comencer la meslee, Dame, et vos sort oz en

prendés guarde et cure. » A ces paroles vint Mesapus, qui Turnus enorta mout, et amonesta

dou bien faire. Lors s’en torna et departi Turnus et o lui sa grant chivalerie por contreguaitier

Eneas au descendre de la montaigne. Et la roine Camille et Mesapus et Coras et ses freres 1410

Catillus chevaucherent tot ordené par conrois loign as plains chans fors des [sic] et en sus

auques192 des derraines lices. Entrués se hastoient mout li Troiein et tote lor aïes ordené mout

bien ausi par eschieles por venir devant la vile, mais tantost com il s’entrevirent et il

s’aproismerent et d’une part et d’autre, onques n’i ot paroles de trives ne de pais mostree ni

devisee, ains s’entrelaisserent corre les chivaus, les lances eslongees, ensi s’acointerent et 1415

s’assamblerent. Quant ensamble vindrent, mout i ot grant reson et grant noise d’armes et de

191 Cora, Catillus et Tiburtus sont les fils de Catillus (père) originaires d’Arcadie, fondateurs de Tibur (Tivoli). 192 Dans le ms. Add. 15268, la phrase a été supprimée (fol. 149vd). Dans le ms. BnF, fr. 9682, on retrouve la formulation suivante : « chevauchierent tout ordeneement par conrois loins a plains chams fors de la et ensus auques de darraines lices » (fol. 155vd).

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chivaus. Tuit entremesleement lansoient ja li un as autres espious et dars et traoient si

espessement que li airs en estoit toz espeissiés et torblés des saietes qui voloient ausi

menuement com li nois vole. A cele premeraine assemblee en orent le pior li Latin, quar li

Troien [fol. 172vc] les mistrent a la voie et si les enchancerent trosques as portes, mais la 1420

retornerent li Latin les chiés des chivaus et si leverent le hu et la criee sor les Troiens qu’il a

vive force firent retorner ariere.

Coment la roine Camilla fu ocise.

Ensi avint adonques que II fois les mistrent li Troien as lices et as portes et li Latin II

fois a force les remistrent ariere, mais puis que vint a la tierce fiee que les batailles furent 1425

totes assamblees et venues a une, adonc fu grande la destructions d’omes et de chivaus tres

devant les lices. Que vos iroie je devisant cil ocist celui ne cil cel autre ? Li vaillant chivalier

i faisoient merveilles grans et d’une part et d’autre, mais sor toz les conrois et par tot i estoit

la roine Camilla, quar avec l’espiou et avec l’espee avoit ele l’arc et le keuvre plain de saietes

tranchans, dont ele a ses anemis persoit et trenchoit pis et bras et costes et corailles, sans 1430

nulle espargnance. Se je vos disoie quans ele en ocist et je lor nons vos nomoie, tot seroit

anuance et que qu’ele fesist por ce ne s’entrespargnoient mie li autre, ains s’entreferoient et

ocioient. En la bataille des Troiens ot un chivalier, riche home et poissant, Cloreus193 estoit

apelés et jadis avoit il esté evesques a Troies a une de lor deuesses, mais ce avoit il ore laissé,

si s’estoit repris a la chivalerie. Cil [fol. 172vd] avoit mout precioses armes et mout cleres, 1435

covertes de fin or et de pierres preciouses. Quant la roine Camilla le vit, ele covoita mout les

armes, ne sai se ce estoit por metre a un temple por honorer la deuesse Diane qu’ele aoroit o

a son meismes, por ce qu’eles erent si beles a veïr et si resplandissables. Entrués que la dame

covoitoit ces armes et elle s’apareilloit de Chioreus ocire, uns Troiens, Arruns194 avoit a non,

le perceut et avec ce avoit il de la grant dolor de l’ocision que la roine lor avoit faite mout 1440

grant ire. Cil comensa a proier mout a son deu Jupiter qu’il li donast force et pooir et

hardement de vengier ses amis et ceaus ausi que Camilla avoit par forcenerie getés fors de

vie. Quant il ot ensi s’orison faite, il laisse le chival aller vers la roine et tantost com il

l’aproucha, et elle ne s’en donoit guarde, il la fiert sous la senestre mamelle des espiout si

193 Il s’agit de Chlorée, un prêtre troyen. 194 Troyen, compagnon d’Énée.

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qu’il li fausa tote l’armeure et la blanche char et les os, si li mist ou cors le fust et le fer 1445

ensamble. Et tant com Arruns l’ot ensi a mort ferue, il se parti au plus tost qu’il pot de la,

quar mout doutoit la roine, mais petit li valu sa fuite, quar puis l’ocist une damoisele en la

vengance de la dame.

Que les gens Turnus et Eneas o la soie bataille vindrent a l’estor ensamble.

Quant Camilla fu cheue, adonc i ot grant [fol. 173ra] dolor demenee. Les batailles 1450

des Latins fremirent totes de paors ne n’i ot plus retenance, mais vers les destrois des lices et

des barbacanes se mistrent. La en ot mout abatu es fossés qui puis ne s’aïderent et les dames

de la cité monterent as murs por la vile defendre. Et quant eles virent aporter le cors de la

roine, adonc primes ne lor chalu de lors vies, ains s’abandonerent as certaus et as deffenses

ansois que li home. Atant vint uns messages a Turnus, qui estoit en son aguait o sa chivaleire, 1455

et si li nuncia la grant dolor de la bataille et que morte i estoit Camilla la roine. Turnus, qui

si grant dolor ot qu’il ne sot que faire, laissa l’aguaitier Eneas, si s’en vint a la bataille. Et

aprés ce ne demora mie grant tans Eneas qu’il ne descendist de la montaigne por venir ausi

devant la vile et por sa gent aïdier et socorre. Ensi vindrent ensamble as meslees Eneas et

Turnus et lor grans compaignies, mais ja estoit si pres l’avespree que puis que il venu i furent, 1460

i ot fait petit de chivalerie, ains s’en entrerent li Rutiliein et li Latin en la cité et tote lor autre

gens ensamble. Et Eneas et li sien se logierent de fors les lices assés pres des fossés et

tendirent lor tentes. Quant vint a la matinee, Turnus, qui ot grant ire de sa gent qu’il vit si

morte et si desconfite, vint devant le roi La-[fol. 173rb]-tinus par grant fierté et si li dist c’or

estoit il toz aprestés de la bataille prendre cors a cors encontre Eneas sans nulle atargance : 1465

« Mais mandés le, sire, fait Turnus, et si prendés les sairemens et faites deviser la convenance,

et s’il me pot vaintre, ait la terre et la feme, et si je le puis conquerre, voist s’en, si me laist

en pais Lavine vostre fille et vostre regne. » Li rois respondi a Turnus mout paisiblement et

si li dist : « E vaillans jovenceaus, je dout mout les aventures, quar te porpenses ; tu as et

atens si grant terre le roi Daunus, ton pere, et si en as assés encore aquise par ta grant proëce 1470

et tant a de hautes femes en Itale ! Saches que li deu ne volent mie ne n’otroient que je ma

fille doinse a home de mon regne. Mais por l’amor que je avoie a toi le t’avoie je donee et

otroiee, et meesmement por la grant proiere de ma feme, la roine, l’avoie je retolue a Eneas.

Et soffri je a mes homes entreprendre la grevouse bataille dont je ai ma gent perdue et tu

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grant paine i as eue. Or somes tant pené qu’a paines somes nos point asseur en la cité et li 1475

champ sont tuit chargié de nos homes qui sor terre gisent mort. Que raconteroie je totes nos

males aventures ? Et ne me vendroit il meaus que je pais feisse entrués que tu sains es et

haités que se tu avoies perdue la vie ? Reguarde les aventures de la bataille com eles sunt

grandes [fol. 173vc] et si aies merci de ton pere qui est de grant eage. »

Que la convenance fu faite de la bataille entre Turnus et Eneas cors a cors. 1480

Quant Turnus oï ensi le roi parler, il li respondi, mais ansois atendi il un petit et aresta

tant que sa grans ire li fu tresalee. Et tantost com il pot parler, il li dist : « Bons rois, n’aies

de moi nulle paor ne nulle doute ! Mais lai moi aquerre mon pris et m’onor a croistre ! Sui je

donc si foibles et taillé donc si povrement mes espious que je ne m’oserai combatre ? Et est

ma chars si tendre que li sans en issera si je suis plaiés et noient de la soie ? Saches qu’ensi 1485

ne sera il mie, ains li sera lonc si je me combat a lui venue la deuesse, sa mere, en cui il a

grant fiance. » A ces paroles vint la roine Amata, qui tote estoit espoerie de la grant bataille

dou jor devant et dou siege qui estoit entor la vile. Quant ele vit Turnus qui se voloit combatre,

si comensa a plorer et si li dist : « Turne, je te repri et conjur par les larmes que tu me vois

espandre et par l’onor, s’il t’en sovient, que je tostans t’ai portee et faite, que tu as Troiens 1490

ne te combates, quar si tu i mores, ja puis jor ne ne nuit ne vivroie, ne ja l’ore ne quier veïr

qu’Eneas ait ma fille a feme. » Quant Laivine vit plorer sa mere, mout en fu dolante, et por

la dolor qu’ele en ot, li vint une colors mout [fol. 173vd] vermeille qui li avint sor le blanchor

a tel merveille que, quant Turnus la vit et esguarda tant durement, li criut l’amors verz la

pucele que adonc primes eschaufa il plus et forcena de combatre, et si dist adonc a la roine : 1495

« Dame, por moi ne plorés mie ne ne dotés nulle choze, quar mout vient meaus qu’entre nos

II nos combatons que nostre gens s’entroceissent. » E quant Turnus ot ensi parlé, il fait devant

lui amener ses chivaus et aporter ses armes, si s’arma mout richement a sa maniere. Et li rois

Latinus ot envoié ses messages a Eneas por nuncier que Turnus estoit tos aprestés por

combatre. Eneas, qui de la bataille ot grant leece, se refu assés tost armés de ses riches armes. 1500

Lors s’assemblerent tuit et d’une part et d’autre de fors la cité en une plaigne por veïr la

bataille, et les dames et les puceles de la cité et l’autre gent menue erent monté sor les murs

et sor les haus portaus de la vile, et as creteaus et as fenestres des riches tors, et la roine ausi

et les autres hautes dames. Li rois Latinus estoit issus de la cité et venus en la plagne avec

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Turnus et avec ses homes. E bien sachés que d’une part et d’autre faisoient il a lor deus 1505

sacrefices por ce que li deu donassent et otroiassent a celui qui devers aus estoit la victorie.

Li rois Latinus et li autre baron deviserent la convenance que qui seroit vencus, o Turnus [fol.

174ra] o Eneas, qu’il voideroit en pais, il et si home, la contree et si s’en iroit en autre terre.

Que la bataille comune recomensa par l’aigle qui se feri es signes.

Entrués qu’il ensi parloient et la parole estoit ja tant menee com de sairemens faire, 1510

si que plus n’i eust que dou metre ensamble, une aventure lor vint merveillose et aparu devant

tos ceaus qui la estoient. Une aigle grans et parcreue vint a volant haut en l’air entre la cité

et les tentes et lors s’abaissa de grant ravine, si se feri en un mout grant fouc de signes

sauvages, qui ilueques pres jouste la mer ens ou flum estoient. Li aigle en pris195 [sic] un a

ses piés et a ses ongles qu’ele avoit grans et agües, si le leva en l’air a grant force. E tantost 1515

tote la flote des autres cignes, qui paor orent, s’esleverent de l’aigue, si s’envolerent en haut

vers les nués. Et tant en i avoit que li airs en estoit tos espeissés. Et si demenoient grant reson

et grant noise par lor eles et par lor vois aprés l’aigle, et tant l’avironoient qu’ele laissa le

cigne aller a force, si rechaï en l’aigue, et ele s’en fui et tint sa voie. Quant li Rutiliein et li

Latin virent ceste choze, mout en orent grant joie, quar il cuiderent certainement que ce fust 1520

a lors oes bone senefiance. Et si enleva par tote l’ost mout grans murmures, [fol. 174rb] et ja

fremissoient et estragnoient lors armes, si que petit s’en failloit qu’il as Troiens ne coroient

sore. E adonc parla Tolonnius196, uns a devineres premerains en orance, et si dist : « Segnor

Rutiliein ! C’estoit ce que je desiroie que je aucun cigne de par les deus veisse et perceusse.

Ceste aigle que si feri es cignes senefie nostre anemi estrange, Eenas qui nos païs deguaste 1525

par sa force, mais avironés le ausi com li oisel firent l’aigle et si defendons Turnus et sachés

que nos li ferons tenir sa voie. » Lués qu’il ot ce dit, il lait aller une saiete en mi la compaignie

des Troiens, si qu’il feri un chivalier d’Arcade, si li persa les costes et l’abati a terre. Cil avoit

en l’ost, lui novisme, dé freres qui tuit erent venu avec Pallas en l’aïe d’Eneas a la bataille.

Que grant domage fist Turnus de la gent Eneas a cele bataille. 1530

Adonc comensa la bataille grande et des uns et des autres. Eneas lor escrioit et disoit :

« Segnor por quoi nos combatés ? E ne savés vos que les < les > lois de la bataille sunt ja

195 Dans les ms. BL, Add. 15268 (fol. 151rb) et BnF, fr. 9682 (fol. 157vc), on retrouve la forme attendue prist. 196 Tolomnius, augure des Rutules.

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devisees et que nos nos devons combatre ? » Entrués que Eneas disoit ce et qu’il a ses homes

cenoit de sa main qu’il se traississent ariere, une saiete vint a volant, si le feri en la main dont

il cenoit, mais onques ne sot ou de quel part ele vint ne qui l’avoit traité. Lors s’en parti Eneas 1535

de la et Turnus tantost coru as [fol. 174vc] armes et si lait aller as Troieins. Adonc comensa

grande la meslee. Turnus en son venir, c’est a l’assambler, fist grant domage as Troiens, quar

il estoit mout vaillans chivaliers et si les desiroit de quanque il pooit faire ocire et desconfire.

Il seoit sor un riche car a IIII roës et IIII blanc destrier le traioient, et il avoit o lui ses dars por

lancier et ses autres armes por assaillir de pres et de loign ausi et por defendre. Tantost com 1540

il fu venus a la meslee, il lor ocist Stelenim et Thamirum et Pholium197 et puis II freres,

Glaucum et Jaden198, dont fu mout dolans, s’il estoit vis, Nubrasus199, ses peres. Et aprés ces

vit il un Troien, fils fu Dolon de Troies200, Eumedés201 ot a non, qui mout estoit armés de

riches armes. A celui lansa Turnus un guavelot et si le feri si qu’il le navra et abati a terre.

Tantost com il le vit cheut, il fist arester ses chivaus et lors sailli il de son curre a terre, si mist 1545

celui Eumedés, qui toz cois gisoit, le pié sor le cou, si li bota l’espee en la gorge et puis si

dist : « Troien, vois ici la terre que tu as requise de lointaines contrees por combatre. Or gis

cois et si en mesure largement ta partie. Et si saches bien que tel seront li loier de ceaus qui

a moi se prendront a bataille. » E puis tantost com il ot ce dit, ocist il Asbiten202, le

compaignon celui a qui il avoit dites ces paroles, et puis a-[fol. 174vd]-prés ocist il et abati 1550

mout des autres dont anuis seroit les nous toz conter et dire. Entrués que Turnus aloit si sa

volenté faisant par la bataille, Eneas et Menesteus et li ardis Achatés et Ascanius vindrent as

meslees et tuit cist n’i avoient piece < avoit203 > esté por la plaie qu’Eneas avoit en sa main

de la saiete eue, mais or li estoit li fers fors trais par herbes et la plaie adoucie. Eneas tenoit

un grant espiou, et de cele part o il sot Turnus point il et sa chivalerie, la ot grant bruit et 1555

grant criee. Tuit li renc des Italiens tantost s’esbaïrent et fremirent. Eneas i ocist Osyrin204, et

197 Sthénélus, Thamyrus et Pholus sont des guerriers énumérés par Virgile. 198 Glaucus et Ladès sont des guerriers listés par Virgile. 199 Nous ne sommes pas en mesure de relier Nubrasus à un personnage connu. 200 Guerrier troyen qui se propose d’aller espionner le camp des Grecs en échange des chevaux d’Achille. 201 Fils de Dolon. 202 Asbytès, Troyen tué par Turnus. 203 Dans le ms. BL, Add. 15268, le mot en trop n’est pas présent. On retrouve donc la phrase suivante : « et tos ces n’i avoient esté en piece pour la plaie que Eneas ot eue en la main de la seete » (fol. 151vd). Dans le ms. BnF, fr. 9682, le mot en trop est également absent : « Et tuit cist n’i avoient esté a piesce pour la plaie que Eneas avoit eue en la main de la seece » (fol. 158rb). 204 Osiris, ennemi des Troyens.

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Menesteus Archetium205 et Achatés Epulonem206, et Gyas207 i ocist Ufentem208. Et Tolonius,

qui la meslee comensa, i perdi la vie. Adonc leva grans la noise et la criee, et li Rutiliein ne

li Latin ne porent plus sofrir, ains tornerent les dos, si se mistrent a la voie. Eneas, qui les

enchausoit, nes degnoit ocire, ains queroit et huchoit Turnus tant soulement par les grans 1560

presses de lor compaignies, ne autre ne voloient il ne ne demandoit a la bataille. Turnus

n’arestoit guaires, ains cerchoit les rens des Troieins dont il faisoit grand domage. Lors furent

assamblees totes les batailles. Eneas se pensa qu’il vers la cité se trairoit, qui tote estoit esbaïe.

Lors apela Menesteum et Sergestum209 et Serestum210, qui conestable estoient de ses gens et

de ses batailles, et si lor dist : « Faites [fol. 175ra] vos gens traire a ceste montaigne pres de 1565

la cité, quar je le voudrai hui cest jor, se je puis, prendre o Turnus se combatra a moi, par ce

puet estre relaissee. » Tantost com il ot ce dit, n’i ot faite demorance, ains furent lués totes

lor gens assemblees. Et si se mistrent a force vers les murs et vers les portes, et si porterent

le fu et les eschieles. Eneas meesmement estoit en la premeraine assamblee et si escrioit mout

a haute vois au roi Latinus que mauvaisement li avoit tenue sa convenance. Entre ceaus de la 1570

cité leva adonc grans discorde, quar li un voloient les portes ovrir et Eneas a segnor receivre

et li autre ne le voloient mie, ains voloient la vile defendre.

Que la roine Amata se pendi por la dolor que Eneas avroit Lavine.

Quant la roine Amata vit ensi la choze alee et ele vit les eschieles as murs et le fu ja

ruer en la vile et ele ne vit mie de Turnus qui le devoit defendre, ele cuida qu’il fust ocis. 1575

Lors ot mout torblee sa pensee et si dist qu’ele avoit ceste malaventure et ceste dolor esturdie.

Tantost s’en ala en une chambre sans compaignie et si se lassa entor le cou une guimple, si

se pendi a un rastre o ele se toli la vie. Quand la novele en fu seue par la cité, adonc parfurent

si abosmé trestuit que petit i ot puis de defense. E qui adonc veist Lavine, ses beaus cheveaus

desrompre mout [fol. 175rb] en peust avoir au cuer grief dolor et pesance. E li rois Latinus, 1580

qui toz fu esbahis de si faite aventure, derompi tote sa chenue crigne et sa vesture, et mout se

blasma qu’il a Eneas n’avoit donee sa fille. Entretant oï Turnus en la cité la grant dolor et la

205 Il s’agit d’Arcétius, ennemi des Troyens. 206 Épulon, tué par Achate. 207 Guerrier troyen. 208 Ufens, guerrier combattant pour Turnus. 209 Nous ne sommes pas en mesure de le relier à un personnage connu. 210 Il s’agit de Séreste, héros troyen, souvent nommé dans l’Énéide.

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grant criee. E uns siens chivaliers ferus par mi le cors li vint a l’encontre et si li dist : « Turne,

aies merci de tes homes, quar en toi est nostre daarraine esperance ! Eneas s’i combat

durement a la cité et si menace totes les hautes tors jus a cravanter et abatre. Et si saches bien 1585

qu’il fait ja lancier le fu en la vile. Et li rois Latinus te blasme mout et si ne seit que faire, si

a Eneas torne por aïe o a toi por doner son regne et sa fille. Et avec tot ce, la roine Amata,

qui tant estoit ta feels amie, s’est ocise a ses mains, dont mout est en grant dolor la vile

escomeue et devant les portes encontre les Troiens n’est nus qui defende fors que Mesapus

et Aslias211. Cist contretienent l’entree et entor aus sunt grandes les batailles et li resonemens 1590

des armes et des espees, et tu vas ci aval la campagne sor ton riche curre. » Quant Turnus oï

ce, si ot dolor et honte, et lors reguarda vers la cité, si vit les flammes prendre et esprendre

as entableures des trastres de la grant tor sor le porte que Turnus meisme avoit a horder

devisee. Quant il se vit, il sailli jus de son curre et si se dresa quanque il pot [fol. 175vc] vers

la porte ou plus grans et plus espesse estoit la bataille. Et quant il i fu parvenus, il comensa 1595

de sa main a cener et a faire enseigne a ses homes qu’il ariere se traississent, quar il a Eneas

por aus tos se voloit combatre.

De la bataille cors a cors qui fu entre Turnus et Eneas.

Tantost com Eneas oï Turnus parler, il n’i fist demorance, ains s’en vint vers lui grant

aleure et si laissa l’assaut as murs et as hautes tors qu’il avoit envaïes. Et tuit se partirent et 1600

d’une part et d’autre et laisserent l’assaut et le deffendre por veoir la bataille, et meisment li

rois Latinus s’esmerveilla mout coment gens qui estoit si esprise de combatre se fu si tost

partie et dessevree. Adonc n’i ot plus, quant en mi le champ furent soul a soul Eneas et

Turnus, qu’il enbracerent les escus et estrainstrent as poins destres les tranchans espees. Et

si s’aproucherent par grant fierté, ausi com dui orrible tor qui s’entreheent qui vienent ou 1605

champ de la pasture. N’i ot point d’espargnance que chascuns n’en requeist son anemi, si que

toz les escus dont il se covroient detrencherent. Mout fu grans la bataille, quar mout

s’entreheoient, mais en la fin fu Turnus vencus, si qu’il li convint merci proier a Eneas qu’il

ne l’oceist mie. Et bien sachés que pardoner li voloit Eneas, se ne fust li aneaus et la sainture

Pallas que Turnus avoit avec lui. E quant [fol. 175vd] Eneas le vit, la dolors de la mort Pallas 1610

li fu tote renovelee. Adonc fu tote sa grans ire doblee et si dist a Turnus : « Tu comperras la

211 Guerrier combattant dans le camp des Rutules.

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leece que tu eus de Pallas, quar tu por lui morras, ausi n’i avra ja demorance. » Et tantost li

bota parmi le cors s’espee, et li arme s’en parti dolante et corroucee. Ensi fu mors Turnus et

finee la bataille et conquise Lavine et tote Itale si com vos porés avant oïr s’il vos plaist et

entendre. 1615

Que Eneas espousa Lavine et si tint tot le roiaume.

Segnor et dames, tantost com Turnus fu ocis, s’en partirent dolant et corrocié li

charnel ami et pluisor autre qui por sa grant proëce durement l’amoient. Et li rois Latinus,

qui mout estoit dolans por ses grans mescheance, vint a Eneas et o lui si home, si li dona sa

fille et tot son regne sauf ce qu’il en eust la segnorie tant com il seroit en vie. Ensi le receu 1620

Eneas a grant leece et adonc fu pais ausi devisee et veraie concorde envers cels qui contre lui

avoient esté et or voudroient a s’amor retraire. Adonc n’i ot plus, Troien et Latin

s’assamblerent por les cors qui ocis estoient assambler et ardoir et metre en cendre. A ce faire

mistrent grant paine. Et quant tuit furent li champ deslivré et la roine Amata en un riche sarcu

mise et la roine Camilla portee en sa contree, la cités fu auques repaisee de la tres grande 1625

dolor dont [fol. 176ra] ele estoit entreprise. Ne sai que plus vos contasse de la dolor que le

chascuns et chascune la demena por son ami. De ce n’ai je que faire, mais tant vos di je que

maintes fois avient qu’aprés les joies vienent les grans dolors et aprés les grans anuis vienent

li bien desiré et les grans leeces, et si com il avint adonques avient il assés de fois encore.

Eneas, qui ot mainte paine eue par plus de VII ans qu’il avoit qu’il estoit partis de Troies et 1630

de sa contree, prist a feme et espousa la fille au roi Latinus, Lavine, qui tenoit Laurente. Mout

ot grant joie a cele assamblee. Aprés ce ne demora mie grant tans que li rois Latinus trespassa

de ceste vie, si tint Eneas tot le regne, mais ansois en ot meslees et guerres assés a ses voisins

eues, quar li pluisor dient que Mezentius le guerroia, qui tenoit Sesile, et qu’Eneas ne le

venqui mie por la mort qui trop li fu prouchaine, mais puis la mort de son pere s’i combati 1635

cors a cors Ascanius, et si ocist Mezentius et por ce ot a non Ascanius Julus, c’est de ce que

adonc primes li venoit nouvele barbe quant il venqui Mezentius. Mais bien voill que vos

sachés que < que > li pluisor dient. Qu’Eneas ocist Mezentius, ce dist Virgiles, quant il revint

de Pallantee en la premeraine bataille, si com vos avez oï ariere. Et s’il l’ocist la, dont ne li

pot faire guerre Mezentius, qui estoit ocis, ne a [fol. 176rb] Ascanius combatre. Mais bien 1640

puet estre que ce fu li fiz Mezentius qui ot a non ausi Mezentius com ot ses peres. Et por ce

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vos di je ce que li pluisor demandent maintes chozes por ce qu’il voelent ce qu’il oent

reprendre. Quant Eneas ot la terre auques en pais mise et delivree, la mors que nulle rien n’en

espargne li coru sore et en tel maniere que petit seit on coment il perdi la vie, quar li un dient

qu’il fu ocis d’un effoudre, li autre dient que li deu l’en ravirent et li autre dient que li cors 1645

de lui fu trovés en une aigue jouste le Toivre, aussi come un estan, Nunicum212 l’apelent cil

de la contree. Et si ne vesqui Eneas que III ans puis qu’il ot Lavine espousee.

Qu’aprés la mort Eneas tint le roiaume Ascanius.

Aprés Eneas tint le regne Ascanius. Et si remest ensainte d’Eneas Lavine d’un fill et

mout se douta qu’Ascanius ne le feist ocire en traïson por tot le roiaume tenir entrués qu’ele 1650

estoit ensainte. Por cele paor s’esmut Lavine tot celeement, qui mout estoit dolante, si s’en

fui en la forest es loges Tirrus, qui estoit pastres. La fu ele tant qu’ele se delivra de son fill,

qui ot a non Silvius Postumus. Quant Ascanius sot ou sa marastre estoit alee et que ele avoit

un fill qui estoit ses freres, il la remanda qu’ele revenist sans nulle doutance et ele revint, o li

[fol. 176vc] ses fils Silvius qu’ele norri par grant entente. Ascanius dona et otria a sa marastre 1655

et a son frere Silvius la cité de Laurente. Et il fist et estora adonques la cité d’Albes en

Lombardie, et la fu ses repaires XXXVIII ans qu’il tint le regne, mais de ceste cité Albe sunt li

pluisor en doute liquels l’estora primes, o Ascanius o Silvius, ses freres, por ce que tuit li roi

qui furent en Lombardie tres Ascanius dusques a Romulus, orent a non Silvius, por la hautece

de celui qui primes tint Albe, qui donques dusques a Romulus qui funda Rome fu li chiés 1660

dou regne. Tels i a qui cuident por ces nons que Silvius la fundast primes, mais non fist, ains

l’estora Ascanius. Et Ascanius n’ot null oir a cui il laissast aprés lui sa terre fors que son frere

Silvius. A celui laissa il aprés lui tot le regne et sil213 Silvius fu mout vaillans et maintint bien

le roiaume et por ce tuit li oir qui aprés lui vindrent orent sornon Slivius ausi com aprés Cesar

Auguste por sa vaillandise ont sornon tuit li enpereor de Rome dusques a hui cest jor Auguste. 1665

Ascanius ot un fill, Julius ot a non, mais quant Ascanius morut, ses fils Julius fu trop jovenes

por tenir le regne. Et por ce le dona il et otria a Silvius Postumus, son frere de par Eneas son

pere, qui l’aima mout et le doctria et chastia mout tant com il [fol. 176 vd] fu en vie. E bien

212 Le nom latin du fleuve est le Numicius. Dans le ms. BL, Add. 15268, on nomme le fleuve Municum (fol. 153rb), alors que dans le ms. BnF, fr. 9682 on le nomme Numicum (fol. 160ra). 213 On retrouve ici la graphie « sil » pour « cil ».

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sachés que, puisqu’Eneas fu mors, ot la roine Laivine un fill de Melampodis214, qui ot a non

Latinus Silvius. Cis regna aprés son frere Silvius Postumus, ce content li pluisor et dient. Et 1670

de Julius, le fill Ascanius, issirent li Juliein, dont Julis [sic] Cesar aprés fu de la lignee. E

bien sachés que, tres ce que li fill Israël issirent dou servage le roi Faraon d’Egypte quant il

passerent a sec pié la Mer Roge, ot dusques a la mort Ascanius, que Silvius Postumus, ses

freres, fils Eneas et Lavine, fu rois de Lombardie, CCC ans et LXXVII ans. E aprés Silvius

Postumus, qui vesqui rois XXI ans, tint le regne Latinus Silvius, ses freres, qui tint le regne L 1675

ans. E ou tans, Segnor, qu’Eneas et Ascanius vindrent en Lombardie et il orent lor guerres

assignees, regnoit en Jherusalem li rois David, li peres Salamon, cui tant loërent les

escritures, mais de lui ne vos voill plus ore dire dusques tant que l’estorie i repairera solonc

droiture. Aprés Latinus Silvius215, regna en Lombardie Alba Silvius216 XXXIX ans. E aprés, i

regna Egyptus Silvius217, qui Athis Silvius218 fu ausi només d’autre non, XXIIII ans. E aprés 1680

Egyptus Silvius i regna Capis219 XXIIII ans. Et aprés Capis i regna Capetus220 XIII ans et après

Capetus i regna Tyberinus221 VIII ans. Dou non cestui fu li Toivres només Toivres, quar

devant estoit il apelés Albula. Après Tyberinus, [fol. 177ra] regna Agrippa Silvius222 X ans.

Ou tans cestui, ce coure li estorie latine, estoit Homerus de grant renon de sience en Gresse.

E aprés Agrippa regna Aremulus Silvius223 XIX ans. Cis fu fel et de mal aire, si fu ocis d’un 1685

esfoudre, quar as mauvais et as felons rent Deus sovent lor gueredons, quar soit atempré o

soit atart de lor malise ont il lor part. E aprés Aremulus regna Aventinus XXXVII ans. E aprés

Aventinus224 tint le regne XXIII ans Prochas Silvius225, li fiz Aventinus. A cestui comencent

les estories des Romains, c’est li comencemens de ceaus qui funderent Rome et estorerent,

mais n’en dirai plus ore avant a ceste fiee. Si avrai premiers dit que li roi d’Asire226 furent et 1690

des autres roiaumes qui adonc en lor flors estoient et sous quels rois li roiaume finerent

214 Nous ne sommes pas en mesure de relier Melampodis à un personnage connu. 215 Quatrième roi d’Albe, fils d’Aeneas Silvius. 216 Alba, cinquième roi d’Albe. 217 Egyptus ne figure pas sur les listes traditionnelles des rois d’Albe. 218 Atys, sixième roi d’Albe. 219 Capys, septième roi d’Albe. 220 Calpétus ou Capétus, huitième roi d’Albe. 221 Tiberinus Silvius, neuvième roi d’Albe. 222 Agrippa, dixième roi d’Albe. 223 Romulus Silvius, onzième roi d’Albe. 224 Douzième roi d’Albe. 225 Procas, treizième roi d’Albe. 226 Il s’agit de l’Assyrie.

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trosques au tans le roi Prochas qui tint Lombardie, quar de ceaus entrelaissai je por l’estorie

de Thebes et de Troies, que je tot en ordene sans trespasser nulle choze voloie, quar auques

le demandoit ensi li contes, por venir as empereors de Rome.

Des Assirieins qui de tot le monde orent la poësté et la segnorie.

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Chronique dite de Baudouin d’Avesnes

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[fol. 29vd] Comment Eneas se parti de Troies

Eneas ot faites les nés apparellier ou Paris avoit esté en Gresse, si en i avoit XXII.

Quant eles furent bien apparellies, il fist entrer ens Anchisés, son pere, et son fil Aschanius

et l’autre maisnie dont il i ot sans les femes bien IIIM et IIIIC. Mais anchois k’il meust, fist il

sacrefisses as dius pour avoir respons en quel terre il arriveroit pour demourer. Il ot respons 5

k’il arriveroit en Ytaile et sa lignie i seroit de grant poissance. Quant il ot oï che respons, il

entra en sa nef et se mist a la voie. Li marounier errerent, voiles tendues, la ou fortune les

menoit, car il ne savoient ou oil227 [sic] aloient. Mais n’orent gaires alé, quant une tempeste

lour leva moult grans et moult orible. Quant Eneas vit chou, si ot pavour et tendi les mains

en haut et dist a ses dius : « Con furent ore plus eureus de nous Hector, Parys, Troÿlus, 10

Deÿphebus et li autre qui furent mort a Troies, et n’i peussons ausi estre ochis ! »

Endementiers k’il disoit ensi, une des lour nés plonga en la mer, dont la dolours fu plus grans.

Et tantost furent les autres desevrees c’a painnes sot li une ke li autre devint. Apriés chou

cessa li tempeste, lors perchurent li marounier terre, si se traisent cele part et trouverent un

port. Chis pors estoit en Sesille. Ils traisent a terre pour rafreschir. Entre [fol. 30ra] tant prist 15

une maladie au roi Anchysés, si morut et fu enfouis en la cité de Trepanon228 a grant hounour.

Apriés chou se partirent de l’exile et nagierent tant qu’il entrerent en un port moult biel et

moult delitable. En che port entra Eneas a tout VII nés, de XXII qu’il en avoit quant il parti

dou port de Troies.

Il jeterent lour ancres et issirent a terre et s’asirent au mangier et se reposerent cele 20

nuit. Au matin prist Eneas un compaignon, si monterent sour II chevaus et li dist ki229 [sic] il

iroit veoir s’il trouveroit nului ki li desist en quel terre il estoient arrivé. Dont se parti de ses

compaignons et erra tant qu’il vint en une montaigne dont il vint230 [sic] terres plaines et

bieles et les murs d’une moult fort cité et grant. Cele cités avoit non Cartage et estoit

nouvelement commenchie, car encor ouvroit on as murs et a la fortereche. Et le faisoit fremer 25

227 Ici, il faudrait lire « ou il aloient ». Nous pensons que l’erreur est due à une répétition du o par la proximité avec « ou ». 228 Il s’agit de la cité de Drépane en Sicile. 229 Il faut comprendre « ke il », sûrement par assimilation régressive. 230 Il faut comprendre « vit ».

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une dame, Dydo estoit nommee. Ele avoit esté fille le roi Belus, ki tint Tyr et Sydoine, et

toute la terre de Feniche231 que nous apielons la terre de Sayete.

Quant li rois Belus fu mors, Tymalions, ses fius, tint le roiaume apriés lui et fu moult

desloiaus et malitieus. Il fist mourdrir le mari Dydo, Sycheus avoit non, pour chou qu’il ot

pavor ke cil ne le jetast dou regne. Quant Dydo sot ceste chose, elle assambla priveement 30

tout le tresor qu’ele pot avoir qui avoit esté son pere, son frere et son mari, au plus celeement

k’ele pot, et entra en mer a tout et guerpi et le païs et la terre pour la pavour k’ele ot de son

frere. Si errat tant k’ele vint en Libe, si acata cele terre ou elle fasoit la cité de Cartage, ki

moult estoit ja puplee de gens et de riqueces. Quant Eneas vit cele cité, il ala cele part et entra

ens et chevauca tant k’il vint en-[fol. 30rb]-mi la vile, la ou il avoit une moult biele place. La 35

roine i avoit fait un moult riche temple en l’ounour Juno, la duyesse, et si avoit fait une ymage

aournee d’or et de pieres precieuses. Entour le temple estoit l’ystoire de Troies pourtraite,

comment la cités estoit riche et noble, et comment li Griu l’asirent, et comment ele fut assalie

et defendue, et les grands prouëches ke Ectors fist, et comment Achillés l’ocist, et comment

en la fin la cités fut destruite. 40

Quant Eneas ot tout chou esgardé, il commencha a plourer et si dist a son

compaignon : « He, biaus amis, regarde ! Il n’est terre ne regions en tout le monde que nostre

painne et nostre dolours ne soit seue. Or esgardes ! Ves ichi le roi Priant et toutes les

prouëches. Et de cha pues tu veoir les choses dont on doit plourer et duel faire. Et qui seroit

che qui chou esgarderoit et n’en avroit tristrece ? » Ensi plouroit Eneas en resgardant les 45

paintures et li couroient les larmes contreval les iex a grant fuison, car toutes veoit les

batailles, et comment la roine de Amazone, Pantheselee, i estoit venue et les chevaleries

qu’ele i avoit faites od ses damoiselles. A che que Eneas esgardoit ces choses, la roine Dydo

vint au temple a tout grant compaignie de chevaliers et de jouvenchiaus ki od li estoient. Et

saichiés k’ele estoit si bele comme nule creature plus. Ele s’asist pour les oevres esgarder. 50

Maintenant ke Eneas l’ot veue, il regarde et vit entrer ou temple ses compaignons qu’il

cuidoit avoir perdus en la mer, et lour nés estoient au port de la cité arrivees. Tantost comme

il les counut, il ot grant goie, mais cil ki Eneas trouverent orent grant pavour de ses autres

compaignons. Lors conta Eneas comment il estoit en ki venus et que les nés estoient au port

231 On réfère à la Phénicie.

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desous la fo-[fol. 30vc]-riest et tuit si compaignon fors ke cil d’une nef qui estoient perdu et 55

peri. Lors parlerent ensamble et dirent k’il demanderoient a la roine Dydo conduit k’il

fuissent aseur a ses pors et si dirent entr’aus ke Eneas ne se demousterroit mie k’il fust Eneas

jusques a tant ke la roine savroit bien sa voulenté. Ensi furent li Troyen devant la roine tuit

ensamble et ne dirent mie li quels estoit Eneas.

Quant il furent venu devant la roine, il l’enclinerent et saluerent. Ylioneus parla et 60

dist : « Od tu, roine, dame a cui li diu ont dounee poësté et signourie de ceste nouvielle cité

faire pour atemprer les puples et les nassion [sic] estraignes! Saichiés, dame, ke nous soumes

a Eneas et Troyen, qui vens et tempeste avoient amené a cest port. Pour chou si vous prions,

dame, ke tu desfendes a ta gent que ne faichent nul mal a nous ne a nos nés et aies merchi de

nostre lygnage et esgarde les dolours ke nous avons sousfertes. Nous ne soumes mie venu 65

pour prendre proies, car nos n’en avons volenté ne pooir. Ains estiemes meu pour aler querre

une terre qui Ytaile est apielee, ou li rois Ytalus habita cha en arriere et qui fu de nostre lignie.

Or soumes arrivé en ta contree, si vauriens en pais refaire nos nés et si vauriens atendre nos

compaignons et no signour, savoir s’il sunt encor en vie, car s’il sunt en Ytaile, nous les

sivrons. » Quant la roine ot entendues ces paroles, ele s’abaissa et petit le viaire, et dist : 70

« Signor Troyen, n’ayés nule doutance, car saichiés a moi meisme sunt avenues maintes

adversités. Il n’est regnes ou l’aventure de Troies ne soit couneue et bien vous di quel part

ke vous vaurrés aller, je vous aïderai d’avoir et de gent. Et se vous volés avoec moi demourer,

ceste riche cités ert en vostre aÿde. Or faite vos nés traire a terre et refaire a vos [fol. 30vd]

volentés, et saichiés que je vausisse ke vostres sires Eneas fust chi arrivés, et si envoierai je 75

mes messages par toutes les parties de l’ylle de Lybe pour savoir se la grans tempeste l’averoit

jeté en la forrest ne en cité estraigne. » Lors furent lié li Troyen quant ensi oïrent parler la

roine. Achatés parla a Eneas et se li dist : « Sire, n’os tu de la roine qui nous a aseuré? Et si

avons tous nos compaignons, fors chiaus que nous veïsmes. » Tantost se traist avant Eneas

et dist a la roine Dido : 80

« Dame, je sui Eneas que vous demandés, et saichiés c’a paines sui eschapés de la

mer d’Aufrique et arrivés en ceste contree. Or soumes en la terre de quoi tu ies roine

poissans. » Quant Dydo vit Eneas, ele fu toute esbahie, car moult li sambla de grant signourie

et li dist : « He sire ! De grant aventure qui cha vous a amené, j’ai oï maintes fois parler de

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vous et de vostre pere Anchysés et des autres prinches de Troies. » Lors en mena la roine 85

Eneas en ses sales, et ses compaignons avoec, et lour fist moult grant joie, si les fist aseoir

au mangier avoec li. Eneas envoia querre Aschanius, son fil, et li manda qu’il aportast avoec

lui le riche mantiel ke la roine Helayne avoit aporté avoec li a Troies quant ele vint avoec

Parys. Cis mantiaus estoit aournés d’or et de pierres precieuses et si aportast son riche sceptre

et le riche fremail ke l’aisnee fille le roi Priant soloit a son col porter et sa riche couroune 90

d’or et de pierres precieuses. Tout chou commanda Eneas ke ses fius aportast pour douner la

roine qui moult se penoit de lui ajester et ses compaignons. Aschanius vint a tous ces presens

et enclina la roine et fist le present de par son pere. La roine prist les presens et merchia moult

Eneas.

Eneas estoit moult biaus et moult bien tailliés. La roine le regardoit [fol. 31ra] moult 95

volentiers et tant k’ele fu toute esprise de s’amour, si li pria qu’il contast comment li Griu

avoient Troie destruite et par quele occoison. « Dame, dist Eneas, vous me commandés a

renouveler ma grant dolour, si le vous dirai puis qu’il vous plaist. Saichiés que par trois

choses pooit estre nostre cités garandie. Se l’une de ces III nous fust demouree, ja ne

fuilliemes vaincu ne la cités perdue. L’une de ces trois choses si fu la vie Troïlus, mais 100

Achillés le nous toli. L’autre si fu li Paladyons, c’estoit une ymage faite en l’ounour la duiesse

Minerve, que Ulixés et Dyomedés nous emblerent. La tierce fu li cors Laomedon, le roi, qui

estoit ensierrés ou mur de la porte Dardanida, et tant comme il fust sans remuer, ne fust la

cités prise, mais il fu remus a no grant pesanche. » Apriés conta Eneas comment li Griu

assamblerent lour grans os et pour quoy et comment il se partirent dou port d’Athaines et 105

comment il vinrent a Thenedon232 et d’illuec a Troies, et comment il arriverent, et tous les

estours et les batailles que li un orent envers les autres tant con li sieges dura, et comment il

se parti dou port de Troies, et les painnes et les travaus qu’il avoit eu en la mer « tant que je

sui arrivés en ceste contree ou vous m’avés fait moult d’ounour et toute ma compaignie. »

A ches mos fina Eneas ses paroles, et tuit chil ki la estoient l’entendirent moult 110

volentiers chou que Eneas lour contoit, et la roine plus ke nus, car il ne disoit nule parole

k’ele ne le regardast tout adiés ou viaire et esprennoit adiés comme fole de l’amour de lui.

Apriés chou prist congié la roine, si s’en ala en ses chambres. Eneas retourna a ses nés, mais

232 Port menant à la ville de Troie.

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qui ke dormist la nuit, la roine villa et pensa moult a [fol.31rb] Eneas ne onques n’eut pooir

de reposer. Et quant vint a la journee, ele se leva et apiela une sierour k’ele avoit, qui avoit 115

non Anna, et li dist : « Pour Dieu, biele suer, conseilliés moi ! Je sui si sousprise de l’amour

nostre nouvel oste ke je ne sai que faire. Et saichiés, se je ne l’ai a mari, il me couvenra

morir. » Anna li loa qu’ele le retenist et k’ele fesist tant qu’i demourast. Ensi laissierent ces

paroles tant ke li jours fu haus et Eneas fu venus ou palais veoir la roine, qui grant goie li fist

et tant parlerent ensamble ke Eneas li creanta qu’il demoueroit233 et la roine cuida ben estre 120

asseuree de lui.

Ensi demoura Eneas une pieche tant k’il gisoit une nuit en son lit, se li vint en avision

qu’il plus ne s’ariestast en Cartage, mais il en alast tost en Ytaile ensi con li diu le voloient

et gardast ke plus ne demourast. Quant Eneas ot esté en ceste avision et il s’esvilla, si fu si

dolans que il ne sot que faire, car d’une part doutoit a courechier Dydo, d’autre part les diex 125

qui li avoient pramis la terre de Ytaile. Entre ces II choses se pourpensa ke miex li couvenoit

courchier Dydo que les diex u il avoit sa fianche. L’endemain parla a ses gens priveement a

consel et lour commanda qu’il apparellaissent lour nés et qu’il les garnesissent de chou que

mestiers seroit, car il li couvenoit querre la terre que li diu li avoient pramise. Ensi le firent

cil celeement et misent lour gens dedens lor nés coiement pour chou que Dydo ne 130

s’apercheust. Et Eneas lour avoit dit que tantost ke il feroit boin tans k’il enterroit en mer

sans parler a la roine, mais ensi ne fu il mie, car la roine counut tout premiers lour alee. Et

savés vous pour quoi ele s’en fu si tost apercheue ? Pour chou k’ele [fol. 31vc] doutoit adiés

de perdre chou k’ele amoit tant. Et quant ele vit porter lour harnois, ele fu toute esbahie et ne

sot que faire. Dementiers vint ele a Eneas et se li dist : « Ha ! Sire Eneas, comment vous 135

penser234 [sic] si grant felounie, qui coiement vous volés partir de ma terre ? Moult parestes

crueus, quant l’amour que j’ai en vous ne la fois que vous m’avés fianchie ne vous puet

retenir, che me samble. Si vous pri par les fois ke nous presimes li uns a l’autre ke vous

laissiés cest pensés et la voie ke vous avez emprise. »

233 Il est possible qu’une méthathèse du r se produise dans les futurs du type jurera. Il s’agit d’un phénomène assez rare qui pourrait s’avérer exclusivement picard. C’est pouquoi on peut retrouver la forme demoueroit (Pierre FOUCHÉ, Morphologie historique du français. Le verbe, op. cit., p. 392). 234 Le texte présente ici une erreur, soit qu’il s’agisse d’un problème de conjugaison (dans ce cas il faut lire « pensez »), soit qu’il s’agisse d’un oubli (par exemple, « comment pouez vous penser »).

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Eneas, ki moult voloit conforter la roine Dydo s’il peust, li proia que ne li anuiast 140

mie, car aler l’en couvenoit ou li dieu se courceroient a lui qu’il le destruiroient. Lors n’ot

que courechier en Dydo, car toute fondoit en larmes. Moult parla Eneas a li qui rapaiier le

cuidoit, mais en la fin vit il ke che ne pooit estre. Et pour chou ke faire li couvenoit chou que

li dieu li avoient commandé, il se parti de li a grant dolour et en ala a sa navie et fist entré ens

tous ses compaignons et se misent a la voie. Quant la roine vit les nés mouvoir, ele ot au cuer 145

moult grant dolour et tant quist art et engien qu’ele fu eslongie de Anna, sa serour, et de toute

sa maisnie. Et puis vint a sa cambre et se dolousa moult, et puis prist une espee que Eneas i

avoit laissie, si s’en ochist. Encor n’en estoit l’ame partie quant Anna, sa suer, vint, qui trop

grant dolour en mena quant ele le vit en son sanc estendre. Adont i ot grant dolour par toute

la cité de Cartage. Lors fisent le cors ardoir et li dounerent sepulture et entererent. 150

Ne dirai plus de la roine Dydo ne de sa dolour c’on demena pour li en sa contree, ains

dirai de Eneas qui en aloit [fol. 31vd] en Ytaile pour la terre avoir ke li dieu li avoient pramise.

Quant il orent tant nagié k’il vinrent en haute mer et qu’il ne porent terre veoir, uns fors vens

leva et une grant tempeste, si qu’il ne sorent ke faire et commanderent a avaler les voiles pour

aler les nés a la volenté des vens en cui pooir il estoient. Li maistres marouniers dist au 155

samblant qu’il veoient des estoiles qu’il aloient vers Sesile, dont Acestés estoit sires et rois.

Quant Eneas oï chou, si ot grant goie. Il dist k’en nule terre n’iroit il plus volentiers, se li diu

le voloient, car Acestés estoit ses amis et dou lignage des Troiiens et si estoit la sepulture son

pere Anchisés. A ces paroles se cessa la tempeste. Dont nagierent tant k’il vinrent en la terre

le roi Acestés, qui moult ot grant joie de chou qu’il ot ses nés recouneues. Et tantost com il 160

furent entré ou port, li rois Acestés les rechut a grant joie et moult bien les aiesa pour la grant

paine k’il avoient eue. Quant vint Eneas au matin, il parla au roi Acestés et a ses compaignons

et si lors dist que li anniversaires son pere estoit et qu’il estoit moult liés de chou qu’il estoit

revenus en cel termine, et que bien savoit ke c’estoit par la volenté des dius. Lors atourna et

devisa li rois Acestés et Eneas a faire geus de mainte maniere a la tombe Anchisés. A ces 165

geus s’esprouvoient li jovene baceler de lour proëches et faisoient cours de chevaus et

luitoient et saloient et s’esprouvoient li un contre les autres. Et en cel anniversaire que Eneas

fist faire pour son pere i ot fait moult de prouëches, car tuit s’enpenerent et les gens Eneas et

les gens Acestés.

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Quant il furent repairié de la sepulture Anchisés, li fus esprist en [fol. 32ra] lour nés, 170

que toutes fuissent arses se ne fust uns messages qui lour noncha la u il estoient. Et si dist

que les dames meismes les avoient esprises pour chou k’ele vausissent illueques demourer,

car trop estoient lassees et de brisies, car VII ans avoit k’eles estoient meues de lour contree.

Quant il entendirent ces nouvelles, Aschanius, qui seoient235 [sic] sour un riche destrier, vint

premiers a Eenas et li autre apriés qui les nés rescoussent a grant painne. Il en i ot IIII perdues 175

et arses. Apriés chou ot consel Eneas qu’il commencheroit illueques une cité nouvelle et si le

pupleroit de gent qui avoec lui estoient et qui en bataille n’avoient mestier. Ensi le fist par

l’otroi de Acestés et devisa le grant de la cité et dist que che seroit Troies la Restoree. Apriés

le nomerent cil dou regne Acestain236 pour Acestés, en cui terre ele estoit fondee. En cele cité

laissa Eneas les femes et les enfans et les anchiens, et si eslut tous les aidables et les fors pour 180

mener en Ytaile. Poi i ot de gent et par meret par terre il estoient trop preu. Quant che fu fait,

et Eneas ot fait a la tombe son pere, il prist congié au roi Acestés et sa gent qui tres grant

dolour demenerent. Lors revint Eneas as nés qui bien furent apparellies, et toute sa

compaignie entrerent ens et firent voiles et partirent dou rivage. La ot grant dolour demenee

des gens que Eneas laissoit, car les dames plouroient lour enfans et lour amis, ke les en 185

veoient aler, si leur faisoit moult mal en lour cuers.

Eneas s’en ala droitement vers Ytaile et naja tant k’il vit une moult grant foriest et

une riviere qui couroit parmi. La s’adrecha Eneas, si esploitierent tant qu’il misent leur nés

en la riviere qui [fol. 32rb] avoit non Ayla237, or l’apiele on le Toivre. Tantost prisent port,

car il virent la contree bele et delitable. De cele terre estoit sires li rois Latin ki n’avoit nul 190

oir fors une fille ki Lauvine estoit apielee. Li rois estoit auques de eage. Et moult avoit sa

terre tenue en pais. Et saichiés ke mains haus barons li avoit sa fille demandee. Deseur tous

les autres le couvoitoit a avoir Turnus, uns biaus bacelers preus et vaillans as armes. Li rois

ne li voloit douner, car il avoit respons de ses dius qu’il le dounast a un houme estraigne qui

venroit a navie. Sa feme, la roine, s’acordoit moult a chou ke Turnus l’eust, mais li rois ne 195

voloit pour le respons k’il avoit eu de ses dius. Or dirai de Eneas ki fu arrivés. Il s’asirent au

mangier et fisent tailleoir de pain pour metre le viande, ensi comme est encor acoustumé, car

235 Ici il devrait être écrit « seoit ». 236 Nous ne pouvons pas affirmer avec certitude la présence d’une ville en Sicile qui portait ce nom. 237 Nous ne sommes pas en mesure d’expliquer en quoi Ayla renvoie au Tibre.

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il n’avoient escuieles ne tailleoirs. En la fin orent il si poi pain qu’il mangierent lour tailleoirs

et tout lour relief et ne furent mie bien saoulé. Quant che vit Ascanius, si commencha a rire

et dist, oiant son pere : « Moult nous a ore destraint la famine, qui avons mangié nostre 200

reliés. » Tantost comme Eneas entendi ceste parole, il sot bien qu’il estoit venus en la contree

que li diu li avoient tramise, car ses peres li avoit dit en avision la ou il mangeroient lour

relief, la seroit lour demouree. Ceste chose ot moult Eneas en memoire et quant vit ke ensi

estoit avenu, il fu moult liés en son corage et dist a ses compaignons qu’il savoit bien

certainement k’il estoient ou roiaume ke li dieu li avoient pramis et que lor travail seroient 205

enqui a fine. Lors firent tout ensamble grant goie et aporterent lour dius des nés qu’il orent

aportés de Troies. Si i firent sacrefisses et orisons k’i lor fuissent [fol. 32vc] en aïde. Lors

demanda Eneas as gens qu’il trouva qui maintenoit cele contree et qui en estoit sires.

Chil dou païs respondirent a Eneas que li rois Latins en tenoit la signourie qui moult

estoit anchiiens hom et si n’avoit nul oir fors une fille et si manoit pres d’illuec a une cité qui 210

Laurenche estoit apielee, mais ele fu premiers Lavina clamee. Li rois Latins ot un frere qui

ot non Lauvinius, si fonda la cité et dist k’ele seroit de son non noumee Lauvine, tant qu’il

avint chose c’uns loriés nasqui et crut en une haute tour. De chou avint ke li rois Latins le

non mist premiers a la cité et la fist noumer Laurenche, et la manoit il, car c’estoit li chiés de

tout son roiaume. Quant entendi Eneas que la cités estoit si pries ou li rois Latins manoit et 215

que moult estoit la cités noble, il en ot grant joie. Et puis regarda le plus fort liu selonc la

Toivre en une haute montaigne, si mist ses houmes en oevre pour faire fossés et liches pour

aus deffendre s’il besoing en avoient. Et saichiés qu’en poi de tans orent si le liu efforchié

qu’il n’orent douté de nului.

Quant Eneas ot son chastel commenchié, il prist C de ses plus saiges houmes pour 220

envoyer au roi Latin a sa cité de Laurenche pour pais requerre et qu’il ne li grevast de chou

qu’il avoient pris port en sa terre por demourer par le commandement des duis et sans lui

faire nule grevanche. Li message errerent tant qu’il vinrent pries de la cité et portoient grans

presens au roi et avoient en lour chiés capiaus d’oliviers et rains d’oliviers en lour mains, qui

amour et pais senefioient. Quant il vinrent en la cité de Laurenche, il trouverent defors la vile 225

moult grant feste de jouvenchiaus qui lor force esprouvoient en moult de manieres. Atant

[fol. 32vd] entrerent li Troyen dedens les portes. Et uns messages de chiaus qui s’esbanioient

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s’en ala au roi Latin, qui li dist ke moult haut houme, ce li sambloit, estoient entré en sa cité

pour parler au lui et bien sambloient estre a riche houme, car dé rains d’oliviers portoient en

lour mains. Li rois commanda tantost c’on les fesist venir a lui. Li message vinrent devant le 230

roi Latin et le saluerent de par lour signour et l’enclinerent. Li rois, qui seoit sour son siege

en sa sale ou estoient point tout li roi de sa lignie, si com il avoient tenue Ytaile li uns apriés

l’autre, et les aventures ki avenues lour estoient et les batailles qu’il avoient faites, respondi

moult paisieblement [sic] as Troiiens. Si lor demanda, tantost con salué l’orent, qu’il

queroient et quels besoins les avoit amenés au port de Lombardie ou se tempeste les i avoit 235

acaciés ou il avoient perdu lour voie, car en pluisours manieres vienent painnes et anui. « Et

comment que vous soyés arrivé, bien soyés vous venu, puis que pais requerés. La pais est

boine, li païs est bons et la contree, et bien vous i porés aaisier et si avés droiture, car

Dardanus, qui premiers tint le regne de Troies, fu de ceste contree. » Atant se teut li rois.

Ulyoneus238 parla, qui estoit li aisnés des Troyens et dist : « Rois gentius et saiges et 240

haus de lignage et poissans ! Saichiés bien que fors tans ne tempeste ne nous a destraint de

chi prendre port, ains i soumes arrivé de nostre volenté, car il239 [sic] fumes de la riche cité

de Troies qui de signerie sourmontoit toutes les autres cités qui fussent. Roïs de la destrussion

de Troies, ki fu si grans com tu as oï conter et dire ; nous partimes nous et si avons eues

maintes paines et par mer et par terre [fol. 33ra]. Et des chou ke nous en meusmes, nous 245

commanderent li diu ke nous venissions en ceste contree pour avoir demouranche. Ne nous

ne volons c’un poi de terre ou nous puissons habiter, ne ja ne vous i ferons grevanche, ne ja

ne pesera en la fin a vostre compaignie avoir compaignie a la nostre. Et saichiés k’en

pluisours lius nous eust on volentiers detenus et livree terre pour avoir demouranche, mais

les destinees des dius nous envoient en ton regne, dont Dardanus fu nés. Et Apollo le nous 250

commanda. Pour ceste chose, fait Ylioneus, soumes nos chi arrivé et si nous envoie a toi

Eenas qui est nostres rois. Si t’envoie de ses joiaus qu’il a apportés de Troie ou il ot ja grant

hounour et grant signourie. » Lors bailla au roi un moult riche mantiel et une precieuse

couroune d’or et de pierres precieuses et un sceptre roial que li rois Prians porta maintes fois

par grant signourie. 255

238 Il s’agit d’Ilionée, compagnon d’Énée. 239 Comprendre : « nous fumes ».

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Li rois Latins rechut les presens et Ylioneus se teut atant sans plus dire. Et li rois

pensa ne mie pour les presens que Eneas li avoit envoiiés, mais pour le mariage de sa fille,

car il li souvint dou respons qu’il avoit eu de ses dius qu’il dounast sa fille a un houme

estraigne. Se li sambla il ke c’estoit chius qui ore estoit arrivés en sa terre. Lors respondi au

message : « Biaus frere, les dons ke tu m’as aporté de par ton signour ne refuse jou mie, ains 260

les rechois volentiers. Et se li di ke je lui sui moult liés de sa venue et que ma terre qui est

boine et plentive, ert a sa volenté. Et se lui plaist, il puet hebregier avoec moi en ceste cité.

Et se li dites de par moi ke j’ai une bele fille que li diu voelent ke je li doigne a un houme

estraigne, dont il doit issir roiaus lignie et grans nons [fol. 33rb] par tout le monde. Et se je

ne suis decheus, ce doit il estre. » 265

Quand li rois Latins ot chou dit, il fist amener devant lui C chevaus riches, a riches

frains a or et a riches seles noblement apparellies, si en fist baillier un a chascun message. Il

envoia Eneas un rice car pour combatre tout appareillé. Adont prisent congié li message au

roi Latin, ki moult les ot hounerés, et s’en revinrent tout lié a lour signour. Se li conterent

tout l’afaire, dont Eenas ot moult grant joie. La nouvele fu tost espandue parmi le regne et fu 270

nonchié a Turnus ke Troiien estoient arrivé ou Toivre qui erent eschapé de Troies. Et au

signour d’aus, qui Eneas estoit noumés, avoit li rois Latins abandounee sa terre. Et sa fille,

que Turnus devoit avoir, voloit li rois douner et aireter de son roiame. Et ja lour avoit li rois

consenti a faire tel chastiel k’il n’ierent mie legier a jeter fors dou roiaume. Tantost con

Turnus sot cest afaire, il fu en moult grant ire pour la damoiselle, qui premiers li estoit otroiie 275

et dunee. Et bien jura ke ja Eneas ne l’averoit tant com il seroit en vie.

Dont assambla Turnus de ses prochains amis pour consel prendre de ceste chose.

Quant il ot grans gens assamblees, il li loerent qu’il alast au roi Latin a Laurenche et a la

roine savoir comment et pourquoi il voloient che faire. Lor monta Turnus et sa compaignie,

et vint a Laurenche et demanda au roi pourquoi il voloit douner sa file a un houme estraigne 280

qu’il ne savoit ki il estoit. Li rois li respondi qu’il ne pooit mie estre contre la volenté as dius.

Quant Turnus oï chou, si dist k’il ne le souferroit mie, lors retourna a toute sa gent bien armee

et prist de chiaus de Laurence grant [fol. 33vc] plenté et chevaucha vers le chastel ke Eneas

fremoit a grant esploit. Quant Eneas sot que Turnus venoit sour lui en tel maniere, il fist sa

gent armer et avaler dou terte, se li vint a l’encontre. Lors commencha la bataille grans et 285

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perilleuse. Moult le firent bien Turnus d’une part et Eneas et Aschanius d’autre part, car

moult estoient boin chevalier. Cele bataille dura tant ke la nuis les departi, si repaira Turnus

a Laurenche et Eneas a son chastel. L’endemain manda Turnus ses aïdes par toute la contree,

si furent moult grant gent quant il furent tuit assamblé. E bien avoit Turnus en porpos d’aseoir

la fortereche Eneas et de lui chachier hors dou païs, mais Eneas ne le douta gaires pour le 290

respons qu’il avoit oï de ses dius ki li avoient cele terre tramise.

Un jour vint uns hom dou païs a Eneas et li dist qu’il alast querre aïde a un roi qui

avoit non Evander. Chil fu niés le roi Palentin d’Arcade240. Il estoit venus en Ytaile. Et tant

avoit fait qu’il estoit hebregiés ou mont Palentin sour le Toivre et la avoit fait une nouvelle

cité petite. Si le nouma Palentine. Il avoit une fille, qui avoit non Palentia241, et un fil preu et 295

hardi qui avoit non Pallas. Chil avoit lonc tans guerroyé Turnus. A chelui loa Eneas qu’il

alast, car il li aïderoit volentiers. Eneas ot consel qu’il i iroit, si fist appareillier une nef, si

entra ens et prist de compaignons chou qui li plot. Et le remanant laissa avoec Aschanius, son

fil, et moult lour pria de bien garder lour fortereche et qu’il ne se meussent de laiens dusques

adont qu’il fust revenus, car bien pensoit que Turnus les venroit assalir. Ensi se parti Eneas 300

de ses compaignons et naga tant qu’il vint a Palente. Quant il fu arrivés [fol. 33vd], li rois le

rechut a moult grant joie. Il s’entracointierent de paroles et dist Evander qu’il avoit couneu

Anchisés, le pere Eneas, qui grant signourie avoit eu en Troies. Apriés moult de paroles li

dist Eneas qu’il estoit venus secours querre et aÿde contre Turnus. Li rois li respondi qu’il li

aïderoit de IIIIC houmes bien armés et se li kerkeroit Pallas, son fil, et s’il ne fust si vius, ils 305

meismes il alast. De che le merchia moult Eneas. Dont n’i ot plus de sejour que jusch’a la

matinee que Pallas fu apparelliés et ses gens se misent es nés et nagierent tant qu’il

aprochierent la fortereche Eneas.

Turnus estoit ja venus devant a toute sa gent et assaloit durement, car chil dou chastiel

ne s’en voloient issir tant qu’il ne veissent lour signour. Quant Eneas, Pallas et lour gent 310

virent chou, il issirent des nés et monterent es chevaus tot armé et se ferirent es gens Turnus.

Lors commencha la bataille grans et perilleuse. Cil ki assaloient laissierent l’assaut quant il

virent lour anemis venir sour aus. La fu l’estours grans et perilleus, et moult i ot de mors et

240 Normalement, la cité du Pallantium est fondée par le roi Evandre. Cependant, l’auteur de la CBA semble modifier les origines de la cité en les attribuant à un roi Palentin. 241 Au regard de la note précédente, il nous est impossible de relier ce nom à un personnage existant.

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d’une part etd’autre, mais la nuis vint qui les departi, si s’en rala Turnus en Laurenche et

Eneas demoura en sa fortereche dusk’a l’endemain que Turnus revint a grant compaignie de 315

chevaliers tous armés. Eneas, Aschanius, Pallas et lour compaignie issirent encontre, si

recommencha la bataille grans et perilleuse. Pallas i fist mervelles d’armes et bien se

maintient comme boins chevaliers k’il estoit, mais en la fin l’ocist Turnus, dont Eneas fu

moult courechiés. Et en la fin l’eut il bien vengié, se ne fust la nuis k’il les departi. Lors se

traist Turnus et li sien en Laurenche. Eneas demoura dolans et corechiés [fol. 34ra] de Pallas 320

qu’il avoit perdu trusch’au matin qu’il fist le cors mult richement atourner comme fil de roi,

si le renvoia a son pere, qui moult en fu iriés. Bien li furent racontees les grans prouëches

qu’il avoit faites. Longhe chose seroit de raconter le duel que Evander, ses peres, en fist.

Entretant vinrent messagier de Laurenche a Eneas qui demanderent trives pour

ensevelir leur mors. Eneas lour otria a XII jours et puis si lour dist : « Signour, quele aventure 325

vous fait a moi combatre, qui vos amis vaurroie estre ? Je ne me quida mie combatre ne pour

combatre ne vinge mie chi, se vous me vausissiés laissier en pais. Et puis qu’il ensi est que

Turnus me veut cachier dou regne, plus droituriere chose seroit qu’il se combatist a moi cors

a cors. Si en eust l’ounour cui li dieu le donroient. Et li autres ki seroit vaincus pardist la terre

et la vie. Ensi ne morroient mie chil qui coupes n’i ont ne ne seroit pas la contree destruite. 330

Cheste chose faites savoir le roi et Turnus de par moi, car s’il voelent ceste chose faire, je

suis tous apparelliés. » Atant prisent congié li message ets’en revinrent au roi, et li dirent

devant Turnus etdevant tous les barons que les trives estoient XII jours fermes. Et si dirent

comment Eneas mandoit la bataille se Turnus voloit. Quant Turnus oï ces paroles grant honte

en ot, si sali avant et dist qu’il voloit la bataille. Lors furent message renvoiier qui plevirent 335

la bataille de par Turnus. Et fu jours pris de venir ou camp, mais ains ke li jors fust venus,

firent il ardoir tous les mors d’une part et d’autre.

Quant li jours de la bataille fu venu, Turnus vint ou camp bien armés, et Eneas de

l’autre part. Bien fu [fol. 34rb] gardés li cans de par le roi. Longuement dura la bataille des

II chevaliers, car moult estoient preu et vaillant, mais en la fin fu Turnus ochis. Qant [sic] 340

Turnus fu mort, si s’en partirent si ami dolent et courechié, et li rois Latins vint a Eneas et

l’enmena a grant joie en Laurenche. Et furent li compaignon remandé tuit et fu la pais faite

des Troiiens et de chiaus de Laurenche en tel maniere ke li rois Latins otria sa fille a Eneas

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et tout son regne apriés lui, car il n’avoit plus d’oirs. Eneas, qui ot mainte paine eue par plus

de VII ans que ja avoit qu’il estoit issus de Troies, prist a feme Lauvine, la fille au roi Latin, 345

qui tenoit Laurenche et moult ot grant joie a l’asamblee.

Apriés chou ne demoura mie granment que li rois Latins trespassa de ceste vie, lors

tint Eneas tout le regne. Ensi con vous avés oï, fu translatés li roiaumes de Laurenche a Eneas

et a ses oirs. Il avoit devant duré C et L ans par V rois. Li premiers fu Janus, le secons Saturnus,

li tiers Pycus, li quars Fanus. Li quins fu li rois Latins242, peres Lauvine. Eneas ot assés 350

guerres et meslees, car Mesencius, qui tenoit Sesile, le guerroia, mais Eneas ne le vainqui

mie pour la mort qui li fu trop prochaine, mais puis la mort Eneas le combati cors a cors

Aschanius et ochist Mesencius. Adont fu Aschanius apielés Milinis pour chou que adonc li

venoit primes barbe quant il vainqui Mesencius. Quant Eneas ot mise la terre en pais et

delivree, la mors, qui petit espargne nule rien, li courut sus en tel maniere que nus ne sot 355

comment il perdi la vie. Li un dient qui ochis fu de foude. Li autre dient que li diu le ravirent.

Li autre dient ke li cors fu trouvés en une eve jouste le [fol.34vc] Toivre en un estanc,

Municon243 l’apielent chil de la contree. Eneas ne vesqui ke III ans puis qu’il ot Lauvine

espousee.

[…]244 360

[fol. 35rb]

De Aschanius, fil Eneas, ki regna en Ytaile.

Or vous lairai a parler des Ebruys245 un petit, si vous dirai qui apriés Eneas regna en

Ytaile. Apriés Eneas tint le roiaume Aschanius, et Lauvine remest enchainte d’un fil. Et se

douta moult ke Aschanius ne le fesist ocirre en traïson pour tenir tout le roiaume. Pour cele 365

pavour Lauvine, qui moult estoit dolente, s’en fui en la forest et loges Cyrirus qui estoit

242 Encore pour cette généralogie, nous renvoyons aux pages 270 à 274. 243 Il s’agit du Numicius, rivière du Latium.244 L’histoire de Samson est insérée entre cette partie de l’histoire d’Énée et celle de ses descendants. Comme elle ne nous est pas nécessaire, nous avons décidé de ne pas la transcrire, mais comme l’histoire d’Énée se trouvait à être coupée, nous avons jugé important de mentionner la présence de la partie sur Samson, puisque nous tenons à respecter l’ordre du manuscrit. Cette insertion du récit de Samson se justifie probablement par le fait que l’auteur de la CBA articule histoire biblique et histoire profane. Ce faisant, l’histoire de Samson marque une rupture entre la fin du règne d’Énée et le début de celui d’Ascagne. 245 On réfère aux Hébreux.

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paistre. La fu ele tant qu’ele se delivra d’un fil qui ot non Silvius Postumus. Quant Aschanius

sot ou sa marrastre estoit alee, et qu’ele avoit un fil qui estoit ses freres, il manda k’ele

revenist sans nule doutance. Elle revint a tout son fil. Aschanius douna et otria a sa marrastre

et son frere Silvius la cité de Laurenche. Et il estora [fol. 35vc] apriés la cité de Albe. Et la 370

fu ses repairs XXVIII ans qu’il regna. Quant il morut, il laissa le regne son frere Silvius

Postumus, car il n’avoit autre oir fors un fil qui estoit trop jovenés pour terre tenir. Julius

avoit non. Chelui laissa il en la garde Silvius, son frere, qui moult fu vaillans et bien maintint

le regne. Et pour la bonté orent non tuit li autre qui apriés lui vinrent en sour non Silvius

ensi comme on li empereour de Roume Augustus.375

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Manuel d’histoire de Philippe de Valois (BnF, fr. 4939)

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[fol. 8] Eneas atout XXII nefz et IIIIM hommes ala a Cartaige ou regnoit une femme qui

avoit nom Dido, et quant il eut ung peu de temps, demouré avec celle dame, il s’en vint en

Ytalie avant ce que Romme fut fondee, et regnoit adonc en Ytalie Latinus.

Aprés lequel regna Eneas, et aprés Enee regnerent ses enffens par la succession de X

roys en lieu ou est orendroit Romme. Durant la bataille de Troye, le jeu des tables fut trouvé 5

et le jeu des echaz et le jeu de la griesche qui pour ce est appellé griesche que les

Grecz le trouverent.

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Manuel d’histoire de Philippe de Valois (BnF, fr. 19477)

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[fol. 29rd] Comment Eneas vint a Cartage et puis en Ytale.

Aprés la cité prinse, Eneas atout XXII nefs et IIIM et IIIIC hommes s’en vint en Cartage

ou regnoit Dido la royne de Cartage. Et comme il ot un po de temps demouré avet li, il s’en

vint en Ytale avant ce que Rome fut fondee.

En Ytale regnoit en celui temps Latius, aprés le quel regna Eneas, et aprés Enee, les 5

enfanz Enees par la succession de X roys au lieu ou est orendroit Romme.

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Myreur des histors

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[fol. 8rb]

Vos deveis savoir que, quant Troie fut destruit, si soy partirent

des Troiens de la, assavoir Anchisés, li dus de Talme246, Eneas, son fis,

Ascanus, le fis Eneas, Franco247, li fis Ector, Turcus248, le fis Troïolus,

et Antenor, lis [sic] fis le dus de Sorve249, lesqueis se misent sor mere 5

en XII naves et ariverent en Sizille. Et la morit Enchisés, le pere Eneas,

de la plaie qu’ilh avoit oyut en la desconfiture. Si fut la ensevelis.

Puis s’espartirent et vinrent vers Ytailes por habiteir, portant

que ly paÿs y astoit bons, crasse et delitaible, et estoit adonc Europ

petitement habitee. Si avient que li oraige de la mere le jettat en 10

Affrique, si demourarent la unc pou. Et adonc fondat Dydo, la femme

Eneas, une citeit qu’ele nommat Dydaine solonc son nom, qui puis fut

nommee Cartage al temps le roy Cartago d’Orient, qui le fist plus grant

et le fermat de murs.

En ceste citeit demorat Dydo, et les altres soy partirent et vinrent 15

en Europ. Et puis soy partirent en diverses parchons, car Franco, le fis

Ector, awec IIIM hommes, alat habiteir en Galle, que ons apelle

maintenant Franche. Si fondat vilhes et casteals. Et regnat X ans. Et fut

tout son visquant son paÿs nommeis Franche, et ses gens Franchois,

solonc son nom. 20

Mains250 [sic] quant ilh fut mors, ilhs soy nommarent Galliens

et leur paÿs Galle, [fol. 8vc] cum de <d> promirs251 jusques al temps de

246 Nous pensons qu’il s’agit de la ville de Salme en Estonie. 247 Il s’agit de Francion le fils d’Hector. 248 Selon les traditions, Turcus est le fondateur mythique de la Turquie. 249 Nous pensons qu’il s’agit de la péninsule de Sõrve en Estonie. 250 Il s’agit ici clairement de la forme du texte. Elle n’est pas attestée par le DMF et elle n’est pas phonétique. On ne peut pas exclure une faute du copiste, cependant nous ne pouvons l’affirmer avec certitude puisque nous n’avons pas eu accès à d’autres manuscrits pour vérifier. 251 Selon Gossen : « ĕ[ > pic. ie, comme en franc., quelques fois monophtongué en i. […] Cette monophtongaison, admettant une diphtongue décroissante, est fréquente en wallon, en lorrain et aussi dans l’Ouest. Elle est plutôt exceptionnelle en picard » (p. 58). En ce qui a trait à la forme pro, la forme proumier est attestée en Picard, ce qui explique la forme promirs (Charles-Théodore GOSSEN, op. cit., p. 87).

Coment aprés la destruction de Troie pluseurs nobles chevalier s’en alerent nagant en pluseurs altres paÿs.

Coment Franco, ly fis Ector, alvec IIIM hommes, vint de-moreir en Galle.

Coment ly paÿs de Galla fut tout primeir nommeis Franche aprés Franco.

Coment Dydo, la femme Eneas, fondat en Affrique la citeit de Cartaige.

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duc Priant que ilh furent publement nommeis Franchois por le franchise

de tregut, de quele ilhs furent affranquis, si com vos oreis chi aprés.

Item, Antenor arivat en Allemangne oultres les palus de 25

Metiopes252. Si fondat une citeit qu’ilh nommat Sycambre, solonc le

nom de sa femme, et nommat ses gens Antenoriens. Mains quant ilh fut

mors, ilh l [sic]’appellarent Sycambriens, solonc le nom de leur citeit.

Et puis lassarent leur citeit, se vinrent habiter en Galle awec les

Galliiens. Si estoient appelleis Galliiens253 com les altres, enssi que vos 30

oreis chi aprés.

Turquins, li fis Troïolus, soy remist sor mere, si arivat en

parties orientales. Et y fondat pluseurs vilhes. Si nommat son paÿs

Turquie et ses gens Turques solonc son nom.

Item, Eneas et son fis, Ascanus, ariverent en Ytaile ou ilh avoit 35

III roys, assavoir le roy dé VII montangnes, le roy des Latins et le roy de

Tusquaine254. Si avient que une vois dest [sic] a Eneas une nuyt en son

dormant de part ses dieux en teile maniere :

« Eneas, va t’en a roy Evandre dé VII montangnes qui guerie

contre Latinum, le roy des Latins, et Turnus, le roy de Tosquayne, et li 40

fais socour, car toutes les III royalmes sont a toy et en seras roy anchois

LX jours. Et affin que tu me croie [sic], je toy donne signe que en la voie

u tu en yras, tu troveras desous une arbre com nom ylex, qui porte les

glans, une blanche troie awec XXX blancs porcheaux. »

Quant Eneas entendit chu, ilh montat tantost l’endemain, luy et 45

ses gens. Si vienc vers le roy Evandre. Si trovat desous l’arbre chu que

la vois li avoit dit. Et partant ilh fondat la puis II citeis, si nommat l’une

252 Il s’agit du Marais Méotide, aujourd’hui la mer d’Azov. 253 Bien que l’édition de Borgnet indique Gallyens, nous sommes portés à croire qu’il s’agit plutôt de deux i puisque le y n’est pas formé de la même façon. De plus, nous ne voulons pas nous fier aux indications en marge, puisque étant donné la couleur de l’écriture, l’hypothèse d’une seconde main n’est pas à rejeter. 254 Il s’agit de la Toscane.

Coment Antenoir arivat en Allemangne et y fondat une citeit qui oit a nom, aprés le nom de sa femme, Sycambre.

Coment Turquinus, le fis Troïelus en orientaile, sy apelat son paÿs aprés luy Turques.

Coment Eneas arivat en Ytale ou ilh demoroit trois roys et les conquestat leurs paÿs.

Coment Eneas fondat II citeis, Enoch et Albaine.

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solonc son nom, Eneoch255, et l’autre Albaine256, c’est a dire blanche,

pour le blanche trois et porchelés.

Ors avient quant li roy Evandre veit venir Eneas, ilh fist armeir 50

ses gens et le vot sus corrir, car ilh quidoit que ilh fust son annemis.

Mains Eneas prist unc renseal de olyvier, qui senefie pais en anchienes

hystors, et adonc vient li uns vers l’autre. Et fisent teile acontanche que

ilhs s’en allarent ou li oust de leurs annemis astoit, si orent batalhe

ensemble. [fol. 8vd] 55

En cel batalhe ochist le roy Turnus de Tusquaine Palliens, le fis

le roy d’Evandre. Et si trueve on en escript, quant ilh chaÿt mort, que la

terre tremblat, car chu estoit un gran agoian de XXIIII piés de halt. Chis

fut ensevelis en la citeit de Jano257, ou ilh fut puis trouveis al temps

l’empereur Henri258 li seconde [sic] de chi nom. Si com ilh fait mencion 60

chi aprés ou ilh parolle de chel empereur.

Et quant Eneas veit le fis le roy ochis, si ferit Turnus teilement

qu’ilh li tollit le chief, et chaÿt mort. Chis Turnus, li roy de Tusquayne,

devoit avoir a femme Lavine, la filhe a roy dé Latins, mains Eneas

ochist aussi Latinum. Et esposat la dammoselle. Si oit les II regnes des 65

Latiens et de Tusquayne, desqueles ilh avoit ochis les II roys. Et oussi

li roy Evandre morut des plaies qu’ilh oit en la batalhe dedens les dis

LX jours, si que li peuple fist homaige a Eneas.

Enssi fut Eneas roy de tout Ytaile tou [sic] seuls, si regnat III ans

puis morit. Et aprés son decesse, Ascanus, son fis de Dydo, sa premier 70

femme, fut roy. Et regnat XXVI ans. Et fut coronneis al temps que

Sampson259 li fors estoit juge de peuple Israel.

255 Cette ville semble être une invention de Jean d’Outremeuse à partir du nom d’Énée. 256 Bien qu’Énée ne soit pas le fondateur attesté de la ville d’Albe, nous pensons que Jean d’Outremeuse réfère à cette dernière. 257 Nous ne sommes pas en mesure de relier Jano à une ville connue. 258 Il s’agit probablement d’Henri II du Saint-Empire. 259 Personnage biblique, fils de Manoach, doté d’une force extraordinaire.

Eneas esposat la filhe le roy de Latin.

Eneas fut roy de tot Ytalie.

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Chis fist tout son rengne appelleir le royalme des Latiens, mains

quant ilh fut mors, li uns le nommat des Latiens et li altre le

nommat de Ytale.75

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Miroir du Monde

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[fol. 40ra]

Comment Eneas, nepveu du roi Priant, se parti de Troye luy et Anthenor acompaignez

de plusieurs exillez.

Eneas, l’un des princes de Troie, nepveu du roi Priant, cuidant demourer a Troye et

avoir la seignourie du pays, et Anthenor aussi y cuidoit260 demourer, mais Eneas, qui avoit 5

recueilli grant peuple du demourant de Troie, fist tant que le peuple ne voult recevoir

Anthenor, tant le haioient pour cause de la trahison. Et quant il vit que Eneas luy avoit ainsi

brassee ceste haine, il vint aux Grecs et leur dist que Eneas avoit faulsé ses promesses envers

eulx et qu’il avoit muciee Polixenam261 quant il la trouva, et esmeut les Grecs de rechef contre

Eneas, mais ilz ne le vouldrent pas faire mourir. Et fut ordonné qu’il seroit envoyé en exil et 10

le asseurerent262 les Grecs en quelque lieu qu’il alast. Et ainsi assembla Eneas ce qu’il pot du

demourant des exillez et ot XXII nefs et [fol. 40vc] avec IIIMIIIC hommes et prist Anchisés, son

pere, et Ascanim, son filz, et se parti de Troye. Et de la ala en Cartage ou demouroit la royne

Dido qui nouvellement avoit fondee la cité de Cartage ainsi que ci deviserons.

Comment la royne Didon fonda la cité de Cartage. 15

Dido, la royne de Cartage estoit fille du roy de Thir et avoit un frere nommé Pymalion.

Celle Dido fut nommee en aucunes histoires Elissa263. Le roy de Thir, son pere, la maria a

Acerbar264 le grant prestre des ydoles, qui estoit le plus riche d’or et d’argent que l’on sceust,

mais il l’avoit mucié et n’en savoit nul le lieu fors Dido sa femme. Acerbar mouru. Si voult

Pymalion sa seur contraindre a luy enseigner ce tresor. Quant ce vit Dido, elle prist une nef 20

et se mist en mer et s’en ala a l’avanture. Pymalion la poursui, mais il luy eust265 une voix

qui luy dist et cria qu’il n’empeschast mye la fondacion de la noble cité de Cartage, dont

Pymalion fut si espoventé de la voix, si s’en retourna. Dido vint ou païs ou siet Cartage et

acheta autant de terre que elle porroit enseindre du cuir d’un beuf des gens du païs, si fist son

260 Après vérification avec le manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, français 328, il y a ici une rupture de construction avec « et Anthenor aussi y cuidoit demourer ». 261 Polyxène, fille de Priam, dont Achille est amoureux. 262 Dans le ms. BnF, fr. 328, le verbe est accordé au passé différemment. Ainsi on retrouve plutôt « et le asseuroient les Grecs en quel que lieu qu’il allast. » 263 Selon la tradition mise en place par Justin, Élissa est l’équivalent historique de Didon. 264 Toujours selon Justin, Acherbas est le mari de Didon, qui correspond au Sychée de Virgile. 265 Dans le ms. BnF, fr. 328, le passé est accordé différemment. On retrouve alors « mais il yot une voix ».

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cuir le plus delié qu’elle pot et prist le circuité ou jadis fut commenciee la cité de Cartage, et 25

le ferma de haults murs, et ainsi fut la noble cité de Cartage, qui depuis fut l’une des plus

puissans citez du monde, comme ci aprés sera devisé.

Eneas arriva a Cartage ou demouroit la royne Dido, qui le receut monlt266 liement et

sa compaignie, et la demoura long temps. Et en fut Dido tant amoureuse que plus ne pouoit

et luy promist Eneas qu’il la prendroit a femme. Mais Eneas depuis s’en ennuya et se parti 30

secretement, luy et ses gens secretement267[sic] que Dido n’en sot rien jusques ad ce qu’elle

le vit en mer, dont elle prist si grant268 [dueil] qu’elle s’occist d’une espee et s’en donna

parmy le corps, et puis se gecta en ung feu ardant.

Comment Eneas vint en Ytalye.

Eneas arriva en la terre du roy La-[fol. 40vd]-tin en Ytalie, lequel roy Latin estoit 35

descendu de la lignee Nembroth269, comme ci dessus est dit en ce livre. Avec Eneas estoient

IIIIM et VC Troiens monlt vaillans. Le roy Latin assembla son ost et vint contre Eneas a bataille,

mais ilz orent parlement ensemble. Et vit se roy que Eneas estoit sage et de belle maniere, si

luy donna Lavinie sa fille a mariage, dont Eneas ot ung filz nommé Julius Silvius270 pour ce

qu’il fut nourri en silves (c’est en bois), car Eneas ne vesqui gueires puis longuement. Si avoit 40

Lavinie grant paour de Ascanim, le premier filz Eneas, qu’il amena de Troye, qu’il ne occist

son filz Silvius pour avoir le regne, mais de ce n’avoit garde, car

Ascanim l’amoit de bonne amour.

266 Selon Anne Rochebouet : « on rencontre aussi la forme mont sans que cette dernière puisse être rattachée à une aire géographique ou à une époque précise » (Anne ROCHEBOUET, « Une “confusion” graphique fonctionnelle ? Sur la transcription du u et du n dans les textes en ancien et moyen français », Scriptorium, t. 63.2 (2009), p. 210). 267 Dans le ms. BnF, fr. 328, le second « secretement » a été supprimé. 268 Dans le ms. BnF, fr. 328 le mot « dueil » suit directement. Omission corrigée selon le manuscrit de contrôle. 269 Il s’agit de Nimrod, personnage biblique, qui aurait eu l’idée de construire la tour de Babel. 270 Il s’agit de Silvius Posthumus.

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Fleur des hystoires

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[fol. 119vc] Quant Eneas et Anchisés, son pere, se partirent de Troies aprés que celle

noble cité fu ainsi destruite, comme dit est cy dessus, il emmena [fol. 119vd] grant plenté de

Troiens et demanda a ses dieux ou seroit son habitacion. Il eut responce qu’en Italie il

habiteroit et que de lui ystroient gens de grant puissance. Tant nagierent [fol. 120ra]271 qu’ilz

arriverent en Cecile, mais avant perdirent ilz la plusgrant partie de leur navire par tempeste. 5

Anchisés, le pere Eneas, moru en Cecile et fu enterré moult honnourablement a Tripanon272.

De la se parti Eneas et arriva au port de Carthage, que la royne Dido faisoit clorre

nouvellement, riche cité, grande et puissant. Ceste Dido fu fille du roy de Thyr, de Sidoine

et de Fenice que l’en nomme maintenant la terre de Saiocte273. Son pere estoit tant riche qu’a

merveilles. Elle avoit ung frere nommé Thimalion, lequel, quant son pere fu mort, occist le 10

mary Dido affin qu’il ne lui tollist son royaulme. Adont print tout le tresor de son pere et

l’emporta, et se mist en mer et tant naga qu’elle vint ou elle fist clorre la noble cité de

Carthage au tamps que Eneas y arriva. Quant Eneas fu la descendu, la royne le receut a grant

joye et fu prestement surprinse de son amour et le retint le plus longuement qu’elle peut.

Mais Eneas, qui desiroit aler en la terre que les dieux lui avoient promise, se parti celeement 15

de celle contree, dont Dido eut si grant dueil qu’elle ne le peut porter, ains s’occist d’un espee.

Eneas naga tant en la mer que par tempeste et par force il arriva en Cecile en la terre du roy

Achastés, qui le receut a grant joye. La fist il l’anniversaire d’Anchisés, son pere, moult

solennelement et y fonda une cité qui puis fu nommee Achescam274, en laquelle il laissa

pluseurs femmes et jones enffans de ceulx qui avec lui estoient et tous les plus anciens. Et 20

retint avec lui IIIIMVC combatans des plus aydables et se remist a la mer, et Aschanius, son

filz, avec lui. Et tant nagierent qu’ilz arriverent en Italie sur [fol. 120rb] la riviere du Tibre.

La s’arresterent sur une forte montaigne et la commencierent a clorre de bons fossez pour

eulx y tenir plus seurement. Si tost qu’ilz furent issus de leurs nefz, ilz s’assirent a mengier

et firent trenchoirs de pain, mais enfin ilz mengierent leurs trenchoirs, dont Aschanius 25

commença a rire. Et lors il souvint a Eneas que son pere lui avoit dit en avision que la ou ilz

mengeroient leur relief seroit leur habitacion. Si fu adont acertenez qu’ilz estoient arrrivez

en la terre ou ilz demourroient. Il avoit la pres ung roy nommé Latins, qui avoit ung frere

271 Il y a un folio recto-verso complètement vierge entre le début et la suite de l’histoire d’Énée. 272 Il s’agit de la ville de Drépane en Sicile. 273 On réfère ici à la ville de Sidon au Liban, ancienne capitale de la Phénicie. 274 Comme pour la CBA, nous ne pouvons renvoyer avec certitude à une ville portant ce nom.

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nommé Lavinus. Ce Lavinus fonda la cité de Lavine, que le roy Latins appela depuis

Laurence pour ung laurier qui y leva d’aventure en grant haulteur. Ce roy Latins estoit sire 30

de toute celle terre, moult ancien estoit et n’avoit que une fille, qui Lavine estoit nommee,

laquele avoit esté pluseurs fois requise de marier. Entre les autres en y avoit ung vaillant

prince et puissant nommé Turnus, qui la voloit avoir. La mere y avoit bien son gré, mais le

pere ne la voloit a nulz consentir pource qu’il avoit eu response de ses dieux qu’il la donnast

a ung estrangier qui la arriveroit par navire. 35

Quant Eneas eut ung peu sejourné en la terre Latins et il sceut par ceulx du pays que

le roy Latin en estoit sires et qu’il demouroit la pres en la cité de Laurence, il envoia cent de

ses chevaliers devers lui pour demander et requerre paix et amistié a lui et qu’il leur donnast

grace de demourer en sa terre, ou ilz estoient venus par le commandement des dieux. Ceulx

firent tresbien leur message. Quant le roy Latin sceut par leurs paroles qu’ilz estoient Troiens, 40

[fol. 120vc] il les receut a grant joye et leur dist que bien fussent ilz venus et que voirement

Dardanus, qui avoit regné a Troies, estoit issu de celle contree. En parlant il souvint au roy

comment les dieux lui avoient revelé qu’il mariast sa fille a ung estrangier et pensa que celui

estoit venu a qui il la donroit. Et lors il dist aux message275 [sic] qu’ilz deissent a Eneas, leur

seigneur, qu’il luy habandonnoit toute sa terre et habitassent en tel lieu qu’ilz vorroient, et 45

s’ilz voloient demourer en sa cité mesmes, ilz fussent les bien venus. Et si leur dist qu’ilz

deissent a leur seigneur qu’il lui donroit sa fille a femme, ainsi comme les dieux lui avoient

revelé, s’il la voloit prendre.

Quand Turnus oÿ dire ces nouvelles que Eneas avoit la fille et la terre qu’il cuidoit

avoir, il jura qu’il ne le souffriroit mie. Et par le conseil de ses amis, il s’en ala devers le roy 50

Latin et lui demanda pour quoy il voloit donner sa fille a ung estrangier : « Pour ce, dist le

roy, que c’est la volenté des dieux. » Turnus lui respondi qu’il ne le souffriroit mie, si

assambla ses gens assez tost. Eneas, qui en fu adverty, fist armer ses gens et descendirent de

la montaigne et alerent en bataille contre Turnus. La bataille fu grande et perilleuse et dura

jusques a la nuit qui les departy. 55

275 Il y a ici un problème d’accord entre « aux » et « messages » qui doit être une erreur, car il ne peut être interprété comme une trace de l’ancienne flexion.

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Eneas eut conseil d’un homme du pays qu’il alast requerre ayde au roy Evander, qui

demouroit sur la riviere du Tibre en une cité qu’il avoit fait faire qu’il appeloit Palentine pour

ce qu’elle seoit sur le mont Palentin. Ce roy avoit une fille nommee Palentine et ung filz

nommé Pallas, jone chevalier fort et hardy. A ce roy avoit Turnus fait maint anuy. Et pour ce

eut Eneas conseil de requerre son ayde contre Turnus, Eneas ala devers le roy Evander et lui 60

[fol. 120vd] exposa doulcement tout son affaire. Evander le receut courtoisement et lui

promist son ayde et lui bailla incontinent Pallas, son filz, et IIIIC chevaliers et habillemens de

guerre, et se mirent a chemin vers le chastel Eneas. Quant ilz vinrent pres, Turnus estoit la

venus devant le chastel a tout ses gens et l’assailloit durement et ceulx du chastel ne voloient

issir jusques ilz reveissent leur seigneur. Quant Eneas et Pallas veyrent ce, ilz issirent des 65

nefz et monterent a cheval et alerent commencier la bataille, qui fu grande et perilleuse et

dura jusques a la nuit qui les departy. L’endemain au matin Turnus revint, si recommença la

bataille fiere et mortele. Pallas y fist droites merveilles d’armes, mais en la fin Turnus

l’occist, dont Eneas fu moult courrecié et bien l’eust vengié, se la nuit ne fust venue qui les

departy. Eneas fist le corps Palas moult richement adouber et le renvoia a son pere, qui en 70

mena grand dueil et le fist moult richement et honnourablement enterrer. Turnus envoia

l’endemain ses messages a Eneas demander treves de XII jours pour enterrer les mors. Eneas

les accorda et puis il dist aux messages que Turnus avoit tort de le voloir chacier hors de celle

terre et que s’il avoit hayne, c’estoit pitié que tant de preudommes le comparoient : « Si lui

dites, dist il, de par moy que s’il veult avoir bataille a moy corps a corps, il l’ara, et a qui les 75

dieux en vorront donner l’onneur il l’ait et l’autre perde la vie et la terre. » Quant les messages

furent retournez et ilz eurent raconté toutes ces choses devant le roy Latin et devant Turnus,

Turnus, pour son honneur, n’osa refuser la bataille. Jour fu prins auquel les deux champions

assamblerent corps a corps et combatirent longue-[fol. 121ra]-ment comme vaillans

chevaliers qu’ilz estoient, mais en la fin Eneas occist Turnus, dont vint le roy Latin a Eneas 80

et le mena a Laurence, sa cité, a grant joye et lui octroya sa fille et tout son royaume aprés

lui. Eneas, qui avoit mainte paine eue par plus de sept ans qu’il avoit ja passez depuis qu’il

party de Troies, print a femme la fille du roy Latin, qui tenoit Laurence, et moult y eut grant

joye a l’assemblee. Et ne demoura gueres aprés que le roy Latin trespassa. Lors tint Eneas

tout le royaume. Ainsi fu translaté le royaume de Laurence a Eneas et a ses hoirs qui avoit 85

duré cent et cinquante ans par V roys. Le premier fu Janus, le IIe Saturnus, le IIIe Picus, le IIIIe

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Fanus et le Ve fu ce roy Latin276. Et de son nom fu la terre appelee Latine. Mesencius de

Cecile guerroia Eneas en son temps, et ne le vainqui pas Eneas pour la mort qui lui fu trop

prochaine, mais Aschanius, son filz, acheva celle guerre, car il combati corps a corps contre

Mesencius et l’occist. Et pour ce fu il depuis appelé Aschanius Milnus, car lors lui venoit 90

prime barbe. Quant Eneas eut tenu sa terre en paix par l’espace de III ans, il moru en telle

maniere que nul ne sceut qu’il devint. Les ungs dient qu’il fu occis de foudre. Les autres dient

qu’il fut ravy avec les dieux. Les autres dient que son corps fu trouvé en une eaue decoste le

Tibre. Aschanius, le filz Eneas, regna en Italie aprés son pere. Et comme Lavine, la femme

Eneas, demoura enchainte d’un filz, elle doubta que Aschanius ne la fist occire pour avoir 95

tout le royaume a par luy, si s’en ala secretement demourer avec ung pasteur, qui avoit nom

Cirus277, et tant y demoura qu'elle se delivra d’un beau filz qu’elle appela Silvius Postumus.

Quant Aschanius en sceut la verité, il manda qu’elle venist seurement lui et [fol. 121rb] son

filz; elle retourna. Et lors Aschanius lui donna la cité de Laurence et a son filz Silvius, et il

edefia la pres une cité qu’il appela Albe, et la demoura XXXVIII ans qu’il y regna. Et quant il 100

moru, il laissa son royaume a Silvius, son frere, car il n’avoit que ung filz qui estoit trop jones

pour regne tenir, Vilius278 avoit nom, qu’il laissa en la garde de Silvius, son frere. Silvius

maintint bien et vaillaument son royaume et pour sa bonté eurent nom tous les autres roys

qui aprés lui vinrent en surnom Silvius, ainsi comme les empereurs de Romme eurent nom

depuis Cesar ou Augustes. Quant Silvius Postumus279 eut regné XXX ans, il moru. Aprés lui 105

regna Eneas Silvius XXXI ans et puis Latinus Silvius, L ans, Albas, son filz, XXXIX ans et puis

Egiptus, son filz, XXIIII ans, et puis Capis, son filz, XXVIII ans, et puis Carpentis, XIII ans, et

puis Tibericus, VIII ans, et puis Agripa, XL ans, et puis, Aromulus XIX ans, et puis Aventinus,

276 Nous renvoyons, une fois de plus, pour la généalogie des rois d’Italie, aux pages 270 à 274. 277 Il s’agit de Tyrrhus, qui accueille Lavine lorsqu’elle fuit Ascagne. 278 Si l’on prend pour référence la liste établie par Tite-Live, on devrait retrouver ici un autre Silvius, fils d’Ascagne, que l’on distingue du fils posthume d’Énée et de Lavine selon ce qu’on peut trouver chez Tite-Live (Ab Urbe condita, I, 3). On retrouve un passage similaire dans la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes (fol. 35rb). Cependant le fils d’Ascagne se nomme Julius, ce qui reste logique lorsqu’on considère qu’Ascagne peut également porter le nom « Iule » dans la tradition héritée de l’Antiquité par Virgile. Il est indéniable que dans notre manuscrit de la Fleur des hystoires la première lettre est un v. Seule une étude complète des sources de notre texte et de l’ensemble des témoins permettrait de faire la lumière sur l’histoire de cette lecture fautive remontant très certainement à une confusion de jambages en iu- et ui-. 279 Concernant la généalogie des rois d’Albe qui suit, nous renvoyons aux notes déjà établies dans l’HAC, à la page 95.

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XXXVII ans, et puis Prochas, XXIII ans, lequel eut deux filz. L’un eut nom Numitor et l’autre

Amulius. 110

Cy commence l’ystore de Remus et de Romulus, son frere, et de la fondation de la

noble cité de Romme.

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Bouquechardière

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130

[fol. 172 rb]

Cy commence l’istoire de Eneas, comme il parti de Troye et de la vision qui lors lui

advint. IX.

Puis que compté avons des autres Troyens, nous convient il de Eneas parler comme

aprés la piteuse destruction de Troye, que les Gregois avoient arse et destruitte, ainsi que 5

devant est dit, tant que ne peut jamais estre rediffiee. Avant que les Gregois se partissent

d’illec pour aller en Grece, commanda le roi Agamenon a Eneas que de celle terre

hastivement vuidast pour ce que grant hayne sur lui avoit pour la cause que Polixene, fille du

roy Priam, avoit muchee quant Troye fut destruitte. Quant Eneas regarda que la terre de Frige

guerpir lui convenoit et que contre les Grecs ne pouoit resister, il fist lors apprester les trente 10

nefz d’armes esqueles Paris avoit esté en Grece, et tresbien garnir des choses neccessaires

qui sont convenables pour mettre en navire. Dolent fut Eneas de son grief desconfort pour la

cité de Troye qui estoit destruitte et soy et sa lignie mise en perdicion. Et par especial de la

mort de sa fille ainsnee, laquele entre les mors avoit esté occise, combien que longuement

l’eust quise et charchee tant es salles son pere que contreval la ville, mais oncques n’avoit 15

trouvé homme de sa lignee fors son pere Anchisés et ung filz qu’il avoit nommé Aschanius.

Comme en telz douleurs fut, lui fut advis une nuit en son dormant que devant lui fut sa femme

apparue et que a lui parloit en sa propre figure tele comme autreffois l’avoit veue, fors qu’elle

lui sembloit ung poy plus grande. Lors lui disoit elle que les maulx qu’il souffroit par les

dieux lui estoient predestinez et vouloient qu’il eust toutes ces fortunes. Voire moult d’autres 20

lui estoient a advenir. Lors cuida Eneas de son corps approucher, car voulentiers l’eust

retenue, mais son corps ne senti nonplus que d’un [fol. 172vc] petit d’air, par quoy peut bien

congnoistre que celle vision fut espirituele. Puis derechief lui dist qu’il lui convenoit souffrir

et que bien gardast son filz Aschanius, et incontinent d’ilec se partit. Ainsi que Eneas ot ses

nefz aprestees, furent ses gens a une montaigne pres de la mer, duquel lieu ilz veoient la cité 25

ardoir quant les Gregois y avoient le feu mis. Si les alla querir pour eulx et leurs chevanches

monter ou navire. Lors fist monter son peuple et les avoirs charger, ses richesses et grans

tresors qu’il avoit assemblez a Troye et qu’il avoit rescoux de la destruction, mais avant qu’il

montast en mer, voult il a ses dieux faire sacrefice et avoir leurs respons de ses destinees et

savoir quele part ilz debvoient descendre. Aux dieux en qui ilz creoient fist Eneas devot 30

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sacrefice et leur offrit grandes oblacions, leur requerant de leurs respons avoir sur ce ou ilz

vouloient qu’il habitast. Lors lui fut respondu par ses similacres comme en Ytalie debvoit il

terre prendre et que de son lignaige debvoit celle terre estre restauree en la maniere que du

roy Ytalus, qui jadis vint de Troye, avoit elle esté longuement seignourie et pour le nom de

lui ainsi estoit ditte. Encore par ses dieux lui fut respondu que Anchisés, son pere, qui avec 35

lui alloit, seroit en Cecille mis en sepulture et comme en celle isle debvoit ses jours finer.

Avecques ce lui dirent que moult de grandes fortunes lui estoient advenir. Quant le roy Eneas

entendit ces respons, comme que de tout ce fust reconforté, si print lors congié de ses

similacres et fist monter toute sa mesgnie, lesquelz estoient par nombre, sans les femmes et

enfans, IIIM IIIIC hommes tous nez et descendus de la lignie de Troye. Lors monta en sa nef le 40

roy Eneas, avec lui Aschanius, son filz, des yeulx plourant pour ce qu’il lui convenoit laisser

le pays de Frige qui estoit sa terre et sa na-[fol. 172vd]-cion pour s’en aller fuitif en estrange

contree ainsi que homme envoyé en exil. Puis fist monter son pere en une de ses nefz et les

autres Yllianeus, Nisus et Erialus, qui conduisoient celle compaignie, et tous ceulx qui avec

lui s’en vouldrent aller. Du port de Troye se partit Eneas ainsi que adventure le voult 45

conduire, et lorsque leur navire fut en la mer, tindrent ilz leur pallage vers la terre de Grece

tant qu’ilz arriverent ou pays de Macedone ou ilz trouverent Helenus et ses gens qui les receut

moult honnourablement et les conforterent de tout leur pouoir. La estoit Androma, qui fut

femme Hector, laquele fut piteuse pour la destruction, et lui raconta lors toutes les grandes

fortunes qui lui furent advenues pour ce qu’elle savoit de telz faits juger, et que en Ytallie les 50

convenoit aller pour peupler celle terre du faut280 [sic] troyen, laquele ja pieça le roy Ytalus,

qui parti de Troye, l’avoit habitee et pour le nom de lui l’avoit fait Ytallie nommer. Aprés

que Helenus les ot confortez au mieulx qu’il pot, et les nefz raffreschies de nouvelles vitailles,

se mist Eneas dessus la mer, atout la flote que avec lui menoit, cuidant tost recouvrer les

terres d’Ytalie. Mais comme ses nefz furent en haulte mer montees, n’eut il pas longuement 55

tenu cellui pellage qu’il leur sourdi une grande fortune, car une tempeste merveilleuse les

print. Tant fut la mer adonc horrible et hideuse, que toutes ses nefz fist a force departir, si

que l’une ne sceut de l’autre nouvele ne en queles parties elles furent allees fors sept nefz qui

avec lui adonc se demourerent et une qu’il vit devant lui perir. Dolent fut Eneas de la

280 Dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, français 20124, on retrouve le mot « sang » fol. 162ra).

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confusion qui sur ses nefz ainsi fut tournee tant que piteusement se print a plourer en regretant 60

la cité de Troye, car pour cause de la destruction sur lui estoit venue celle male adventure,

comme Dieu monstre ses vindicacions contre ceulx qui offensent contre son plaisir et ne

obeïssent a ses commandemens [fol. 173ra], ainsi comme Josephus281 raconte ou VIE livre

des Antiquitez, de deux citez qui furent en Popelitainera, l’une dicte Elicam et l’autre

Buram282, lesqueles estoient envers Dieu pecheresses, par quoy il envoya sur elles tele 65

vengance que par la tempeste d’une terremote furent transglouties. Et pour cause semblable

fut a Formies283 par une fouldre telement demenee que les murs en cheïrent et si ardirent les

jardins d’environ. Afin de mieulx congnoistre les vengances divines que Dieu envoye a ses

persecuteurs dit ainsi Ysaÿe284 le prophete : « Je envoyeray le baston et la verge de mon

indignacion aux gens deffaillant et contre le peuple qui est en ma fureur. » Pour quoy chascun 70

doibt craindre celle fureur divine qui vient soudainement quant il plaist au maistre qui a ciel,

terre et mer en dominacion et il se veult venger de ses offenseurs, car ainsi que l’esclair ist

hors de la nue quant la tonnerre fait les enflambez escrois, descent la vengance de nostre

Seigneur quant il met sa fureur sur aucunes personnes, par quoy tous les peuples et

generacions doibvent trambler pour la paour de son ire, car lors que on cuide estre a sauveté, 75

adonc envoye il sa pugnicion et prendra vengance de ceulx qui avront vers lui offencé. Mais

pour eschiver ces mortelz perilz et acquerir sa misericorde debvons en nous trois vertus avoir,

c’est assavoir foy, esperance et charité, a l’exemple que nous dit Jheremie285 : « Faittes voz

voyes et voz estudes bonnes, et Il habitera avec vous en ce lieu. » Pour quoy se ainsi le faisons

selon la parole que j’ay recitee, Dieu nous gardera en terre et en mer et sera tousjours en 80

nostre compaignie, et en la fin nous donnera lumiere en son hault Paradis.

De la grant fortune qui advint a Eneas sur la mer aprés son partement de Frige. X.

En la mortele tempeste dessusditte, ou les nefz Eneas furent si esparties que les flos

de la mer a leur gré les porterent selon le [fol. 173rb] vent qui lors les conduisoit, advint lors

au gré de Fortune que celle nef ou estoit Anchisés arriva en l’ilsle de Cecille. Comme le vent 85

281 On réfère à Flavius Josèphe, auteur des Antiquités judaïques. 282 Nous ne sommes pas en mesure de relier ces deux villes (Elicam et Buram) ainsi que la région (Popelitainera) à des lieux connus. 283 Comme les villes prédécentes, nous ne sommes pas en mesure de donner une description de la ville de Formies. 284 Prophète de l’Ancien Testament. 285 Jérémie, personnage biblique, dont les songes seraient véridiques.

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menoit celle nef douloureuse, si vint ferir au port d’une cité antique qui la estoit nommee

Crepanum286 et de present est nommee Crapenne, si descendirent lors comme gens esgarez

du congié du seigneur qui tenoit celle terre, lequel estoit Agestés287 nommé. Si voult lors

celle nef de bon gré recepvoir pour ce qu’ilz estoient de Troye dont anciennement il estoit

venu. Ce roy Agestés entendit la nouvele comme Anchisés estoit a son port arrivé, si alla a 90

l’encontre de lui et le receupt honnourablement. Avec lui l’emmena pour ce qu’il amoit Eneas

et toute la lignie qui d’eulx pouoit estre. Adonc fut Anchisés moult reconforté de la griefve

douleur qu’il avoit eue, mais son filz Eneas trop au cœur lui tenoit pour ce qu’il ne savoit

qu’il estoit devenu ne se lui et ses gens estoient mors ou vifz. Comme le roy Acestés, qui

chierement l’ama, regarda qu’il estoit en si griefve pensee, si lui enquist lors de son filz Eneas 95

et quele part estoit sa flote allee, lequel lui respondit qu’il ne savoit et que tempeste sur la

mer les avoit prins, qui si fortimeement les avoit departis que les uns ne savoient nouvelles

des autres. Lors le conforta tres bien le roy Acestés, lui remonstrant les grandes fortunes qui

sur la mer peuent advenir tant par temps naturel que par pugnicion que les dieux envoyent a

leurs adversaires. Et pour le oster de ceste douleur lui dist que a grant joye recouvreroit son 100

filz. Tant fut lors tourmenté Anchisés de douleur que son corps ne pouoit santé recouvrer et

ce mesmes qu’il estoit de vieil eage, ains avant que gaires de temps fust passé, lui convint il

du siecle partir. Comme Anchisés ot ainsi ses jours finis, le roy Acestés le fist enterrer et son

corps mettre [fol. 173vc] en noble sepulture comme a roy appartenoit. Puis fist pour lui

solenneles obseques au temple Jupiter ou son corps gisoit et riche lame sur son corps mettre, 105

ainsi comme les roys souloient avoir. Bien fut lors muee endroit Anchisés la grande haultesse

en quoy il souloit estre ainçois que la cité de Troye fust destruitte pour ce qu’il estoit roy et

puissant seigneur et adonc par fortune avoit perdu son regne, Eneas, son filz, et toute sa

lignee, et son corps proprement envoié en exil, qui par tempeste estoit si desolé que la mort

s’en estoit adonc ensuie en pays estrange hors de ses amis et sa noble personne en povreté 110

tournee, ainsi que nul ne peut de fortune eschapper que les plusgrans ne faire au plus bas

avaler, ainsi comme Suetone288 raconte ou livre des Cezariens de Neron qui estoit empereur

de Romme, lequel Fortune avoit tant avancé que tout le peuple a lui obeïssoit, mais tantost le

tourna en neccessité tele que tout le peuple le queroit pour occire et qu’il ne trouva homme

286 Drépane, cité antique de Sicile. 287 Il s’agit d’Aceste, roi de Sicile.288 Suétone, polygraphe et écrivain romain, auteur de la Vie des douze Césars.

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qui le recuellist tant que par ses servans se fist il le col trencher et aprés son corps et ses 115

membres ardoir afin que les Rommains ne le peussent congnoistre et qu’ilz ne sceussent qu’il

estoit devenu. Pour ce est ce merveille que des tours de Fortune comme elle blandist, traÿst

et deçoipt, car en son regart n’a point de confidence par quoy aucun n’y doibt prendre

arrestement. Et ainsi comme dit Titus Livius289 : « Le pallais de Fortune est trop merveilleux

pour ce que la moitié en est de fin or et couvert de pierre dignes et precieuses, si richement 120

ouvré que faire se peut. Et l’autre moitié de ceste maison est faitte de terre povrement bastie

et lingement couverte de joucs. Et quant la deesse se veult tourner en la partie doree, elle est

paree comme emperreis aornee de toutes richesses, et quant elle va en l’autre partie, si est

povre et lasse, chetivement [fol. 173vd] vestue et mal ordonnee, parsemblant desnuee de tous

biens terriens pour quoy mal se fait en elle fier, car maintenant elle rit et incontinent elle 125

pleure. » Ainsi que la lune esclipse quant elle pert la clarté du soleil pour l’ombre de la terre

qui la fait anubir290 [sic], est il de Fortune quant povreté se boute entre elle et richesse que

elle devient dolente et chetive. Mais comme l’obscurté de l’esclipse se passe et que le soleil

lui monstre ses rays, elle devient tantost en lumiere, est il de Fortune si tost comme richesse

peut sur elle luire comme devant est elle en orgueil montee. Pour ce n’a en son fait point de 130

constance et est tousjours au point de faire ses menaces, pour quoy aucun ne doibt soy fier

en ses tours. Ains en gré recevon ces benois biens de grace qui viennent de Dieu

cotidianement soit en prosperité ou en adversité, car ainsi que dit saint Jherome291 : « Le

nourrissement de vertueuse grace est de soustenir tribulacions. » Recepvons donc en gré tout

ce qu’il lui plaist faire et fuions a Fortune et a ses gloires vaines qui deçoipvent tous ceulx 135

qui se fient en elle et qui les font trebuscher du plus hault au plus bas et font devenir or en

terre pourrie.

Du roy Bellus et de Dido, sa fille, qui estoient a Thir. XI.

Ainçois que plus avant parlons de Eneas, me convient il du roy Bellus dire, qui fut du

roy Agenor successeur et tint les regnes de Thir et de Fenice, et d’Aise maintint grant grant 140

segnourie. Celui roy Belus de qui parlons avoit ung fils nommé Pigmalion et une fille

289 Tite-Live, historien de la Rome antique, auteur du Ab urbe condita. 290 On trouve anublir (cf. Paris, BnF, fr. 20124, fol. 163ra), qui veut dire « se couvrir de nuage » ou bien « s’obscursir ». Le terme n’est attesté que chez Jean de Courcy : le DMF postule qu’il s’agit peut-être d’une forme du mot plus fréquent « ennublir ». 291 Jérôme de Stridon (saint Jérôme), un des pères de l’Église.

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nommee Eliza, laquele fut aprés clamee Dido. Celle Dido avoit ung mari espousé nomé

Sicheus, puissant homme et de noble lignaige, qui moult l’amoit et tenoit chiere comme son

espouse. Aprés la mort de ce roy Bellus obtint son filz Pigmalion le regne, lequel fut en son

temps si pervers et cruel que chascun craingnoit ses iniquitez, et de char humaine si grant 145

occiseur fut [fol. 174ra] que pluseurs gens fist par sa cruaulté morir. Par la grant convoitise

qui en lui habondoit fist il en traÿson murdir Sicheus, le mari de sa seur, afin que tout le regne

a lui attribuast, si fist secretement le corps en terre mettre tant que icellui murdre ne fust

esclandri au peuple qui forment l’aimoit. Lors que Pymalion ot ainsi [fait] Sicheus mettre a

mort, dist a Dido, sa seur, comme aller vouloit ou pays de Sirie et que jusques ad ce qu’il 150

seroit retourné voulsist a Thir gouverner son affaire. Tandis que en Sirie estoit Pigmalion, fut

Dido en dement ou Sicheus, son loyal mari, estoit que mieulx amoit que nulle autre chose

mondaine, par quoy de jour en jour attendoit sa venue pour ce que de sa mort n’avoit rien

sceu. Une nuit lui advint comme elle se dormoit qu’elle vit Sicheus en advision qui lui disoit

comme son frere l’avoit faulsement murdri et que hastivement se partist de Thir, car s’il estoit 155

retourné, semblablement la vouldroit il occire. Comme Dido se fut de ce songe esveillee, si

lui souvint de ceste advision dont elle se tourna en pitié et en doubte, en pitié pour la mort de

son mari et en doubte pour la crainte d’elle, si se pensa alors de saulver sa personne le mieux

qu’elle pourroit. Lors print avec elle de ses amis certains et saisit les tresors du roy Bellus,

son pere, et toutes les chevanches qu’elle peut recouvrer. Pour mieulx fournir l’affaire qu’elle 160

avoit entreprinse print elle lors tous les biens de son frere et secretement, quant la nuit fut

venue, se partit elle de Thir avec ses amis, que elle avoit assemblez, et emporta toutes les

grandes richesses qu’elle avoit peut recouvrer. Des lors ot elle fait aprester ses nefs, qui a

celle heure sur le port l’attendoient, si monta adonc a toute sa compaignie et sur la mer se

mist pour la crainte que ne venist son frere. Du port de Thir se parti Dido et fist les voiles 165

tendre tant que du port furent bien tost esloingnez [fol. 174rb] pour le vent qu’ilz avoient bon

et acceptable et ce qu’ilz vouloient celle terre guerpir. Aval la mer naga Dido et sa mesgnie

pour autre terre prendre que celle de Thir pour la vision qui lui estoit venue en la salvation

de son corps et de sa vie, ainsi que par semblables revelacions ont esté pluseurs garantis de

Fortune qui ont obeÿ aux commandemens qui par celes voyes leur ont esté dits, ainsi comme 170

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Valere292 raconte de Symondés293, lequel une fois vouloit entrer en mer, quand une voix lui

dist qu’il n’y entrast de celle journee par quoy obeÿ ad ce commandement, mais si tost que

les autres y furent entrez, la nef fut perie. Par semblable voye une fois lui advint qu’il soupoit

en une compaignie et l’appela lors une voix a la porte. Et quant il ot lors celle voix entendue,

issit hors de celle maison et alla a la porte, laquele maison soudainement chut si tost qu’il fut 175

de leans parti et tua les autres qui souppoient avec lui. Pour oster l’obscurté des choses

fantastiques et esclaircir la pure verité des visions qui en ce cas adviennent dit saint Benoit294 :

« Comme en dormant se peuent apparoir aucunes personnes a autres qui dorment et leur

donnent pluseurs revelacions, non pas corporelement, mais en esperit. Par quoy nous debvons

prendre en celles visions exposicions qui soyent prouffitables a la perfection de nostre salut 180

et croire que pour bien nous sont revelees ou apparues en bonne intencion, car se c’est bien

nous le debvons bien <nous le debvons bien> et devotement faire, se c’est mal, le laisser,

comme Joseph295, le mari nostre dame, qui creut la voix de l’angele lequel lui annonça qu’il

fust en Egipte pour paour du roy Herodés296, lequel faisoit lors les innocens occire. » Afin

que la parolle soit mieulx entendue des choses qui nous sont de par Dieu revelees et que nous 185

les puissons dignement recepvoir, nous dit ainsi saint Jehan297 l’euvangeliste en

l’Appocalipse : « J’ay oÿe une grant [fol. 174vc] voix du trosne disant : “veez cy le tabernacle

de Dieu ou Il habitera avec les hommes et seront avec Lui et Lui avec eulx”. » Si pensons

donc de croire celle voix et desservir la promission de ce glorieux et saint tabernacle tant que

avec lui puissons avoir reffuge et habitacion au retrait de salut pour la crudelité du mortel 190

occiseur qui ne pense fors a nous decepvoir et mettre noz ames a confusion.

Comment Dido s’en alla en Libe et fonda la cité de Carthage qui fut pour lors nommee

Burse. XII.

Quant, ainsi que ouy avez, fut la royne Dido sur la mer montee, coururent ses nefz a

l’adventure et tant qu’elles arriverent a la coste de Lybe. Et donc pour la contree qu’il 195

trouverent seure et le peuple qui les laissa descendre, ilecque prindrent port. Comme Dido la

292 Valère Maxime, historien et moraliste romain du Ier siècle. 293 Nous pensons qu’il réfère à Simonide, poète dont il parle dans ses Faits et Dits Mémorables. 294 Saint Benoît de Nursie, fondateur de l’ordre des Bénédictins. 295 Joseph, époux de Marie, père nourricier de Jésus. 296 Hérode Ier le Grand, fils d’Antipater et roi de Judée. 297 Apôtre à qui on attribue l’Évangile selon Jean et auteur de l’Apocalypse.

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royne eut une piece demouré en Libe, advisa la contree, qui lui fut plaisante, par quoy elle ot

desir de ylec habiter, si se pensa lors comme en celle contree pourroit avoir terre habitable et

hereditable en laquele elle peust fonder une cité pour demourer, elle et sa compaignie, en la

salvacion de ses grandes richesses. Moult fut la dame sage et de ceulx de la terre se sceut 200

bien acointer, si fist tant avec ceulx qui le pays gouvernoient que pour certain pris qu’elle

leur donneroit vouldrent consentir que en tel endroit de la contree qu’elle vouldroit choisir

avroit place pour fonder sa cité. Par entre eulx fut ainsi la convenance faitte que celle dame

avroit pour son vouloir faire autant de celle terre qu’elle pourroit enclorre des couroyes faittes

d’un cuir de cherf. Et tantost paya les pecunes qui pour ce avoyent esté promises tant qu’ilz 205

furent d’elle bien contens. Adonc fist la royne Dido, par sa malice et subtilité, querir le plus

grant cuir de cerf que l’en pouoit [fol. 174vd] trouver et puis le fist trencher par couroyes

deliees tant qu’elle en ot tresgrant nombre assemblé. Puis regarda dessus la marine la plus

belle et convenable place qu’elle peust choisir pour une cité faire, si fist lors ses couroyes

bout a bout assembler pour enclore celle circuité, et tant de terre que elle en peut enchaindre 210

lui fut livree en franc demaine. Quant ainsi eut Dido celle place acquise, elle manda ses

ouvriers et sur la mer dedens ceste closture fist commencer une belle cité qui fut grande et

spacieuse, bien comprinse de toute estature. A l’environ fist elle murs et tours hault lever et

puissantes portes bien fortifiees et grans fossez autour des murs faire, si fut de beles rues

ordonnee et peuplee de doulces eaues et autres choses neccessaires et convenables pour une 215

notable cité. Comme celle cité fut presque achevee, la fist premier Dido Bursa298 nommer.

Et aprés, fut clamee pour exemple de la cité de Thir, mais en la fin fut elle nommée pour

Brut299 qui est dit Cartha en laquelle ville elle avoit esté nee. Orosius300 dit comme ceste cité

fut fondee LXXII ans avant Romme et dura VIC ans qu’elle fust par les Rommains destruitte.

Emmy celle cité fist elle faire ung temple riche et notable en la remembrance de Juno, la 220

deesse, et pour elle establir ung grant ymage d’or enrichi de pierres precieuses et fines, qui

estoit assise dedens ce temple. Pour plus solenniser ceste sainte maison y furent paintes

pluseurs hystoires et entaillez pluseurs fais anciens, comme de Thebes, de la prinse de Troye

et autres choses de long temps advenues, car celui temple vouloit elle anoblir de toutes les

richesses que elle pouoit penser pour honneur faire a celle deesse, ainsi comme on list en la 225

298 Nom de la colline que reçoit Didon lors de son arrivée. Elle deviendra plus tard la ville de Carthage. 299 Il s’agit de la ville de Baruth. 300 Paul Orose, auteur de l’Historia adversus paganos, est un prêtre et écrivain du Ve siècle.

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Legende Doree de Cosdroé301, qui estoit roy de Perse, lequel aprés qu’il ot [fol. 175ra] prinse

Jherusalem et le temple Salmon desrobé, emporta il avec lui le fust de la vraye croix, pour la

reverence de laquelle il fist en son pays ediffier ung trosne en maniere d’une haulte maison.

Et fut d’or et d’argent et de fines pierres tresrichement ouvré et entaillé. Si fut la le soleil, la

lune, les estoilles bien ymaginees et par artifice faisoient pluyes et vens. Et en ce trosne fist 230

establir trois sieges : un pour lui signifiant le pere, l’autre au costé dextre ou la croix fut assise

signifiant le filz et le tiers a senestre pour son filz Galim, signifiant le Saint Esperit. Par ces

exemples pouons nous bien congnoistre comme chascun de nous doibt honnourer l’Eglise et

l’enrichir de devocion et des biens de Dieu qu’il nous a prestez quant ceulx qui lors estoient

sarasins et payens tenoient leur temple en si grant reverence, car sur toutes maisons la 235

debvons nous aimer, craindre et servir, comme Felix302 pape le nous admonneste, lequel ainsi

dit que ce saint lieu est a craindre et a doubter, car veritablement ce n’est autre chose que la

maison de Dieu et la porte du ciel. Pour ce du coeur servir le debvons, honnourer et reverer

plus que maison du monde en considerant les saintes pourtraitures des glorieux saints dont

elle est enrichie, lesquelz nous debvons avoir en vraye memoire, car c’est l’ediffice de nostre 240

Seigneur et le temple ouquel le saint service de lui est celebré, le lieu ou nous debvons aler a

reffuge, qui pour lui adourer est approprié comme vray Dieu et vray Createur, trois personnes

en une substance, Pere, Filz et Saint Esperit, lesquelz ainsi comme nous dit Anastaise303,

l’evesque, en sa cantique « ne sont plus tost ne plus tart l’un que l’autre, mais sont equales,

ne plus ne moins, car c’est le premier lieu quant nous sommes nez ou nous allons recepvoir 245

baptesme et [fol. 175rb] le derrain aprés nostre decez ou nous prenons nostre sepulture. »

Du roy Iobar qui voult avoir la royne Dido par mariage. XIII.

Quant ainsi eut Dido ceste cité fondee et parfaitte, par tout le pays en vint la nouvele

et pour la grant beaulté d’elle et sa grant richesse qui estoit admirable fut moult honnouree

ou pays de Lybie et desiree de pluseurs personnes qui la vouloient avoir en mariage pour ce 250

que Sicheus, son mary, avoit esté occis et de lui n’estoit aucun enfant remaint. En celui temps

avoit ung roy en Cecille nommé Iobar, lequel avoit ouy de Dido parler et comme en Libie

301 Nous avons de la difficulté à trouver un équivalent pour ce personnage. 302 Nous pensons qu’il s’agit du pape Félix Ier, également fait saint et martyr par l’Église catholique. 303 Nous croyons que Jean de Courcy renvoie à Anastase Ier d’Antioche, partriarche de cette dernière. Cependant, il pourrait s’agir d’une faute de copie et ainsi renvoyer à Anathase d’Alexandrie, figure importante du christianisme.

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avoit une cité fondee, si avoit entendu que elle estoit sage et belle, de hault parenté et

puissaument riche, par quoy il ot desir de la pouoir avoir en mariage. Adonc pour son desir

amoureux acomplir tramist le roy Iobar ses messages en Libie prier et requerir la royne Dido 255

comme elle fust sa femme, car plus la desiroit que nulle autre nee. Si monterent en mer et

tant au vent cinglerent que au port de Cartage furent arrivez. Atant allerent les messages Iobar

devers Dido leur affaire noncer, si lui dirent comment le roy Iobar en son amour se

recommandoit pour le grant bien qu’il avoit ouy d’elle et lui prioit comme par mariage elle

se voulsist avecques lui assembler. Quant Dido ouyt parler les messages, honnourablement 260

mercia leur seigneur, mais au mariage leur donna responce que a lui ne a autre ne se mariroit,

pour ce qu’elle ne vouloit jamais mari avoir. Quant elle ot aux messages ceste response

donnee, d’elle prindrent congié, si esploiterent tant qu’ilz sont retournez en Cecille. Devers

le roy Iobar allerent ses messages, si lui dirent leur legacion et ce qu’ilz avoient fait en

Cartage et comme [fol. 175vc] Dido leur avoit respondu que jamais homme ne vouloit 265

espouser. Quant le roy Iobar entendit la response, il fut grandement courroussé et lors par

desplaisir dist que la chose ainsi ne demoureroit, ançois descendroit en Libie a force d’armes

et la cité de Cartage feroit abatre. Donc assembla Iobar le pouoir de Cecille, voisins et aliez

tant qu’il en pot finer, si fist ses nefz garnir de tous vivres et habillemens et a ses souldoyers

grant avoir departir. Si tost que son navire fut garny et freté, lui et ses gens monterent en ses 270

nefz et grande armee avecques lui mena. Et comme partis furent des terres de Cecille, les

voilles estendirent et tantost passerent le pellage de mer qui est entre Cecille et le pays de

Libie. Auprez du port de Cartage furent lors arrivez, si fist Iobar en cest endroit ses gens

descendre et contre la royne Dido commença guerre, par quoy il fist les feux entour la cité

mettre et la contree desrober et piller. Ainsi comme le peuple qui estoit en Cartage veirent 275

sur eulx celle guerre esmeue, en leurs coeurs desplaisans furent et dont voulurent paine et

cure mettre a la chose apaiser et que entre eulx se peust trouver bonne paix. Pour ceste paix

traitter tournerent ilz devers Dido lui remonstrant comme pour celle guerre pourroit estre celle

cité destruitte et tout le pays mis a perdicion et que mieulx seroit que <seroit que> par mariage

prinst le roy Iobar que elle et sa terre fussent destruitz. Quant la royne Dido, qui de ce faire 280

n’estoit entalentee, regarda son peuple contre elle estriver, se pensa que plus chier avoit elle

morir que le roy Iobar prendre contre sa voulenté. Pour la commocion de son peuple

reffraindre, voyant que contre eulx ne pouoit estriver, print elle voye de dissimulacion disant

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qu’il convenoit ung sacrefice faire pour Sicheus, son mary, qui estoit trespassé avant qu’elle

accordast ce mariage, qui lors par le peuple lui fut accordé. Lors la royne Dido, [fol. 175vd] 285

qui mieulx vouloit ses jours finer que vivre, fist au temple Juno ung grant feu alumer devant

l’image que elle avoit fait faire, et comme le feu fut fort embrasé, a la deesse fist ses oroisons

et puis, voyant le peuple, se dressa en estant par desespoir de sa voulenté pour sacrefice faire

son corps, au feu getta tant que dedens les flambes se laissa lors cheoir. Quant le peuple veyt

que mieulx vouloit mourir que le roy Iobar par mariage prendre, hastivement du feu la 290

coururent lever et fut deslors leur voulenté changee, si lui jurerent et loyaument promirent

que corps et avoirs entierement mettroient a ayder et deffendre elle et sa cité. De ce jour en

avant furent ceulx de Cartage en voulenté de leur dame garder et contre tous celle cité

deffendre, si coururent chascun leurs armes saisir et contre Iobar forment se deffendirent en

gardant Dido, leur dame, et leur cité. Tost fut par la contree celle nouvele sceue que la royne 295

Dido s’estoit voulue ardoir pour crainte que Iobar ne l’eust en mariage tant qu’elle fut en

desespoir trounee. De cellui desespoir sceut Iobar la nouvelle, si se pensa lors que jamais ne

vouldroit mari espouser, ainçois desiroit en continence vivre, pour quoy de son vouloir adonc

se reffraigny et plus ne poursuit de l’avoir a femme. Pour celle cause se partit Iobar de devant

Carthage, puis entra en ses nefz atout son armee et du tout guerpit la terre de Libye, si fist 300

tant que en son pays fut tost retourné. Ainsi demoura en paix la royne Dido et parfist la cité

que elle avoit commencee et demoura longuement en Libie, combien que de pluseurs fut

depuis requise. Mais le desespoir en quoy elle estoit mise pour le desplaisir qu’elle ot de

Iobar la fist depuis tourner en estranges vouloirs, comme gens qui se tournent en

desesperance a la fins veulent prendre merveilleuse fin, ainsi comme raconte Guillaumem304 305

hystoriagraphe, [fol. 176ra] de Palombes305 ung prestre de Romme, lequel avoit esté

nigromancien. Quant par son art sceut de l’ennemy le terme de sa fin, il entra en si grant

desesperacion que devant tout le peuple de la cité de Romme congneut son pechié puis

despeça son corps et ses membres par pieces tant qu’il morut. Pour ce que desesperacion est

nourrissement des pallus inferneaulx et que pour chose aucune ne se doibt nul mettre en 310

desespoir, nous dit saint Marximien306 les parolles de Marie Magdalene : « Ne vous

304 Guillaume de Nangis, moine bénédictin et chroniqueur du XIIIe sècle. 305 Nous ne sommes pas en mesure de relier Palombes à un personnage connu. 306 Il y a de nombreux « saint Maxime », peut-être de Maxime de Jérusalem, contemporain d’Athanase d’Alexandrie.

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desesperés pour vostre pechié, mais a mon exemple vous repairez a Dieu. » Et pour ce que

nos oeuvres doibvent sortir en bonne multiplicacion debvons avoir esgart ad ce que dit

Ovide307 au premier livre de Methamorphose, lequel compte que le premier eage fut comparé

a or, et pour l’empirement qu’il se nourri au peuple, le second d’argent, et le tiers d’arain 315

pour ce que l’universel monde aloit chascun jour de mal en pis pour l’ombre de pechié qui

couvroit leur lumiere et en eulx nourrissoit perfections mauvaises. Pour ce debvons nous tout

employer en ce monde noz operations tant qu’elles puissent de bien en mieulx monter et de

vices muer en vertus et flourir devant Dieu glorieusement. Ainsi que nous dit Ysaÿe :

« Amendons nous de mieulx en mieulx quant par ignorance avons a Dieu pechié. Et afin que 320

soudainement ne soyons de la mort avancés, querons espace de trouver penitance. » Et donc

en la maniere que par art d’arquemie peuent estre choses brutes purement affinees, si comme

de pierre en cler voirre muer, d’estain en argent et d’argent en fin or par les mistions qui ad

ce sont propices et les fondures en quoy elles sont transmuees, debvons nous tant faire par le

sacrement de confession et les mistions de contricion et de repentance que l’obscurté de noz 325

malefices soit purgee par vraye penitance et convertie en vraye lu-[fol. 176rb]-miere affinee

si divinement que devant Dieu puisse saintement resplendir par vray espoir sans

desesperance.

Comme Eneas arriva en Libie atout la mendre partie de ses nefz. XIIII.

Retourner nous convient a parler de Eneas qui en la mer estoit par fortune de couroux 330

tant adoulé que coeur de homme pourroit penser, mais a ses gens donnoit il confort et les

esjouissoit de tout son pouoir. En la fortune en quoy il se trouva, en ses regrets piteusement

disoit que ceulx avoient esté beneurez qui au siege de Troye avoient esté par armes desconfis

comme Hector, Paris et les autres qui honnourablement y furent occis. Il cuidoit en celle mer

morir, par quoy il requeroit les dieux de la marine comme Neptune, Triton et Doris que de 335

celle fortune delivrer les voulsissent. Lors fut tant Eneas de grant douleur comblé que langue

de homme ne le pourroit compter, car devant ses yeulx avoit il veu perir une de ses nefz et

toutes les autres furent si esparties que l’une ne sceut que les autres devindrent fort les sept

qui avec lui demourerent, lesqueles coururent ainsi que Fortune les mena. Ainsi que Fortune

ne peut en ung estat demourer, ce temps se passa et cessa la tempeste tant que les sept nefz 340

307 Auteur latin dont les œuvres les plus connues sont les Métamorphoses et l’Art d’aimer.

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que Eneas avoit peurent seurement aler par la marine et tourner la partie qui leur fut agreable.

Apréz celle tempeste ourent ilz voulenté de terre recouvrer, si les conduisit lors le bon vent

tant qu’ilz aperceurent les terres de Libie et tant tirerent vers celle partie que es derrenieres

regions d’Auffrique pres de Cartage arriverent. Lors choisirent ung port seant entre deux

roches soubz le pendant d’une forest haultaine, et adonc fist ses nefz a cellui port traire et 345

auprés de la terre les ancres jetter. En la terre de Libie descendit Eneas a toute sa [fol. 176vc]

compaignie pour confort recouvrer. Et quant ilz furent a la terre mis, monta Eneas sur ung

rochier entre la mer et celle forest pour regarder contreval la marine s’aucuns des vaisseaulx

de sa compaignie pourroit veoir celle part venir. Adonc avoit il ung arc en sa main, carquen

et flesches pour son corps deduire. Et comme une piece ot ilecques agaitté, regarda pres de 350

lui ung renc de cerfs qui selon la rive de la forest passoient. Quant ces serfs veit traverser,

tira ses flesches et entoisa son arc tant que adonc persa ung moult grant cerf de celle

compaignie mort a terre, dont furent celles bestes telement effroyees que passer leur convint

parmy les Troyens, lesquelz les poursuirent a flesches et a dars tant que six en demourerent

en la place. Comme les Troyens eurent ces cerfs bersez, descendit Eneas et fist les venoisons 355

au port assembler pour l’esjouyssement du royal deduit et les nouvelles viandes recouvrer.

En ce point Eneas ses gens reconforta des fortunes qu’ilz eurent souffertes en leur priant que

patiaument voulsissent leur fait endurer. Et pour leur douleur en liesse tourner leur dist

comme leurs dieux tantost les secourroient et que aprés grant tourment avroient grant liesse.

Adonc fut le menger aux nefz apresté et patiaument prindrent leur reffection en mettant an 360

oubli les fortunes passees, mais Eneas tousjours ses gens regretoit qui en la mer estoient

espartis, et gemissoit jour et nuit leur douleur pour la crainte de leur perdicion. En ces regrets

demoura Eneas tant que le jour le lendemain apparut qu’il dist que par la terre vouloit il

cercher savoir s’il pourroit trouver aucunes nouveles en quele terre il estoit arrivé et soubz

quele seignourie ce port estoit, car moult lui sembloit celle contree estrange. En cest exil et 365

tourment doulou-[fol. 176vd]-reux ot longuement esté Eneas pour la pugnicion de la cité de

Troye que il avoit par traÿson livree et le droit chief des Troyens vendu, que par sa desloyaulté

avoit mort et trahi le roy Priam, son seigneur et son maistre, duquel son sang fut au temple

espandu. Par quoy il debvoit bien estre griefment pugny et son corps longuement demourer

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en misere, car qui destruit son chief, il doibt estre pugny, ainsi que Athelans308 raconte ou 370

VIIIe livre de Methamorphose de Criseton309, qui par son fol oultrage voult abatre le chesne

Cerés que la deesse avoit en son bois planté, duquel le sang a si grant bruit couru que a la

requeste de Oreus310 et d’autres nimphes qui en ce bois estoient en tele povreté et famine le

mirent que par rage de fain tous ses bien despendit, sa propre fille voult il menger et que ses

membres, ungs et autres, devoura tant que en la fin le convint morir. Pour desloyaulté 375

monstrer comme elle est apparante et les felons pugnir de leurs cruaultez dit en ceste maniere

Josephus : « Par le sang du juste tourna on en obprobre la lignee pollue par iniquité. » Si puis

monstrer par allegorie l’exposicion de ceste matiere comme les Juifs par leur iniquité

copperent et trencherent le saint arbre de vie que Dieu le pere avoit ou bois de ce monde

planté, tant que sur leur peuple le sang en decoula et que les raims de l’umanité de quoy estoit 380

la deité de l’arbre couverte firent ilz jus cheoir et en mortele forme le convint finer, tant que

par cellui admirable pechié furent puis envoyez en si cruel exil que sans proprieté ne a eulx

pays avoir furent ilz et sont tous comme serfs en autrui dangier mis et soubz tribut les convint

demourer ne du fruit de cest arbre ja plus ne gousteront. Pour teles faulsetez et opprimations

pert on l’amour de Dieu en acquerant sa hayne tant qu’il nous chastie [fol. 177ra] en moult 385

de manieres et nous fait souffrir de grandes adversitez, comme on list ou livre Deuteronomii :

« Se vous faites mal au regard de Dieu et se par voz oeuvres l’esmouvez a ire, maulx vous

courront en l’extreme de terre. » Pour quoy bien nous debvons de faulseté garder et de traÿson

faire vers le souverain, car ceulx qui espandirent son sang precieux en sont a tousjours

dampnablement pugnis. Si gardons verité a sa magesté royale et souveraine tant que par noz 390

oeuvres et loyaulx benefices prosperitairement puissons avec lui vivre.

Comme Eneas entra en la cité de Carthage et alla au temple Juno. XV.

Comme ouy avés, fut Eneas en ses nefz retrait, triste et dolent de sa malle fortune et

venu d’aventure en estrange contree, et fut toute la nuit jusques au jour en divers pensers. Le

jour venu, issit de ses nefz avec lui Taire311, son compaignon. Lors prindrent ilz leurs armes 395

308 Nous ne comprenons pas ce nom, puisqu’on devrait y retrouver Ovide. En effet, il raconte le passage du chêne de Cérès dans son livre VIII des Métamorphoses (OVIDE, Métamorphoses, VIII, 725-776). 309 Érysichthon est le nom du personnage qui profane le chêne de Cérès. 310 Apparemment, Jean de Courcy semble donner une étymologie aux oréades, nymphes des montagnes, en présentant le personnage d’Oreus. 311 Nous ne pouvons expliquer la présence de Taire. Normalement, Énée part explorer Carthage en compagnie d’Achate.

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et eulx deux seulement a la voye se mirent et tant errerent ceste matinee que sur ung hault

mont furent arrivez, si regarderent vers la terre habitable et veirent pres d’illec rivieres, prez,

vignes et labours. Aprés en regardant devers la marine veirent ilz tout a plain la cité de

Carthage que la royne Dido avoit de nouvel fondee et de si jeune temps estoit ediffiee adonc

que aux murs et fossez estoient les ouvriers pour la parachever. Pour avoir congnoissance en 400

quele terre ilz estoient et savoir a quel port ilz furent descendus, en celle cité eulx deux

allerent, si enquirent comment elle fut nommee et de quele seignourie elle tenoit. Adonc leur

fut dit que celle terre estoit nommee Libie, et la cité Cartage, qui appartenoit a la royne Dido,

laquele de nouvel l’avoit faitte fonder et estoit ceste royne par fortune en celle contree venue.

En ceste cité entra Eneas, [fol. 177rb] avec lui Tayre, son compaignon, si regarderent les rues 405

et les places qui belles furent et spacieuses. Puis tournerent entour la cité pour regarder les

tours et la riche closture qui somptueusement estoit ediffiee. Et de cellui temple pouoient ilz

veoir les nobles312 lieux et magnifices qui estoient assis environ celle place. Pour veoir les

richesses du temple Juno y entra Eneas, avec lui son compaignon, si regarderent lors les

nobles ediffices et les grandes richesses qui leans estoient et l’ymage admirable de Juno, la 410

deesse, qui en l’onneur d’elle y avoit esté mis. Puis regarderent les notables paintures qui

richement furent faittes et entaillees des anciennes histoires qui la estoient pourtraittes, en

especial de Troye la Grant, comme elle avoit par les Gregois esté destruitte, qui au coeur plus

pres lui tenoit que toutes les choses qu’il pouoit veoir. Comme ceste histoire ot bien advisee

a son compaignon, dist, des yeulx larmoyant, comme de tous les hommes qui estoient soubz 415

le ciel furent les Troyens les plus maleureux, car par tout le monde estoit nouvele de leur

male fortune et en tous pays estoit leur douleur amenteue. Lors monstra Eneas a son

compaignon la pourtraitture du roy Priamus et la figure de ses haultes prouesses, comme les

batailles de Troye avoient esté et comme a son secours estoit venue Panthasillee, royne

d’Amazone, la maniere comme elle fut occise et comme celle guerre avoit esté finee a leur 420

confusion. De ces choses veoir fut en douleur, pour quoy piteusement ploura en la maniere

que toutes creatures en regretant et voyant leur adversité et les choses qui leur sont contraires

sont courrouchees et desplaisantes pour ce qu’ilz voulsissent les choses estre autrement a la

312 Il faudrait lire ici notable, tel qu’on le retrouve dans le ms. BnF, fr. 20124 (fol. 166vc).

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plaisance de leur [fol. 177vc] entendement, ainsi comme le Mangeur313 raconte de Pillate314,

prevost de Judee, lequel, pour convertir a ses propres usaiges les peccunes du temple Salmon, 425

fist il ymaginer leans et pourtraire les statues des dieux aux payens de quoy les Juifz, quant

ilz les regarderent, en leurs couraiges furent si indignez et desplaisans [de veoir ces

pourtraittures]315 que en destruction de leur loy estoient faites, que par leur preside le fire[nt]

accuser devant Thibere316, empereur de Romme, pour quoy envoyé fut en exil mortel et les

ymaiges des payens abatues. Combien que desplaisirs s’ensuivent de veoir telles choses 430

contraires et les coeurs des personnes font plourer et gemir, se doibt chascun arrester en

raison et en gré recepvoir les tours de fortune patiaument sans trop grant desconfort. Et

comme dit Boece317 de consolacion : « Met mesure en ta tristesse pensee quant tu la vois

devant tes yeulx escripte et la refforme par ymage semblable a la chose qui te peut conforter. »

Pour veoir les remembrances de noz adversitez debvons nous contenter nostre entendement, 435

considerans en noz coeurs patience et que Dieu les nous a en ce monde envoyez pour

pugnicion de noz malefices, refformans en nous par vray esperit sa parfaitte grace et

misericorde, par quoy nous pouons de lui reconfort avoir et estre relevez en prosperité, car

ainsi que les ames qui seuffrent es tenebres du limbe des peres sont reconfortees en attendant

la gloire de leur salvacion, est le vray esperant envers Dieu relevé des douleurs qu’il peut 440

souffrir en ce monde. Pour ce en lui debvons avoir regard de coeur et voulenté ententivement,

car c’est cellui qui nous poeut conforter du quel Virgille dit ainsi : « O tu, ymaige de lassus,

souverain surmontant toutes choses, tu es mon vray confort. » Or laissons doncques noz

terrestres pensers, qui pour les desplaisances terriennes veoir peuent mectre noz [fol. 177vd]

corps et noz ames en voyes perilleuses. Si mettons en espoir nostre entendement, regardant 445

la figure de ce benoit ymaige, lequel nous aimera se amer le voulons et nostre douleur

tournera en lyesse, car c’est le confort des desconfortez, le repareur de toute adversité, celui

qui eslive par dessus Fortune ses loyaulx amis en gloire pardurable.

313 Petrus Comestor, mieux connu sous le nom de Pierre le Mangeur, auteur de l’Historia scholastica. 314 Nous croyons que Jean de Courcy réfère ici à Ponce Pilate, préfet de Judée de la fin du Ier siècle av. J.-C. et du début du Ier siècle ap. J.-C. 315 Selon le ms. BnF, fr. 20124 (fol. 166vd). 316 Tibère, second empereur romain de 14 à 31 ap. J.-C. 317 Philosophe et homme politique latin, auteur de la Consolation de Philosophie.

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Comme Nisus et Erialus allerent devers la royne Dido et trouverent Eneas. XVI.

En cest endroit nous convient retourner a parler des XXIIII nefz en quoy les Troyens 450

de la compaignie Eneas estoient par fortune en la mer espartis, car en si grant tourment

s’estoient trouvez que l’une ne savoit que les autres devindrent, et que tous penserent a celle

heure perir. Comme celle tempeste fut presque apaisee, devers les terres de Libie se tirerent

tant que en une nuit, comme Dieu le vouloit, au port de Cartage se trouverent ensemble sinon

celle ou estoit Anchisés qui en Cecille estoit demouree. Les autres de celle compaignie furent 455

remplis de joye et leur douleur convertie en liesse, si mercierent leurs dieux et a Neptune

grace rendirent pour ce qu’ilz creoient que par sa puissance leur fust ainsi celle grace

advenue. Quant ad ce port se furent leurs nefs assemblees pour savoir en quele terre ilz

estoient arrivez, au port de Cartaige aborderent leurs nefz, si prindrent congié des gardes de

la ville et aprés a la terre descendirent tout paisiblement et leur navire firent en seurté mettre. 460

Adonc Nisus et Erialus et pluseurs de leur compaignie entrerent dedens ceste cité afin de

savoir s’ilz ourroient de leur seigneur Eneas parler et aussi de recouvrer nouveles vitailles.

Pour leurs dieux mercier allerent au temple Juno et, comme ilz y furent entrez, les advisa leur

seigneur Eneas qui a celle heure estoit encores au temple ou il remiroit l’ystoire de Troye.

[fol. 178ra] Si tost que Eneas vit ses compaignons, sa grant tristesse fut en joye retournee, si 465

alla a l’encontre d’eulx du coeur piteux, moult esplouré pour ses griefves douleurs, et

humblement adonc les salua. Lors les Troyens ourent semblable joye quant Eneas, leur

seigneur, veirent et adonc a grande effusion de larmes Eneas, Nisus et Erialus piteusement

l’un l’autre acolerent en baisiers remplis de lamentacions. Aprés que en ce temple trouvez se

furent, s’entredirent leurs diverses fortunes qui advenues leur furent en terre et en mer. Et 470

aprés ces parolles et leurs devotions faites, leur monstra Eneas les poutraittures de la

destruction que les Gregois avoient faitte a Troye. De la veoir furent tant adoulez que leur

douleur leur convint lors plourer pour la painture qui lors leur ramentevoit leur destruction et

le grant meschief qui leur fut advenu. Aprés ce que ainsi se furent entretrouvez, leur compta

Eneas par quele voye il estoit en la cité venu et comme ses nefz fors une estoient sauvees, 475

dont ilz furent tous joyeux et de rechief leurs dieux mercierent. En ces entrefaittes que

ensemble parloient, la royne Dido entra en ce temple, avec elle grande quantité de dames et

de pucelles, de chevaliers et jouvenceaulx. Ceste royne alloit au temple Juno pour celle

deesse requerir et prier, et les richesses de ce temple veoir pour les ouvrages qui moult

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estoient puissans, car ad ce faire prenoit elle plaisir. Pour ces oeuvres plus ad plain remirer, 480

se seoit la royne en une chayere qui dedens le temple lui fut ordonnee, environ elle ceulx de

sa compaignie par ordre. Adonc la regarda Eneas longuement et tous les autres de sa

compaignie, car a la veoir mist il grant entente pour ce que tres belle et plaisante estoit et

aussi que elle estoit une haulte dame. Lors parlerent ensemble Eneas et ses gens et regar-[fol.

178rb]-derent que bon seroit que a celle royne demandassent congié de eulx et leurs nefz en 485

ces ports sejourner et que a leurs despens eussent garde et conduit que en sa terre a seurté les

tendroit. Par la grant doubte en quoy Eneas fut dist a ses compaignons que aucunement ne

deissent a la royne ne a aucune personne de la ville le nom de lui ne qui il estoit jusques ad

ce qu’il peust plus a plain savoir de leur voulenté. En crainte et douleur furent les Troyens

pour leur male fortune que devant leurs yeulx veoyent pourtraitte et leur renouveloit leur 490

douleur souvent, car leur meschief estoit si oultrageux que en tous haulx lieux le faisoit on

escrire, comme des grans fais qui sont advenus fait on communement mémoire, ainsi comme

on list en l’istoire des Rommains de Connicius Simatus318, ung laboureur des champs, lequel

par le vouloir de nostre Seigneur avoit vaincu au fust de la charue Arbonius319 au mont de

Algido320, qui faisoit guerre a la cité de Romme. Et dont pour remembrance de celle victoire 495

firent les Rommains pourtraire es murs du pallais devers celle montaigne une charue et les

boeufz de cuivre afin que tousjours en durast la memoire. Pour ce en la maniere que des faits

anciens sont en pluseurs lieux perpetuelz memoires par histoires et par escriptures, debvons

nous en noz cueurs estre remembrans de la benoiste incarnacion du doulx Jhesucrist, duquel

la memoire doibt en noz coeurs finir perpetuelement en ce siecle et en l’autre, et doibt estre 500

pourtraitte[e] en toutes pensees et ymaginee au parfont de noz coeurs sans en oster nostre

souvenir que tousjours ne soit en nostre mémoire.

Comme les Troyens alerent devers Dido pour grace lui requerir. XVII.

En la maniere que ouy avez allerent ceulx de Troye [fol. 178vc] devers Dido, la royne,

qui les edifices du temple regardoit, si la saluerent en moult grande reverence. Et aprés parla 505

Ylieneus, qui fut sage, et lui dist ainsi : « Tu, royne trespuissante dame a qui les dieux ont

donné proesce et grant seignourie de ceste cité faire pour retraire les peuples et recueillir les

318 Malheureusement, l’identité de cest auteur nous est inconnue. 319 Ce personnage nous est également inconnu. 320 Il s’agit du mont Algide situé au sud-est de Rome.

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autres estrangiers, plaise toy savoir comme Troyens sommes, qui par fortune de mer et

tempeste nous a a tes ports admenez, non pas pour proye prendre ne pour toy dommager,

mais seulement ainsi que fortune y sommes arrivez. » Puis lui requist et dist : « Tres haulte 510

dame, humblement te prions que aux gens de ta terre vueilles faire deffendre que par eulx ne

soyons malmenez ne laidis. Ainçois te plaise de nous merci avoir et garder par pitié nostre

franc lignage. » Quant la royne entendit Ylieneus, si fut pour leur douleur en son coeur piteuse

et leur enquist lors en quele terre ilz vouloient aler et quel parti ilz pensoient tenir. Lors

respondit Ylieneus comme en une terre pensoient aler, laquele estoit Ytalie nommee, pour 515

les heritages Ytalus conquerir, qui anciennement fut leur ancesseur, ainsi que par les dieux

leur estoit commandé. Puis la requirent qu’elle souffrist que leurs nefz se peussent en ses

ports reffraire [sic] et de nouvel entailler en leur donnant seurté des gens de sa contree. De

leur douleur fut lors la royne moult piteuse et, aprés que elle ot ung petit pensé, dist : « O

vous Troyens, de moy n’ayez doubte, car a moy mesmes sont advenues de grans fortunes qui 520

vostre douleur assez me font congnoistre, combien qu’il ne soit regne ou vostre tristesse ne

soit amenteue, qui a tout coeur loyal doibt estre chose amere. » Puis leur dist quel que part

qu’ilz vouldroient aller qu’elle leur ayderoit assez de gens et d’avoir, [fol. 178vd] et, se en

ceste terre vouloient demourer, benignement les recueilliroit et leur donneroit vivres et

vestures, et que seurement feissent leurs nefz a terre traire et a leur plaisir tres bien 525

rappareiller, car pour leur confort tout leur habandonnoit. Adonc les Troyens mercierent la

royne et sa grande courtoisie et les belles offres qu’elle leur avoit fait de son honneur et de

sa courtoisie. Puis leur enquist la royne de leur roy Eneas savoir quele part celle fortune

l’avoit peu conduire, offrant faire chercer les costes de Libye pour savoir se a aucun port de

celle terre pourroit estre arrivé. Comme les Troyens entendirent si courtoisement la royne 530

parler, si furent asseurez de corps et de vie. Mesmement Eneas, qui ce avoit ouy, de sa

personne fut lors asseuré, si se trait humblement devers elle et lui dist qu’il estoit Eneas, le

povre, lui requerant sa grace, son secours et son ayde. Puis lui dist : « Dame, je suy ung

Troyen nud et desherité et a grant paine suis eschappé des tourmens de la mer d’Auffrique.

Et comme Fortune m’a voulu conduire, suis arrivé en ceste contree dont vous estes royne 535

puissante et loee. » Quant la royne Dido regarda Eneas, qui si humblement a elle parloit du

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hault nom de lui, eut bonne congnoissance et lui souvent321 [sic] de sa grande valeur.

Adoncques en grant honneur le recueillit et de sa venue fut en son coeur joyeuse. Adonc se

departit la royne du temple et avec elle Eneas, si fist tous ses gens doulcement recueillir et

au pallais tous ensemble allerent, ou ilz furent honnourablement servis. Aprés les grandes 540

fortunes que en terre et en mer ot Eneas souffertes pensa il et ot fiance que par celle dame

seroit recouvré et secouru au fait de son emprise, mais en la fin trouva il le contraire. Comme

c’est grant simplesse [fol. 179ra] de soy fier es choses terriennes, car Fortune les fait en pou

de heure changer ! Pour quoy bon fait y mettre providence et regarder la fin et le

commencement, ainsi comme Valere raconte du roy Arthalaga322 qui regnoit en Cecille, 545

lequel pour la cause qu’il fut filz d’un potier se faisoit il servir en vaisselle de terre, pour ce

que moult craingnoit les durs tours de Fortune qu’elle ne le remist ou point ou prins l’avoit.

Et pour ceste cause disoit ce roy comme mieulx vault estre de vertus enrichi que les temporelz

biens avoir a foison, par quoy user vouloit de vaisseaulx de terre ainsi que de ceulx d’or sans

avoir confidence es mondaines richesses. Entre toutes choses qui peuent advenir doibt on 550

avoir esgart quant on les commence pour ce que toutes les choses terriennes sont doubteuses

en leur fruicion. Pour quoy Tulles323 dit ainsi : « Cellui seroit plus de parfait engin qui pourroit

savoir en son entendement queles sont les choses qui lui peuent advenir et qu’il feroit quant

elles lui seroient advenues. » Ad ce propos nous dit Hermés le philosophe324 que aucune

personne, pour exaltacion que Dieu lui ait en ce monde donnee, ne se doibt magnifier non 555

plus que pourroit faire le plus simple du siecle, par ce que d’une seule mesme creation sont

tous formez les povres et les riches au regard de laquele ilz sont tous egaulx et en la fin de

ceste mortele vie retourneront tous en icelle matiere, et pour ce que Fortune eslieve sur sa roe

moult de personnes qu’elle reverse a terre, lesquelz quant ilz se treuvent sur celle montaigne,

ilz s’enyvrent de la gloire du monde et ne pensent jamais de ce lieu descendre, mais 560

incontinent les fait trebuscher, par quoy il leur convient leur premier estat prendre et est en

321 Il faut sûrement comprendre ici souvint. Dans ms. BnF, fr. 20124, on retrouve le mot « membra » (fol. 168ra). 322 Nous pensons qu’il s’agit ici d’Agathocle, tyran puis roi de Syracuse du IVe siècle av. J.-C. 323 Nous ne sommes pas en mesure de relier Tulles à un auteur existant. Peut-être s’agit-il de Tertullien, écrivian, philosophe et théologien du IIe siècle. 324 Peut-être s’agit-il d’Hermès Trismégiste, personnage mythique de l’Antiquité gréco-égyptienne auquel on a attribué les textes que l’on appelle Hermetica. Les Hermetica auraient été connues de quelques philosophes médiévaux.

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eulx faillie la folle intencion qu’ilz avoient de si hault excercer. Pour quoy Orace325 [fol.

179rb] dit en ceste maniere : « En toutes choses doibt avoir mesure, et qui la trespasse, il ne

poeut son oeuvre a bonne fin mener. » Pour quoy aucun ne se doibt fier es gloires terriennes

ne en puissance nulle fors celle de Dieu, car par lui sont toutes choses faittes et les donne et 565

oste tout a son plaisir, comme vray roy et souverain juge auquel chascun doibt avoir sa

parfaitte fiance.

Comme Eneas compta a la royne Dydo de ses grandes adventures. XVIII.

Comme ouy avez, fut Eneas au palais de Cartage par la royne Dido a grant honneur

recueilli et tous ses gens grandement honnourez, pour la haulte noblesse du sang troyen dont 570

ilz estoient issus. Comme une piece ourent ensemble la royne et Eneas devisé, lui demanda

la royne a quel port estoient ses nefz arrivees, si lui dist lors comme en la forest pres d’illec

entre deux montaignes avoit sept de ses nefz qui en crainte et doubte l’attendoient. Adonc la

royne Dido, qui de largesse et de honneur fut remplie, commanda a ses gens leur porter des

vivres et tantost leur furent envoyez XX grans boeufs, C porcs et C moutons, et pour nouveles 575

viandes avoir leur fist C gras aigneaulx porter et pain et vin largement. Aprés se retrait la

royne en ses salles qui richement estoient parees, si fist alors la table mettre et incontinent se

assist, et Eneas emprés elle, et furent servis si plantureusement comme a court royale

appartenoit. Aprés que longuement ourent esté a table, furent desservis et chascun se leva, et

donc voulut la royne a Eneas parler, si s’approucha de lui et doulcement lui dist : « Eneas, 580

beau doulx frere, je vous prie et requier que ores me comptez pour quoy les Grecs vindrent

sur Troye et comme elle fut assiegee, et la [fol. 179vc] destruction du roy Priam et de sa

lignee. » Adonc fut la noise en la salle abaissee pour la parolle Eneas escouter, si lui dist lors

moult piteusement : « Dame, pour ce que me demandez, faittes vous mes douleurs renouveler,

car sans gemissement ne vous en savroit nul la verité descire. » Dont se print Eneas a compter 585

a la royne comme les Grecs leurs grans osts assemblerent et l’achoison pour quoy celle guerre

fut mené, puis comme les Gregois se partirent d’Athenes et a Thenedon326 leur flotte

arriverent et comme d’ilec poserent devant Troye leur admirable siege, qui dix ans et sept

mois illec devant sist. Aprés lui amenteut toutes les batailles et merveilleux estours que par

325 Horace, poète latin du Ier siècle av. J.-C. 326 Le Thénédon est le port devant la cité de Troie.

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le siege durant les ungs aux autres firent et les voyes et manieres par quoy celle cité fut des 590

Gregois destruitte et le roy Priam et son lignaige occis. Puis lui compta comme par trois

choses peust on bien avoir celle cité gardee, dont la premire fut la vie Hector, l’autre fut le

Paladion du temple Minerve que Ulixés et Dyomedés firent embler, et la tierce fut le corps

du roy nommé Leomedon, « lequel fut par nous mis hors du mur par une porte ou il avoit

esté mis, ce qui nous envoya tele confusion que, se ainsi ne fust advenu, a nul jour ne fust 595

nostre cité perdue. » Aprés toutes ces choses lui compta Eneas, des yeulx du chief

piteusement plourant, comme il ot sa femme perdue en la fureur de la destruction et la paine

qu’il mist a la faire querir, mesmement que es salles du roy Priam, son pere, a nulle fin trouver

ne la pouoit, tant que tout foursené du pallais s’en issit et contreval les rues haultement la

huchoit, mais pour neant fut, car entre les mors estoit elle occise. Puis, ainsi que homme plain 600

de desconfort, lui compta la maniere comme en son hostel estoit retourné [fol. 179vd] ou il

trouva Aschanius, son filz, moult triste pour la douleur que cellui leur veit. Puis lui compta

une vision qui pour sa femme lui estoit advenue et lui dist : « Dame, comme je me trouvay

en grant desconfort, me sembla que je arraisonnoye ma femme devant moy en sa propre

semblance, fors que ung petit me sembloit plus grande que autresfois ne l’avoye veue. Et 605

comme de la veoir fus espoenté, se rasseura aprés mon esperit, si lui demanday lors de son

gouvernement et comme lui pouroye donner resconfort. Lors me respondit elle que ainsi

l’avoient les dieux predestinee et que cel heur vouloient que ainsi me advenist, et comment

assés de paine souffreroye par mer et par terre en pluseurs manieres. Adoncques, mon coeur

triste et ma face de larmes arrousee, fus desirant de son corps atoucher, si essayay se la 610

pourroye acoler afin d’avec moy encores la retenir, mais ce fut pour neant, car non plus que

d’un petit d’air sentir ne la pouoye. Si me dist lors comme Achanius, son filz, chierement

gardasse et des celle heure de moy s’esvanouit. » Puis lui compta comme aprés celle vision

estoit de Troye par le commandement des Gregois parti et emmené son filz. Et auprés d’illec,

en une montaigne ou ses gens l’atendoient quant pour la destruction s’en estoit fuis, s’en alla 615

lors retraire ou il les trouva prests de son chemin tenir et avec eulx avoient leurs chevanches

portees. Aprés dist comme le lendemain, quant le jour fut venu, tournerent leur regard vers

la dolente Troye, si veirent les Gregois a l’entree des portes qui toute la cité faisoient alumer

et par eulx estre a destruction mise. Et lors se tirerent devers la marine en leur navire que

pour leur saulveté avoient apresté. Puis lui compta comme en haulte mer estoient leurs nefz 620

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alees, ou ilz avoient mains griefz travaulx souffers et comme en Macedone trouverent [fol.

180ra] Helenus, le filz du roy Priam, et Androma, qui fut femme Hector de Troye, qui en

celle terre grant reconfort lui firent. Et lui compta comme celle dame Androma lui avoit dittes

toutes les adventures qui advenues lui furent et comme en Ytalie aler les convenoit, laquele

ja pieça ot esté habitee du roy Ytalus, qui parti de Troye, pour le nom duquel elle fut ditte 625

Ytalie. Aprés lui compta comme de Macedone s’estoit remis en mer, et les fortunes que ja

avoit souffertes et comme adventure en la terre de Libe l’avoit admené, tendant retourner au

pays d’Ytalie ou Anchisés, son pere, estoit trespassé en l’isle de Cecille, en une cité nommée

Crepanum ou estoit sa sepulture. Puis le mercia de la haulte honneur que elle avoit a lui et a

ses gens faitte et du confort qu’ilz avoient vers elle trouvé. Ainsi se complaingnoit le roy 630

Eneas des griefves douleurs qu’il avoit souffertes, recordant la valeur des Grecs, leurs

adversaires, qui estoit vertu des biens ramentevoir de la partie qui lui estoit contraire et

recongnoistre leur habilité et la faulte qui est en soy mesmement, ainsi comme Josephus, qui

fut Juif, raconte ou XVIIIe livre des Antiquitez, complaignant la mort de Jhesucrist, lequel

recorde et dit comme Jhesus fut filz de Dieu le pere et fut homme faiseur des oeuvres 635

miraculeuses, invuodiseur327 de toute vérité et comme par l’envie des princes de leur loy

l’avoit Pyla328 jugé a morir, voire comme au tiers jour estoit vif apparu ainsi que les prophetes

devant l’avoient dit, et que les chrestiens en ce point ne failloient. Pour ce est ce grace a

toutes creatures quant ilz peuent recongnoistre les vertus de ceulx qui leur sont adversaires

et confesser leurs pechez memoratis de leurs deffaillances, car sans congnoistre la droituriere 640

voye par ou vont les justes et confesser ses affaires et ses vices, ne poent aucun venir a la

salvacion, et qui ce fait est en [fol. 180rb] bonne voye. Ainsi comme dit saint Pol329 aux

Rommains : « Je confesseray mon pere qui devant les hommes me avra confessé et pour ce

doit chascun ses affaires congnoistre, estre contrict et repentant et par confession nettoyer sa

conscience. Si sera deschargé de la mortele douleur qui son esperit blesche, car tout ainsi que 645

le serpent sauvage se despoille et nettoie par chascun an de la dure roffle qu’il sent entour

327 La forme pose ici un problème de lecture. Dans le BnF, fr. 20124, fol. 169vd, on retrouve le mot introduiseur : « et fut homme faiseur des œuvres merveilleuses introduiseur de toute verité ». On trouve également le même mot dans les manuscrits anciens de la tradition, comme le ms. BnF, fr. 2685 au fol. 177rb, tout comme dans le ms. BnF, fr. 62 au fol. 94ra : il semblerait donc ici que le copiste du BnF, fr. 329 n’ait pas reconnu le terme. 328 Nous croyons qu’il s’agit ici aussi de Ponce Pilate. 329 Paul de Tarse ou saint Paul, apôtre de Jésus Christ, connu pour ses nombreux Épîtres, notamment son Épître aux Romains.

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son corps et aprés se trouve aysé, nettoyé et purgé de l’ordure qui faire le grevoit, debvons

chascun de nous nettoyer, nettoyer noz consciences par le sacrement de confession, de

satiffacion et de repentance pour devenir justes et purifiez au droit chemin de nostre salut,

car c’est le remede des iniquitez. » Comme Basilius330 nous recorde disant : « Mieulx vault 650

a mauvais fais confession que en bonnes oeuvres gloire et orgueil. » Si fait bon soy armer de

ce noble remede a qui Dieu a donné vertu si valable que noz concupiscences fait elle

enluminer, destaint les flambes ardantes et dampnables et oste d’avec nous les sergens

tenebreux, et que elle ferme et serre les portes d’Enfer, et de Paradis oeuvre les entrees, car

Dieu si les appele a boire a son calice pour les repaistre du benoit pain des angeles et glorieux 655

sieges qui leur sont aprestez.

Comme Eenas presenta a Dydo de ses riches joyaux qu’il avoit apportez de Troye. XIX.

Quant Eneas ot sa douleur racontee a la royne Dido, comme ouy avez, se pensa lors

comme la grace d’elle lui convenoit acquerir, si lui voult lors donner des riches joyaux que

de Troye avoit aportez. Lors appella Achanius, son filz, si lui commanda qu’il lui fist tost 660

venir le riche mantel que la royne Helaine avoit apporté quand elle vint de Grece, et qu’il fist

venir son ceptre royal et la tres riche331que l’ainsnee fille du roy Priam, sa femme, par grant

honneur en son col portoit [fol. 180vc] avecques la couronne, qui riche et double estoit,

enrichie de pierres precieuses. D’ilec se partit Achanius, son filz, et fist ses joyaux tantost

apporter au pallais de Cartage ou la royne estoit, ainsi que son per [sic] lui avoit chargé. 665

Comme Eneas vid Achanius, son filz, tenant ses joyaux, de la pitié qu’il ot se print lors a

plourer et pour celle pitié alla son filz baiser. Et comme il se fut acquitté a nature, humblement

presenta ces joyaux a la royne, laquele les receut moult agreablement et de sa courtoisie le

mercia. Lors en recordant ses doulces parolles regarda moult la royne Eneas, et ses beaultez

en son coeur remua tant que de l’amour de lui fut si prinse et embrasee que tout son coeur ot 670

adonc en lui mis sams [sic] que autre penser en elle remanist. Adonc fut le jour jusques au

vespre venu, pour quoy d’ensemble les convint departir, si print Eneas congé de la royne, et

lui et ses gens alerent aux heberges pour repos prendre, car traveillez estoient. D’autre part

330 Basile de Césarée, aussi appelé Basile le Grand, est l’un des Pères de l’Église. 331 Un espace est laissé libre ici dans le manuscrit. Toutefois, dans le ms. BnF, fr. 20124, on retrouve le mot « neuce » (fol. 169vd), tout comme dans le ms. BnF, fr. 2685 (fol. 177vc), alors que dans le BnF, fr. 62 on trouve le mot « noche » (fol. 94rb).

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se retrait la royne en ses chambres, de l’amour Eneas si enflambee que plus ne pouoit, si fut

la nuit venue que coucher la convint ainsi que elle avoit acoustumé. Lors comme celle nuit 675

en son lit se gistoit, les beaultez Eneas ne pouoit oublier, tant fut parfaittement son coeur en

lui mis, car quant elle clooit ses yeulx pour dormir, si lui sembloit il que tousjours le veoit et

que elle debvoit entendre sa parolle. Celle nuit fut la royne ou penser amoureux si que d’autre

chose n’avoit elle souvenir, tant que de plus en plus es las d’amours cheÿ. Si demoura tant es

souefs delectables que le jour fut venu, dont se leva la royne et partit de son lit, si fut tost 680

preste et ordonnee et de sa chambre pensive d’amours issue. Ainsi comme elle fut descendue

au pallais, se print a regarder se Eneas venoit et encontra sa seur, [fol. 180vd] nommee Anna,

laquele elle amoit parfaittement, pour quoy lui voult son penser descouvrir, si la mena en lieu

solitaire pour plus secretement sa pensee lui dire. Lors la royne Dido compta a sa seur comme

la nuit devant ainsi que elle dormoit lui estoit venues revelations dont en son coeur estoit 685

espoentee, car il lui sembloit que seul a seul veoit Eneas et que tousjours a elle parloit et que

elle ne savoit se les dieux vouloient que elle l’espousast pour ce que sa femme, fille du roy

Priam, estoit morte a Troye. Puis print a recorder ses haultes prouesces et sa grande beaulté

et la royale lignee dont il estoit issu, et comme puis le temps que trespassé estoit son mari

Sicheus n’avoit elle veu homme que tant desirast. Comme Anna ouy ainsi sa soeur parler, se 690

pensa lors que d’amours fut esprise et doubta moult couroux lui donner parce que sa parolle

a merveilles craingnoit. Et donc benignement lui dist que de ce penser oster se voulsist, et

luy remonstroit comme puis la mort de son mary n’avoit elle voulu homme par mariage

prendre, combien que de haulx hommes eust elle esté requise. Moult de parolles ot par entre

elles dittes, mais onques ne pot Anna sa soeur Dido de ceste amour reffraindre, et comme 695

elle veist que pour neant fut et que remede n’y poutoit trouver, si lui print Eneas

merveilleusement loer et lui dist que pour elle bon mary seroit. Toutes ces paroles escoutta

la royne et a sa soeur sceut bon gré de ce dire. Lors ainsi que amour [sic] la tenoient en leurs

las a poy de compaignie du pallais, se parti et au temple Juno alla sacrifier, si fist lors aux

dieux pour Eneas resqueste : c’estoit qu’il la voulsist pour son espouse prendre et sa cité 700

comme seigneur garder. Lors fut la royne Dido de l’amour Eneas si ardaument esprinse [fol.

181ra] que elle avoit perdu sens et entendement et que de plus en plus lui croissoit sa douleur

tant que son coeur ne pot elle reffraindre et que devers lui tantost ne retournast. Lors fut le

feu d’amours en elle alumé, qui honte et paour en fist esloingner pour ce que celle flambe est

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plus tost esprinse en femme que en homme et y persevere plus oultrageusement, si comme 705

Ovide raconte de Phillis, fille du roy Jugurte332, laquele par amours ama Demophon333, le filz

Theseus, si ardaument que, comme Demophon fut allé en son pays et ot promis a Philis334,

s’amie, que dedans ung mois revendroit a elle, si ne pot lors tenir celle promesse, par quoy

aprés cellui terme passé alla Philis par huit fois sur la mer regarder se Demophon venoit. Et

lors que elle aperceut qu’il ne venoit point, fut elle en amours si desesperee que elle pensa 710

qu’il l’eust en oubli mise, pour quoy adoncques se pendi a ung arbre, et quant il fut venu, il

la trouva morte. Pour la fragilité qui est au coeur des femmes, et que leur esperit est foible et

muable, nous dit Virgile : « Il n’est femme tant soit ferme en son coeur ne estable que tantost

ne soit diverse et meue. » Pour ce est il que telz foibles couraiges sont las deceptifs pour les

ignorans prendre et mettre hors de leur chaste couraige pour leur concupiscence cruele qui 715

naturelement les attrait a peché, car par vraysemblable que l’oisel de proye descent en la

forme devant l’oiseleur pour prendre l’estallon que il se dechoipt et se prent soy mesmes, est

il des femmes qui ainsi sont muables que en considerant la beaulté des hommes et perseverant

en leur compaignie se prendent et deschoipvent par leur regart mesmes, et ainsi se consument

es delits amoureux tant que sans grant douleur n’en peuent partir, car c’est ung vice naturel 720

et plaisant qui art et bruist les coeurs des personnes et [fol. 181rb] les fait vivre criminelement

tant que en la fin, se Dieu ne leur fait grace, sont en peril de dampnacion. Pour reffroider le

coeur des luxurieux qui en la folle amour veulent leur temps user dit Ysodore335 : « Douleur

ait cellui qui en la spaciosité de sa vie occuppe au crime de luxure et y a mise son affection. »

Non obstant que celle folle amour soit naturelle, fraisle et deceptive, si la doibt on fuir en 725

toutes manieres par affection de la divine amour, par abstinences et devotions, car qui bien

pense a la fin qui en vient et la dampnacion en quoy on eschiet, jamais homme ne femme ne

s’i debvroit fier ne mettre. Si laissons donc ce criminel vice et mettons sur noz chiefs le

chappel de chasteté, qui est blanches fleurs ouvré devotement que les vierges presentent aux

personnes qui fuient luxure et chastement vivent. 730

332 Il n’y a pas, dans le récit de Phyllis et de Démophon, le nom du père de la jeune fille. On le signale seulement comme étant le roi de Thrace. La seule occurrence du roi Jugurtha renvoie à un roi numide. 333 Fils de Thésée et de Phèdre qui participa à la guerre de Troie. 334 Phyllis, fille du roi de Thrace, qui tomba amoureuse de Démophon. 335 Il s’agit d’Isidore de Séville, évêque de Séville, ayant vécu au VIIe siècle.

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Comme le roy Eneas et la royne Dido s’entreacointrent en une forest ou ilz se

trouverent. XX.

Ouy avez comme la royne Dido fut amoureuse du roy Eneas tant que elle lui requeist

qu’il alast avec elle veoir les choses que elle lui monstreroit. Et donc le mena adviser toute

la cité de Cartage, lui monstrant les noblesses qui illec estoient, et tous ses grans tresors lui 735

fist elle ouvrir. Ainsi fut Eneas avec la royne, laquele grandement le honnoura et chascun

aussi, et tant de bien et de plaisir lui faisoient comme son coeur le savoit penser tant que a

une vespree pour son corps deduire fut ordonné comme le lendemain iroient a la forest

chasser pour les bestes sauvages berseiller et attraire. Comme la royne fut le lendemain levee,

tantost fist ordonner ses veneurs et ses chiens, si leur commanda en la forest aller. Puis aprés 740

se mist elle a la voye, avec elle Eneas, son filz Achanius et les Troyens qui avec eulx furent

tant que en-[fol. 181vc]-semble en la forest alerent, de plaisantes choses ainsi devisant. Lors

ourent les veneurs les bestes trouvees et les chasserent devers les destrois ou les archiers a

leur fusts les gaittoient tant que adonc y ot moult de bestes bersees et beau deduit et plaisant.

Ainsi qu’ilz entendoient a prendre leur deduit, se leva ung fort temps qui trop les espenta 745

[sic], car si horriblement se print a venter et par l’air bruire grans escrois et tonnerre, gresle

et pluye cheoir telement qu’il sembloit que lors deust le monde finir. Comme ceulx qui la

furent regarderent ce temps qui lors demenoit si horrible tempeste, ainsi que chascun peut,

alla recours querir. Adoncques la royne, qui paoureuse fut, alla en une fosse delez ung rochier

pour elle tapir pour ce temps merveilleux. Et ainsi que Eneas queroit lors son reffuge, advisa 750

la fosse ou la royne estoit et lui sembla que bien se y pourroit retraire, si se tira lors vers celle

partie soy dedens bouter. Grant joye eut la royne quant elle vid Eenas et en son coeur fut tres

asseuree, combien qu’ilz ne sceussent l’un de l’autre nouvelle ne mais comme Fortune les ot

lors assemblez. Et aprés que leurs coeurs asseurez furent, si comme gens esprins de

amoureuses flambes, l’un a l’autre leurs pensees descouvrirent, et tant ot par entre eulx de 755

promesses jurees que bien cuida la royne estre asseuree que Eenas la prendroit a femme.

Quant cest horrible temps fut cessé, de celle cave adonc s’en issirent ensemble et leurs gens

en pluseurs lieux ça et la touverent, si fut la royne tres joyeuse et en grant plaisir retourna en

Cartage, avec elle Eneas et sa compaignie. Par toute la cité et les contrees de Libe fut en petit

de temps la nouvele connue que Eneas debvoit la royne Dido par mariage prendre, dont les 760

ungs furent joyeux et aux autres pou en chaloit, mais une piece en cellui estat demourerent.

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Pas ne pensoit la royne le grant meschief [fol. 181vd] qui par folle amour aprés lui advint,

comme par folle amour en quoy il n’a riens ferme ont esté pluseurs fois les femmes deceues

pour trop legierement elles donner a homme et les croire de leurs simples paroles, ainsi

comme on poeut en Genesis lire de Moÿse, qui lors jeune homme estoit et mena l’ost des 765

Egiptiens ou regne d’Ethiope jusques devant la cité de Sabba336 ou la fille du roy ethiopien

estoit, laquele pour l’amour que lors print en Moÿse que de son regard si avant fut temptee

que pour le veoir la cité rendit par tes convenoit337 [sic] qu’il l’espouseroit, mais aprés ce que

ung pou de temps ot avec elle demouré, par ung anel d’oubliance sorti338 qu’il lui bailla se

partit d’avec elle et s’en retourna arriere en Egipte, pour quoy en ce point la convint demourer 770

hors d’avec Moÿse, seule et egaree. Par l’eschauffement des desirs de luxure, les paroles, les

fais et les plaisances qui se donnent es pourchas de celle cheent hommes et femmes en

l’embrasement de ce mortel vice duquel saint Gregoire339 dit en ses omelies : « Luxure est le

feu d’Enfer ardant non montant es cieulx, abhominacion des angeles, vyande aux dyables,

tourment a soy et au monde qui le corps et l’ame corrompt. » Et pour ceste cause doibt 775

chascun mettre paine a fuir la chaleur de ce maudit vice, par lequel la plusgrant partie de ce

monde est infecté et laissé criminelement de ses circonstances, car ainsi que les rays de la

lune font infection au plus des choses en quoy ilz habitent, est il de la chaleur qui naist de ce

crime que elle ars et bruist les coeurs des personnes en quoy elle se boute sinon que la froideur

de chasteté les en poeut deffendre. Pour quoy le sens se monstre en ceulx qui celle chose 780

poeuent estranger, car si mortelement est de Dieu haÿ que devant lui est abhominable et traïst

et deçoipt les corps et les ames pour ce [fol. 182ra] que elle est nourrie de toute faulseté, de

traÿson et de mudrerie qui aveugle les uns pour decepvoir les autres. Car pour mentir et

loyaulté faindre avec l’eschauffement de tele maladie qui mortelement est contagieuse sont

pluseurs fois les femmes deceues, qui croient que faulx semblans et promesses faintes doyent 785

estre de nulluy amees et n’est au monde que deception, dit ainsi Zacharie340 : « Parlez verité

chascun a son proisme et en voz coeurs ne pensez malice, car qui pense mal en son jurement,

336 Royaume mentionné par la Bible normalement située en Arabie du Sud. 337 Dans le ms. BnF, fr. 20124, on retrouve « par tel convenant » (fol. 171ra). 338 Dans le ms. BnF, fr. 20124, on trouve également la forme « sorti » (fol. 171ra), tout comme dans le ms. BnF, fr. 2685 (fol. 179ra). 339 Il s’agit de Grégoire Ier, aussi appelé Grégoire le Grand, l’un des Pères de l’Église.340 Nous pensons qu’il s’agit d’une référence au Livre de Zacharie traditionnellement attribué au prophète Zacharie.

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il est menteur et de Dieu haÿ. » Pour quoy aucun ne doibt sinon verité dire sans par blandices

aucun decepvoir en prometant bonne dilection pour traïr la sobresse des filles et mettre hors

de l’ostel de chasteté au vitupere de desolacion. 790

Comme Eneas se parti de Carthage et comme Dido se occist pour lui de l’espee qu’il

avoit laissee. XXI.

Comme Eneas ot une espace de temps ainsi demouré avec Dido en celle folle amour

et que de ses plaisirs ot pluseurs acomplis, se gisoit une nuit en son lit. Si lui vint en dormant

une vision par laquele lui sembla que les dieux lui commandoient expressement que plus en 795

la terre de Libe n’arrestast, ainçois allast es parties d’Ytalie qui par eulx lui estoit ja pieça

promise et que tantost celle voye entreprinst. Encores en cellui songe lui fut revelé que son

pere Anchisés estoit mort en Cecille et que le roy Acestés l’avoit fait enterrer et son corps

mettre en riche sepulture, dont il fut si espaouri qu’il ne sçavoit que faire pour la grant

forturne que par mer avoit eue lors qu’il furent partis du pays de Macedone. Comme Eenas 800

fut de son somme esveillé et celle vision ot en son coeur notee, si dolent fut qu’il ne savoit

que faire pour ce que moult craignoit courrousser Dido pour le grant confort que donné lui

avoit et les grans biens dont elle l’avoit enrichi. [fol. 182rb] D’autre partie doubtoit aux dieux

desplaire, qui la terre d’Ytalie promise lui avoient et ce qu’il se mettoit en leur gouvernement,

creant que fermement le debvoient pourveoir. En ces pensees longuement demoura, car moult 805

lui faisoit mal de laisser l’un et l’autre, si se pourpensa lors comme mieulx lui valoit la royne

guerpir que vers les dieux estre desobeïssant. Adonc se leva de son lit et dist a ses gens celle

vision et de son affaire conseil leur demanda. Lors lui dirent de ses gens, esquelz moult se

fioit, comme des dieux courroucer feroit il grant offence et que hastivement leur vouloir

acomplist, si leur dist lors comme secretiment341 nefz appareillassent et que bien les feissent 810

garnir. Tost fut ainsi fait comme Eenas leur ot commandé, et celeement furent leurs gens

dedens leurs nefs, afin que par la royne ne fussent aperceus, car bien leur avoit dit que si tost

que le vent seroit bon, incontinent entreroit en mer sans le sceu de la royne ne de ceulx de

Cartage. Ainsi ne fut pas celle chose celee pour ce que la royne, qui moult craingnoit perdre

Eenas, de leur fait se print garde tant que elle aperceut le harnois des gens Eneas que l’en 815

341 Ici la graphie n’est pas claire à la lecture et pose problème. Dans le ms. BnF, fr. 20124, fol. 171vc, on retrouve la forme attendue « secretement ».

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portoit es nefz, pour quoy elle eut doubte de leur partement. De ceste chose s’esmerveilla la

royne et en son coeur tel couroux en print que tout ainsi que femme foursenee courut a Eneas,

qui de son fait estoit en grant dement, et de coeur triste piteusement lui dist : « Las Eneas !

Comment osez vous en vostre coeur penser si grande felonnie ? Ne quel couraige tant vous

enhardist de moy vouloir laisser ainsi esgaree et de ma terre coyement vous partir ? Moult 820

est vostre coeur de cruaulté garny quant la parfaitte amour que en vous ay assise ne vous

poeut suffire ne la foy que promise m’avez ne voulez tenir. » Aprés lui dist des yeulx [fol.

182vc] plourant : « Sire ! Vous savez bien comme grans roy et princes me hayent pour

l’amour que j’ay en vous mise, car plus vous aime que je ne craing honte. Et si pouez savoir

comme depuis la mort de mon mari ne voulus oncques autre que vous avoir, combien que 825

assez en ay esté requise ! » Teles paroles et autres disoit la royne au roy Eneas pour essayer

a le retenir, mais ce fut pour neant, car oncques ad ce faire ne se voulut consentir. En la fin

des parolles lui dist Eneas comme par le commant qu’il avoit des dieux lui convenoit aler en

Ytalie, mesmement que l’ame de son pere souvent a lui parloit qui fort le semonnoit de celle

voye prendre. Quant la royne Dido entendit ces choses, si fut durement courouchee, tant que 830

griefve douleur estoit de la veoir, car des yeulx si tendrement plouroit que tout le coeur lui

fondoit ou corps en larmes. Pour confort lui donner parla Eneas et par paroles la cuida apaiser,

mais il n’y peut riens faire, ains d’ilec se partit et la laissa plourant si tres desconfortee que

plus ne pouoit. Or fut le vent levé vers Ytalie, si voult lors Eneas acomplir le commant des

dieux et fist ses gens en ses nefz monter et de la royne alla congé prendre. Lors que par entre 835

eulx ourent pluseurs paroles dittes, a grant douleur d’elle se departit, puis retourna devers son

navire qui de partir fut ja apresté, si entra Eneas avec ses gens qui l’attendoient. Adoncques

fist il les ancres tirer et les voiles au vent monter, puis au bon vent qu’ilz ourent en la mer se

ferirent et vers Ytalie nuit et jour esploiterent. Quant la royne Dido ces choses entendit, qui

aux fenestres de son pallais estoit, regarda Eenas qui du port se partit et ses nefz qui par la 840

mer nagoient, si eut tele douleur que en la place se pasma. Alors que elle fut revenue, ainsi

que femme de desespoir plaine et a laquele ne chaloit de sa vie hors de la com-[fol. 182vd]-

paignie de sa soeur Anna, se partit et solitairement se mist en une chambre, dolente et plourant

en esperit troublee du desconfort que elle prenoit. En ce tourment en quoy pour Eneas estoit

regarda une espee qu’il avoit laissee en ceste chambre, laquele lui fist lors du tout le coeur 845

morir et adonc, par desespoir et que plus ne queroit ainsi vivre, de celle espee hastivement se

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occist. Comme Anna, sa soeur, qui adonc la queroit, entra en celle chambre ou elle estoit

morte sur la terre gisant, mais encores n’avoit elle du tout l’esperit hors, si estoit estendue es

pallus de son sang, pour quoy adonc fut tant esperdue et grant dueil demena, car oncques plus

ne peut a elle parler. Grans cris et grans douleurs par leans demenerent et en grant tristeur fut 850

leur joye tournee. Et comme Anna vid que la vie de sa soeur ne pouoit racheter, si fist le

corps d’elle en cendre convertir et selon leur loy mettre en sepulture. Pour elle eut par toute

la cité de Cartage grandes lamentacions et tout le peuple forment la regreta pour ce que mal

avoit continence gardee et que folle amour ainsi l’avoit deceue que vie, terre et honneur avoit

perdue, comme ont pluseurs femmes qui en cest estat se sont gouvernees pour le plaisir de 855

homme, ainsi comme Ovide raconte ou IXe livre de Methamorphose de Eco, une tant bele

dame qui tant la beaulté Narcisus342 remira que en son coeur fut si ardaument esprinse que

par amours lui convint amer si parfaittement que pluseursfois le requist d’amour et le guetta

au bois ou il aloit chasser pour le prendre a son pouoir pour en faire son plaisir. Mais oncques

pour requeste ne la voult amer ne le corps de lui habiter avec elle, ains perdit la parolle que 860

elle ne pouoit parler sinon aprés ce que Narcisus disoit. Pour le charnel desir de l’amour

naturele qui homme et femme trait a sa concupiscence en [fol. 183ra] l’esloingnant de la

divine amour divine nous dit ainsi saint Jehan Crisostome343 : « Amer la creature et non le

createur est de tous maulx fontaine et rachine et se depart de Dieu sans son amour congnoistre

ne avoir en son fait verité ne justice pour celle crainte que l’amour est le propre chemin de 865

perdicion, lequel conduit et maine les creatures en une voye detestable et fait grace mettre en

oubliance, car celle folle amour est a Dieu desplaisante. » Pour quoy chascun de nous doibt

fuir sa trace et amer premier le hault createur par qui la creature est faitte et formee, combien

que nostre amour ne lui soit prouffitable, mais elle lui plaist pour nostre sauvement et par

perseverer nous poeut impetrer grace, car ainsi comme dit saint Agustin344 : « Amer son ame 870

est acomplir ce que elle desire. Aprés amer son proisme certainement en lui aidant en ses

neccessitez sans muer ceste amour pour aucune fortune en gardant loyaulté sensuelement. »

Car ou loyaulté fault le sens ne prouffite, ains se convertit en faulseté et desesperance pour

ce que les choses qui sont obstinees pecheresses ne peuent durer en prosperité, avant se muent

342 Selon la mythologie grecque, Narcisse est un chasseur qui tomba amoureux de son propre reflet. 343 Jean Chrysostome est un saint de l’Église catholique ayant été archevêque de Constantinople. 344 Augustin d’Hyppone ou saint Augustin est l’un des quatre pères de l’Église catholique, connu pour sa Cité de Dieu.

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de desplaisir en tritesse pour quoy le desespoir surmonte la verté et fait a la personne perdre 875

le corps et l’ame. De quoy ainsi parle ledit Crisostome : « Desesperance est le pere de tous

les pechez pour ce qu’il n’est si griefve coulpe qui ne puisse perdon impetrer fors en ce cas. »

Pour ce que desespoir envoye ses servans es pallus infernaulx se doibt chascun esloigner de

sa voye et amer Dieu, son pere createur, en esperant sa misericorde, car son amour prouffite

pardurablement. Et pour soy estranger de l’amour detestable doibt on cueillir la palme de 880

virginité, la couronne de chasteté garder et la lampe de continence sobrement maintenir.

Comme Eneas par le vouloir du vent arriva en Cecille au port de Crepanon. XXII.

Raconter nous convient du roy Eneas qui sur la mer nagoit a [fol. 183rb] tout sa flote,

car ainsi comme ilz furent en haulte mer courus vers les terres d’Ytalie, que les dieux lui

avoient promis, pour celle conquester, voult il tenir sa voye. Lors leur sourdit une si grant 885

tempeste de gros vent et de fort orage que l’une ne savoit l’autre conforter, si fist doncques

Eneas les voiles abatre et les nefz au plaisir du vent aller. Quant une piece ourent en cest estat

couru, si enquist Eenas a Polineus345, son maistre marinier, en quele partie le vent les

conduisoit, si lui dist que selon le cours des estoilles lui sembloit qu’ilz aloient vers Cecille,

dont le roy Acestés estoit roy et seigneur. Adonc fut Eneas joyeux, car en nulle autre terre ne 890

vouloit ja descendre ou cas que ses dieux le vouldroient consentir, car le roy Acestés estoit

son grant amy venu et descendu du lignage de Troye, mesmement pour la tombe de Anchisés,

son pere, qui estoit en celle isle devant laquele il vouloit adorer. Aprés celle tempeste fut

Polineus traveillé de veiller et adonc qu’il estoit en son gouvernal ou il conduisoit la nef

Eneas, si grant sommeil le print que plus ne pouoit le gouvernal tenir, ains le convint dormir 895

son office faisant, pour quoy adonc chut en la mer tant qu’il fut noyé et mist en danger le

vaissel de perir dont Eenas fut moult dolent. Aprés que la tempeste ainsi fut cessee, cinglerent

tant que en Cecille furent arrivez au port de Crepanum, lequel a present est appellé Crapenne,

si fit lors ses nefs en celui port entrer, les ancres poser et les voiles jus mettre pour savoir

quele part il estoit arrivé. En celle cité fut adoncques le roy Acestés, si mist son regart devers 900

la mer et advisa les nefz Eneas qui terre prenoient et adonc se apuya aux fenestres de son

pallais pour adviser quelz gens ce estoient. Gueres en ce regard ne s’estoit arresté quant on

lui vint noncer que c’estoit Eneas qui en son port estoit entré, lequel par l’espace de [fol.

345 Il s’agit de Palinure marin de la flotte d’Énée qui se noya en tombant d’un navire pendant la nuit.

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183vc] sept ans avoit esté en tribulacion puis la destruction de la cité de Troye et en Cartage

avoit longuement demouré. Lors que le roy Acestés ot entendue la nouvele de Eneas, 905

hastivement du pallais descendit et jusques au port encontre lui alla, si le receut moult

honnourablement et pour ce qu’il estoit de Troye, en son pallais doulcement le mena et

grandement le fist reverer. Adonc fut Eneas de confort rempli, car moult le fist Acestés

honnourer et servir et bien le conforta de ses adversitez, si furent celle nuit en soulas et en

joye et s’entreconterent de leurs adventures. Mesmement le roy Acestés en la fin lui dist que 910

son pere estoit trespassé et que son corps estoit ensepulturé avecques les autres roys de son

ancessorie. Or advint que le jour aprés sa venue fut l’anniversaire de son pere Anchisés,

duquel en celle ville fut la sepulture, et doncques au matin alla le roy Acestés devers Eneas,

qui ja estoit hors de sa chambre issu, et lui dist lors que les dieux debvoit moult mercier de

ce que si a point estoit ilec venu pour ce que ce jour seroit l’anniversaire de son pere Anchisés, 915

dont le corps estoit en celle cité. De ceste chose fut Eneas tres joyeux et de bon coeur les

dieux mercia pour la solennité de cellui sacrefice, car forment amoit l’ame de son pere et aux

dieux d’Enfer souvent la commandoit. Pour ce sacrefice plus solenniser firent le roy Acestés

et Eenas devant la fosse Anchisés pluseurs esbatement de merveilleux gieux comme en ce

temps avoient de coustume. Aprés les sacrefices et oblations ilec faits esprouverent leurs 920

forces les gens du roy Acestés contre les Troyens, par especial les bachelers de hault coeur

enrichis plus s’i faisoient valoir et de fors gieux les ungs aux autres firent, car adonc les plus

fors a telz esbatemens esprouvoient leurs forces et estoient leurs haulx fais en histoire mis,

ainsi comme Solius346 raconte de Milon [fol. 183vd] Croconeuse347, lequel au tournoyement

des Olimpiades, que l’en faisoit en Grece, porta ung boeuf dessus ses espaules l’espace d’une 925

stade durant et aprés le tua d’un seul cop de poing et sans compaignie cellui jour le menga,

si fist tant que sa force en ces gieux surmonta tous les autres. Par telz superflus gieux qui

viennent sont tost pluseurs personnes en orgueil eslevez et qui tous les autres cuident

surmonter, car c’est engendrement de tout criminel vice et desprisement des choses valables.

Par quoy Tulles ainsi nous raconte : « Force est operation de grans choses, contemption des 930

humbles et perpection des labours raisonnables. » Et donc parce que force humaine veult

surmonter les choses raisonnables et entreprendre plus que elle ne peut faire a la confusion

346 Nous ne sommes pas en mesure de relier Solius à un auteur connu. 347 Il s’agit de Milon de Crotone, un célèbre athlète de la Grèce antique.

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et abaissement des nonpuissans de soy ou despit du labour prouffitable a l’ame pour soy

plunger en la gloire du monde et venir a entente de ce qu’ilz desirent, car comme Leander348,

qui par sa force cuida nager toute la mer pour Echo349 s’amie, ce qu’il ne poeut acomplir ne 935

fournir, est il que leur force fault pour ce qu’ilz ne l’emploient en prouffitables oeuvres. Et

pour ce que tele force est tres perilleuse au corps et a l’ame et que aucun ne doibt avoir

confidence, nous dit Macrobes350 ainsi : « La grande force du corps est d’avoir paour des

perilz de l’ame, craindre peché et tollerer les choses prouffitables qui en ce monde nous sont

adversité. » Pour ce est il besoing a toute creature de soy armer de la vertu de force et ne tenir 940

compte de la corporele, car elle enhardist le corps a peché. Et celle des vertus craint le danger

de l’ame, si est ainsi que nous debvons emploier nostre force en la resistence de l’Ennemy

d’Enfer et repugner ses temptacions et les adversitez qui nous peuent advenir en la purgacion

de noz malefices, tant que nostre vertu se puisse demonstrer devant Dieu pardurablement

[fol. 184ra] et qu’il ait noz oeuvres agreables au derrain jour de noz vies. 945

Comme Eenas fonda une cité en l’isle de Cecille et y laissa de ses gens ceulx qui ne se

pouoient ayder. XXIII.

Lors que l’anniversaire fut fait pour Anchisés et les esbatemens par entre eulx

acomplis, advint que le feu print es nefs Eenas qui a l’entree du hable estoient. Si fut

adoncques grande la noise et la criee, tant que tous ceulx de la cité s’esmeurent. Dedens les 950

nefz estoient les femmes de Troye qu’il avoit admenees, tant dames que autres en grand

nombre, si leur ot ennuyé longuement ou navire et voulentiers en fussent issues, pour quoy

alors fut dit que pour aller a terre y avoient mis le feu, dont fut la nouvele portee a Eneas par

ung message qui lui dist que ses nefs alast tantost rescourre, et que les dames y avoient le feu

mis pour terre prendre et hors de la mer issir pour ce que longuement y avoient demouré. 955

Quant Achanius la chose entendit, sur son destrier hastivement monta et courut au port ou la

criee estoit. Mesmement Eneas et tous les Troyens a cest effroy hastivement alerent, mais

oncques n’y pourent si tost arriver que les dames de Troye et les autres femmes ne fussent ja

348 Selon la mythologie grecque, Léandre est amoureux d’Héro, une prêtresse d’Aphrodite. 349 Il s’agit d’une erreur de lecture de l’auteur ou du copiste, puisque l’on réfère non pas à Echo, mais bien à Héro dont l’histoire d’amour avec Léandre est un récit de la mythologie grecque, transmise en latin par Ovide et Virgile. 350 Il s’agit d’un écrivain et philosophe latin, connu principalement pour ses Saturnales.

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des nefs issues. Desja estoit le feu aux nefs si fort esprins que quatre en furent arses. Et quant

Eneas veit la perdicion, si n’eut en son coeur lors que couroux, mais bien considera le travail 960

et la paine que les dames de Troye avoient lors enduree, puis que parties furent de la terre de

Frige, dont sept ans estoient ja passez. Des femmes et enfans qui en ses nefs estoient ot il lors

grant pitié, si les fist tous a terre descendre tant pour le feu que pour leur resconfort et

rappareil mettre es nefs. Puis retourna devers le roy Acestés, si lui pria et requist comme en

celle isle terre lui voulsist donner en laquele il [fol. 184rb] peust fonder une cité pour 965

heberger les femmes et enfans qu’il avoit admenez, lesquelz si lassez estoient que plus avant

emmener ne les pouoit. Adonc le roy Acestés lui accorda la place ou il pourroit celle cité

fonder, dont Eenas le mercia et lors la fist commencer et comprendre de l’estature que elle

debvoit avoir. Puis ordonna ouvriers pour ce faire et finances laissa pour les payer, si voult

et ordonna que pour la cité de Troye elle fut nommee Troye la Restauree, mais depuis les 970

gens de celle contree, quant elle fut parfaitte, pour le nom du roy Acestés la firent nommer

Acestin. Pour celle cité emplir et peupler laissa Eneas les femmes et enfans qui avec lui de

Troye venus furent, avecques eulx les vielz hommes et les indigens qui en sa guerre ayder ne

lui pouoient sinon aucunes femmes que en ses nefs retint. Puis tous les fors hommes fist des

autres eslire qui poy furent, mais moult vaillans estoient et par mer et par terre savoient 975

guerroier, dignes de conquester grandes renommees. Comme toutes ces choses furent

ordonnees et Eenas eut sont fait acompli, devers le roy Acestés alla congé querir et

grandement le remercia des biens et des honneurs qu’il lui avoit faits tant pour son pere

comme pour lui mesmes. Puis commanda il aux dieux ceulx et celles qu’il laissa en Cecille

pour peupler la cité qu’il avoit fondee et eulx pour lui grand dueil demenerent pour ce que 980

d’avec eulx le convenoit partir. Adonc retourna Eneas a ses nefs qui ja estoient tresbien

reffaittes, si fist tous ceulx mettre en son navire qui avec lui debvoient aller, et les autres

demourer a la terre dont celle cité fut depuis habitee. Si tost qu’il fut bien en ses nefs, fist

monter ses voiles et hors du port issirent, mais au partir le peuple qu’il laissoit a grant douleur

de-[fol. 184vc]-mouroient, car les dames plourerent leur amis et leurs enfans que aller en 985

veoient. Souvent voit on telz douleurs advenir quant parens et amis ainsi se departent, car

amour porcreé en naturel lignaige sans grant douleur ne se poeut separer et que

l’esloignement ne leur soit piteux quel que erreur qu’ilz ayent auparavant pour ce que nature

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ne leur poeut faillir, ainsi que Josephus dit soubz Genesis de Benjammin351 et ses autres freres

qui leur frere Joseph352 avoient vendu aux Hismaelitains353, lesquelz l’avoient mené en 990

Egypte, mais ce non obstant quant la famine vint qu’ilz alerent devers lui blé querir, non

congnoissans qu’il fust leur frere, si eut tele pitié de leur neccessité qu’il les conforta de tout

leur pouoir, et comme ses charnelz et naturelz amis les receut lors patiaument comme nature

ad ce l’ammonestoit. Pour cause que nature est franche et piteuse et rigle toutes choses entre

le ciel et la terre, nous dit Zoroastés354 en ceste maniere : « Toutes choses veulent retourner 995

a leur nature et n’est contrainte qui de ce les puisse garder. » Pour quoy les creatures d’une

creation, d’une lignee ou nourris ensemble se doibvent entreamer naturelement, leur coeurs

estre piteux en gemissemens quant Fortune les fait departir ou que par force sont mis hors de

leurs contrees tant que nature en eulx se acquitte par pleurs, par souspirs, par lamentacions,

par regret qu’ilz ont de estre en leur terre avecques leurs proismes et retourner en leur 1000

generacion a quoy nature les ammmoneste. Pour le gouvernement de ceste maistresse a

laquele Dieu a si grant pouoir donné que elle rigle et gouverne les oeuvres de ce monde, dit

Albuimazar355 es livres qu’il fist de l’introduction de astronomie : « Il n’est chose tant ferme

ne qui tant continue comme l’estat qui vient de nature. » Et pour ce ne poeult elle que partout

n’ait ses coeurs et que elle ne regne universe-[fol. 184vd]-lement par ce que elle gouverne 1005

les oeuvres terriennes et les choses vivans, fait vivre et morir, de la terre issir germes et fleurs,

arbres et fruits de toutes manieres, les fleuves courir et la mer terminer, l’air enfler et partir

en diverses guises, l’une fois chault, l’autre en moisteur et les arcs celestiels au ciel apparoir,

conjonctions et oppositions en la lune, et ou soleil eclipses, et apparoir es nues moult

d’estranges choses qui toutes sont creés naturelement. Dont quant elle ne fault en si haultes 1010

oeuvres, ne doibt elle faillir es coeurs des creatures que chascun ne ait pitié de soy et de son

proisme quant il le voit en adversité.

351 Fils de Jacob et de Rachel, fondateur d’une des douze tribus d’Israël. 352 Frère de Benjamin et fils de Jacob, il est vendu comme esclave et devient un personnage important d’Égypte aux côtés de Pharaon. 353 Nous ne sommes pas en mesure d’identifier ce peuple. 354 Zoroastre est le fondateur du zoroastrisme. 355 Dans le fr. 20124 fol. 174ra, on retrouve Albimazar, mais encore là, les jambages sont assez problématiques, et on pourrait aussi interpréter Albunazar. Il s’agit, en fait, d’Abu Ma’shar, un astrologue perse, que l’on a latinisé en Albumasar.

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Comme Eenas arriva en l’isle de Euliota et comme il eut plusieurs responses du dieu

Appollo. XXIIII.

Comme Eenas fut parti de Cecille, en laquele terre il avoit les dames de Troye et son 1015

commun laissez, si fut en haulte mer monté. Lors lui souvint de Policeus356, son bon

nautonnier qui par sommeil s’estoit en la mer plungé, dont il fut dolant pour ce que sept ans

avoit sagement ses nefs gouvernees sans periller, sinon par Fortune. Lors naga Eenas

contreaval la marine comme Fortune le vouloit conduire, tant que ses nefs furent en une isle

arrivees Euliota357 nommee, si print illec terre pour ses nefs raffreschir et savoir quele part 1020

ilz estoient arrivez. Ceste isle est pres des terres d’Ytalie et fut jadis au roy Crocolus358, cellui

qui en son temps secourut Dedalus359 de la fureur de Minos, roy de Crethe, comme ou LVe

chapitre du premier livre poeut apparoir. En ceste isle de Euliota descendit Eenas, laquele

isle estoit petit habitee, mais on lui avoit compté en Cecille que en une forest, qui la dedans

fut, estoit ung temple moult riche qui pres de la mer estoit. Lors se pensa bien que pouoit 1025

estre en ung grant boscage ou ilz estoient illec arrivez, si se partit pour ce [fol. 185ra] temple

querir afin que pour son pere peust ilecques adorer et du dieu Appollo avoir aucune responce

qui pour sa requeste lui fust prouffitable. Tant erra Eneas par celle forest que son temple de

loing aperceut, si fist tant que illec arriva et que a plain le peut veoir, si entra en ce temple

par devotion et humblement aux dieux se humilia, puis au dieu Appollo fist ses oblacions, 1030

par quoy de pluseurs choses lui fut donné respons. Aucuns dient que cellui Appollo lui dist

qu’il allast a une dame nommee Sebille, qui habitoit en celle forest, et qu’elle le maineroit en

Enfer pour veoir l’ame de Anchisés, son pere, et de ses autres parens trespassez, pour la cause

que son plaisir estoit que voulentiers fust en Enfer allé pour impetrer secours a l’ame de son

pere. Quant a ceste Sebille, je ne le treuve pas en si vraye histoire que je le vueille de vray 1035

affermer, mais qui plus avant savoir en vouldra lise en Virgile ses poeteries. Pour lors avoient

creance que toutes ames en Enfer aloient et que par leurs amis estoient apaisees devers Pluto

et les dieux d’Enfer, pour quoy il mettoient paine de lui complaire par sacrefices et devotions

afin de leurs amis en Enfer apaiser, ainsi comme Ovide raconte ou XIIe livre des

356 Il s’agit toujours de Palinure mentionné antérieurement dans le texte. 357 Eubée, île grecque donnant sur la Méditerranée. 358 Il s’agit de Cocalos, roi mythique des Sicanes, qui serait le premier roi de la Sicile. 359 Il s’agit de Dédale, père d’Icare créateur du labyrinthe.

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Methamorphose de Orpheus360, qui de sa femme Euridice361 queroit, laquele ung serpent 1040

avoit morse ou talon, quant Aristeus362 es prez la poursuivoit, tant que de la morsure defina

sa vie. Et doncques le alla il en Enfer querir et a Pluto, qui l’avoit ravie, humblement la

requist, et par le son de sa melodieuse harpe tant esjouist celle tenebreur que les armes qui

en tristeur estoient toute leur douleur oublierent. Mesmement Ysion363 sa roe arresta et la

roche Siziphus364 allegist et aux voultours fist laisser le jeuner365 Neptunus et les 1045

Clidyannes366 adonc cesserent de espuiser la fontaine et pour son chant piteusement [fol.

185rb] plourerent. Pour ce que ces fixions sont incredibles et non veritables et que au fons

d’Enfer n’a aucun remede, disoit Job367 en ceste maniere : « Je pechant chascun jour et non

penitent me trouble la paour de la mort pour ce que en Enfer n’a nulle redemption. » Pour ce

que ceste fable n’est pas veritable, la convient il exposer en autre maniere. Par Erudice 1050

pouons nous entendre l’ame, qui par pechié est morse et occise tant que l’Ennemy en Enfer

l’a ravie, et par Orpheus, les vrays amis de l’ame, qui de coeur devot tendent a l’acquitter

envers Dieu par oblations faittes vers la povre ame qui seuffre en Purgatoire afin que ses

penitances lui soient allegees. Par Ysion et par Siziphus sont entendus les princes d’Enfer,

qui en divers tourmens crucifient les ames, et les Elidiannes par les ames saintes, qui pour la 1055

paine de celles qui seuffrent font leurs clameurs a nostre Seigneur. Et pour assouagir celle

tenebreur, convient devotement sonner la sainte harpe que charité ouvra de la foy catholique

et soit encordee melodieusement de l’acquit de l’ame a Dieu et au temple de messes,

pseaulmes, oroisons et prieres, de abstinences et jeunes corporeles qui de coeur fervent soient

souvent a Dieu celebrees, car comme dit Hermés : « Homme ne doibt a Dieu faire ses 1060

clameurs de vouloir corrompu ne comme ignorant. » Par teles oeuvres loyales et devotes

peuent estre allegees les paines que les ames seuffrent en attendant grace, car sans charité ne

se poeut ce faire, ainsi que dit saint Augustin : « Le bien de charité est si doulcereux que se

360 Orphée est un poète et musicien qui se rendit aux Enfers pour tenter de ramener sa femme Eurydice. 361 Eurydice, épouse d’Orphée, se retrouve aux Enfers après avoir été mordue par un serpent. 362 Aristée, amoureux d’Eurydice, causa sa mort alors qu’il la pourchassait. Cette dernière fut donc mordue par un serpent. 363 Ixion fut condamné par Zeus à vivre éternellement attaché par des serpents à une roue enflammée et ailée tournant perpétuellement dans les airs. 364 Sisyphe fut condamné à rouler à perpétuité un rocher jusqu’au sommet d’une montagne, puisque celui-ci redescendait chaque fois qu’il atteignait le haut de la colline. 365 Dans le ms. BnF, fr. 20124, on retrouve la forme « guisier » (fol. 174vc). 366 Dans le ms BnF, fr. 20124 fol. 174vc, on trouve la forme Elidianes. Il s’agit des Danaïdes, les cinquante filles du roi Danaos, qui furent condamnées à remplir un tonneau troué. 367 Personnage biblique, héros du Livre de Job.

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une goutte en cheoit en Enfer, elle en osteroit toute l’amertume. » Et doncques quant en Enfer

n’a redemption fors aux ames qui sont en Purgatoire, se doibt chascun garder de celle voye 1065

emprendre qui est [fol. 185vc] si tenebreuse et dampnable, et pour ceulx qui attendent de

Dieu misericorde faire debvoir en ceste mortele vie comme chascun y est en son endroit tenu.

Comme Eneas arriva en la terre de Ytalie ou fleuve du Tybre. XXV.

En ceste isle de Euliota se partit Eneas et fist les voiles drescher, et quant ilz furent

au large de la mer, leur apparurent les terres d’Ytalie qui pres furent. Si dist Eneas a ses 1070

mariniers que celle part vouloit il qu’ilz alassent au bon vent qu’ilz ourent, et pour recouvrer

les terres d’Ytalie telement esploiterent que en la bee du fleuve de Abbule furent arrivez, et

soubz une forest qui pour le temps seoit sur celle mer firent ilz port a leurs nefs prendre.

Adoncques regarda Eneas la contree qui tresbele et delectable fut de plaines, de forestz et de

fleuves garnie. Si considera lors comme les dieux lui avoient ja pieça celle terre promise et 1075

comment a leur vueil la vouloit conquester. De tous biens vid la terre plantureuse et fertile,

si regarda ce fleuve qui grant et bel estoit et la contree pouoit moult enrichir. Si fist en cest

endroit ses nefz au port traire et coyement descendit a la terre. Ce fleuve de quoy nous parlons

qui pour ce temps estoit nommé Abule fut, aprés ce que Romme eut esté fondé par ung

empereur nommé Thiberius, le Thibre appelé. Si comme Eneas et sa compaignie eurent en 1080

cest endroit port prins, fist il ses gens loger en celle forest et descendre leurs vivres et

provisions, de quoy petit avoient pour ce que longuement eurent sur mer esté. Ainsi comme

ilz furent assis au soupper et leurs viandes cuites et aprestees, fist Eneas trenchoirs de son

pain pour ce qu’ilz n’avoient ustensiles. Et aprés qu’ilz eurent leur reffection prinse, leur

faillit le pain tant que pluseurs en eurent deffaulte si que le pain menu que [fol. 185vd] nous 1085

nommons relief et leurs trencheurs par appetit mengerent. Quant Achanius, le filz Eneas,

advisa celle chose, a soy mesmes commença a rire et lors devant son pere dist en audience

comme contre bon eur les avoit la famine si durement destrains que leur relief ilecques

avoient mangé. Ainsi que Eneas entendit la parolle, de leesse fut tout rempli pour ce qu’il lui

souvint lors d’une raison que Ancisés, son pere, lui avoit racontee. C’estoit que au lieu ouquel 1090

par souffreté mangereoient leur relief seroit leur delivrance et celle terre debvoit il

conquester. Adonc congneut il bien que la estoit le regne que les dieux lui avoient ja pieça

promis et qui ilecques seroient leurs travaulx affinez, dont lui et ses gens demenerent grant

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joye. L’endemain fist Eneas mettre hors des nefz les dieux qu’ilz eurent apportez de Troye,

et sur la terre leur firent lors oroisons et grans sacrefices, leur requerant comme ayder leur 1095

voulsissent a celle terre conquester, combien que pluseurs fois soyent semblables choses par

respons advenues, les unes par la voix des angeles du ciel, et les autres par l’amonestement

de l’Ennemy d’Enfer qui jour et nuit ne tent fors a decepvoir les creatures qui en eulx se fient.

Et leur font entendant teles abusions, pour quoy ilz sont deceus afin de les tenir en leur

subgection et que avec eulx les puisse attraire, ainsi comme Odilo368 raconte du pape 1100

Gebert369, lequel eut respons de l’Ennemy d’Enfer comment il ne mourroit jusques il avroit

chanter messe en Jherusalem. Si ot Gebart grant joye et pensa estre aussi loing de sa mort

comme il est ou propos de aler en la cité de Jherusalem. Adoncques avoit a Romme une eglise

nommee Jherusalem ou Romulus avoit jadis ediffié le temple asile ou les malfaitteurs aloient

a reffuge. Si advint a la feste d’une Ascencion que le pape Gebert y chanta la messe [fol. 1105

186ra] et adonc lui print si griefve maladie que bien congneut qu’il le convenoit morir et que

par l’Ennemy avoit esté deceu, par quoy il fist son corps desmembrer et getter piece a piece

hors de celle eglise. Pour ce est ce folie a toutes creatures de prendre confidence en tel

adversaire qui les traist par sa deception, car il ne peut impetrer seigneurie fors a ceulx qui

lui obeïssent et a ses voulentez, ainsi comme dit saint Augustin : « Nul ne peut estre du dyable 1110

deceu fors ceulx qui leurs voulentez donnent a son consentement. » Ainsi par teles choses

deçoipvent ilz le peuple et leur font acroire la chose qui n’est mie, tant qu’ilz jugent a leur

intencion les choses advenir estre veritables et que neccessité ad ce les contraigne, mais il est

autrement, car tout advient par possibilité au regart de la divine prescience qui a

gouvernement par dessus teles choses et comme Fortune se y veult emploier, car il n’est 1115

aucun qui veritablement osast juger des fais advenir que possibilité ne soit au contraire sinon

es coeurs termineulx de nature qui nulle fois ne pretent de leur rigle. Dont pour resister a teles

incredules revelacions, convient querir remede par contrarieté de la maladie en la maniere

que dit saint Ambroise370 : « Cellui est mire qui cure sa playe, qui a grant pechié est justiciee,

368 Nous ne pouvons affirmer avec certitude l’identité de cet auteur. Toutefois, nous pensons qu’il s’agit peut-être d’Odilon de Cluny, cinquième abbé de Cluny. 369 Il s’agit sans doute de Gerbert d’Aurillac, pape sous le nom de Sylvestre II, aussi appelé le « savant Gerbert ». 370 Ambroise de Milan ou saint Ambroise est l’un des quatre Pères de l’Église catholique.

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qui fuit tenebres, c’est pour lui lumiere, qui quiert le ciel, c’est vie pardurable371. » Si est 1120

neccessité de savoir les remedes a l’encontre des tribulations qui peuent advenir par les arts

dyaboliques en la deception de creature humaine, car qui est attaint de celle enfermeté, a

grant paine revient en convalescence. Pour ce doibt on querir le remede de foy avec le

sacrement du precieux baptesme et soy tenir en estat de grace, et si en ces trois biens nous

savons gouverner, nous n’avrons garde de teles fantasies. 1125

[fol. 186rb] De l’advision du pays d’Ytalie et du roy Latin. Et comme Eneas se enquist

de Lauvine. XXVI.

Quant que je parle du roy Eneas, me convient compter de la creation d’Ytalie, comme

fut premier par Ytalus comprise, qui celle terre garny et peupla de gens qu’il avoit admenez

de Troye dont il estoit. Alors que Ytalus y fut premier entré, fist il villes faire et habitacions, 1130

long temps au devant de la guerre de Troye, et sur les fleuves fist fermer villes et fors

chasteaulx en pluseurs partie. Et doncques comme il ot pourprise la contree, la fist pour son

nom Ytalie nommer. Puis cellui Ytalus avoit habité en celle terre sept roys dont le premier

qui aprés lui regna fut nommé Ayaux et gouverna le regne comme bon roy et sage tout le

temps que nature voult ses jours conduire. Aprés cellui regna Saturnus, non pas cellui qui fut 1135

roy de Crethe, combien que en celle terre eut esté en son temps ains la creation de ceste

lignee, comme on poeut veoir en mon premier livre ou VIIe chapitre en l’endroit que on en

parle, mais fut un autre qui ainsi fut nommé et longuement tint celle seignourie. Aprés

Saturnus tint Pirus cellui regne, de quoy issit Faunius, le roy qui fut pere du roy Latinus372,

qui pour cellui temps le regne gouvernoit en la plus grant partie. Ces roys que je vous ay 1140

nommez avoient ja tenue la terre d’Ytalie par l’espace de cent chinquante ans avant que Eneas

entrast en la contree, si y avoit il lors poy de fortresses ne de peuple gaires n’estoit fournie.

En celle terre de quoy nous parlons avoit pres du port ou les Troyens furent descendus sur le

fleuve de Albule, une cité moult bele que ung frere aisné que Latinus avoit, nommé Lauvinus,

avoit ja pieça fait fonder et pour le nom de lui avoit esté Lavine nommee. Quant cil Lauvinus 1145

371 Contrairement à d’autres citations pour lesquelles la source est identifiable, celle-ci pose problème. En effet, il semble s’agir d’une traduction libre de Jean de Courcy et il nous est impossible de la retracer. Ainsi, selon le sens du texte, nous avons décidé de clore la citation à « pardurable ». 372 Concernant la lignée des rois du Latium, nous renvoyons à notre chapitre 2 de notre analyse littéraire aux pages 270-274.

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fut du siecle parti, au roy [fol. 186vc] Latin eschut celle noble cité, lequel l’avoit moult creue

et fortiffiee et aprés pour son nom la fist nommer Latine. En cellui temps avoit en celle cité

ung jeune laurier qui sur une haulte tour estoit venu de grace, lequel tant creut et mouteplia

que bele chose estoit de le regarder, si fut de ce laurier si grande magnificence et le tint

Latinus en si chiere amour que lors fist changer le nom de la cité et pour celui laurier fut 1150

nommee Laurence. Au temps que Eneas descendit en la terre demouroit Latinus en celle cité

pour ce que moult l’amoit et tenoit chiere et adonc estoit chief de toute Ytalie. Par les gens

de la terre que Eneas trouva lui fut compté de celle cité, qui pres d’ilec estoit, comme Latinus,

qui fut roy de la terre pour cellui temps, y faisoit sa demeure et la estoit le chief de sa

seigneurie. Puis enquist Eneas de cellui roy et de sa personne et se de lui estoit lignie procree, 1155

si lui fut respondu comme il estoit ancien chevalier et avoit espousee une dame nommee

Amatha, de laquele fut une fille nee, bele et gente, tout de nouvel parcreue, laquele ilz

faisoient Lauvine nommer, et pour tous enfans n’avoient que celle. Grande joye eut Eneas de

ces choses entendre, et bien lui sembla qu’il estoit arrivé en la conqueste qu’il debvoit faire

en considerant comme par doulceur avec le roy Latin le falloit convenir. Et se par courtoisie 1160

ne le pouoit faire, en ses dieux eut si parfaitte fiance que bien lui sembla comme par bataille

a bon chief en viendroit et que les dieux lui donneroient victoire. Adonc pensa en soy comme

sept ans avoit passez qu’il fut parti de Troye pour venir a celle conqueste sans y avoir riens

fait, de quoy il fut en son coeur mal content que tant avoit de son temps perdu sans estre

arrivé a celle conqueste que en celui temps deust [fol. 186vd] avoir conquise selon ce que les 1165

dieux lui avoient accordé, ainsi comme on list ou livre des Rommains de Julles Cesar, lequel

quant il fut arrivé en Espaigne, et il eut veu au temple de Hercules l’image du grant roy

Alixandre, qui des son temps estoit en cellui temple, et comme en dix ans avoit il tout le

monde conquis et mis en subgetion, se print a souspirer et dist : « Je n’ay rien fait de quoy il

soit memoire en l’eage que Alixandre ot le monde conquis. » A l’exemple de ceste matiere 1170

se poeut chascun adviser de mettre paine a employer son temps en choses qui lui puissent

porter utilité et non icellui user inconvenablement en la maniere que nous dit saint

Jheroime : « Despensez voz jours au labour de voz ames afin que vous ne ayez vostre temps

perdu. » Si pouons adviser le termine de vie que Dieu nous donne en ce mortel siecle et

comment en la fin doibt estre plouré pour le prouffit de nostre salut et acquerir la joye qui est 1175

pardurable, car noz temps et noz jours ne sont ordonnez fors pour le servir et nostre labour

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faire par lequel nous puissons selon son vouloir soustenir nostre vie. Si l’employons donc si

vertueusement tant comme le temps est avec nous que, quant viendra en la fin de noz eages,

ne puissons dire que nous le ayons perdu, et que bien ne sachons loyal compte rendre au grant

terrible jour qui sera de justice. Et pour ce debvons nous oysiveté fuir, qui est rachine de tout 1180

criminel vice, et qui a celles oeuvres donne apparence, ainsi comme dit saint Augustin :

« Trop mieulx seroit au dimence arer ou fouir la terre que estre oysif ou mener karoles. »

Pour ce que cellui temps est tenu a perdu qui n’est employé aux prouffitables oeuvres,

poeuent bien dire ainsi ceulx qui le despendent que negligentement se sont gouvernez en la

conqueste du celestiel [fol. 187ra] regne que leur avoit ja pieça promis et appareillé, s’ilz 1185

l’eussent voulu en leur temps conquester et plorer le delay en quoy ilz se sont mis par leurs

jours occupper en oeuvres contraires qui leur ont empesché celle conqueste a faire.

Comme Eneas envoya ses messagiers devers le roy Latin à Laurence. XXVII.

Adonc que Eneas eut, en la maniere que ouye avez, du roy Latin la verité sceue en

perseverant au fait de son emprinse et pour acomplir le vouloir des dieux, se voult il lors 1190

loger en celle contree et ilec sur ce fleuve habitacion prendre. Pour son logement faire advisa

lors le plus fort lieu et la plus haulte place que sur celui fleuve peust trouver, si regarda une

haulte montaigne pour une ville fonder et establir en laquele lui et ses gens se pourroient

retraire. Sur celle montaigne seant lez le fleuve, qui pour lors estoit nommé Albule et

orendroit est le Tibre clamé pour ung empereur qui ot nom Thibere, qui ainsi le nomma, 1195

monta Eneas a toute sa compaignie. Et lors pour celle place habiter et garnir ordonna lors

tous ses artificiens. Lors fist il tous ses ouvriers mettre en besongne, desquelz il ot admené

grant nombre, si fist grans fossez a l’environ faire et de fors pallis de toutes pars fermer, puis

loges et maisons dedans ediffierent ou ilz firent leurs habitacions. Tant y eurent jour et nuit

entendu que en pou de termine fut celle montaigne si fortiffiee que seurement se y peurent 1200

retraire et eulx garder de leurs adversaires. En celle place, quant elle fut emparee, fist Eneas

ses dieux honnourablement mettre et ses garnisons et autres biens y porter. Si furent la ses

gens en seureté retrais et habitacions en ce lieu establirent, et soubz celle montaigne ou fleuve

[fol. 187rb] du Tibre retrairent leurs nefz en la garde de celle fortresse. Si tost que Eneas eut

prinse celle place a fortiffier, envoya devers le roy Latin, a qui celle terre estoit, ses messages 1205

et dist lors a Ylioneus, qui avec lui estoit, que a Laurence le convenoit aler devers le roy Latin

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qui la sejournoit. Lors lui bailla en sa compaignie cent hommes des plus sages qu’il peust

eslire pour paix et amitié requerir, veu que par le convenant des dieux de sa creance en sa

terre estoit arrivé et sans aucun mal faire y vouloit demourer. Puis pour mieulx complaire au

roy Latin bailla a ses messages pluseurs riches joyaulx que de Troye avoit apportez, et pour 1210

mieulx amour querir les lui fist presenter. Atant se sont partis les messages de la montaigne,

atout les grans presens qui baillez leur furent. Si erra Ylioneus a toute sa compaignie tant que

de Laurence se furent approuchez. Et doncques pour la cause que olivier signifioit paix mirent

sur leurs chiefs chappeaulx d’olivier et en leurs mains les rains vers emporterent. En cellui

estat en la cité entrerent et trouverent a l’entree de la ville une grande feste de jouvenceaulx 1215

qui esprouvoient leurs forces en pluseurs manieres. Et comme ilz furent entrez, devers le roy

Latin alla lors ung message pour lui noncer de ces gens la venue. Par cellui lui fut dit comme

haulx hommes et de noble parage presentement estoient entrez en la cité et devers lui venoient

en ambaxade pour paix et amitié pourchasser et querir pour ce que en leurs mains rains

d’olivier portoient. Comme le roy Latin entendit ce message, commanda que tantost fussent 1220

admenez devers lui pour escoutter ce qu’ilz vouldroient dire, si fut ainsi fait comme il ot

commandé et dedens son pallais les fist on venir. Comme les Troyens qui paix demandoient

furent au palais [fol. 187vc] de Laurence venus, au roy Latin, qui adonc en son royal siege

estoit selon leur loy, firent la reverence et de par Eneas, qui estoit leur seigneur,

treshumblement salut lui presenterent. A eulx premier parla le roy Latinus et doulcement 1225

adonc les recueillit pour ce que bien congneut que Troyens estoient et que leur cité avoient

esté destruitte. Si leur enquist quel besoing les menoit et se par fortune les avoit la mer a ses

ports arrivez ou s’ilz avoient leur voye perdue par quoy en celle terre se fussent abordez. Lors

respondit Ylioneus et honnourablement au roy Latin dist : « Noble roy, gentil, de haulte

lignie, plaise toy savoir que fortune de mer ne nous a contrains a prendre terre en ceste 1230

contree, ains de nostre vouloir y sommes arrivez. » Puis lui dist : « Sire, nous sommes Troyens

qui aprés ce que Troye fut destruitte, qui avant estoit si puissante cité que toutes les autres

avoit surmontees, et comme chascun scet elle a esté destruitte, par quoy de celle terre nous a

convenu partir, si a long temps que en ceste douleur sommes en griefves paines par mer et

par terre. » Puis lui dist comment, avant qu’ilz partissent de Troye, avoit [dit] le dieu Apollo 1235

a Eneas, leur maistre, tres expres commandement fait comme en la terre d’Ytalie allassent

pour demourance avoir, et que en la contree dont partit Dardanus, dont ceulx de Troye

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estoient issus, et que Ytalus qui tint celle terre estoit issu du noble sang de Troye. Aprés ces

parolles lui dist Ylioneus : « Noble roy tres puissant, de par Eneas te venons requerir que sur

le fleuve de Albule te plaise lui donner ung petit de terre en laquele puissons habitacion faire 1240

pour acomplir le commant des dieux, sans ce que nous vueillons a toy ni a ton peuple aucun

mal pourchasser, mais amitié a nostre pouoir faire. » Puis fist Ylioneus les joyaulx apporter

que Eneas lui avoit baillez. Si les voult presenter [fol. 187vd] au roy Latinus et lors lui dist

en plaisantes parolles comme leur maistre, le roy Eneas, lui faisoit presenter des joyaulx que

de Troye avoit fait apporter, et lui presenta ung riche mantel royal et une couronne richement 1245

aornee de precieuses pierres, et avec ce ung tres noble et tres riche ceptre que le roy Priam ot

pluseurs fois porté. A grande joye receut le roy Latinus ces present, car moult lui semblerent

precieux et dignes, mais aprés lui tournerent en desolacion, car deslors qu’il print les dons de

Eneas, submist il son vouloir a l’obtemperance de ce qu’il requeroit. Par convoitise fut le roy

Latin deceu et mist sa francise en autrui servitude, comme ung prince que autrui biens 1250

convoite ne peut durer patiaument, mais le suffisant qui aime justice poeut vivre en dilection,

ainsi comme on list en l’Istoire des Rommains de l’empereur Thibere, pour lequel le fleuve

de Albule fut nommé le Thibre, lequel sans convoitise des biens d’autrui avoir, courtoisement

en estat debonnaire garda l’empire en prosperité tant qu’il fut une fois tempté de ses gens qui

lui loerent comme sur ses provinces pouoit lever grandes subvencions et prendre prouffit en 1255

pluseurs manieres, a quoy il respondit comme a bon pasteur appartenoit ses brebis tondre et

non escorcher. Pour ce est ce a homme puissante vertu quant il peut avoir en soy suffisance,

et ne poeut s’il a le coeur assis en richesses qui viennent de Fortune, et qu’il prise si petit sa

franchise que Dieu lui a donnee qu’il la vende pour prendre biens d’autrui et soy asservir a

ceulx de quoy il print, car en la maniere que nous dist Senecque373 : « Celui est mendre que 1260

serf quant il convient qu’il craingne son subget. » Et par le don qu’il avra receu en la grant

ardeur de sa convoitise, convient il qu’il soit obeïssant a [fol. 188ra] cellui qui le don lui avra

donné, car comme l’en dit : « Cellui qui prent se vent et esloigne de soy sa propre franchise »

Car quant Adam, avant qu’il pechest [sic] estoit plain de vertus, si tost qu’il eut pris le don

de l’Ennemy qu’il lui fist de la pomme, il perdit sa grace et fut subget a son adversaire. Ainsi 1265

est il qu’il nous fait presens des gloires de ce monde, par quoy il nous deçoipt et perdons la

373 Sénèque est un philosophe stoïcien et dramaturge écrivant en latin, connu principalement pour ses Lettres à Lucilius.

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franchise que Dieu nous a pieça ottroyee, c’est des glorieux sieges de Paradis qui pour nous

sont tendus et parez se nous voulons ensuir sa doctrine et obvier aux dons que rapine nous

attrait et pourchasse afin de nous mettre en subgection de l’Ennemy, qui nous est contraire et

qui chascun jour tend a nous decepvoir, ainsi comme dit saint Augustin : « Se tu pourchasses 1270

les richesses du monde, tu pers repos et ton sauvement. » Or nous suffise donc aux benois

biens de grace qui nous sont ordonnez sans ainsi convoiter les biens de Fortune, sinon en tant

comme raison si le veult consentir, a celle fin que le prince infernal ne nous puisse tenir en

subjection que nous ne demourons en nostre franchise, si que nous puissons veoir la face

glorieuse du pere et du filz et du Saint Esperit. 1275

Du roy Latin qui donna place a Eneas pour soy loger ou pays d’Ytalie. XXVIII.

Quant le roy Latin eut prins les presens que Eneas lui ot envoyez, il lui souvint adonc

comme par l’enhortement de Amatha, sa femme, avoit il promise Lauvine, sa fille, a ung

chevalier qui fut nommé Turnus, filz du roy Clavius374, qui seignourissoit une cité nommée

Dardea375. Celui Turnus estoit vaillant chevalier et en armes grandement renommé, si 1280

demouroit en celle contree et tant fut amoureux d’icelle Lanvine, fille du roy Latin, que chose

de ce monde plus ne desiroit tant que [fol. 188rb] jour et nuit y estoit son penser. En ces

entrefaittes alla le roy Latin devers ses dieux sacrefice leur faire adfin qu’il peust avoir leur

respons savoir se bon seroit que le mariage d’icellui Turnus et de sa fille se deust consommer

en la maniere qu’il l’avoit promis. Lors eut le roy Latin de ses dieux respons comme pour 1285

nulle chose a cellui Turnus ne donnast sa fille ne a homme de Ytalie ne la mariast, ainçois a

ung estranger sage et puissant de qui il peust issir royale lignie la donnast. Comme le roy

Latin ot ouy ces respons, en soy considera que c’estoit Eneas que les dieux lui avoient pour

sa fille annoncé, si parla lors a Ylioneus et lui dist : « Sire ! Puisque paix demandez,

voulentiers la vous vueil ottroyer et suy en coeur joyeux que vous soyés arrivez en ma terre 1290

et que tres bien vous y puissés raffreschir. » Puis par Ylioneus manda a Eneas comme bien

lui plaisoit que en sa terre hebergast son peuple, et quant de sa personne il le semonnoit

comme avec lui en celle cité se voulsist retraire, pour ce que les dieux lui avoient commandé

374 Le nom traditionnel de ce roi, père de Turnus, est Daunus. Pourant le copiste est constant et on retrouve toujours ce même nom de Clavius, tout comme dans le ms. BnF, fr. 20124. 375 Il s’agit de la citée d’Ardée.

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que Lauvine, sa fille, lui voulsist donner par mariage. De celle response que leur fist le roy

Latinus furent les Troyens en leurs coeurs joyeux et humblement de ce le mercierent, 1295

combien que devant eussent esté moult couroussez pour ce que en la salle avoient advisees

les pourtraittures de la destruction de leur cité qui de nouvel y avoient esté mises. Lors fist le

roy Latinus admener devant lui cent chevaulx aornez de selles et de brides, puis les donna

aux messages de Troye que Eneas lui avoit envoyez. Et pour present a leur seigneur par eulx

envoya ung char pour combatre qui de toutes choses estoit bien ordonné. Adoncques le 1300

mercierent les messages de Troye et a son congé se mirent au retour pour dire ces nouveles

au roy Eneas, eulx loans [fol. 188vc] de l’onneur qu’il leur avoit fait et des riches dons qu’il

leur avoit donnez. Comme retournez furent devers Eneas, lui presenterent le curre pour

combatre que le roy Latinus par eulx lui envoyoit, puis dist Ylioneus toutes les parolles qu’il

lui ot respondues et que, pour acomplir le vouloir des dieux voulentiers sa fille Lauvine lui 1305

donneroit. De celle response fut Eenas content et le roy Latin en son coeur mercia, si fist sa

forteresse faire des lors en avant et de tous vivres grandement la garnist en esperant de avoir

au paÿs grande seignourie, pour ce que le roy Latin tousjours le laissa faire, si quist aliances

en celle contree par dons et par prieres au mieulx qu’il pot. Pour celles nouvelles, lui creut

son hault vouloir en acomplissant le commant de ses dieux qui ja pieça celle terre lui avoient 1310

promise, et bien lui sembla que divine vertu lui avoit aydé en la grace d’icellui roy Latin et

que ce qu’il avoit reschappé son peuple de la fureur des Grecs et sauvement conduit en celle

terre, en la maniere qu’il ayde ses amis quant ilz le veulent loyaument amer, comme on list

ou livre de Josué376 de ce qu’il lui advint aprés la mort de Moÿse de la terre de promission

que Dieu avoit des le temps de Abraham377 promise et donnee au peuple d’Israel [qui] 1315

seurement les mena. Et pour la cause que bien apparoit que c’estoit par le vouloir divin les

passa tous par le fleuve Jourdain378 sans les piez moiller et en celle terre par son

commandement leurs vies demourerent. Pour ce est ce folie a toutes creatures se ilz n’ont

confidence en nostre Seigneur, car il deffent et garde ceulx qui lui sont loyaulx et se confient

en son hault pouoir, de quoy saint Bernart379 dit ceste parabole : « Qui avra grande foy, 1320

376 Personnage biblique qui succède à Moïse pour conduire le peuple hébreu vers la Terre promise. 377 Personnage central de la Genèse, principal patriarche de la religion chrétienne. 378 Fleuve dans lequel Jésus a été baptisé par Jean le Baptiste. 379 Nous pensons qu’il s’agit de l’abbé Bernard de Clairvaux, populaire pour avoir réformé la vie religieuse catholique.

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grandement lui sera merie. » Doncques pour celle merite avoir et acquerir y doibt chascun

son coeur [fol. 188vd] et son entente mettre et avoir foy et ferme creance au hault Seigneur

du pouoir souverain, en ce qu’il ne voit et qu’il ne poeut congnoistre, quant Eneas en la loy

de nature a ses faulx dieux obeïssoit si parfaittement et que Josué en la loy escripte

acomplissoit ses voulentez. Pour quoy nous, a qui il a de son saint corps faitte ostencion tous 1325

rachatez de la mort seconde, par plus forte raison lui debvons obeïr et acomplir ce qu’il nous

commande, car c’est le deffenseur contre qui nul ne poeut resister, ainsi comme dit saint Pol

aux Rommains : « Se Dieu est pour nous qui nous sera contraire ? » Pour ce que c’est le

prince, le roy imperial, qui de toutes choses poeut a son plaisir faire par dessus toutes les

regles qu’il a ordonnees, et ayde et secourt ses loyaulx amis, ceulx qui se veulent tenir a sa 1330

partie et qui acomplissent ses commandemens, ainsi comme dit saint380 en son evangile :

« Vous estes mes amis se vous faites ce que je vous commande. » Si pensons d’acquerir celle

amour divine en acomplissant la sainte parolle, qui de par lui nous est proposee et ditte, ce

qui est a noz ames vray nourrissement et le droit chemin de nostre salut, car comme la viande

est nourreture du corps, la parolle de Dieu est nourrisse de l’ame. Et donc pour acomplir celle 1335

parole sainte, pouons estre ses loyaulx amis, pour quoy aprés ce que la cité du monde avra

esté destruitte, nous conduira il en voye de salut hors des dangiers de noz adversaires avec

lui en son benoit regne.

Cy commence l’istoire de Turnus, filz du roy Clavius [sic], pour Lanvine, fille du roy

Latin de Laurence. XXIX. 1340

Par toute Ytalie fut tantost la nouvele sceue comme Troyens estoient de nouvel

descendus ou fleuve du Tybre et que de jour en jour on y ouvroit a puissance. En la court du

roy Clavius, qui en la cité de Dardea estoit, fut tantost [fol. 189ra] celle nouvele ditte et a

Turnus, son filz, fut de vray affermé comme le roy Latin vouloit sa fille donner a Eneas et

que des lors lui avoit accordee. Quant Turnus entendit les nouveles teles, il n’eut en son coeur 1345

que courrousser et contre Eneas durement murmura pour ce que bien lui sembloit qu’il

pourroit espouser Lanvine et que par la cité qu’il faisoit sur le Tibre pourroit il grande

conqueste faire. Lors pour remedier a celles besongnes fist il au congé de son pere pluseurs

380 Le manuscrit comporte une lacune. Dans le ms. BnF, fr. 20124 on trouve le terme « l’appostre » (fol. 177vd), tout comme dans le ms. BnF, fr. 2685 (fol. 186vd).

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de ses amis avecques lui assembler et, comme venus furent et il leur eut ces choses

remonstrees, ilz lui loerent comme tantost allast devers le roy Latin savoir la cause pour quoy 1350

il vouloit donner sa fille au roy Eneas, veu ce que premier la lui avoit promise et que Eneas

estoit au pays contraire. Comme conseillé ourent, fut la chose acordee, puis envoya Turnus

devers le roy Latin pour toutes celles paroles amentevoir, a quoy respondit que contre le

commant de ses anciens dieux n’oseroit reffuter, ançois a leurs respons se vouloit consentir.

Ainsi pour celle fois se passa la besongne, et tousjours Eneas sa place enforçoit de grans 1355

fossez et de haultes lices que de toutes pars fist a l’environ faire tant que elle fut en toutes

deffences et de garnison tres bien ordonnee. Le temps pendant que Eneas faisoit celle

montaigne emparer print voulenté a Aschanius de chars fresches querir et pour son deduit

avoir des venoisons, si demanda congé a son pere Eneas de aller chasser en une forest qui de

Laurence estoit assés prochaine, et lui sembla que soubz la seurté du roy Latin bien y pouoit 1360

aller. De celle chose faire lui donna congé Eneas et lui bailla compaignie de gens, et partit

d’illec, et chiens et veneurs avecques lui fist aller, et tant erra qu’il vint en la forest laquele

estoit de grant cherfs bien peuplee. [fol. 189rb] En celle forest avoit ung hostel bel et

delectable, ouquel estoient les enfans du roy Clavius, qui nourris avoient esté a Dardea et

pour la plaisance de celle forest estoient en cellui hostel venus esbat prendre. Illec estoient 1365

deux filz et une fille, qui bele estoit et gracieuse et fut nommee Silva, laquele avoit nourri

ung jeune cherf que ses freres lui avoient apporté quant ilz venoient de la forest chasser. Lors

estoit celui cherf si grant et si parcreu que avec les sauvages en la forest alloit, et contre sa

nature estoit si privé qu’il souffroit que celle damoisele le touchast et tenist et sur les cornes

lui meist herbes et fleurs. Ce cherf fut si privé que chascun le congnoissoit de ceulx qui 1370

habitoient en celle forest, par quoy aucun ne lui vouloit mal faire. Et comme il avoit par le

bois fait ses tours avecques la damoiselle, se alloit retraire au vespre. Comme Achanius fut

entré dedens celle forest, advint que cellui cherf fut en cestui endroit, si cuida lors qu’il fust

sauvage. Si fist adonc sur lui les chiens descoupler, pour quoy en la forest fu chassé et vent

tant que au fust ou Achanius estoit, qui le attendoit pour berser, le convint a force venir. Et 1375

lors, non congnoissant qu’il fust privé, entesa son arc tant que par le costé le bersa d’une

flesche. Quant le cherf se sentit frappé de la flesche, vers l’ostel s’en va courant et

piteusement commença a mugir tant que pluseurs personnes en ce lieu assemblerent.

Premiere y arriva Silva, sa maitresse, qui longuement l’ot gardé et nourri. Et comme ainsi

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saingnant et navré le vid, en son coeur en fut moult dolente et tendrement ploura, car devant 1380

elle incontinent morut. A celle heure arriva Turnus, le frere de la damoisele, qui d’aventure

fut en la forest entré pour veoir sa soeur qui [fol. 189vc] la demouroit, si trouva le cherf mort

a la terre gisant, de quoy pour sa soeur tant fut courroussé qu’il dist qu’il vengeroit telement

celle mort que bien aux Toyens en pourroit souvenir et que en mauvaise heure furent la

arrivez. Par teles adventures, qui sans penser mal soudainement adviennent, sont ensuivis 1385

pluseurs grans inconveniens pour les pugnir par hastiveté et vengance oultre raison sans

jugement fors seulement comme le coeur l’adonne, combien que toutes choses convient il

ramener a bonne equité, ainsi comme on list ou Livre des Rommains de Othés381, l’empereur

qui estoit a Romme ou il tenoit feste aux princes d’Ytalie. Si advint par enfance que ung des

filz de l’un des princes print ung plat de viande. Et donc le serviteur qui asseoit les viandes 1390

ferit cellui enfant tant d’un baston qu’il le fist cheoir a terre, pour quoy contencion se meut

par la salle tant que le maistre de cellui enfant tua cellui qui l’avoit feru, pour quoy l’empereur

hastivement le voulut faire pendre. Et donc le maistre saisit l’empereur et le jetta a terre, mais

l’empereur considra tout et lui pardonna pour l’injure que lui mesme avoit faitte a la

solennité. Par deffaulte de bonnes vertus se bouttent es personnes teles commotions, car s’il 1395

avoient consideration a la chose pour quoy ilz se esmeuvent et es perilz qui en peuent advenir,

ilz reffraindroient leur hastif couraige et tourneroient leur regard en raison en la maniere que

nous dit sapience. La seule vertu est l’omme presentement d’estaindre sa propre voulenté,

car qui est sage et a bonne constance, il met en ses fais moderacion et prent le frain patiaument

de prudence et humileté en considerant l’estat de son affaire et le pesant en la juste balance. 1400

Et aprés par raison y poeut trouver [fol. 189vd] remede, car ainsi que le feu par sa chaleur se

veult embraser pour mettre en danger ce qui a lui halite382 [sic] bien petit d’eau le fait

reffroider, qui destaint sa chaleur et le met en essence que il ne poeut a nullui malfaire, est il

de l’omme esmeu de flambes ireuses, quant sa commotion est en son coeur esmeue, que

sapience, quant elle y poeut venir, le fait estaindre quant sa vertu y poeut employer. Et pour 1405

ce que teles choses prinses hastivement veulent estre reffranctes justicielement pour ce que

justice est a tous raisonnable, ainsi comme recite Ysodore : « Justice est ordre de equité qui

a chascun rend sa prore chose ordinairement. » Et doncques quant Dieu a ordonné justice,

381 Il s’agit d’Othon, empeureur romain qui régna au Ier siècle. 382 Il faudrait lire ici « habite », tel qu’on retrouve dans le BnF, fr. 20124 au fol. 178vc.

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doibvent les justes avoir celle vertu et mettre toutes choses en son jugement sans vouloir de

soy prendre pugnicion soit a droit ou a tort ou en quelque maniere, par especial de la simple 1410

chose qui par fortune ou sans malice avra esté commise, pour ce que sa justice est si

raisonnable qu’il fera a tous selon leur desserte et a chascun rendra loyal jugement.

D’une grande meslee qui advint entre le filz Eneas et Turnus pour ung cherf privé.

XXX.

Moult fut dolent Turnus pour la mort du cherf que Achanius ainsi avoit occis comme 1415

devant avez peu entendre. Et pour ce que bien sceut qu’il chassoit en celle forest, bien se

pensa qu’il l’avoit occis, mais pas ne savoit la male adventure. Pour la mort de ce cherf jura

adonc Turnus comme hastivement la vouldroit venger. Et donc sonna ung cor pour assembler

ses gens pour ce qu’ilz vouloient la forest chercer afin de savoir et trouver qui l’avoit occis.

Au son de cellui cor furent tantost assemblez et y coururent les paÿsans de la terre chascun 1420

armé de ce qu’il pouoit avoir, si furent lors tant [fol. 190ra] de gens aünez que la forest d’une

part encloirent et si avant dedens le bois allerent qu’ilz furent avec les Troyens pour

assembler. Lors comme gens plains de foursenerie coururent contre ceulx de Troye les

païsant et les envaÿrent merveilleusement, et quant les Troyens les paÿsans aperceurent, qui

riens ne savoient de la commocion, ilz prindrent en eulx coeur et hardement et puissaument 1425

contre eulx combatirent. Adoncques fut diverse la meslee pour ce que les paÿsans furent

grande multitude et les hommes Turnus qui les enhardissoient, mais Achanius et ses gens,

qui avecques lui furent aux arcs et aux espees fierement combatirent tant que l’ainsné filz de

Turnus, qui estoit en la place encombatant, fut occis d’une sayette. Grande fut la huee parmy

celle forest et tant que le peuple de Laurence y survint, par quoy les païsans furent telement 1430

enforcez que les Troyens eussent mis a desconfiture, quant Eneas qui en ouyt la nouvele, y

ala pour secourir son filz a tout ce de gens qu’il peut lors finer. Pour avoir ayde contre Eneas

courut hastivement Turnus en la cité ou il trouva le peuple qui contre leur seigneur estoient

ja esmeus en lui donnant reproche qu’il avoit mal fait des Troyens en son regne attraire. En

celle erreur les soustint Turnus, disant qu’il feroit la cité en feu mettre, voire son hault palais 1435

abatre et embraser pour le desdaing qu’il avoit de Lauvine, sa fille, qu’il vouloit donner au

roy Eneas. Si fist par la cité sonner cors et buzines, pour quoy le peuple alla aprés lui et hors

de la cité se mirent. Lors que le roy Latin regarda son peuple, qui pour Eneas estoit contre lui

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si durement esmeu, il parla a eulx et a Turnus, qui les conduisoit, en leur disant que c’estoit

contre son vouloir que contre ceulx de Troye se vouloient combatre, pour ce que en sa terre 1440

[fol. 190rb] estoient resconsez, et que c’estoit contre le vueil des dieux que pour la cause leur

deussent faire guerre. Oncques pour chose que le roi Latin peust a son peuple remonstrer ne

dire de leur erreur ne se vouldrent retraire. Ainçois comme gent sans sens et sans raison aprés

Turnus en la forest allerent et contre Eneas se mirent a combatre. Forte et diverse fut lors

celle meslee et tant fierement ensemble combatirent que de leur noise et des coups qu’ilz 1445

frapoient celle faisoit retentir telement que en ce jour pluseurs en moururent et ne savoit on

gaires qui avoit du meilleur quand le vespre vint, qui les fist departir, pour ce que plus ne

veoient a combatre. En la cité de Laurence se retrait Turnus et le commun qu’il avoit avec

lui, dolent et marri pour l’amour de son filz qui celle journee avoit esté occis. Et Eneas de

l’autre partie a tout les Troyens dedens leur fortresse se allerent heberger. Pour l’achoison de 1450

cellui cherf privé fut par entre eulx la guerre commencee qui depuis cellui jour dura

longuement, par quoy maint homme en convint morir. Et toute leur vie ce meschief

plourerent pour les males fortunes qui depuis en advinrent comme par malheur sont pluseurs

fois advenues, ainsi comme on lit ou Xe livre de Metamorphose d’un beau cherf, lequel estoit

jadis en Chicoine383 et fut tant doulx, privé et debonnaire que a chascun se laissoit manier, 1455

fleurs et chappeaulx environ son chief mettre et a chascun venoit de ceulx qui le appeloient,

de quoy il advint que ung jevencel nommé Cypresus384 par sa simplesse en ung umbrage ou

il estoit tapy d’une flesche le fery a la mort tant que de la fortune si grant dueil mena que puis

en sa vie ne fina de plourer et donna a moult d’autres matiere de plour. Pour ramener ceste

fixion a verité morale, la pouons nous exposer ainsi. [fol. 190vc] Par cellui cherf poeut estre 1460

entendu le benoit filz de Dieu, lequel pour destaindre la grant ardeur des pechez de son peuple

et pour les bons de celle chaleur traire se voult il mettre dessoubz l’ombre de nature humaine

et tant privé entre nous devint que pour nous garir de la mort dampnable le385 [sic] laissa

d’un glaive mortelement occire. Et par sa mort mist paix au ciel et a la terre et affina la guerre

que Adam avoit commencee. Et dont pour ce que guerre attrait douleurs et destructions de 1465

peuple et de biens et est rachine de desolacion, pour ce que avarice et orgueil la demainent et

font les coeurs enflamber de ce vice, et pour eschiver a celle iniquité doibt on pourchasser la

383 Il s’agit peut-être de l’île de Céos ou Kéa, située dans l’archipel des Cyclades dans la mer Égée. 384 Cyparisse est un jeune homme aimé d’Apollon qui fut transformé en cyprès. 385 On devrait lire ici « se », comme on trouve dans le ms. BnF, fr. 20124 au fol. 179rb.

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voye de paix, car c’est le remede de celle maladie, ainsi comme Policrattus386 tesmoingne,

lequel ainsi nous dit : « Paix est mere de charité, garde de santé, gloire du peuple et honneur

de l’Eglise. » Pour ce doibt on fuir les voyes de guerre qui destruit le corps, degaste les biens 1470

et maine les ames a perdicion, car sans hayne, sans orgueil, sans ire et sans avarice ne se

poeut demener, qui sont vices criminelz et dampnables, mais chascun doibt pourchasser le

remede de paix qui tient le monde en prosperité, les corps sains, les ames en grace et la

debvons a Dieu humblement requerir, ainsi comme nous dit Theophilus387, pape : « Gloire a

la haultesse de nostre Seigneur et en la terre paix aux hommes de bonne voulenté. » Or lui 1475

requerons donc sa paix et sa grace et comme il nous seuffre patiaument vivre, en esloignant

de nous la matiere de guerre tant corporele que espirituele par le benoit ottroy de sa grace

divine plaine de paix et voye prosperitaire.

Du roy Enander qui fonda la cité de Palance388 et comme en advision vint a Eneas qu’il

alast a lui. XXXI. 1480

[fol. 190vd] Au389 [sic] roy Eneas nous convient parler, qui traveillé et las en son fort

fut retrait. Et lors il congneut comme Turnus pour l’amour de Lauvine lui vouloit faire guerre,

se pensa il comme pou de gens avoit admenez pour combatre le pouoir d’Ytalie et que secours

lui convenoit querir, combien que en ses dieux avoit grande confidence pour ce que celle

terre lui avoient promise. Ainsi que une nuit estoit en son repos en son lit, se endormy quant 1485

il ot assez veillé, si lui vint lors en advision que une voix lui disoit que au roy Enander alast

querir secours et que contre Turnus lui voulsist ayder. Cellui roy Enander estoit nepveu du

roy Palamedés d’Archade390, et par l’enhortement de Nicostrata391, sa mere, mist il le corps

Panlatin, son pere, a occision, par quoy il le convint par crainte hors d’Archade vuider et

guerpir la contree, tant que pour reffuge alla en Ytalie sur le fleuve de Albule qui ores et 1490

nommé le Thibre. Ou mont de Panlatin print il premier heberge et sur cellui mont commença

lors une petite cité, laquele pour le nom de Panlatin, son pere, qu’il avoit occis et d’une fille

386 Nous pensons qu’il s’agit de Polycrate, évêque d’Éphèse à la fin du IIe siècle. 387 Il s’agit peut-être de Théophile d’Alexandrie qui fut patriarche en Égypte aux IVe et Ve siècles. 388 Il s’agit de la cité de Pallantium, fondée sur le mont Palantin. 389 Dans le ms. Bnf, fr. 20124, on trouve le mot « Du » (fol. 179vc). 390 Nous ne sommes pas en mesure de relier Palamedés d’Archade à un personnage connu. 391 Prophétesse d’Arcadie, mère d’Évandre.

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qu’il avoit nommee Palantia392 fist il celle cité Pallanté clamer. Longue espace de temps fut

celle cité Palancé nommee jusques au tamps que vint Romulus, qui de nouvel la fist ediffier,

comme cy aprés le pourrez entendre, quant l’endroit viendra qu’il en fauldra parler. Celle 1495

dame qui fut Nicostrata clamee esto[it] de divers ars et de subtil engin, pour ce que elle estoit

devineressse des choses advenir et charmeresse de pluseurs maladies, pour quoy aucuns

Carmentine393 la nommerent et disoient que elle estoit nimphe, car en elle ot de subtilité tant

que premier donna aux Lombars lettres latines. Cellui roy Enander, [fol. 191ra] qui estoit

son filz et avoit fondee la cité de Pallante, avoit ung beau filz gent, hardi et courtois et des 1500

cellui temps estoit bon chevalier, lequel pour l’amour du nom de son ayeul fut nommé Pallas.

Encontre Turnus, qui estoit oultrageux, ot Pallas longuement maintenue la guerre. Pour ce

que ceulx d’Ytalie avec lui estoient aliez, vouldrent lui et son pere chasser hors de celle terre,

mais a nul jour sur eulx riens ne gaignerent, ne paix ne concorde n’y pourent ilz trouver. Pour

celle vision qui advint a Eneas se pensa qu’il iroit querir secours au roy Enander pour ayde 1505

requerir. A iceulx et aux autres qui la dedens demouroient avec lui fist il lors exprés

commandement comme diligemment gardassent celle place et que contre Turnus tres bien la

deffendissent. Et avec ce leur fist jurer et promettre que, jusques ad ce qu’il seroit retourné,

de la dedens ne istroient ne contre aucun ne feroient saillie. En la poursuite de celle vision

voult lors Eneas entendre et emploier son corps afin d’avoir ayde contre ses adversaires, 1510

comme a pluseurs princes a esté annoncé par visions couvertes les voyes et remedes du fait

de leurs entreprinses quant elles estoient au plaisir de Dieu, ainsi comme Gildebert394 raconte

du roy Gontran395, lequel avoit son coeur a augmenter l’eglise. Si chevauça pres d’un petit

ruissel et lui print lors sommeil si grant qu’il lui convint dormir. Et comme il dormoit, lui

issit de la bouche une bestelette qui par dessus une espee passa cellui ruissel et entra en terre 1515

en une montaigne qui pres d’illec estoit, puis retourna et se mist en sa bouche en la maniere

que elle en estoit issue. Puis s’esveilla le roy et devisa ung songe que en dormant avoit

avisonné, c’estoit qu’il passoit par dessus ung pont de fer et oultre cellui pont avoit trouvé

ung [fol. 191rb] grant tresor en terre, si lui dist lors ung de ses escuiers ce qu’il avoit veu de

la bestelette, pour quoy il fist adoncques fouir en terre a l’endroit du pertruis ou elle estoit 1520

392 Selon certaines traditions, le roi Évandre aurait également une fille nommée Palantia. 393 Carmenta est une divinité romaine qui, selon la mythologie, serait la mère d’Évandre. 394 Nous ne sommes pas en mesure de relier Gildebert à un auteur connu. 395 Roi mérovingien du VIe siècle. Il est également un saint catholique.

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entree, si trouva ilecques ung moult riche tresor, de quoy pluseurs eglises furent enrichies et

acomplies les oeuvres de misericorde. De teles visions advient souvent a maintes creatures

qui en dormant leur semblent estre veritables dont saint Gregoire parle en ceste maniere :

entre les choses qui en dormant nous sont apparantes en peuent estre aucunes faittes par le

vouloir de nostre Seigneur et les autres par mauvais esperit, car selon l’estat ou disposicion 1525

qui est en la personne et l’intencion qui en son coeur repose lui surviennent teles revelations,

pour ce que chascun a avec soy deux angeles, ung bon et ung mauvais, lesquelz en grec sont

nommez le bon chato396 et le mauvais [chato].397 Par quoy, quant l’esperit de la creature se

repose en bonne intencion, le bon lui amonneste la perfection de son labour valable si que

Dieu le puisse en gré recepvoir. Et se son vouloir est en voulenté nourrie de vices, le mauvais 1530

enhorte de perseverer en pecheresses oeuvres, plaisantes au corps et dampnables a l’ame pour

quoy l’en doibt fuir telles visions, pour ce que elles nous peuent estre trop nuisibles, et mettre

paine de acomplir celles qui par le bon angele nous sont annoncees, ainsi comme nous dit

Jhesu398, le filz Sirach399, en Ecclesiastiques : « Ayez vos vos pensees et commandemens qui

viennent de Dieu. » Prenons donc le meilleur et laissons le pire en creant le conseil qui nous 1535

est donné par le divin angele, car par le bon conseil se furnist la bonne oeuvre a la loenge de

nostre Seigneur et au salut de celui qui divinement l’avra parfaitte et achevee.

Comme Eneas alla querir secours au roy Enander en la [fol. 191vc] cité de Palance.

XXXII.

Lors que Eneas eut ordonné de son fait, print il de ses gens tant que bon lui sembla et 1540

dedens le Tibre fist il ses nefz tirer, puis se mist dedens a tout sa compaignie, si nagerent tant

contremont ce fleuve que a Palance furent arrivez. A grant honneur et haulte reverence les

receut lors le roy Enander, et moult puissamment recueillit Eneas pour ce que bien savoit que

par force estoit de Troye chassé et qu’il avoit tout perdu son regne. Aprés ce qu’ilz furent en

leur retrait allez, lui compta Enander, qui moult fut ancien, comme de long temps avoit eu 1545

396 On retrouve catho pour les deux termes dans le ms BnF, fr. 20124. Cependant, dans le ms. BnF, fr. 2865 on retrouve la phrase suivante : « Lesquelz en grec sont nommez le bon chaco et le mauvais chalo » (fol. 189vc). Peut-être faut-il lire ici des déformations du mot grec daimon. 397 En raison de la note précédente, nous avons choisi de mettre le mot « chato », puisque nous ne sommes pas en mesure de trouver de preuves nous permettant d’insérer le mot exact. 398 Jésus Ben Sira est un érudit juif du IIe siècle av. J.-C., auteur du Siracide. 399 Il s’agit du Siracide, l’un des livres de l’Ancien Testament.

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congnoissance a Anchisés, son pere, et que en celle terre avoit il tenue haulte seignourie, pour

lesqueles causes il le vouloit plus haultement honnourer. Moult haultement le mercia Eenas

du grant honneur qu’il lui faisoit, et aprés lui monstra par humbles paroles comme, aprés que

Troye ot esté destruitte, lui avoient les dieux chargé et commandé comme en la terre nommee

Ytalie allast habiter, et comme par eulx lui estoit promise. Aprés lui dist comme pour le 1550

commant des dieux acomplir estoit il descendu ou fleuve du Thibre a toute sa compaignie et

sur cellui fleuve avoit place fermee par le consentement du roy Latinus, et Lauvine, sa fille,

lui vouloit il par mariage donner, mais Turnus, le filz du roy de Dardea, en avoit desplaisir,

par quoy encontre lui ot guerre commencee. Aprés ces parolles adoncques humblement lui

requist comme ayde lui voulsist faire et en sa guerre lui pleust le secourir, de laquele chose 1555

le roy Enander ne le vault escondire, ains lui promist que bien lui ayderoit et pour lui

employeroit avoir et chevance. De celle response mercia Eneas < mercia Eneas > le roy

Enander, et avec lui ferma aliances pour tenir la guerre encontre Turnus et contre ceulx [fol.

191vd] qui grief lui vouldroient faire. Alors fist Enander son filz Pallas venir, et pour celle

promesse acomplir et parfaire, le commist il a mener ses gens. Puis lui ordena IIIIC chevaliers 1560

fors et hardis, tres bien ordonnez, et de ses chevances assés lui bailla pour bien paier ceulx

de sa compaginie et fournir tout l’affaire qui lui fut chargé. Si tost que leur besongne fut bien

ordonnee et le jour fut venu qu’ilz deurent partir, ilz firent tous ensemble aux dieux sacrefices

en les requerant qu’ilz fussent a leurs aydes. Et lors que celebré fut celui sacrefice, print

Eneas congé du roy Enander et se print lors la royne durement a plourer pour la pitié que elle 1565

ot de Pallas, son filz. Mesmement Enander des yeux larmoya, si acola son filz a face

esplouree et en gemissant lui dist ces parolles : « Pallas, beau chier filz, se ores fusse jeune

ainsi que je souloye orendroit sans moy d’ycy ne partissez. Et pour ce que je suy vieil, requier

je pour toy noz souverains dieux que de ta personne me donnent avoir victoire tant que ains

que je muire te puisse reveoir. » A celle departie se pasma Enander. Et doncques Eneas et 1570

Pallas de lui se departirent, si firent de leurs gens les fors et les puissans aler par la terre et

les autres avec leur harnois sur les nefs monter. Lors pour la crainte qu’ilz ourent de Turnus,

qui a grant compaignie estoit sur les champs, alerent par la terre avec leurs gens, si prindrent

leur voye par devers la marine et cheminerent toute celle journee jusques ad ce que fut venu

le vespre que sur une montaigne les convint loger. L’endemain par matin comme ilz 1575

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chevauchoient, veirent le roy Tarcon400 qui par la mer nagoit et venoit au secours du roy

Eneas, si venoient ses nefz pour entrer ou Thibre pour ce que bien savoit que en ce lieu estoit

[fol. 192ra] descendu. De celle venue fut joyeux Eneas, si alla celle part ou il le vid descendre

et le receut moult honnourablement pour ce qu’il apperceut sa grande loyaulté et la vraye

amour qu’il avoit a lui de estre si tost a son ayde venu et le secourir en son adversité sans ce 1580

qu’il eust esté de lui requis ne sommé en aucune maniere. Comme parfait amy se voult lors

monstrer le roy Tarcon, combien que vrays amis soyent fors a trouver, car telz bons semblans

monstrent qui n’ont vouloir du faire et faillent au besoing quant leurs amis ont de eulx a

besongner, ainsi comme Pierres Alphons401 raconte d’un philosophe qui estoit en Arabe qui

avoit ung filz auquel pour essayer quelz amis il avoit fist tuer un pourcel et le mettre dedens 1585

une poucque. Puis l’envoya par son filz devers ses amis, faignant que ce fust ung homme

qu’il eust par fortune occis pour essayer quele ayde ilz lui feroient. Si fist comme son pere

lui ot commandé, mais oncques de tous ceulx qu’il cuidoit ses amis n’y eut cellui qui lui

donnast confort. Puis l’envoya son pere a ung sien vray amy, lequel en son affaire si bien le

conforta que moult celeement firent une fosse, pensant ce vray amy ce corps dedens enterrer 1590

jusques a tant que la chose lui fut verifiee, et par tant le trouva estre son vray amy, pour la

cause que nature garde et nourrist amour progeniele entre les personnes quant elle est conceue

raisonnablement entre gens qui veulent enteriner et garder les commandemens que la loy

nous donne. En la maniere que nous dit saint Ambroise, « l’amour fraternele est en Dieu si

prefixe que elle fait a son proisme comme a soy mesmes. » Et donc quant celle amour est 1595

loyaument de vray sang nourrie en pluseurs personnes, espandue et esparse, le sang se doibt

entre eulx entregar-[fol. 192rb]-der si que l’ung soit prest au besoing de l’autre et mettre

corps et biens pour leur indigence, comme il n’est chose aprés l’amour divine qui tant face a

amer comme l’amour de vray sang procreé, ainsi comme de plus pres est lyee et conjointte,

comme Herode, qui fut roy de Judee et tant ama Marienne402, sa femme, qui estoit juifve et 1600

il estoit payen, que pour l’amour d’elle laissa sa loy et se fist circoncir. Pour ce que vraye

amour est causee naturelement et plus contrainte que n’est celle acquise, dit ainsi Tulius403 :

400 Roi mythique de la Lydie, allié d’Énée. 401 Il s’agit de Pierre Alphonse, médecin et auteur espagnol du XIIe siècle. 402 Il s’agit de Mariamne l’Hasmonéenne, une princesse Hasmonéenne qui fut assassinée sur l’ordre de son époux Hérode. 403 Nous ne sommes pas en mesure de relier Tulius à un personnage connu.

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« Amittié baillee de nature, nettoyees de vices, est ayderesse a parvenir a l’amour celeste, car

elle est acompaignee de haulte vertu. » Pour ce doibt on naturelement amer les branches et

les fruis issus et procreez de la droitte rachine de son ancesseur, et ne doibt l’un amy attendre 1605

que l’autre l’appelle a son aide, mais s’il a besoing, sans requester le doibt secourir pour ce

que le sang de l’un doibt boillir dedens le coeur de l’autre et secourir sa neccessité comme la

sienne mesmes, pour ce qu’ilz sont d’une charnalité et doibvent estre en amour egaulx.

Des aliances que fist Turnus contre Eenas pour lui faire guerre. XXXIII.

En cest endroit convient ung petit cesser de Eneas et parler de Turnus, lequel pour la 1610

guerre faire aux Troyens grans gens assembla et amis et parens de toutes pars requist. Si fut

premier venu a son ayde Mesencius de Tusie, qui fut bon chevalier, avec lui le preux Lausus,

son filz, lesquelz avec eulx grans gens admenerent. De Prinerne404 fut venue la royne

Emila405, qui dame estoit de celle contree par la succession de Medalus406, son pere, laquele

avec elle grande compaignie d’autres nobles femmes armees admena et de bons chevaliers 1615

fut elle bien garnie. Quant la royne Emila, qui moult amoit [fol 192vc] Turnus, fut dedans la

cité de Laurence venue, des dames de la ville fut forment regardee pour ce que elle estoit

grande, forte et hardie et comme chevalier dehors se maintenoit. De toutes les parties de

Thoscane et de Lombardie furent devers Turnus moult de gens arrivez, et des vaulx

despoulleté407, grant peuple y survint dont chascun se tira devers lui a Laurence, pour ce que 1620

alors estoit la principale cité de toute Ytalie, en laquele, voulsist le roy Latin ou non, encontre

Eneas commencerent la guerre. En la cité de Agrippe, qui seoit lors en une partie du terroir

de Puille, envoya Turnus Venulus408 le sage devers Dyomedés, lequel aprés la destruction de

Troye s’estoit retrait en celle cité. Et pour ce qu’il avoit contre les Troyens la guerre menee,

lui faisoit il requerir humblement que contre Eneas lui voulsist ayder, et pour le contenter lui 1625

envoya de moult riches dons. De Laurence se partit Venulus, et en Puille hastivement alla,

404 Il s’agit de la ville de Priverno située dans le Latium en Italie centrale. 405 Dans le fr. 20124 fol. 181rb, on trouve aussi la forme Emila, tout comme dans le ms. BnF, fr. 2685 au fol. 190vd. Il semble s’agir d’une mauvaise lecture, partagée, du nom du personnage de Camille, présent dans les sources. 406 Il s’agit de Métabus, père de la reine Camille. 407 Il s’agit ici d’une mauvaise interprétation des montagnes des Pouilles. En effet, si l’on vérifie dans l’HAC, source de la B, on trouve la phrase suivante : « Trestuit i vindrent cil de Lombardie et de Toscane et des vaus d’Espolisse et de Puille » (BnF, fr. 20125, fol. 162vd). 408 Ambassadeur de Turnus auprès de Diomède.

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avec lui ses messages qui lui furent baillez. Si esploiterent tant jour et nuit leur erre qu’ilz

furent arrivez devers Dyomedés. Lors lui compterent humblement leur message comme il

voulsist ayder a Turnus, a qui Eneas eut guerre commencee, si lui vouldrent bailler les presens

et riches dons qu’il lui envoyoit. A celle requeste ne voult adoncques Dyomedés entendre, 1630

ne leurs presens prendre ne recepvoir, en soy excusant qu’il estoit vieil et leur disant que

contre Eneas ne vouloit faire guerre, car sa haulte prouesse congnoissoit de pieça, et bien

savoit des Troyens la force. Puis leur compta de lui et de pluseurs de Grece qui avoient esté

a Troye destruire et comment les dieux eurent de chascun prins vengance, du roy Agamenon,

comme il en fut mort, et Menelaus, en l’isle de Phaton409 en la derreniere partie d’Egipte mort 1635

et exillé, de Pirrus, de Ayaux et de pluseurs autres qui tous hon-[fol. 192vd]-nis en furent et

honneur en perdirent. En la conclusion leur dist Dyomedés comme contre Troyens n’avroit

il jamais guerre et que a Eneas portassent leurs presens pour savoir s’ilz pourroient paix faire

avec lui, et s’ilz lui faisoient guerre, en la fin en seroient dolens. Sans autre response avoir

s’en partirent les messages Turnus de la cité de Agrippe et vers Laurence leur voye 1640

retournerent. Mais avant qu’ilz peussent estre repairez, si durement fut la guerre menee que

les Latins en eurent du pire tant qu’ilz furent malement affieblis comme cy aprés vous le

pourrés entendre. De loyal coeur et ferme se voult excuser le roy Dyomedés sans flaterie ne

donner chose a entendre a Turnus qui ne fust veritable, considerant comme chascun dont dire

verité a cellui qui conseil lui demande, sans les biens ou la grace d’autrui tant desirer que par 1645

conseilz plaisans lui doyent fausseté faire, ainsi comme Valere raconte de Denise410, qui fut

roy de Cecille et tant cruel et plain d’avarice estoit qu’il avoit par dons voulu corrompre

Dyogenés411 qu’il fust de son conseil, lequel oncques ne le voult flater. Si advint que

Aristipus412, qui fut de son conseil, passoit une fois delez ung ruissel ou Dyogenés l’avoit sa

porre. Et lors lui dist Aristipus : « Se tu voulsisses flater le roy de Cecille, tu ne mengasses 1650

pas si povre viande. » Dont dist Dyogenés : « Se tu voulsisses vivre de tele viande, tu ne

flatasses pas le roy de Cecille. » A celle fin que chascun congnoisse le grant danger qui est

de croire flaterie et par faintes parolles autrui enhorter en vie inhonneste, dit saint

409 Il s’agit de l’île du Pharaon en Égypte. 410 Il s’agit de Denys l’Ancien, tyran de Syracuse. 411 Il s’agit de Diogène de Sinope, aussi appelé Diogène Cynique, un philosophe grec, contemporain de Philippe II de Macédoine, célèbre représentant de l’école cynique. 412 Il s’agit d’Aristippe de Cyrène, philosophe grec et disciple de Socrate. Il a servi Denys l’Ancien.

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Gregoire : « Endementes que tu querras blandices, la sobre vie te sera decepvante. » Par ceste

parolle poeut on assez congnoistre la desloyaulté et infame vie que ceulx esveillent, attrayent 1655

et nourrisent en la concupiscence de nostre humanité, quant par blandices et flateries faintes

[fol. 193ra] conseillent a autrui faire et acomplir ses vouloirs desloyaulx. Et pour les prouffis

qu’ilz en peuent recepvoir, devant eulx loent leurs fais et leurs parolles, soit bien ou mal ou

en quelque maniere que la chose adviengne, car par semblable voye que le feu s’esprent quant

le vent le souffle, se eschauffe la malice en la creature quant la voix du flateur manifeste son 1660

operacion. Pour l’inconvenient qui poeut ensuir de telz blandissemens dit Aristote en ceste

maniere : « Ne te fies en parolle qui sont flateresse, car c’est deception mortelement causee. »

Pour esprouver le vray de ceste matiere poeut bien chascun clerement veoir que celui qui

autrui flate se traist et deçoipt en corps et en ame, pour ce qu’il le nourrist en l’excercité de

son mauvais couraige et en gloire de presumpcion et lui tolt le repast de la sobre vie, pour 1665

quoy le corps est traÿ et deceu en la commocion de soy et de ses proismes, par lesquelz fais

l’ame est confondue et trestournee de la vie de grace.

Comme Turnus alla mettre le siege devant la place que Eneas avoit emparee. XXXIIII.

Tandis que le roy Eneas ses aydes assembloit par les manieres que ouyes avez, issit

Turnus hors de Laurence a tout sa compaignie. Et donc pour la cause qu’il estoit certain que 1670

Eneas fut hors de sa fortresse, alla lors devant Achanius, son filz, et les autres a qui elle avoit

esté commise a garder. Lors fist il trompes et buzines sonner, et vers le Thibre son ost

achemina, car lor eut il vraye intencion que ayseement avroit celle place, pour la cause que

Eneas s’en estoit parti et que gaires de gens n’y avoit laissez qui par raison la peussent

deffendre. Tant fist Turnus qu’il fut arrivé devant celle montaigne, qui bien fut emparee, et 1675

lors, lui XXe de ses chevaliers, si devant les autres se furent avanchez que devant la [fol.

193rb] porte furent arrivez, et lors demanda a ceulx qui dedens estoient s’il y avoit aucun qui

encontre lui voulsist bataille faire et en la place hors de la porte issir. Comme ceulx de layens

ourent ouyes ces parolles, oncques response ne lui vouldrent donner pour ce qu’ilz ne

vouloient enfraindre le commant que Eneas leur ot chargé. Et donc Turnus, qui forment les 1680

haoit, leur jetta ung dard et vers l’ost qui aprés lui venoit vistement retourna. Moult

s’esmerveillerent ces XX chevaliers que les Troyens n’estoient hors issus pour monstrer en

armes leur haulte prouesse qui par le monde estoit si renommee que l’en disoit que c’estoit

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la fleur de tous les chevaliers qui pour le temps vivoient. Alors que Turnus vey son ost

approucher et que les Troyens contre lui ne istroient, il chevauça entour de celle fortresse 1685

pour en veoir la closture et l’emparement de laquele part elle seroit plus aysee a prendre, pour

ce que voulenté avoit de l’assaillir. Ainsi comme Turnus fut entre la montaigne et le fleuve

du Thibre en regardant celle cloyson, il aperceut les nefz Eneas qui estoient ou rivage, et lors

a celle fin que les Troyens fuir ne s’en peussent, presentement y fist le feu bouter. Adonc y

ot grant cry et grant huee, car en pou de heure furent embrasees, sinon aucunes dont les 1690

chables rompirent qui aval la marine s’en aloient flotant, lesqueles les Latins ne pouoient a

consuivir pour ce qu’ilz n’avoient ilecques point de navire. Plus pour ce jour ne pourent

exploitter, ains pour le vespre qui de pres les hastoit, les convint lors en leurs tentes retraire,

qui cellui jour eurent esté dreschees en ung hault plain devant celle fortresse, et celle nuit

ensemble reposerent. Ainsi furent la nuit les Latins logez devant celle fortresse que les 1695

Troyens avoient emperee, [fol. 193vc] si eurent largement de vins et de viandes que les gens

de Laurence leur eurent apportez, pour laquele chose aprés le travail qu’ilz avoient souffert

toute celle journee si largement en prindrent qu’ilz furent de vins chargez et eschauffez pour

ce que gloutement celle nuit se maintindrent. Pour l’achoison du vin qu’ilz avoient beu furent

ilz yvrez et tous estourdis tant que celle nuit dormirent si fermement que leur affaire eurent 1700

mis en oubli, et leur logis fut mal eschauguetté pour ce que les ungs se attendoient aux autres,

dont grant dommage celle nuit leur advint comme cy aprés ouir le pourrez, car pluseurs par

yvresse ont esté honnis et leurs sens perdus, ainsi comme on list en la Vie des Peres d’un

hermite qui fut de l’ennemy tempté tant qu’il convint que par force l’un de trois pechiez

voulsist acomplir, c’estoient homicide, luxure et yvresse. Et donc lui sembla que yvresse 1705

estoit le mendre des trois et par quoy il pouoit moins Dieu courrousser, et adonc beut tant de

vin qu’il le convint estre yvre, si ot lors son sens et sa gloire perdue pour ce que en lui fut

tant nature eschauffee que pres d’illec alla ung monnier occire et par force viola sa femme.

Et donc par yvresse il commist trois vices. Pour cause que yvresse est si detestable que elle

esloigne l’ame de salvation et eschauffe le corps en autres mortelz vices, nous dit saint 1710

Augustin : « Yvresse est la rachine de tout crime, naissance de tous vices, turbacion de chief,

subversion d’engin et destruction de sens. » Pour quoy chascun se doibt sagement garder

qu’il ne enchee en ce peché mortel et que le vin qu’il boit ne le puisse <ne le puisse> en ce

cas decepvoir pour ce que c’est le germe et la rachine de quoy naissent toutes les choses

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contraires a vertu et empeschent la froideur de abstinence. Car ou celle chaleur se poeut 1715

embraser elle met [fol. 193vd] hors le sens de toute creature et le corps mesmes vertist en

douleur, car ainsi que le feu, qui petit a petit prent en une maison, se prent a une boise et ne

fait que lumiere, puis a deux ou a trois et donne chaleur tant que de plus en plus se croist, en

mulplie telement que en la fin est la maison toute arse, est il de l’omme qui se boutte en

yvresse. Car petit a petit lui eschauffe le corps, si se prent a ung crime, de cellui a ung autre 1720

tant que le Dyable dedens lui se met en tele maniere que de tous vices est seigneur et maistres.

A cellui propos nous dit Galienus413 : « L’omme qui est yvre est serf a tous pechez. » Pour

quoy il se fait mal boutter en tel service pour ce qu’il en vient trop de males souldees, car on

en pert la compaignie divine et fait on hommage a l’Ennemy d’Enfer quant on se met en son

servitude. Doncques pour estaindre celle flambe d’yvresse par abstinance nous debvons 1725

corriger, car elle tient le corps en saine vertu et garde l’ame de la perdicion en quoy ce vice

la murdrist et assomme, quant le corps par delict la veult continuer.

Comme Nisus et Erialus issirent de nuit sur les Ytaliens pour aler querir secours a

Eneas. XXXV.

Or nous convient parler de Achanius, le filz Eneas, et des autres qui avoient a garder 1730

celle fortresse que Eneas avoit emparee, lesquelz furent en crainte et doubte pour Eneas, qui

dehors estoit, et ce que devant eulx veoient Turnus, avec lui grant nombre de Latins, qui celle

place vouloient assaillir. Toute celle avespree furent en grant dement comme de Eneas

peussent avoir secours, mais oncques a celle heure n’y ot cellui d’entre eulx qui osast

emprendre l’aventure de issir pour aller devers leur seigneur dire ces nouveles. Quant ce 1735

vient ainsi comme a la mynuit que Turnus et ses gens furent bien endormis et [fol. 194ra]

aprés leur travail eurent tant beu de vin que le sommeil durement les lassa, se pensa lors

Nysus, qui estoit a la porte, que bien pourroit il lors aler a Eneas afin que de lui peussent

avoir aucun secours. Lors a son compaignon dist comme assommez furent les Ytaliens, qui

la devant estoient et dormoient saouls et yvres contreval leurs tentes, par quoy l’ost pourroient 1740

seurement passer et vers Palance tenir la droitte voye. Adonc furent d’acord ces deux

chevaliers comme ilz iroient haster Eneas afin qu’il venist les Troyens secourre. Si estoit a

413 Nous pensons qu’il s’agit peut-être de Claude Galien, médecin et auteur grec qui pratiqua à Pergame et à Rome.

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celle heure devers Achanius le conseil assemblé savoir par quele voye ilz en pourroient

chevir. Lors parla Nisus et dist en ce conseil comme entre lui et Erialus, qui fut son

compaignon, de leur vouloir avoient celle voye emprinse et que ainsi la vouloient acomplir. 1745

Quant Achanius en celle maniere les escoutta parler, de la joye qu’il eut les print entre ses

bras et du coeur larmoiant adonc les mercia. Puis se ordonnerent et saisirent les armes, et

leurs chevaulx leur fist on admener tout coyement sans aucune frainte, si qu’ilz furent prestz

ainsi que pour combatre. Comme ilz furent aprestez de partir, a celle heure de leurs portes

issirent et les barrieres de l’ost de Turnus passerent, si entrerent coyement es heberges pour 1750

ce qu’il n’y avoit qui leur contredist. Celle nuit debvoit Mesencius a tout ses chevaliers l’ost

eschauguetter, mais ja pieça s’estoit retrait en sa tente et pour ce que ses gens avoit trop beu

de vin, estoient cha et la couchez et endormis. Mesmes tous les Latins et les Ytaliens par

force d’yvresse en leurs loges dormoient. Lors dist Nisus et Erialus comme avec ces gens qui

ainsi dormoient leur convenoit leurs armes esprouver, si lui monstra la voye et la maniere par 1755

quoy aux gens Turnus pourroient faire dommage et comment subtilement les pourroient

grever. [fol. 194rb] Lors que entre les tentes se furent embatus, regarda Nisus dedens ung

paveillon ou il vid ung grant seigneur qui la dedens dormoit, et donc tira l’espee qu’il avoit

avec lui et en dormant lui trancha la teste. Aprés par les tentes se prindrent a faire grandes

occisions, de quoy ceulx de l’ost estoient esmerveillez quant ainsi les veoient sur eulx venir 1760

armez et leurs espees de sang toutes honnies. Si pensoient lors que les Troyens fussent a

puissance sur eulx saillis tant que ja les eussent mis a desconfiture, par quoy ilz ne savoient

en eulx deffence mettre. Longuement leur dura celle male adventure tant que le jour fut

presques approuché, si estoit a celle heure la clarté alumee en la tente Mesencius, pour quoy

alors n’y peurent rien forfaire sinon a son haulme, qui estoit bel et riche, que Erialus print et 1765

emporta. A celle heure fut ja la nuit tant alee que moult estoit pres de l’adjourner, et donc

pour leur chemin qu’ilz vouloient exploiter et que leurs ennemis avoient moult grevez, se

partirent tout quoyement de l’ost et a celle heure emprindrent leur voye pour aller vers la cité

de Pallance. Pour l’achoison du vin, dont les Latins et Ytaliens se furent enyvrez tant que

toute la nuit les avoit tenus en desroy sans ordonnance ne gouvernement, leur fut venu celle 1770

male adventure que par subtil engin leur eurent deux hommes porté si grant dommage,

comme il n’est si sage, si fort ne si puissant que par trop boire vin ne ait ses sens perdus et la

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vertu que Dieu lui a donnee, ainsi comme on list en Genesis de Loth414, quant il fut parti de

la cité de Segor415 et habitoit en la montaigne, et avec lui ses deux filles pour toute compagnie.

Lors pour avoir generacion lui firent ses deux filles tant boire de vin par deux nuitees l’une 1775

aprés l’autre que celles deux nuitz coucherent avec lui, l’une aprés l’autre, tant que pour le

vin [fol. 194vc] qui le maistrioit habita avec elles charnelement, de quoy l’ainsnee fille

concheut de lui ung filz qui fut nommé Moab, et la puisnee ung qui fut dit Ammicon416. Pour

ce voit on souvent advenir pluseurs invonveniens quant homme par yvresse pert ses sens

naturelz tant qu’il convient qu’il chee en subversion de l’engin de son coeur. En la maniere 1780

que dit saint Ambroise : « Yvresse est naissance de pechié inceste qui pis vault que ne fait

avoultase417. » Doncques ne doibt aucun tant amer la delectation de vins ne de viandes qu’il

conviengne que sa sapience et son entendement soient tournez de sens en folie, tant que sa

memoire soit si perturbee qu’il ne congnoisse premier Dieu ne ses sacremens, sa foy et la loy

qui lui est ordonnee, mais comme beste corrompre soy mesmes et par inceste sa char et son 1785

sang sans avoir en soy consideracion se la chose qu’il fait est bien ou ilicite. Mais ainsi

comme le serpent eschauffe, qui art et envenime toutes les choses en quoy il habite, le peché

d’yvresse corrompt et destruit toutes les vertus qui peuent estre en homme. Pour celle cause

nous dit saint Jherome : « Nulle chose ne aggrave tant l’entendement de homme comme fait

gourmandise et yvresse. » Et pour ce, quant le ventre est enflé et plain de vin et de viandes, 1790

le sens de l’omme est converti en espece de beste, car il n’a mais aucun entendement sinon

seulement en pecheresses œuvres et a perdu ses sens qui le doivent garder des deceptions de

l’Ennemy dampnable, lequel, quant il voit que par yvresse se dort en pechié, il lui court seure

et le met a martire pour ce qu’il ne se scet ne ne poeut deffendre, et convient que son corps

en soit empiré, sa santé affoiblie, son sens mutilé et toutes ses vertus telement agravees que 1795

l’ame est en danger de perdicion se par divine grace n’est restituee.

414 Personnage biblique, neveu d’Abraham, que la tradition chrétienne classe parmi les patriarches. 415 Nous pensons qu’il s’agit de la ville de Sodome, située au sud de la mer Morte, qui sera détruite par le feu de la colère divine. 416 Il s’agit de Ben-Ammi, fondateur des Ammonites, peuple de la Bible. 417 Dans le ms. BnF, fr. 20124, on trouve le mot « advoultoise » (fol. 183ra). Il s’agit en fait du terme « avoutise », un synonyme du mot « avoutire » qui signifie « adultère », selon le DMF.

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[fol. 194vd] Comme Nisus et Erialus morurent l’un pour l’autre en alant devers Eneas.

XXXVI.

Quant Nisus et Erialus, ces deux chevaliers, se furent partis de l’ost des Latins pour

aller a Palance en la maniere que vous avez ouye et ilz se furent ung petit esloingnez, advint 1800

qu’ilz rencontrerent ung Ytalien chevalier nommé Volceus, lequel aloit a l’ayde de Turnus et

IIIC chevaliers lui menoit de sa terre. Lors que ce chevalier a toute sa compaignie debvoit

entrer au logement Turnus, regarda a senestre, si vid Nisus et Erialus, qui a celle heure vers

Palance aloient. Et doncques le heaulme Mesencius, que Erialus portoit sur son chief contre

la lune si fort resplendissoit qu’il sembla que chevaliers estoient. Pour celle cause les 1805

poursuirent les Ytaliens chevaliers et tant que de si pres les ourent approuchez que Volceus

premier a eulx parla et demanda quele part aller vouloient et se Latins ou Troyens estoient

pour les cuider arrester aux paroles. Tousjours avant aloient sans aucun arrest faire ne a

Volceus donner aucun respons, ainçois pour leur fait plus quoyement celer, tournerent en

fuite vers une forest qui pres d’illec fut ou ilz pensoient mieulx eulx mucher. Lors les 1810

poursuirent les Ytaliens et par diverses voyes en la forest entrerent tant qu’il leur advint que

pour l’obscurté de l’ombrage du bois ne savoient leur droit chemin tenir. Si entra lors Nisus

en ung sentier estrange qui des Ytaliens tantost l’esloigna et Erialus se trouva en une chariere

sans celle voye tenir par quoy fuir ne pot a ceulx qui le suivoient. Comme Nisus, qui ja tant

estoit esloigné des Ytaliens que bien s’en pouoit seurement aller, vid que Erialus aprés lui ne 1815

venoit, en son coeur fut durement couroussé, si se arresta lors pour escouter s’il [fol. 195ra]

le orroit venir. Pour l’obscurté de la nuit et que Erialus ne savoit lors aucun chemin tenir, se

trouva si pres entre ceulx qui le poursuivoient que nulle part ne savoit ou tourner et tant que

par force le prindrent et le saisirent. Ainsi comme Nisus pour son compaignon en ce dement

estoit, retourna sa voye vers les Ytaliens pour escouter s’il le pourroit ouir, et comme ung 1820

pou avant devers l’entree se fut retourné, entendit les cris de son compaignon qui a force

estoit retenu des Ytaliens qui l’avoient saisi. Adonc fut Nisus plus dolent que devant et courut

celle part comme tout foursené, si pensa lors comment Erialus pourroit delivrer. Et donc pour

l’ombrage qui estoit en ce bois quoyement se tira vers les Ytaliens et d’un dard qu’il tenoit

si roidement lança que ung Ytalien si puissaument feri entre les espaules que parmy le corps 1825

lui fist fer et fut passer tant que du coup chut mort sur la terre. Lors les Ytaliens, qui ce cop

regarderent, s’esmerveillerent dont il pouoit venir, car pour la nuit qui estoit obscure ne

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pouoient avoir de Nisus congnoissance ne de quele par fut ce dard a eulx venu. Ainsi que

lors estoient en ce dement, leur jetta Nisus encore ung autre dard, de quoy il occist l’un d’eulx

en la place, ce qui forment les espoenta et les esmeut en ire et couroux. A celle fois Volceus 1830

fut lors comme tout foursené et bien cuida de couroux enrager pour ce que nul ne savoit qui

ces dars ot gettez. Quant Nisus l’esgarda plus ne se pot tenir, car il veoit son compaignon

occire, ains se mist il entre eulx, si leur print a dire : « Laissez cellui que occire voulez et me

prenez, car j’ay jettez les dars et perpetree ceste occision, par quoy je ne vueil pas que pour

mon fait ainsi soit pugny ! » Endementes que Nisus disoit ces parolles, Volceus, qui estoit 1835

rempli de fier couraige, hastivement occist Erialus tant que en [fol. 195rb] celle place le

convint morir. Et comme Nisus aperceust cel oultrage que son compaignon pour lui estoit

occis, il tira lors l’espee, qui souef trenchoit, et choisy Volceus emmy sa compaignie et adonc

le fery parmy la bouche tant qu’il lui fist le fer par le col saillir et que sur la terre le convint

tantost choir mort. Quant ce aperceurent les Ytaliens que Volceus, leur seigneur, fut occis, 1840

seure coururent a Nisus pour l’occire, et tant de playes en son corps assirent que bien

congneut qu’il ne pourroit garir. En la griefve douleur en quoy il estoit jetta ses yeulx a

Erialus, qui sur la terre estoit mort gisant, et donc pour eulx ensemble de ce siecle finer au

long de lui tout navré se coucha et bras a bras en celle place finerent leurs jours. Moult se

estoient ces deux chevaliers entreamez loyaument et l’un a l’autre foy et raison gardee, 1845

comme c’est chose qui a chascun doibt plaire et le commant de la Sainte Escripture, ainsi

comme raconte Vincent418 de Amis et Amiles419, lesquelz en leur temps s’entreaimerent

loyaument tant que Amis pour son compaignon Amiles en gaige criminel son corps exposa

sur ce que de Belicent420, fille Charles le Grant421, ot esté par le conte Ardy422 mortelement

accusé et ou nom de lui en ce gaige l’occist. Et depuis cil Amiles, pour son compaignon Amis 1850

de lepre garir, occist ses deux enfans, et du sang le lava, par quoy il fut purgé de celle maladie.

Si morurent depuis en bataille ensemble et furent leurs corps enterrez l’un avec l’autre. Pour

charité garder et nourrir amour entre les creatures et que leur amitié soit par entre eulx

constamment gardee, dit ainsi saint Ambroise : « Vraye amitié doibt estre constante en la

418 Il s’agit sans doute ici de Vincent de Bauvais. 419 Amis et Amile est un roman de chevalerie en français racontant l’histoire d’amitié des protagonistes. 420 Il s’agit de Belissant, fille fictive de Charlemagne, qui, dans Amis et Amile, épouse Amile. 421 Il s’agit de l’empereur Charlemagne. 422 Nous ne sommes pas en mesure de relier Ardy à un personnage connu.

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perseverance de son loyal effort sans ressambler l’enfant qui pour poy de chose change son 1855

amour. » Et donc quant amitié est purement nourrie entre les personnes par vraye [fol. 195vc]

amour acquise, elle est cree [sic] de oeuvre caritative, qui selon Dieu et ses commandemens

les fait amer l’un l’autre autant ou plus naturelement que ceulx qui sont creez de sanguine

amour. Et est dilection entre eulx mieulx gardee, si comme on le voit pluseurs fois advenir,

que n’est l’amour causee de lignaige, mais quant charité et lignaige se y mettent, celle amour 1860

est parfaitte et glorieuse a la loenge de nostre Seigneur, car sans charité n’y a riens parfait et

n’y poeut estre vraye amour confermee que l’un et l’autre aiment loyaument. De ce parle

saint Augustin en ceste maniere : « Amer et ne estre amé, c’est turbacion. Et amer et estre

amé est dilection bonne et delectable. » Et pour congnoistre ceste vraye amitié tant que elle

soit egale et non corrompue la doibt chascun loyaument garder entierement sans division, car 1865

cellui qui a amour, il a charité et qui a charité il est avec Dieu et Dieu l’aime et est avec lui.

Comme Turnus fist assaillir la place sur les gens Eneas. Chappitre XXXVIIe.

Quant en la maniere que ouye avez furent Nisus et Erialus l’un pour l’autre occis et

bras a bras fur la terre gesans, les Ytaliens tout leur harnois saisirent et tout l’avoir que avec

eulx portoient. Et lors pour la grant douleur que au coeur lui423 [sic] toucha pour Volceus, 1870

leur seigneur, qui fut mort, trencherent ilz les testes des deux compaignons, et avec eulx

porter les firent. Puis prindrent ilz le corps de leur seigneur ainsi occis et sur ung cheval avec

eulx l’emporterent, pour ce que pres estoient des tentes Turnus et jusques en son ost n’avoit

gaires de voye. Comme par matin furent en l’ost arrivez a tout leur seigneur qu’ilz portoient

mort, entendirent les noises et les cris de[s]424 occis et des navrez que Nisus et Erialus par 1875

leur haulte proesse avoient la nuit passee de leurs corps essoignez par quoy de mal en pis se

doubla leur douleur. A celle heure devers Turnus allerent lui [fol. 195vd] compter la maniere

des choses merveilleuses qui advenues leur furent, de Volceus, leur maistre, qui gisoit en

biere, et comme en la forest avoient occis ces deux chevaliers desquelz les testes lui

presenterent. De la mort Volceus fut Turnus moult dolent, mais de la destruction des deux 1880

chevaliers assez se resjouist. Si fist lors sur deux lances les testes des deux chevaliers mettre

et devant les barrieres des Troyens poser. Quant Achanius et ses compaignons apperceurent

423 Dans le ms. BnF, fr. 20124 on trouve le mot « leur » (fol. 184rb). 424 Après vérification dans le ms. BnF, fr. 20124, on retrouve le mot attendu « des » (fol. 184rb).

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les testes, en leurs couraiges furent tristes et marris, mais pour celle cause trop ne

s’esbahirent, ains pour leurs ames deprierent les dieux et mirent paine au demourant garder.

Comme cellui jour fut le soleil en hault monté et que chascun de eulx ot ses armes prinses et 1885

aprestees, fist Turnus par son ost trompes et cors sonner afin que chascun se aprestast de

assaillir. Pour les fossez emplir cloyes et fagos porterent et contre les murs firent les eschieles

drescher. Si se penerent de fort assaillir et fierement avec eulx combatirent, mais les Troyens

bien se deffendirent de cellui assault et l’entreprinse de leurs adversaires. D’un parti et d’autre

ot dure meslee, car ceulx de dedans dars et flesches trayoient pour les Latins de leurs murs 1890

esloigner, et tant que les premiers qui l’assault [commencerent]425 convint a force hors des

fossez vuider. Quant Mesencius ainsi regarda que tous ses gens vouloient l’assault guerpir,

il fist lors feu gregois en pluseurs lieux lancer encontre les pallis pour veoir se la closture se

pourroit embraser. Et quant Turnus vey l’assault recommencer, de rechief fist les fossez

emplir et les habillemens contre les murs mettre. Lors plus fort que devant recommença 1895

l’assault, mais les Troyens tres bien se deffendirent tant que les gens Turnus ne leur peurent

forfaire, et les convint par force cil assault guerpir pour ce que moult en mirent [fol. 196ra]

a occision. Devant la porte ot une tour de fust grande et haulte et bien emparee et dedens

chevaliers qui bien la deffendirent. Si fut lors celle tour si fort assaillie que les Ytaliens

dedens le feu boutterent si ardamment que tantost fut esprinse et tout le bois par dehors 1900

embrasé. Comme les Troyens qui celle tour gardoient aperceurent le feu qui les surprenoit,

ce ne fut de merveille se ilz furent effroyez, et comme cellui feu ne peurent estaindre et illec

les convenoit morir, issirent de la tour chascun l’espee ou poing et parmy ceulx de l’ost se

cuiderent sauver. Mais comme ilz combatoient a leur adversaires, sur eulx chut la tour qui

tous les fist morir sinon Helenor426, lequel en combatant fut lors saisy et prins, et ung nommé 1905

Licus427, lequel se sauva dedens la fortresse. Moult y ot cellui jour de mors et de navrez, et

d’un parti et d’autre pluseurs leurs jours finerent, mais l’ombre de la nuit les fist departir et

aux Latins cil assault laisser, pour quoy en leurs tentes les convint retraire. En esperance de

vengance prendre de la mort Volceus se estoient esjouys les Ytaliens pour celle fortresse

qu’ilz cuiderent prendre, mais quant l’assault fut departi et ilz se trouverent vaincus et foulez, 1910

425 Cet ajout a été fait après vérification dans le ms. BnF, fr. 20124 au fol. 184vc. Comme « convint » est principal, il fallait nécessairement un verbe pluriel après le mot « assault ». 426 Troyen mourrant de la main de Turnus. 427 Idem.

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laisserent lors leur joye quant de leur meschef eurent congnoissance et de la perte qu’ilz

avoient faitte. Mais Turnus, qui le peuple d’Ytalie subjugoit, voulut pour son orgueil relever

celle joye et contre droit fierement la maintint, ce que depuis lui fut a si mal eur tourné que

par tout cellui regne en courut la douleur, ainsi comme Ovide raconte ou IXe livre de

Methamorphose de Pallas428, fille du roy Tantalus429, laquele en sa buzine print si grant 1915

desplaisance que de buziner la joe lui enfla. Et pour ce que de ce se trouva escharnie, laissa

l’instrument par grant desconfort, lequel instrument Martis430 recueillit, par quoy [fol. 196rb]

il se enorgueilli encontre Phebus, et contre sa harpe sa buzine esleva, par quoy en la fin

escorcher le fist, de quoy les dieux de Frige tant plourerent que de leurs larmes sourdi ung

grant fleuve, lequel en celle terre fut Martis nommé. Pour la division de dueil et de joye plus 1920

clerement congnoistre et la mutacion de nos fragilitez nous dit ainsi saint Jehan Crisostome :

« Pluseurs personnes sont fervent en leur commencement, lesquelz a la fin se retournent en

dissolucion. » Et pour ce le bon arbre porte son fruit quant il est gourverné selon ce qu’il

requiert, ainsi que la personne, quant elle est gouvernee en loable doctrine et elle se maintient

vertueusement, elle est plaisante a Dieu en toutes ses œuvres. Mais quant orgueil ou 1925

presumpcion le mette hors de celle droite voye, elles lui tollent la gloire qu’elle avoit

pourchassee et ravissent sa joye en mortele douleur par la buzine de quoy parlé avons, laquele

poeut assés estre comparee a vanité, gloire et ypocrisie qui tout le monde par leur hault son

affolent et abolissent la harpe catholique, laquele ja pieça nous fut ordonnee et mise en accord

par le son des prophetes et des benois apostres, par quoy telz buzineurs doibvent jus mettre 1930

l’orgueilleuse buzine et entendre le son de la benoitte harpe. Doncques pour abolir la buzine

orgueilleuse que contricion poeut legierement destruire quant repentance se convertist en

larmes, nous dit Ysodore : « Les larmes du penitent en baptesme sont receues devant Dieu. »

Et pour ce ne doibt nul soy orgueillir en l’eslevement de la gloire du monde pour ce que

fortune en petit de heure le destruit et escorche, se de coeur repentant n’a pitié de soy mesmes 1935

tant que les larmes de contricion puissent apaiser son oultrecuidance. Comme le repentant

couronné de baptesme et puriffié par confession, les larmes qu’il pleure de fervent coeur

428 Il n’y a aucune référence dans le neuvième livre des Métamorphoses à une Pallas fille de Tantale. La seule Pallas qu’on y retrouve est celle du mythe d’Arachné. 429 Il pourrait s’agir de Tantale, roi de Lydie, qui fut condamné à être placé dans un fleuve et sous des arbres fruitiers sans jamais ne pouvoir s’abreuver ou se nourrir. 430 Il s’agit de Mars, dieu romain de la guerre.

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contrict en [fol. 196vc] sa penitance descendent ou fleuve qui court en Paradis, et sera leur

douleur esclarcie en joye. Et l’orgueilleuse glorificacion sera estainte es pallus d’Enfer tant

que a tousjours mais avront et pleur perpetuelemens. 1940

De la premiere bataille d’entre Turnus et le roy Eneas, et comme Turnus se mist en la

mer. Chappitre. XXXVIIIe.

Cy endroit nous convient retourner au roy Eneas, qui de toutes ces choses advenues

puis son partement qu’il estoit allé a Pallance vers le roy Enander pour secours pourchasser

n’avoit il ouy aucunes nouveles. Ains tout ce secours que le roy Tarcon et Pallas, le filz 1945

Enander, avec lui admenoient par eaue et par terre exploiterent leur voye. Bien eurent trente

nefs armees et garnies de toutes choses qu’il leur convenoit, si nagerent tant contreval le

rivage qu’ilz vindrent pour descendre pres de leur fortresse tant par la terre que par la marine

pour secourir leurs gens qui les attendoient. De celle venue sceut Turnus la nouvele, ce qui

au coeur durement lui pesa, pour quoy il fist les armes a ses gens saisir et a Eneas voult garder 1950

la descente, mais sa puissance petit lui valut, car voulsissent ou non mist, Eneas ses nefz a

seurté sur la terre tant que aucunement ne furent dommagees sinon la nef ou fut le roy Tarcon

qui empiree fut en ung des costez. Moult se pena Turnus atout ses gens de cellui pas garder

tant que Eneas illec ne peust descendre, mais ce fut pour neant, car il descendit, et par mer et

par terre ses gens ensemble mist et fist lors descendre destriers et sommages, tant des siens 1955

comme des estrangiers et de ceulx qui par mer estoient venus en sa compaignie. Si tost que

Eneas fut monté a cheval, aux gens Turnus fist la place vuider tant que ses gens pourent leurs

chevaulx et harnois seure-[fol. 196vd]-ment a la terre mettre et qu’ilz furent tous mis en

ordonnance. Comme les Troyens furent en bataille, les voult Turnus a celle heure combatre

et donc des deux parties sonnerent leurs buzines, clarons et trompes pour eulx esmouvoir. Si 1960

laisserent lors les destriers courir si roidement les uns encontre les autres que Eneas occist

Theneron431, qui de riches armes estoit ordonné. Ou fort de la bataille estoit Gayam432, qui

une gande machue portoit entre ses mains, de quoy il occist pluseurs Troyens, et Lyram433

d’autre part, qui moult d’armes y fist, mais tous furent par Eneas occis. En celle bataille occist

431 Théron, guerrier inventé par Virgile. 432 Nous pensons qu’il s’agit de Gyas, guerrier latin.433 Il s’agit de Lichas, un guerrier.

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Turnus pluseurs des Troyens et entre les autres mist il a mort Pallas, le filz Enander, qui au 1965

secours Eneas estoit venu comme ouy avez, lequel en son temps et ad ce jour ot fait de moult

haultes proesses pour ce qu’il estoit fort et vaillant chevalier. Ainsi comme Pallas gisoit mort

sur la terre, print Turnus son anel, qui de fin or estoit, et la chainture que pour lors avoit

chainte. Lors que cellui Pallas ot esté occis, de tous les Troyens fut forment regreté, et ou roy

Eneas n’y ot lors que courousser, car pour ayde lui faire fut il la venu. Adonc issy hors 1970

Achanius, le filz Eneas, et ses gens qui demourez estoient dedens la fortresse, si se ferirent

lors lui et ses chevaliers ou fort de la bataille avecques Eneas et contre les Latins fierement

se maintindrent. Lors enforça l’estour merveilleusement pour ce que ceulx de Troye

vouldrent venger la mort de Pallas et de leurs amis qui ce jour mors estoient, si fut l’estour si

dur et si merveilleux que cellui jour il convint a pluseurs mort souffrir tant que l’erbe du 1975

champ faisoient de sang rougir. Au point que la bataille en son plus fort estoit et que Eneas

queroit Turnus afin de venger sur sa personne la mort de Pallas et le vouloit occire, advint

que le Dyable voulant esloingner la [fol. 197ra] mort de Turnus a celle fin que plus de maulx

peust faire, en la semblance de Eneas se mist, et devant Turnus adonc se apparut, qui contre

ceulx de Troye fierement combatoit. Comme Turnus aperceut cellui Dyable, pensa a soy que 1980

c’estoit Eneas, lequel en son coeur mortelement haoit, et donc vers lui jetta ung trenchant

dard et le cuida de ce coup occire, mais le Dyable se retrait en fuiant vers les nefs pour lui

faire entendant qu’il fust Eneas qui en la mer se voulsist sauver. Adonc entra le Dyable en

une de ces nefs, pensant Turnus que ce fust Eneas, qui plus en la bataille ne l’osast attendre,

et donc de hardi coeur illec le poursuy et entra la nef pour le cuider occire. Si tost comme 1985

Turnus fut dedens la nef entré, l’espee ou poing pour le cuider ferir, oncques ne trouva leans

a qui il peust parler pour ce que le Dyable fut ja esvanouy et ot rompu le cable a quoy la nef

tenoit. Parmy celle nef tournoya moult Turnus pensant leans trouver Eneas et que pour lui se

fust la dedens esconsé, mais oncques cellui jour n’y vit creature. Par celle illusion fut Turnus

moult deceu, ce qui lui tourna a grant prejudice, comme les ennemis entre nous se apperent 1990

en pluseurs estas, semblances et figures pour nous decepvoir et attraire, ainsi comme l’en

compte es histoires de France comme a cause d’une heresie qui se nourrist ou peuple ou

temps de l’empereur Valentinien434, de quoy ensuirent desloyaulx sacrefices, se apparurent

les dyables entre les personnes, et en la semblance des uns aux autres se monstroient, faignans

434 Empereur Valentinien Ier, co-empereur romain (avec son frère Valens) de 364 à 375.

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boire et menger avec eulx, et en celle doctrine de mal faire les enhortoient pour les conduire 1995

a dampnacion. Tendant afin de resistence contre ces demoniques personnes et perturbations

et pour eschiver ces voyes deceptives, dit ainsi saint Pol aux Ephesiens435 : « Vestez vous des

armes de nostre Seigneur afin [fol. 197rb] que vous puissez ester a l’encontre de l’Ennemy

d’Enfer. » Et pour ce debvons nous prendre valables armeures qui deffendre nous puissent

de tel adversaire et garder en force nostre entendement. Ce sont les armes du Saint Esperit, 2000

qui encontre tous vices donnent deffension, car tout en la maniere que le cler soleil, qui fait

son cours naturelement, nous administre sept benois esperis comme clareté, chaleur, joye,

labour, faictefiement436, nourreture et corperele vie. Semblablement, le Saint Esperit, comme

dit Ysaÿe au tiers livre de Sentences, nous donne sept glorieux dons pour nous armer et

prendre deffence a l’encontre du prince d’Enfer, c’est sapience, entendement, conseil, force, 2005

science, pitié et la paour de nostre Seigneur, qui sont sept rainseaulx, lesquelz naissent du

fleuve du Saint Esperit. Et combien qu’ilz soient nommez esperis, si n’est ce seulement que

le Saint Esperit qui se espant partout ou il veult. Or pensons donc de nous fortiffier en la

seurté de ces sept deffences afin que l’Ennemy, par ses subtilz agaits, devant nous ne se

puisse apparoir ne par illusions nous faire entendant des choses iniques que ce soient vertus, 2010

et que par son art ne nous deçoipve qu’il ne nous mette hors d’avec les bons qui se combatent

pour grace acquerir tant que dedens la nef de pechié corrompue ne vous boutte en la mer de

perdicion.

Comme Turnus entra en une nef aprés le Dyable qui le decepvoit. XXXIX.

Entretant, comme Turnus queroit Eneas parmy la nef de quoy parlé avons, le ot ja le 2015

vent si esloigné du port que a habandon floitoit aval la mer si avant qu’il ne pot recouvrer la

terre, combien qu’il cuida de la nef issir et en l’estour avecques ses gens aller, mais en ce

point demourer le convint et au plaisir du vent prendre son adventure. Lors que Turnus estoit

en ce peril et qu’il ne [fol. 197vc] savoit ou aller, il veoit devant lui ses chevaliers occire en

la bataille qui encores duroit, congneut il bien qu’il estoit deceu et que sa compaginie estoit 2020

en danger pour ce qu’il ne les peut adoncques secourir. Ainsi qu’il estoit en celle douleur du

435 Il s’agit des Éphésiens. 436 Ce mot n’est pas attesté dans les dictionnaires. Dans le ms. BnF, fr. 20124, on trouve le mot « fructifiement » (fol. 185vd), qui offre une lecture plus probable de sens.

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coeur gemissant piteusement, Jupiter reclama, lui suppliant que ayder lui voulsist en celle

adversité, et de ses dieux forment se complaignoit, qui en ce point l’avoient laissé mettre que

devant lui veoit ses gens occire et si ne leur pouoit aucune ayde faire. Riens ne lui valut le

crier ne le braire ne desconfort que en soy peust avoir, car celle nef en quoy il estoit sans 2025

arrester tantost par la mer naga selon ce que le vent le vouloit conduire que d’aventure se vint

aborder au port de Dardea, dont son pere fut sires. Lors estoit la bataille en son plus grant

pouoir, et durement ensemble combatoient tant que Eneas, par sa chevalerie, faisoit des

Latins grandes occisions, et Mesencius, qui les gouvernoit contre les Troyens, fierement se

contint. Des celle heure estoient pluseurs Latins par ceulx de Troye mis a destruction comme 2030

Tarcon et pluseurs autres chevaliers de nom, et des Troyens fut mort Eriphaton437 et grant

plenté d’autres, qui en vaillance avoient leurs jours finez. Comme sans mercy l’un de l’autre

avoir ainsi s’entreoccioient, advint que Eneas navra Mesencius et par la cuisse d’un glaive le

fery, mais par ses gens fut adoncques rescoux et a force mis hors de celle presse. Quant

Lausus vid son pere Mesencius navré, se il fut couroussé ce ne fut de merveille. Si leverent 2035

lors les Troyens ung cry, par quoy les batailles se ferirent ensemble et si fierement adonc

s’entreenvaÿrent que a cellui estour osta Eneas a Lausus la vie. A celle heure estoit Mesencius

retrait sur le fleuve du Tibre atout partie de ses chevaliers pour sa playe lier [fol. 197vd] et

restraindre, quant les gens de Lausus, son filz, celle part acoururent, et en plourant lui

nomerent sa mort et comment Eneas ainsi l’avoit occis. De celle chose ouir fut Mesencius 2040

triste tant comme pere pour filz le pouoit estre, et donc pour essayer a venger celle mort, fist

lors sa cuisse bender et estraindre et sur son cheval hastivement monta. Lors comme chevalier

en qui honneur a habandon flourissoit au plus fort de la presse des Troyens se mist, si furent

par lui tant de prouesses faites que merveilles estoit de le regarder, car contre Eneas fierement

se maintint et pluseurs dars trenchant cellui jour lui jetta. Fort et merveilleux fut par entre 2045

eulx l’estour et durement ensemble combatirent, mais en la fin le ferit Eneas tant que

dessoubz lui fut son cheval occis dont a terre le convint mort cheoir. Grande fut la huee et le

cry des Latins quand Mesencius veirent mort trebuscher, et sur eulx tourna la desconfiture

telement que eulx ne les Ytaliens ne peurent plus cellui estour souffrir. Ains vers Laurence

tournerent tous en fuite ou ilz attendirent leur maistre Turnus, lequel de Ardea438 [sic] 2050

437 Nous ne sommes pas en mesure de relier Eriphaton à un personnage connu. 438 Dans le ms. BnF, fr. 20124 on trouve « de Ardea » (fol. 186rb), tout comme dans le ms. BnF, fr. 2685 au fol. 196vc).

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ilecques a eulx revint combien qu’ilz ne savoient qu’il estoit devenu. Grande perte et

dommage cellui jour receurent et plus eussent fait se n’eust esté la nuit qui les fist departir,

pour quoy en la cité allerent les Latins, et Eneas a toute sa compaignie dedens leur fortresse

celle nuit se retrairent. Pour la cause que tous les gens qui estoient venus au secours Eneas

ne pouoient loger en celle closture, sur le fleuve du Thibre firent dresser leurs tentes et pour 2055

la nuit ilec se logerent, mercians les dieux de leur bonne adventure. Grant desconfort

menerent les Latins pour la grande merveille qui de Turnus leur fut advenue par le Dyable

qui subtilement ainsi l’avoit deceu [fol. 198ra] tant que a leur besoing leur estoit failli, pour

laquele chose lors furent en grant doubte que les dieux se fussent a eulx courroussez et que

de leur destruction ce fust le signe qui en ce point leur eust esté demonstré, ainsi que maintes 2060

fois a l’en veu advenir pluseurs signes en fait de bataille sur la confusion d’aucunes des

parties, ainsi comme Valere raconte du temps de la guerre de Romme et d’Auffrique que les

Rommains veirent pluseurs signes et grandes merveilles de quoy ilz furent moult espoentez,

car il leur sembloit que le soleil et la lune se deussent combatre et que le ciel se deust en deux

partir, voyans deux escus de couleur sanguine, par quoy ilz furent en tele cremeur de perdre 2065

leur force contre les Auffriquans et ceulx de Carthage que ce sembloit presque gens desconfis

qui des dieux craingoient la pugnicion. Pour ce que tout le monde multiplioit en guerre ains

l’advenement de nostre Seigneur et que a sa venue fauldroient les batailles, donna signe

Ysaÿe a ceulx qui lors vivoient comme celle guerre seroit en paix muee et dist lors ces

paroles : « Dieu jugera les gens et arguera les peuples tant qu’il convertira les glaives en soes 2070

et les lances en faulx sans eulx contrarier par glaives et batailles. » Desqueles paroles les

signes apparurent, car au temps qu’il fut né n’estoit [sic] le peuple en paix par bonne unité439

et veit chascun les choses ainsi advenir. Et en pourchassant paix entre les creatures qu’il avoit

formees et les princes d’Enfer qui leur faisoient guerre si mortele que pour lors tout mettoient

a destruction, monstra il apertement moult de glorieux signes sur la desconfiture des ennemis 2075

dampnables et en la victoire du lignaige humain. Et pour les incredules qui les signes de lui

ne veulent concepvoir et ne ont creance que ainsi doye advenir sans le tempter par faulte de

439 Dans le ms. BnF, fr. 20124, on trouve la formulation suivante : « Car au temps qu’il fut nez estoit le peuple en paix par bonne unité » (fol. 186vc). De plus, comme la négation avant le « estoit » n’est pas présente dans le manuscrit de contrôle et dans le ms. BnF, fr. 2685 (fol. 196vd), nous avons jugé qu’il s’agit d’une erreur du copiste.

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[fol. 198rb] foy, dit ainsi saint Mathieu440 en son Evangile : « La mauvaise generacion

requiert signe lequel elle ne avra sinon le signe de Jonas le prophete. » Pour ce est il que

ceulx qui sont deffectifs en foy et sans veoir ne veulent croire les vertus divines, comme saint 2080

Thomas441, qui ne voulut croire jusques ad ce qu’il bouta son doy en la playe. Et pour ce

ceulx qui ne veulent croire sans signe apparant ressemblent les Pharisiens442 qui a Jhesucrist

demanderent signe des choses qui de lui debvoient advenir, dont il leur donna signe de sa

resurrection qu’il seroit au tiers jours ainsi que Jonas au ventre du poisson et au tiers jour tout

sain en issy. 2085

De Pallas, filz du roy Enander, qui fut tué par Turnus en celle bataille. XL.

Lors que celle bataille ainsi fut finee comme ouy avez, fist Eneas le lendemain par

matin sur le champ querir le corps de Pallas, qui en la bataille avoit esté occis, et aprés le fist

mettre en riche sepulture et comme filz du roy embasmer et estraindre. Quant le corps de

Pallas fut ainsi ordonné, l’envoya Eneas a Enander, son pere, par ses chevaliers moult 2090

honnourablement a tout les grandes proyes qu’ilz avoient conquises en celle bataille, et en

pleurs et en larmes a hault honneur fist le corps convoier. Au partir de ce lieu fut grande

douleur menee et d’un parti et d’autre en gemissant plouroient. Puis se partirent a tout le

corps de leur maistre et jour et nuit leur voye exploiterent tant que a Palance furent arrivez,

ou ilz trouverent le roy Enander, auquel ilz compterent celle male nouvelle. Si grande douleur 2095

demena Enander, comme pere pour le filz pouoit faire. Semblablement la royne moult se

desconforta pour la mort de son filz que elle veoit presente. Si eut par la cité si grant douleur

demenee que gens de tous estas plouroient et pour la mort Pallas faisoient grant dueil. Au

temple Appollo le [fol. 198vc] fist son pere mettre dessoubz une piramide richement

entaillee, comme a filz de roy lors appartenoit, et solenneles obseques pour lui celebrer afin 2100

que les dieux eussent de son ame mercy. Dessoubz la tombe ou son corps gisoit furent

escriptes ces paroles latines qui ainsi gisoient443 [sic] : « Cy gist Pallas, le filz Enander, qui

440 Matthieu est l’un des douze apôtres que l’on associe souvent à l’évangéliste responsable de l’Évangile dit « selon Matthieu ». 441 Il s’agit de Thomas, l’un des douze apôtres, qui douta de la résurrection de Jésus. 442 Groupe de Juifs en Judée, dont le courant de pensée est le « pharisianisme ».443 Le copiste semble avoir anticipé sur le contenu de l’inscription. Dans le ms. BnF, fr. 20124, on trouve le verbe attendu « disoient » (fol. 186vd).

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jadis fut occis de la lance Turnus. » Pierres Alphons dit que en l’an VIIIe de l’empire Henry444,

fut trouvé en terre a Romme le corps entier d’icellui Pallas et les escriptures teles comme j’ay

dittes. Si avoit soubz son chief en celle sepulture une lumiere que pour souffler ne 2105

arrousement d’eaue ne pot estre estainte, jusques ad ce que ung homme de subtil engin fist

ung pertuis dessoubz la sepulture, et tantost comme l’air peut dedens entrer, le feu

s’esvanouy. Comme le corps Pallas fut levé, il fut dressé contre les murs de la ville et fut

trouvé plus hault que le mur et apparoit encores en son piz la playe de laquele Turnus l’avoit

fait morir. Aucuns demanderoient comme le corps Pallas fut trouvé a Romme, si est la raison 2110

tele pour ce que Romme fut depuis fondee en la place ou estoit Palance au temps que Pallas

y fut enterré. Aprés ce que le roy Enander ot plouree la mort de Pallas, son filz, considera il

a soy comme en la fin convenoit chascun morir. Et que bien poy faisoit a priser la vie de ce

monde, pour quoy il mist tout en non chaloir, pensant que par ce pas se convenoit il une fois

acquitter et que nul ne debvoit craindre a morir. Pourtant print il confort et laissa sa douleur 2115

comme sage roy et bien advisé, car aucun ne doibt de la mort tenir compte, mais pourchasser

la vie pardurable sans avoir crainte en la perte du siecle qui n’est se[u]lement que chose

transitoire, ainsi comme [fol. 198vd] raconte Titus Livius de Empedoclés445, qui fut grant

philosophe, lequel, quant assez ot cogneu l’estat de ce monde, il prisa si petit sa vie seculiere

qu’il la voulut adoncques abreger. Si fist faire ung grant feu emmy une place, et lors en 2120

monstrant comme aucun ne doibt redoubter la mort et qu’il desiroit pardurablement vivre,

voyant le peuple, se mist dedens le feu et de son gré voulut ainsi ses jours finer. Pour ce qu’il

n’est chose de la mort plus certaine et ce que elle est a chascun commune de laquele nul ne

poeut eschapper, nous dit Senecque en ceste maniere : « Folle chose est de craindre la mort

veu que aucun ne le poeut eschiver, car ceste vie n’est que ung pelerinage ou pluseurs 2125

viennent qui tantost s’en revont. » Et doncques quant ce monde n’est que ung pelerinage,

pensons de l’acomplir si vertueusement que nous en puissons a bonne fin venir, car il est aux

ungs long et aux autres brief selon ce que nature leur monstre la voye et le gouvernement en

quoy ilz se maintiennent, car ainsi tost que la creature est en cestui monde nee, elle part pour

aler en ce pelerinage sans jamais jour ne nuit arrester, jusques ad ce que elle l’avra acompli, 2130

et convient que elle passe par pluseurs grans dangiers ou elle est en peril de perdicion, se

444 Il s’agit de l’empereur Henri II du Saint-Empire, qui fut également Duc de Bavières, roi de Germanie et roi d’Italie. 445 Empédocle, philosophe présocratique et poète grec ayant vu le jour en Sicile au Ve siècle av. J.-C.

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sagement ne se scet conduire en son chemin. Et quant grace lui donne parfaire son voyage et

qu’il ait le droit chemin tenu en bonne seurté jusques a la fin, elle ne doibt craindre les

dangiers de la mort. Pour ce que tous iront ce grant chemin planner, nous dit ainsi Jhesu, le

filz Sirach, en Ecclesiastiques : « Ne vueilles craindre le jugement de la mort et te remembre 2135

que ceulx de devant toy et tous ceulx qui aprés viendront convendra tous morir. » Regardons

donc la vie transitoire qui ne nous est en ce monde que serte, considerant la vie espiri-[fol.

199ra]-tuele qui maine en joye pardurablement. Si ne craindrons partir de ce mortel voyage

pour veoir la presence de nostre Seigneur et laisserons les pleurs et les gemissemens pour

noz amis quant ilz seront trespassez, car s’ilz ont a droit conduicte leur voye, ilz seront 2140

restituez en vie pardurable.

Comme le roy Latin envoya demander treves a Eneas pour ensevelir ceulx qui estoient

mors. XLI.

Aprés ce que la bataille de quoy parlé avons ot esté finee, furent les Latins durement

courouchez pour leurs amis que ou champ mors gisoient, pour quoy le roy Latin envoya lors 2145

devers Eneas requerir treves tant que les mors fussent en sepulture mis. Lors se partirent les

ambaxadeurs et a l’issir hors de la cité en signe de paix porterent rains d’olive, si alerent

devers Eneas pour requerir les treves des mors enterrer, lesqueles de bon coeur et voulentiers

accorda jusques a XII jours comme ilz requeroient. Quant entre eulx furent celles treves

plevines, Eneas leur print donc forment a dire que bien estoit esmerveillé de ce que contre 2150

lui ainsi se combatoient et que, s’ilz vouloient, il seroit leur amy, pour ce que en la terre

n’estoit il venu pour combatre, mais pour le commant des dieux acomplir, qui ilec

l’envoyoient pour prendre demourance, pour quoy bonne paix avec eulx desiroit. Aprés ces

paroles leur fist il resqueste comme au roy Latin de par lui voulsissent relater comme se

Turnus de cellui regne le vouloit chasser et que plus la terre ne fust dommagee ne le peuple 2155

mis a destruction, que seul corps a corps le vouloit il combatre par tel convenant que celui

des deux a qui les dieux donneroient victoire obtenist la terre et espousast Lauvine sans ce

que la contree en fust plus degastee. De ces choses ouyr se esmerveillerent les ambaxadeurs

et de la courtoisie qu’ilz trouverent au roy Eneas, si [fol. 199rb] prindrent adonc congé de sa

personne et vers Laurence leur voye retournerent pour rapporter leur legacion. Ainsi que a 2160

Laurence furent arrivez, allerent ilz devers le roy Latin, si lui compterent toutes les paroles

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que Eneas leur ot respondues et comme il avoit jusques a XII jours accordees les treves pour

les mors enterrer et mettre en sepulture. Grande joye eut le roy Latin de celle accordance

pour la salvacion des corps des trespassez qui en bataille ourent esté occis, si envoya au

champ ou les mors gisoient les corps des uns ardoir et les autres enfouir en terre pour la cause 2165

que l’air en estoit corrompu. Ainsi fist Eneas de ceulx de sa partie et tous les fist en sepulture

mettre selon ce qu’ilz avoient desservi, et aprés fist aux dieux celebrer sacrefices pour la

redemption de leurs esperits. Grant dueil et tristeur demenerent ceulx qui leurs amis y avoient

perdus, et donc les dames qui habitoient en celle cité maudissoient Turnus et l’eure que

oncques commença la bataille pour avoir Lauvine, fille du roy Latin. Par trois jours et trois 2170

nuits dura celle douleur que oncques ne cesserent de leurs gens enterrer et tant que a celle

heure fut revenu Turnus, lequel, ainsi que ouy avez, en la nef s’en estoit allé aval la mer

nagant. En tel desespoir fut quant il fut arrivé et il sceut les nouveles de sa desconiture que

assez mieulx voulsist lors morir que vivre et tant qu’il fut pres de desesperance et voulsist

mieulx ses jours avoir finez, ains que les Troyens le peussent subjuguer, comme homme par 2175

couroux si troublé qu’il pert aleure, sens et entendement tant qu’il ne lui chault que son corps

deviengne, par quoy pluseurs se sont corporelement destruis, ainsi comme Lucan446 recite en

ses comptes de Ulcerius447, ung puissant chevalier, lequel se combatoit contre Octovien448

dessus la mer en une [fol. 199vc] nef d’armes. Et quant il eut occis si grant foison de ses

adversaires que bien aperceut que lui ne ses gens ne pourroient estre de la mort garantis ou 2180

que desconfiture ne les mist en servage, pour quoy eulx en couroux de desespoir, meux par

son conseil, l’un l’autre occirent, pour ce que mieulx amoient en cest estat morir que

demourer subgetz de l’empereur de Romme. Et pour ce que la mort est a chascun commune

et en pluseurs manieres nous vient assaillir et que elle est aux uns plus griefve a souffrir que

aux autres n’est a point de l’endurer, lisons ainsi en Ecclesiastiques : « O tu, mort, tant tu es 2185

amere a l’omme injuste qui habonde en ses substances ! Et a l’indigene mineur de biens est

bon ton jugement ! » Si pouons assez veoir par experience comme les riches habundans en

chevances sont angoisseux a partir de cest monde, de laisser les richesses qu’ilz ont amassees,

d’autre part ceulx qui sont souffreteux ou que fortune ne veult tant ayder qu’ilz puissent

446 Nous pensons qu’il s’agit de Lucain, poète latin du Ier siècle, auteur de la Pharsale. 447 Nous ne sommes pas en mesure de relier Ulcerius à un personnage connu. 448 Peut-être s’agit-il de l’empereur Auguste, premier empereur romain.

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parvenir a la fin qu’ilz desirent449, mais neantmoins ne les uns ne les autres ne se doibvent 2190

desirer la mort jusques a l’eure que Dieu veult qu’ilz finent leurs jours, combien que ceste

vie ne nous soit sinon vie transitoire, car c’est comme la flambe d’une povre chandeille que

bien petit de vent fait tantost definir au regart de la lampe espirituele qui perpetuelement

donne sa clarté sans jamais cesser ne perdre sa lumiere. Doncques pour acquerir celle haulte

clarté et en gré prendre la justice de mort, nous convient esloigner de la gloire du monde et 2195

par aumosnes et justifiement serons contens de la recepvoir en la maniere que dit saint

Jherome : « Mieulx vault de faire aumosnes que tresors assembler, car cellui qui fera aumosne

et justice sera saoulé de vie pardurable. » Si nous gouvernons donc justicielement tant que

noz oeuvres puissent estre justifiees. [fol. 199vd] De noz biens faisons distribucion en la

loenge de nostre Seigneur tant que la mort ne nous soit doubtable et aussi que par ire ne la 2200

convoitons, car se justement nous voulons conduire aprés ceste vie qui ne nous est que serte,

avrons la vie qui est pardurable.

Du conseil que le roy Latin tint aprés celle bataille et des messagiers de Turnus qui

venoient de Agrippe. XLII.

Tantost aprés que Turnus fut retourné a Laurence, voult le roy Latin tenir son conseil, 2205

par quoy adonc fist ses barons assembler pour trouver la voye comment avec Eneas

pourroient paix et accord avoir. Comme ad ce conseil furent assemblez, vindrent les messages

qu’il avoit tramis devers Dyomedés pour secours requerir, si les fist le roy Latin admener

devant lui pour ouyr la response qu’il leur avoit faitte. En plain conseil parla Venulus et dist

au roy Latin comme Dyomedés et pluseurs de ceulx qui ourent esté a Troye avoient trouvez 2210

en la cité de Agrippe. Puis lui compta comme Dyomedés a son secours ne vouloit venir, pour

ce qu’il estoit des Troyens en crainte, et comme il avoit reffusez ses presens, disant comme

ilz fussent a Eneas portez pour signe de concorde avec lui querir. Encore dist < dist > comme

aprés pluseurs excusacions leur avoit dit en conclusion qu’il ne vouloit avoir guerre contre

ceulx de Troye, pour ce que vieil estoit et que de long temps congnoissoit leur force et que a 2215

449 La syntaxe de ce membre de phrase est problématique, puisqu’il manque un verbe ou un premier morceau de balancement. Cependant, tous les manuscrits consultés sont en accord, ce qui nous empêche de proposer une alternative satisfaisante. Dans les ms. BnF, fr. 20124 (fol. 188ra) et BnF, fr. 2685 (fol. 198rb) on trouve exactement la même formulation que dans le manuscrit de base. Toutefois, dans le ms. BnF, fr. 307, on trouve la formulation suivante : « D’autre partie ceulx qui sont souffreteux ou que fortune ne le veult tant aidier qu’ilz puissent parvenir a la fin qu’ilz desirent » (fol. 164v).

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209

pluseurs autres en estoit mal advenu. Lors que Venulus ot finee sa parolle, aval la salle se

leva grant murmure et aprés que la noise fut apaisee, le roy Latin dist en audience comme

plus d’esperance n’ot en Dyomedés ne en autre qui peust secours leur envoyer. Aprés dist

que pour eulx eust assez mieulx esté de conseil avoir prins ains que le dommage de [fol.

200ra] celle bataille leur fust advenu que de Eneas avoir assailli et si honteusement avoir 2220

leurs gens perdus. Puis leur remonstra que c’estoit folie de ainsi eulx combatre contre Eneas,

qui la estoit venu par le commant des dieux et comme de batailler ja ne seroit lassé. Pour

quoy besoing estoit pour eulx de prendre voye comment de ce danger pourroient eschapper

veu qu’il estoit vieil et que plus ne vouloit maintenir celle guerre. Donc leur dist pour la paix

aux Troyens querir comme la montaigne ou ilz s’estoient loger leur fut de bon accort donnee 2225

et laissee avec une autre terre que anciennement avoient tenue les Ytaliens entre Cecille et le

fleuve du Thibre, qui ores est nommee terre de labour, et que en celle terre pourroient assez

villes et chasteaulx faire et que de leur lignee la peussent peupler, ou se de celle terre se

vouloient partir, riches navires leur feroit ordonner et leur donneroit tresgrandes chevanches.

Aux paroles du roy se accorderent pluseurs des chevaliers qui la furent venus et bien loerent 2230

tout ce qu’il avoit dit, pour quoy lors ordonna cent de ses chevaliers, lesquelz iroient devers

Eneas a tout riches presens qu’il lui envoyeroit pour savoir de ces choses ce qu’il en vouldroit

dire et faire. En celui conseil estoit le conte Dratés450, lequel devant le roy dist lors en

audience : « Sire ! Chasun peut bien savoir et congnoistre que la chose est par mal conseillee,

et pourtant seroit bon de querir paix avec Eneas et que lui donnassez Lauvine, vostre fille, 2235

avec les terres que vous lui promettez, car ja pluseurs des vostres ont perdu la vie. » Puis dist

de coeur triste que se la chose ainsi ne vouloit faire, il yroit pourchasser paix devers Eneas et

trouveroit traittié avec les Troyens, et se Turnus vouloit par force avoir sa fille, si allast a

Eneas corps a corps combatre, qui de ce faire desja l’avoit [fol. 200rb] requis pour oster de

son peuple la destruction et que plus de ses gens ne fussent occis. Quant Turnus entendit ainsi 2240

Dratés parler, par maltalent lui dist comme son conseil ne debvoit aucun croire pour ce qu’il

n’avoit voulenté de combatre Eneas ne chasser hors du pays tous les Troyens, et s’il plaisoit

au roy, contre lui bien se vouloit combatre et sa force corps a corps esprouver. Sans autre

chose faire departi le conseil et sans aucune conclusion prendre. Ains demoura chascun en

son opinion, ce qui depuis leur tourna a grant mal pour ce que les ungs ne vouldrent lors 2245

450 Drancès, conseiller du roi Latin, qui n’est pas favorable à Turnus.

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210

conseil loyal donner et que les autres ne le vouldrent croire, comme chascun le doibt bien

loyaument faire pour le bien de la chose publique plus que pour son fait mesmes, ainsi comme

Tulles raconte ou livre des offices de Marcus Regulus451, qui de ceulx de Carthage ot esté

prins sur mer. Et pour la cause qu’il estoit Rommain fut envoyé en message a Romme savoir

se les Rommains vouloient delivrer leurs gens homme pour homme, mais quant les senateurs 2250

lui demanderent de celle chose conseil, si aux Carthagiens ottroyeroient leur requeste, il fut

lors plain de si loyal conseil que mieulx ama retourner en prison que conseiller au fait de sa

delivrance, par quoy les Rommains eussent esté receux pour loyal conseil croire et loyal le

donner sans autrui vouloir decepvoir ne traÿr. Pour ce disoit David452 en ceste maniere :

« Sire ! Je me confesseray en tout mon ceur au conseil et a la congregacion des justes, car la 2255

grande oeuvre de nostre Seigneur est exquise en leurs voulentez. » Et pour ce fait il bon loyal

conseil querir et le croire quant on le poeut avoir, car c’est la fontaine de consolacion ou

chascun doibt aller pour trouver son remede contre adversité, et l’eaue qui decoule de celle

fontaine a ceulx qui la veulent atrempeement gouster et garder la [fol. 200vc] saveur de sa

reffection, en la departant a ceulx qui en avront besoing453. Pour avoir les conseilz espirituelz 2260

que Jhesucrist donne a ses loyaulx parfaits, nous dit saint Mathieu en son Evangile : « Quant

aucun te avra feru en une de tes joes, si lui tens tantost l’autre. Va, vens le tien, et le donne

aux povres pour moy ensuir. Tien en ton coeur virginité et parfaitte chasteté et prie pour ceulx

qui te feront persecution. » Si debvons en noz coeurs ces choses retenir et par nous les mettre

a execution en les donnant a ceulx qui en ont indigence, car ceulx qui en ce siecle par ces 2265

conseulx se gouvernent pourront bien dire qu’ilz sont parfaits en Dieu, nez de bonne heure

en leur salvacion, et pourront bien dire en la fin de leurs jours que pas ne se sont partis de ce

siecle sans croire les conseulx qui leur sont prouffitables a la justice de leur esperit. Et par

semblable les doibvent telz donner aux autres que ce soit leur salvacion, leur paix en terre et

gloire en Paradis. 2270

451 Marcus Atilius Regulus est un homme politique et militaire qui fut élu consul en 267 av. J.-C. Il participa à la première guerre punique. 452 Personnage biblique, second roi d’Israël et père de Salomon. 453 La phrase pose un problème syntaxique, mais partagé avec les manuscrits consultés. Dans les ms. BnF, fr. 2685 (fol. 199rb) et BnF, fr. 307 (fol. 165v) on retrouve exactement la même formulation. Dans le ms. BnF, fr. 20124, la difficulté est résolue par un aménagement, on trouve la formulation suivante : « En l’eaue qui decoule de celle fontaine a ceulz qui la veulent actrempeement gouster est gardee la saveur de leur reffection et la peuent repartir a ceulx qui en avront besoing » (fol. 188vd).

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211

De la deuxiesme bataille qui fut devant la cité de Laurence. Chappitre. XLIIIe.

Or furent acomplis les XII jours de treves qui par le roy Latin et par Eneas eurent esté

promises en la maniere que ouye avez, si ot pendant les treves Eneas prouveu en ce qu’il ot

affaire et toutes ses gens mis en ordonnance pour assieger la cité de Laurence ou cas que les

Latins ne vouldroient paix faire. Quant il vid que la chose autrement ne iroit, il fist sonner 2275

trompes et buzines et des tentes toutes ses gens issir, chars et charettes de tous vivres charger,

tant que vers Laurence son ost achemina. En ces entrefaites vint hastivement ung messager

au roy Latin parler et devant ses barons en audience lui dist comme les Troyens estoient tous

issus de leurs tentes et que vers Laurence avoient prinse leur voye pour grever la cité de [fol.

200vd] tout leur pouoir. Pour les nouveles que leur dist ce message, furent tous esmeux ceulx 2280

de la cité et erraument alerent leurs armes saisir et monterent aux murs pour garder leurs

deffences. Lors fist Turnus ses gens issir hors de la ville a son de trompes et bonderie de

tabours pour ce qu’il vouloit Eneas combatre. Avec lui issit la royne Cavilla454 [sic] atout la

compaignie que elle avoit admenee, si fut par entre eulx lors faitte tele ordonnance que celle

royne avec les Ytaliens gouverneroit celle premiere bataille. Pour ce que grant partie des 2285

Troyens lors venoient par entre la forest et une montaigne, fut Turnus ordené avec lui toutes

ses gens sur celle montaigne afin, se Eneas entre eulx s’embatoit, que sans grant dommage

ne peust retourner. En la maniere que ainsi ourent devisé, leur affaire fut lors acompli et

alerent chascun a son ordonnance, Turnus a son agait dessus la montaigne et Cavilla, la

royne, conduit la bataille jusques dehors les lices. En ce point chauvaucherent, et comme en 2290

l’endroit furent arrivez, veirent les Troyens qui contre eulx venoient, et si tost qu’ilz se

peurent entreappercevoir, tant se approucherent qu’ilz laisserent les destriers courir les ungs

vers les autres moult orgueilleusement. Lors se meslerent ensemble les batailles tant que

pluseurs en furent a la terre versez et que a l’assembler ot si divers estour que maintes ames

en partirent des corps tant que la terre en estoit si couverte que forment oppresserent ceulx 2295

qui combatoient. Ou fort de la bataille furent lors les Latins si durement menez que celle

place leur convint guerpir et par force vers la cité tournerent en fuite ou a celle heure eussent

esté tous destrenchez. En son coeur fut dolente la royne Camila quant ainsi [fol. 201ra] vey

454 Manifestement le copiste éprouve de la difficulté à interpréter les jambages du nom de Camilla. Dans le même passage du manuscrit, on retrouve la forme Cavilla à plusieurs reprises à côté de la forme attendue Camilla.

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212

celle desconfiture que les Latins estoient si durement menez que celle place leur convint

guerpir et par force vers la cité tournerent en fuite ou a celle heure eussent esté tous 2300

detrenchez et que par force les eurent les Troyens boutez jusques dedens les portes de celle

cité. Par deux fois furent ainsi les Latins a force dedens leurs portes reboutez que contre ceulx

de Troye champ ne pourent tenir. Si advint aprés la IIIe fois que devant les lices joingnirent

les batailles ou il ot grande desconfiture et de gens et chevaulx grande occision. Des deux

partis fierement combatirent et durement lors s’entreenvaÿssoient, par especial la royne 2305

Camila, qui avec l’espee arc et flesches portoit, de quoy a celle fois aux Troyens porta grant

dommage. En la bataille ou estoit Eneas avoit ung chevlier nommé Thereus455, lequel avoit

servi a une leur deesse, pour quoy cellui jour porta moult riches armes, et donc les convoita

Camila, la royne, par quoy elle desira forment de l’occire et le poursuivoit parmy tous les

autres. Lors la regarda ung des Troyens que ainsi dommagoit ceulx de sa partie, si depria son 2310

dieu Jupiter comme encontre elle peust il venger la mort de ses amis, si laissa vers elle le

destrier courir et de son espee telement la ferit en l’endroit de sa senestre mamelle que parmy

sa char blanche lui fist le fer jusques au coeur voler. Aprés ce coup se voult le Troyen hors

de la presse mettre, mais onques si tost ne peut guerpir la place que des femmes la royne ne

fust occis tant que entre elles le convint demourer. A celle fois y eut grant douleur demenee 2315

et se prindrent les Latins a fremir tant que l’estour plus soustenir ne pourent, ains dedens la

cité les convint retraire de quoy la ville fut telement effroyee que [fol. 201rb] les femmes

monterent dessus la muraille pour les deffences de la ville garder. Adonc vint a Turnus ung

hastif message qui lui compta la piteuse nouvele qui en la bataille estoit advenue et comme

la royne Camila fut occise et ses gens par trois fois es lices remis, si fut adonc en son coeur 2320

si durement navré qu’il laissa la garde qu’il avoit et vint devant les lices ou les Troyens

estoient en bataille. Lors estoit Eneas venu de la montaigne et assemblé avecques les

batailles, mais ja tant estoit cellui jour allé que auques poy y peurent d’armes faire pour la

nuit obscure qui tant les oppressa que les Ytaliens d’ilec se departirent et les Latins en la cité

entrerent. Comme Eneas veyt que la nuit fut venue et que plus ne pouoit cellui jour d’armes 2325

faire, ne voulut il lors celle place vuyder, ains devant la cité fist tendre ses aucubes et toutes

ses gens environ lui loger. Des le commencement de celle bataille fut la royne Amatha sur le

455 Jean de Courcy allie ici deux personnages sous un nom que ne nous connaissons pas. On devrait normalement retrouver Chlorée, le prêtre troyen dont Camille convoite les armes, et Arruns, le compagnon d’Énée qui réussit à tuer la reine Camille.

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temple montee avec elle Lauvine, sa fille, pour quoy celle guerre estoit commencee, et moult

d’autres dames de celle cité pour veoir les batailles et ceulx qui debvoir feroient. De cellui

temple veyrent ilz a celle heure le corps de Camila mort porter en la ville, ce qui au coeur 2330

leur fist grant douleur et tristesse tant que grande pitié estoit de les voir, car pour elle menoient

angoisseux desconfort ainsi que chascun doibt pour son semblable faire et en tous cas lui

pourveoir de remede, ainsi comme on list ou livre de Thobie456 qu’il fut si piteux et misericors

que tous les mors vouloit ensevelir. Mesmement a ung jour de une solennité que en sa maison

fist ung riche disner, lui apporta l’en lors une nouvele que ung des filz d’Israel gisoit mort en 2335

la place, pour quoy soudainement laissa son disner et tout jeun alla le corps [fol. 201vc] de

ce mort prendre et occultement le porta en son estre pour la crainte des ennemis de Dieu,

lequel, quant le soleil fut escousé, il ensevelit et mist en terre. Cellui nous fut exemple de

misericorde et nous monstra oeuvres saintes et beneurees par quoy on peut gaigner le regne

des cieulx. Et pour ce que chascun doibt aovir pitié en son coeur des mors, poeut on lire en 2340

Ecclesiastiques : « Filz ! Espans tes larmes pour la pitié du mort. Approuche son corps et ne

ayes en despit sa sepulture. » Par quoy nous pouons bien avoir en nous misericorde et

consideracion que c’est de la mort, car des ce que le corps est departi d’avoir l’esperit, il n’a

si bon amy qui le vueille approucher, mais misericorde est si vertueuse que elle prent sa gloire

a les visiter et par pitié pleure les douleur et leur approprie leurs neccessitez, c’est prier Dieu 2345

pour eulx les ensevelir et leur bailler la terre qui est le derrain lieu que le corps desire. Et

donc pour parvenir a l’acomplisssement des oeuvres que Dieu a si agreables que il les reçoipt

comme pour soy mesmes, nous dit ainsi saint Pol aux Colloscences457 : « Fortiffiés vous en

la grace de misericorde pour participer avec les sains esleux et amis de nostre Seigneur. »

Donc nous convient il en pourchassant celle fortifficacion pour parvenir aux biens 2350

misericordables en une tour corporelement monter, laquele ait fermeure de la reffection des

povres fameilleux, de l’administracion des [seelleur]458 soit close, de la visitacion des

enfermés couverte, de l’ayde des prisonniers garnie, de l’ospitalité des passans emparee et de

la sepulture des trespassez ait garde. Et par celle tour misericordable nous pourrons deffendre

de l’Ennemy d’Enfer et monter avec Dieu beneureement. 2355

456 Personnage principal du Livre de Tobie, que l’on retrouve dans l’Ancien Testament. 457 Il s’agit des Colossiens, habitants de la ville de Colosse en Asie Mineure. 458 Cette proposition vient du ms. BnF fr. 20124 au folio 189vd.

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Comme Turnus et Eneas debvoient ensemble combatre, mais guerre se meut entre les

deux ostz. XLIIII.

Comme ouy avez, fut Eneas [fol. 201vd] remaint en ses tentes devant la cité de

Laurence ou Turnus estoit et toute celle nuit pourvey en ses remedes afin de grever ceulx qui

dedens estoient. Le lendemain, quant le jour fut esclarcy, Turnus, qui en son coeur fut dolent 2360

de la perte que le jour devant avoit eue, alla lors devers le roy Latin, lui remonstrant comme

il estoit prest de seul combatre contre Eneas et que plus ne vouloit que pour celle guerre tant

de gens en morussent. Puis lui requist comme les covenances d’entre eulx voulsist prendre

et de leur bataille journee assigner par tel convenant que, se les dieux vouloient que Eneas le

peust desconfire, il espousast Lauvine et aprés lui obtenist la couronne. Adonc lui dist le roy 2365

Latin comme moult faisoient les adventures de guerre a redoubter et que assés de terres avroit

de son pere sans pour avoir la sienne soy en tel peril mettre, et que en Ytalie avoit il de grans

dames de quoy par mariage porroit il bien finer sans Lauvine, sa fille, par guerre conquester.

Aprés lui remonstra comme les dieux ne vouloient ottroyer que homme de son regne

espousast sa fille, et la destruction des griesves batailles qui pour celle cause eurent esté 2370

perdues et le danger en quoy celle cité estoit des Troyens qui l’avoient assiegee. Quant

Turnus entendit le roy Latin parler, il en fut en son coeur durement iré, et lors comme homme

plain de couroux lui dist que contre Eneas vouloit il combatre et son honneur avec lui

esprouver afin que plus nulz autres n’en eussent a souffrir. A l’eure que ensemble disoient

ces paroles vint en leur compaignie la royne Amatha avec elle Lauvine, sa fille, lesqueles du 2375

coeur parfondement plourerent pour le dangier en quoy Turnus se mettoit. Si lui dist lors la

royne comme se a Eneas ainsi se combatoit, corps et honneur [fol. 202ra] metoit en

adventure, lui requererant qu’il se deportast. De celle requeste ne voult Turnus rien faire, ains

pour Lauvine, que devant lui venoit, fut il d’amours plus esprins que devant et de combatre

plus fort entalenté, si fist lors devant lui ses armes apporter et puis se arma pour Eneas 2380

combatre en la maniere que pour lors le faisoient. Des celle heure avoit le roy Latin envoyé

devers Eneas lui annoncer comme Turnus estoit apresté pour combatre contre lui corps a

corps en la maniere qu’il l’avoit requis. De celle chose fut Eneas joyeux et de l’acomplir eut

grande voulenté, si se fist lors de son harnois armer et dessus ung destrier hastivement monta.

Lors vint en une place devant la cité ou le lieu estoit ordonné pour combatre, si aloient aprés 2385

lui ses gens en bataille pour garder que les Latins mal ne lui feissent et que par traÿson ne

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peust estre surprins. A celle heure fut ja Turnus venu en la place, en sa compaignie le roy

Latin et grant foison de nobles chevaliers qui hors de la cité le venoient acompaigner.

Mesmement la royne et Lauvine, sa fille, en leur compaignie moult d’autres riches dames

pour le champ regarder dessus les murs monterent. En ce point qu’ilz furent de combatre 2390

aprestez et que au roy Latin les sairemens vouloient faire, se prindrent leurs amis d’un costé

et d’autre a reclamer leurs dieux en grans veux et promesses de devotz sacrefices afin que

leur amy peust obtenir victoire, comme par pluseurs fois a l’en veu advenir que par devotes

et justes prieres Dieu a monstré en telz cas apperts miracles, ainsi comme on list en l’istoire

de Romme d’un chevalier nommé Malicete, lequel debvoit combatre Guyon459, son germain 2395

frere, pour le debat d’avoir la seignourie d’Aufrique. Lequel Malicete, pour les dieux requerir

alla devotement [fol. 202rb] en l’isle de Cyppre et trois jours et trois nuitz y fut en oroison

ou les chrestiens pour lui Dieu deprioient, pour quoy victoire lui fut revelee tant qu’il advint

que atout cinq mil hommes desconfit il Guyon atout IIIIXX mille. Quant par oroison peuent

tant de biens advenir, doibvent elles estre faittes de coeur fervent et humble afin que Dieu les 2400

vueille en gré recepvoir, ainsi comme nous dit saint Augustin : « Une oroison faitte de

l’obedient sera de Dieu plus tost exaulcee que de XM autres contencieux. » Et donc quant a

lui veult aucun faire oroison, il doibt son coeur nettoyer de pechié et de vice, soy revestir de

devotion par confession, purgé et lavé du fleuve qui descent de contricion, car tout en la

maniere que cellui qui veult present faire a son prince se doibt aorner de honnestes vestemens 2405

et son present anoblir et parer adfin que son prince en gré le reçoipve, doibt cellui qui a Dieu

veult faire requeste garder que adonc soit en estat de grace, vestu de blanche robe de purté

lavee, purgee et nettoyee de tous criminelz vices et que sa requeste soit juste et raisonnable

afin que elle puisse estre ouye et exaulcee. Et pour la grace de Dieu qui est si habondante

qu’il nous donne plus que nous ne requerons, recite ainsi saint Jehan Crisostome : « Les 2410

prieres de pluseurs personnes ne sont exaulcees teles qu’ilz les font, mais Dieu les pourvoit

mieulx qu’ilz ne requierent. » Et pour ce est il fol qui ne le croit et aime pour ce qu’il est la

mer de toute providence, le secours a tous ceulx qui lui sont plaisans, le champion qui fait et

vainq les batailles contre qui nul ne poeut faire resistence, cellui qui plus nous fait que nous

ne demandons et exaulce les justes oroisons de ceulx qui le requierent affectueusement. 2415

459 Nous ne sommes pas en mesure de relier ces deux chevaliers à des personnages existants.

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De la IIIe bataille qui fut entre Eneas et Turnus et comme la royne [fol. 202vc] Amatha

se pendi. XLV.

Lors que Eneas et Turnus estoient sur le champ pour combatre, advint que un grant

aigle passa en volant par entre la cité et les tentes du roy Eneas et en ung fleuve, qui pres

d’illec estoit, roidement descendit sur ung tropel de chines dont pluseurs y avoit qui par l’eaue 2420

nagoient, si en mist ung es piez, et voyans tous, en l’air hault le monta. Les autres chines se

sourdirent pour la doubte de l’aigle tant que de toutes pars lui furent environ, et lors pour la

grant noise qu’ilz faisoient de leurs aeles lui convint adonc le chine laisser tant qu’il descendit

dedens cellui fleuve. Lors que les Latins et les Ytaliens celle chose aperceurent, par leur ost

en leva merveilleux murmure pour ce que bien cuiderent que de leur victore fust signifiance. 2425

De ces oyseaulx parla ung devineur nommé Tholomeus460, qui en leur ost estoit, et leur dist

que ce signe leur fut alors par les dieux envoyé et que l’aigle qui lors s’estoit ainsi feru parmy

les chines leur estoit de Eneas la siginfiance, qui par sa force cuidoit prendre et ravir la terre

d’Ytalie. Puis leur exposa comme les autres chines qui ainsi avoient l’aigle advironnee leur

signifioit que en tele maniere Eneas assaillissent, et bien pourroient lors eulx et Turnus de sa 2430

force deffendre. Si tost comme il ot celle parolle ditte pour esmouvoir le peuple des Latins

vers les Troyens, tira une sayette de laquele il navra ung chevaliers d’Archade. Pour celle

occasion commença la bataille, de quoy Eneas fut moult esmerveillé, si cuida lors les Latins

apaiser et quoyement leur commença a dire : « Seigneurs ! Pourquoy voulez vous orendroit

combatre quant Turnus et moy sommes convenancez de la bataille seul a seul parfaire sans 2435

ce que autrui en soit plus [fol. 202vd] essoigné ? Si retournez et laissez nous nous deux

faire ! » Et combien que Eneas leur dist ces paroles, ne vouldrent ilz du champ convenances

tenir, ains ung Ytalien parmy la main le fery d’une flesche, par quoy par entre eulx commença

lors la bataille, de quoy les Troyens receurent grant dommage pour ce que les Latins a

desprouveu les prindrent. Adonc pour Eneas et les siens plus grever monta Turnus sur ung 2440

curre pour combatre que quatre blancs destriers aval le champ menoient, si eut avec lui ses

lances et ses dars dont il fist cellui jour pluseurs a mort livrer. En cellui estour occist

Erminedés461, qu’il navra d’un jet de ses dars, et comme il fut du cheval descendu, saillit lors

Turnus jus du curre ou il estoit et de son espee adonc le alla occire. Cellui Erminedés estoit

460 Tolomnius, augure du camp des Rutules. 461 Eumède, fils de Dolon.

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217

Troyen, filz d’un grant prince de Troye qui fut nommé Doron462, et avec cellui occist il 2445

Helenum463 et pluseurs autres vaillans hommes de Troye. Plus ne peut Eneas souffrir cel

oultrage, si se ferit lors dedens la bataille, avec lui Achanius, son filz, et ung autre chevalier

nommé Menetus464. Si y ot a celle fois grant bruit et grant huee, car si durement envaÿrent

ilz lors les Ytaliens que adonc en convint pluseurs perdre la vie. A cellui effort des leurs fist

Eneas morir Esitem465, ung chevalier latin, et Metus466, qui leur ot porté de grans dommages, 2450

et fina aussi ses jours Ptholomeus467, cellui par qui estoit commencee la meslee, et pluseurs

autres de la partie latine. Tant furent a celle heure les Latins mal menez que cellui estour ne

pourent soustenir, ains leur convint celle place laisser et vers la cité alerent a garant. Si les

poursuit adoncques Eneas, qui grande occision a celle fois en fist et dedens leurs lices a force

les remist. Comme ainsi se furent les Latins retrais, voult Eneas la cité assaillir, si fist cors 2455

[fol. 203ra] et buzines de toutes pars sonner et toutes ses gens autour de la cité mettre tant

devers la montaigne que des autres parties et leurs habillemens entour les fossez mettre. Lors

commencerent les Troyens l’assault, et contre les murs drescherent les eschele. Si commença

l’estour fort et merveilleux a l’encontre de ceulx de la ville, qui tous matez et esbahis estoient

de la confusion qui sur eulx fut venue. Alors que les Troyens la cité assailloient, escrioit 2460

Eneas au roy Latinus, qui sur les murs estoit, que mauvais convenant lui avoit il tenu de

Lauvine, sa fille, qu’il lui avoit promise, et que en son regne debvoit avoir terre pour habiter

lui et sa compaignie. Pour ces paroles, qui lors du peuple furent entendues aval la cité, se leva

grande noise tant que le peuple fut en division, telement que les uns vouloient a Eneas les

portes ouvrir et les autres les vouloient deffendre. En ce point que la chose pour ceulx de la 2465

cité si malement aloit, la royne Amatha, qui estoit sur le temple Minerve montee en la plus

haulte tour, regarda les eschieles contre les murs dreschees et le feu qui estoit dedens les

barbacanes et ja par la ville en pluseurs lieux esprins, si ne vid pas Turnus, qui les debvoit

garder, ains par dehors la ville en son curre tournoit, par quoy elle pensa qu’il estoit occis.

De douleur fut son couraige rempli, si se partit comme desesperee et en une chambre se mist 2470

462 Dolon, guerrier troyen qui proposa à Hector d’aller espionner le camp des Grecs en échange des chevaux d’Achille. 463 Nous ne sommes pas en mesure de relier Helenum à un personnage connu. 464 Mnesthée, guerrier troyen. 465 Nous ne sommes pas en mesure de relier Esitem à un personnage de l’Énéide. 466 Peut-être s’agit-il de Métiscus, le conducteur du char de Turnus. 467 Ptholomeus ne renvoie à aucun personnage de l’Énéide

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sans compaignie ou l’Ennemy d’Enfer tant la tempta que soudainement a ung las se pendit.

Par ce soudain couroux fut sa vie finee, le corps perdu et l’ame en danger mise, ce qui est

grant folie de soy tant couroucer ou tenir son coeur en tele enterineté que de soy mesmes

doye estre homicide. Car ceulx qui ainsi le font perdent le corps et l’ame par faulte d’avoir

en eulx patience, ainsi comme on list en l’istoire de [fol. 203rb] Romme de Judas Lucius468, 2475

lequel, quant il ot esté desconfit des Rommains et il vid que contre eulx plus ne pouoit durer,

il fist ung grant menger entre ses amis, et quant il ot mengé, il fist en leur presence fort venin

apporter, puis par couroux et desespoir le but, disant que mieulx aimoit en cel estat morir que

ou servage des Rommains demourast. Par faulte de souffir les choses desplaisans a creature

humaine naissent ingratitudes et desesperances, et pour ce que en eulx ne veulent congnoistre 2480

ce que nostre Seigneur a pour eulx enduré en la maniere que dist saint Bernard : « O tu sire

Jhesus ! Tu es d’une part et d’autre miroir de souffrir et loyer de souffrant. » Et qui bien

considere sa grande patience et la griesve souffreté que pour nous endura son humanité, en

son coeur ne pourroit avoir ingratitude. Ains endureroit patiaument toutes les choses qui lui

advendroient, car il nous baille exemple par ce qu’il endura. Et si nous donne coeur comme 2485

pour lui debvons endurer par les merites qu’il nous a appareillez, car c’est le parfait

remunerateur qui payera en la fin ceulx qui avront souffert et en lui avront eue certaine

esperance sans par desespoir sa grace esloingner. Pour celle cause doit toute creature fermer

son vray espoir en son createur en la maniere que nous dit saint Gregoire : « Qui a son

esperance en la creature, il se desespoire de nostre Createur. » Et pour ce ne doibt mettre son 2490

esperance ou pouoir ne en la force de nulle creature, car neant plus que le vent a de pouoir

vers une dure enclume n’est le pouoir de l’omme a mettre au regart de la puissance de nostre

Seigneur. Pour quoy aucun n’y doibt avoir esperance ne soy y affier, mais seulement en

nostre Createur, cil qui tout poeut et scet et qui garde tous ceulx qui en lui ont fiance. Et ceulx

qui plus se fient en homme que en lui [fol. 203vc] et que homme les puisse plus que lui 2495

sauver, ilz se desesperent en leur createur, par quoy ilz se perdent en corps et en ames en la

furerur de l’Ennemy d’Enfer qui les chaudie et haste de leurs vies abreger afin que plus tost

voisent avec eulx en perdicion.

468 Nous ne pouvons affirmer avec certitude l’identité de ce Judas Licius. Peut-être fait-on référence à Judas le Galiléen, qui dirige une révolte en Galilée au moment où elle devient une province romaine.

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219

Comme Eneas se combati a Turnus corps a corps et le tua ou champ devant toutes leurs

gens. XLVI. 2500

Comme ouy avez, se fut pendue la royne Amatha par le desespoir qui se mist en elle,

de quoy la nouvele fu tantost esclandee par toute la cité, par quoy ceulx de leans furent si

esperdus que plus ne vouloient celle ville deffendre. Lors ot aval les rues grandes noises et

grans cris, et le roy Latin mesmes durement se courrouça tant que par grant douleur rompit

ses vestemens, si fut de son affaire durement entreprins pour la cause qu’il n’avoit a Eneas 2505

tenu son convenant de Lauvine, sa fille, lui donner a femme, et que Turnus a lui ne s’estoit

combatu. Comme celle douleur estoit par la cité, entendit Turnus les noises et les cris, si ala

lors a l’encontre de lui ung chevalier qui estoit navré, lequel de coeur triste hastivement lui

dist que Eneas avoit fait feu gregois dedens la cité getter et que si durement l’avoit assaillie

que le roy Latin ne savoit plus que faire, de soy deffendre ou la cité rendre, et que par couroux 2510

s’estoit la royne Amatha pendue. Puis lui requist comme il se hastast et que n’y avoit qui

deffendist la ville sinon Mesipus469, lequel a tout ses gens la porte gardoit contre ceulx de

Troye. Comme Turnus entendit ces nouveles, il eut lors en son coeur douleur, pitié et honte,

puis adressa ses yeulx vers la cité et vid les flambes du feu qui ardoit dedens la ville

merveilleusement, et les hourdeys qui estoient embrasez. Si descendit adoncques de son curre 2515

et hastivement sur ung destrier monta. Vers la porte ou le grant ost estoit s’en ala lors Turnus

et dist comme il vouloit a Eneas [fol. 203vd] combatre, et contre lui sa valeur esprouver en

la maniere qu’il l’avoit accordee et convenancee devant le roy Latin. Quant Eneas entendit

ces parolles, il fist hastivement l’assault retraire et ses gens arriere mettre en leurs batailles

en la maniere qu’ilz estoient devant, jusques ad ce que Turnus et lui eussent combatu et que 2520

de eulx deux fust la bataille finee. Dont firent les sermens Eneas et Turnus devant le roy

Latin, et quant ilz furent dedens le champ entrez, ainsi comme deux lyons s’entrecoururent

seure et fierement ensemble combatirent avecque escus, et heaulmes faisoient derompre et

de blances espees forment se requeroient. Lors comme longuement eurent combatu, ne peut

Turnus souffrir les grans coups Eneas, ains le convint par force a lui rendre et quitter la 2525

querele qu’il pourchassoit, c’estoit Lauvine, la fille au roy Latin, et toute la terre qu’il lui

contredisoit. Pitié ot Eneas de la douleur Turnus et bien lui voulsist avoir sauvee la vie, se

469 On réfère à Messapus, un Italien dont le nom revient à de nombreuses reprises dans l’Énéide.

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n’eust esté la chainture et l’anel qu’il eut ostez a Pallas, le filz Enander, quant il le mist a

mort en une bataille comme cy devant avez peu entendre. Quant Eneas regarda l’anel, qui a

celle heure estoit dedens le doy Turnus, et la chainture qu’il avoit chainte, tant fut son coeur 2530

dolent pour la mort de Pallas que par couroux le ferit de l’espee tant que en la place le convint

morir et de lui il ne voult plus avoir misericorde. En ceste maniere fut Turnus finé et receut

mort pour la mort de Pallas, ainsi comme Dieu veult ses subgetz chastier et les payer de leurs

demerites. Car cellui qui de long temps a pechié commis, Dieu veult que en la fin en soit il

payé par pugnicion de corps ou d’esperit, ainsi comme on list en la Vie des Peres d’un 2535

preudomme hermite, lequel vid devant lui pendre et justicer ung homme pour le cas que ung

autre avoit commis, par quoy il fut [fol. 204ra] adonc come desesperé tant que, quant il vid

cellui jugement, il se voult partir de son hermitage, disant que Dieu n’estoit pas droiturier de

laisser pendre ung homme pour le meffait d’autrui, quant ung angele le remist en voye, qui

lui monstra le corps d’un homme mort que cellui avoit occis qu’il avoit veu pendre et 2540

longuement l’avoit en terre gardé, par quoy il congneut lors comme Dieu estoit droiturier et

juste de l’avoir pugny justicielement. Pour ce n’est il aucun qui de sa justice se puisse garantir

qu’il ne soit pugny quoy qu’il attende, car combien que le pechié soit de long temps commis,

en la fin convient il qu’il ait pugnicion. Comme nous dit saint Pol a Thimothee470 : « Ainsi

comme la fleur en la saison se appert en la rose, se eslieve le pechié pour estre pugny quant 2545

il en est temps. » Doncques doibt bien chascun prendre garde a sa conscience qu’il n’y

remaigne aucun ancien vice de quoy il n’estoit purgé et nettoyé, car seulement pour ung

mortel pechié est une ame dampnee perpetuelement et ne scet on quant Dieu en prendra

vengance. Par le veniel est on en danger qui ne s’en purge raisonnablement, et par l’actuel

qui gouverne les membres naissans de la rachine mortele et corrompue est on perdu qui n’y 2550

met le remede. Par l’originel mesmes qui nous fut pourechassé par noz premiers parens, Eve

et Adam, ne en sommes nous nettoyez que chascun et chascune ne en soit revestu quant ilz

viennent sur terre quele que ait esté leur generacion, car ainsi comme dit le Maistre de

sentences471 : « Comme du grain net semé en la terre naist le fruit envelopé de paille, nasquit

de l’omme net de pechié la semence pollue originele. » Or considerons donc cil ancien pechié 2555

de quoy chascun de nous fault laver et nettoyer, qui est le mendre qui en nous puisse, estre

470 Timothée d’Éphèse, compagnon de voyage de saint Paul, à qui il adresse deux épîtres. 471 Il s’agit de Pierre Lombard, évêque français du XIIe siècle.

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comment des criminelz qui portent et reçoipvent en eulx dampnation nous debvons puger

envers nostre Seigneur, [fol. 204rb] car si nous l’oublions, il ne l’oubliera mie et nous clorra

sa misericorde tant que quant il verra noz corps aornez de ces mortelz vices, il ne vouldra

avoir de nous mercy et nous occira du dampnable glaive duquel la playe saigne 2560

perpetuelement.

Comme Eneas espousa Lavine et comme il mourut. XLVII.

Aprés que Turnus fut par Eneas occis en la maniere que ouye avez, se partirent du

champ ses amis et parens qui pour sa mort estoient moult desconfortez, et adonc le roy Latin

pour soy retraire entra en la cité, si emmena avec lui Eneas pour ce que de ce champ fut la 2565

guerre finee. Aprés que celle guerre ainsi fut acomplie, le roy Latin dist a Eneas comme par

mariage lui vouloit il donner Lanvine, sa fille, avec la proprieté de sa seigneurie, ainsi comme

les dieux avant la mort Turnus lui avoient ordonné sauf que toute sa vie obtendroit la

couronne. Content fut Eneas de celle parole et le roy Latin grandement mercia, si fut lors par

entre eulx promis le mariage et la paix criee par toute la cité et publiee par le pays d’Ytalie, 2570

pour quoy en tout le regne eut bonne concorde et fut le peuple hors de pestilence ou

longuement avoient esté pour la guerre. Aprés celle guerre et que la paix fut faitte, alerent

sur le champ querir le corps de Turnus, si fut honnourablement mis en sepulture comme a

filz de roy adoncques appartenoit. Et au temple Minerve fut ensevelie la royne Amatha et

furent ses obseques haultement celebrees a la loy qui pour lors estoit acoustumee. Puis firent 2575

ilz le corps de Camila, la royne, en son regne porter par ses hommes et a grande solennité et

honnourablement le mirent en terre, car en son temps avoit vaillaument regné et puissaument

s’estoit gouvernee. D’autre partie allerent les [fol. 204vc] Latins et les Troyens au lieu ou les

batailles avoient esté les corps de leurs amis ardoir et enfouir ainsi que leur coustume estoit

alors de faire. Quant le jour fut venu que Eneas debvoit espouser Lanvine, ot par la cité 2580

grandes solennitez. Et lors comme ilz furent assemblez au temple, furent conjoints selon

l’usage, et au palais la feste celebree a grande joye moult solennelement tant que la cité fut

grandement resjouye. Moult fut le roy Latin joyeux du mariage et tous ceulx d’Ytalie en

furent contens, si demourerent en celle amitié tant que Dieu voult qu’ilz vesquissent

ensemble, et peupla de ses gens Eneas celle terre ainsi comme les dieux lui avoient 2585

commandé. Depuis celle guerre ainsi definee le roy Latin longuement ne vesquit, ains par

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cours naturel se partit de ce siecle, par quoy tout cellui regne eschut a Eneas et assembla en

ung les regnes d’Ytalie. Moult eut a besongner aux voisins de la terre, car Mesampus472, qui

grande seigneurie lors tenoit en Cecille, lui porta grant guerre et par entre eulx sourdirent de

trop fieres meslees, lesqueles Eneas ne peut a fin mettre pour ce que la mort lui fut si 2590

prouchaine que avec Lauvine ne dura que trois ans que de ce siecle le convint devier. De la

mort Eenas ne peut on oncques savoir le certain ne veritablement qu’il fut devenu, pour ce

que les aucuns dirent qu’il fut occis de fouldre, et les autres tenoient que les dieux le ravirent.

Mesmement fut il lors par aucuns prononcé que son corps fut trouvé jouxte le fleuve du Tibre

en ung estang nommé Municon473. Pour cause que la mort vient en tant de manieres ne doibt 2595

aucun soy glorifier en ceste vie humaine pour ce que tousjours sommes subgets en la vie

mortele, grans et petis, riches et indigens, car onques ne fut nul tant sceust longuement vivre

que en la fin ne [fol. 204vd] convenist morir, ainsi comme Pierres le Mengeur raconte es

Histoires scolastiques de Mathussalé474, le pere Lameth475, lequel vesquit en prosperité ou

premier eage qui fut en ce monde l’espace de IXCLXIX ans et gouverna le peuple qui lui estoit 2600

submis en bonne paix ordoneement, si prisa si petit la vie de ce monde combien que

longuement y feist son demeure que oncques en son [temps] ne voult faire maison. Si fut

moult glorieux entre les creatures, puissant homme moult auctorisé, mais neantmoins le

convint il morir et en la fin de ses jours retourner en sa premiere essence. Afin de mieulx

congoistre la transquilité de ceste vie humaine et que ce n’est fors que mondaine serte, met 2605

Aristote trois deesses en nostre humanité. La premiere est Cloco476, laquelle nous soustient

la carole de vie et nous gouverne naturelement, l’autre est Lacesis477, qui tire le fil pour nous

conduire a la bourne humaine, et la tierce est nommee Atropos478, qui derompt et despiece

tout ce que les deux autres peuent ediffier et met humanité a destruction, pour ce que nul ne

poeut de ses mains eschaper que tous ne passent par sa mortele gueule, car comme nature 2610

nous a tous creez soubz le hault pouoir que Dieu lui a commis, nous soustient elle et garde

vertueusement en l’essence que elle nous a fait naistre selon les influences es constellations,

472 Il s’agit du roi Mézence. 473 On réfère au Numicius, une rivière du Latium. 474 Mathusalem est un personnage de l’Ancien Testament le plus âgé qui, selon la Bible, aurait vécu 969 ans. 475 Lamech est le père de Noé. 476 Il s’agit des Moires grecques. Clotho, dite « la Fileuse » tisse le fil de la vie. 477 Lachésis, autre Moire, est dite « la Répartitrice », déroule le fil. 478 Atropos, dernière Moire, est dite « l’Implacable » coupe le fil.

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qui du hault pouoir nous sont administrees par les planetes et cours celestielz, et nous conduit

a la fin naturele se par noz oeuvres ou mal gouvernement ne y sommes empeschez. Mais en

la fin nous ne pouons eschapper qu’il ne nous conviengne partir de ce siecle et gouster les 2615

angoisses de la mort amere de quoy aucun ne se poeut garantir. Et pour ce que la mort est

plus griefve a souffrir a ceulx qui sont en prosperité que elle n’est aux autres qui ont

indigence, list on ainsi [fol. 205ra] en Ecclesiastiques : « O tu mort ! Tant tu es amere a

l’omme injuste ayant paix en ses substances ! Et a l’indigent mineur des hommes est bon ton

jugement. » Pour ce ne doibt aucun tant mettre sa gloire es biens terriens qu’il ait regret a 2620

partir de ce monde, mais cellui est eureux qui les a en despit et desire avoir la vie pardurable

pour partir hors de celle mortele serte. Pour quoy aucun ne se doibt esjouir pour mondanité

que Dieu lui envoye en honneur ne puissance qui lui puisse advenir, car il morra et si ne scet

l’eure quant ne comment il finera ses jours.

De Ascanius, le filz Eneas, et de pluseurs autres de celle lignie qui regnerent aprés lui. 2625

XLVIII.

Aprés la mort du roy Eneas tint Achanius, son filz, le regne d’Ytalie, lequel estoit

venu avec lui de Troye et estoit filz de la fille Priamus. Et la cause pour quoy il obtint la

couronne fut pour ce que Lauvine estoit remainte enchainte de son pere quant il fut trespassé

et que son enfant ne s’estoit delivree. Lors que Lanvine vid Eneas trespassé et que Achanius 2630

avoit saisi le regne, elle fut en grande crainte que pour le fruit que elle portoit il ne la voulsist

par quelque voye occire afin que tout le regne peust ensemble tenir. Pour celle crainte s’en

alla elle devers ung sien oncle, qui prestre estoit, et avec lui tant de temps demoura que d’un

beau filz se fut delivree, lequel fut nommé Silvius. Lors que Achanius sceut que Lauvine, la

femme de son pere, ainsi s’estoit d’un beau filz delivree, il l’envoya querir a bonne seureté, 2635

et que elle fist avec elle son filz apporter, par quoy elle fut en son coeur asseuree tant que elle

retrouna a tout son filz habiter a Laurence. Adonc Achanius ne voult tant convoiter que sa

marrastre fut desheritee, et de sa terre ne voult riens tenir. Ains lui [fol. 205rb] quitta la cité

de Laurence qui avoit esté au roy Latin, son pere, afin que son frere en tenist l’eritage qui lui

appartenoit par succession. Puis fist Achanius une neufve cité qu’il ediffia ou pays d’Ytalie 2640

qui grande, riche et notable fut et puissaument en son temps l’augmenta, si la fist adoncques

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Arlie479 nommer et trente huit ans fist ilecques son repaire, et conquesta tant de terres

prochaines que ung grant regne en ce lieu ordonna. Cellui Achanius recueillit la guerre contre

Mesanpus que Eneas, son pere, avoit commencee et la maintint longue espace de temps tant

que corps a corps ensemble combatirent, si ne pot oncques entre les deux estre concorde 2645

trouvee, mais tout son temps en grant debat vesquirent pour l’augmentation du regne d’Arlie.

Pluseurs furent en doubte qui estora celle cité d’Arlie : Achanius ou Silvius, qui estoit son

frere, pour ce que tous les roys de la ligne Achanius en Ytalie regnerent jusques au temps

que Romme fut fondee et furent en surnom Silvius nommez pour la haultesse de cellui Silvius

qui avoit tenu le regne d’Arlie. Cil Achanius, de qui parlé avons, ot ung filz nommé Julius, 2650

lequel estoit si jeune quant son pere morut qu’il n’eust peut adoncques le regne maintenir,

pour quoy il le donna a Silvius, son frere, qui Julius nourrist et le peuple gouverna. De cellui

Julius issit une lignee qui pour le nom de lui furent dits Juliens, de laquele ligne comme l’en

dit issit Julles Cezar. Et advindrent ces choses quant Silvius regnoit aprés ce que le peuple

d’Israel avoit la Rouge Mer passee l’an IIICLXXVII ans, et regna Silvius ou regne d’Ytalie 2655

l’espace de XXXIX ans entiers. Aprés la mort du roy Eneas fut la royne Lauvine mariee a

Melampadis, duquel elle ot ung filz nommé Latin et en [fol. 205vc] surnom fut dit Silvius480,

lequel regna aprés la mort Silvius, son frere, et cinquante ans la couronne maintint. Aprés

cellui Latin regna en Ytalie le roy Albeus481, lequel vesquit trente ans en celle seignourie et

gouverna le peuple moult patiaument jusques ad ce qu’il fina ses jours. Aprés cellui regna 2660

Egiptus482, lequel trente quatre ans le regne gouverna. Et aprés lui vint Capetus483, lequel

regna XIII ans, si vint aprés lui le roy Thiberius484 qui seulement gouverna la couronne VIII

ans. Aprés cellui roy regna Agrippa485, qui bien et sagement le peuple gouvernoit, et XL ans

tint celle seignourie. Et aprés regna Avencius486, lequel par l’espace de trente huit ans

479 Le nom de la ville d’Albe n’a pas été interprété correctement. Toutefois, on trouve « Arlie » dans les ms. BnF, fr. 20124, BnF, fr. 2685 et BnF, fr. 307. Il pourrait donc s’agir de la forme présente déjà dans la version de l’auteur ou encore dans sa source. 480 Il s’agit de Latinus Silvius, quatrième roi d’Albe. 481 Alba, cinquième roi d’Albe. 482 Comme pour l’HAC, la présence du roi Egiptus est plutôt inexplicable, puisqu’on ne le retrouve pas dans les généalogies traditionnelles. 483 Calpétus, huitième roi d’Albe. 484 Tibérinus Silvius, neuvième roi d’Albe. 485 Agrippa, dixième roi d’Albe. 486 Aventinus, douzième roi d’Albe.

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gouverna le peuple en bonne paix droiturierement. Aprés Amencius487 y regna Procras488, ou 2665

temps duquel eurent commencement les histoires de Romme et de ceulx qui aprés fonderent

la cité, si furent deslors en avant les regions du monde en seigneuries diverses et

merveilleusement s’entre contrarierent, par quoy moult de grans peuples en furent exillez,

ainsi comme on list en pluseurs livres qui sont en la Bible, du peuple d’Israel, lequel aprés la

mort de Jacob fut gouverné par Moÿse et puis par Josué. Et aprés furent gouvernez par juges 2670

depuis Octoniel489 jusques ad ce que Helye490 regna, et aprés furent de roys seignourie, puis

le regne Saul491 jusques a Roboam492, le filz Salomon, que cellui regne fut en deux divisé.

Par quoy les ydoles furent coitivees et s’esmeurent ou peuple pluseurs divisions qui

troublerent la loy et le bien publique. Par faulte de sens et de bonne raison se meurent et

nourrissent teles division entre les regnes et les roys terriens principalement par les 2675

souverains princes quant ilz ne peuent ensemble convenir, comme saint Jean le Vierge nous

recite en son Evangile : « Tous les regnes qui en eulx mesmes mettent [fol. 205vd] divisions

seront desolez. » Pour ce doibt on avoir amour et concorde que suffisance fait ensemble

convenir en felicité, car ou il a amour et garde de justice, division ne se y poeut trouver, mais

quant envie et le feu d’avarice sont ensemble meslez, ilz font si hault eslever les princes que 2680

chascun veult a force tollir la chose qui appartient a l’autre, par quoy division est par entre

eulx meslee, et se perdent en perdant les regnes et mettent tout le peuple en desolacion, car

comme deux oyseaulx qui se combatent pour leurs oysillons, l’aigle vient par entre eulx qui

les prent et emporte, de quoy ilz demeurent courouchez et dolens, est il des princes quant ilz

sont descordables : que ung autre leur oste la chose de quoy ilz sont a descort, et demeurent 2685

destruis et en perdicion. Et pour ce que folie ad ce les fait mouvoir et que en eulx a deffaulte

de prudence, dit Sedechias493 en ceste maniere : « O que le peuple est eureux quant il a roy

sage, de bon conseil et discret ! Et tant il a maleur quant en leur prince deffaillent teles

choses. » Si vivons donc debonnairement en gardant entre nous amour charitable tant que

487 Normalement, Procras suit directement Aventinus. Nous éprouvons de la difficulté à expliquer le nom de ce roi d’Albe. 488 Treizième roi d’Albe. 489 Othoniel, personnage biblique que l’on trouve dans le Livre des Juges. Il s’agit du premier juge d’Israël. 490 Éli est l’un des derniers juges d’Israël, présenté comme le mentor de Samuel. 491 Saül, premier roi d’Israël. 492 Celui qui fut responsable du schisme qui sépara Israël en deux. 493 Sédécias, dernier roi de Juda.

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nostre adversaire n’y puisse mettre tele division que perdre en puissons le regne pardurable. 2690

Ains par felicité nous accordons au prince qui a son peuple donne pardurable concorde.

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Deuxième partie : Analyse littéraire

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Chapitre 1 – Le genre de l’histoire universelle au Moyen Âge

1. Définitions du genre de l’histoire universelle

Dans les faits, la définition de ce qu’est une histoire universelle reste assez floue.

Généralement, quand un « historien cherche, tout en gardant une armature chronologique à

son ouvrage, à l’inscrire dans le temps du salut, en en faisant une histoire de la destinée

humaine, dans la mesure bien sûr de ses connaissances, il écrit une chronique universelle494.

» Dans l’occident chrétien tardo-antique ou médiéval, certaines sont très évidemment

orientées vers l’histoire du Salut, alors que pour d’autres la morale chrétienne est plus

difficile à remarquer, bien qu’elle soit toujours présente495. Comme ses prédécesseurs tardo-

antiques, l’histoire universelle médiévale française combine l’histoire profane à l’histoire

biblique. L’organisation narrative de ces textes peut être variée et dépend du projet des

auteurs. Certains préfèrent organiser leur œuvre de façon chronologique (la CBA, bien qu’elle

alterne histoire profane et histoire biblique, fonctionne de manière chronologique), d’autres

optent pour une organisation par royaumes, selon la tradition mise en place par Orose, qu’à

la suite de Marijke de Visser-Van Terwisga on appellera une organisation selon la translatio

imperii496 (ce que l’on trouve dans l’HAC), alors que d’autres favorisent une disposition par

matières (la Bouquechardière est organisée selon six livres traitant de sujets. Ceux-ci sont

généralement : 1. Histoire de la Grèce. 2. Troie et sa destruction. 3. Récits des Troyens qui

494 Claude GAUVARD, Alain de LIBERA et Michel ZINK [dir.], Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, Presses Universitaire de France, 2002, p. 682. 495 Des histoires universelles comme l’Histoire ancienne jusqu’à César ou la Bouquechardière sont très évidemment orientées vers l’histoire du Salut. Cela se manifeste dans l’HAC par l’ajout de moralisations en vers, alors que dans la B on trouve des citations de philosophes et de Pères de l’Église qui sont suivies par des moralisations et qui viennent commenter chaque épisode distinct, doublant ainsi la taille du récit. D’autres histoires universelles, par exemple la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, ne comportent pas de discours explicite de morale chrétienne, toutefois le commencement par la Genèse et l’alternance entre histoire profane et histoire biblique qui constitue l’articulation du texte révèle que le cadre de pensée est bien sans aucun doute celui de l’histoire du Salut. 496 Selon ses observations, l’auteur de l’HAC organise son œuvre en suivant un phénomène de translatio imperii. En effet, on débute par l’histoire biblique pour ensuite transmettre le pouvoir d’Assyrie-Babylonie en Grèce. On passe ensuite de la Grèce à Rome (notamment avec le parcours d’Énée) et de Rome en France. Bien sûr, comme l’ouvrage n’est pas terminé, on ne peut que supposer grâce au prologue, si on peut s’y fier, qu’il aurait dû se terminer avec l’histoire de la Flandre. Ainsi, l’organisation de l’HAC témoigne également de l’histoire du déplacement du pouvoir de la Création jusqu’au Moyen Âge (Marijke de VISSER-VAN TERWISGA, op. cit., t. II, p. 259).

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se sont échappés de leur cité en ruines. 4. Les Assyriens. 5. Les Macédoniens et Alexandre.

6. Les Macchabées. Traitant majoritairement de ce qu’on appelle aujourd’hui l’histoire

ancienne, les histoires universelles sont d’énormes compilations de diverses matières

empruntées à plusieurs auctoritates, ce dont nous traiterons ultérieurement.

Si intuitivement, le type de récit couvert par l’étiquette « histoire universelle » est

facilement identifiable, l’expression est néanmoins problématique et nécessite quelques

précisions. En effet, certaines œuvres, par exemple l’Histoire ancienne jusqu’à César, dans

le titre qu’on trouve parfois dans les manuscrits d’Estoires Rogier comme dans le titre

moderne, portent bien le nom d’« histoire » et reflètent bien le projet englobant que constitue

l’écriture de l’histoire du monde. Cependant, d’autres textes, par exemple la Chronique dite

de Baudouin d’Avesnes, sont désignés par la critique moderne sous le terme de

« chroniques », mais sans qu’il y ait nécessairement une différence nette avec les « histoires ».

Dans les classifications modernes, la distinction entre « chronique » et « histoire » est

normalement plutôt nette :

La chronique hérite en partie des chroniques universelles, et en partie des Annales, qui racontent ce qui s’est passé année après année. En cela, elle se distingue d’une histoire pourvue d’une unité et répondant aux règles de la rhétorique, à laquelle on demande d’ordonner les faits en établissant entre eux des relations causales et d’offrir des récits exemplaires à valeur morale. L’histoire implique, en théorie, le témoignage de l’auteur et une vision explicative, tandis que la chronique est un simple enregistrement des faits, dans la succession des temps497.

Toutefois, la distinction entre chronique et histoire n’est pas aussi nette à l’époque médiévale

qu’elle a pu l’être pendant l’Antiquité ou qu’elle l’est aujourd’hui. Dès le début du Moyen

Âge, la différence entre ces deux termes devient poreuse et ces deux étiquettes génériques

annoncent surtout que l’œuvre contenant le titre est d’ordre historique. Comme le mentionne

Bernard Guenée, certains employaient un terme comme l’autre, en plus du terme « annale »

comme des synonymes498. Ce sont souvent les phénomènes d’abrègement qui font en sorte

qu’on a décidé de donner le titre de chronique à certains textes, mais à vrai dire, la différence

est parfois imperceptible. Cela se manifeste très bien dans l’HAC et dans la CBA. En effet,

497 Christopher LUCKEN, « Chronique », dans Paul ARON, Denis SAINT-JACQUES et Alain VIALA [dir.], Le dictionnaire du littéraire, Paris, Quadrige, 2011, p. 116. 498 Bernard GUENÉE, op. cit., p. 203.

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bien qu’elles aient été nommés par la critique « histoire » et « chronique », tous deux

présentent des passages quasi identiques. Ainsi, la généalogie des rois Perses de l’HAC :

Cil rois Astiajés ot une fille dont il sonja qe de li isoit une vigne qi tote entreprenoit la partie d’Asire. Quant il ot ce sonje, il le conta as sajes homes de son regne qi li distrent et mostrerent par la meillor enterpretation qe il sorent faire qeil avroit un neveu de sa fille qi sire seroit de tote Asire et qil le geteroit fors de son regne499.

Et sa correspondance dasn la CBA :

En che tans estoit Astiagés rois de Mede. Il avoit une fille dont il songa que de li issoit une vinge qui toute couvroit la partie d’Ayse. Il conte ceste chose as plus sages houmes de son regne. Il dirent k’ele averoit I fil qui seroit rois de Aussyre et le jeteroit de son regne500.

Il est ici évident que la distinction entre « histoire » et « chronique » est épineuse, car même

si ce sont généralement des phénomènes d’abrègement qui permettent une différenciation et

qui ont guidé les premiers médiévistes à étudier ces textes, il n’en demeure pas moins que

certains textes sont très similaires et invalident une séparation stricte entre les genres. Cela

ne signifie pas non plus que ces deux étiquettes n’étaient pas pertinentes au Moyen Âge.

Toujours selon B. Guenée501, certains auteurs médiévaux étaient en mesure d’opérer la

distinction et choisissaient de le faire, en se fondant entre autres sur les écrits d’Eusèbe de

Césarée, notamment en distingant son Histoire ecclésiastique de sa Chronique. Selon les

écrits d’Eusèbe, l’histoire donne la priorité au récit, alors que la chronique privilégie la

chronologie. De plus, comme nous l’avons mentionné précédemment, une des

caractéristiques de la chronique réside dans la brièveté de ses récits, tandis que cette

particularité ne s’applique pas à l’histoire qui peut se permettre d’être plus longue et

explicative. Cependant, en ce qui concerne notre corpus d’étude, en français, la pluralité des

titres en provenance du Moyen Âge démontre bien que les copistes n’utilisaient pas des règles

strictes et systématiques pour utiliser l’un ou l’autre des deux termes502. C’est pourquoi nous

appellerons « histoire universelle » des textes qui ont reçu les affectations de chronique ou

d’histoire503 par la critique.

499 Histoire ancienne jusqu’à César, Paris, BnF, fr. 20125, fol. 80ra. 500 Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, Cambrai, BM, 683, fol. 62vd. 501 Bernard GUENÉE, op. cit., p. 203. 502 Hervé INGLEBERT, op. cit., p. 517. 503 La CBA, par exemple, reçoit le titre de Chronique de façon aléatoire par la critique, puisque dans les manuscrits les plus anciens, elle ne porte aucun titre. Dans d’autres, plus récents, on utilise les premiers mots du prologue dans la rubrique initiale, comme pour en faire un titre. Comme l’explique Anne Rochebouet : « Ce

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Ce faisant, la définition d’histoire universelle que nous choisissons d’utiliser est très

large et englobe aussi bien ce qui pourrait être qualifié de « chronique » que ce qui pourrait

porter le titre d’« histoire ». Le seul critère sur lequel nous insistons est le large empan

chronologique et géographique du récit, son « universalité ». Ainsi, un texte racontant

seulement l’histoire d’une dynastie, d’une époque, ou bien d’une localité quelconque ne

pourrait être qualifié d’histoire universelle, puisqu’il se concentre seulement sur une famille,

une série d’événements ou une région504.

2. L’histoire universelle médiévale, réception d’un genre hérité de l’Antiquité

Comme nous venons de le mentionner, on désigne sous le nom d’histoire universelle

des récits de l’histoire de toute l’humanité dans son entièreté, inspirés du genre antique dont

Eusèbe de Césarée et Paul Orose sont les grands modèles. Toutefois, on doit à Jules Africain

(IIe siècle après J.-C.) la première chronique universelle qui juxtapose matière biblique et

matière profane505 dans une optique eschatologique506. Un peu plus tard, vers 235, Hippolyte

de Rome écrit lui aussi une chronique (Synagôgè tôn chronôn kai etôn) en y ajoutant une

perspective ethnologique et géographique. En effet, « Hyppolyte supposait que la tradition

biblique devenait universelle par le christianisme, dans le cadre historique et géographique

de l’empire romain507 ». Cependant, tel qu’indiqué antérieurement, c’est avec Eusèbe de

titre [CBA], qu’a conservé la critique pour l’ensemble des versions, s’explique par la place importante attribuée à Baudouin d’Avesnes et à sa famille dans le récit, mais n’apparaît pas dans les rédactions non abrégées. Les manuscrits les plus anciens (Arras, BM, 683 (1043) et Cambrai, BM, 683) ne donnent pas de titre à l’œuvre, mais les premiers mots du prologue seront très vite utilisés dans les rubriques initiales : Cest livres est appelés le livre du tresor (Paris, Arsenal 3710, 2e /2 du XIIIe siècle), tresor de sapience (Bnf, fr. 685 ; Bnf, fr. 1367), tresor des histoires (d’apres le début d’un deuxième prologue ajouté avant le premier, par exemple, Arras, BM, 996 ; Den Haag, KB 71 A 14 ; Besançon BM, 678 ; Paris, Arsenal 5077 ; Valenciennes, BM, 538), Tresors des histoires et de l’excellence de chevalerie (Kraków, Gall fo216 ; Paris, Bnf, n.a.fr. 17181), voire croniques qui traite les histoires (Paris, Arsenal 5076) ou encore Chronicques ou hystoires martiniennes (Bruxelles, BR, 9069, rubrique initiale de la table et explicit général) » (Anne ROCHEBOUET, « D’une pel toute entiere sans nulle cousture », op. cit., p. 39). Toutes les autres histoires universelles de notre corpus comportent le mot histoire dans leur titre ou leur prologue. 504 Nous sommes consciente que les enjeux de la rédaction d’une histoire universelle peuvent être politique ou dynastique et peuvent, si le texte aborde la période médiévale, devenir plus visibles, au point de restreindre le récit. Toutefois, l’absence de restriction chronologique et géographique initiale, aussi bien qu’un arrêt fréquent des récits autour de la naissance du Christ, nous ont permis de considérer ce critère de sélection du corpus comme fonctionnel. 505 Hervé INGLEBERT, op. cit., p. 358. 506 Selon M. de Visser-Van Terwisga (Marijke DE VISSER-VAN TERWISGA, op. cit., p. 257) : « Plutôt que d’insister sur les faits historiques, les auteurs visaient à relater les événements qui s’étaient produits dans l’espace spirituel traversé par l’homme. » 507 Hervé INGLEBERT, op. cit., p. 361.

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Césarée, vers 300, que la tradition de l’histoire universelle telle qu’elle se développe ensuite

au Moyen Âge voit le jour. Comme Jules Africain, il mélange l’histoire profane à l’histoire

biblique dans sa chronique, mais elle est plus universelle en ce qui a trait aux peuples et aux

thématiques. De plus, comme le mentionne Hervé Inglebert, « l’histoire divine s’étendait au-

delà de l’histoire biblique, puisqu’elle incluait le devenir des empires signalés dans

Daniel508. » Au début du Ve siècle, vers 417, l’Histoire contre les païens écrite par Paul Orose

et commandée par Augustin d’Hippone relate les malheurs du monde depuis son origine

jusqu’à 416. Son œuvre devient l’ouvrage traitant de l’histoire profane le plus lu au Moyen

Âge. Bien que plusieurs de ses thèses soient mises de côté par les historiens médiévaux,

d’autres sont reprises après l’an 1000, notamment la description géographique du monde et

le « lien entre les quatre pouvoirs et les points cardinaux509. » Grâce à ces quatre auteurs,

l’histoire universelle médiévale voit le jour, d’abord en latin, puis en français, devenant un

genre si populaire que la critique a estimé les productions latines et françaises comme dix

fois plus importantes en nombre que leurs équivalents syriaque ou byzantin – deux traditions

estimées pourtant riches510.

3. L’histoire universelle médiévale latine

La production médiévale latine est extrêmement abondante. En effet, on dénombre

environ deux cents textes latins médiévaux racontant l’histoire du monde depuis la

Création511. Bien qu’à prime abord les différences entre le genre latin médiéval de celui qu’on

retrouvait dans l’Antiquité puissent sembler minimes, elles sont pourtant multiples512.

D’abord, les connaissances sur le passé que possèdent les clercs, quoique communes (tous

en général utilisent la Bible, Orose, Tite-Live et les chroniques et histoires ecclésiastiques de

l’Antiquité), dépendent aussi de l’importance de la bibliothèque à disposition pour écrire. De

plus, ces connaissances changeaient selon le projet de l’auteur (histoire sainte, dimension

politique, approche nationale, etc…), faisant en sorte que les informations ne sont pas toutes

mobilisées de la même façon et que certaines sont mise de côté au profit d’autres qui sont

508 Ibid., p. 364.509 Ibid., p. 412. 510 Ibid., p. 514. 511 Ibid., p. 513.512 Ces différences sont énumérées plus en détail par Hervé Inglebert. Ibid., p. 519.

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plus utiles au récit que le clerc veut écrire. Dans un même ordre d’idée, le bassin

géographique des informations contemporaines participe à cette différenciation du genre latin

médiéval. En effet, certaines histoires universelles se terminent par l’histoire d’une localité

quelconque, ce qui implique que les auteurs se doivent d’invoquer de nouvelles sources,

généralement locales. Ensuite, les thématiques sont également différentes, puisque l’histoire

universelle, bien que toujours orientée vers l’histoire du Salut, peut aussi servir divers buts,

politiques, théologiques ou moraux. La périodisation utilisée est souvent celle mise en place

par Augustin, c’est-à-dire une périodisation fondée sur le découpage en six âges du monde513.

Comme l’histoire est un domaine du savoir, il va de soi que le nombre des textes latins

excède très largement le nombre des histoires en français. Généralement, l’écriture de

l’histoire reste une activité sérieuse, en latin jusqu’au XIIIe siècle, contrairement à l’écriture

d’œuvres que nous qualifierions d’œuvres de divertissement, notamment la poésie lyrique ou

le roman courtois, qui se sont faites plutôt en langue vernaculaire. Malgré tout, le Moyen

Âge français produit un nombre très important d’histoires universelles, puisqu’il demeure

l’un des corpus les plus importants de l’époque. Ce succès s’explique certainement par le

goût des commanditaires et la nécessité de donner à lire en français à un public,

majoritairement aristocratique, qui comprend de moins en moins bien le latin.

4. L’histoire universelle médiévale en français

C’est au XIIIe siècle que voit le jour la première histoire universelle en français.

L’Histoire ancienne jusqu’à César et celles qui suivent témoignent dès lors du désir des

nobles laïcs de lire de l’histoire en raison d’un goût grandissant pour celle-ci et pour les

différents domaines du savoir. En effet, l’Histoire, comme elle est en plus une histoire du

Salut, se trouve du côté du savoir et par conséquent, traditionnellement, du latin. Aux XIe et

XIIe siècle, l’émergence d’une littérature vernaculaire relève essentiellement du

divertissement (poésie amoureuse lyrique et le roman), et comporte une dimension orale,

513 Les six âges du monde sont une division mise en place par saint Augustin. Il en fait la description très explicite dans sa Cité de Dieu (AUGUSTIN D’HIPPONE, Cité de Dieu, XXII, 30, 5). Les six âges du monde sont les suivants : « le premier âge jusqu’à Noé, le second âge jusqu’à Abraham, le troisième âge jusqu’à David, le quatrième âge jusqu’à la captivité de Babylone, et le cinquième âge jusqu’au Christ, dont la venue marquait le début du sixième et dernier âge. » Selon Bernard GUENÉE, op. cit., p. 149-150. Voir aussi à ce propos Jacques LE GOFF, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, Éditions du Seuil, 2014, p. 18-27.

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collective et politique (chanson de geste). Elle s’invente donc d’abord dans des genres qui ne

sont pas considérés comme sérieux et prestigieux ou associés à l’oralité. Le latin demeure le

véhicule de savoir le plus important, primant dans la religion, les domaines juridiques,

philosophiques, politiques ou scientifiques514, mais au fil des siècles, on constate que nombre

de seigneurs laïcs comprennent de moins en moins la langue latine et préfèrent lire dans leur

langue maternelle, quel que soit le sujet. De plus, des considérations politique et linguistique

liant France et français entrent également en jeu à la fin du Moyen Âge : de fait, la noblesse

aime lire sur la façon dont elle descend des grands noms de l’histoire. Effectivement, de

grands seigneurs et des rois pousseront le développement du savoir en français dans une sorte

de politique culturelle, par exemple Henri II Plantagenet au XIIe siècle515 et Charles V au

XIVe siècle516. Pour cette raison, de nombreux clercs entreprennent à leur demande de traduire

les savoirs latins en français afin d’assurer la transmission des connaissances anciennes et

leur diffusion auprès d’un public plus large.

Benoît de Sainte-Maure517, au XIIe siècle, et Nicole Oresme518, au XIVe siècle, sont

entre autres des traducteurs désignés par leur roi pour traduire les savoirs anciens. Ainsi, les

premières manifestations françaises de l’histoire universelle puisent dans les sources latines

leur matière, avec la particularité qu’au travail de compilation s’adjoint un exercice de

traduction et, inévitablement, d’adaptation. En ce qui concerne le mécanisme d’écriture, on

observe alors une influence des modes d’écriture littéraires, romanesques et lyriques français,

et cette confrontation au genre historique est intéressante puisqu’il s’agit de quelque chose

qu’on ne trouve pas en latin. Cet exercice d’adaptation, qui relève du phénomène de la

514 Serge LUSIGNAN, La langue des rois au Moyen Âge. Le français en France et en Angleterre, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, p. 17. Voir aussi Serge LUSIGNAN, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, op. cit., p. 83. 515 Comme l’indique Jean Frappier, la cour d’Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine est une « véritable école d’imitation de l’antiquité », faisant en sorte que nombre de traductions ou d’imitations du savoir ancien voient le jour (Jean FRAPPIER, « Remarques sur la peinture de la vie des héros antiques dans la littérature française des 12e et 13e siècle », dans L’humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècles, Paris, Klincksieck, 1964, p. 15). 516 Charles V, au XIVe siècle, est le commanditaire le plus important en ce qui concerne les traductions d’œuvres savantes et intellectuelles (Serge LUSIGNAN, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, op. cit., p. 133). 517 Louis-Fernand FLUTRE et Francine MORA, « Benoît de Sainte-Maure », dans Geneviève Hasenohr et Michel zink [dir.], Dictionnaire des lettres françaises : le Moyen Âge, Paris, Fayard, 1992, p. 139. 518 Il fut sans doute le plus important traducteur de Charles V (Serge LUSIGNAN, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, op. cit., p. 155 ; Dominique BOUTET et Joëlle DUCOS, Savoirs et fiction au Moyen Âge et à la Renaissance, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2015, p. 8).

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translation, permet, lors de la traduction des sources anciennes, de corriger

« l’incompréhension originelle519. » Pour cette raison, la cité de Troie, par exemple, prend

les allures d’une ville médiévale et l’armement des guerriers troyens s’apparente à celui des

chevaliers médiévaux.

4.1. Les sources des histoires universelles françaises

Les histoires universelles médiévales peuvent se terminer à différentes époques,

certaines se rendant jusqu’à l’époque médiévale (la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes

et l’Histoire ancienne jusqu’à César, si elle avait été terminée), alors que d’autres ne se

continuent pas au-delà de l’histoire du Christ520 (le Miroir du monde ou bien la

Bouquechardière). Cela dépend, en fait, de la finalité que prévoient les clercs lorsqu’ils

conçoivent leur projet. Ce faisant, les sources des histoires universelles françaises dépendent

d’abord des chronologies et géographies susmentionnées, puisque selon le projet de l’auteur,

il peut décider d’utiliser un texte de base plutôt qu’un autre. Il serait beaucoup trop ambitieux,

dans le cadre de ce mémoire, de recenser toutes les sources latines des histoires universelles

françaises. Cependant, nous sommes en mesure d’identifier les sources majeures en latin

desquelles se sont inspirés les auteurs des histoires universelles faisant partie de notre

corpus521. Certaines d’entre elles invoquent plusieurs autorités différentes, qui sont ensuite

compilées par l’auteur, alors que d’autres sont plutôt des traductions-adaptations d’une seule

ou de deux histoires universelles latines. Nous ne traiterons ici que de certaines œuvres de

notre corpus, c’est-à-dire, l’HAC, la CBA et le MHPV puisqu’il s’agit des textes dont les

sources sont majoritairement écrites en latin. En effet, les histoires universelles plus tardives

se fondent majoritairement non pas sur celles en latin, mais bien sur les textes en français522,

ce qui explique pourquoi nous nous attarderons seulement à ces trois premières histoires

universelles en ce qui concerne les sources latines. D’ailleurs, l’appui sur les textes en

519 Francis GINGRAS, Le Bâtard conquérant. Essor et expansion du genre romanesque au Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 119. 520 Anne SALAMON, « Palingénésie des premiers livres bibliques dans quelques histoires universelles du XVe siècle » dans Véronique Ferrer et Jean-René Valette [dir.], Écrire la Bible en français au Moyen Âge et à la Renaissance, Genève, Librairie Droz, 2017, p. 628.521 Nous n’indiquons ici que les sources majeures utilisées par les clercs et non pas les sources ponctuelles, puisque cette tâche serait impossible dans le cadre de ce mémoire et consisterait en un tout autre travail. Nous n’avons identifié que les sources qui donnent les trames évidentes des histoires universelles étudiées ainsi que la source de larges passages suivis. 522 Cela n’exclut toutefois pas des sources latines ponctuelles.

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français sera traité ultérieurement523. Recenser les sources latines principales permet alors de

montrer que les histoires universelles en français se servent de textes ayant acquis une grande

autorité, et cela permet également de démontrer qu’il y a une certaine récurrence quant à ces

sources. En effet, certaines d’entre elles sont utilisées par plusieurs chroniques lorsqu’il s’agit

de traiter d’un sujet en particulier. Cela permet également de rendre compte de la multitude

d’auteurs et de textes anciens qui peuvent être convoqués et cela témoigne d’une manière

encore plus nette de l’énorme travail de compilation opéré par les clercs.

4.1.1. L’Histoire ancienne jusqu’à César

L’HAC, comme l’indique Anne Rochebouet524, est écrite pour un public laïc et,

contrairement à beaucoup de ses semblables latines, puise énormément dans l’histoire

profane. Les sources utilisées pour l’élaboration des différentes sections sont nombreuses, tel

qu’il est possible de le constater dans l’énumération suivante525 :

Genèse : Vulgate, Flavius Josèphe, Historia scholastica, Orient I : Historiae adversus paganos (Orose), Eusèbe de Césarée, Thèbes : Roman de Thèbes, Grecs et Amazones : Orose et Eusèbe, Troie : Généalogie attribuée à Orose ou Eusèbe et De excidio Troiae historia de Darès le Phrygien, Eneas : Virgile et Commentaires de Servius, Rome I : Orose, Orient II : Orose, Justin, Eusèbe-Jérôme, livres bibliques de Judith et d’Esther, Alexandre : Eusèbe-Jérôme, Orose, Josèphe, Historia scholastica, l’Epitome de Julius Valerius, l'Epistola Alexandri Magni ad Aristotelem de situ et mirabilibus Indiae et finalement le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris, Rome II : Orose, Eutrope et Josèphe. Comme il s’agit de la première histoire universelle écrite en français, il est assez

évident de constater que les sources sont majoritairement latines. Seules les sections sur

Thèbes et Alexandre convoquent des sources françaises. De plus, même si la section de Troie

paraît se fier à l’œuvre de Darès le Phrygien, il semblerait que ce soit une version adaptée à

523 Cf. p. 253. 524 Anne ROCHEBOUET, « D’une pel toute entiere sans nulle cousture », op. cit., p. 16. 525 Nous reprenons la segmentation établie par A. Rochebouet dans le cadre de sa thèse, Ibid. Cette segmentation est elle-même inspirée de Marc-René JUNG, op. cit., p. 337-340.

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l’aide du Roman de Troie que nous donne à lire le clerc526. Concernant les sources latines

utilisées, il s’agit de textes très diffusés, conservés dans un très grand nombre de manuscrits,

ce qui nous permet d’affirmer qu’il s’agit de textes ayant une forte autorité. Force est de

constater que, malgré l’autorité naissante de l’écriture en français, les écrits d’Orose,

d’Eusèbe de Césarée et des autres auteurs prévalent encore largement en ce qui a trait à

l’écriture de l’histoire. La présence du Roman de Thèbes et du Roman d’Alexandre parmi les

sources témoigne donc d’une autorité croissante de l’écriture en français, même si les sources

françaises demeurent minoritaires dans l’élaboration de cette énorme compilation. Invoquer

les romans de l’Antiquité, des mises en roman de l’histoire antique, pour écrire une section

concernant l’histoire ancienne atteste également de l’autorité qu’ils ont acquis au XIIIe siècle

et du statut particulier de ces « romans » par rapport, par exemple, à ceux de la matière de

Bretagne, œuvre plus nettement orientée vers le divertissement. En effet, comme il s’agit de

translations d’œuvres antiques considérées comme étant véridiques, il semble que le public

médiéval leur ait accordé une grande part de crédit pour leur véracité historique, ce qui justifie

leur présence parmi les sources de l’HAC.

4.1.2. La Chronique dite de Baudouin d’Avesnes527

Tout comme pour l’HAC, les sources de la CBA sont nombreuses528. On peut

notamment nommer le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais, puis, pour les parties

d’histoires médiévales, le Chronicon Hanoniense de Gilbert de Mons, les écrits de Sigebert

de Gembloux et la traduction française de l’Historia rerum in partibus transmarinis gestarum

de Guillaume de Tyr et ses continuations529. Le clerc utilise également des sources en français

pour écrire son histoire universelle, notamment la première version de l’HAC et les Fet des

Romains530. Ainsi, déjà à la fin du XIIIe siècle, il est possible d’observer que les auteurs

526 Anne ROCHEBOUET, « D’une pel toute entiere sans nulle cousture », op. cit., p. 17 et Louis FAIVRE D’ARCIER, Histoire et géographie d’un mythe. La circulation des manuscrits du « De excidio Troiae » de Darès le Phrygien (VIIIe-XVe siècle), Paris, École des Chartes, 2006, p. 295-297.527 Concernant la CBA, nous avons énumérés les sources que nomme A. Rochebouet dans sa thèse (cf. note suivante). Cependant, le texte n’a jamais été édité ni étudié en entier. La possibilité d’y ajouter des sources supplémentaires que nous n’avons pas été en mesure d’identifier est alors tout à fait vraisemblable. Par ailleurs, certaines des sources énumérées peuvent être sujettes à discussion. 528 Toutefois, aucune étude d’envergure n’a été menée sur l’ensemble du texte. 529 Anne ROCHEBOUET, « D’une pel toute entiere sans nulle cousture », op. cit., p. 39. 530 Les Fet des Romains est un texte écrit au XIIIe siècle, qui s’est rapidement substitué à la partie romaine dans l’HAC. Il s’agit, malgré son nom, d’un récit portant sur la vie de Jules César. Le clerc qui en fait la rédaction tire sa matière de plusieurs auteurs latins, notamment Salluste, Suétone, Lucain et Jules César lui-même. Comme l’indique A. Rochebouet, les Fet des Romains a remplacé la dernière partie portant sur Rome dans

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commencent à utiliser des textes français pour écrire leurs œuvres, aux dépens des sources

latines. De plus, contrairement à d’autres histoires universelles qui se contentent de ne

raconter que l’histoire ancienne, la CBA poursuit son récit jusqu’à l’époque médiévale et se

termine en véritable « chronique », intégrant une recension de généalogies ainsi que des

événements récents. Elle était aussi souvent copiée en plusieurs volumes, où la coupure était

plus ou moins au même endroit, et se trouvait autour du règne de Tibère, c’est-à-dire aux

alentours de la mort du Christ. S’il n’y a pas de rupture textuelle nette, dans la composition

matérielle des livres, il a semblé possible de créer une séparation entre histoire antique et ère

chrétienne. De plus, on peut observer que, contrairement à l’HAC, les sources convoquées

par le clerc, bien que largement latines, sont également médiévales. Le travail de compilation

de l’auteur de la CBA est donc d’une nature un peu différente de celui duquel il s’inspire pour

quelques parties, puisqu’il compile lui-même des compilations déjà écrites et il ne lui reste

que le travail de traduction et d’adaptation, lorsqu’il s’agit de textes en latin. Il est alors

possible d’observer, en plus d’une autorité grandissante de l’écriture en français, une autorité

manifeste du savoir médiéval.

4.1.3. Le Manuel d’histoire de Philippe de Valois

L’auteur du MHPV utilise, pour l’élaboration de son histoire universelle, deux œuvres

majeures du Moyen Âge latin. La première est sa source principale, le Speculum Historiale

de Vincent de Beauvais, dont il pratique une adaptation/traduction. Cette histoire universelle

rédigée en latin au XIIe siècle a servi de source à plusieurs histoires universelles françaises,

notamment la CBA, et son influence sur le MHPV est généralement bien attestée531. La

seconde source utilisée par le clerc, et qui couvre de manière plus étendue certains angles

morts du Miroir historial (en particulier autour de l’histoire biblique), est l’Historia

scholastica de Petrus Comestor, également utilisée par l’auteur de l’HAC pour la rédaction

de sa section sur la Genèse.

De plus, comme le Speculum Historiale a servi, comme nous venons de le

mentionner, de source à la CBA, on remarque un phénomène de contamination entre les deux

l’HAC dans plusieurs manuscrits. Encore aujourd’hui, vingt-trois des soixante-treize manuscrits que l’on a conservés contiennent les Faits au lieu de la section d’histoire romaine originelle (ibid., p. 15). 531 André SURPRENANT, Le « Manuel d’histoire de Philippe VI de Valois » et le « Speculum historiale » : relevé d’une lecture parallèle, Montréal, Institut d’études médiévales de l’Université de Montréal, 1988.

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histoires universelles, surtout vers le XVe siècle. Comme l’indique Anne Salamon, ces deux

histoires universelles « sont des textes extrêmement bien diffusés, mais le travail sur ces

œuvres est si peu avancé que l’on ne sait pas exactement les transformations apportées entre

les versions plus anciennes et les manuscrits du XVe siècle. Toutefois, la critique a pu mettre

à jour certains échanges entre les deux textes532. » En effet, le Tresor des histoires, écrit au

XVe siècle, est une compilation historique qui regroupe la CBA et le MHPV533 et raconte

l’histoire du monde de la Création jusqu’au pontificat de Clément VI. Ainsi, il semble que

ces deux traductions/adaptations de l’œuvre de Vincent de Beauvais, se soient côtoyées au

point d’aboutir à des versions composites, du moins dans certains manuscrits, mais il n’est

pas exclu que les influences de l’un sur l’autre aient été antérieures au XVe siècle. D’ailleurs,

la seconde rédaction du MHPV diffère de la première entre autres pour les ajouts que fait

l’auteur (l’addition d’un catalogue des papes et l’insertion d’un catalogue des rois de France

par exemple534). Une étude en détail de cette histoire universelle ainsi que son édition

pourront peut-être révéler des échanges entre cette deuxième rédaction et la CBA, mais cela

reste, pour l’instant, dans le domaine de l’hypothèse.

À l’issue de ce parcours, il est possible de discerner une grande tendance au niveau

des sources latines utilisées pour l’écriture des histoires universelles. En effet, certains grands

classiques sont utilisés pour les mêmes sections : la Bible ou Petrus Comestor sont

généralement utilisés pour l’histoire biblique, alors qu’Orose est souvent celui qu’on utilise

pour l’histoire païenne, en plus de Vincent de Beauvais, pour les textes postérieurs à son

Speculum Historiale. Outre ces grands textes, généralement employés pour les grandes

trames historiques, les clercs peuvent aussi convoquer plusieurs autres sources pour le détail,

en fonction de leur projet d’écriture. La seule observation qu’il soit possible d’émettre est

que les textes présentent finalement peu de variété dans le choix des sources. Cependant, une

particularité subsiste en ce qui concerne l’antiquité païenne, plus précisément en ce qui a trait

à l’antiquité grecque. L’écriture, dès le XIIe siècle, de textes en langue vernaculaire traitant

des grandes histoires de l’antiquité grecque et romaine fait en sorte qu’on commence, dès le

532 Anne SALAMON, « Palingénésie des premiers livres bibliques dans quelques histoires universelles du XVe siècle », art. cit., p. 635. 533 Laurent BRUN, « Tresor des histoires », dans Arlima, Archives de littérature du Moyen Âge, [en ligne]. http://www.arlima.net/qt/tresor_des_histoires.html [Site consulté le 12 août 2017]. 534 Camille COUDERC, « Le Manuel d’histoire de Philippe VI de Valois », art. cit., p. 422.

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XIIIe siècle à les utiliser comme sources pour les parties concernant leurs récits dans les

histoires universelles.

4.2. Les sources de l’histoire d’Énée dans les histoires universelles

Les textes utilisés pour relater le récit d’Énée dans les histoires universelles ne sont

pas très nombreux535. En effet, la source principale, et surtout la plus importante, est

l’Énéide536 de Virgile, à laquelle on ajoute, pour l’HAC, les Commentaires537 de Servius sur

l’Énéide, ce qui n’est guère surprenant considérant que « de la fin du IXe au XIe siècle, Servius

est de plus en plus constamment associé à Virgile dans les manuscrits du poète, dont les

marges ont été pourvues de réglures conçues pour recevoir un commentaire intégral538 »,

faisant en sorte que les commentaires de Servius sont presque nécessairement associés à

l’œuvre virgilienne. À cela, on peut ajouter le Roman d’Eneas. Bien qu’il ne soit pas la source

primaire des clercs, qui préfèrent bien sûr s’inspirer des autorités latines, il est manifestement

connu, voire même lu, par ceux-ci. Ainsi, par exemple, dans l’HAC, au moment où on devrait

trouver le passage de la descente aux Enfers d’Énée en compagnie de la Sibylle, on retrouve

la formulation suivante : « Et qui oïr veut coment il i ala et coment l’i mena Sebile, si le

quiere ou Romans d’Eneas et de Lavine o de Virgile » (l. 643). Ne voulant pas raconter la

descente aux Enfers, considérée comme une invention pour des questions de religion – en

effet, les Enfers tels que décrits par Virgile ne peuvent exister, ce qui implique que l’épisode

qu’il raconte ne peut être vrai et ne mérite par conséquent pas de figurer dans une histoire –,

535 Nous tenons à spécifier que nous ne nous sommes pas intéressée, dans le cadre de ce mémoire, aux traités mythographiques. En effet, comme nous tentons de le démontrer, les auteurs des histoires universelles, et particulièrement en ce qui concerne le récit sur Énée, n’utilisent pas une abondance de sources, mais préfèrent se contenter d’une ou deux par section. Ce faisant, nous n’avons pas eu besoin de remonter aux sources latines antérieures aux sources que nous utilisons. Par exemple, si un texte se fie à Vincent de Beauvais, la source reste alors son texte, peu importe les sources qu’il a lui-même utilisées (qui pourraient alors intégrer des traités mythographiques). De plus, les références mythologiques sont souvent évacuées du récit sur Énée, sauf dans la Bouquechardière, à laquelle on pourrait peut-être malgré tout ajouter comme sources les Héroïdes d’Ovide. Pour ces raisons, nous avons préféré ne pas nous intéresser aux sources mythographiques, puisque cela relève d’un degré de sources trop élevé et trop éloigné des récits énéens des histoires universelles (voir à ce sujet la page 265). 536Jacques MONFRIN, art. cit., p. 202. Voir aussi Catherine CROIZY-NAQUET, op. cit., p. 21. 537 Toujours selon Catherine CROIZY-NAQUET, ibid. et Jacques MONFRIN, art. cit., p. 207.538 Francine MORA-LEBRUN, L’« Énéide » médiévale et la naissance du roman, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 15.

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l’auteur ne fait que rediriger son lecteur vers les deux récits qui font mention de cet épisode,

c’est-à-dire le Roman d’Eneas et l’Énéide.

Une raison notable de l’utilisation de l’Énéide est l’influence de Virgile sur les clercs

du Moyen Âge. En effet, considérant l’importance du poète latin au sein de l’éducation

scolaire, son œuvre se révèle être une source de choix pour les parties concernant Énée dans

les histoires universelles. Que ce soit pour l’apprentissage et le perfectionnement du latin ou,

à partir du IXe siècle, pour maîtriser la versification classique, le recours à Virgile est

inévitable et central, et il tient dans les florilèges une « place prépondérante539 », si bien que

ses vers sont « destinés à servir de normes aux apprentis versificateurs540. » Aucun auteur

n’est plus mentionné que lui dans les bibliothèques scolaires541. Dès le XIIe siècle, on note un

accroissement des florilèges comportant des sections de l’Énéide et un « intérêt croissant

pour les fictions léguées par la mythologie païenne et pour les commentateurs anciens

attachés à une vision plus synthétique qu’analytique des œuvres542 ». André Vernet ajoute :

Il suffit de consulter, au hasard, les tables des éditions critiques de textes médiévaux pour y vérifier l’omniprésence de Virgile. Il n’est que de lire une épopée médiévale pour retrouver l’écho de la grandeur épique qui anime l’Énéide à travers la description des chevauchées, des batailles, des duels, et la noblesse des sentiments qui s’y expriment. Culte des ancêtres, amour de la patrie, amitiés inaltérables, amours fidèles ou passions sans frein : Virgile pourvoit à tout543.

Toutefois, au fur et à mesure que se constitue l’écriture en français, les clercs ne se contentent

plus de copier ou de commenter en latin les textes des auteurs de l’Antiquité qu’ils ont lus au

cours de leurs études. Comme le mentionnent Emmanuèle Baumgartner et Laurance Harf-

Lancner : « Il n’est guère surprenant que des clercs nourris au cours de leurs études de Virgile,

d’Ovide, de Lucain, de Stace, etc. aient été tentés de rivaliser en français avec leurs maîtres

et leurs modèles, tout en prenant leur distance, en forgeant et en affirmant leur compétence

langagière neuve par rapport aux écrivains médio-latins de leur temps544. » C’est ainsi, entre

539 André VERNET, « Virgile au Moyen Âge », dans Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles lettres, 126e année », no 4, 1982, p. 765. 540 Ibid.541 Ibid., p. 764. 542 Francine MORA-LEBRUN, L’« Énéide » médiévale et la naissance du roman, op. cit., p. 20. 543André VERNET, art. cit., p. 771.544 Emmanuèle BAUMGARTNER et Laurence HARF-LANCNER, Entre fiction et histoire. Troie et Rome au Moyen Âge, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 12.

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autres, que voit le jour le Roman d’Eneas, une translation545 de l’œuvre de Virgile, tout

comme les récits sur Énée qu’on retrouve dans les histoires universelles, qui s’avèrent être

des traductions/adaptations de l’Énéide.

L’utilisation de l’Énéide comme point d’appui pour une œuvre historique peut

sembler, pour le lecteur moderne, plutôt contradictoire en raison du caractère fictionnel du

récit de Virgile. Dans cette optique, il faut savoir que le genre de l’histoire, au Moyen Âge,

« se présente comme un genre fondamentalement pluriel qui demeure insaisissable dès lors

que l’on s’en tient à ses thèmes, à ses formes ou à son propos546. » La seule ambition qui

demeure est de présenter un récit vrai et l’Énéide, bien que comportant des éléments

mythologiques et merveilleux qui paraissent impossible, remplit tout de même certains rôles

que se donne l’Histoire. Outre le projet esthétique de donner à Rome une œuvre comparable

aux poèmes homériques, le récit virgilien répond à certaines caractéristiques du genre

historique. Il présente un héros pieux (même s’il s’agit d’une religion païenne, cela est

facilement transposable pour en faire un héros chrétien) et une dimension politique et

nationale547 qui peut être aisément reprise au Moyen Âge (le Roman d’Eneas témoigne

d’ailleurs de l’utilisation du héros troyen à des fins politiques). À la lumière de cela, ajoutons

que : « L’historien médiéval aspire à un idéal de référentialité historique, mais tend le plus

souvent à subordonner les faits au sens qu’ils portent : pour rendre compte de la vérité de

l’événement passé, il s’applique avant tout à extraire sa signification “intrinsèque” et sa

teneur édifiante548. » Ainsi, utiliser l’Énéide comme source pour une œuvre historique ne

paraît pas si incongru pour un historien médiéval, puisque malgré tous les artifices

esthétiques et les éléments merveilleux et mythologiques, le sens des événements passés peut

en être extrait et le récit virgilien permet tout de même de rendre, en ce sens, d’une vérité

545 Tel que mentionné précédemment (cf. note 176), F. Gingras affirme qu’avec le phénomène de translation, les clercs se doivent d’adapter les textes pour corriger les incompréhensions originelles. Il s’agit là d’une des raisons pour lesquelles il y a tant d’anachronismes dans les romans d’antiquité, mais également dans la grande majorité des textes traitant d’histoire antique au Moyen Âge. Comme l’indique Aimé Petit : « la plupart des anachronismes, dans les romans antiques, ne seraient-ils pas l’inévitable conséquence d’un effort d’adaptation, sinon de traduction? » (Aimé PETIT, L’anachronisme dans les romans antiques du XIIe siècle. Le Roman de Thèbes, le Roman d’Énéas, le Roman de Troie, le Roman d’Alexandre, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 27). 546 Ariane BOTTEX-FERRAGNE, « Réécrire l’histoire : genre romanesque et héritage historiographique dans les romans d’antiquité », mémoire de maîtrise en littérature française, Montréal, Université McGill, 2011, p. 120. 547 Dominique BOUTET, Formes littéraires et conscience historique. Aux origines de la littérature française 1100-1250, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 119. 548 Ariane BOTTEX-FERRAGNE, op. cit., p. 120.

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historique. D’ailleurs, Servius lui-même, dans ses Commentaires549 sur l’Énéide, rapproche

l’argumentum et l’historia, le possible et le vrai, suggérant ainsi que même si le récit virgilien

possède plusieurs éléments fictifs, il n’en reste pas moins qu’il peut relever de l’histoire.

Une fois cette nuance établie, il faut donc prendre en compte un second aspect associé

au concept de vérité historique au Moyen Âge. Pour les historiens médiévaux, la source la

plus importante pour établir une œuvre historique est d’abord ce qu’ils ont vu. Toutefois,

lorsqu’ils désirent raconter les événements passés, il est évident qu’ils ne peuvent pas en

témoigner et ainsi, ils utilisent des sources écrites. L’auteur doit donc « adapter fidèlement la

source elle-même la plus fidèle à la vérité historique550. » À l’époque médiévale, l’histoire

de Troie et de sa chute n’est pas considérée comme étant une légende, mais bien comme un

événement qui s’est véritablement déroulé551. Aussi, bien que de notre point de vue la source

la plus ancienne soit Homère552, on lui préfère Darès le Phrygien, puisqu’il se décrit lui-

même comme étant un témoin oculaire, prenant soin à chaque soir de décrire ce qu’il a vu et

vécu dans la journée. Ainsi, lorsque Benoît de Sainte-Maure écrit son Roman de Troie, il

mentionne Homère dans son prologue, mais bien qu’il ajoute aussi l’autorité dont il a joui à

Athènes (v. 45-75)553, il ajoute qu’il ne peut être aussi crédible que Darès, puisqu’il a vécu

plus de cent ans après les événements de la guerre de Troie, en plus d’incorporer les dieux

dans les batailles d’hommes. En ce qui concerne l’histoire d’Énée, l’utilisation de l’Énéide à

titre de source historique s’impose : puisqu’on ne trouve pas de textes écrits par des témoins

oculaires du voyage d’Énée, Virgile ne peut que demeurer l’auteur le plus proche de la vérité,

même si, comme Homère, il fait interférer les dieux dans les affaires des hommes. Dans cette

optique, et en raison de l’autorité de Virgile au Moyen Âge, les historiens médiévaux n’ont

549 SERVIUS, Servii Grammatici qui feruntur in Vergilii carmina commentarii, I, 235. 550 Michel ZINK, « Une mutation de la conscience littéraire : Le langage romanesque à travers des exemples français du XIIe siècle », dans Cahiers de civilisation médiévale, tome 13, no 93 (1981), p. 12. 551Pour les médiévaux, il ne fait aucun doute que l’histoire de Troie est véridique et qu’elle a réellement eu lieu. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que l’on admet que les premières œuvres latines racontant la guerre de Troie (deux œuvres attribuées respectivement à Dictys le Crétois et Darès le Phrygien) ne sont que des inventions littéraires largement postérieures. Ainsi, Troie et sa chute entrent dans la chronologie historique comme une « articulation majeure » (Bernard GUENÉE, op. cit., p. 275-276). Cependant, cette croyance n’est pas exclusive au Moyen Âge et aux siècles qui suivront, mais prend déjà racine dans l’Antiquité romaine, où les auteurs considèrent également les récits sur Troie comme véridiques. 552 Au Moyen Âge, Homère n’est pas volontairement mis de côté au profit de Darès. Il est important de savoir que, comme très peu de clercs connaissaient le grec, il devenait difficile de se référer à l’aède grec. Darès écrivant dans un latin plutôt simple, il était beaucoup plus accessible pour les clercs. 553 BENOÎT DE SAINTE-MAURE, Roman de Troie, publié d’après tous les manuscrits connus par Léopold Constans, Paris, Firmin Didot, 1904-1912, 6 volumes.

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pratiquement pas d’autres choix que de se servir de l’Énéide comme texte-source pour écrire

leur récit ; les autres sources disponibles pour raconter l’histoire du fils d’Anchise, si elles

existent, ne font pas le poids à côté de ce géant qu’est Virgile.

De plus, les laïcs – qui sont en grande partie les commanditaires des histoires

universelles – ont également un goût particulier pour leur propre histoire familiale et

dynastique, ce qui entraîne un penchant pour le récit de la guerre de Troie et de la chute de

la cité, perçue comme le berceau de la civilisation occidentale. Le transfert opéré par

l’Énéide d’une histoire et une littérature grecques à une histoire et à une littérature romaines

s’intègre parfaitement bien à un récit historique global opérant ensuite un transfert de Rome

à la Chrétienté. Déjà au XIIe siècle, sous Henri II Plantagenêt, avec la trilogie composée du

Roman de Troie, du Roman d’Eneas et du Roman de Brut, il est possible d’observer « un lien

entre le passé historique ou pseudo-historique de l’Angleterre, dont la figure majeure est le

roi Arthur, lointain descendant de Brut, et le passé antique, sous le signe d’un transfert du

pouvoir d’Est en Ouest, de Troie en Bretagne554. » Énée devient donc l’ancêtre de Brut, le

fondateur de la Bretagne et par conséquent l’ancêtre du roi Arthur. Ainsi, le personnage

d’Énée s’impose comme l’ancêtre des Anglais, tout comme Francion devient celui des

français. Dans une optique de translatio imperii, les auteurs du XIIe siècle expliquent

comment le pouvoir est passé de l’Orient à l’Occident, de Grèce, à Rome, à la Grande-

Bretagne. Le même raisonnement existe aussi pour la France ou la Bourgogne, si les auteurs

écrivent à l’une de ces cours. En outre, comme Énée est l’incarnation du premier mouvement

de ce déplacement du pouvoir, il va de soi que le personnage bénéficie lui-même d’un certain

prestige.

La dimension politique et dynastique que comportent à la fois l’Énéide et les histoires

universelles vient servir dans des stratégies de légitimation du pouvoir en place. Outre les

rois qui veulent glorifier leur règne, les seigneurs tentent aussi de s’inscrire dans cette lignée

héroïque, toujours dans une optique de translatio imperii. Cette perspective de l’histoire

familiale et dynastique et de la passion pour l’histoire troyenne s’inscrit dans la question du

554 Francine MORA-LEBRUN, « Metre en romanz ». Les romans d’antiquité du XIIe siècle et leur postérité (XIIIe-XIVe siècle), Paris, Honoré Champion, 2008, p. 242.

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lignage555, prépondérante pour le monde féodal du Moyen Âge, puisque tout le système social

et politique repose sur elle. S’inscrire dans la filiation généalogique d’un héros antique

devient alors un très bon moyen, au Moyen Âge, de légitimer le pouvoir d’un seigneur qui

peut s’imposer comme descendant de la lignée troyenne. C’est pourquoi beaucoup de

seigneurs influents commanditent la création d’histoires universelles, qui débutent à la

Création et qui se terminent par l’histoire d’une certaine famille ou bien de la localité ou

région qui leur sont associés556. Comme l’Énéide a construit Énée comme incarnation du

déplacement du pouvoir de la Grèce à Rome, il va de soi que les auteurs médiévaux lui ont

donné une place de choix dans les histoires universelles.

5. Les mécanismes de compilation

Considérant que le tissage des sources repluse sur plus d’un texte, il est évident que

certains mécanismes doivent être utilisés pour condenser les éléments importants et les

réduire aux limites du nouveau livre. De plus, comme il s’agit d’œuvres monumentales –

raconter l’histoire du monde est une tâche difficile – il va de soi que l’opération de sélection

et de réécriture modifient la manière de raconter les divers récits. Ces modifications, qui sont

liées au principe même de la compilation, sont diverses et plus ou moins riches de sens. Les

sections sur Énée présentent un certain nombre de caractéristiques intéressantes pour étudier

ce point.

RÉDUCTION / SUPPRESSION557

Pour le Roman d’Eneas558, il est possible d’observer la suppression ou la réduction de

nombreux passages de l’Énéide. Cette opération touche, d’après Philippe Logié, 12 % du

555 Selon B. Guenée : « L’attrait propre de Troie venait d’une part de ce que beaucoup croyaient descendre de ces guerriers troyens, et d’autre part, et peut-être surtout, du fait que comme l’histoire sainte, comme l’histoire d’Alexandre et d’autres encore, la matière troyenne profitait de cette fascination que, tout au long du Moyen Âge, l’Orient a exercé sur les esprits occidentaux » (Bernard GUENÉE, op. cit., p. 276). 556 Comme il a été mentionné antérieurement, l’HAC, qui aurait été commanditée par Roger, châtelain de Lille, semblerait s’inscrire dans cette visée de translatio imperii. Bien sûr, comme l’œuvre n’est pas achevée, on ne peut que supposer qu’elle aurait dû se conclure avec une histoire de la Flandre. 557 Nous n’entrerons pas ici dans le détail des techniques d’alliage et de tissage des diverses sources, puisque globalement, par sujet, les sources ne sont pas si nombreuses. Le genre de l’histoire unvierselle est en quelque sorte un « patchwork » de textes hétéroclites, ce qui ne s’avère pas le cas pour les sections en soi. Il serait certes intéressant de voir de quelle façon les sections s’articulent entre elles, mais individuellement, elles n’allient pas une multitude de sources, d’où nos réflexions sur l’autorité du texte en français. 558 ANONYME, Roman d’Eneas, édition critique par Aimé Petit, Paris, Le Livre de Poche, 1997.

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total du récit virgilien559. Outre la suppression simple, le clerc utilise également des principes

de condensation, combinant souvent des dialogues ou bien des passages afin d’alléger son

œuvre560. Ces techniques, utilisés dans le roman, sont aussi employés dans les histoires

universelles, où le récit du héros troyen est loin d’occuper une amplitude stable. Cependant,

l’auteur du Roman d’Eneas, bien qu’il supprime et réduit énormément le texte virgilien, se

permet également des ajouts considérables, notamment en ce qui a trait au personnage de

Lavine, qui prend une importance non-négligeable dans l’œuvre du XIIe siècle. Les histoires

universelles connaîssent également quelques ajouts, bien qu’ils soient de moins grande

envergure que ceux que l’on trouve dans le Roman d’Eneas, ce que nous verrons

ultérieurement.

Le nombre de suppressions et de réductions du récit virgilien des histoires

universelles dépasse de loin le pourcentage établi par le Roman d’Eneas. L’utilité de ces

retranchements est simple. Comme nous l’avons déjà évoqué, supprimer des passages qui

peuvent être jugés anodins ou du domaine de l’anecdote permet de condenser le récit. Ainsi,

seuls les passages jugés importants par les clercs sont conservés. Toutefois, les passages ou

les informations retranchés ne résultent pas d’une opération aléatoire. Nous allons tâcher de

montrer, dans cette section, que certaines constantes sont observables en ce qui a trait aux

moments supprimés ou réduits. Bien sûr, certains textes contiennent beaucoup plus de

coupures que d’autres, mais même dans les récits qui respectent le plus la trame narrative

virgilienne, il est possible de remarquer que les suppressions sont réccurentes.

Dans les parties concernant Énée, il est d’abord possible d’observer des suppressions

massives en ce qui concerne l’ancrage mythologique. Les textes qu’on retrouve dans les

histoires universelles se veulent historiques et sont surtout orientés vers l’histoire du Salut :

par conséquent, il est évident que tous les éléments qui touchent aux religions païennes sont

retirés ou bien modifiés. Dans certains textes, notamment l’HAC, la CBA et la B, certains

dieux sont mentionnés, mais ils n’interagissent en aucune façon dans les récits, contrairement

à l’Énéide, où ils interviennent activement dans l’histoire des hommes. Dans les trois textes

susmentionnés, Juno n’est énoncée que pour décrire le temple que Didon fait construire en

559 Philippe LOGIÉ, L’Énéas, une traduction au risque de l’invention, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 163. 560 Ibid., p. 164-167.

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son honneur. Dans la B, Jupiter est prié par Turnus, alors que ce dernier est pris au piège dans

un bateau qui le ramène dans son propre royaume, après avoir été piégé par le Diable (B,

l. 2024). Les dieux païens ne sont donc d’aucune utilité, agissant comme une entité inutile en

laquelle il est vain de croire. Seul Dieu possède assez de puissance pour répondre aux prières

de ses fidèles. Ensuite, une conception évhémériste domine largement dans tous ces récits,

réduisant les dieux de la mythologie grecque au statut humain. Dans la B, Écho n’est qu’« une

tant bele dame » (B, l. 856-857) et non une nymphe, et Pluton n’est qu’un homme qui a ravi

Eurydice pour l’amener avec lui aux Enfers (B, l. 1042). Dans ce contexte, les personnages

mythologiques humanisés et leurs récits sont pour Jean de Courcy un moyen de faire la

morale par le biais de leur histoire. Quand le statut d’humain ne leur est pas accordé, on

observe aussi tout simplement une éradication complète des dieux des passages dans lesquels

ils étaient présents dans les textes originaux. C’est le cas du MHPV, du MH, du MM et de la

FH. Dans les deux rédactions du MHPV, il n’y a même aucune mention du mot « dieux » au

pluriel.

Dans les histoires d’Énée, on élimine donc toutes les traces d’ingérence divine ou

d’événements surnaturels, outre ceux mis en place par Fortune, qui dans certains textes

(l’HAC et la CBA, par exemple) se manifeste par de la malchance ou bien le destin, alors que

dans d’autres elle peut prendre une forme allégorique, dans la tradition boécienne, et est

évoquée avec sa roue, même s’il plane toujours une certaine ambiguïté sur son statut exact.

Dans la B, on dénombre 58 occurrences du mot « fortune ». Certaines sont très claires et

signifient de façon évidente le destin ou bien les malchances : « Avecques ce lui dirent que

moult de grandes fortunes lui estoient advenir » (B, l. 37). Pourtant, dans d’autres cas, c’est

clairement la déesse Fortune qui est invoquée : « Pour ce est ce merveille que des tours de

Fortune comme elle blandist, traÿst et deçoipt » (B, l. 117-118). Jean de Courcy préfère alors

l’utilisation de la figure de Fortune à celle des dieux antiques, qu’il humanise simplement

dans une optique de moralisation. En effet, Fortune, dans la tradition allégorique, est une

figure abondamment utilisée au XIVe et au XVe siècle, elle est donc préférée à l’arsenal

mythologique païen.

Cette disparition des interventions divines fait en sorte que les apparitions de Vénus

pour aider son fils ne survivent pas dans les histoires universelles. Les textes vont même plus

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loin, car cette dernière n’est jamais évoquée et Énée reste un simple humain d’ascendance

mortelle, il n’est plus un demi-dieu, ni même un héros puisque les auteurs occultent ce statut

particulier. Alors que l’amour de Didon pour le prince troyen est inspiré par les ruses de Vénus

et le pouvoir de Cupidon sous les traits d’Ascagne dans l’Énéide561, son amour pour Énée,

dans les histoires universelles, lui vient naturellement, sans aucune intervention, comme un

véritable coup de foudre : « Eneas estoit moult biaus et moult bien tailliés. La roine le regardoit

moult volentiers et tant k’ele fu toute esprise de s’amour » (CBA, l. 95-96). On se trouve alors

dans un schéma que l’amour courtois a rendu populaire, c’est-à-dire l’amour de renommée.

La reine de Carthage, ayant entendu vanter les mérites du fils d’Anchise, est déjà prédisposée

à cet amour et il ne fait que s’accroître lorsqu’elle passe de plus longs moments en compagnie

du Troyen. Bien sûr, l’éradication des dieux grecs n’est pas complète, mais ces derniers sont

en constante lutte contre la christianisation du récit562. Dans de nombreux textes, notamment

l’HAC, Énée est encore explicitement soumis au commandement de ses dieux. C’est sur leur

ordre qu’il choisit de quitter Carthage, mais c’est aussi grâce à eux qu’il peut faire un arrêt en

Sicile pour rendre hommage à son père décédé : « Une nuit gisoit Eneas en son lit, si li vint

en vision qu’il n’arestast en Cartage, mais alast s’en tost en Itale si com li deu le voloient,

quar la devoit il aireter la contree et sa lignee, et guardast bien qu’il n’i feist plus demorance

que li deu a lui ne s’airassent » (HAC, l. 442-444). Toutefois, ils demeurent une entité vague,

ne répondant qu’à l’étiquette générique plurielle de « dieux ». Dans les récits les plus longs,

les dieux servent surtout d’éléments narratifs permettant d’expliquer les décisions que prend

le héros. Comme cela a été mentionné, son départ de Carthage est justifié par le bon vouloir

des divinités. Dans le MH, ce sont également les dieux qui, une nuit alors qu’il dormait, lui

ordonnent d’aller quérir l’aide du roi Évandre : « Si avient que une vois dest [sic] a Eneas une

nuyt en son dormant de part ses dieux en teile maniere : “Eneas, va t’en a roy Evandre dé VII

561 VIRGILE, Énéide, texte établi par Jacques Perret et introduction, traduction et notes par Paul Veyne, Paris, Les Belles Lettres, 2008-2014, 3 tomes, livre I, v. 690-756. 562 Aimé Petit souligne que le Roman d’Eneas est le roman antique dans lequel les anachronismes de christianisation sont les moins présents, et nous sommes d’avis que cela transparaît aussi dans les récits sur Énée des histoires universelles. En effet, dans les récits traitant de la guerre de Troie, Calchas, le devin, est traduit dans les histoires universelles par « evesque », ce qui lui donne une vocation chrétienne. Cependant, on ne trouve pas ce type de phénomène de christianisation dans les parties sur Énée. Dans la B, bien que Jean de Courcy ajoute à son texte nombre de moralisations chrétiennes, on retrouve tout de même 76 occurrences du mot « dieux ». Ainsi, même s’ils n’ont pas la même importance que dans l’œuvre virgilienne et qu’ils n’interviennent pas directement dans l’histoire des hommes, les dieux antiques restent tout de même trop importants dans le récit pour qu’on les éradique complètement (Aimé PETIT, op. cit., p. 142).

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montangnes qui guerie contre Latinum, le roy des Latins, et Turnus, le roy de Tosquayne, et

li fais socour” » (MH, l. 37-41). Ainsi, lorsqu’elles permettent la progression de la trame

narrative, les divinités antiques ne sont pas totalement supprimées, mais elles servent

également à dépeindre un héros pieux qui, même s’il ne vénère pas le Dieu des chrétiens, obéit

et a foi en ceux qu’il sert.

Ensuite, outre les suppressions prévisibles des éléments mythologiques et

merveilleux, on observe aussi des amputations qui sont liées à la simplification de la trame

narrative. Dans l’HAC et la B, l’histoire d’Énée est un élément majeur de l’histoire du monde,

si bien qu’une section ou bien un livre lui est consacré. Ils témoignent donc du fait que le

récit du fils d’Anchise demeure aussi important que l’histoire de Rome ou bien la Genèse.

Cependant, dans d’autres textes, le MHPV et le MM, les périples du héros virgilien ne

semblent servir que pour établir la continuité entre les récits et s’assurer que les généalogies

survivent. En effet, dans les deux textes susmentionnés, le récit consacré à Énée est inséré

dans le MHPV entre un résumé de deux lignes de la guerre de Troie et le voyage de Francion

en France, et dans le MM, entre le voyage de Francion et celui d’Anténor. Bien que le récit

d’Énée soit nécessaire pour assurer la continuité de l’histoire, il ne semble pas avoir le même

poids dans toutes les histoires universelles. Pour réduire les faits à leur essence, certaines

d’entre elles suppriment la quasi-totalité du récit virgilien pour ne s’en tenir qu’à trois étapes :

le départ d’Énée de Troie, son passage par Carthage et son règne en Italie. Éventuellement,

l’arrêt en Sicile peut être exploité, même si cette dernière étape n’est pas présente dans tous

les récits, notamment le MHPV, le MH, et le MM. Dans le MHPV, la partie consacrée au

prince troyen ne fait que quelques lignes :

Aprés la cité prinse, Eneas atout XXII nefs et IIIM et IIIIC hommes s’en vint en Cartage ou regnoit Dido la royne de Cartage. Et comme il ot un po de temps demouré avec li, il s’en vint en Ytale avant ce que Rome fut fondee. En Ytale regnoit en celui temps Latius, aprés le quel regna Eneas, et aprés Enee, les enfanz Enees par la succession de X roys au lieu ou est orendroit Romme563.

Dans ce texte, on ne mentionne nullement les déboires d’Énée sur la mer, la perte de ses

navires, la mort de son père Anchise ou bien les batailles qu’il dut mener contre Turnus pour

conquérir Lavine et la terre d’Italie. Le clerc ne s’en tient qu’à l’essentiel, ne désirant pas

563 MHPV2, l. 2-6.

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s’éterniser davantage. Ainsi, on apprend qu’il est l’ancêtre des rois de Rome et de cette façon

la continuité de l’histoire et des généalogies est assurée, ce qui semble être l’impératif

principal du récit. Il ne s’agit pas d’une innovation de ce texte, qui suit en cela sa source. En

effet, dans le Speculum historiale, l’histoire d’Énée n’est pas détaillée et on se contente

seulement d’écrire sa généalogie. Sont nommés les rois qui ont gouverné le Latium avant lui

et ceux qui le gouvernèrent après lui jusqu’à Jules César. Ensuite, l’auteur enchaîne avec la

généalogie des Français qui débute avec Francion, le neveu de Priam (ou le fils d’Hector

selon les traditions). Ce souci généalogique provient donc de Vincent de Beauvais, source

principale du MHPV, et une fois de plus, Énée est défini comme l’ancêtre des rois de Rome,

prouvant que la généalogie est plus importante que la trame narrative mise en place par

Virgile. Cependant, à la différence du Speculum historiale qui se soucie d’établir la liste de

la succession des rois de Rome, l’auteur du MHPV reste vague et ne nomme pas les

successeurs d’Énée : il se contente seulement d’évoquer le nombre de rois qui le suivent. Il

est alors intéressant de constater que le clerc s’éloigne en ce sens de sa source primaire,

puisqu’il se donne tout de même la peine de raconter, même très globalement, les éléments

de base de l’histoire du fils d’Anchise.

Dans le MM, on note également l’absence de Turnus, ainsi que la guerre sur les terres

d’Italie, qui fait pourtant l’objet de quatre chants dans l’Énéide :

Eneas arriva en la terre du roy Latin en Ytalie, lequel roy Latin estoit descendu de la lignee Nembroth, comme ci dessus est dit en ce livre. Avec Eneas estoient IIII M et VC Troiens monlt vaillans. Le roy Latin assembla son ost et vint contre Eneas a bataille, mais ilz orent parlement ensemble. Et vit se roy que Eneas estoit sage et de belle maniere, si luy donna Lavinie sa fille a mariage, dont Eneas ot ung filz nommé Julius Silvius pour ce qu’il fut nourri en silves (c’est en bois), car Eneas ne vesqui gueires puis longuement564.

L’auteur du MM, bien qu’il choisisse de supprimer des éléments majeurs de la trame narrative

virgilienne, reste tout de même plus précis que celui du MHPV en donnant la trame des

événements italiens. Il est possible dans ce passage de remarquer une nouvelle fois

l’importance de la visée généalogique, qui prend le dessus sur la conquête de l’Italie. Le désir

de réduire la trame afin de laisser plus d’espace pour condenser plus de récits se mêle ici à la

visée généalogique qui guide le MM. La lignée prime sur le récit. Dans cette optique, il est

564 MM, l. 36-42.

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possible d’observer une probable mise en valeur d’un mécanisme politique d’actualité, ou du

moins un processus de légitimation du pouvoir en place. L’importance accordée aux

généalogies, dans la partie sur Énée, mais également tout au long de l’histoire universelle

n’est pas négligeable. Il s’agit d’une caractéristique commune pour les textes les plus courts

(MHPV et MM), alors que ceux qui accordent plus d’espace au récit565, bien qu’ils fassent la

liste de la succession des rois de Rome, conservent tout de même les fondations importantes

de la trame narrative virgilienne.

À partir de ces cas extrêmes, il est possible de voir que nos œuvres se situent sur un

continuum où chaque texte présente un niveau d’abrègement différent (fig. 1). Dans l’HAC

et la Bouquechardière, par exemple, les récits sont beaucoup plus longs et beaucoup plus

étoffés. Bien que les éléments merveilleux soient supprimés, il n’en demeure pas moins que

l’ensemble des éléments majeurs de la trame narrative virgilienne sont conservés. La CBA,

le MH et la FH se situent, quant à eux, entre réduction systématique et coupures de l’appareil

mythologique. Stylistiquement, le mécanisme de compilation est donc principalement celui

de la suppression, ce qui rend les ajouts et les modifications d’autant plus intéressants, ce

dont nous traiterons ultérieurement.

565 L’HAC, la FH et la B font contiennent toutes les trois la liste de la succession des rois de Rome. La CBA s’arrête à Silvius Posthumus, bien qu’elle mentionne que plusieurs rois lui succédèrent.

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Chapitre 2 – Émergence d’un savoir historique en français entre le XIIIe et le XVe siècle566

Commençant progressivement à s’écrire en français, le domaine historique s’inscrit

alors dans cette vague d’autonomisation des savoirs en français, qui touche par exemple la

météorologie567, la médecine568 et la chirurgie569, mais également bon nombre de domaines

se développant jusque-là sous l’autorité du latin. Depuis l’HAC qui entame légèrement une

mise à distance des sources latines par une grande adaptation de la matière virgilienne, les

histoires universelles suivent le pas des autres domaines scientifiques et commencent à

s’écrire les unes par rapport aux autres, puisqu’elles jouissent tout de même d’une certaine

autorité, souvent due à leur popularité et à leur ancienneté croissante : en effet, environ deux

siècles séparent l’HAC de la B.

1. Le récit autour d’Énée dans la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes : une adaptation réduite de l’Histoire ancienne jusqu’à César

Les nombreux témoins qui nous sont parvenus de l’HAC permettent d’affirmer que

ce le succès de ce texte, même s’il aurait connu des débuts hésitants570. Celui-ci est dû à

l’originalité de son projet d’écriture : écrire en français un « ample récit des temps

anciens571 ». Sa popularité est prouvée par le fait que rapidement d’autres textes s’en servent,

et assez rapidement, notamment la CBA, qui tire son récit concernant Énée de cette première

histoire universelle en français. En effet, cette section fait partie des quelques emprunts à

566 Pour ce chapitre en entier, nous tenons à spécifier que les comparaisons qui y seront faites reposent sur un seul témoin par texte. Nous avons toutefois conscience que le texte médiéval est mouvant et que certaines de nos observations pourraient changer selon un autre manuscrit. Cependant, nous avons tout de même pris soin de vérifier avec nos manuscrits de contrôle afin de voir ce qu’il en était, de manière à ne pas poser des conclusions sur des erreurs de copies et nous assurer qu’il s’agissait de versions communes du texte. 567 Joëlle DUCOS, op. cit. 568 Michèle GOYENS, Céline SZECEL et Kristel VAN GOETHEM, « Une famille qui fait “suer” : problèmes d’analyse des néologismes médiévaux sudoral, sudorable, resudation et desudation », dans Benjamin Fagard et Sophie Prévost [dir.], Le français en diachronie. Dépendances syntaxiques, morphosyntaxe verbale, grammaticalisation, Berne, Peter Lang, 2017, p. 371-403. 569 Nous renvoyons ici aux nombreux travaux de Sylvie BAZIN-TACCHELLA, notamment « Les adaptations françaises de la Chirurgia Magna de Guy de Chauliac et la codification du savoir chirurgical au XVe siècle », dans Bien dire et bien aprandre, no 14, 1996, p. 169-188. 570 Frédéric DUVAL, op. cit., p. 286. 571 Ibid.

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l’HAC mentionnés précédemment572, bien que son auteur privilégie normalement Vincent de

Beauvais. L’histoire d’Énée s’avère donc être une réduction du texte que l’on trouve dans

l’HAC, le clerc étant beaucoup plus concis que son prédécesseur et ne s’en tenant qu’aux

faits qu’il juge importants : il ne s’encombre pas des éléments du récit qui ne concernent pas

directement le fils d’Anchise. Ainsi, l’épisode d’Euryale et de Nisus massacrant le camp des

Rutules n’est pas relaté dans la CBA, tout comme le premier assaut de Turnus sur le château

d’Énée, alors que ce dernier est en route pour quérir l’aide du roi Évandre. Il passe également

sous silence la présence de la reine Camille qui apporte son aide à Turnus. Enfin, les

descriptions de batailles sont extrêmement raccourcies et parfois même supprimées,

notamment l’assaut d’Énée sur le château du roi Latin.

L’histoire du héros troyen s’avère malléable, si bien que ce que l’auteur de l’HAC

raconte en 30 folios contenant chacun deux colonnes est réduit en 6 folios, de deux colonnes

également, dans la CBA, ce qui, outre des coupes sèches, se manifeste également par des

réductions. Si l’auteur de l’HAC est extrêmement volubile, celui de la CBA maîtrise l’art la

concision. Cela transparaît dès le début du texte, au moment du départ de Troie573 :

HAC CBA

Eneas vit bien qu’il encontre ne pooit estre, si fist apareillier et atorner les nés o eus Paris avoit esté en Gresse. XXII en i avoit par nombre. Quant eles furent bien rapareillees et guarnies d’armeures et d’or et d’argent et de viandes, il fist ens entrer sa gent, son pere et son fill et s’autre maisnee dont il i ot ensamble que veus que jouvenes sans les femes III mile et CCCC ou il i ot puis grande prouece (l. 9-14).

Eneas ot faites les nés apparellier ou Paris avoit esté en Gresse, si en i avoit XXII. Quant eles furent bien apparellies, il fist entrer ens Anchisés, son pere, et son fil Aschanius et l’autre maisnie dont il i ot sans les femes bien IIIM et IIIIC (l. 2-4).

572 Cf. p. 238. 573 Tous les passages de la CBA tirés de l’HAC ont été recensés et mis en annexe de façon à ce qu’il soit possible d’observer les extrêmes similitudes qui existent entre les deux textes. Les exemples utilisés dans le cadre de cette étude sont ajoutés au corps du texte, mais toutes les autres occurrences trouvées sont disponibles en annexe.

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Alors que l’auteur de l’HAC juge nécessaire de lister les provisions qu’apportent les Troyens

avec eux sur les navires, l’auteur de la CBA, quant à lui, retire complètement les détails

concrets qui ne sont pas complètement indispensables, ce qui lui permet de raconter les

mêmes évènements, mais sans utiliser autant d’espace. Il utilise le même processus avec les

gens qui l’accompagnent, prenant soin de mentionner les gens importants, Ascagne et

Anchise, et ensuite « l’autre maisnie », c’est-à-dire « le reste de sa maisonnée », sans plus

détailler. Cette manière de procéder, par réduction des détails, en particuliers concrets, se

manifeste également dans des passages beaucoup plus longs, où la version de la CBA est

considérablement abrégée, mais où le corps du texte demeure sensiblement le même. Cela

est particulièrement visible, par exemple, dans le récit de la destruction de Troie que fait Énée

à Didon :

HAC CBA

Eneas comensa a parler et si dist : « Dame, vos me comandés a renouveler ma tresgrande dolor, c’est que je raconte coment li Grui destruistrent Troies et les grans richeces et tot le regne, et si volés que je vos die les grans dolors si com je les vi en mains lius a mes oils, et je meismes en eu bien de la dolor ma partie, quar je i perdi ma feme que je mout tresdurement amoie. E ! Dame, qui poroit ce raconter qu’il ne li convenist plorer sans atargance. Sachés bien que par trois chozes pooit estre nostre cités guarandie qu’ele ne fust destruite, et se li une de ces trois chozes nos fust demoree, ja ne fussons vencu ne la vile perie. Li une de ces trois chozes, si estoit la vie Troilus, XX ans tant solement, mais Achillés ne le nos laissa mie. Li autre, si estoit li Palladions : c’estoit une ymagene faite a l’onor le deuesse Minerve que Ulixés et Diomedés nos emblerent par combonneors qu’il en la cité orent. La tierce si estoit li cors le roi Laomedon, qui estoit nus et enserrés ou mur de la porte qui Scea estoit apelee. Et tant com il i fust sans remuer ne fust ja la cités prise, mais li murs

« Dame, dist Eneas, vous me commandés a renouveler ma grant dolour, si le vous dirai puis qu’il vous plaist. Saichiés que par trois choses pooit estre nostre cités garandie. Se l’une de ces III nous fust demouree, ja ne fuilliemes vaincu ne la cités perdue. L’une de ces trois choses si fu la vie Troïlus, mais Achillés le nous toli. L’autre si fu li Paladyons, c’estoit une ymage faite en l’ounour la duiesse Minerve, que Ulixés et Dyomedés nous emblerent. La tierce fu li cors Laomedon, le roi, qui estoit ensierrés ou mur de la porte Dardanida, et tant comme il fust sans remuer, ne fust la cités prise, mais il fu remus a no grant pesanche » (l. 97-104).

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et la porte furent abatu et li cors remués a nostre grande pesance574 » (l. 315-327).

Dans tous les textes des histoires universelles contenant le récit que fait Énée de la guerre de

Troie, il y a la présence presque obligée des trois éléments qui auraient pu garantir la victoire

des Troyens : la survie de Troïlos, qui a malheureusement été tué par Achille, le Palladium,

qui fut dérobé par Ulysse et Diomède, et finalement le tombeau de Laomédon situé aux portes

de la cité de Troie, qui, tant qu’il n’est pas profané, fait en sorte que la cité demeure

imprenable. Alors que l’Énée de l’HAC raconte la douleur de la perte de sa femme et la

tristesse qu’il ressent face à la destruction de sa cité, celui de la CBA enchaîne directement

avec les faits, énumérant les trois causes de la destruction de Troie. Il ne s’attarde pas sur ses

sentiments, contrairement à l’Énée de l’HAC qui conserve des traces d’un personnage plus

développé, un Énée plus romanesque hérité du Roman d’Eneas où le personnage est doté de

plus d’épaisseur et d’émotions575.

L’auteur de la CBA, dans son adaptation de l’HAC, s’applique également à rectifier

certaines incohérences présentes dans sa source. Dans l’HAC, on apprend seulement la mort

d’Anchise lorsqu’Énée raconte le récit de ses malheurs à la reine Didon. Cependant, on sait

qu’ils s’arrêtent en Sicile une première fois après la tempête, celle qui arrive immédiatement

après leur départ, puisqu’à leur arrivée à Carthage, ils énoncent les provisions données par le

roi Aceste : « et si lor departi et dona mout bons vins que li rois de Sesile, Acestés, li avoit

donés et chargiés en ses vaisseaus, quant il passa jouste sa contree » (HAC, l. 140-141). La

mort du père d’Énée est passée sous silence, tout comme la raison pour laquelle ils se sont

arrêtés en Sicile. L’auteur de la CBA a sans doute, quant à lui, trouvé étrange que la mort

574 Les passages des textes sources qui se retrouvent dans une autre histoire universelle ont été soulignés afin de montrer les similitudes. 575 Dans l’Eneas, il mentionne bien la tristesse d’Énée et sa douleur face aux événements du sac de Troie : « Dama, fait il, ma grant dolor / me ramembre et ma tristor ; / ja nel commenceray a dire / de celle heure n’aie grant ire » (Eneas, v. 944-947). Cependant, il n’est pas fait mention de sa peine après le récit ou pendant, comme dans l’HAC. Chez Virgile, la peine d’Énée alors qu’il s’apprête à raconter son récit est également mentionnée : « Tu me demandes, reine, de revivre une peine indicible, comment la force de Troie, sa royauté déplorable fut abattue par les Danaens, ces extrémités de misère que j’ai vues de mes yeux et dont je fus un grand exemple » (Énéide, II, v. 2-5). Encore une fois, la grande douleur qu’il ressent à la fin de son récit n’est pas évoquée, mais sa tristesse demeure tout de même.

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d’Anchise ne soit pas évoquée au moment de son déroulement, si bien qu’il corrige

rapidement l’incohérence faite par son prédécesseur :

Apriés chou cessa li tempeste, lors perchurent li marounier terre, si se traisent cele part et trouverent un port. Chis pors estoit en Sesille. Ils traisent a terre pour rafreschir. Entre tant prist une maladie au roi Anchysés, si morut et fu enfouis en la cité de Trepanon a grant hounour (CBA, l. 13-16).

Cette mention, lors du deuxième arrêt en Sicile, permet au lecteur de ne plus s’interroger sur

la mort d’Anchise, puisqu’elle est d’emblée mentionnée au début du récit, contrairement à

ce qui se produit dans l’HAC où cette mort prend par surprise un lecteur qui ne connaît pas

Virgile576.

L’auteur de la CBA, obéissant aux principes de suppressions de l’appareil

mythologique et merveilleux, a tendance à supprimer toutes traces du paganisme. Cela se

manifeste en particulier par une réduction du nombre de visions qu’a Énée par rapport à

l’HAC. Il conserve celle qui le décide à quitter Carthage et Didon pour se remettre en route

vers l’Italie, tout comme celle d’Anchise qui confirme leur arrivée en Italie. Toutefois, peut-

être dans un souci de réalisme, ce n’est pas une vision pendant un rêve qui dicte au prince

troyen d’aller quérir l’aide du roi Évandre pour combattre Turnus, mais simplement

quelqu’un du pays :

HAC CBA

Adonc une nuit li vint une visions qui li dist qu’il alast socors querre a un roi qui avoit a non Evander (l. 874-875).

Un jour vint uns hom dou païs a Eneas et li dist qu’il alast querre aïde a un roi qui avoit non Evander (l. 292-293).

Énée est certes un héros extraordinaire pour les médiévaux, toutefois, si nous prenons en

considération tous les efforts qu’ont mis les auteurs d’histoires universelles pour éradiquer

les éléments merveilleux de leurs récits, avoir trois visions dans un récit de six folios

demeurerait trop fabuleux et, surtout accorderait trop de place au divin païen. Ainsi, dans le

576 Chez Virgile, comme dans l’Eneas, on apprend la mort d’Anchise seulement lorsqu’Énée fait le récit de la guerre de Troie, à son arrivée à Carthage. Dans l’Énéide, la mort d’Anchise fait également l’objet de trois vers (Énéide, III, v. 709-711) et n’est pas élaborée outre mesure. Dans l’Eneas, elle n’est toutefois pas relatée en détail et fait l’objet de deux vers : « Conta com son pere fu mors / quant il vint a si chaitif port » (Eneas, v. 1278-1279).

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but de présenter un héros humanisé et non divinisé, faire en sorte qu’un homme du pays,

ayant entendu l’histoire de la destruction de Troie, conseille à Énée d’aller quérir de l’aide

au roi Évandre, qu’il sait antipathique à Turnus, devient une alternative tout à fait appropriée.

Ce faisant, « une nuit li vint une visions » est substitué par « un jour vint uns hom dou païs »

et le reste du récit demeure inchangé, mais cette légère modification contribue à humaniser

Énée, et ainsi à l’historiciser, et s’insère dans le mouvement de suppressions des éléments

merveilleux déjà décrit.

Malgré ces différences entre l’HAC et la CBA, qui touchent en particulier la correction

d’incohérences et sont le plus souvent des réductions systématiques, il n’en demeure pas

moins l’utilisation intensive de l’HAC transparaît dans de nombreux passages conservés à

l’identique. L’extrait suivant, la tristesse d’Énée au souvenir de Troie, est particulièrement

révélateur :

HAC CBA

Quant Eneas ot tot ce esguardé, il comensa a plorer et si dist a Achatés, son compaignon : « E! Beaus amis, fait il, esguarde ! Il n’est terre ne regions en tot le munde que nostre dolors ne seit ja seue. Or esguarde, fait il, vois ici le roi Priant paint et totes ses proëces. E de sa pues tu veïr les chozes dont on puet plorer et dolor faire. E qui seroit ce qui esguarderoit si n’en avroit tristece ? » Ensi parloit Eneas et, en regardant la painture, li corroient les larmes a grant fuison aval la face, quar totes i veoit paintes les batailles et coment la roine d’Amasone Panthesilee i estoit venue et les chivaleries qu’ele i avoit faites o ses damoiseles (l. 218-225).

Quant Eneas ot tout chou esgardé, il commencha a plourer et si dist a son compaignon : « He, biaus amis, regarde ! Il n’est terre ne regions en tout le monde que nostre painne et nostre dolours ne soit seue. Or esgardes ! Ves ichi le roi Priant et toutes les prouëches. Et de cha pues tu veoir les choses dont on doit plourer et duel faire. Et qui seroit che qui chou esgarderoit et n’en avroit tristrece ? » Ensi plouroit Eneas en resgardant les paintures et li couroient les larmes contreval les iex a grant fuison, car toutes veoit les batailles, et comment la roine de Amazone, Pantheselee, i estoit venue et les chevaleries qu’ele i avoit faites od ses damoiselles (l. 41-48).

Si on passe outre les différences dialectales, le déroulement syntaxique et lexical peut être

superposé. Pour ce passage, l’auteur de la CBA a décidé de conserver les propos de sa source

et sa seule intervention consiste à l’adapter à son dialecte, plus fortement picard (ce/chou,

beaus/biaus), et à la langue de son époque (seit, graphie conservatrice/soit). Ces emprunts

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identiques à l’HAC sont le plus souvent utilisés lorsque le clerc fait converser ses

personnages. Ainsi, les paroles sont souvent reprises mot pour mot, à quelques légères

différences près, comme c’est également le cas pour le discours d’Ilionée au roi Latin :

HAC CBA

Ilioneus parla, qui li ainsnés estoit des Troiens qui la estoient et li plus sages, et si dist : « Rois, gentis et haus et puissans de lignage, saches bien que fors tans ne tempeste ne decevance de voie ne nous a mie destrains de ci prendre port, ains i somes venu et arivé par nostre volenté, quar nos fumes de la riche cité de Trois, qui de noblece et de segnorie surmontoit totes les cités qui de sous le soleil estoient. Rois, de la destruction que tu as oï que fu si grande, si com je croi, assés raconter et dire, nos partimes nos et si avons puis mout grans paines eues et receues par mer et par terre et tres ce que nos meumes, nos roverent li deu et comanderent que nos quesissiemes nostre contree por avoir demorance, ne nos ni volomes c’un poi de terre ou nos puissons habiter ni ja ne vos i ferons a grevance ne ja ne pesera a vostre gent en la fin a avoir compaigne a la nostre. Et saches bien qu’en pluisors lius nos eust on volentiers retenus et livré terre por avoir demorance, mais les destinees des deus nos envoierent en ton regne, dont Dardanus fu nés, et Apollo le nos comanda. Por ceste choze, fait Ilioneus, somes nous ci arivé et si nos envoie a toi Eneas, qui nos maistres et rois et sire est, et si t’envoie de ses juaus qu’il a aporté avec lui de Troies ou il ot ja grant honor et grant segnorie. » Lors bailla au roi un tres riche mantel et une preciouse corone d’or et de pierres et un ceptre roial que li rois Prians porta maintes fois par grant segnorie (l. 748-762).

Ulyoneus parla, qui estoit li aisnés des Troyens et dist : « Rois gentius et saiges et haus de lignage et poissans ! Saichiés bien que fors tans ne tempeste ne nous a destraint de chi prendre port, ains i soumes arrivé de nostre volenté, car il [sic] fumes de la riche cité de Troies qui de signerie sourmontoit toutes les autres cités qui fussent. Rois, de la destrussion de Troies, ki fu si grans com tu as oï conter et dire ; nous partimes nous et si avons eues maintes paines et par mer et par terre. Et des chou ke nous en meusmes, nous commanderent li diu ke nous venissions en ceste contree pour avoir demouranche. Ne nous ne volons c’un poi de terre ou nous puissons habiter, ne ja ne vous i ferons grevanche, ne ja ne pesera en la fin a vostre compaignie avoir compaignie a la nostre. Et saichiés k’en pluisours lius nous eust on volentiers detenus et livree terre pour avoir demouranche, mais les destinees des dius nous envoient en ton regne, dont Dardanus fu nés. Et Apollo le nous commanda. Pour ceste chose, fait Ylioneus, soumes nos chi arrivé et si nous envoie a toi Eenas qui est nostres rois. Si t’envoie de ses joiaus qu’il a apportés de Troie ou il ot ja grant hounour et grant signourie. » Lors bailla au roi un moult riche mantiel et une precieuse couroune d’or et de pierres precieuses et un sceptre roial que li rois Prians porta maintes fois par grant signourie (l. 240-253).

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Même si le dialogue ne peut pas être aussi bien superposé que le précédent, il reste tout de

même évident que celui de la CBA est pratiquement copié sur celui de l’HAC, démontrant de

ce fait que le clerc ne retourne pas puiser dans Virgile, comme son prédécesseur, ou bien

n’utilise pas le Speculum historiale, comme il fait pour la majeure partie des autres récits

d’histoire ancienne qu’il relate. Ces observations permettent alors de constater que seuls les

éléments jugés importants dans un texte historique sont conservés. Les auteurs réduisent alors

la matière à l’essentiel, c’est-à-dire les personnages centraux (normalement Énée, Didon,

Ascagne et le roi Latin) tout comme les événements, les faits et les actions qui ne peuvent

être supprimés (le départ de Troie, l’arrêt à Carthage et la conquête d’Italie sont

habituellement les jalons à prioriser). On ne s’attarde pas aux détails ou aux sentiments, ce

qui relève du roman plus que de l’histoire. L’étude de ce cas permet d’ajouter un dernier

élément important, les paroles dites, qui jouent un rôle important dans le récit historique,

pour leur valeur de témoignage et de vérité.

L’HAC, témoignait déjà de l’émergence d’une autonomie des écrits en français par

l’utilisation du Roman de Thèbes pour sa partie concernant l’histoire thébaine. Cependant, le

phénomène prend plus d’ampleur à la fin du XIIIe siècle, lorsque l’auteur de la CBA décide

de se détourner de la grande autorité que représente Virgile pour se fier à la première histoire

universelle en français, dont le projet d’écrire un récit d’histoire ancienne en langue

vernaculaire a établi la popularité. L’extrême ressemblance de certains passages témoigne

sans aucun doute de la filiation de ces deux textes, même si le clerc, lorsqu’il rédige la CBA,

préfère un style plus concis et fait subir de nombreuses réductions et suppressions à son texte

source, comme l’exige le mécanisme de compilation évoqué antérieurement. Le succès de la

CBA est généralement attesté au XIVe et au XVe siècle577, si bien qu’elle sert ensuite elle aussi

de source pour d’autres histoires universelles écrites dans les siècles qui suivent. Elle

constitue donc, à son tour, un important jalon permettant d’observer le phénomène

d’autonomisation du savoir historique en français.

577 Selon la section romane de l’IRHT, sur les 54 témoins de la CBA, 8 datent du XIVe siècle et 39 du XVe siècle.

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2. La Fleur des hystoires, un témoin de la popularité de la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes

Au XVe siècle, la Fleur des hystoires écrite par Jean Mansel permet d’observer la

filiation des textes en français précédemment décrite. Commanditée par Philippe III le Bon,

duc de Bourgogne, elle puise elle aussi sa matière dans une histoire universelle qui lui est

antérieure. La source n’est cependant pas l’HAC, mais le jalon intermédiaire, la Chronique

dite de Baudouin d’Avesnes, qui était encore très abondamment copiée au XVe siècle578. La

FH, comme son titre l’indique, se pose alors comme l’héritière d’une lignée, la fleur qui

dépasse le bouquet des histoires universelles rédigées en français, puisque son récit

concernant Énée est largement copié sur celui qu’on retrouve dans la CBA. Comme la FH est

écrite en milieu bourguignon, et que sa source provient de Flandre, la diffusion de la CBA

s’explique sans doute par une considération géopolitique579. Cette dernière, nous l’avons

évoqué, tire sa matière sur Énée de l’HAC, bien qu’elle se permette quelques raccourcis,

suppressions et réductions de façon à alléger le récit originel. La FH opère les mêmes

mécanismes de compilation, réduisant encore le texte déjà très condensé de la CBA. Malgré

les abrègements, la filiation entre le texte de Jean Mansel et sa source est facilement

observable et ne fait aucun doute, comme l’illustre l’exemple suivant :

CBA FH

Et le faisoit fremer une dame, Dydo estoit nommee. Ele avoit esté fille le roi Belus, ki tint Tyr et Sydoine, et toute la terre de Feniche que nous apielons la terre de Sayete. Quant li rois Belus fu mors, Tymalions, ses fius, tint le roiaume apriés lui et fu moult desloiaus et malitieus. Il fist mourdrir le mari Dydo, Sycheus avoit non, pour chou qu’il ot pavor ke cil ne le jetast dou regne. Quant Dydo sot ceste chose, elle assambla priveement tout le tresor qu’ele pot avoir qui avoit esté son pere, son frere et son mari, au plus celeement k’ele pot, et entra en mer a tout et guerpi et le païs et la terre pour la pavour k’ele ot de

De la se parti Eneas et arriva au port de Carthage, que la royne Dido faisoit clorre nouvellement, riche cité, grande et puissant. Ceste Dido fu fille du roy de Thyr, de Sidoine et de Fenice que l’en nomme maintenant la terre de Saiocte. Son pere estoit tant riche qu’a merveilles. Elle avoit ung frere nommé Thimalion, lequel, quant son pere fu mort, occist le mary Dido affin qu’il ne lui tollist son royaulme. Adont print tout le tresor de son pere et l’emporta, et se mist en mer et tant naga qu’elle vint ou elle fist clorre la noble cité

578 Voir note précédente. 579 En effet, le comté de Flandre fait partie du duché de Bourgogne.

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son frere. Si errat tant k’ele vint en Libe, si acata cele terre ou elle fasoit la cité de Cartage, ki moult estoit ja puplee de gens et de riqueces (l. 25-34).

de Carthage au tamps que Eneas y arriva (l. 7-13).

D’abord, on observe une proximité dans l’onomastique. En particulier, l’auteur de la CBA,

lorsqu’il écrit son texte, modifie, volontairement ou non, le nom de Pygmalion, le frère de

Didon, qui est appelé Tymalions, déformation que l’on retrouve dans le texte de la FH580.

Ensuite, on remarque une actualisation globale de la langue et du lexique, témoignant du

changement de la langue française et du passage de l’ancien au moyen français. Toutefois, la

trame de fond du récit demeure la même (Didon est nommée comme fondatrice de Carthage,

on donne sa filiation, le texte s’arrête ensuite sur l’accession de son frère au trône et le meurtre

par ce dernier de son mari, ce qui pousse Didon à fuir avec le trésor de son père pour trouver

une nouvelle terre), suggérant fortement l’utilisation de la CBA à titre de texte-source.

De plus, comme l’auteur de la CBA l’avait fait avec l’HAC, Jean Mansel recopie

certains passages presque mot pour mot, nous permettant ainsi d’affirmer avec certitude la

relation entre les deux textes. Le passage de la barbe d’Ascagne, lorsqu’il tue Mézence, est

éloquent :

CBA FH

Eneas ot assés guerres et meslees, car Mesencius, qui tenoit Sesile, le guerroia, mais Eneas ne le vainqui mie pour la mort qui li fu trop prochaine, mais puis la mort Eneas le combati cors a cors Aschanius et ochist Mesencius. Adont fu Aschanius apielés Milinis pour chou que adonc li

Mesencius de Cecile guerroia Eneas en son temps, et ne le vainqui pas Eneas pour la mort qui lui fu trop prochaine, mais Aschanius, son filz, acheva celle guerre, car il combati corps a corps contre Mesencius et l’occist. Et pour ce fu il depuis appelé Aschanius Milnus, car lors lui venoit prime barbe (l. 87-91).

580 Cette déformation du nom de Pygmalion peut n’être qu’une variante conditionnée par le choix de notre manuscrit de base. Effectivement, notre choix s’est arrêté sur le manuscrit le plus ancien disponible. Toutefois, la tradition manuscrite sur le texte n’existant pas, il nous est impossible de spéculer davantage sur ce phénomène : comme il s’agit d’une tradition qui fluctue énormément, cela fait en sorte qu’il peut y avoir eu un bon nombre d’interventions dans le texte, qui pourraient expliquer ce glissement entre Pygmalion et Tymalion. Cependant, il semble bien que ce glissement ait été présent dans plus d’un manuscrit ou bien que Jean Mansel ait puisé son récit sur Énée dans le manuscrit de la CBA que nous utilisons, puisque le frère de Didon porte également le nom de Thimalion dans la FH. La première option est cependant plus vraisemblable.

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venoit primes barbe quant il vainqui Mesencius (l. 350-354).

L’extrême ressemblance entre ces deux passages est indéniable, prouvant ainsi que Jean

Mansel s’inspire, non pas du récit virgilien, pour écrire son histoire universelle, mais bien de

la CBA. Ce récit sur la barbe du fils d’Énée est également présent dans l’HAC, bien

qu’Ascagne devienne Ascanius Julus : « mais puis la mort de son pere s’i combati cors a cors

Ascanius, et si ocist Mezentius et por ce ot a non Ascanius Julus, c’est de ce que adonc primes

li venoit nouvele barbe quant il venqui Mezentius » (HAC, l. 1635-1637). Toutefois, peut-

être en raison d’une mauvaise lecture des jambages, Julus, qui a pu être graphié Julius, a été

lu Milinis ou encore Milnus dans le texte du XVe siècle, selon les manuscrits. Entre Milinis et

Milnus, la seule différence repose sur l’interprétation des quatre jambages. Ce passage, que

les auteurs ont tiré de l’HAC, provient lui-même des Commentaires de Servius581, mentionnés

précédemment comme étant une source de la première histoire universelle écrite en français.

Quoi qu’il en soit, même si Servius est le rapporteur principal de cette anecdote, il n’en

demeure pas moins que Jean Mansel décide de retourner, non pas aux Commentaires, mais

bien à la CBA, dont il tire la majorité de sa matière.

Finalement, Jean Mansel, et cela témoigne de l’autonomie qu’a acquise l’écriture en

français, réorganise la matière trouvée dans la CBA de façon à ce que cela serve sans doute

mieux son projet. C’est le cas de la généalogie des rois d’Albe, descendants d’Énée. Cette

généalogie, dans la CBA provient du Speculum historiale582, source principale de cette

histoire universelle. Cependant, dans la CBA, la généalogie des rois d’Italie ne suit pas

directement le récit sur Énée. On la retrouve plusieurs folios plus loin, après les récits du

royaume de Mède et avant celui traitant de Romulus :

CBA FH

Chil [Silvius Postumus] regna XXX ans. Apriés lui regna Eneas Silvius XXXI ans. Apries cestui Latinus Silvius L ans. Apriés regna Albas, ses fils, XXXIX ans. Apriés

Quant Silvius Postumus eut regné XXX ans, il moru. Aprés lui regna Eneas Silvius XXXI ans et puis Latinus Silvius, L ans, Albas, son filz, XXXIX ans et puis Egiptus, son filz,

581 SERVIUS, Ad. Aen., I, 267. 582 VINCENT DE BEAUVAIS, Speculum historiale, livre III, chapitre 66 [en ligne]. http://atilf.atilf.fr/bichard/ Scripts/Artem2/solutionzoom.exe?12;s=2423241795;sol=5;cont=2;corp=vdb;req=del;%20target=_top [Site consulté le 22 août 2017].

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regna Egyptus, li fius Alba, XXIIII ans. Apriés regna Capis, li fius Egyptus, XXVIII ans. Apriés regna Carpentus XIII ans, aprés regna Tyberius VIII ans. Aprés regna Agripa XL ans. Apriés regna Arumelus XIX ans. Apriés regna Aventinus XXXVII ans. Apriés regna Prochas XXIII ans. Apriés cil Prochas ot II fius. Li uns ot nom Munitor et li autres si ot non Amilius (fol. 52vd).

XXIIII ans, et puis Capis, son filz, XXVIII ans, et puis Carpentis, XIII ans, et puis Tibericus, VIII ans, et puis Agripa, XL ans, et puis, Aromulus XIX ans, et puis Aventinus, XXXVII ans, et puis Prochas, XXIII ans, lequel eut deux filz. L’un eut nom Numitor et l’autre Amulius (l. 105-110).

Encore une fois, la seule différence majeure observable réside probablement dans une erreur

de lecture des jambages, entre Munitor et Numitor. Toutefois, la filiation entre les deux textes

demeure claire, prouvant de ce fait que Jean Mansel continue d’utiliser la même source,

même si l’organisation ne s’avère pas la même. D’ailleurs, le Munitor/Numitor ne figure pas

dans le Speculum historiale, qui passe d’Amulius à Rémus et Romulus583, prouvant de ce fait

l’autorité qu’il accorde à la CBA à titre de source principale, peut-être même sans connaître

l’œuvre de Vincent de Beauvais, et se contente de la généalogie mise en place par le clerc du

XIIIe siècle écrivant en français.

Enfin, il faut s’arrêter sur la seconde rédaction de la FH que nous avons décidé

d’exclure de notre étude parce qu’elle relève d’un mécanisme différent, lié au fait qu’elle

remplace ses sections d’histoire romaine par une œuvre, réalisée à part et ensuite interpolée,

une traduction de Tite-Live. En effet, le récit sur Énée raconté dans cette rédaction est inspiré,

non pas de Virgile, mais de Tite-Live et de ses Histoires romaines. Pourtant, bien que le récit

qu’il relate présente de très grandes ressemblances avec les écrits de Tite-Live, il s’inspire

pourtant de la traduction qu’en fait Pierre Bersuire au milieu du XIVe siècle584. Cette section

témoigne donc tout de même, en un sens, d’une autonomisation du savoir historique en

français, l’auteur préférant utiliser une traduction française de Tite-Live pour rédiger sa

propre compilation d’histoires romaines. Ensuite, cette compilation retravaillée est insérée

dans la FH. Comme l’indique Géraldine Veysseyre : « Les Histoires romaines auraient ainsi

été intégrées à la version en quatre livres de la compilation universelle, moyennant quelques

583 Ibid. 584 Laurent BRUN, « Livre de Tytus Livius de Hystoire Roumaine », dans Arlima, Archives de littérature du Moyen Âge, [en ligne]. https://www.arlima.net/mp/pierre_bersuire.html#tyt [Site consulté le 22 août 2017].

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remaniements du proheme585 ». En ce qui concerne l’histoire d’Énée, elle constate les

similitudes entre le récit sur fils d’Anchise utilisé chez Jean Mansel et celui qu’on retrouve

chez Pierre Bersuire. Toutefois, elle relève également des modifications, qui se traduisent par

des ajouts de l’auteur de la FH dans l’histoire sur Énée que l’on retrouve également dans les

Histoires romaines. Ainsi, Jean Mansel insère, lors de la transformation d’Énée en dieu586,

une brève histoire de Didon, qui ne figure ni chez Tite-Live, ni chez Bersuire. Considérant

peut-être que le récit de la reine Didon devait trouver sa place dans l’histoire du héros troyen,

il ajoute une brève référence, résumant son moment avec Énée en quelques lignes : « L’en

treuve en aucuns escrips que Enee arriva en Affricque au partement de Troye et qu’il vint en

la cité de Carthage. Et comment la royne Dido, qui estoit royne de Carthage, se amoura

d’Enee par si grant rage que si tost comme il se fut parti d’elle, secretement elle se tua de sa

propre main587. » En ajoutant ce passage à la fin du récit du prince troyen, alors qu’il est

normalement situé entre le départ de Macédoine et la Sicile et l’arrivée en Italie, Jean Mansel

modifie également l’ordre des événements. Ainsi, même dans la seconde rédaction de la FH,

qui utilise Tite-Live, par le biais de Pierre Bersuire, au lieu de Virgile, l’auteur de la FH a

recours à des sources en français et compile des sources secondaires, n’hésitant pas à modifier

une source, Tite-Live, qui contrairement à l’Énéide, est attestée sans hésitation possible

comme historique, pour y ajouter le récit de la reine de Carthage, passage devenu presque

obligatoire pour tous ceux relatant le parcours d’Énée vers l’Italie.

La FH témoigne donc de cette filiation doublement française qui se manifeste par

l’utilisation de la CBA, qui elle-même tire son récit sur Énée de l’HAC, et par l’utilisation

d’une traduction française de Tite-Live. Le récit concernant Énée dans la FH, bien que très

raccourci par rapport à la CBA, est sans aucun doute tiré de cette dernière, si bien qu’au XVe

siècle, le recours direct à Virgile semble presque avoir disparu, malgré toute l’autorité et la

popularité qu’il continue d’avoir. En effet, son nom est encore cité, mais la lettre du texte est

dorénavant celle d’intermédiaires. Les auteurs d’histoires universelles préfèrent utiliser des

585 Géraldine VEYSSEYRE, « La Fleur des histoires de Jean Mansel, une réception de Tite-Live à travers la traduction de Pierre Bersuire », dans Pierre Nobel [dir.], Textes et cultures : réception, modèles, interférences. Réception de l’Antiquité, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2004, p. 121. 586 Ibid. 587 FH, seconde rédaction, BnF, fr. 53, fol. 10ra.

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textes écrits en français relatant les histoires anciennes, ce qui révèle l’émergence d’un savoir

historique en français, indépendant du latin. Cela prouve aussi le nouveau gain d’autorité du

français, qui peut désormais servir de substitut ou d’intermédiaire à la matière historique,

remplaçant de ce fait le recours à une autorité directe latine. Même dans sa seconde rédaction,

qui suit généralement Tite-Live par l’entremise de Pierre Bersuire, il n’hésite pas à en

modifier la matière, ajoutant un passage, celui de Didon, divergeant de sa source pour

incorporer un moment important du récit sur Énée. Ce phénomène d’autonomisation du

savoir historique en français se manifeste d’une façon différente, dans une autre histoire

universelle, la Bouquechardière, antérieure de quelques années à celle de Jean Mansel.

3. La Bouquechardière, un remaniement de l’Histoire ancienne jusqu’à César

Au XVe siècle, Jean de Courcy, seigneur de Bourg-Achard en Normandie et poète,

écrit sa Bouquechardière, une immense histoire universelle divisée en six matières. Pour

construire son œuvre, il se base sur des histoires universelles qui lui sont antérieures,

principalement la CBA et le MHPV588. Toutefois, le récit concernant Énée, quant à lui, est

très largement inspiré de l’Histoire ancienne jusqu’à César. En effet, comme la CBA propose

une version très raccourcie de l’HAC et que le MHPV se résume en quelques lignes, l’histoire

d’Énée dans la B ne peut provenir que de cette première histoire universelle écrite en français.

Bien que les filiations avec l’HAC soient extrêmement visibles589, l’auteur prend également

de grandes libertés, notamment en ajoutant des moralisations inspirées des Pères de l’Église,

de philosophes, de passages d’Évangiles, de passages de l’Ancien Testament et d’autres

auteurs, en particulier des auteurs antiques encore très connus à cette époque comme Ovide,

par exemple590. Bien qu’il procède différemment, Jean de Courcy emprunte peut-être l’idée

à l’auteur de l’HAC qui avait ajouté lui aussi des moralisations, en vers, à son œuvre, mais

de manière non systématique (la partie sur Énée, par exemple, en est dénuée). Ces

moralisations présentes dans la B, comme cela vient d’être mentionné, sont tirées

d’autoritactes, dont le nom n’est plus à faire et qui écrivent en latin. Cependant, ici encore,

588 Sylvie LEFÈVRE, « Jean de Courcy », dans Geneviève Hasenohr et Michel Zink [dir.], Dictionnaire des lettres françaises : le Moyen Âge, op. cit., p. 764. 589 Cette affirmation est d’ailleurs confirmée par Jean-Claude MÜHLETHALER, op. cit., p. 98. 590 Ovide est encore très populaire à cette époque, notamment en raison de l’Ovide moralisé en vers, écrit vers 1320. Il ne faut pas non plus négliger la popularité de ses Métamorphoses et de ses Héroïdes pendant la majeure partie du Moyen Âge.

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le phénomène d’autonomisation du savoir en français est observable, du fait que malgré la

diversification des sources de Jean de Courcy et l’ajout d’autorités latines, certains textes

sont cités depuis des traductions en français. En effet, nombre des textes latins jouissant d’une

autorité importante connaissent des traductions françaises591 dans les siècles qui précèdent

l’écriture de la B. Jean de Courcy ne s’inspire donc pas seulement de l’HAC pour construire

son œuvre, mais également d’autres œuvres en français, traduites du latin, qui lui servent

pour ses moralisations. En termes de proportion pour les moralisations, il ne faut toutefois

pas minimiser le recours à des textes non-traduits, directement utilisés du latin. Ayant reçu

une éducation intellectuelle lors de sa jeunesse592, Jean de Courcy fait en effet preuve d’une

érudition hors du commun. D’ailleurs, le nombre d’œuvres différentes qu’il convoque prouve

qu’il avait accès à une importante bibliothèque593. Cette réserve émise, un bon exemple de

l’emprunt à d’autres textes en français que l’HAC ou des histoires universelles est le recours

à Ovide à travers l’Ovide moralisé en vers, une œuvre qui connaît, à la fin du Moyen Âge,

un très grand succès. Jean-Claude Mühlethaler explique, en se référant au passage des

spéculations sur la mort merveilleuse d’Énée, qu’il est, pour sa matière, tiré d’un passage des

Métamorphoses d’Ovide, mais que, plus précisément, il est cité d’après l’Ovide moralisé594.

Bien que le récit soit également présent dans l’HAC, qui au XIIIe siècle doit nécessairement

traduire Ovide de l’original en latin, l’auteur de la B a le choix et peut citer la traduction

d’Ovide, qu’il semble avoir à sa disposition et bien connaître puisqu’il y fait référence quatre

fois dans la seule section concernant Énée. La première référence se situe après l’épisode

racontant le récit de Dido et du roi Hiarbas et il résume les trois âges, celui d’or, d’argent et

d’airain. La deuxième utilisation se trouve après le suicide de Didon. Jean de Courcy produit

alors une moralisation en utilisant le mythe d’Echo et de Narcisse. La troisième utilisation

vient après la mention de la Sibylle et de Virgile et l’auteur convoque alors Ovide pour relater

le mythe d’Orphée et d’Eurydice. La quatrième utilisation, quant à elle, se situe à la mort

591 On peut notamment penser aux Antiquités judaïques de Flavius Josèphe qui connaissent une traduction française au XIVe siècle, la Légende Dorée, adaptée en français par Jean de Vignay ou bien la Consolation de Philosophie de Boèce qui a également connu plusieurs traductions. 592 André DEZELLUS, Jean de Courcy, seigneur de Bourg-Achard, un écrivain et poète Normand au temps de Jeanne d’Arc, Luneray, Bertout, 2001, p. 35. 593 Ibid., p. 78. 594 Jean-Claude MÜHLETHALER, op. cit., p. 98. Voir également Jerome E. SINGERMAN, Under the clouds of poesy. Poetry and Truth in French and English Reworkings of the Aeneid, 1160-1513, New York et Londres, Garland Publishing Inc, 1986, p. 193-197.

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d’Énée que nous avons évoquée précédemment. L’autonomisation de l’écriture en français

s’illustre donc dans cette œuvre à un double niveau, tant par l’utilisation d’une autre histoire

universelle comme texte-source, que par le recours à d’autres textes traduits en français et

qui servent à établir les moralisations caractérisent la B en doublant presque sa taille par

rapport à ses sources.

Contrairement aux deux autres histoires universelles précédemment traité, l’auteur de

la B se permet beaucoup de libertés face à son texte-source. Il s’agira donc de revenir

maintenant à l’HAC, la source principale de la B, afin d’examiner les rapports qui existent

entre ces deux textes. Alors que la CBA et la FH raccourcissent et condensent la source

qu’elles utilisent, la B, quant à elle, allonge certains passages et n’hésite pas à reconfigurer

certains éléments dans la trame narrative mise en place par l’HAC, vraisemblablement de

façon à ce que le récit soit plus logique chronologiquement ou du moins plus strict. Nous

avons déjà cité le cas du passage de la mort d’Anchise qui ne figure pas dans l’HAC et que

l’auteur de la CBA a cru bon d’ajouter. Jean de Courcy fait de même, de sorte que la mort du

père d’Énée n’est pas apprise seulement dans le récit que le héros fait à Didon de ses

mésaventures, mais bien au moment où elle arrive, après l’arrêt en Macédoine où les Troyens

rencontrent Hélénos et Andromaque (B, l. 83-104). D’ailleurs, ce passage n’est pas non plus

présent dans l’HAC au début du récit, mais figure, comme la mort d’Anchise, dans la

narration que fait Énée de ses aventures alors qu’il est à Carthage. Jean de Courcy s’applique

alors à développer les épisodes qui sont seulement mentionnés ultérieurement dans sa source,

de façon à créer une cohérence et une temporalité déjà plus stricte. L’intérêt de ces

développements d’épisodes réside dans la particularité qu’a l’Énéide de relater tous les

événements de la guerre de Troie et des péripéties qui suivent en une seule étape décrite en

direct, c’est-à-dire le moment où Énée raconte son histoire à Carthage. Les histoires

universelles, et en particulier la B, remettent alors complètement à plat la temporalité,

préférant raconter les événements lorsqu’ils se déroulent et non pas dans un moment

ultérieur, dans un discours émis par un personnage.

Outre le développement de quelques passages, Jean de Courcy se permet également

de déplacer certains morceaux de récits, notamment l’anecdote concernant le roi Hiarbas, qui

veut épouser Didon. Dans l’HAC, le passage vient tout de suite après l’aveu de la reine à sa

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sœur Anna de son amour pour Énée. Anna la réconforte en lui disant qu’elle a fait honneur à

son mari Sychée en ne voulant pas épouser le roi Hiarbas, mais que si son cœur le désire, il

n’y a aucun mal à vouloir épouser Énée. Vient ensuite le récit des propositions du roi Hiarbas

(HAC, l. 390-407). Dans la B, ce même récit se situe plus tôt, à la suite du passage racontant

la fondation de Carthage par la reine (B, l. 248-303). Ainsi, alors que l’HAC demeurait fidèle

à sa source, situant le récit au même endroit que le plaçait Virgile, ce n’est pas le cas pour la

B qui n’hésite pas à réagencer les événements pour suivre la chronologie, même s’il faut

diverger du texte dont elle s’inspire.

L’épisode du roi Hiarbas n’est pas le seul à subir un déplacement. On peut également

citer le moment où Énée offre à Didon de riches cadeaux par l’entremise de son fils Ascagne,

qui se situe avant le récit de la destruction de Troie dans l’HAC et après ce même récit dans

la B. S’ajoute aussi à cette liste l’épisode relatant la mort de Palinure, le marin s’étant endormi

en surveillant les étoiles qui meurt noyé lorsqu’il tombe du navire. Dans le texte-source, cette

malheureuse tragédie se déroule après le second arrêt en Sicile, alors que dans l’histoire

universelle du XVe siècle, elle a lieu avant la seconde arrivée à la terre du roi Aceste.

La plus grande reconfiguration concerne la demande d’aide que Turnus adresse à

Diomède. Dans l’HAC, on mentionne les personnes à qui Turnus requiert du soutien pour

pouvoir gagner la guerre contre Énée. Naturellement, il envoie un émissaire à Diomède,

connu pour avoir combattu les Troyens aux côtés des Grecs. Toutefois, on apprend cette

information seulement lorsqu’on raconte la réponse que fait Diomède à Turnus, pendant un

conseil que tient le roi Latin à la suite de la mort de Pallas. Ensuite, la réponse, c’est-à-dire

le refus, du roi d’Argos est relatée en discours rapporté et ce sont les messagers qui

transmettent cette information (HAC, l. 1290-1321). Chez Jean de Courcy, cet épisode est

traité bien différemment, encore, sans doute, dans un souci de chronologie. En effet, l’auteur

coupe le passage consacré à Diomède en deux, de sorte que, lorsqu’il envoie quérir de l’aide,

on apprend tout de suite le refus du roi de participer à la guerre contre Énée, faisant en sorte

que le lecteur ne se demande pas s’il viendra ou non (B, l. 1628-1644). Après le refus,

l’histoire reprend son cours jusqu’à la mort de Pallas et au moment où le roi Latin réunit son

conseil pour décider de la marche à suivre. Les messagers reviennent alors et ces derniers

apprennent au roi Latin, à Turnus et à tous les autres hommes présents, le refus de Diomède

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de prendre part à cette guerre et le conseil qu’il leur donne de faire la paix avec Énée (B,

l. 2208-2218). Couper l’épisode de Diomède en deux ne modifie pas grandement la trame

narrative proposée par Virgile et suivie par l’auteur de l’HAC. Cela resserre simplement le

fil chronologique du récit qui explique la raison pour laquelle Diomède n’apparaît pas dans

les batailles contre Énée. L’auteur de la B s’efforce, depuis le début de la section sur Énée,

de constituer une chronologie qui soit facilement lisible pour le lecteur. De plus, séparer le

récit de Diomède en deux permet à Jean de Courcy d’incorporer une moralisation portant sur

le roi d’Argos et l’importance de dire la vérité, même si celle-ci n’est pas bonne à entendre.

Concernant la deuxième partie sur Diomède, la moralisation ne lui est pas consacrée, puisque

le second épisode est greffé à la scène où la résolution est prise de faire la paix avec Énée.

Force est alors de constater que le récit virgilien a subi un certain nombre d’interventions.

Évidemment, les changements proposés par Jean de Courcy ne viennent pas complètement

modifier la nature des événements virgiliens ni leur essence. Les reconfigurations qu’il opère,

par le déplacement de certains passages, ne modifient pas les faits mis en place par Virgile,

mais elles visent surtout à instaurer une chronologie rigoureuse et linéaire que l’auteur de la

B s’efforce de mettre en place pour son histoire universelle.

La volonté constante de Jean de Courcy de présenter une chronologie stricte et

cohérente se manifeste également quand il intervient dans la liste énumérant les ancêtres du

roi Latin, et par conséquent, les fondateurs du Latium. Il est généralement admis dans les

histoires universelles que la raison pour laquelle Énée peut prétendre au trône du Latium est

qu’il est Troyen et qu’Italus, le fondateur du royaume, était Troyen également. Il s’agit,

d’ailleurs, de ce que l’on retrouve dans la B : « Lors lui fut respondu par ses similacres comme

en Ytalie debvoit il terre prendre et que de son lignaige debvoit celle terre estre restauree en

la manière que du roy Ytalus, qui jadis vint de Troye, avoit elle esté longuement seignourie

et pour le nom de lui ainsi estoit ditte » (B, l. 32-35). Dans l’HAC, on avait déjà sensiblement

la même information : « Mais saches bien, dame, que nos estions meu por aler querre une

terre qui Italie est apelee, dou non le roi Italus de Sesile, qui i habita sa en ariere et qui fu de

nostre lignee » (HAC, l. 252-253). Cependant, dans ce même texte, lorsque le clerc énumère

les cinq rois qui ont régné en Italie, ce même roi Italus n’est pas nommé :

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HAC B

Segnor, devant ce qu’Eneas fust la arivés et venus, c’est en Itale, i avoit il eu V rois tant soulement que la terre avoient tenue et guovernee tres le comencement qu’ele fu primes habitee de gens a demorance puplee. Rois en fu premerement Janus et aprés ses fiz Saturnus, mais bien sachés que ce ne fu mie Saturnus li peres Jupiter dont li actor parolent. Aprés Saturnus en fu rois Picus et puis Faunus et aprés Latinus, ses fiz, qui adonques tenoit le roiaume (l. 662-666).

Quant que je parle du roy Eneas, me convient compter de la creation d’Ytalie, comme fut premier par Ytalus comprise, qui celle terre garny et peupla de gens qu’il avoit admenez de Troye dont il estoit. Alors que Ytalus y fut premier entré, fist il villes faire et habitacions, long temps au devant de la guerre de Troye, et sur les fleuves fist fermer villes et fors chasteaulx en pluseurs partie. Et doncques comme il ot pourprise la contree, la fist pour son nom Ytalie nommer. Puis cellui Ytalus avoit habité en celle terre sept roys dont le premier qui aprés lui regna fut nommé Ayaux et gouverna le regne comme bon roy et sage tout le temps que nature voult ses jours conduire. Aprés cellui regna Saturnus, non pas cellui qui fut roy de Crethe, combien que en celle terre eut esté en son temps ains la creation de ceste lignee, comme on poeut veoir en mon premier livre ou VIIe chapitre en l’endroit que on en parle, mais fut un autre qui ainsi fut nommé et longuement tint celle seignourie. Aprés Saturnus tint Pirus cellui regne, de quoy issit Faunius, le roy qui fut pere du roy Latinus, qui pour cellui temps le regne gouvernoit en la plus grant partie (l. 1128-1140).

Ce passage de la B cause problème. Jean de Courcy affirme nommer sept rois, cependant il

n’en liste que six595. Selon l’Énéide, les ancêtres du roi Latinus sont Saturne, Picus et

Faunus596 en plus d’Italus et de Sabinus597. Cependant, la lignée des rois du Latium est

complexe et peu claire, si bien que la confusion chez les auteurs peut être compréhensible.

595 Cette même incohérence est présente dans plusieurs manuscrits de la B, notamment le BnF, fr. 20124 (fol. 175vc), le BnF, fr. 2685 (fol. 184rb) et le BnF, fr. 62 (fol. 97rb) ; il ne s’agit donc vraisemblablement pas d’une simple erreur isolée d’un copiste. 596 Énéide, VII, v. 45-50. 597 Ibid., VII, v. 178.

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En effet, selon la tradition latine, Latinus est bel et bien l’enfant du dieu Faunus598. Ce dernier

est présenté comme le successeur du roi Picus, car bien que considéré comme un dieu, il a

« perd[u] peu à peu son caractère de divinité et était considéré comme l’un des premiers rois

du Latium599 ». Le roi Picus est, lui aussi, généralement admis comme un des rois du Latium,

père de Faunus et par conséquent grand-père du roi Latinus. L’ambiguïté réside dans ce qui

a trait à ce « Saturnus », celui qui n’est pas le père de Jupiter, c’est-à-dire le dieu, ou bien le

roi de Crète, ce qui, par le fait même, revient à dire le dieu Saturne. En effet, en raison des

procédés de survivance des dieux antiques, au Moyen Âge, Saturne est considéré comme un

roi de Crète qui était tellement honoré et adoré qu’il se prenait pour un dieu, tout en étant en

réalité bien un homme. On trouve d’ailleurs une référence à cela dans l’Ovide moralisé en

vers qui affirme que « Saturnus fu de Crete rois ; / Cil controuva les foles lois ; / Cilz rois se

fesoit honnourer, / Pour Dieu servir et aorer, / Come s’il fust Dieus voirement, / Ne cuidoient

outreement / Ses homes qu’en ciel ne en terre / Deüst l’en autre Dieu requerre600. » Bien que

Virgile, dans l’Énéide affirme quant à lui que le roi Latinus descend du dieu Saturne, les

médiévaux, qui par évhémérisme suppriment toute trace d’influence divine, tiennent à

préciser qu’il s’agit d’un roi nommé Saturnus et qu’il n’est pas à confondre avec ce dieu de

la tradition antique601. Selon la tradition mise en place par saint Augustin602, le père de Picus

serait en fait nommé Stercès ou Sterculus et ce serait les mythographes qui l’auraient associé

à Saturne603. Toutefois, Augustin s’empresse de démentir le caractère divin du père de Picus,

et par conséquent de Picus lui-même. Cependant, comme les mythographes ont associé

Stercès à Saturne, et que cette version est également utilisée par Ovide604, la confusion

demeure alors compréhensible. La notoriété de ce dernier au Moyen Âge n’étant plus à faire,

il se peut ainsi que Jean de Courcy ait mélangé plusieurs traditions.

598 Pierre GRIMAL, « Latinus », dans Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Presses Universitaires de France, 1951, p. 254. 599 Ibid., « Faunus », p. 158. 600 ANONYME, Ovide moralisé. Poème du commencement du quatorzième siècle, publié d’après tous les manuscrits connus par Cornélis de Boer, Verhandeligen der Koninllijke Akademie van Wetenschappen te Amsterdam, Afdeeling Letterkunde (Nieuwe reeks, deel. XXI), tome I, 1984, v. 514-522. 601 À ce propos, nous ne négligeons pas non plus l’influence probable du De formis figurisque deorum de Pierre Bersuire, préface de son Ovidius moralizatus, qui jouit d’une popularité considérable aux XIVe et XVe siècles. 602 AUGUSTIN D’HIPPONE, la Cité de Dieu, XVIII, 15.603 Pierre GRIMAL, « Picus », op. cit., p. 376. 604 OVIDE, Métamorphoses, XIV, v. 320.

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Enfin, la présence du roi Janus dans l’HAC s’explique par l’emprunt de cette

généalogie à la Chronique d’Eusèbe de Césarée, traduite en latin par Jérôme605. En effet, on

y liste la succession des rois d’Italie : Janus, Saturnus, Picus, Faunus et Latinus. Cette source,

abondamment utilisée par l’auteur de l’HAC pour l’écriture de son œuvre (notamment pour

les deux parties sur l’Orient et celle sur Alexandre), semble alors avoir servi pour

l’établissement de la liste des ancêtres du roi Latinus. Bien que l’Énéide fasse mention de

Janus comme l’un des rois des aborigènes606, la filiation reste floue et Virgile n’établit pas

aussi clairement que Jérôme la généalogie entre tous les rois du Latium.

Le roi Italus, considéré comme le fondateur du Latium dans les deux textes vient donc

d’une autre source. Les traditions antiques sont floues le concernant. Chez Servius, on

désigne Italus comme un roi de Sicile qui vint sur les terres d’Italie et les nomma selon son

nom607. Cependant, il ne s’arrête pas à cette description et ajoute les autres origines qu’on lui

prête, c’est-à-dire qu’il fut roi des Ligures, un étranger originaire de Molossie, un Corcyréen

ou bien encore le petit-fils de Taénarus608 et bien d’autres609. Malgré toutes les origines qu’on

lui attribue chez Servius, aucune d’entre elles n’en fait un fils de Troie. Quoi qu’il en soit,

Jean de Courcy, quant à lui, a voulu rester cohérent avec les informations qu’il avait déjà

divulguées, c’est-à-dire la fondation du royaume d’Italie par le roi Italus (l. 32-35), comme

le mentionnent l’auteur de l’HAC et Virgile. Ce faisant, il se devait simplement de l’ajouter

à la liste des rois du Latium, se dissociant ainsi de la liste que présente l’HAC, car même si

cette dernière établit par ailleurs Italus comme le fondateur de l’Italie, le clerc ne prend

simplement pas soin de l’ajouter dans la liste des ancêtres du roi Latin en ne mélangeant pas

les données de ses différentes sources. Finalement « Ayaux », le deuxième roi, renvoie à un

personnage mythologique que nous n’avons pas été en mesure d’identifier610. Peut-être est-

605JÉRÔME, Chronique, [en ligne]. http://www.tertullian.org/fathers/jerome_chronicle_02_part1.htm [Site consulté le 23 août 2017]. 606 Énéide, VII, v. 180-191. 607 SERVIUS, Ad. Aen., I, 533. 608 SERVIUS, À l’école de Virgile : Commentaire à l’Énéide, livre I, traduit, présenté et annoté par Alban Baudou et Sévérine Clément-Tarantino, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaire du Septentrion, 2015, p. 305. 609 Selon Alban Baudou et Sévérine Clément-Tarantino : « Si Servius […] fait d’Italus un roi sicule, de nombreuses autres versions existaient, dont le Servius auctus se fait écho en I, 533, mentionnant également l’étymologie animalière ; Italus apparaît ainsi selon les textes comme roi des Oenotriens, des Lucaniens, des Pélasges, des Corcyréens ou de Ligures, mais aussi augure auprès des Sicules, ou encore fils de Pénélope et Télégonos ou de la fille de Minos Saturia. » Ibid. 610 Après vérification auprès de plusieurs manuscrits de la B, on y retrouve systématiquement « Ayaux », « Aiaux » ou « Aiax », ce qui laisse croire qu’il s’agirait peut-être d’un « Ajax ». Nous n’avons toutefois pas

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il issu d’une tradition mythographique médiévale qui nous est désormais inconnue ? Dans

tous les cas, l’auteur de la B fait œuvre de compilateur en rassemblant les informations

éparses de sa source concernant la lignée du roi Latin de manière à créer une cohérence dans

son texte. En effet, il rassemble des fils épars pour respecter ce que ses sources ont établi à

plusieurs reprises, dans une volonté d’éclaircir les données sporadiques et dans un besoin de

respecter les propos qu’il a tenus auparavant. Bien que ces informations puissent sembler,

pour un lecteur moderne, contradictoires et qu’elles nous donnent l’impression d’être

inventées, il s’agit, pour Jean de Courcy, seulement d’un exercice de compilation et de

clarification. Cette rigueur couvre toute la partie concernant Énée dans la B et témoigne d’un

travail assidu de l’auteur qui veut donner à ses lecteurs un ouvrage complet et cohérent. Il

témoigne aussi du fait que, contrairement à un érudit moderne (ou humaniste) qui irait

chercher une source plus ancienne et fiable, l’auteur cherche seulement à concilier les

informations problématiques de ses sources en français.

À côté des remaniements de la chronologie et des ajustements de données, la

différence majeure entre la B et l’HAC réside, comme nous l’avons déjà dit, en l’ajout de

moralisations chrétiennes au récit concernant Énée. Il s’agit d’une nouveauté dans les

histoires universelles, car comme l’explique Marc-René Jung : « Ce qui frappe, lorsqu’on lit

les nombreux textes français à “matière antique”, c’est que l’histoire n’est pas moralisée611. »

Au contraire, dans la B, chaque petit passage du récit du fils d’Anchise mène à une

moralisation qui sert d’« exemplum », d’exemple moral. Il peut s’agir, en fait, d’une sorte

d’exégèse historique qui est menée, où on tire de l’histoire antique une morale chrétienne. À

cet effet sont généralement convoqués des évangélistes, des Pères de l’Église, des

philosophes et des auteurs de l’Antiquité. Normalement, un épisode peut mener à plusieurs

moralisations, invoquant ainsi plusieurs sources différentes. C’est le cas de la séquence qui

suit la mention de la Sibylle, là où aurait dû se trouver le récit de la descente aux Enfers

d’Énée, que Jean de Courcy décide de ne pas raconter. Après la mention de Virgile comme

référence du passage de la descente aux Enfers, on retrouve d’abord l’histoire d’Orphée et

d’Eurydice :

été en mesure de le relier à un personnage connu outre les Ajax fils de Thélémon et fils d’Oïlée, qui cependant ne peuvent être reliés au royaume d’Italie. 611 Marc-René JUNG, op. cit., p. 10.

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Pour lors avoient creance que toutes ames en Enfer aloient et que par leurs amis estoient apaisees devers Pluto et les dieux d’Enfer, pour quoy il mettoient paine de lui complaire par sacrefices et devotions afin de leurs amis en Enfer apaiser, ainsi comme Ovide raconte ou XIIe livre des Methamorphose de Orpheus, qui de sa femme Euridice queroit, laquele ung serpent avoit morse ou talon, quant Aristeus es prez la poursuivoit, tant que de la morsure defina sa vie. Et doncques le alla il en Enfer querir et a Pluto, qui l’avoit ravie, humblement la requist, et par le son de sa melodieuse harpe tant esjouist celle tenebreur que les armes qui en tristeur estoient toute leur douleur oublierent. Mesmement Ysion sa roe arresta et la roche Siziphus allegist et aux voultours fist laisser le jeuner Neptunus et les Clidyannes adonc cesserent de espuiser la fontaine et pour son chant piteusement plourerent (l. 1036-1047).

L’auteur débute sur la croyance qu’avaient les hommes de l’Antiquité selon laquelle toutes

les âmes se rendaient en Enfer et qu’il fallait apaiser le dieu Pluton par des sacrifices. Il

enchaîne ensuite en se servant d’Ovide pour raconter un autre récit de descente aux Enfers,

celui d’Orphée désirant aller chercher sa femme Eurydice. À la suite de ce récit, on retrouve

une citation de Job prouvant que ces récits ne sont que des fables et qu’il n’y a aucun moyen

d’atténuer les Enfers : « Pour ce que ces fixions sont incredibles et non veritables et que au

fons d’Enfer n’a aucun remede, disoit Job en ceste maniere : “Je pechant chascun jour et non

penitent me trouble la paour de la mort pour ce que en Enfer n’a nulle redemption” » (l. 1048-

1049). Ainsi, au récit simplifié de la descente aux Enfers d’Orphée s’ajoute une moralisation

chrétienne sur l’impossibilité de la rédemption en Enfer. L’auteur poursuit avec une

explication de la fable d’Orphée qu’il a d’abord relatée en convoquant Ovide :

Pour ce que ceste fable n’est pas veritable, la convient il exposer en autre maniere. Par Erudice pouons nous entendre l’ame, qui par pechié est morse et occise tant que l’Ennemy en Enfer l’a ravie, et par Orpheus, les vrays amis de l’ame, qui de coeur devot tendent a l’acquitter envers Dieu par oblations faittes vers la povre ame qui seuffre en Purgatoire afin que ses penitances lui soient allegees. Par Ysion et par Siziphus sont entendus les princes d’Enfer, qui en divers tourmens crucifient les ames, et les Elidiannes par les ames saintes, qui pour la paine de celles qui seuffrent font leurs clameurs a nostre Seigneur (l. 1049-1056).

Après être passé par une sorte de notice culturelle et historique sur la conception passée de

l’Enfer, Jean de Courcy donne alors une lecture allégorique du mythe d’abord raconté par

Ovide, l’enchaînant parfaitement à la suite des paroles de Job et donne ainsi à la fable une

explication chrétienne. Par conséquent, Eurydice devient l’âme tuée par le péché ; Orphée,

un chrétien dévoué qui tente de sauver l’âme perdue par ses prières à Dieu ; Ysion et Sisyphe

deviennent des princes d’Enfer, tourmenteurs d’âmes et finalement, les Elidiannes sont des

âmes saintes se plaignant à Dieu. Par l’évocation de la descente aux Enfers qu’il est possible

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de trouver dans l’Énéide, on passe directement à un autre récit du même genre, puis, par la

convocation de Job, le récit mythologique devient un moyen d’expliquer une morale

chrétienne. L’allégorisation ne s’arrête toutefois pas là, puisque l’auteur de la B insiste

ensuite sur l’importance de remettre son âme à Dieu par la prière, les messes et les psaumes,

qui sont assimilées à la musique harmonieuse d’Orphée à distinguer des appels à Dieu

désordonnés et ignorants :

Et pour assouagir celle tenebreur, convient devotement sonner la sainte harpe que charité ouvra de la foy catholique et soit encordee melodieusement de l’acquit de l’ame a Dieu et au temple de messes, pseaulmes, oroisons et prieres, de abstinences et jeunes corporeles qui de coeur fervent soient souvent a Dieu celebrees, car comme dit Hermés : “Homme ne doibt a Dieu faire ses clameurs de vouloir corrompu ne comme ignorant” » (l. 1056-1061).

Il termine finalement par une citation de saint Augustin sur l’importance de la charité :

Par teles oeuvres loyales et devotes peuent estre allegees les paines que les ames seuffrent en attendant grace, car sans charité ne se poeut ce faire, ainsi que dit saint Augustin : « Le bien de charité est si doulcereux que se une goutte en cheoit en Enfer, elle en osteroit toute l’amertume. » Et doncques quant en Enfer n’a redemption fors aux ames qui sont en Purgatoire, se doibt chascun garder de celle voye emprendre qui est si tenebreuse et dampnable, et pour ceulx qui attendent de Dieu misericorde faire debvoir en ceste mortele vie comme chascun y est en son endroit tenu (l. 1061-1067).

Ainsi, à partir de la simple mention de la descente aux Enfers racontée chez Virgile, Jean de

Courcy a pu établir une longue moralisation chrétienne sur l’importance d’être charitable, de

faire ses prières et de préserver son âme du péché, seule voie possible pour éviter les Enfers

dont on ne réchappe pas. Un processus tout à fait semblable est à l’œuvre dans chaque

chapitre et chaque section du récit sur Énée devient un moyen d’insérer une morale fortement

chrétienne, appuyée par des autorités reconnues. L’histoire antique s’avère alors être un

excellent moyen de tirer des leçons, si bien que l’auteur de la B trouve le moyen de s’en servir

pour en faire une sorte d’exégèse historique. Les épisodes des récits sur Énée servent

d’« exempla », d’exemples moraux, religieux et parfois politiques, montrant dès lors que les

faits et gestes des personnages antiques et historiques peuvent servir d’exemple à suivre ou

à ne pas suivre, en particulier dans une visée de morale chrétienne.

La B est une histoire universelle colossale qui atteste du travail assidu et de l’érudition

de son auteur Jean de Courcy. Le récit concernant Énée qu’elle contient est riche et complet

et témoigne de ce phénomène d’autonomisation du savoir en français que nous tâchons de

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démontrer. En effet, bien que l’auteur s’inspire de l’HAC, dont on a déjà décrit la renommée,

il diffère de ses prédécesseurs en ne se contentant pas seulement de réduire des passages ou

bien d’en copier d’autres, le tout en actualisant la langue. Son histoire universelle s’avère au

contraire être beaucoup plus volumineuse et il n’hésite pas à ajouter des passages. Il s’éloigne

également de son texte-source en insérant des moralisations en prose dans le récit d’Énée,

alors que la même section de l’HAC en était dénuée. Ces moralisations ne relèvent pas

simplement de l’auteur, mais sont appuyées par un bon nombre d’auctoritates très variées.

Jean de Courcy pousse donc plus loin ce phénomène d’autonomisation de l’écriture de

l’histoire en français en prenant des libertés par rapport à la forme du genre de l’histoire

universelle. L’insertion de moralisations en français lui permet d’innover avec le genre de

l’histoire universelle. Les reconfigurations du récit et de la matière qu’il opère témoignent

d’une manière de procéder originale et ce faisant, il se dissocie des histoires universelles à la

forme plus classique, imitées des histoires en latin. Ces reconfigurations du récit caractérisent

d’ailleurs plusieurs textes du XVe siècle qui se distinguent « par une volonté de réorganiser la

matière, voire de la réorienter en fonction d’un projet spécifique612». En insérant des

moralisations à son texte, Jean de Courcy prouve dès lors qu’il est possible non seulement de

tirer de l’histoire des leçons de morale, mais de les expliciter, rénovant de ce fait le genre de

l’histoire universelle. Il s’inscrit certes dans un sillage de textes anciens qui pratiquaient la

moralisation (l’HAC, l’Ovide moralisé), mais il innove en important cette manière de faire

dans le genre de l’histoire universelle, ce qui constitue une nouveauté. Ensuite, on peut

observer la distance qui s’est établie par rapport aux sources latines aussi par la

reconfiguration de certains passages. L’auteur de la B réagence ainsi sa source, l’HAC, dans

un souci de plus grande cohérence, en mettant en place une chronologie plus stricte, sans que

cela ne modifie la nature du récit dont il s’inspire. Alors que les auteurs d’histoires

universelles préfèrent couper des passages afin de privilégier une certaine brièveté, Jean de

Courcy, quant à lui, préfère les conserver, dans une construction qui veut combler les failles

présentes dans l’HAC : on a changé de logique, puisqu’il ne s’agit plus de respecter l’autorité

de l’Énéide, mais bien d’assurer la cohérence par rapport à une source en français.

Finalement, la modification de la lignée du roi Latin témoigne également d’un besoin de

612 Anne SALAMON, « Palingénésie des premiers livres bibliques dans quelques histoires universelles du XVe siècle », art. cit., p. 640.

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cohérence et de la rigueur dont fait preuve l’auteur tout au long du récit concernant Énée.

Ainsi, il préfère se dissocier de sa source première pour constituer une généalogie stricte et

qui ne va pas à l’encontre de ce qui a été mentionné auparavant. La B se révèle donc un

excellent témoin de l’autonomie progressive gagnée par les textes historiques en français,

non seulement par les nombreuses reconfigurations qu’elle opère face à sa source première,

mais également par l’ajout de moralisations chrétiennes à un texte historique qui vient

modifier la forme traditionnelle du genre de l’histoire universelle.

4. Le Miroir du Monde et le Myreur des histors : une filiation complexe à établir

La filiation du MM est extrêmement difficile à établir, puisque manifestement son

auteur conjugue plusieurs sources différentes. La partie concernant Énée étant très courte,

formuler une hypothèse sur la source s’avère très complexe. Anne Salamon signale qu’il

existe des ressemblances entre le passage consacré au roi Daire du MM et celui de la

deuxième rédaction du MHPV613. Cependant, dans les passages qui nous concernent, les

filiations avec le MHPV sont excessivement ardues à établir en raison de la brièveté de

l’épisode concernant Énée dans cette histoire universelle. Il est néanmoins possible de

remarquer certaines ressemblances, peu nombreuses certes, entre le MM et l’HAC,

notamment en ce qui a trait au départ des Troyens de leur ville déchue et la fondation de

Carthage. Peu d’histoires universelles de notre corpus mentionnent, dans le récit sur Énée,

que le fils d’Anchise a caché Polixène qu’il devait donner aux Grecs. Pourtant, on le retrouve

dans l’HAC et dans le MM :

HAC MM

Mais ansois qu’il en lor nés entrassent, Agamenon, qui sor aus toz avoit la poësté et la segnorie, comanda a Eneas qu’il sans atargier voidast le païs et la contree, quar mout l’avoit Agamenon acueilli a haine por ce qu’il Polixene, la fille au roi Priant, por cui amor Achillés avoit esté ocis, lor avoit reprise et celee, et ce fu l’ochoisons de la rancune et de la haine (l. 5-9).

Eneas avoit faulsé ses promesses envers eulx et qu’il avoit muciee Polixenam quant il la trouva, et esmeut les Grecs de rechef contre Eneas, mais ilz ne le vouldrent pas faire mourir. Et fut ordonné qu’il seroit envoyé en exil et le asseurerent les Grecs en quelque lieu qu’il alast (l. 8-11).

613 Ibid., p. 635.

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278

Bien que l’orientation générale donnée au texte614 diffère grandement d’une histoire

universelle à l’autre, l’exhortation de quitter Troie après la découverte de l’acte d’Énée

demeure dans les deux textes. Outre ce passage, celui du départ de Troie (fig. 147) et celui

de la fondation de Carthage (fig. 148), des rapprochements entre le MM et l’HAC demeurent

impossibles à prouver.

Toutefois, le MM présente deux versions rivales dans lesquelles les récits sur Énée

divergent grandement. Comme il a été expliqué en première partie, nous avons arrêté notre

choix sur la version contenue dans le ms. BnF, fr. 9686 parce que celui de la deuxième

version, contenu uniquement dans le ms. BnF, fr. 684615, s’avérait incomplet et s’arrêtait

après le départ d’Énée de Carthage616. Cette deuxième version utilise de façon évidente

l’HAC comme source pour sa partie concernant le fils d’Anchise. Cela se manifeste, entre

autres, par l’extrême similitude qu’il existe entre les deux passages traitant de la fuite de

Didon :

HAC BnF, fr. 684

Si le faisoit estorer et fermer une dame, Dido estoit nomee, qui la estoit venue d’estranges contrees. Ceste Dido fu fille le roi Belus, qui tint Tyr et Sydone et la terre tote de Fenice, que nos ore apelons la terre de Saiete, et si ot un frere, Pigmalion estoit apelés, et baron, qui Sicheus cil de la contree apeloient. Aprés ce que li rois Belus fu mors, tint Pigmalion le regne, et si devint si crueus et si malaventurous de totes creatures qu’a paines est il nus qui le vos seust conter ne descrire. Il estoit avers et covoitous et traïtres et par ces trois teches n’estoit onques ses cuers asasiés de faire desloiautés et felonies. Cis Pigmalion

Si la faisoit faire une dame nommee Dido, qui estoit venue d’estrange contree. Celle Dido fut fille du roy Belus, qui tint Sirie et Venise et toute la terre que nous appellons Tagecte, et si avoit ung frere nommé Pygmalion. Aprés la mort Belus tint Pygmalion le regne et murdri le mary Dido, sa seur, pour couvoitise d’avoir le royaume seul et dist a sa seur Dido qu’il estoit alé en Sire. Si ne demoura gueires que Dido dormoit en son lit, si lui apparurent ses chevaliers en avision qui luy dirent que son frere avoit murdri son mary et quel le n’actendist gueirs, et que ainsi seroit il d’elle. Quant Dido fu esveillee, elle crut

614 En effet, le MM met énormément l’emphase sur un Énée humanisé et autonome, indépendant de la volonté divine. Il s’agira, cependant, d’un point dont nous traiterons dans le troisième chapitre de ce mémoire. 615 La transcription complète du texte du ms. BnF, fr. 684 est présente sur le site internet HU15, dirigé par Anne SALAMON. Histoires universelles en français au XVe siècle, [en ligne]. http://hu15.github.io/histoires-universelles-xv/miroir-du-monde/bnf-fr-684/trans-bnf-fr-684.xhtml [Site consulté le 26 août 2017]. 616 Cf. p. 18.

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mortri en un temple Sicheus, le baron Didon, sa seror, por covoitise de tot avoir le regne. Et puis, quant il l’ot fait enfoïr tot coiement, si dist a sa seror qu’il en estoit alés en Sire, si reviendroit quant il avroit faite sa besoigne. Mais ne demora mie aprés ce granment quant Dido gisoit en son lit que ses barons s’aparut ausi com en vision a li, et si li dist et conta coment ses freres l’avoit mortri et qu’ele ne le ratendesist mie, ne si ne demorast mie la, quar ausi la feroit ses freres ocire, et si s’en tornast si coiement de la contree qu’a son frere n’en fust percevance. Quant Dido fut esveillee, ele creï bien la vision qu’ele ot veue. Tantost quist et assambla grans avoirs d’or et d’argent, et si quist gens assés por avec li mener, qui volentier i alarent por la cruauté et por la desloiauté de son frere, quar on se doit bien departir de mauvais segnor et fuir (l. 169-185).

bien l’avision. Tantost assembla grant avoir et grant compaignie amener avec elle pour s’en aller a l’aventure (fol. 63r).

D’autres passages témoignent de cette utilisation de l’HAC par cette autre version du MM,

notamment celui du don des joyaux à Didon, celui de la chasse en forêt avec la reine de

Carthage et celui de la vision qui pousse Énée à quitter cette cité. A. Salamon signale617 que

le BnF, fr. 684 semble normalement suivre la CBA. Cependant, en raison des épisodes qui

figurent, dans le récit concernant Énée, dans cette version du MM et qui ne se trouvent pas

dans la CBA (celui de la chasse avec Didon, par exemple), nous ne pouvons qu’avancer que

le texte du BnF, fr. 684 est tiré directement de l’HAC.

La version du BnF, fr. 9686, que nous avons choisi d’utiliser, s’avère plus brève que

sa rivale, même si cette dernière ne présente pas toute l’histoire d’Énée. Des premières

différences sont observables quant à l’histoire de Didon. Alors que celle du ms. BnF, fr. 684

suit assez bien le récit de l’HAC, celle du BnF, fr. 9686 présente une Didon historique, Élissa,

617 Anne SALAMON, « Palingénésie des premiers livres bibliques dans quelques histoires universelles du XVe siècle », art. cit., p. 635.

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qui diffère de tout ce qu’on pouvait retrouver dans les histoires universelles de notre corpus618

et dès lors es sources de cette version sont difficiles à établir. Nous ne pouvons négliger un

rapprochement avec la CBA ou bien le MHPV. En effet, ces deux histoires universelles

présentes différentes versions qui ne sont pas forcément toutes recensées. Il existe

effectivement aux deux rédactions connues du MHPV, et des contaminations de l’une sur

l’autre ont été évoquées antérieurement. Dans ces conditions, l’auteur de cette version du

MM pourrait avoir eu en main un texte divergeant de l’une ou l’autre de ces deux histoires

universelles et l’utiliser pour construire la sienne. De plus, considérant les références à l’HAC

évoquées en début de section, on ne peut ignorer le fait qu’il y a eu à la fin du Moyen Âge

une influence de la CBA sur cette première histoire universelle en français dans ses versions

plus récentes (celles des XIVe et XVe siècles) avec des contaminations textuelles qui ont poussé

la critique à parler de nouvelle rédaction de l’HAC. Notre témoin du MM aurait donc

également pu se servir de l’une de ces versions. Malheureusement, en l’absence de tradition

manuscrite détaillée, de transcriptions et d’identifications précises de ces phénomènes

mentionnés de manière générale par la critique, il demeure que déterminer les sources

utilisées pour le MM reste compliqué en l’état des connaissances actuelles sur le texte et au

vu des sondages que nous avons effectués.

Le texte concernant Énée dans le MM se trouve être, après le MHPV, le plus raccourci

et les suppressions qu’on y retrouve sont multiples. En effet, même si certaines autres

histoires universelles opèrent de nombreuses suppressions (la CBA et la FH), le squelette

principal établi par Virgile demeure tout de même d’intermédiaire en intermédiaire.

Cependant, avec le MHPV et le MM, plusieurs éléments de la structure de base sont

supprimés. Par conséquent, les guerres d’Italie, si importantes dans l’Énéide, peuvent être

totalement passées sous silence. Dans le MM, parce que le roi Latin considère qu’Énée est

« sage et de belle maniere » (MM, l. 38), il décide tout simplement de lui donner ses terres et

sa fille. Ainsi, les sections de l’Énéide dont on a pu dire qu’elles étaient une sorte d’Iliade

(les batailles sur les terres d’Italie) après l’Odyssée des errances d’Énée sur la mer pour

arriver sept ans plus tard en Italie importent peu dans la logique d’une histoire universelle

qui doit en venir au but, à savoir raconter l’histoire du territoire de l’Europe occidentale (on

618 Concernant l’utilisation d’une Didon historicisée, nous renvoyons à notre troisième chapitre, dans lequel nous traitons plus en détail ce point (cf. p. 293-294).

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peut notamment penser à la France, la Flandre, l’Angleterre, Venise, etc…). Ce qui importe

en fait, c’est le récit de ce transfert du pouvoir, de cette translation du pouvoir de l’est vers

l’ouest, incarnée par Énée, certes, mais également par Francion et Anténor. Une fois ce

déplacement du pouvoir solidement mis en place, seules les généalogies comptent, puisque,

comme la plupart des histoires universelles servent à confirmer la légitimité d’un pouvoir en

place (la France, la Flandre, le duché de Bourgogne, cela dépend des projets), il faut assurer

la filiation entre les héros troyens et ledit pouvoir établi.

En ce qui concerne le MH, écrit par Jean d’Outremeuse au XIVe siècle, établir une

filiation avec une autre histoire universelle écrite en français, ou même en latin, reste une

tâche excessivement ardue en raison des nombreuses modifications que l’auteur effectue par

rapport à la trame narrative virgilienne. S’il s’est inspiré d’un autre texte du même genre, il

a opéré une quantité si abondante de changements que le texte-source devient impossible à

identifier. Ces modifications, dont nous traiterons plus en détail dans le prochain chapitre,

contribuent grandement au constant d’une dissociation des sources latines, prouvant la

distance qui existe à ce moment-là avec les autorités latines, qui ne sont pas vérifiées. Les

récits se développent alors de manière presque autonome, au point, dans le cas du MH, de

constituer des récits originaux.

Bien que les sources soient difficiles à identifier pour le MH et le MM, cela n’empêche

pas qu’ils participent à leur manière au phénomène d’autonomisation du savoir en français.

Les suppressions qu’ils opèrent, tout comme le remaniement de la trame narrative

virgilienne, témoignent de l’attitude des auteurs, qui en viennent pratiquement à ignorer

l’Énéide. En effet, ce qui semble importer est une logique autre, qui est bien propre aux textes

et qui s’insère, non pas dans la logique de l’œuvre originale de Virgile, mais dans le propos

global d’une œuvre universelle, à visée morale ou politique.

5. Remarques conclusives

Le phénomène d’autonomisation du savoir en français se traduit premièrement par le

fait que les sources des histoires universelles qui étaient originellement en latin sont par la

suite des sources en français. Bien que certaines d’entre elles (HAC et MHPV) ont pour

source première des textes latins, l’une utilise des autorités antiques, tandis que l’autre utilise

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une autorité médiévale, une compilation d’autorités. Les autres préfèrent utiliser des textes

du même genre écrits en français. C’est le cas pour la CBA, la FH et la B, même si des sources

ponctuelles peuvent être en latin. D’autres textes, le MM et le MH présentent respectivement

trop d’abrègement ou trop de modifications pour établir une filiation française ou latine, du

moins, dans les sections concernant Énée, mais semblent avoir plutôt des liens avec des textes

en français, du moins pour le MM. Ce faisant, les histoires universelles du XVe siècle,

lorsqu’elles relatent le récit d’Énée, n’ont pratiquement aucun recours direct à Virgile.

L’influence de cette sommité antique s’exprime par des intermédiaires et si le nom de Virgile

est cité, son texte s’efface au profit de dérivés et d’une littérature historique écrite en français.

Les modifications apportées par les auteurs ne se font plus par rapport à Virgile, mais par

rapport à des sources médiévales (le Speculum historiale par exemple) et surtout en français

(en particulier l’HAC et la CBA).

Cette autonomie nouvelle et progressive de l’écriture historique en français se

manifeste également par une reconfiguration du savoir qui montre alors la distance entre

l’Énéide premièrement utilisée dans l’HAC et les histoires universelles qui sont plus tardives,

spécialement celles du XVe siècle. Les auteurs ne recourent plus à Virgile pour établir leurs

histoires universelles, mais se servent de sources en français et travaillent seulement à partir

d’elles. Jean de Courcy, lorsqu’il reconfigure sa matière, ne reconfigure pas celle de l’Énéide,

mais bien celle de l’HAC. On note aussi une absence de rétablissement de passages,

d’épisodes ou de détails qui avaient disparu de l’Énéide avec celle-ci et qui n’ont pas été

réutilisés dans les adaptations qu’on en a faites. Les ajouts, présents dans les histoires

universelles, viennent d’ailleurs, d’autres textes, en particulier des textes médiévaux. Même

si le nom de Virgile reste une autorité respectée tout au long du Moyen Âge, le rapport direct

à son texte, quant à lui, ne survit pas dans les histoires universelles, les auteurs lui préférant

des textes du même genre écrits en français.

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Chapitre 3 – Énée et son histoire : une transformation qui témoigne d’une autonomie de la figure d’Énée en français

1. Le personnage d’Énée dans la littérature médiévale

Le personnage d’Énée qu’on retrouve au Moyen Âge diffère de celui qu’on

connaissait par l’Énéide. En effet, le fils d’Anchise, dans la littérature médiévale, n’est en

général pas parfaitement superposable avec le héros que met en scène Virgile, et il est plutôt

considéré comme un félon, traître à sa patrie parce qu’il est de surcroît l’un des artisans de la

chute de Troie. Cette vision négative provient d’un legs popularisé par Darès le Phrygien619,

dont les écrits sont bien connus et respectés au Moyen Âge, auquel il faut ajouter ce qu’a

écrit Dictys de Crèete620, bien que sa popularité ait été moindre621. Ces deux auteurs sont

considérés comme des témoins oculaires de la guerre de Troie622 et, par conséquent, l’autorité

de leur témoignage fait de leurs écrits les sources les plus fiables possibles pour les historiens

et les clercs écrivant an français dès le XIIe siècle623.

La réception de Darès au Moyen Âge fut importante. Comme l’établit M.-R. Jung, le

tiers des manuscrits recensés de l’œuvre de Darès sont antérieurs au XIIIe siècle et parmi ce

tiers, qui représente au moins une cinquantaine de manuscrits, une trentaine proviennent du

XIIe siècle624. On l’utilise d’ailleurs, dès cette époque, dans des poèmes latins à sujets antique.

Ainsi, il apparaît dans deux poèmes, l’Historia Troyana Daretis Frigii, comptant 918

hexamètres, et le Frigii Daretis Ilias, composé de 3676 hexamètres et écrit par Joseph

619 DARÈS LE PHRYGIEN, De excidio Troiae historia, édition par Ferdinandus Meister, Leipzig, Teubner, 1873. 620 DICTYS DE CRÈTE, Ephemeridos belli Troiani libri, édité par W. Eisenhut, Leipzig, Teubner, 1973.621 Bien que l’histiore d’un Énée traître ait été reprise au Moyen Âge d’après les récits de Darès et de Dictys, nous tenons toutefois à spécifier que la tradition remonte à plus loin, sans doute au IVe siècle avant J.-C ou au début du IIIe. Denys d’Halicarnasse, dans ses Antiquités romaines reprend de Ménécrate de Xanthe (auteur de la fin du IIIe siècle et première auteur attesté de cette version) et raconte la trahison du fils d’Anchise (DENYS D’HALICARNASSE, Antiquités romaines, I, 48, 3). Les auteurs romains chrétiens reprendront ensuite cette version, notamment Tertullien au IIe siècle (TERTULLIEN, Ad nationes, II, 9). 622 Nous ne nous attarderons pas davantage sur ce sujet, puisqu’il a été abondamment traité. Nous renvoyons par conséquent aux articles de Karen Ní MHEALLAIGH, « Pseudo-documentarism and the limits of ancient fiction », American Journal of Philology, 129 (2008), p. 403-431 et Jon SOLOMON, « The Vacillations of the Trojan Myth : Popularizaton and Classicization, Variation and Codification », International Journal of the Classical Tradition, 14 (2007-2008), p. 482-534. 623 Nous renvoyons au chapitre 1 de l’analyse littéraire, p. 244-245. 624 Marc-René JUNG, op. cit., p. 332.

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Iscanus625. Outre le domaine littéraire, son récit est réemployé dans des textes plus vastes,

agissant comme articulation de projets plus larges. La première réutilisation dans ce contexte

a été réalisée en latin dès l’époque mérovingienne, dans l’Historia Daretis Frigii de origine

Francorum, qui relate l’origine troyenne des Francs626. Ensuite, à l’époque carolingienne,

chez Fréculfe de Lisieux, on retrouve également un « Darès travesti » dans son histoire

universelle, qui s’avère être l’une des premières manifestations importantes du genre au

Moyen Âge627. Finalement, on peut aussi en trouver une adaptation brève dans la

Chronique628 d’Hélinand de Froidmont (XIIe-XIIIe siècle) et dans le Speculum historiale de

Vincent de Bauvais, ce qui assure à Darès une large diffusion629. Considérant la

prépondérance des sources latines sur les sources grecques, aussi bien pour des raisons

matérielles que de compétence linguistique, on comprend que c’est cette version de l’histoire

d’Énée qui apparait comme le modèle à suivre pour la grande majorité des auteurs

médiévaux.

Benoît de Sainte-Maure, lorsqu’il écrit au XIIe siècle son Roman de Troie, utilise

l’œuvre de Darès et reprend cette version faisant d’Énée un renégat. Ainsi, au passage du sac

de Troie, on retrouve les vers suivants : « Quant li jorz prist a esclairier / s’ont Greu asailli

Ylion: / n’i troverent defension. / Antenor, li coilverz Judas / e Anchisés e Eneas / les i ont

conduiz e menez / feus e cruëus e desfaez630. » Désireux de faire la paix et voyant un Priam

peu enclin à l’accorder, Énée et Anténor proposent d’ouvrir les portes de la cité en échange

de la sauvegarde de leurs palais. Le roi refuse de se rendre, et ainsi les deux guerriers prennent

la décision, pour le bien de la cité, de trahir les Troyens. Comme le Roman de Troie, jouit

d’une importante renommée et d’un grand succès, le récit de la traîtrise d’Énée et d’Anténor

devient connu de la très grande majorité des auditeurs-lecteurs de l’époque médiévale.

À l’inverse de Darès et du Roman de Troie, l’auteur du Roman d’Eneas fait du

personnage d’Énée un héros631. En effet, bien qu’au courant de ce versant troyen de l’histoire

625 Ibid., p. 333. 626 Ibid., p. 332. 627 Ibid. 628 Ibid., p. 333. 629 Ibid., p. 334. 630 Roman de Troie, v. 26132-26138. 631 Il est généralement admis que le Roman d’Eneas aurait été composé après le Roman de Troie. Néanmoins ces datations étant fragiles, la prudence s’impose. Nous avons donc décidé de traiter de la figure d’Énée dans

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d’Énée, l’auteur utilise comme source principale l’Énéide où il est incontestablement un

personnage héroïque. Comme l’Eneas commence après la chute de Troie, le clerc n’a pas

vraiment à relater la félonie de son protagoniste. Cependant, les événements racontés font

suite chronologiquement au siège de Troie et l’auteur a pu se sentir contraint d’ajouter

quelques éléments rappelant sa trahison et sa lâcheté – car c’est la peur qui le force, dans

l’Eneas, à quitter Troie et non pas ses dieux (v. 39-42) – mais il s’efforce tout de même de

ne pas trop entacher la réputation du héros de son œuvre. Lors de l’épisode du sac d’Ilion, on

mentionne que Ménélas a pris la cité par trahison. Toutefois, il est difficile de savoir de quelle

trahison il s’agit : si l’auteur suit la version de Darès, dans laquelle il n’y a pas de cheval de

bois, il s’agit de celle d’Énée et d’Anténor, mais s’il suit celle du Roman de Troie, la trahison

est celle des Grecs à cause de la ruse du cheval. La seule certitude, dans les deux versions,

est que la cité ne tombe que par trahison et, dans l’Eneas, cette trahison demeure vague : « La

cité prist par traïson / tot craventa, tours et donjon, arst le paÿs, destruist les murs : / nuls n’i

estoit dedenz seürs632. » Face à cette catastrophe, Énée décide de quitter la ville afin de

trouver refuge pour les survivants qu’il amène avec lui (v. 25-29). Lors de son arrivée à

Carthage, après sa rencontre avec la reine Didon, il lui est demandé de raconter le récit de la

destruction de Troie. Après s’être exécuté, il relate également ses aventures et son départ de

la cité, et il est précisé qu’il omet volontairement les détails de sa lâcheté : « Il afaita un poy

son compte / que l’en ne li tornast a honte, / qu’en ne deïst qu’il s’en emblast / par couardisse

s’en alast633. » Le protagoniste de l’Eneas hérite donc en filigrane de cet aspect moins

glorieux de la personnalité d’Énée, car s’il n’est pas un traître, il pourrait être soupçonné

d’être un couard, même si cette dimension n’est pas dominante dans l’œuvre. Ses nombreux

exploits, après son départ de la ville en flammes, servent à redorer son image héroïque et lui

permettent d’expier ses fautes.

le Roman de Troie afin d’offrir un panorama sur l’utilisation du personnage dans les romans d’antiquité. Il n’est pas possible d’affirmer que l’auteur de l’Eneas s’est inspiré des propos de Benoît de Sainte-Maure pour écrire son œuvre, puisqu’il n’y a pas de preuves tangibles de l’ordre d’écriture des romans d’Antiquité, mais quoi qu’il en soit, l’auteur de l’Eneas connaissait manifestement au moins les propos de Darès et de Dictys et il doit tout de même composer avec cette réalité qui contraste avec le récit virgilien qui présente Énée comme un héros et non comme un félon. 632 Eneas, v. 5-8. 633 Ibid., v. 930-934.

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L’examen de l’utilisation de l’Eneas à des fins morales et politiques634 révèle que la

multiplicité des visages d’Énée (héros antique ou traître) a pu être exploitée avec ambiguïté

volontairement, selon ce que racontent le Roman de Troie ou l’œuvre de Darès d’une part et

l’Énéide d’autre part. Après le XIIe siècle, les auteurs traitent donc de sa traîtrise de façon

différente, selon le projet de leurs œuvres, mais aussi de leurs sources.

La traîtrise d’Énée survit tout au long du Moyen Âge et est reprise par de nombreux

auteurs635. Cependant, le XVe siècle mérite qu’on s’y attarde plus particulièrement, puisque

nombre d’auteurs reprennent la tradition héritée du Roman de Troie et posent Énée en traître,

ce qui s’explique par le contexte politique que met en place la guerre de Cent Ans. La trahison

d’Énée envers son roi fait effectivement écho aux événements déclencheurs de cette guerre,

notamment par le fait que le roi d’Angleterre rompt son serment de vassalité lorsqu’il déclare

la guerre aux Français. Ce contexte est alors facilement transposé sur l’histoire d’Énée. Même

si certains auteurs tentent de diminuer ses fautes pour en faire un personnage acceptable,

d’autres ne le condamnent que plus sévèrement, le comparant souvent à Judas et à sa trahison

envers le Christ. En effet, la faute d’Énée envers son roi devient égale à celle de l’apôtre envers

le Messie. Dans le Chevalier Errant de Thomas de Saluces, auteur contemporain de Jean de

Courcy, la trahison du fils d’Anchise tout comme celle d’Anténor sont fortement punies. En

effet, lorsque le chevalier arrive à la cour de Fortune, il voit deux hommes. Lorsqu’il s’informe

sur leur identité, on lui répond : « On me respondi que ce sont Antenor et Eneaz. Ces II furent

conservez pour rendre compte des autres traïctours, et pour tel ne furent derochier636. » Les

deux traîtres troyens ont sous leur responsabilité les pires félons de l’histoire, notamment

Judas, Ganelon et Antipater. En ce qui concerne l’explication de leur crime, voici ce qu’on

peut lire :

Et pour mieulz entendre que ces deux gardiens furent, sachiez qu’ilz furent ceulz qui si fellonneusement trahyrent Priam et Troye. Cil Priam estoit roy de Troie, et si estoit leur seingneur, et pour le grant tresor qu’ilz orent, ilz firent morir Priam et ses enfans de

634 En effet, comme l’indique Jean-Claude Mühlethaler (Jean-Claude MÜHLETHALER, op. cit., p. 47) : « Plutôt qu’un miroir flatteur tendu à Henri II Plantagenêt pour qu’il se reconnaisse en Eneas, prince parfait, le parcours du Troyen invite le roi d’Angleterre à méditer la relation problématique entre passion et pouvoir. Certains critiques ont aussi vu dans le roman l’expression des valeurs sociales et politiques propres au royaume angevin. » 635 Nous ne brosserons pas ici un tableau des différentes reprises d’Énée à l’époque médiévale, puisque cette étude a déjà été menée par Jean-Claude Mühlethaler dans son œuvre Énée le mal-aimé, op. cit. 636 Thomas de Saluces, Livre du chevalier errant. Italien & français (moyen français), édition et traduction établies par Marco Piccat, Cuneo, Araba fenice, 2008, p. 367.

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Troye cravanter et ardoir, dont tous ceulz de la cité furent detrenchiez et mors, et pou en eschappa. Ancisis et Polidamaz en furent ainsi blasmez, mais ilz n’orent mie ainsi la charge de toute la traïson comme orent Antenor et Eneaz637.

Les propos tenus dans le Chevalier Errant témoignent de l’attitude générale qu’ont les

auteurs français envers Énée à la fin du Moyen Âge : la trahison est un fait avec lequel il faut

négocier. Bien que certains essaient de lui attribuer des torts moindres ou bien font en sorte

qu’il puisse se faire pardonner, d’autres s’approprient cette seule partie du récit qui ne relève

pas du tout de Virgile, pour servir le propos qu’ils désirent tenir. Ainsi, dans un contexte

politique où la trahison envers le roi est un sujet encore plus sensible, nombre d’auteurs du

XVe siècle s’inscrivent dans la lignée de Darès et de Benoît de Sainte-Maure, laissant l’Énée

de Virgile complètement de côté. Toutefois, cette attitude complètement négative vis-à-vis

d’Énée ne s’avère pas aussi tranchée dans les histoires universelles. Il leur est impossible de

passer sous silence toute la partie de l’histoire du prince troyen qui suit la chute de Troie et

ces deux pans doivent être adossés dans les récits historiques. En effet, les auteurs doivent

bien faire d’Énée le fil conducteur leur permettant non seulement de mener leur récit de la

Grèce à Rome, mais également d’expliquer le transfert du pouvoir d’Orient en Occident.

Aussi les auteurs préfèrent-ils majoritairement diminuer les torts du Troyen.

2. Les différentes formes de la traîtrise d’Énée

L’image d’un Énée traître qui circule au Moyen Âge s’illustre de manières différentes

dans les histoires universelles. Dans certaines d’entre elles, pour résoudre la difficulté, les

auteurs n’y font tout simplement pas allusion. Le MHPV, par exemple, raconte l’histoire de

la guerre de Troie en quelques lignes et ne fait nullement mention de la trahison du fils

d’Anchise. Bien qu’il fasse référence à « Darés de Frige638 », ce n’est que pour confirmer la

durée du siège de Troie, et il est très vraisemblable qu’il ne s’agisse que d’une citation de

seconde main. Dans le récit sur Énée qui suit, il n’y a nulle mention d’aucune traîtrise.

D’ailleurs, avec la section concernant Énée dans les deux rédactions du MHPV, le but

principal est d’établir que les rois de Rome sont issus du héros, c’est donc sur le passage de

l’Asie Mineure à l’Italie de la lignée que se concentre l’œuvre. L’auteur ne s’attarde qu’aux

637 Ibid., p. 368.638 MHPV, Paris, BnF, fr. 19477, fol. 29vd.

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faits liés à cet aspect, si bien qu’il peut raconter en quelques lignes une histoire qui en contient

des milliers.

2.1. Une traîtrise évoquée, mais rapidement oubliée (HAC, CBA, FH)

Dans l’HAC, dont la section relatant l’histoire de Troie provient de l’œuvre de Darès

et fournit de nombreux détails, passer sous silence la trahison n’est pas possible. Le héros

virgilien est donc présenté comme un traître dans cette histoire universelle. Cependant, pour

le reste de l’histoire d’Énée, après le sac de Troie, le clerc utilise plutôt l’Énéide, qui fait de

son protagoniste un héros qui n’a rien à se reprocher. En effet, la raison du départ d’Énée

chez Virgile est à chercher dans un ordre de sa mère Vénus qui protège son fils et sa famille

contre la décision des dieux de détruire Troie (Énéide, II, v. 619-621). Dans une conception

évhémériste et chrétienne de l’histoire, l’intervention de Vénus ne peut servir d’explication

crédible au comportement d’Énée et on ne s’étonne donc pas de n’en trouver nulle mention

dans l’HAC. Par contre, le début de la section sur Énée dans ce texte fait le pont entre la

version de Darès et celle de Virgile en relatant l’épisode de Polixène tel qu’il apparaît dans

le Roman de Troie (v. 26163-26194) ou bien chez Darès639. En relatant la façon dont Énée

tente de sauver Polyxène du bûcher qui l’attendait, s’attirant par là-même la colère des Grecs,

le clerc établit une transition entre les deux sources qu’il utilise. C’est pour cette raison

qu’Agamemnon exige que le Troyen quitte la ville et parte en exil plutôt que de rester régner

sur Troie : « Mais ansois qu’il en lor nés entrassent, Agamenon, qui sor aus toz avoit la poësté

et la segnorie, comanda a Eneas qu’il sans atargier voidast le païs et la contree, quar mout

l’avoit Agamenon acueilli a haine por ce qu’il Polixene, la fille au roi Priant, por cui amor

Achillés avoit esté ocis, lor avoit reprise et celee, et ce fu l’ochoisons de la rancune et de la

haine » (l. 5-9). Après cette mention, Énée quitte Troie et la source devient exclusivement le

texte de Virgile. Il n’est ensuite plus jamais question de la félonie du protagoniste qui

demeure conforme au héros antique tel qu’il est représenté dans son récit d’origine. Jamais,

au cours de ses aventures, Didon ou le roi Latin ne l’accusent du crime que lui attribue Darès.

Même Turnus, qui l’abhorre, ne lui reproche jamais la chute de Troie. Malgré toutes les

raisons qui poussent ce dernier à le haïr, la déloyauté qu’on lui confère dans d’autres textes

639 DARÈS LE PHRYGIEN, De excidio trojae historia, 41.

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ne fait pas partie des mobiles permettant d’expliquer l’opposition qu’Énée rencontre à son

arrivée en Italie.

On retrouve le même schéma dans la CBA et la FH, ce qui est logique considérant

qu’elles forment une chaîne dont le récit de départ est l’HAC. Ainsi, Énée reste l’artisan de

la chute de Troie, mais jamais on ne lui en tient rigueur. D’ailleurs, l’épisode de Polyxène ne

figure pas au commencement de ces deux histoires universelles, ce qui élimine d’emblée la

transition entre les deux sources. Les deux auteurs commencent leur récit avec le rapide

départ des Troyens qui utilisent les vingt-deux nefs avec lesquelles Paris s’était rendu en

Grèce, sans autre explication. À aucun moment on ne trouve la présence d’allusions à la

trahison du fils d’Anchise, dans les sections le concernant, si bien qu’il demeure le héros mis

en place par Virgile. Cependant, cette absence de critique concernant la déloyauté du héros

ne s’applique pas à toutes les histoires universelles de notre corpus. Certaines d’entre elles

mettent beaucoup plus d’emphase sur sa félonie, si bien que le sujet imprègne toute la section

le concernant.

2.2. Le Miroir du Monde : une tentative de réhabilitation d’Énée

Le MM est l’histoire universelle dans laquelle, à première vue, on amplifie plus la

traîtrise d’Énée. Dès le début du récit, on le présente comme l’un des neveux du roi Priam

qui, après la destruction d’Ilion, croit pouvoir y rester et en devenir le seigneur : « Eneas,

l’un des princes de Troie, nepveu du roi Priant, cuidant demourer a Troye et avoir la

seignourie du pays » (l. 4-5). Ainsi, le récit sous-entend qu’en promettant de livrer la cité aux

Grecs, il comptait ensuite y régner lors du départ de ces derniers. Toutefois, voyant que les

Grecs n’ont aucune intention d’épargner quiconque et qu’ils saccagent la cité qu’il a tenté de

sauver, il décide de cacher Polyxène, car il « en ot pitié640 », alors qu’il avait fait la promesse

à ses ennemis de la leur livrer pour qu’ils se vengent de la mort d’Achille en la faisant périr

sur le bûcher. De plus, il n’obtient jamais la seigneurie de la cité en raison de l’autre grand

architecte de cette trahison, Anténor.

Bien que l’auteur fasse le récit de la façon dont Énée et son compagnon ont livré Troie

aux Grecs, Anténor reste le personnage qu’on déteste et blâme le plus. Dans le MM, il est

640 MM, Paris, BnF, fr. 9686, fol. 39vc.

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activement plus néfaste et, contrairement à Énée, aucune version alternative n’est évoquée

pour diminuer ses fautes : « Aucuns dient que Eneas ne sot pas qu’il y eust trahison jusquez

ad ce que la chose fut si avant alee qu’il ne la pot destourner641. » Ensuite, c’est également

Anténor qui donne Polyxène aux Grecs malgré les efforts du fils d’Anchise pour la soustraire

à leur colère : « Oncquez Eneas ne la voult encuser, mais le traitre Anthenor la quist tant

qu’il la trouva et fut baillee et livree a Pirrus642. » Avant ce passage, la reine Hécube est

amenée par Anténor et Énée au temple de Minerve, avec Cassandre, Hélénus et d’autres

personnages de la royauté troyenne. À ce moment, Hécube « issi hors de son sens et monlt

dist d’injures a Anthénor et aux traitres qui la trahison avoient faicte643. » Bien sûr, comme

Énée fait partie de ceux qui amènent la reine troyenne à l’intérieur du temple de Minerve, il

fait évidemment partie de ces traîtres. Toutefois, l’auteur du MM ne nomme qu’Anténor,

laissant Énée dans cette bande de traîtres qui reste anonyme. Au folio suivant, on relate la

fuite des Troyens en compagnie d’Énée. Jaloux de voir qu’on préfère le neveu de Priam pour

régner sur Troie – car les Troyens « tant le [Anténor] haioient pour cause de la trahison »

(l. 7) –, il dénonce la tentative de son compagnon de cacher la princesse troyenne. C’est à

cause de cette délation qu’Agamemnon force Énée à partir, accompagné de tous ceux qui

désirent le suivre, car les Grecs, pour une raison non indiquée dans le texte, « ne le vouldrent

pas faire mourir » (l. 10). Ainsi forcé à l’exil, le Troyen prend la mer, accompagné de ses

gens et se dirige vers l’inconnu.

Comme dans les autres histoires universelles, la suite des voyages d’Énée se déroule

sans aucune allusion à sa traîtrise. Après un bref passage par Carthage, il arrive en Italie où

le roi Latin renonce à guerroyer contre lui et lui donne sa fille en mariage, car, comme nous

l’avons déjà mentionné, il est un homme « sage et de belle manière » (l. 38). Une simple

discussion entre les deux hommes permet au roi Latin de déduire que le fils d’Anchise a

l’étoffe d’un bon souverain pour son royaume. Encore une fois, on ne lui reproche en aucun

cas sa félonie. Dans les histoires universelles les plus volumineuses (HAC, CBA, FH et B),

Didon et le roi Latin affirment connaître les récits de la destruction de Troie. Pourtant, aucun

d’eux ne reproche à Énée sa déloyauté, qui est de fait une donnée inexistante de l’univers

641 Ibid., fol. 38vc. 642 Ibid. 643 Ibid., fol. 39rb.

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narratif de l’Énéide duquel proviennent ces personnages. En effet, les auteurs des premières

histoires universelles en français passant de Darès, pour la section troyenne, à Virgile, pour

la section concernant Énée, les traces de sa trahison tendent à disparaître dans le récit le

concernant. L’auteur du MM poursuit cette habitude que prennent les histoires universelles

en cessant de mentionner la traîtrise du fils d’Anchise, mais la dépasse en évitant la guerre

entre les Rutules et les Troyens. Ce faisant, seules la sagesse et la « belle manière » d’Énée,

qualités stéréotypiques qui font de lui d’une part un prince exemplaire et d’autre part un

parfait chevalier courtois, et qui lui permettent de devenir roi du Latium.

On semble donc assister ici à une tentative de réhabilitation du Troyen un peu plus

poussée que dans les trois textes précédemment cités. Alors que les autres histoires

universelles ne prennent pas en considération la trahison racontée quelques folios auparavant

et la passent ensuite sous silence, le MM, quant à lui, mentionne la traîtrise d’Énée et

d’Anténor, mais les pires actions sont attribuées à ce dernier, alors qu’on fournit des éléments

qui allègent la culpabilité du héros troyen. De plus, à côté de cette version alternative, on

retrouve également la version de l’histoire où on lui reproche sa trahison, mais là encore une

circonstance atténuante est ajoutée, il n’est pas l’instigateur de la trahison : « Autres dient

qu’il fist la trahison avec Anthenor, car Anthenor fut le premier qui la trahison

pourpensa644. » Quoiqu’il en soit, dans l’un des cas, le fils d’Anchise est exempt de toute

traîtrise et dans le second, il contribue au complot, mais on ne le désigne pas comme

l’architecte de la félonie. On attribue toujours la plus grande faute à Anténor, le traître, et le

neveu de Priam apparaît comme un complice du plan de son compagnon, mais le texte

semble, dès que possible, vouloir atténuer son implication. Cette tendance s’affirme dans

plusieurs histoires universelles de la fin du Moyen Âge qui forment un second groupe de

textes travaillant une réhabilitation du personnage d’Énée.

Enfin, l’Énée que présente le MM s’avère sans doute la version la plus historique que

l’on retrouve dans les histoires universelles. Dans ce récit le concernant, jamais il n’obéit à

ses dieux, contrairement à ce qui est raconté dans tous les autres textes de notre corpus,

hormis le MHPV645. Dans le MM, toutefois, les décisions prises par le fils d’Anchise ne

644 Ibid, fol. 38vc. 645 Cependant, la brièveté du récit contenu dans ce dernier rend la présence des dieux presque impossible et il est difficile de juger s’il s’agit vraiment là d’un choix objectif.

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relèvent d’aucune divinité. Ainsi, sa décision de quitter Carthage et Didon ne provient pas

d’un rêve ou d’une vision, mais bien de l’ennui. Le Troyen répond donc à ses propres envies,

quittant la cité de Carthage, lorsqu’il se lasse de la reine. Dans le même ordre d’idées, à un

Énée affranchi de toute ingérence divine répond une Didon complètement historicisée, dont

le récit ne vient pas de Virgile, mais plutôt de Justin et de son Abrégé des Historiae

philippicae de Trogue Pompée646. Voici le récit concernant Didon qu’on y trouve :

Entre temps, le roi mourut à Tyr, après avoir institué comme héritiers son fils Pygmalion et sa fille Élissa, une vierge d'une remarquable beauté. Mais le peuple remit le pouvoir royal à Pygmalion, un enfant encore. Quant à Élissa, elle épousa son oncle maternel Acherbas, le prêtre d’Hercule qui était le second en dignité après le roi. Il avait de grandes richesses mais elles étaient cachées et, par crainte du roi, il avait confié son or à la terre, et non à des toits ; et cela, même si les hommes l’ignoraient, le bruit en courait cependant. Excité par cela, Pygmalion, ayant oublié le droit humain, tue son oncle qui était aussi son beau-frère sans respect des obligations familiales647.

Au XIVe siècle, Boccace, dans son De mulieribus claris reprend la version que met en place

Justin, au lieu de suivre celle rendue populaire par Virgile. Au début du XVe siècle648, est

réalisée la première traduction en français de l’œuvre de Boccace connue sous le titre Des

cleres et nobles femmes. Comme l’auteur du MM réduit considérablement la source qu’il

utilise, il reste difficile de déterminer celle qui a véritablement servi pour l’établissement de

cette partie sur Didon. En effet, alors que Justin, Boccace ou sa traduction en français

affirment que Pygmalion tue le mari de la reine de Carthage, l’auteur du MM, quant à lui, ne

fait que mentionner sa mort, sans spécifier la façon dont il s’éteint et on sait seulement que

« Acerbar mouru » (l. 19), ce qui ne permet pas d’avoir suffisamment de matière pour

effectuer une comparaison.

Le nom d’Élissa est évoqué dans l’HAC (l. 404 et 491) et la B (l. 142), pourtant le

récit suivi concorde avec celui mis en place par Virgile, alors que dans le MM, le nom du

mari de Didon change complètement, confirmant qu’il suit une toute autre tradition. Ainsi, à

un Énée autonome, complètement dissocié de ses dieux, s’ajoute une Didon historique, que

l’on fusionne à la reine de Carthage présentée par Virgile. En effet, l’auteur débute par sa

646 JUSTIN, Abrégé des Historiae philippicae de Trogue Pompée, Livre XVIII, 4-6. 647 Ibid. 648 Yasmina FOEHR-JANSSENS, « La reine Didon : entre fable et histoire, entre Troie et Rome », dans Emmanuèle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner [dir.], Entre fiction et histoire : Troie et Rome au Moyen Âge, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 130.

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version historique, celle d’Élissa fuyant Tyr à la suite de la mort de son mari. Bien que cela

soit aussi repris par Virgile, l’utilisation du nom « Acherbar » renvoie, non pas à l’Énéide,

mais plutôt à la source historique utilisée par l’auteur du MM. Cependant, ce dernier ajoute

l’idylle entre Énée et Didon, bien qu’elle soit très raccourcie, et le suicide de la reine lors du

départ de son amant. Cette dualité entre Élissa et Didon au XVe siècle s’explique certainement

par cette nouvelle mode mise en place par Boccace, mais aussi par l’utilisation qu’en fait

Christine de Pizan dans son Livre de la Cité des Dames. Bien qu’elle mette d’abord en scène

une Didon complètement virgilienne, elle traite également de la Didon présente chez Justin

et Boccace, reconnue pour ses qualités de bâtisseuse649. Comme deux des exemplaires

conservés du MM semblent avoir appartenu à des femmes650, la référence à une Didon

historique, une Élissa, reconnue pour sa vertu et son veuvage exemplaire, paraîtrait tout à fait

appropriée. L’auteur du MM diverge donc des histoires universelles en insérant un Énée

autonome, dont toutes les actions sont justifiées par ses décisions en tant qu’homme, et une

Élissa, inspirée d’une œuvre historique en latin, mais dont la nouvelle popularité, dès le XIVe

siècle, justifie la présence dans le récit concernant le fils d’Anchise, surtout si cette œuvre est

destinée à un public féminin, ce qui semble assez rare pour l’époque.

2.3. Énée et son voyage : un parcours rédempteur dans la Bouquechardière

Jean de Courcy pousse encore plus loin cette réhabilitation du personnage d’Énée en

faisant de son voyage et des obstacles qu’il rencontre un parcours de rédemption qui lui

permet d’expier la faute qu’il commet en trahissant Troie651. Comme l’auteur de la B s’inspire

de l’HAC pour établir son histoire universelle, il présente donc, lui aussi, une section troyenne

dans laquelle il attribue la chute de la cité à Énée et son compagnon Anténor. Cependant,

encore une fois, ce dernier semble être l’architecte principal et, comme l’affirme Jean-Claude

Mühlethaler, le héros troyen est piégé par Anténor652. Cela ne lui enlève en rien la

responsabilité de la trahison, puisqu’à la fin, on le nomme tout de même parmi les félons :

« Après celle grande destruction que la cité de Troye fut toute agravee, allerent au conseil

649 Ibid., p. 131. 650 Anne SALAMON, « Palingénésie des premiers livres bibliques dans quelques histoires universelles du XVe siècle », art. cit., p. 637. 651 Jean-Claude MÜHLETHALER, op. cit., p. 99. 652 Ibid.

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Eneas, Anthenor et les autres qui traÿe l’avoient653. » De nouveau, dans cette version, il tente,

par pitié, de soustraire Polyxène à la colère des Grecs, mais elle tombe tout de même

finalement entre leurs mains. Ce faisant, le Troyen, quittant sa cité en flamme sur l’ordre

d’Agamemnon, entame alors un long parcours parsemé d’embûches, conformément à ce

qu’on retrouve chez Virgile, mais également dans l’HAC.

Déjà dans l’Eneas, on mentionnait sa couardise lors de son départ de la ville en

flammes. Toutefois, son auteur s’assurait dans le roman qu’Énée mérite la rédemption et la

seigneurie d’Italie lorsqu’il y arrive, comme si toutes les épreuves endurées permettaient au

Troyen de se racheter des fautes que lui attribue Darès. Ce chemin d’expiation se trouve

exprimé encore plus nettement dans la B, puisqu’aux épreuves narratives s’ajoutent aussi des

moralisations tirées d’auctoritates qui poussent le lecteur à réfléchir au comportement du fils

d’Anchise : « Par son évolution morale, le prince troyen fait pendant aux chevaliers ou

pèlerins de vie humaine dont le cheminement traduit symboliquement le parcours de

l’homme sur terre, d’abord en proie à la tentation, puis capable (avec l’âge) d’écouter la voix

de la raison654. » Ainsi, Énée sert, chez Jean de Courcy, de contremodèle, puis ensuite

d’exemple à suivre pour le lecteur. Ces moralisations ramènent alors à des considérations qui

relèvent de préoccupations plus communes et qui peuvent s’appliquer à n’importe quel

lecteur, bien qu’on voie plutôt un public masculin aristocratique se dessiner, notamment par

toutes les allusions à l’importance de respecter son seigneur.

Un exemple particulièrement représentatif de ce fonctionnement est peut-être la mise

en garde contre les femmes luxurieuses présente dans la B. En effet, Jean de Courcy

condamne presque l’amour de la reine de Didon pour Énée et réprouve fortement la luxure

qui l’habite et qui la pousse à renoncer à la mémoire de son défunt mari Sychée pour

s’abandonner aux bras du prince troyen. Il met en garde, grâce à Virgile, contre la fragilité

du cœur des femmes : « Pour la fragilité qui est au coeur des femmes, et que leur esperit est

foible et muable, nous dit Virgile : “ Il n’est femme tant soit ferme en son coeur ne estable

que tantost ne soit diverse et meue” » (l. 712-714). Un peu plus loin, il convoque saint

Grégoire afin de mettre en garde contre la luxure, ce péché mortel :

653 B, BnF, fr. 329, fol. 140rb. 654 Jean-Claude MÜHLETHALER, op. cit., p. 100.

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Par l’eschauffement des desirs de luxure, les paroles, les fais et les plaisances qui se donnent es pourchas de celle cheent hommes et femmes en l’embrasement de ce mortel vice duquel saint Gregoire dit en ses omelies : « Luxure est le feu d’Enfer ardant non montant es cieulx, abhominacion des angeles, vyande aux dyables, tourment a soy et au monde qui le corps et l’ame corrompt. » Et pour ceste cause doibt chascun mettre paine a fuir la chaleur de ce maudit vice, par lequel la plusgrant partie de ce monde est infecté et laissé criminelement de ses circonstances, car ainsi que les rays de la lune font infection au plus des choses en quoy ilz habitent, est il de la chaleur qui naist de ce crime que elle ars et bruist les coeurs des personnes en quoy elle se boute sinon que la froideur de chasteté les en poeut deffendre (l. 771-780).

L’amour de Didon pour Énée est donc, d’un point de vue chrétien, condamnable dans la B, si

bien qu’il apparaît comme une épreuve supplémentaire dans le parcours du fils d’Anchise.

Encore une fois, Fortune met la tentation sur son chemin, et il doit trouver en lui la force morale

qui doit lui permettre de ne pas succomber au péché de luxure. Alors qu’il y parvient avec

l’aide de ses dieux, Didon quant à elle, ne peut supporter le départ de l’homme qu’elle aime et

se tue. Le suicide de la reine de Carthage vient alors confirmer la condamnation de la passion

déréglée qu’incarne ce personnage. Pour prouver que ses actions enflammées par la luxure

sont condamnables, Jean de Courcy relate son suicide de façon très sobre, comme l’explique

Jerome E. Singerman : « When in chapter XXII the queen commits suicide, it is described in a

straightforward, almost understated fashion. She is provided with no monologue, and the

episode is robbed almost entirely of its emotional effect. Her death clearly serves a didactic

rather than dramatic function655 ». Pour démontrer que la luxure est à fuir, l’auteur de la B

condamne Didon à une mort dénuée d’effets dramatiques, montrant que par son comportement

pécheur, elle ne mérite pas qu’on s’y attarde plus longuement. Ainsi, son récit sert de mise en

garde contre la luxure et la faiblesse des femmes qui aiment trop facilement. Le fils d’Anchise,

bien que tenté par l’amour de la reine de Carthage, finit par en effet par obéir à son devoir et à

la morale.

À côté des développements dont l’enjeu est la dimension morale, spirituelle et

chrétienne de l’existence humaine, Jean de Courcy développe également un discours politique.

Le personnage d’Énée permet à l’auteur de développer une critique de son temps. En effet, la

trahison du Troyen envers le roi Priam évoque le contexte actuel de la guerre de Cent Ans.

Devant ce fait « Jean de Courcy ne pouvait que vivement condamner Énée : l’effrayante

tempête qui disperse la flotte troyenne au début de l’Énéide est pour lui l’expression de l’ira

655 Jerome E. SINGERMAN, op. cit., p. 189.

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Dei qui punit le traître656. » Une fois qu’il arrive à Carthage, après la perte de plusieurs de ses

nefs, Jean de Courcy prend soin de rappeler sa trahison, ce qui mène à une moralisation sur ce

sujet :

En cest exil et tourment douloureux ot longuement esté Eneas pour la pugnicion de la cité de Troye que il avoit par traÿson livree et le droit chief des Troyens vendu, que par sa desloyaulté avoit mort et trahi le roy Priam, son seigneur et son maistre, duquel son sang fut au temple espandu. Par quoy il debvoit bien estre griefment pugny et son corps longuement demourer en misere, car qui destruit son chief, il doibt estre pugny (l. 365-370).

La moralisation qui suit ce passage traite également de la punition que doivent recevoir les

hommes déloyaux. La trahison d’Énée envers son souverain est alors comparée à une trahison

envers Dieu et elle ne peut rester impunie (l. 369-384). Toutefois, avant de pouvoir racheter sa

trahison, le fils d’Anchise doit d’abord l’admettre et c’est ce qui se produit lorsqu’il raconte la

chute de Troie à la demande de Didon. Récit qui prend l’allure d’une confession. Après son

discours, vient directement une moralisation concernant l’importance de reconnaître les fautes

commises pour atteindre le salut :

Pour ce est ce grace a toutes creatures quant ilz peuent recongnoistre les vertus de ceulx qui leur sont adversaires et confesser leurs pechez memoratis de leurs deffaillances, car sans congnoistre la droituriere voye par ou vont les justes et confesser ses affaires et ses vices, ne poent aucun venir a la salvacion, et qui ce fait est en bonne voye (l. 638-642).

Le fils d’Anchise progresse donc dans son parcours par l’aveu et la confession de sa trahison,

puisqu’il s’agit du premier pas vers la rédemption. Le statut d’Énée évolue lorsque le roi Latin,

par l’entremise de ses messagers, lui accorde le droit de s’installer en Italie et lui promet Lavine

en mariage. Il n’est alors plus considéré comme un traître, mais plutôt comme un rescapé :

« qu’il avoit reschappé son peuple de la fureur des Grecs et sauvement conduit en celle terre,

en la maniere qu’il ayde ses amis quant ilz le veulent loyaument amer » (l. 1312-1313).

D’ailleurs, son seul désir est dorénavant d’obéir aux commandements de ses dieux et il est

même aidé de la « divine vertu » (l. 1311). Dans ce passage, il n’est nullement question de sa

trahison et les moralisations qui suivent s’avèrent plutôt positives, comme par exemple celle

sur l’importance d’avoir foi en Dieu, comparable à la façon dont Énée a eu foi en ses dieux

(l. 1318-1325).

656 Jean-Claude MÜHLETHALER, op. cit., p. 100.

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Alors que le début du parcours du Troyen est parsemé de moralisations l’utilisant de

manière plutôt négative comme un exemple à ne pas suivre, cela change complètement lors de

son arrivée en Italie. En effet, ses actions sont dorénavant agrémentées de moralisations

positives, tout comme celles de ses alliés (Pallas, Évandre, Tarcon, Nisus et Euryale), alors

que les Italiens, Turnus en particulier, héritent de celles qui concernent les mauvais

comportements et les mises en garde. Un des passages concernant Diomède, qui refuse d’aider

Turnus dans sa guerre contre les Troyens, est accompagné par un discours sur l’importance de

dire la vérité lorsqu’on demande un conseil. Enfin, la trahison d’Énée est complètement

pardonnée lorsque le plus grand pécheur devient Turnus, responsable de la mort de Pallas.

Ainsi, lorsque le fils d’Anchise lui donne la mort, il ne fait qu’accomplir la justice divine : « En

ceste maniere fut Turnus finé et receut mort pour la mort de Pallas, ainsi comme Dieu veult

ses subgetz chastier et les payer de leurs demerites. Car cellui qui de long temps a pechié

commis, Dieu veult que en la fin en soit il payé par pugnicion de corps ou d’esperit » (l. 2532-

2535). La dernière moralisation, qui suit les derniers chapitres de la section sur Énée, est

également positive. Elle se trouve après l’énumération de la descendance d’Ascagne, et traite

de l’importance d’être un bon roi, ce qui révèle de manière éloquente le chemin parcouru par

celui qui n’était pas digne de régner sur Troie. La dernière phrase de Jean de Courcy est la

suivante : « Ains par felicité nous accordons au prince qui a son peuple donne pardurable

concorde » (l. 2691). Énée et son fils réussissent à rétablir la paix en Italie et le royaume est

alors paisible. Il devient donc l’exemple à suivre du bon prince, progressant de cette façon

d’une figure de traître à sa patrie au modèle du prince apportant la paix à son royaume.

Jean de Courcy n’avait pas d’autre choix que de condamner le fils d’Anchise, comme

l’ont fait un certain nombre de textes littéraires du XVe siècle. Toutefois, alors que dans

beaucoup de textes on ne fait que le condamner, l’auteur de la B développe un propos plus

complexe et inscrit son récit dans la même lignée que les autres histoires universelles de la

même époque. Bien que la trahison du Troyen soit évidente et mentionnée à plusieurs reprises,

elle disparaît complètement dès l’arrivée au Latium à l’issue d’un voyage difficile dépeint

comme une expiation, et assimilé dans les moralisations au parcours que l’âme doit faire sur

terre pour atteindre le Salut. L’Énée qui arrive en Italie et qui devient seigneur n’est pas celui

qui quitte Troie sept ans auparavant. Il s’agit d’un nouvel homme, qui a expié sa trahison et

qui mérite sa nouvelle chance de devenir un souverain juste.

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Alors que dans le MHPV, le clerc ne semble prêter aucune attention à la trahison, désormais

admise et répandue, du prince troyen, d’autres histoires universelles, l’HAC, la CBA et la FH

relatent les faits de sa félonie dans l’histoire troyenne, mais cette trahison devient presque

imperceptible dans les récits le concernant. Dans le MM, on présente un héros complètement

humanisé, responsable de ses actions, toutefois on essaie d’alléger ses crimes en faisant

d’Anténor l’architecte principal de la chute de Troie. L’auteur va même jusqu’à énoncer la

possibilité qu’Énée ne soit coupable d’aucune trahison, en étant complètement inconscient des

projets de son compagnon. Cela témoigne de la certaine tentative de réhabilitation qu’on

retrouve dans les histoires universelles du XVe siècle, où les auteurs ne peuvent faire autrement

que de condamner la traîtrise du fils d’Anchise. Cette tentative de réhabilitation doit alors

passer, dans la Bouquechardière, par le parcours rédempteur que fait le Troyen, afin d’expier

son péché. L’Énée qui arrive en Italie est un Énée transformé, plus sage et avisé. Ainsi, la

double source de Virgile et de Darès permet de créer une ambigüité initiale du personnage

d’Énée qui devient, au Moyen Âge, complètement malléable, si bien que les auteurs peuvent

décider de l’orientation qu’ils lui donnent. Bien que sa traîtrise est encore généralement

admise, on n’hésite pas à tenter d’atténuer ses crimes, ou bien de les augmenter, de façon à

faire de lui un personnage qui est affranchi de ses motivations antiques. Ce faisant, il peut alors

être réutilisé à diverses fins, politiques notamment, et servir d’exemple à suivre ou à ne pas

suivre pour les hommes, les princes et les rois.

3. Le cas particulier du Myreur des histors : une version française originale

3.1. Les modifications de la trame narrative et du donné historique

Les ajouts sont assez coutumiers de Jean d’Outremeuse, au point que de manière

récurrente la critique en fait mention et les auteurs s’avouent fréquemment intrigués par cette

pratique, ainsi que par les créations et modifications qu’il opère sur les textes657.

La première modification importante qu’il faut mentionner est le passage par

Carthage qui diffère grandement de tout ce qu’on a pu lire auparavant. D’abord, Jean

657 Nous renvoyons à Dominique BOUTET, « Le Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse et la réécriture des traditions arthuriennes et mérovingiennes », dans Anders Bengtsson, Dominique Boutet, Laurent Brun et Silvère Menegaldo [dir.], Le Moyen Âge par le Moyen Âge, même. Réception, relectures et réécritures des textes médiévaux dans la littérature française des XIVe et XVe siècles, Paris, Honoré Champion, 2010, p. 39-52 ; Richard

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d’Outremeuse fait de la reine Didon la première femme d’Énée, effaçant de ce fait l’existence

de Créuse, la fille du roi Priam. La première conséquence est que cette nouvelle première

femme du Troyen est présentée comme la mère d’Ascagne : « Ascanus, son fis de Dydo, sa

premier femme » (l. 70-71). Ensuite, Carthage, lorsque le prince troyen arrive en Afrique du

Nord avec sa flotte, n’est pas en cours d’édification, mais n’est pas encore commencée. En

effet, Didon étant désormais troyenne (c’est du moins ce qu’on déduit de l’absence de toute

autre information), elle ne peut être arrivée avant Énée pour construire sa cité à la suite de sa

fuite de Tyr. Voici de quelle façon Jean d’Outremeuse raconte la fondation de Carthage : « Et

adonc fondat Dydo, la femme Eneas, une citeit qu’ele nommat Dydaine solonc son nom, qui

puis fut nommee Cartage al temps le roy Cartago d’Orient, qui le fist plus grant et le fermat

de murs. En ceste citeit demorat Dydo, et les altres soy partirent et vinrent en Europ » (l. 11-

16). Ainsi le fils d’Anchise abandonne Didon en Libye et part ensuite pour se rendre en Italie.

Après la mort de Didon, dont il n’est pas fait mention et qui n’est manifestement plus due au

départ d’Énée, le roi « Cartago » ferme les murs de la cité et lui donne son nom658. Ce passage

s’avère particulièrement surprenant, d’autant plus que les raisons qui poussent le Troyen à

laisser sa femme à Carthage ne sont pas explicitées.

Toutefois, ce passage permet de relever une constante dans les interventions et

innovations de Jean d’Outremeuse qui témoigne de la volonté de l’auteur du MH d’expliquer

étymologiquement le nom des villes qu’il mentionne dans sa section concernant Énée. En

effet, ce Cartago d’Orient n’apparaît dans aucune autre histoire universelle, ni même chez

Virgile. Cette volonté étymologique transparaît également par l’explication de la fondation

de la France, nommée d’après Franco, le fils d’Hector ; celle de la Turquie par Turquins, le

fils de Troïlos et celle de Sicambre, nommée d’après la femme d’Anténor. Bien que la

fondation de la ville de Sicambre par Anténor soit généralement attestée dans les histoires

universelles, normalement les auteurs ne s’attardent pas à expliquer les raisons qui ont poussé

Anténor à nommer sa nouvelle cité ainsi. Cependant, cela ne semble pas suffire à Jean

d’Outremeuse qui ajoute l’explication suivante : « Si fondat une citeit qu’ilh nommat

TRACHSLER, Clôtures du cycle arthurien : étude et textes, Genève, Droz, 1996 et Madeleine TYSSENS, « Jean d’Outremeuse et la matière de Bretagne », Studia in honorem Prof. Martin de Riquer, Barcelone, Quadrens Crema, t. 4, 1991, p. 593-610. 658 Au sujet de ce roi Cartago, nous tenons à souligner la possible influence de la Chronique d’Eusèbe de Césarée qui présente un fondateur tyrien que Jérôme traduit en latin par « Carthagine », qui pourrait devenir Cartago en français chez Jean d’Outremeuse.

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Sycambre, solonc le nom de sa femme, et nommat ses gens Antenoriens » (l. 26-27). Selon

les traditions659, la femme d’Anténor se nomme Théano, ce qui n’a aucun lien avec Sicambre.

Un peu après l’arrivée en Italie, au moment où Énée va quérir l’aide du roi Évandre,

Jean d’Outremeuse ajoute la fondation de deux villes, « Enoch » et « Albaine ». Cette dernière

fait référence à Albe, normalement reconnue pour avoir Ascagne, le fils d’Énée, comme

fondateur. En ce qui concerne la ville d’Enoch, elle demeure un mystère et s’ajoute

probablement aux nombreuses inventions de l’auteur du MH, qui ajoute des informations qui

peuvent sembler crédibles au même titre que le fait que Sicambre soit nommée d’après la

femme d’Anténor. D’autres détails relèvent au contraire plus nettement de la fiction et de la

légende en étant plus élaborés. Nous nous référons ici au passage de la mort de Pallas. En

effet, Jean d’Outremeuse y ajoute un épisode relevant de l’anecdote lorsqu’il raconte

que : « Et si trueve on en escript, quant ilh [Pallas] chaÿt mort, que la terre tremblat, car chu

estoit un gran agoian de XXIIII piés de halt » (l. 57-58). Ce passage vient vraisemblablement

de l’auteur du MH lui-même qui adjoint ce détail qui n’est pas sans rappeler le style épique.

Si l’on s’éloignait de ce qu’on peut retrouver dans les récits sur Énée dans les histoires

universelles, le personnage du géant, compagnon du héros de chanson de geste, est, depuis

les chansons de Guillaume d’Orange, bien connu. Considérant que la critique a placé l’œuvre

de Jean d’Outremeuse dans la catégorie des proses épiques660, notant sur d’autres sections

des phénomènes similaires, ce genre de détail qui peut paraître improbable pour un lecteur

moderne et exotique pour le lecteur virgilien, évoque un autre univers sémantique, celui de

la chanson de geste médiévale. Il devient alors évident que le MH se distingue des autres

histoires universelles par son côté romanesque : « L’écriture se situe alors à mi-chemin entre

la relative sécheresse d’une chronique et les développements autonomes du romanesque661. »

Il semble alors évident que Jean d’Outremeuse « déforme et imagine662 » le récit concernant

Énée dans une volonté de répondre à des besoins stylistiques particuliers, qui l’amène à écrire

659 Pierre GRIMAL, « Théano », op. cit., p. 447. 660 François SUARD, « Les proses épiques. Difficultés et intérêt du classement », dans Maria Colombo Timelli, Barbara Ferrari et Anne Schoysman [dir.], Pour un nouveau répertoire des mises en prose. Roman, chanson de geste, autres genres, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 20. 661 Dominique BOUTET, « Le Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse et la récriture des traditions arthuriennes et mérovingiennes », art. cit., p. 41. 662 Ibid., p. 45.

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une histoire universelle dans laquelle le lecteur moderne est, encore plus qu’ailleurs, frappé

par le mélange de l’histoire et de la fiction.

Les divergences importantes par rapport au texte de Virgile montrent peut-être, en

fait, que l’auteur du MH ne s’y réfère pas assidûment et qu’il s’est appuyé sur d’autres sources

dont l’autorité a suffi. Selon Jacques Poucet, Jean d’Outremeuse ne fait qu’un rapide résumé

de l’œuvre virgilienne663. Toutefois, en raison de la briéveté du récit, force est de constater

qu’il est difficile d’affirmer que la source est seulement l’Énéide et que le rapport est direc.

Le récit sur Énée composé par Jean d’Outremeuse se révèle donc aussi différent parce qu’il

opère des changements par rapport à des intermédiaires, sans connaissance étendue de

l’Énéide ou du moins sans volonté d’y renvoyer. Par exemple, le fait que le fils d’Anchise

s’approprie tous les royaumes du Latium résulte d’une simplification du récit, d’une manière

de faire une synthèse dans une logique simple de conquête. Les motivations complexes de

Turnus et l’aide apportée par les troupes du roi Évandre sont incompréhensibles sans les

informations prodiguées par l’Énéide, et un auteur travaillant à partir d’intermédiaires

pourrait aller au plus simple, ce qui est manifestement le cas ici : un récit de guerre où un

peuple défend sa terre contre un « envahisseur » qui s’empare finalement le royaume a un

sens facilement perceptible. Alors que les autres auteurs d’histoires universelles changent

certains passages dans un désir de brièveté ou simplement pour éradiquer toute trace

d’ingérence divine ou de religion profane, Jean d’Outremeuse, dont le recours à l’œuvre de

Virgile semble intermittent, simplifie considérablement les intermédiaires qu’il utilise, au

point où le récit d’Énée se trouve considérablement modifié.

Malgré toutes les modifications qu’il effectue sur la trame narrative, mais aussi sur le

personnage d’Énée, comme nous allons le montrer, un épisode doit être cité qui viendrait

peut-être nuancer les analyses précédemment élaborées. Celui-ci pourrait laisser croire que

l’auteur du MH a peut-être eu accès à l’Énéide ou du moins, à un texte intermédiaire, utilisé

au moins pour un passage, et qui utiliserait un épisode de l’Énéide inusité ailleurs. En effet,

on trouve, dans le MH l’épisode des pourceaux664, présent chez Virgile, et qui n’est pourtant

663 Jacques POUCET, « Les primordia » de Rome selon Jean d’Outremeuse, chroniqueur liégeois du XVe siècle », dans Folia electronica, 34 (juillet-décembre 2017), p. 32, [en ligne]. http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/34/ Primordia.pdf [Site consulté le 18 décembre 2017]. 664 Énéide, VIII, v. 42-49.

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pas repris dans aucune histoire universelle. La dimension guerrière, précédemment évoquée,

pourrait aussi relever du récit virgilien, puisqu’elle s’avère extrêmement forte dans l’Énéide,

du vers 620 du livre VII au vers 300 du livre IX, avant que la paix soit enfin proposée par le

roi Latin. La complexité réside dans le fait qu’il est très difficile d’établir les sources à partir

desquelles travaillait Jean d’Outremeuse. Les ajouts qu’il apporte au récit d’Énée, qu’ils

soient de son cru ou non, peuvent faire croire qu’il avait à sa disposition une source que nous

ne sommes pas en mesure d’identifier aujourd’hui. Il peut également s’agir d’une source dans

une langue étrangère, l’auteur écrivant à Liège, région de contacts linguistiques importants,

il ne faut pas négliger les sources flamandes ou néerlandaises. Toutefois, en raison des

nombreuses modifications qu’il effectue, force est de constater que l’auteur n’utilise

probablement pas de sources précises, à un tel point où il peut sembler raconter le récit du

fils d’Anchise en se référant seulement à sa mémoire. Dominique Boutet, en traitant de la

matière arthurienne dans le MH, conclut ses analyses dans le même sens, puisqu’il affirme

que Jean d’Outremeuse « ajoute, semble-t-il, des fictions qui paraissent être de son cru665 »

et que les sources de cette histoire universelle peuvent être « réelles ou supposées666. » Ces

remarques s’appliquent visiblement à toute l’œuvre de Jean d’Outremeuse et non pas

seulement à sa section arthurienne puisqu’il est possible de formuler les mêmes observations

dans le récit concernant Énée.

3.2. Le personnage d’Énée dans le Myreur des histors

Le personnage d’Énée que dépeint Jean d’Outremeuse dans son MH diffère

grandement de ce que l’on retrouve généralement dans les sections le concernant dans les

autres histoires universelles. En effet, les ajouts qu’il effectue remanient complètement

l’image du Troyen jusqu’à établir un portrait plutôt négatif du personnage. Pourtant, bien

qu’il traite d’une trahison dans son récit de la guerre de Troie, jamais il ne nomme Énée et

Anténor comme artisans du complot. En fait, son récit du siège de Troie se résume en

quelques lignes et tourne surtout autour du rapt d’Hélène. Il résume ainsi la guerre en

quelques mots : « Se durat cheli siege X ans. Si eut entres camp moult de batailles, mais en

665 Dominique BOUTET, « Le Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse et la récriture des traditions arthuriennes et mérovingiennes », art. cit., p. 41. 666 Ibid.

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la fin furent les Troiens desconfis, et Priant et tous ses fis mors, et leur citeit destruite par

trahison667. » Comme il n’ajoute pas de détails concernant la trahison, il est difficile de savoir

à quoi il fait référence. On peut certes assumer qu’il s’agit de la trahison d’Énée et d’Anténor,

puisqu’il s’agit de la version répandue au Moyen Âge, mais la ruse du cheval à elle seule

mériterait également le terme de « trahison ». Le récit d’Énée s’ouvre donc avec son départ,

ainsi que celui de plusieurs autres compatriotes, notamment Francion, Anténor et un certain

« Turquins », fils de Troïlos. Après les nombreuses explications des fondations de villes par

les Troyens et l’arrêt à Carthage, le fils d’Anchise arrive finalement en Italie.

Cet Énée qui arrive en Italie ne correspond pas du tout à l’image d’un Énée juste,

faisant la guerre pour se défendre et par obligation en raison du refus de Turnus de vouloir

lui concéder Lavine et la terre d’Italie que Latin lui aurait promise que l’on retrouve dans les

autres récits énéens étudiés. D’abord, le roi Latin, qui lui est normalement favorable dans

toutes les autres histoires universelles668, guerroie contre lui en compagnie de Turnus, et c’est

pour cette raison que les dieux le poussent à aller quérir l’aide du roi Évandre. Après cet

épisode, vient la guerre entre les armées. Jean d’Outremeuse condense toutes les batailles en

une seule, si bien que les morts de Pallas et de Turnus se déroulent l’une après l’autre. En

effet, aussitôt que Turnus tue le fils du roi Évandre, il trouve tout de suite la mort, tué par

Énée, qui le décapite par vengeance: « Et quant Eneas veit le fis le roy ochis, si ferit Turnus

teilement qu’ilh li tollit le chief, et chaÿt mort » (l. 62-63). Venger la mort de ses compagnons

est un motif courant dans les récits de bataille et le meurtre de Turnus par Énée figure dans

toutes les histoires universelles. Cependant, dans les autres textes, le fils d’Anchise considère

épargner le roi des Rutules, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que Turnus porte la ceinture et

l’anneau dérobés à Pallas, après quoi il lui donne la mort pour venger son compagnon. Dans

le MH, la brièveté du récit est telle qu’elle fait en sorte qu’on ne peut déterminer les émotions

du Troyen. Il n’en demeure pas moins que, tel un bourreau, il décapite son ennemi pour le

punir.

Outre la mort attendue, bien que précipitée, de Turnus, Jean d’Outremeuse modifie

complètement la trame traditionnelle en faisant mourir le roi Latin aux mains d’Énée. En

667 MH, Bruxelles, KBR, ms. 10455, fol. 8rb. 668 Il faut peut-être y voir ici une réféfence à Tite-Live qui présente Énée et sa compagnie comme des des pillards (TITE-LIVE, Ab urbe condita, I, 1, 5).

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effet, alors que normalement le roi Latin donne la main de sa fille et son royaume au fils

d’Anchise après sa victoire contre Turnus, le Troyen, dans le MH s’approprie lui-même le

pouvoir en tuant ce roi : « mains Eneas ochist aussi Latinum » (l. 64-65). Dans les autres

textes, le père de Lavine meurt de vieillesse quelques temps après la victoire des Troyens et

après avoir de son plein gré choisi Énée comme successeur légitime. Toutefois, dans cette

histoire universelle, on présente Énée comme le responsable de sa mort. Par conséquent, et

pour légitimer son pouvoir nouvellement acquis, il épouse Lavine, la fille du roi Latin. De

cette façon, il « oit les II regnes des Latiens et de Tusquayne, desqueles ilh avoit ochis les II

roys » (l. 65-66). Jean d’Outremeuse présente donc une toute nouvelle facette du héros

troyen, celle d’un homme avide de pouvoir, prêt à faire la guerre pour obtenir un royaume,

qui ne lui est pas particulièrement prédestiné. Dans les histoires universelles antérieures et

postérieures, Énée fait d’abord la guerre pour se protéger de Turnus qui l’attaque avec son

armée. Ensuite, voyant que le roi Latin ne respecte pas sa promesse, il continue de faire la

guerre pour obtenir Lavine, toutefois il tient tout de même à épargner les armées et à régler

son différend avec Turnus par un duel contre ce dernier. Chez Jean d’Outremeuse, ces

précisions ne sont pas indiquées, si bien que le fils d’Anchise apparaît seulement comme un

conquérant désirant occuper la terre d’Italie. Dans cette optique, l’auteur du MH fait

également mourir le roi Évandre à la suite des blessures qu’il reçut à la bataille – bataille à

laquelle il ne participe dans aucune autre histoire universelle, pas plus que chez Virgile et

dans l’Eneas. Ainsi, il devient le seigneur de toutes les terres du Latium, régnant sur Laurente,

Pallantée et « Tusquayne ». Il est par conséquent « roy de tout Ytaile tou seuls » (l. 69).

L’Énée présenté par Jean d’Outremeuse, par un jeu d’omissions ou de

transformations, diffère donc grandement de ce héros, traître, mais qui, par ses exploits et les

souffrances endurées dans son errance sur la mer, peut se racheter qu’il est possible de trouver

dans les histoires universelles en français. Le personnage que l’on retrouve dans le MH

n’améliore pas son comportement et peu de place est accordée à la moralité ou la légitimité

de ses actes. Chez Virgile, dans l’Eneas et dans les histoires universelles, le fils d’Anchise

tente en premier lieu de s’installer en Italie de façon pacifique. Pourtant, chez Jean

d’Outremeuse, bien qu’il ne trahisse pas explicitement les Troyens, Énée conserve

implicitement une dimension négative. Dans le MH, le fait que Jean d’Outremeuse ait

modifié complètement la personnalité du personnage mis en place par Virgile,

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volontairement ou non, au point de présenter désormais un portrait péjoratif prouve bien que

le contenu de cette histoire universelle vit en dehors du lien à sa source.

L’analyse de cette section doit se clore sur le constat insatisfaisant qu’il est impossible

de retracer les sources exactes utilisées par Jean d’Outremeuse pour écrire son récit sur Énée

dans le MH. En début d’œuvre, l’auteur indique plus d’une cinquantaine de sources sur

lesquelles il se base pour construire son histoire universelle. Bien que Virgile n’y figure pas,

il ne faut pas négliger d’autres auteurs qui mentionnent Énée et qui pourraient avoir servi de

base pour l’écriture du récit énéen. Parmi ces auteurs se trouvent Tite-Live, Jérôme, Orose et

Vincent de Beauvais. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que parce que Virgile n’y est pas nommé

qu’il n’a pas été utilisé. Cependant, force est de constater qu’il n’est pas la seule source et

que d’autres peuvent avoir été préférées. En effet, outre la l’action guerrière présente dans

l’Énéide et qui marque fortement le texte qui nous occupe, un seul épisode, celui de la truie

blanche évoqué précédemment, semble renvoyer explicitement au récit virgilien, mais il peut

n’être qu’un souvenir de lecture. Ainsi, même si nous ne sommes pas en mesure d’établir les

sources (si elles existent) utilisées par l’auteur, il n’en demeure pas moins que Jean

d’Outremeuse, contrairement à l’auteur de l’HAC, ne recourt pas explicitement et

continuellement à Virgile, prouvant ainsi que le retour à la source antique principale n’est

plus obligatoire pour relater les aventures d’Énée. Cela se manifeste, dans le MH, par le fait

que l’histoire du fils d’Anchise est considérablement modifiée par rapport à toutes les

versions qu’il est possible de trouver dans les histoires universelles et dans l’Énéide. Même

si le squelette virgilien demeure tout de même détectable à travers toutes les modifications

qu’il subit, les références à ce dernier paraissent limitées. Le récit est affranchi des armatures

virgiliennes normalement suivies par les auteurs d’histoires universelles, pour en faire un

texte pourvu d’une plus grande originalité que ce que l’on retrouve ailleurs, surtout dans les

autres textes du Moyen Âge.

4. Remarques conclusives

Le personnage d’Énée, dans les histoires universelles, hérite bel et bien de la vision

négative que met en place Darès le Phrygien. Considéré comme un traître tout au long du

Moyen Âge, les auteurs de notre corpus ne peuvent ignorer ce versant négatif qu’on lui

confère. Ainsi, certains relatent sa trahison dans la section troyenne, mais suivent Virgile

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dans la section sur Énée, faisant en sorte qu’une fois dépassé le récit de la guerre de Troie, la

trahison devienne indétectable. D’autres ne peuvent ignorer sa félonie, mais tentent tout de

même d’en atténuer la gravité ou proposent un parcours rédempteur au fils d’Anchise, afin

qu’il puisse racheter sa faute. Cela témoigne d’une certaine réflexion autonome sur le

personnage d’Énée et son rôle historique puisqu’au lieu de suivre aveuglément une source

latine, Darès ou Virgile dans le cas qui nous occupe, les auteurs d’histoires universelles

préfèrent ne pas le condamner entièrement et présentent son parcours comme une chance

offerte de réhabilitation. Seul Jean d’Outremeuse présente un héros divergeant, plus sombre

que ce qu’on a l’habitude de retrouver dans la littérature historique médiévale.

L’histoire d’Énée peut ainsi être utilisée à des fins politiques, notamment en contexte

de guerre de Cent Ans, mais on peut également la modifier dans des buts qui sont aujourd’hui

difficiles à identifier, comme chez Jean d’Outremeuse. L’autorité de Virgile et de son poème

décroît, si bien qu’alors qu’au XIIIe siècle, on modifie son récit par nécessité669, dès le

XIVe siècle on le transforme sans scrupule voire sans en avoir consicence, les auteurs ne

recourant plus à la source latine, parce que les textes en français ont acquis une valeur et une

autorité culturelle suffisante670. Le phénomène d’autonomisation du savoir en français se

manifeste alors, dès le XIVe siècle, par une absence de recours direct aux textes en latin. Les

auteurs préfèrent plutôt utiliser des sources plus récentes, médiévales et surtout en

français, même si elles peuvent différer de ce que présentait le texte latin initial.

669 Nous référons ici à notre premier chapitre de l’analyse littéraire, où nous énumérons les raisons des suppressions opérées dans les histoires universelles (p. 246 et suivantes). 670 Comme l’indique Jacqueline Cerquiglini-Toulet (La Couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au XIVe siècle 1300-1415, Paris, Hatier, 1993, p. 13) : « Écrire en français n’est certes pas une nouveauté au XIVe siècle mais reste un choix à valeur culturelle. Le français gagne des domaines qui jusque-là étaient le fief exclusif du latin et l’on en mesure alors l’impact politique. Le français est pensé comme langue de culture. »

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CONCLUSION

Alors que nous arrivons à la fin de notre étude, il convient de rappeler le double

objectif de ce mémoire. Le premier consistait à donner à lire des œuvres qui souffraient d’une

absence d’édition moderne de façon à augmenter leur accessibilité. Le second proposait de

faire l’étude d’un phénomène observable particulièrement entre le XIIIe et le XVe siècle, à

savoir l’autonomisation du savoir historique en français. Ce faisant, les récits sur Énée, nous

semblaient être un terreau fertile pour parvenir à la réalisation de ces deux objectifs. Ces

derniers nous ont également permis de tirer plusieurs conclusions qu’il nous convient

d’exposer ici.

Concernant l’accessibilité des textes des histoires universelles, nous avons pu

constater un manque d’intérêt de la part de la critique jusqu’à recemment, surtout en ce qui

a trait à la production d’éditions critiques. Certaines histoires universelles s’avèrent bien

connues de la critique, notamment l’HAC671 et de plus en plus la Bouquechardière, tout

comme le MH qui a fait l’objet de plusieurs études de chercheurs en Belgique, mais qui,

malheureusement, commencent à être anciennes. Des histoires universelles, comme la CBA,

restent très méconnues de la critique, malgré sa popularité incontestée au Moyen Âge. Nous

espérons alors, grâce à nos transcriptions interprétatives, avoir pu être en mesure d’ouvrir la

voie vers des études, mais également contribuer à motiver la production d’éditions critiques

de ce corpus généralement mis de côté par la communauté de la recherche. Il s’agit de textes

qui méritent d’être donnés à lire et dont le contenu, parfois surprenant, est riche.

Outre les textes de notre corpus, travailler sur le genre des histoires universelles

médiévales en français a permis de réaliser l’ampleur des textes pouvant appartenir à cette

catégorie, surtout au XVe siècle et qui restent, eux aussi, généralement méconnus de la

critique. Certaines ont été mentionnées au cours de ce mémoire, notamment la Chronique

universelle abrégée de la Création à Louis XI, la Chronique universelle de la Création à

Charles VII et le Tresor des histoires, mais nous avons pu croiser, au cours de nos recherches,

671 Nous renvoyons aux éditions partielles de l’HAC produites par Mary Coker Joslin, Marijke de Visser-Van Terwisga, Catherine Gaullier-Bougassas et Anne Rochebouet mentionnées à plusieurs reprises au cours de ce mémoire.

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plus d’une vingtaine d’œuvres672 qui pourraient entrer dans ce corpus d’histoires universelles

justifiant ainsi l’étude d’un genre qui s’avère plus que florissant.

À travers les récits sur Énée, il a été possible d’observer partiellement le travail du

compilateur. Même si les mécanismes de compilation ne constituaient pas principalement

l’objet de notre étude, il a été possible de constater l’énorme travail des auteurs pour lier

ensemble plusieurs sources. La Bouquechardière s’est montrée particulièrement éloquente à

ce sujet, puisqu’elle adjoint de nombreux textes d’auctoritates à son récit sur Énée. Cette

façon de procéder s’avère plutôt évidente, puisque l’auteur convoqué est souvent nommé,

mais certains clercs procèdent de manière plus subtile. C’est d’ailleurs le cas avec l’HAC qui

ne nomme jamais les Commentaires de Servius, desquels l’auteur s’inspire pourtant, comme

il a été mentionné avec l’épisode de la barbe d’Ascagne. De plus, l’insertion du récit de

Thésée et du Minotaure dans le récit énéen de l’HAC montre, à plus grande échelle, que

l’auteur allie plusieurs sources entre elles, et par conséquent, plusieurs récits. L’intérêt d’une

étude sur les façons de procéder des auteurs pour articuler, non pas seulement les sources,

mais aussi les différentes histoires qu’ils racontent se manifeste dès lors et cela démontre fort

bien le travail qu’il reste encore à faire concernant les procédés de compilation, puisque très

peu de recherches se concentrent sur une histoire universelle dans son entièreté.

Ce phénomène d’alliage de différents récits trouve également son sens dans

l’intégration de la mythologie dans l’histoire humaine, principalement par le procédé de

l’évhémérisme, qui permet la survivance des mythes gréco-romains à travers le Moyen Âge.

En effet, cette incorporation prend également deux formes, dont l’une découle de

certainement de l’Ovide moralisé, qui elle-même provient des traités mythographiques en

latin (par exemple le De formis figurisque deorum de Pierre Bersuire), c’est-à-dire

l’utilisation de la mythologie à des fins d’exemplum dans l’optique d’une « réforme des

mœurs673 », qui fait en sorte que la Bouquechardière « s’inscrit dans une tradition

allégorique674 ». La seconde, quant à elle, ne relève ni des pratiques du commentaire ou de

672 Pour n’en nommer que quelques-unes, nous pouvons citer la Chronique anonyme universelle, la Fleur des chroniques, la Mer des histoires, le Compendium historial d’Henri Romain et la Chronique martinienne de Sébastien Mamerot. 673 Delphine BURGHGRAEVE, « L’orateur et l’herméneute. La formation du lecteur chez Jacques Legrand et Jean de Courcy », dans Delphine Burghgraeve et Jean-Claude Mühlethaler [dir.], Un territoire à géographie variable. La communication littéraire au temps de Charles VI, Paris, Classique Garnier, 2017, p. 185. 674 Ibid.

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309

la mythographie, mais consiste plutôt en une « écriture historique des légendes

fabuleuses675 » qui témoigne du procédé même de l’insertion de la matière troyenne dans

l’histoire dans une optique de donner des lettres de noblesse à une nation et de relier l’histoire

contemporaine des médiévaux à la noble histoire ancienne. Les récits énéens des histoires

universelles permettent alors de rendre compte de ces deux façons d’intégrer la mythologie

dans l’histoire du monde.

En ce qui a trait au sujet central de ce mémoire, le mécanisme d’autonomisation du

savoir historique en français, nous avons pu constater qu’il est subtil et progressif. En aucun

cas les auteurs ne vont affirmer que leur texte est repris d’autres histoires universelles en

français. En effet, il s’agit d’un phénomène que les lecteurs modernes peuvent observer, mais

les auteurs médiévaux vont toujours clamer qu’ils tirent leur récit de Virgile, puisque son

autorité prédomine. Cependant, il est manifeste que les récits concernant Énée dessinent une

filiation des textes en français. L’évolution du personnage d’Énée témoigne également de

cette distance qui s’établit par rapport au texte antique de l’Énéide, en particulier en raison

de la traîtrise qu’on lui attribue au Moyen Âge, et qui se répand avec le succès du Roman de

Troie, mais également en raison des modifications cumulatives que causent une absence de

lien direct à Virgile et l’usage d’intermédiaires. Énée et son récit, dans les histoires

universelles, illustrent donc cette indépendance de l’écriture en français progressivement

acquise.

Ce mécanisme de l’autonomisation du savoir historique en français contraste

cependant avec les pratiques de l’humanisme émergent, observable à la fin du Moyen Âge,

qui se qualifie par un retour aux sources et par des traductions au sens moderne qui se

développent en parallèle. Ce double mouvement (l’importance de la lettre antique et le retour

aux textes, et en même temps la glorification de l’écriture en français) est intéressant parce

qu’en ressorttent des tendances de l’écriture au XVIe siècle. Il est alors compréhensible que

ces histoires universelles en français soient tombées dans l’oubli au XVIe siècle, malgré le

relatif succès du genre par ailleurs. Cela s’explique peut-être justement par l’absence de lien

direct aux textes latins, parce qu’il y un éloignement de la lettre antique. Se pose alors un

paradoxe sur le fait que la condition de la possibilité de glorification du français comme

675 Ibid.

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310

langue de culture repose sur cette autonomie linguistique acquise domaine par domaine,

tandis que les textes qui en témoignent tout au long du Moyen Âge sont rejetés, peut-être

parce qu’ils sont jugés dépassés676.

676 Dans cette conclusion, nous ne prenons pas en compte les phénomènes de traduction du latin. Nous tenons surtout à séparer le goût des médiévaux d’écrire de nouveaux textes de celui de la Renaissance qui, majoritairement, traduit des textes du latin à la lettre.

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JEAN MANSEL, Fleur des hystoires, Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 296-299.

1.3. AUTRES MANUSCRITS

ANONYME, Miroir du Monde, Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 684.

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2. Références théoriques et critiques

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321

Annexe 1

MHPV Miroir du Monde

Myreur des histors

Fleur des hystoires

CBA HAC Bouquechardière

Abrègement Trame virgilienne

(fig. 1)

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Annexe 2 : L’HAC comme texte-source de la CBA

Le départ de Troie (fig. 2) HAC CBA

Eneas vit bien qu’il encontre ne pooit estre, si fist apareillier et atorner les nés o eus Paris avoit esté en Gresse. XXII en i avoit par nombre. Quant eles furent bien rapareillees et guarnies d’armeures et d’or et d’argent et de viandes, il fist ens entrer sa gent, son pere et son fill et s’autre maisnee dont il i ot ensamble que veus que jouvenes sans les femes III mile et CCCC ou il i ot puis grande prouece (l. 9-14).

Eneas ot faites les nés apparellier ou Paris avoit esté en Gresse, si en i avoit XXII. Quant eles furent bien apparellies, il fist entrer ens Anchisés, son pere, et son fil Aschanius et l’autre maisnie dont il i ot sans les femes bien IIIM et IIIIC (l. 2-4).

La tempête après le départ de Troie (fig. 3)

HAC CBA

Quant Eneas vit la tres grande tormente, il ot mout grant paor et tuit cil ausi qui avec lui estoient. Il tendi ses mains vers le ciel et si dist : « E deus com furent ore cil plus boneurous de nos qui a Troies receurent mort entre les Grijois qui si preu et si hardi estoient. La fu mors Hector et Paris et Troïlus et Sarpedon et li autre qui vaillant estoient, en i peusse je ausi bien avoir mise la moie arme. » Entrués qu’il ensi se complaignoit ne mie tant por la paor dou morir com por la dolor de la laide mort si com de noier qui li sambloit huntose, li tempeste pluncha une de ses nés dont sa grans dolors li fu mout creue, et tantost furent les autres si esparses et dessevrees que li un ne seurent que li autre devindrent (l. 109-117).

Li marounier errerent, voiles tendues, la ou fortune les menoit, car il ne savoient ou oil [sic] aloient. Mais n’orent gaires alé, quant une tempeste lour leva moult grans et moult orible. Quant Eneas vit chou, si ot pavour et tendi les mains en haut et dist a ses dius : « Con furent ore plus eureus de nous Hector, Parys, Troÿlus, Deÿphebus et li autre qui furent mort a Troies, et n’i peussons ausi estre ochis ! » Endementiers k’il disoit ensi, une des lour nés plonga en la mer, dont la dolours fu plus grans. Et tantost furent les autres desevrees c’a painnes sot li une ke li autre devint (l. 7-13).

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Les origines de Didon (fig. 4)

HAC CBA

Segnor, cele cités de Cartage estoit adonques comencee a faire et encore i ovroient li ovrer en mains lius et as sales et as fortereces. Si le faisoit estorer et fermer une dame, Dido estoit nomee, qui la estoit venue d’estranges contrees. Ceste Dido fu fille le roi Belus, qui tint Tyr et Sydone et la terre tote de Fenice, que nos ore apelons la terre de Saiete, et si ot un frere, Pigmalion estoit apelés, et baron, qui Sicheus cil de la contree apeloient. Aprés ce que li rois Belus fu mors, tint Pigmalion le regne, et si devint si crueus et si malaventurous de totes creatures qu’a paines est il nus qui le vos seust conter ne descrire. Il estoit avers et covoitous et traïtres et par ces trois teches n’estoit onques ses cuers asasiés de faire desloiautés et felonies. Cis Pigmalion mortri en un temple Sicheus, le baron Didon, sa seror, por covoitise de tot avoir le regne (l. 167-177).

Et le faisoit fremer une dame, Dydo estoit nommee. Ele avoit esté fille le roi Belus, ki tint Tyr et Sydoine, et toute la terre de Feniche que nous apielons la terre de Sayete.

Quant li rois Belus fu mors, Tymalions, ses fius, tint le roiaume apriés lui et fu moult desloiaus et malitieus. Il fist mourdrir le mari Dydo, Sycheus avoit non, pour chou qu’il ot pavor ke cil ne le jetast dou regne (l. 25-30).

La fuite de Didon (fig. 5)

HAC CBA

Tantost quist et assambla grans avoirs d’or et d’argent, et si quist gens assés por avec li mener, qui volentier i alarent por la cruauté et por la desloiauté de son frere, quar on se doit bien departir de mauvais segnor et fuir (l. 182-185).

Quant Dydo sot ceste chose, elle assambla priveement tout le tresor qu’ele pot avoir qui avoit esté son pere, son frere et son mari, au plus celeement k’ele pot, et entra en mer a tout et guerpi et le païs et la terre pour la pavour k’ele ot de son frere (l. 30-33).

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Le temple de Juno (fig. 6)

HAC CBA

Enmi la cité tot droit ot un mout tres beau liu d’arbres precious de diverses manieres, tres en mi liu droiterement ot la roine Dido fait faire un riche temple en l’onor Juno, lor deuesse que ele aoroit, et si li ot faite faire une grant imagene d’or aornee de pierres precioses, et encore i faisoit ele ovrer et enbelir le temple de ses avoirs et de ses grans richeces. La vint Eneas, et tantost com il esguarda le tres grant ovrage, il vit en la painture, qui a or et a asur estoit faite, totes les batailles de Troies, com la cités estoit grans et riche, et coment li Griu l’assistrent et devers lequele partie les loges et les tentes estoient, et com li rois Prians, ses fills et les autres amonestoit de bien faire, et com Hector i faisoit ses grans promesses, et li autre ausi qui de fors et dedens estoient, et com Achillés ocist Hector, et coment en la fin la cités fu destruite (l. 207-216).

La roine i avoit fait un moult riche temple en l’ounour Juno, la duyesse, et si avoit fait une ymage aournee d’or et de pieres precieuses. Entour le temple estoit l’ystoire de Troies pourtraite, comment la cités estoit riche et noble, et comment li Griu l’asirent, et comment ele fut assalie et defendue, et les grands prouëches ke Ectors fist, et comment Achillés l’ocist, et comment en la fin la cités fut destruite (l. 35-40).

La tristesse d’Énée en se souvenant de Troie (fig. 7)

HAC CBA

Quant Eneas ot tot ce esguardé, il comensa a plorer et si dist a Achatés, son compaignon : « E! Beaus amis, fait il, esguarde ! Il n’est terre ne regions en tot le munde que nostre dolors ne seit ja seue. Or esguarde, fait il, vois ici le roi Priant paint et totes ses proëces. E de sa pues tu veïr les chozes dont on puet plorer et dolor faire. E qui seroit ce qui esguarderoit si n’en avroit tristece ? » Ensi parloit Eneas et, en regardant la painture, li corroient les larmes a grant fuison aval la face, quar totes i veoit paintes les batailles et coment la roine d’Amasone Panthesilee i estoit

Quant Eneas ot tout chou esgardé, il commencha a plourer et si dist a son compaignon : « He, biaus amis, regarde ! Il n’est terre ne regions en tout le monde que nostre painne et nostre dolours ne soit seue. Or esgardes ! Ves ichi le roi Priant et toutes les prouëches. Et de cha pues tu veoir les choses dont on doit plourer et duel faire. Et qui seroit che qui chou esgarderoit et n’en avroit tristrece ? » Ensi plouroit Eneas en resgardant les paintures et li couroient les larmes contreval les iex a grant fuison, car toutes veoit les batailles, et comment la roine de Amazone, Pantheselee, i estoit

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venue et les chivaleries qu’ele i avoit faites o ses damoiseles (l. 218-225).

venue et les chevaleries qu’ele i avoit faites od ses damoiselles (l. 41-48).

Énée retrouve ses compagnons (fig. 8)

HAC CBA

Tantost com Achatés et Eneas les conurent, bien poés croire que mout i ot grant leece, mais cil que Eneas troverent orent grant paor quant il le virent illueques si soul que mescheance de ses autres compaignons ne li fust avenue par le torment. Adonc lor reconta Eneas coment il estoit la venus et que ses nés estoient au port sos la forest entre II roches aancrees et tuit si compaignon fors ceaus qui d’une nef perirent, si com nos veimes. Lors parlerent ensamble et si distrent qu’il a la roine Dido demanderoient conduit qu’il aseur <qu’il aseur> fussent a ses pors, que sa gent ne lor feissent grevance ne dolor ne destorbance, et si distrent entr’aus li pluisor que Eneas ne si demostreroit mie qu’il fust Eneas trosqu’atant qu’il de la roine savroient la volenté et le corage, quar feme est de cuer tost muee et a povre conseill menee. Ensi le distrent li Troien et firent, quar devant la roine en vindrent tuit ensamble, mais il ne distrent mie liquels estoit Eneas, qui encor adonques aparoit par semblance bien d’aus estre rois et sires (l. 231-242).

Maintenant ke Eneas l’ot veue, il regarde et vit entrer ou temple ses compaignons qu’il cuidoit avoir perdus en la mer, et lour nés estoient au port de la cité arrivees. Tantost comme il les counut, il ot grant goie, mais cil ki Eneas trouverent orent grant pavour de ses autres compaignons. Lors conta Eneas comment il estoit en ki venus et que les nés estoient au port desous la foriest et tuit si compaignon fors ke cil d’une nef qui estoient perdu et peri. Lors parlerent ensamble et dirent k’il demanderoient a la roine Dydo conduit k’il fuissent aseur a ses pors et si dirent entr’aus ke Eneas ne se demousterroit mie k’il fust Eneas jusques a tant ke la roine savroit bien sa voulenté. Ensi furent li Troyen devant la roine tuit ensamble et ne dirent mie li quels estoit Eneas (l. 51-59).

Le discours d’Ilionée à Didon (fig. 9)

HAC CBA

Quant devant Dido furent tuit venu, il l’enclinerent et saluerent et lors parla Ilioneus, qui d’aus estoit li plus ancieins, et si comensa ensi sa parole : « O tu, roine dame a cui li deu ot [sic] donee poësté et segnorie de ceste novele cité faire et estorer

Quant il furent venu devant la roine, il l’enclinerent et saluerent. Ylioneus parla et dist : « Od tu, roine, dame a cui li diu ont dounee poësté et signourie de ceste nouvielle cité faire pour atemprer les puples et les nassion [sic] estraignes!

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por atamprer et refrener les pueples et les nassions estranges, saches que nos somes Troien, si nos ont amené et chacé a tes pors li vent et les grans tempestes. Por ce te proions nos, dame, que tu defendes a tes gens qu’il ne nos fassent, a nos nés ne a nos, anui ne grevance. Aies merci de nos lignee et si reguarde les dolors que nos avons sofertes. Nos ne somes mie ci venu por forfaire ne por prendre les proies de ta terre, ne nos n’en avons volenté ne force. Mais saches bien, dame, que nos estions meu por aler querre une terre qui Italie est apelee, dou non le roi Italus de Sesile, qui i habita sa en ariere et qui fu de nostre lignee. A ce que nos estions mis en haute mer, tempestes nos envaïrent qui si nos departirent que nos seumes que li pluisor de nos compaignons devindrent et nostre roi meismement, qui Eneas avoit a non, perdimes nos, qui mout estoit preus et hardis as armes et de grant beauté et sages. Or somes ci arivé en vostre contree, si voudrions en pais refaire nos nés et nos compaignons et nos segnor encore atendre por savoir se nos ja orions noveles s’il est encor en vie, quar si nos savions qu’il fust alés en Italie, nos le sivrions, o en autre contree, et se nos n’en oons noveles, nos repairerons en Sesile au roi Acestés o en autre terre » (l. 244-260).

Saichiés, dame, ke nous soumes a Eneas et Troyen, qui vens et tempeste avoient amené a cest port. Pour chou si vous prions, dame, ke tu desfendes a ta gent que ne faichent nul mal a nous ne a nos nés et aies merchi de nostre lygnage et esgarde les dolours ke nous avons sousfertes. Nous ne soumes mie venu pour prendre proies, car nos n’en avons volenté ne pooir. Ains estiemes meu pour aler querre une terre qui Ytaile est apielee, ou li rois Ytalus habita cha en arriere et qui fu de nostre lignie. Or soumes arrivé en ta contree, si vauriens en pais refaire nos nés et si vauriens atendre nos compaignons et no signour, savoir s’il sunt encor en vie, car s’il sunt en Ytaile, nous les sivrons » (l. 60-70).

La réponse de Didon à Ilionée (fig. 10)

HAC CBA

Ensi parla Ilioneus a la roine et quant ele ot entendues les paroles, ele abaissa un petit le visage et si dist : « O vos Troien, n’aiés nulle doutance et si sachés que a moi meismes sunt maintes averses chozes avenues. Il n’est nus regnes ou l’aventure de Troies, si com je croi, ne soit seue et

Quant la roine ot entendues ces paroles, ele s’abaissa et petit le viaire, et dist : « Signor Troyen, n’ayés nule doutance, car saichiés a moi meisme sunt avenues maintes adversités. Il n’est regnes ou l’aventure de Troies ne soit couneue et bien vous di quel part ke vous vaurrés aller, je vous aïderai

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coneue. E bien sachés que a quelque part que vos voudrés aler et traire, je vos aïderai et d’avoir et de gens qui vos seront en aïe. E si vos volés avec moi ci demorer, ceste riche cités que je ferme iert vostre et en vostre aïe. Or faites vos nés a terre traire et a vostre volenté refaire. E si ne doutés mie que je ne vousisse bien que vostre rois Eneas fust sa arivés par tel aventure com vos estes, et si envoierai je cers messages et fiels par totes les parties daarraines de Libie por savoir s’il en forest fust ja arivés ne getés par les pesans tempestes » (l. 260-269).

d’avoir et de gent. Et se vous volés avoec moi demourer, ceste riche cités ert en vostre aÿde. Or faite vos nés traire a terre et refaire a vos volentés, et saichiés que je vausisse ke vostres sires Eneas fust chi arrivés, et si envoierai je mes messages par toutes les parties de l’ylle de Lybe pour savoir se la grans tempeste l’averoit jeté en la forrest ne en cité estraigne » (l. 70-77).

Le dialogue d’Énée et Didon (fig. 11)

HAC CBA

Tantost se traist Eneas avant et si dist a la roine Dido : « Dame, je sui Eneas li Troiens que vos demandés, et si sachés bien que a grant paine sui je eschapés de la mer d’Aufrique et venus a port en ceste contree de Libie. Or somes en ta merci, quar tu es dame et roine puissans et loëe. » Lors que Dido vit Eneas, ele fu tote esbaïe, quar mout li sambla beaus et de grant segnorie et lors li dist : « E, sire, quele aventure vos demaine ? Com ele est grande qu’ici estes arivés en ceste contree ? Maintes fois ai oï parler de vos, quar li Troien vindrent maintes fois en Sydone. La en oï parler et de vostre pere Anchisés et des autres nobles princes ausi de Troies » (l. 275-282).

Tantost se traist avant Eneas et dist a la roine Dido : « Dame, je sui Eneas que vous demandés, et saichiés c’a paines sui eschapés de la mer d’Aufrique et arrivés en ceste contree. Or soumes en la terre de quoi tu ies roine poissans. » Quant Dydo vit Eneas, ele fu toute esbahie, car moult li sambla de grant signourie et li dist : « He sire ! De grant aventure qui cha vous a amené, j’ai oï maintes fois parler de vous et de vostre pere Anchysés et des autres prinches de Troies » (l. 79-85).

Le récit de la destruction de Troie (fig. 12)

HAC CBA

Eneas comensa a parler et si dist : « Dame, vos me comandés a renouveler ma

« Dame, dist Eneas, vous me commandés a renouveler ma grant dolour, si le vous dirai

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tresgrande dolor, c’est que je raconte coment li Grui destruistrent Troies et les grans richeces et tot le regne, et si volés que je vos die les grans dolors si com je les vi en mains lius a mes oils, et je meismes en eu bien de la dolor ma partie, quar je i perdi ma feme que je mout tresdurement amoie. E ! Dame, qui poroit ce raconter qu’il ne li convenist plorer sans atargance. Sachés bien que par trois chozes pooit estre nostre cités guarandie qu’ele ne fust destruite, et se li une de ces trois chozes nos fust demoree, ja ne fussons vencu ne la vile perie. Li une de ces trois chozes, si estoit la vie Troilus, XX ans tant solement, mais Achillés ne le nos laissa mie. Li autre, si estoit li Palladions : c’estoit une ymagene faite a l’onor le deuesse Minerve que Ulixés et Diomedés nos emblerent par combonneors qu’il en la cité orent. La tierce si estoit li cors le roi Laomedon, qui estoit nus et enserrés ou mur de la porte qui Scea estoit apelee. Et tant com il i fust sans remuer ne fust ja la cités prise, mais li murs et la porte furent abatu et li cors remués a nostre grande pesance » (l. 314-327).

puis qu’il vous plaist. Saichiés que par trois choses pooit estre nostre cités garandie. Se l’une de ces III nous fust demouree, ja ne fuilliemes vaincu ne la cités perdue. L’une de ces trois choses si fu la vie Troïlus, mais Achillés le nous toli. L’autre si fu li Paladyons, c’estoit une ymage faite en l’ounour la duiesse Minerve, que Ulixés et Dyomedés nous emblerent. La tierce fu li cors Laomedon, le roi, qui estoit ensierrés ou mur de la porte Dardanida, et tant comme il fust sans remuer, ne fust la cités prise, mais il fu remus a no grant pesanche » (l. 97-104).

Le rêve d’Énée et son départ de Carthage (fig. 13)

HAC CBA

Une nuit gisoit Eneas en son lit, si li vint en vision qu’il n’arestast en Cartage, mais alast s’en tost en Itale si com li deu le voloient, quar la devoit il aireter la contree et sa lignee, et guardast bien qu’il n’i feist plus demorance que li deu a lui ne s’airassent. Quant Eneas ot ceste vision veue et entendue et il fu esveilliés, il fu mout dolans, si ne sot que faire. D’une part doutoit il mout a corocier Dido et d’autre part les deus qui li avoient la terre promise d’Itale. Parmi ces II griés fais se porpensa

Ensi demoura Eneas une pieche tant k’il gisoit une nuit en son lit, se li vint en avision qu’il plus ne s’ariestast en Cartage, mais il en alast tost en Ytaile ensi con li diu le voloient et gardast ke plus ne demourast. Quant Eneas ot esté en ceste avision et il s’esvilla, si fu si dolans que il ne sot que faire, car d’une part doutoit a courechier Dydo, d’autre part les diex qui li avoient pramis la terre de Ytaile. Entre ces II choses se pourpensa ke miex li couvenoit courchier Dydo que les diex u il avoit sa

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il en la fin que meaus li viendroit qu’il corousast la roine Dido, qui tost par aventure, s’ele ne le veoit seroit rapaee, que les deus o il avoit sa fiance. A l’endemain parla a sa gent et a sa maisnee a conseill por ce qu’il n’en fust apercevance, et si lor dist qu’il as nés alassent et si les rapareillassent et guarnissent de tot ce que mestier lor estoit, quar il les en conviendroit aller querre la terre que li deu lor avoient promise. Ensi le firent cil et mout isnelement, et si retraistrent totes lor gens et lor chozes as nés mout celeement por ce que la roine n’en eust apercevance. Et Eneas ausi lor avoit dit que, tantost com bons vens seroit, vendroit il apareilliés et si se metroit en mer sans parler a la roine. Mais ensi ne fu il mie, quar ce fu Dido tote premeraine qui perceut et sot lor alee. E savés vos por quoi ele en fu si tost aperçue ? Por ce qu’ele estoit tos tans en doute qu’ele ne perdist ce qu’ele trop amoit. E quant ele en fu primes aperceue et ele vit as nés porter les harnés et les chozes qui lor estoient necessaires, ele fu si esbahie et si dolante qu’ele ne sot que faire. Parmi tote la dolor qu’ele avoit vint ele a Eneas et si li dist : « E, sire Eneas, coment poés vos penser a faire si grant felonie que si coiement vos volés departir de ma terre ? Mout parestés crueaus quant li amors que je ai a vos ne la fois que vos m’avés fiancee ne li ivers que nus hom ne s’i doit metre en mer ne vos poent retenir come samble. Je te pri par les fois que nos nos entreplevismes et par les larmes que tu me vois espandre, et si je t’ai fait null service qui te plaise, que tu laisses ester ceste pensee et la volenté que tu as entreprise, quar saches bien que mout de roi et de gent me heent por toi, et por l’amor que je ai a toi ne m’en chaut il et si en ai guerpi tote la honte » (l. 442-466).

fianche. L’endemain parla a ses gens priveement a consel et lour commanda qu’il apparellaissent lour nés et qu’il les garnesissent de chou que mestiers seroit, car il li couvenoit querre la terre que li diu li avoient pramise. Ensi le firent cil celeement et misent lour gens dedens lor nés coiement pour chou que Dydo ne s’apercheust. Et Eneas lour avoit dit que tantost ke il feroit boin tans k’il enterroit en mer sans parler a la roine, mais ensi ne fu il mie, car la roine counut tout premiers lour alee. Et savés vous pour quoi ele s’en fu si tost apercheue ? Pour chou k’ele doutoit adiés de perdre chou k’ele amoit tant. Et quant ele vit porter lour harnois, ele fu toute esbahie et ne sot que faire. Dementiers vint ele a Eneas et se li dist : « Ha ! Sire Eneas, comment vous penser [sic] si grant felounie, qui coiement vous volés partir de ma terre ? Moult parestes crueus, quant l’amour que j’ai en vous ne la fois que vous m’avés fianchie ne vous puet retenir, che me samble. Si vous pri par les fois ke nous presimes li uns a l’autre ke vous laissiés cest pensés et la voie ke vous avez emprise » (l. 122-139).

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Anna trouvant le corps de Didon (fig. 14)

HAC CBA

Ensi s’ocist la roine Dido de Cartage por l’amor Eneas, son oste. Encor n’en estoit mie l’arme partie et quant Anna i vint, qui trop grant dolor demena quant la vit en son sanc toellier et estandre. Adonc ot grant dolor par tote la cité de Cartage. Mais par mi tote la dolor mistrent il le cors de la roine en cendre si com adonc en estoit costume et si la firent riche sepouture (l. 483-487).

Encor n’en estoit l’ame partie quant Anna, sa suer, vint, qui trop grant dolour en mena quant ele le vit en son sanc estendre. Adont i ot grant dolour par toute la cité de Cartage. Lors fisent le cors ardoir et li dounerent sepulture et entererent (l. 148-150).

L’arrivée en Sicile (fig. 15)

HAC CBA

Ne dirai plus ore de la roine Dido, qui premerement fu Elissa nomee, ne de la dolor com demena de sa laide mort par tote sa contree. Ains dirai d’Eneas qui a son pooir eslongoit Libie por aller querre Itale que li deu li avoient promise. Tantost si com je vos ai dit devant, com Eneas fu es nés entrés, se partirent tuit li mariner dou port au plus tost que il porent. E quant il orent tant coru qu’il furent en haute mer et qu’il ne porent mais veïr terre, uns fors tans lor vint et une si trés grans tempeste que li maistre maronier ne savoient qu’il peussent faire, ains erent si esbahi qu’il comanderent totes les voiles jus a metre et les nés laissier aller a la volenté des vens en cui poësté il estoient. En tel paine com vos m’oés conter estoit Eneas en mer et sa compaignie. E quant la nuis fu venue, li maistres nochers, qui avoit a non Palinurus, dist que, se les estoiles qu’il maintes fois avoit veues et coneues ne le decevoient, qu’il li sambloit que li vent les menoient vers la terre de Sesile, dont Acestés estoit rois et sires. Quant Eneas l’oï ensi parler, il

Ne dirai plus de la roine Dydo ne de sa dolour c’on demena pour li en sa contree, ains dirai de Eneas qui en aloit en Ytaile pour la terre avoir ke li dieu li avoient pramise. Quant il orent tant nagié k’il vinrent en haute mer et qu’il ne porent terre veoir, uns fors vens leva et une grant tempeste, si qu’il ne sorent ke faire et commanderent a avaler les voiles pour aler les nés a la volenté des vens en cui pooir il estoient. Li maistres marouniers dist au samblant qu’il veoient des estoiles qu’il aloient vers Sesile, dont Acestés estoit sires et rois. Quant Eneas oï chou, si ot grant goie. Il dist k’en nule terre n’iroit il plus volentiers, se li diu le voloient, car Acestés estoit ses amis et dou lignage des Troiiens et si estoit la sepulture son pere Anchisés. A ces paroles se cessa la tempeste. Dont nagierent tant k’il vinrent en la terre le roi Acestés, qui moult ot grant joie de chou qu’il ot ses nés recouneues. Et tantost com il furent entré ou port, li rois Acestés les rechut a grant joie et moult bien les aiesa pour la grant paine k’il avoient eue. Quant

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en ot grant joie et si dist qu’en nulle terre ne voudroit il plus volentiers ariver que la, se li deu l’en voloient, quar Acestés estoit mout ses amis et dou lignage as Troiens : « Et si sunt li os, fait il, d’Anchisés, mon pere, en lor sepouture. » A ces paroles cessa li fors tans et la tempeste, bon vens et droiturers lor revint, dont il orent grant joie, et tantost furent les voiles restendues sor les antaines et sor les mas resachees. Eurus s’i feri qui tost les remist a la voie. Ensi corurent tant qu’il ariverent en la terre le roi Acestés qui mout en ot grant leece tres ce <tres ce> qu’il ot en la mer les nés ja coneues. E tantost com il furent en port entré, le rois Acestés les receu a grant joie et mout les complainst et aisa por la grant paor et por la grant paine qu’il avoient eue. Quant vint a l’endemain, Eneas parla au roi Acestés et a ses compaignons. Et si lor dist que li aniversaires estoit de son pere et qu’il mout liés estoit de ce qu’il estoit parevenus a celui termine et qu’il bien savoit que c’estoit par la volenté des deus. Lors atorna et devisa li rois Acestés et Eneas a faire jus de diverses manieres a la tombe son pere, quar ensi estoit adoncques la costume. Et contre ce que li hom <que li hom> qui mors estoit estoit haus hom et riches, si oir et si ami plus haus gius et plus riches i faisoient. E a ces gius faire s’esprovoient li jovene bachalier et li vaillant quels forces et quels proueces il avoient, quar il faisoient cors de chivaus (l. 491-518).

vint Eneas au matin, il parla au roi Acestés et a ses compaignons et si lors dist que li anniversaires son pere estoit et qu’il estoit moult liés de chou qu’il estoit revenus en cel termine, et que bien savoit ke c’estoit par la volenté des dius. Lors atourna et devisa li rois Acestés et Eneas a faire geus de mainte maniere a la tombe Anchisés. A ces geus s’esprouvoient li jovene baceler de lour proëches et faisoient cours de chevaus et luitoient et saloient et s’esprouvoient li un contre les autres. Et en cel anniversaire que Eneas fist faire pour son pere i ot fait moult de prouëches, car tuit s’enpenerent et les gens Eneas et les gens Acestés (l. 151-169).

La fondation de Troie la Restaurée (fig. 16)

HAC CBA

Quant li giu furent ensi finé et il furent repairé a la sepouture Anchisés, li fus esprist en lor nés qui totes eussent esté

Quant il furent repairié de la sepulture Anchisés, li fus esprist en lour nés, que toutes fuissent arses se ne fust uns

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arses ou rivage, se ne fust uns messages qui le nuncia la o il estoient. Et si dist que les dames des nés meismes les avoient esprises por ce qu’eles vousissent illueques faire demorance, quar trop erent lassees et debrisees, qui paine et travaill avoient soferte par terre et par mer pres avoit de VII ans qu’eles estoient meues de lor contree deserte. Quant il entendirent ces nouveles, Ascanius, qui seoit sor son riche destrier, i vint premerains et Eneas aprés et li autre qui les nés rescoustrent ou rivage a grant paine. Mais en la fin en i ot IIII perdues et arses, et ausi eussent esté totes les autres, ja ni fussent rescosses, mes il comensa a plovoir si tresdurement et a grant fuison, qu’il sambloit que tote creature en deust confundre et ce lor aïda mout a lor nés a rescorre. Aprés ce ot conseill Eneas qu’il illueques comenceroit une cité nouvele affaire et si la pupleroit des gens qui avec lui venu estoient et qui en bataille mestier ne li avoient. Et ensi le fist il par l’otroi dou roi Acestés, qui ne le desvout mie. Et adonc devisa Eneas et marcha la grandor de la cité et si dist que ce seroit Troies la restoree, mais aprés ce la nomerent cil dou regne Acestam dou non le roi Acestés en cui terre ele estoit fundee. En cele cité laissa Eneas les femes et les anfans et les ancieins, et si eslist tote la jovente fort et aïdable por mener avec lui en Itale. Petit i ot de gens, mais mout estoit preu et hardi por combatre et par mer et par terre. Quant tot ce fut fait et Eneas ot fait a la tombe son pere ses gius et ses sacrefices et finés toz ses obseques, li airs fu beaus et clers et la mers paisible, et Eneas prist congié au roi Acestés et a sa gent qu’il la laissoit, qui grant dolor demenoient. Lors revint Eneas a ses nés, qui bien furent rapareillees et changees de vin et de vïandes et de tot ce que mestiers lor estoient et de chevaus et d’armeures, si

messages qui lour noncha la u il estoient. Et si dist que les dames meismes les avoient esprises pour chou k’ele vausissent illueques demourer, car trop estoient lassees et de brisies, car VII ans avoit k’eles estoient meues de lour contree. Quant il entendirent ces nouvelles, Aschanius, qui seoient [sic] sour un riche destrier, vint premiers a Eenas et li autre apriés qui les nés rescoussent a grant painne. Il en i ot IIII perdues et arses. Apriés chou ot consel Eneas qu’il commencheroit illueques une cité nouvelle et si le pupleroit de gent qui avoec lui estoient et qui en bataille n’avoient mestier. Ensi le fist par l’otroi de Acestés et devisa le grant de la cité et dist que che seroit Troies la Restoree. Apriés le nomerent cil dou regne Acestain pour Acestés, en cui terre ele estoit fondee. En cele cité laissa Eneas les femes et les enfans et les anchiens, et si eslut tous les aidables et les fors pour mener en Ytaile. Poi i ot de gent et par meret par terre il estoient trop preu. Quant che fu fait, et Eneas ot fait a la tombe son pere, il prist congié au roi Acestés et sa gent qui tres grant dolour demenerent. Lors revint Eneas as nés qui bien furent apparellies, et toute sa compaignie entrerent ens et firent voiles et partirent dou rivage. La ot grant dolour demenee des gens que Eneas laissoit, car les dames plouroient lour enfans et lour amis, ke les en veoient aler, si leur faisoit moult mal en lour cuers (l. 170-186).

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entra ens et Ascanius et tote lor compaignie. E tantost com les ancres furent fors de terre arachees, li vens s’i feri es voiles, qui les nés eslonga tost dou rivage (l. 525-548).

L’arrivée en Italie (fig. 17)

HAC CBA

Eneas comanda a ses maroniers qu’il a cele part adresassent lor nés au plus droit qu’il pooient et il se firent. Adonc esploirerent les nés por les vens et par la aïe de ceaus qui dedens estoient qu’eles se ferirent en la rivere dou Toivre, qui adonques estoit Albula apelee. E tantost prist il port et geterent lor ancres, quar mout virent la contree bele et plaisant et delitable et les forés grandes et plenieres, plaines d’oiseaus et de bestes. Segnor et dames, de cele terre o Eneas ariva estoit sires uns rois, Latinus estoit apelés, qui null oir n’avoit fors c’une mout tres bele fille, cele estoit Lavine apelee. Li rois Latinus, ses peres, estoit ja auques d’aage, qui mout en pais avoit la sa terre tenue et guovernee. Et bien sachés que maint haut baron li avoient sa fille demandee. Et devant toz les autres en estoit en grande de l’avoir uns poissans bachaliers [sic] de la contree meismement d’Itale, Turnus estoit només, haus hom de lignage et trop hardis de cuer et beaus de cors et de membres et mout pros as armes. Li rois Latinus ne li vout onques doner, por ce je croi que ce ne devoit estre, o il avoit entendu as respons de ses deus qu’il ne lor donast mie. Et encor adonques n’estoit mie la damoisele trop jovenete, ains estoit d’assés meur eage (l. 646-660).

Eneas s’en ala droitement vers Ytaile et naja tant k’il vit une moult grant foriest etune riviere qui couroit parmi. La s’adrecha Eneas, si esploitierent tant qu’il misent leur nés en la riviere qui [fol. 32rb] avoit non Ayla, or l’apiele on le Toivre. Tantost prisent port, car il virent la contree bele et delitable. De cele terre estoit sires li rois Latin ki n’avoit nul oir fors une fille ki Lauvine estoit apielee. Li rois estoit auques de eage. Et moult avoit sa terre tenue en pais. Et saichiés ke mains haus barons li avoit sa fille demandee. Deseur tous les autres le couvoitoit a avoir Turnus, uns biaus bacelers preus et vaillans as armes. Li rois ne li voloit douner, car il avoit respons de ses dius qu’il le dounast a un houme estraigne qui venroit a navie. Sa feme, la roine, s’acordoit moult a chou ke Turnus l’eust, mais li rois ne voloit pour le respons k’il avoit eu de ses dius (l. 187-196).

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La confirmation qu’il s’agit de la terre promise (fig. 18)

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Si s’assistrent au mangier sor la verde herbe. Il n’avoient ne tables ne autres apareillemens por seïr hautement. Ains firent tables et tailleors et escuelles de pain por sus metre lor autres vïandes. Et a daarains orent il si poi de pain qu’il mangerent trestot celui dont il avoient fait lor escueles et lor tables por metre les autres mes, si com il est encore costume dou metre as tables des haus homes. N’i remest ni relief ni autre chose qu’il tot ne mangessent et si encor trop petit por aus saoler aprés la grande laste. Quant ce vit Ascanius, si comensa a rire et si dist, oiant son pere : « Mout nos a ore destrains et angoissés la famine, qui avons mangiés toz nos reliés et les tables sor quoi nos mangions. » Tantost com Eneas entendi cele parole, sot il bien qu’il estoit venus en la contree que li deu li avoient promise, quar bien sachés que ses peres li avoit, ce li sambloit, dit, puis qu’il avoit esté mors, en avision que quant il venroit en la terre o il et sa gent mangeroient par besoigne lor relief et lor tables sor quoi lor vïandes seroient posees et mises, ce seroit lor en la fin a demorance. Ceste choze ot mout Eneas en sa memoire retenue. E quant il vit qu’ele ensi estoit avenue, il en fu mout liés en son corage et si dist a ses compaignons qu’il ore savoit bien sans doutance qu’il erent entré ou roiaume que li deu li avoient promise [sic] et que lor travaill et lor paines seroient illueques achevees et afinees. Lors orent tuit ensamble mout grant joie et tantost aporterent fors de lor nés lor deus qu’il avoient avec aus aportés de Troies et si lor firent grans sacrefices et si firent lor orisons as deus ausi de la contree qu’il lor fussent aïdant et propisse.

Il s’asirent au mangier et fisent tailleoir de pain pour metre le viande, ensi comme est encor acoustumé, car il n’avoient escuieles ne tailleoirs. En la fin orent il si poi pain qu’il mangierent lour tailleoirs et tout lour relief et ne furent mie bien saoulé. Quant che vit Ascanius, si commencha a rire et dist, oiant son pere : « Moult nous a ore destraint la famine, qui avons mangié nostre reliés. » Tantost comme Eneas entendi ceste parole, il sot bien qu’il estoit venus en la contree que li diu li avoient tramise, car ses peres li avoit dit en avision la ou il mangeroient lour relief, la seroit lour demouree. Ceste chose ot moult Eneas en memoire et quant vit ke ensi estoit avenu, il fu moult liés en son corage et dist a ses compaignons qu’il savoit bien certainement k’il estoient ou roiaume ke li dieu li avoient pramis et que lor travail seroient enqui a fine. Lors firent tout ensamble grant goie et aporterent lour dius des nés qu’il orent aportés de Troies. Si i firent sacrefisses et orisons k’i lor fuissent en aïde. Lors demanda Eneas as gens qu’il trouva qui maintenoit cele contree et qui en estoit sires (l. 196-208).

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Lors enquist et demanda Eneas a gens qu’il trova qui maintenoit cele contree et qui en estoit sire, il li respondirent et distrent que li rois Latins, qui assés estoit ancieins hom, en tenoit la segnorie et si n’avoit nul hoir fors c’une soule fille, et si manoit illuec pres assés a une cité qui avoit a non Laurente (l. 680-701).

L’histoire de Laurente (fig. 19)

HAC CBA

Segnor, or vos dirai porquoi cele cités fu Laurente nomee, quar ele fu primes Lavina clamee. Bien sachés que li rois Latinus ot un frere dou roi Faunus, son pere. Cil avoit a non Lavinus, si funda cele cité. Et quant il l’ot tote compassee, si dist qu’ele de son non seroit, si com ele fu, apelee. E quant cil fu mors, au roi Latinus revint la cités, qui mout enforsa et amenda. Et totes ores estoit ele Lavina nomee, tant qu’il avint choze c’uns lauriers criut et nasqui en une haute tor et riche, et de ce avint que li rois Latinus changa a la cité son non premerain et si le fist clamer et nomer Laurente, et la arestoit il et sa riche maisnee, quar c’estoit li chiés de tot son roiaume. Quant Eneas oï et entendi que la cités o li rois Latinus arestoit lor estoit auques prouchaine et que mout estoit la cités nobile et bien puplee, il fut mout liés. Et tantost sans plus atandre quist il et esguarda le plus fort liu et le plus defendable jouste le Toivre et en une rostre montaigne, si mist lors ses homes a oevre por faire fossés et lices por aus atenir et defendre, s’il avenoit choze qu’il en eussent besoigne. Et bien sachés qu’en assés brieff [sic] termineorent [sic] il celui liu esforcé qu’il s’i traistrent tuit et lor

Chil dou païs respondirent a Eneas que li rois Latins en tenoit la signourie qui moult estoit anchiiens hom et si n’avoit nul oir fors une fille et si manoit pres d’illuec a une cité qui Laurenche estoit apielee, mais ele fu premiers Lavina clamee. Li rois Latins ot un frere qui ot non Lauvinius, si fonda la cité et dist k’ele seroit de son non noumee Lauvine, tant qu’il avint chose c’uns loriés nasqui et crut en une haute tour. De chou avint ke li rois Latins le non mist premiers a la cité et la fist noumer Laurenche, et la manoit il, car c’estoit li chiés de tout son roiaume. Quant entendi Eneas que la cités estoit si pries ou li rois Latins manoit et que moult estoit la cités noble, il en ot grant joie. Et puis regarda le plus fort liu selonc la Toivre en une haute montaigne, si mist ses houmes en oevre pour faire fossés et liches pour aus deffendre s’il besoing en avoient. Et saichiés qu’en poi de tans orent si le liu efforchié qu’il n’orent douté de nului (l. 209-219).

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chozes aussi, et si n’orent de nuilui doutance (l. 703-716).

Les messagers d’Énée arrivent à Laurente (fig. 20)

HAC CBA

Segnor, tantost com Eneas ot son chasteau por le los de ses homes comencié a faire, et ce fu le jor aprés qu’il ariverent, eslist il C de ses plus sages homes por envoier au roi Latin a sa cité de Laurente et por pais a lui requerre, et qu’il ne li grevast ni anuiast qu’il et sa gent avoient port pris en son regne, et qu’il reposer se voloient et demorer par le comandament [sic] des des or sans lui nulle grevance faire. Li message se mirent isnelement et tant alerent a tot riches presens qu’il de par Eneas au roi Latin portoient et a tot chapeaus en lor chiés de fuelles d’olives et en lor mains aussi rains et branches d’olives, qui amor et pais senefioient, qu’il vindrent a la cité de Laurente. De fors des murs de la vile trouverent il et virent mout grant feste de jovenceaus dont li un lor riches destriers coroient por assaier des chivaus les pooirs et les manieres, li autres assaioient les ars au traire, et fors et foibles, et coment il s’en aïderoient s’il besoigne en avoient. Li pluisor lansoient gaverlos et dars dont mout se penoient (l. 718-729).

Quant Eneas ot son chastel commenchié, il prist C de ses plus saiges houmes pour envoyer au roi Latin a sa cité de Laurenche pour pais requerre et qu’il ne li grevast de chou qu’il avoient pris port en sa terre por demourer par le commandement des duis et sans lui faire nule grevanche. Li message errerent tant qu’il vinrent pries de la cité et portoient grans presens au roi et avoient en lour chiés capiaus d’oliviers et rains d’oliviers en lour mains, qui amour et pais senefioient. Quant il vinrent en la cité de Laurenche, il trouverent defors la vile moult grant feste de jouvenchiaus qui lor force esprouvoient en moult de manieres (l. 220-226).

Les paroles du roi Latin (fig. 21)

HAC CBA

Atant entrerent li Troien dedens les portes. Et uns messages sor un riche destrier de ceaus qui la s’esbanioient s’en ala au roi Latin et si li dist que mout haut home, ce li sambloit par lor contenance et par lor vesteure, erent entré en sa cité et por a lui

Atant entrerent li Troyen dedens les portes. Et uns messages de chiaus qui s’esbanioient s’en ala au roi Latin, qui li dist ke moult haut houme, ce li sambloit, estoient entré en sa cité pour parler au lui et bien sambloient estre a riche houme, car

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parler : « Quar messagier, fait il, samblent a riche roi par les rains d’olivers fueillis qui en lor mains tenoient ». Li rois, qui estoit en sa riche sale, entendi ce que cil li racontoit et tantost comanda c’om avant a lui fesist venir les messages. Li message vindrent devant le roi Latin, si le saluerent de par lor segnor Eneas et l’enclinerent. Li rois, qui se seoit sor son riche siege en sa sale ou paint estoit tuit li roi de sa lignee, si com il avoient tenue Itale li uns aprés l’autre, et les aventures qui lor erent avenues, qui dignes estoient de memorie, et lé batailles qu’il avoient faites, respondi mout paisiblement as Troiens, quar ja avoit bien entendue la nouvele qu’il erent de Troies qui tote estoit destruite. E si lor demanda, tantost com il salueloent [sic] qu’il queroient et quels besogne les avoit fais venir par si lons cors de mer as pors de Lombardie o si tempeste les avoient achaciés o ce qu’il ne savoient tenir lor droite voie qui entré estoient ou flum dou Toivre : « Quar gens qui vont par mer, fait li rois, ont en pluisors manieres mout d’anuis et de paines. E coment que vos i soiés arivés, puis que vos pais volés, bien soiés vos venu. Li païs est bons et la contree, si vos i porés aaisier et reposer, et si i a droiture, quar Dardanus, qui primes tint dou regne de Troies la segnorie, fu de ceste contree » (l. 730-747).

dé rains d’oliviers portoient en lour mains. Li rois commanda tantost c’on les fesist venir a lui. Li message vinrent devant le roi Latin et le saluerent de par lour signour et l’enclinerent. Li rois, qui seoit sour son siege en sa sale ou estoient point tout li roi de sa lignie, si com il avoient tenue Ytaile li uns apriés l’autre, et les aventures ki avenues lour estoient et les batailles qu’il avoient faites, respondi moult paisieblement [sic] as Troiiens. Si lor demanda, tantost con salué l’orent, qu’il queroient et quels besoins les avoit amenés au port de Lombardie ou se tempeste les i avoit acaciés ou il avoient perdu lour voie, car en pluisours manieres vienent painnes et anui. « Et comment que vous soyés arrivé, bien soyés vous venu, puis que pais requerés. La pais est boine, li païs est bons et la contree, et bien vous i porés aaisier et si avés droiture, car Dardanus, qui premiers tint le regne de Troies, fu de ceste contree. » Atant se teut li rois (l. 226-239).

Les paroles d’Ilionée au roi Latin (fig. 22)

HAC CBA

Ilioneus parla, qui li ainsnés estoit des Troiens qui la estoient et li plus sages, et si dist : « Rois, gentis et haus et puissans de lignage, saches bien que fors tans ne tempeste ne decevance de voie ne nous a mie destrains de ci prendre port, ains i

Ulyoneus parla, qui estoit li aisnés des Troyens et dist : « Rois gentius et saiges et haus de lignage et poissans ! Saichiés bien que fors tans ne tempeste ne nous a destraint de chi prendre port, ains i soumes arrivé de nostre volenté, car il [sic] fumes

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somes venu et arivé par nostre volenté, quar nos fumes de la riche cité de Trois, qui de noblece et de segnorie surmontoit totes les cités qui de sous le soleil estoient. Rois, de la destruction que tu as oï que fu si grande, si com je croi, assés raconter et dire, nos partimes nos et si avons puis mout grans paines eues et receues par mer et par terre et tres ce que nos meumes, nos roverent li deu et comanderent que nos quesissiemes nostre contree por avoir demorance, ne nos ni volomes c’un poi de terre ou nos puissons habiter ni ja ne vos i ferons a grevance ne ja ne pesera a vostre gent en la fin a avoir compaigne a la nostre. Et saches bien qu’en pluisors lius nos eust on volentiers retenus et livré terre por avoir demorance, mais les destinees des deus nos envoierent en ton regne, dont Dardanus fu nés, et Apollo le nos comanda. Por ceste choze, fait Ilioneus, somes nous ci arivé et si nos envoie a toi Eneas, qui nos maistres et rois et sire est, et si t’envoie de ses juaus qu’il a aporté avec lui de Troies ou il ot ja grant honor et grant segnorie. » Lors bailla au roi un tres riche mantel et une preciouse corone d’or et de pierres et un ceptre roial que li rois Prians porta maintes fois par grant segnorie (l. 748-763).

de la riche cité de Troies qui de signerie sourmontoit toutes les autres cités qui fussent. Rois, de la destrussion de Troies, ki fu si grans com tu as oï conter et dire ; nous partimes nous et si avons eues maintes paines et par mer et par terre. Et des chou ke nous en meusmes, nous commanderent li diu ke nous venissions en ceste contree pour avoir demouranche. Ne nous ne volons c’un poi de terre ou nous puissons habiter, ne ja ne vous i ferons grevanche, ne ja ne pesera en la fin a vostre compaignie avoir compaignie a la nostre. Et saichiés k’en pluisours lius nous eust on volentiers detenus et livree terre pour avoir demouranche, mais les destinees des dius nous envoient en ton regne, dont Dardanus fu nés. Et Apollo le nous commanda. Pour ceste chose, fait Ylioneus, soumes nos chi arrivé et si nous envoie a toi Eenas qui est nostres rois. Si t’envoie de ses joiaus qu’il a apportés de Troie ou il ot ja grant hounour et grant signourie. » Lors bailla au roi un moult riche mantiel et une precieuse couroune d’or et de pierres precieuses et un sceptre roial que li rois Prians porta maintes fois par grant signourie (l. 240-255).

La proposition du roi Latin (fig. 23)

HAC CBA

Quant li rois Latins ot por ce pensé un petit, il haussa le visage et si respondi hautement au message qui dite avoit la parole et si dist : « Troiens frere, les dons que tu m’as aporté de par ton segnor ne refus je mis. Ains les ressoit mout volentiers et si li dit que je sui mout liés de sa venue et que ma terre, que bone est et plentive, i ert a sa

Lors respondi au message : « Biaus frere, les dons ke tu m’as aporté de par ton signour ne refuse jou mie, ains les rechois volentiers. Et se li di ke je lui sui moult liés de sa venue et que ma terre qui est boine et plentive, ert a sa volenté. Et se lui plaist, il puet hebregier avoec moi en ceste cité. Et se li dites de par moi ke j’ai une bele fille

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volenté. Et avec moi, si li plaist sans nulle doute, puet il en ceste cité prendre herbergerie et tot ce que mestier li ert a sa gens et a sa maisnee. Et si dites encore de par moi a vostre roi que je ai une mout bele fille que li deu me defendent a doner a home de nostre contree, por ce qu’il volent que je le donase a un estrange home dont il doit issir roiaus lignee poissans et de grant nom par tot le monde, et se je ne suis deceus en ma pensee dont je croi et cuit que ce doie il estre » (l. 775-784).

que li diu voelent ke je li doigne a un houme estraigne, dont il doit issir roiaus lignie et grans nons par tout le monde. Et se je ne suis decheus, ce doit il estre » (l. 260-265).

Les présents du roi Latin aux messagers et à Énée (fig. 24)

HAC CBA

Quant ce ot dit li rois, il fist devant lui amener C riches chivaus a riches frains a or et a riches seles noblement apareillees, si en fist baillier un a chascun des messages et si ne vos esmerveillés mie o il ot si tost trouvés C riches destriers, quar il en avoit en ses propres estables CCC tos depris qui mangoient a crebe. A Eneas envoia li rois un riche char tot apareillé et ordené, si com il estoit adonques costume por sus combatre et IIII riches destriers de grant pris qui le traioent. Adonques pristrent congié li message au roi Latin qui mout les ot onorés. Si s’en revindrent lié et joios sor lor riches chivaus a lor segnor et si li conterent tot lor afaire et que li rois Latins lor otroioit pais et repos de quanqu’il pooit faire en sa terre et presenterent a Eneas les presens que li rois li envooit dont il ot grant joie (l. 786-794).

Quand li rois Latins ot chou dit, il fist amener devant lui C chevaus riches, a riches frains a or et a riches seles noblement apparellies, si en fist baillier un a chascun message. Il envoia Eneas un rice car pour combatre tout appareillé. Adont prisent congié li message au roi Latin, ki moult les ot hounerés, et s’en revinrent tout lié a lour signour. Se li conterent tout l’afaire, dont Eenas ot moult grant joie (l. 266-270).

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Turnus apprend la proposition faite à Énée par le roi Latin (fig. 25)

HAC CBA

Segnor et dames, ceste nouvele fu tost espandue et seue par tote la contree d’Itale, qui ore est Lombardie dite, et assés tost fu conté a Turnus que Troien erent arivé ou Toivre, qui eschapé erent de Troies, et au segnor d’aus, qui Eneas estoit només, avoit ja li rois Latins abandonee sa contree et sa fille qu’il devoit avoir. Lavine voloit li rois doner en mariage a Eneas por aireter de sa terre. E ja lor avoit li rois consenti tel chasteau a fermer qu’il n’i erent mie legier a geter a force dou roiaume. Tantost com Turnus sot ceste choze, fu ses cuers a mout grant ire escomeus por la damoisele qui primes li estoit donee et otroiee. Et bien jura tos ses deus que ja Eneas ne l’avroit tant com il fust en vie (l. 796-803).

La nouvele fu tost espandue parmi le regne et fu nonchié a Turnus ke Troiien estoient arrivé ou Toivre qui erent eschapé de Troies. Et au signour d’aus, qui Eneas estoit noumés, avoit li rois Latins abandounee sa terre. Et sa fille, que Turnus devoit avoir, voloit li rois douner et aireter de son roiame. Et ja lour avoit li rois consenti a faire tel chastiel k’il n’ierent mie legier a jeter fors dou roiaume. Tantost con Turnus sot cest afaire, il fu en moult grant ire pour la damoiselle, qui premiers li estoit otroiie et dunee. Et bien jura ke ja Eneas ne l’averoit tant com il seroit en vie (l. 270-276).

Le roi Évandre (fig. 26)

HAC CBA

Adonc une nuit li vint une visions qui li dist qu’il alast socors querre a un roi qui avoit a non Evander. Segnor, cil rois fu niés le roi Pallantis d’Arcade et si ocist son pere par l’enortement sa mere, qui Nicostrata estoit apelee. Por ceste choze guerpi Evander Arcade et si s’en vint en Arca Itale et tant fist la qu’il se herberga ou mont Palatino sor le Toivre, qui adonc avoit a non Albula. Et fist Evander et comensa une cité petite, si le noma Pallantee por le non le roi Pallantis d’Arcade et ore est ele Rome nomee. Cil rois Evander ot une fille, qui Pallantia ot a non, et dou non celi dient li pluisor que la cités ot a non Pallante. Et si ot un fill preu et cortois et hardi, Pallas fu apelés, qu’il amoit sor tote creature. Cil guerrioit adés Turnus et les Italieins, et

Un jour vint uns hom dou païs a Eneas et li dist qu’il alast querre aïde a un roi qui avoit non Evander. Chil fu niés le roi Palentin d’Arcade. Il estoit venus en Ytaile. Et tant avoit fait qu’il estoit hebregiés ou mont Palentin sour le Toivre et la avoit fait une nouvelle cité petite. Si le nouma Palentine. Il avoit une fille, qui avoit non Palentia, et un fil preu et hardi qui avoit non Pallas. Chil avoit lonc tans guerroyé Turnus. A chelui loa Eneas qu’il alast, car il li aïderoit volentiers. Eneas ot consel qu’il i iroit, si fist appareillier une nef, si entra ens et prist de compaignons chou qui li plot. Et le remanant laissa avoec Aschanius, son fil, et moult lour pria de bien garder lour fortereche et qu’il ne se meussent de laiens dusques adont qu’il fust revenus, car bien

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Turnus lui, si c’onques n’i pooit avoir pais ferme ne concorde. A celui roi Evander dist Eneas qu’il iroit querre aïe et lors proia a sa gent et comanda que cil qui remandroient avec son fill Ascanius, se Turnus les assailloit, se penassent dou bien faire entrués qu’il n’i seroit mie, et bien guardassent qu’il n’ississent mie de lor forterece, si le veroient repairer ariere et ce seroit assés tost se li deu li otroioient bien faire lor besoigne (l. 874-886).

pensoit que Turnus les venroit assalir (l. 292-300).

La rencontre d’Énée et du roi Évandre (fig. 27)

HAC CBA

Mout s’entracointerent bien en parlant et en racontant lor grans labors et lor grans paines, et meesmement Evander avoit mout tres bien coneu Anchisés, le pere Eneas, qui grant segnorie avoit eue en Troies. Atant le lairai ester de lor paroles et de lors més et de lor vïandes mais que li rois Evander dist a Eneas qu’il li aïderoit et de son avoir et de ses homes et si li chargeroit Pallas, son chier fiz, qui estoit li confors de sa vie et CCCC homes fors et hardis en bataille. De ce mercia mout le roi Evander Eneas (l. 891-897).

Il s’entracointierent de paroles et dist Evander qu’il avoit couneu Anchisés, le pere Eneas, qui grant signourie avoit eu en Troies. Apriés moult de paroles li dist Eneas qu’il estoit venus secours querre et aÿde contre Turnus. Li rois li respondi qu’il li aïderoit de IIIIC houmes bien armés et se li kerkeroit Pallas, son fil, et s’il ne fust si vius, ils meismes il alast. De che le merchia moult Eneas (l. 302-306).

Énée provoque Turnus en duel (fig. 28)

HAC CBA

Entretant vindrent a Eneas message a tot rains d’olive de la cité de Laurente et si requistrent trives de par ceaus de la cité por lor cors querre par les chans de la bataille et ardoir et metre en cendre. Et Eneas lor otria mout volentiers XII jors les trives et quant eles furent acreantees, Eneas lor dist : « E segnor Latin ! Quels aventure est ce qui vos fait vers moi combatre, qui vos

Entretant vinrent messagier de Laurenche a Eneas qui demanderent trives pour ensevelir leur mors. Eneas lour otria a XII jours et puis si lour dist : « Signour, quele aventure vous fait a moi combatre, qui vos amis vaurroie estre ? Je ne me quida mie combatre ne pour combatre ne vinge mie chi, se vous me vausissiés laissier en pais. Et puis qu’il ensi est que Turnus me veut

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amis voudroie estre ? Vos me requerés pais et trives a oés les mors, sachiés qu’ausi volentiers la donroie je as vis, quar je ne me cuidai mie ci combatre, ni por combatre n’i vinc je mie, se vos me laissés en pais estre. Ains i vinc par les comans des deus por avoir demorance et je ne me combat mie a ceaus de Laurente, mais a Turnus en cui li rois Latins a mise sa fiance qu’il se doie vers moi tenir et defendre. Encore me sambleroit plus droiturere choze se Turnus nos veaut chacier a force fors dou regne qu’il a moi se combatist cors a cors si en eust honor cil a cui li deu la donassent et li autres perdist la terre et la vie. Ensi seroit miaus a faire si n’en morroient mie li autre qui coupés n’i ont ne n’en seroit pas la contree desertee ne afeblie des prodomes. Mais or alés et si ardés vos cors et metés en sepoutures et nos ferons ausi les nostres, et bien dites au roi que ce en ferai je que je vos en ai dit s’il veaut et Turnus l’otroie » (l. 1255-1269).

cachier dou regne, plus droituriere chose seroit qu’il se combatist a moi cors a cors. Si en eust l’ounour cui li dieu le donroient. Et li autres ki seroit vaincus pardist la terre et la vie. Ensi ne morroient mie chil qui coupes n’i ont ne ne seroit pas la contree destruite. Cheste chose faites savoir le roi et Turnus de par moi, car s’il voelent ceste chose faire, je suis tous apparelliés » (l. 324-332).

L’épisode de la barbe d’Ascagne (fig. 29)

HAC CBA

Aprés ce ne demora mie grant tans que li rois Latinus trespassa de ceste vie, si tint Eneas tot le regne, mais ansois en ot meslees et guerres assés a ses voisins eues, quar li pluisor dient que Mezentius le guerroia, qui tenoit Sesile, et qu’Eneas ne le venqui mie por la mort qui trop li fu prouchaine, mais puis la mort de son pere s’i combati cors a cors Ascanius, et si ocist Mezentius et por ce ot a non Ascanius Julus, c’est de ce que adonc primes li venoit nouvele barbe quant il venqui Mezentius (l. 1632-1637).

Eneas ot assés guerres et meslees, car Mesencius, qui tenoit Sesile, le guerroia, mais Eneas ne le vainqui mie pour la mort qui li fu trop prochaine, mais puis la mort Eneas le combati cors a cors Aschanius et ochist Mesencius. Adont fu Aschanius apielés Milinis pour chou que adonc li venoit primes barbe quant il vainqui Mesencius (l. 350-354).

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La mort mystérieuse d’Énée (fig. 30)

HAC CBA

Quant Eneas ot la terre auques en pais mise et delivree, la mors que nulle rien n’en espargne li coru sore et en tel maniere que petit seit on coment il perdi la vie, quar li un dient qu’il fu ocis d’un effoudre, li autre dient que li deu l’en ravirent et li autre dient que li cors de lui fu trovés en une aigue jouste le Toivre, aussi come un estan, Nunicum l’apelent cil de la contree. Et si ne vesqui Eneas que III ans puis qu’il ot Lavine espousee (l. 1643-1647).

Quant Eneas ot mise la terre en pais et delivree, la mors, qui petit espargne nule rien, li courut sus en tel maniere que nus ne sot comment il perdi la vie. Li un dient qui ochis fu de foude. Li autre dient que li diu le ravirent. Li autre dient ke li cors fu trouvés en une eve jouste le Toivre en un estanc, Municon l’apielent chil de la contree. Eneas ne vesqui ke III ans puis qu’il ot Lauvine espousee (l. 354-359).

La descendance d’Énée (fig. 31)

HAC CBA

Aprés Eneas tint le regne Ascanius. Et si remest ensainte d’Eneas Lavine d’un fill et mout se douta qu’Ascanius ne le feist ocire en traïson por tot le roiaume tenir entrués qu’ele estoit ensainte. Por cele paor s’esmut Lavine tot celeement, qui mout estoit dolante, si s’en fui en la forest es loges Tirrus, qui estoit pastres. La fu ele tant qu’ele se delivra de son fill, qui ot a non Silvius Postumus. Quant Ascanius sot ou sa marastre estoit alee et que ele avoit un fill qui estoit ses freres, il la remanda qu’ele revenist sans nulle doutance et ele revint, o li ses fils Silvius qu’ele norri par grant entente. Ascanius dona et otria a sa marastre et a son frere Silvius la cité de Laurente. Et il fist et estora adonques la cité d’Albes en Lombardie, et la fu ses repaires XXXVIII ans qu’il tint le regne, mais de ceste cité Albe sunt li pluisor en doute liquels l’estora primes, o Ascanius o Silvius, ses freres, por ce que tuit li roi qui

Or vous lairai a parler des Ebruys un petit, si vous dirai qui apriés Eneas regna en Ytaile. Apriés Eneas tint le roiaume Aschanius, et Lauvine remest enchainte d’un fil. Et se douta moult ke Aschanius ne le fesist ocirre en traïson pour tenir tout le roiaume. Pour cele pavour Lauvine, qui moult estoit dolente, s’en fui en la forest et loges Cyrirus qui estoit paistre. La fu ele tant qu’ele se delivra d’un fil qui ot non Silvius Postumus. Quant Aschanius sot ou sa marrastre estoit alee, et qu’ele avoit un fil qui estoit ses freres, il manda k’ele revenist sans nule doutance. Elle revint a tout son fil. Aschanius douna et otria a sa marrastre et son frere Silvius la cité de Laurenche. Et il estora apriés la cité de Albe. Et la fu ses repairs XXVIII ans qu’il regna. Quant il morut, il laissa le regne son frere Silvius Postumus, car il n’avoit autre oir fors un fil qui estoit trop jovenés pour terre tenir. Julius avoit non. Chelui laissa il

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furent en Lombardie tres Ascanius dusques a Romulus, orent a non Silvius, por la hautece de celui qui primes tint Albe, qui donques dusques a Romulus qui funda Rome fu li chiés dou regne. Tels i a qui cuident por ces nons que Silvius la fundast primes, mais non fist, ains l’estora Ascanius. Et Ascanius n’ot null oir a cui il laissast aprés lui sa terre fors que son frere Silvius. A celui laissa il aprés lui tot le regne et sil Silvius fu mout vaillans et maintint bien le roiaume et por ce tuit li oir qui aprés lui vindrent orent sornon Slivius ausi com aprés Cesar Auguste por sa vaillandise ont sornon tuit li enpereor de Rome dusques a hui cest jor Auguste (l. 1649-1665).

en la garde Silvius, son frere, qui moult fu vaillans et bien maintint le regne. Et pour la bonté orent non tuit li autre qui apriés lui vinrent en sour non Silvius ensi comme on li empereour de Roume Augustus (l. 363-375).

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Annexe 3 : La CBA comme texte-source de la FH

La mort d’Anchise (fig. 32)

CBA FH

Apriés chou cessa li tempeste, lors perchurent li marounier terre, si se traisent cele part et trouverent un port. Chis pors estoit en Sesille. Ils traisent a terre pour rafreschir. Entre tant prist une maladie au roi Anchysés, si morut et fu enfouis en la cité de Trepanon a grant hounour (l. 13-16).

Tant nagierent qu’ilz arriverent en Cecile, mais avant perdirent ilz la plusgrant partie de leur navire par tempeste. Anchisés, le pere Eneas, moru en Cecile et fu enterré moult honnourablement a Tripanon (l. 4-6).

Le récit de Didon (fig. 33)

CBA FH

Et le faisoit fremer une dame, Dydo estoit nommee. Ele avoit esté fille le roi Belus, ki tint Tyr et Sydoine, et toute la terre de Feniche que nous apielons la terre de Sayete. Quant li rois Belus fu mors, Tymalions, ses fius, tint le roiaume apriés lui et fu moult desloiaus et malitieus. Il fist mourdrir le mari Dydo, Sycheus avoit non, pour chou qu’il ot pavor ke cil ne le jetast dou regne. Quant Dydo sot ceste chose, elle assambla priveement tout le tresor qu’ele pot avoir qui avoit esté son pere, son frere et son mari, au plus celeement k’ele pot, et entra en mer a tout et guerpi et le païs et la terre pour la pavour k’ele ot de son frere. Si errat tant k’ele vint en Libe, si acata cele terre ou elle fasoit la cité de Cartage, ki moult estoit ja puplee de gens et de riqueces (l. 25-34).

De la se parti Eneas et arriva au port de Carthage, que la royne Dido faisoit clorre nouvellement, riche cité, grande et puissant. Ceste Dido fu fille du roy de Thyr, de Sidoine et de Fenice que l’en nomme maintenant la terre de Saiocte. Son pere estoit tant riche qu’a merveilles. Elle avoit ung frere nommé Thimalion, lequel, quant son pere fu mort, occist le mary Dido affin qu’il ne lui tollist son royaulme. Adont print tout le tresor de son pere et l’emporta, et se mist en mer et tant naga qu’elle vint ou elle fist clorre la noble cité de Carthage au tamps que Eneas y arriva (l. 7-13).

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La confirmation de l’arrivée en Italie (fig. 34)

CBA FH

En la fin orent il si poi pain qu’il mangierent lour tailleoirs et tout lour relief et ne furent mie bien saoulé. Quant che vit Ascanius, si commencha a rire et dist, oiant son pere : « Moult nous a ore destraint la famine, qui avons mangié nostre reliés. » Tantost comme Eneas entendi ceste parole, il sot bien qu’il estoit venus en la contree que li diu li avoient tramise, car ses peres li avoit dit en avision la ou il mangeroient lour relief, la seroit lour demouree (l. 198-203).

Si tost qu’ilz furent issus de leurs nefz, ilz s’assirent a mengier et firent trenchoirs de pain, mais enfin ilz mengierent leurs trenchoirs, dont Aschanius commença a rire. Et lors il souvint a Eneas que son pere lui avoit dit en avision que la ou ilz mengeroient leur relief seroit leur habitacion. Si fu adont acertenez qu’ilz estoient arrrivez en la terre ou ilz demourroient (l. 24-28).

La fondation de Laurente (fig. 35)

CBA FH

Chil dou païs respondirent a Eneas que li rois Latins en tenoit la signourie qui moult estoit anchiiens hom et si n’avoit nul oir fors une fille et si manoit pres d’illuec a une cité qui Laurenche estoit apielee, mais ele fu premiers Lavina clamee. Li rois Latins ot un frere qui ot non Lauvinius, si fonda la cité et dist k’ele seroit de son non noumee Lauvine, tant qu’il avint chose c’uns loriés nasqui et crut en une haute tour. De chou avint ke li rois Latins le non mist premiers a la cité et la fist noumer Laurenche, et la manoit il, car c’estoit li chiés de tout son roiaume (l. 209-215).

Il avoit la pres ung roy nommé Latins, qui avoit ung frere nommé Lavinus. Ce Lavinus fonda la cité de Lavine, que le roy Latins appela depuis Laurence pour ung laurier qui y leva d’aventure en grant haulteur (l. 28-30).

L’envoie de messagers à Laurente (fig. 36)

CBA FH

Quant Eneas ot son chastel commenchié, il prist C de ses plus saiges houmes pour envoyer au roi Latin a sa cité de Laurenche

Quant Eneas eut ung peu sejourné en la terre Latins et il sceut par ceulx du pays que le roy Latin en estoit sires et qu’il

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pour pais requerre et qu’il ne li grevast de chou qu’il avoient pris port en sa terre por demourer par le commandement des duis et sans lui faire nule grevanche (l. 220-223).

demouroit la pres en la cité de Laurence, il envoia cent de ses chevaliers devers lui pour demander et requerre paix et amistié a lui et qu’il leur donnast grace de demourer en sa terre, ou ilz estoient venus par le commandement des dieux (l. 36-39).

Turnus apprend que la promesse du roi Latin à Énée (fig. 37)

CBA FH

La nouvele fu tost espandue parmi le regne et fu nonchié a Turnus ke Troiien estoient arrivé ou Toivre qui erent eschapé de Troies. Et au signour d’aus, qui Eneas estoit noumés, avoit li rois Latins abandounee sa terre. Et sa fille, que Turnus devoit avoir, voloit li rois douner et aireter de son roiame. Et ja lour avoit li rois consenti a faire tel chastiel k’il n’ierent mie legier a jeter fors dou roiaume. Tantost con Turnus sot cest afaire, il fu en moult grant ire pour la damoiselle, qui premiers li estoit otroiie et dunee. Et bien jura ke ja Eneas ne l’averoit tant com il seroit en vie.

Dont assambla Turnus de ses prochains amis pour consel prendre de ceste chose. Quant il ot grans gens assamblees, il li loerent qu’il alast au roi Latin a Laurenche et a la roine savoir comment et pourquoi il voloient che faire (l. 270-279).

Quand Turnus oÿ dire ces nouvelles que Eneas avoit la fille et la terre qu’il cuidoit avoir, il jura qu’il ne le souffriroit mie. Et par le conseil de ses amis, il s’en ala devers le roy Latin et lui demanda pour quoy il voloit donner sa fille a ung estrangier (l. 49-51).

Le roi Évandre (fig. 38)

CBA FH

Un jour vint uns hom dou païs a Eneas et li dist qu’il alast querre aïde a un roi qui avoit non Evander. Chil fu niés le roi Palentin d’Arcade. Il estoit venus en Ytaile. Et tant avoit fait qu’il estoit hebregiés ou mont Palentin sour le Toivre et la avoit fait une

Eneas eut conseil d’un homme du pays qu’il alast requerre ayde au roy Evander, qui demouroit sur la riviere du Tibre en une cité qu’il avoit fait faire qu’il appeloit Palentine pour ce qu’elle seoit sur le mont Palentin. Ce roy avoit une fille nommee

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nouvelle cité petite. Si le nouma Palentine. Il avoit une fille, qui avoit non Palentia, et un fil preu et hardi qui avoit non Pallas. Chil avoit lonc tans guerroyé Turnus (l. 292-296).

Palentine et ung filz nommé Pallas, jone chevalier fort et hardy. A ce roy avoit Turnus fait maint anuy (l. 56-59).

L’aide du roi Évandre (fig. 39)

CBA FH

Quant il fu arrivés, li rois le rechut a moult grant joie. Il s’entracointierent de paroles et dist Evander qu’il avoit couneu Anchisés, le pere Eneas, qui grant signourie avoit eu en Troies. Apriés moult de paroles li dist Eneas qu’il estoit venus secours querre et aÿde contre Turnus. Li rois li respondi qu’il li aïderoit de IIIIC houmes bien armés et se li kerkeroit Pallas, son fil, et s’il ne fust si vius, ils meismes il alast. De che le merchia moult Eneas. Dont n’i ot plus de sejour que jusch’a la matinee que Pallas fu apparelliés et ses gens se misent es nés et nagierent tant qu’il aprochierent la fortereche Eneas (l. 301-308).

Evander le receut courtoisement et lui promist son ayde et lui bailla incontinent Pallas, son filz, et IIIIC chevaliers et habillemens de guerre, et se mirent a chemin vers le chastel Eneas (l. 61-63).

La première bataille contre les troupes de Turnus (fig. 40).

CBA FH

Turnus estoit ja venus devant a toute sa gent et assaloit durement, car chil dou chastiel ne s’en voloient issir tant qu’il ne veissent lour signour. Quant Eneas, Pallas et lour gent virent chou, il issirent des nés et monterent es chevaus tot armé et se ferirent es gens Turnus. Lors commencha la bataille grans et perilleuse. Cil ki assaloient laissierent l’assaut quant il virent lour anemis venir sour aus. La fu

Quant ilz vinrent pres, Turnus estoit la venus devant le chastel a tout ses gens et l’assailloit durement et ceulx du chastel ne voloient issir jusques ilz reveissent leur seigneur. Quant Eneas et Pallas veyrent ce, ilz issirent des nefz et monterent a cheval et alerent commencier la bataille, qui fu grande et perilleuse et dura jusques a la nuit qui les departy (l. 63-67).

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l’estours grans et perilleus, et moult i ot de mors et d’une part etd’autre, mais la nuis vint qui les departi, si s’en rala Turnus en Laurenche et Eneas demoura en sa fortereche dusk’a l’endemain (l. 309-315).

La mort de Pallas (fig. 41)

CBA FH

Turnus revint a grant compaignie de chevaliers tous armés. Eneas, Aschanius, Pallas et lour compaignie issirent encontre, si recommencha la bataille grans et perilleuse. Pallas i fist mervelles d’armes et bien se maintient comme boins chevaliers k’il estoit, mais en la fin l’ocist Turnus, dont Eneas fu moult courechiés. Et en la fin l’eut il bien vengié, se ne fust la nuis k’il les departi (l. 315-319).

L’endemain au matin Turnus revint, si recommença la bataille fiere et mortele. Pallas y fist droites merveilles d’armes, mais en la fin Turnus l’occist, dont Eneas fu moult courrecié et bien l’eust vengié, se la nuit ne fust venue qui les departy (l. 67-70).

La provocation en duel (fig. 42)

CBA FH

Eneas lour otria a XII jours et puis si lour dist : « Signour, quele aventure vous fait a moi combatre, qui vos amis vaurroie estre ? Je ne me quida mie combatre ne pour combatre ne vinge mie chi, se vous me vausissiés laissier en pais. Et puis qu’il ensi est que Turnus me veut cachier dou regne, plus droituriere chose seroit qu’il se combatist a moi cors a cors. Si en eust l’ounour cui li dieu le donroient. Et li autres ki seroit vaincus pardist la terre et la vie. Ensi ne morroient mie chil qui coupes n’i ont ne ne seroit pas la contree destruite. Cheste chose faites savoir le roi et Turnus de par moi, car s’il voelent ceste chose faire, je suis tous apparelliés » (l. 325-332).

Eneas les accorda et puis il dist aux messages que Turnus avoit tort de le voloir chacier hors de celle terre et que s’il avoit hayne, c’estoit pitié que tant de preudommes le comparoient : « Si lui dites, dist il, de par moy que s’il veult avoir bataille a moy corps a corps, il l’ara, et a qui les dieux en vorront donner l’onneur il l’ait et l’autre perde la vie et la terre » (l. 72-76).

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La mort de Turnus (fig. 43)

CBA FH

Quant li jours de la bataille fu venu, Turnus vint ou camp bien armés, et Eneas de l’autre part. Bien fu gardés li cans de par le roi. Longuement dura la bataille des II chevaliers, car moult estoient preu et vaillant, mais en la fin fu Turnus ochis. Qant [sic] Turnus fu mort, si s’en partirent si ami dolent et courechié, et li rois Latins vint a Eneas et l’enmena a grant joie en Laurenche. Et furent li compaignon remandé tuit et fu la pais faite des Troiiens et de chiaus de Laurenche en tel maniere ke li rois Latins otria sa fille a Eneas et tout son regne apriés lui, car il n’avoit plus d’oirs. Eneas, qui ot mainte paine eue par plus de VII ans que ja avoit qu’il estoit issus de Troies, prist a feme Lauvine, la fille au roi Latin, qui tenoit Laurenche et moult ot grant joie a l’asamblee (l. 338-346).

Jour fu prins auquel les deux champions assamblerent corps a corps et combatirent longuement comme vaillans chevaliers qu’ilz estoient, mais en la fin Eneas occist Turnus, dont vint le roy Latin a Eneas et le mena a Laurence, sa cité, a grant joye et lui octroya sa fille et tout son royaume aprés lui. Eneas, qui avoit mainte paine eue par plus de sept ans qu’il avoit ja passez depuis qu’il party de Troies, print a femme la fille du roy Latin, qui tenoit Laurence, et moult y eut grant joye a l’assemblee. (l. 78-84).

La succession des rois du Latium avant Énée (fig. 44)

CBA FH

Apriés chou ne demoura mie granment que li rois Latins trespassa de ceste vie, lors tint Eneas tout le regne. Ensi con vous avés oï, fu translatés li roiaumes de Laurenche a Eneas et a ses oirs. Il avoit devant duré C et L ans par V rois. Li premiers fu Janus, le secons Saturnus, li tiers Pycus, li quars Fanus. Li quins fu li rois Latins, peres Lauvine (l. 347-350).

Lors tint Eneas tout le royaume. Ainsi fu translaté le royaume de Laurence a Eneas et a ses hoirs qui avoit duré cent et cinquante ans par V roys. Le premier fu Janus, le IIe Saturnus, le IIIe Picus, le IIIIe Fanus et le Ve fu ce roy Latin. Et de son nom fu la terre appelee Latine (l. 84-87).

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351

L’épisode de la barbe d’Ascagne (fig. 45)

CBA FH

Eneas ot assés guerres et meslees, car Mesencius, qui tenoit Sesile, le guerroia, mais Eneas ne le vainqui mie pour la mort qui li fu trop prochaine, mais puis la mort Eneas le combati cors a cors Aschanius et ochist Mesencius. Adont fu Aschanius apielés Milinis pour chou que adonc li venoit primes barbe quant il vainqui Mesencius (l. 350-354).

Mesencius de Cecile guerroia Eneas en son temps, et ne le vainqui pas Eneas pour la mort qui lui fu trop prochaine, mais Aschanius, son filz, acheva celle guerre, car il combati corps a corps contre Mesencius et l’occist. Et pour ce fu il depuis appelé Aschanius Milnus, car lors lui venoit prime barbe (l. 87-90).

La mort d’Énée (fig. 46)

CBA FH

Quant Eneas ot mise la terre en pais et delivree, la mors, qui petit espargne nule rien, li courut sus en tel maniere que nus ne sot comment il perdi la vie. Li un dient qui ochis fu de foude. Li autre dient que li diu le ravirent. Li autre dient ke li cors fu trouvés en une eve jouste le Toivre en un estanc, Municon l’apielent chil de la contree. Eneas ne vesqui ke III ans puis qu’il ot Lauvine espousee (l. 354-359).

Quant Eneas eut tenu sa terre en paix par l’espace de III ans, il moru en telle maniere que nul ne sceut qu’il devint. Les ungs dient qu’il fu occis de foudre. Les autres dient qu’il fut ravy avec les dieux. Les autres dient que son corps fu trouvé en une eaue decoste le Tibre (l. 91-94).

La naissance de Silvius Posthumus (fig. 47)

CBA FH

Apriés Eneas tint le roiaume Aschanius, et Lauvine remest enchainte d’un fil. Et se douta moult ke Aschanius ne le fesist ocirre en traïson pour tenir tout le roiaume. Pour cele pavour Lauvine, qui moult estoit dolente, s’en fui en la forest et loges Cyrirus qui estoit paistre. La fu ele tant qu’ele se delivra d’un fil qui ot non Silvius Postumus. Quant Aschanius sot ou sa

Aschanius, le filz Eneas, regna en Italie aprés son pere. Et comme Lavine, la femme Eneas, demoura enchainte d’un filz, elle doubta que Aschanius ne la fist occire pour avoir tout le royaume a par luy, si s’en ala secretement demourer avec ung pasteur, qui avoit nom Cirus, et tant y demoura qu'elle se delivra d’un beau filz qu’elle appela Silvius Postumus. Quant Aschanius

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marrastre estoit alee, et qu’ele avoit un fil qui estoit ses freres, il manda k’ele revenist sans nule doutance. Elle revint a tout son fil. Aschanius douna et otria a sa marrastre et son frere Silvius la cité de Laurenche (l. 364-370).

en sceut la verité, il manda qu’elle venist seurement lui et son filz; elle retourna (l. 94-99).

La succession d’Ascagne (fig. 48)

CBA FH

Aschanius douna et otria a sa marrastre et son frere Silvius la cité de Laurenche. Et il estora apriés la cité de Albe. Et la fu ses repairs XXVIII ans qu’il regna. Quant il morut, il laissa le regne son frere Silvius Postumus, car il n’avoit autre oir fors un fil qui estoit trop jovenés pour terre tenir. Julius avoit non. Chelui laissa il en la garde Silvius, son frere, qui moult fu vaillans et bien maintint le regne. Et pour la bonté orent non tuit li autre qui apriés lui vinrent en sour non Silvius ensi comme on li empereour de Roume Augustus (l. 369-375).

Et lors Aschanius lui donna la cité de Laurence et a son filz Silvius, et il edefia la pres une cité qu’il appela Albe, et la demoura XXXVIII ans qu’il y regna. Et quant il moru, il laissa son royaume a Silvius, son frere, car il n’avoit que ung filz qui estoit trop jones pour regne tenir, Vilius avoit nom, qu’il laissa en la garde de Silvius, son frere. Silvius maintint bien et vaillaument son royaume et pour sa bonté eurent nom tous les autres roys qui aprés lui vinrent en surnom Silvius, ainsi comme les empereurs de Romme eurent nom depuis Cesar ou Augustes (l. 99-105).

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Annexe 4 : L’HAC comme texte-source de la B

Agamemnon somme Énée de partir (fig. 49)

HAC B

Segnors et dames, quant Troies la Grande fu arse et destruite ne mie encore tote, mais tant que li Grijois virent et sorent bien qu’ele ne porroit jamais estre rescousse, il s’apareillerent por entrer en mer, si com je vos ai conté ariere. Mais ansois qu’il en lor nés entrassent, Agamenon, qui sor aus toz avoit la poësté et la segnorie, comanda a Eneas qu’il sans atargier voidast le païs et la contree, quar mout l’avoit Agamenon acueilli a haine por ce qu’il Polixene, la fille au roi Priant, por cui amor Achillés avoit esté ocis, lor avoit reprise et celee, et ce fu l’ochoisons de la rancune et de la haine (l. 3-9).

Puis que compté avons des autres Troyens, nous convient il de Eneas parler comme aprés la piteuse destruction de Troye, que les Gregois avoient arse et destruitte, ainsi que devant est dit, tant que ne peut jamais estre rediffiee. Avant que les Gregois se partissent d’illec pour aller en Grece, commanda le roi Agamenon a Eneas que de celle terre hastivement vuidast pour ce que grant hayne sur lui avoit pour la cause que Polixene, fille du roy Priam, avoit muchee quant Troye fut destruitte (l. 4-9).

Le récit de Didon (fig. 50)

HAC B

Ceste Dido fu fille le roi Belus, qui tint Tyr et Sydone et la terre tote de Fenice, que nos ore apelons la terre de Saiete, et si ot un frere, Pigmalion estoit apelés, et baron, qui Sicheus cil de la contree apeloient. Aprés ce que li rois Belus fu mors, tint Pigmalion le regne, et si devint si crueus et si malaventurous de totes creatures qu’a paines est il nus qui le vos seust conter ne descrire. Il estoit avers et covoitous et traïtres et par ces trois teches n’estoit onques ses cuers asasiés de faire desloiautés et felonies. Cis Pigmalion mortri en un temple Sicheus, le baron Didon, sa seror, por covoitise de tot avoir le regne. Et puis, quant il l’ot fait enfoïr tot coiement, si dist a sa seror qu’il en estoit

Ainçois que plus avant parlons de Eneas, me convient il du roy Bellus dire, qui fut du roy Agenor successeur et tint les regnes de Thir et de Fenice, et d’Aise maintint grant grant segnourie. Celui roy Belus de qui parlons avoit ung fils nommé Pigmalion et une fille nommee Eliza, laquele fut aprés clamee Dido. Celle Dido avoit ung mari espousé nomé Sicheus, puissant homme et de noble lignaige, qui moult l’amoit et tenoit chiere comme son espouse. Aprés la mort de ce roy Bellus obtint son filz Pigmalion le regne, lequel fut en son temps si pervers et cruel que chascun craingnoit ses iniquitez, et de char humaine si grant occiseur fut que pluseurs gens fist par sa cruaulté morir. Par la grant

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alés en Sire, si reviendroit quant il avroit faite sa besoigne. Mais ne demora mie aprés ce granment quant Dido gisoit en son lit que ses barons s’aparut ausi com en vision a li, et si li dist et conta coment ses freres l’avoit mortri et qu’ele ne le ratendesist mie, ne si ne demorast mie la, quar ausi la feroit ses freres ocire, et si s’en tornast si coiement de la contree qu’a son frere n’en fust percevance. Quant Dido fut esveillee, ele creï bien la vision qu’ele ot veue. Tantost quist et assambla grans avoirs d’or et d’argent, et si quist gens assés por avec li mener, qui volentier i alarent por la cruauté et por la desloiauté de son frere, quar on se doit bien departir de mauvais segnor et fuir (l. 170-185).

convoitise qui en lui habondoit fist il en traÿson murdir Sicheus, le mari de sa seur, afin que tout le regne a lui attribuast, si fist secretement le corps en terre mettre tant que icellui murdre ne fust esclandri au peuple qui forment l’aimoit. Lors que Pymalion ot ainsi [fait] Sicheus mettre a mort, dist a Dido, sa seur, comme aller vouloit ou pays de Sirie et que jusques ad ce qu’il seroit retourné voulsist a Thir gouverner son affaire. Tandis que en Sirie estoit Pigmalion, fut Dido en dement ou Sicheus, son loyal mari, estoit que mieulx amoit que nulle autre chose mondaine, par quoy de jour en jour attendoit sa venue pour ce que de sa mort n’avoit rien sceu. Une nuit lui advint comme elle se dormoit qu’elle vit Sicheus en advision qui lui disoit comme son frere l’avoit faulsement murdri et que hastivement se partist de Thir, car s’il estoit retourné, semblablement la vouldroit il occire. Comme Dido se fut de ce songe esveillee, si lui souvint de ceste advision dont elle se tourna en pitié et en doubte, en pitié pour la mort de son mari et en doubte pour la crainte d’elle, si se pensa alors de saulver sa personne le mieux qu’elle pourroit. Lors print avec elle de ses amis certains et saisit les tresors du roy Bellus, son pere, et toutes les chevanches qu’elle peut recouvrer. Pour mieulx fournir l’affaire qu’elle avoit entreprinse print elle lors tous les biens de son frere et secretement, quant la nuit fut venue, se partit elle de Thir avec ses amis, que elle avoit assemblez, et emporta toutes les grandes richesses qu’elle avoit peut recouvrer. Des lors ot elle fait aprester ses nefs, qui a celle heure sur le port l’attendoient, si monta adonc a toute sa compaignie et sur la mer se mist pour la crainte que ne venist son frere. Du port de Thir se parti Dido et fist les voiles tendre

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tant que du port furent bien tost esloingnez pour le vent qu’ilz avoient bon et acceptable et ce qu’ilz vouloient celle terre guerpir (l. 139-167).

La fondation de Carthage (fig. 51)

HAC B

Quant Dido se fu bien porveue des riches tresors qui furent son pere et a son frere, au plus tost qu’ele pot, si naga tant a voiles tendues qu’ele ariva en Libe. E quant ele fu a terre descendue, ele achata a ceaus de la contree tant de terre com ele poroit d’un cuer de buef assaindre. Cil cuiderent que ce ne fust guaires de choze et que ce ne fust se tant non solement o ele peust segurement seïr et reposer a terre, se li vendirent et creanterent por assés petit d’affaire. E quant la roine Dido en ot ensi finé, ele fist le plus grant cuer de buef prendre qu’ele pot avoir, si le fist tot entor detrenchier par si menues coroies com on onques plus le pot faire, si que ce sambloient fil quant eles furent detrenchees. E aprés ce ele esguarda le plus beau liu et le plus fort et le plus delitable de tote cele terre, si en avirona tant come ele pot de celes coroietes et dedens ce fist ele commencier les autes tors et les espés murs de Cartage, et la faisoit encore ovrer la riche roine Dido quant Eneas la vit primes, qui a cele part ala au plus tost qu’il pot entre lui et son compaignon sans demorance. Quant Eneas fu venus a Cartage, il regarda a merveilles les riches portes de la cité novelement fundees et les beles rues aornees de riches palais et les haus murs et les grans tors de marbre. E si vit les Tirieins, c’est les gens de la cité, estre encore en grant paine de l’ovrer as fossés et as murs et as hautes sales, quar li comencemens estoit d’esté,

Quant, ainsi que ouy avez, fut la royne Dido sur la mer montee, coururent ses nefz a l’adventure et tant qu’elles arriverent a la coste de Lybe. Et donc pour la contree qu’il trouverent seure et le peuple qui les laissa descendre, ilecque prindrent port. Comme Dido la royne eut une piece demouré en Libe, advisa la contree, qui lui fut plaisante, par quoy elle ot desir de ylec habiter, si se pensa lors comme en celle contree pourroit avoir terre habitable et hereditable en laquele elle peust fonder une cité pour demourer, elle et sa compaignie, en la salvacion de ses grandes richesses. Moult fut la dame sage et de ceulx de la terre se sceut bien acointer, si fist tant avec ceulx qui le pays gouvernoient que pour certain pris qu’elle leur donneroit vouldrent consentir que en tel endroit de la contree qu’elle vouldroit choisir avroit place pour fonder sa cité. Par entre eulx fut ainsi la convenance faitte que celle dame avroit pour son vouloir faire autant de celle terre qu’elle pourroit enclorre des couroyes faittes d’un cuir de cherf. Et tantost paya les pecunes qui pour ce avoyent esté promises tant qu’ilz furent d’elle bien contens. Adonc fist la royne Dido, par sa malice et subtilité, querir le plus grant cuir de cerf que l’en pouoit trouver et puis le fist trencher par couroyes deliees tant qu’elle en ot tresgrant nombre assemblé. Puis regarda dessus la marine la plus belle et convenable place qu’elle peust choisir pour

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que les flors et les fuelles et les verdes herbes mout tresdoucement flairoient. Quant ce vit Eneas, il dist : « E gens boneuree qui i a, avés tant vostre paine asomee que vostre mur et vos tors sunt ja envers le ciel montees ! » Atant entra en la vile, mais il ot ansois demandé qui en tenoit la segnorie et on li ot bien dit et conté que dame et roine en estoit Dido, qui de Tyr estoit la venue a navie, et qu’ele n’avoit baron ne segnor ne fill ne fille. Enmi la cité tot droit ot un mout tres beau liu d’arbres precious de diverses manieres, tres en mi liu droiterement ot la roine Dido fait faire un riche temple en l’onor Juno, lor deuesse que ele aoroit, et si li ot faite faire une grant imagene d’or aornee de pierres precioses, et encore i faisoit ele ovrer et enbelir le temple de ses avoirs et de ses grans richeces (l. 187-211).

une cité faire, si fist lors ses couroyes bout a bout assembler pour enclore celle circuité, et tant de terre que elle en peut enchaindre lui fut livree en franc demaine. Quant ainsi eut Dido celle place acquise, elle manda ses ouvriers et sur la mer dedens ceste closture fist commencer une belle cité qui fut grande et spacieuse, bien comprinse de toute estature. A l’environ fist elle murs et tours hault lever et puissantes portes bien fortifiees et grans fossez autour des murs faire, si fut de beles rues ordonnee et peuplee de doulces eaues et autres choses neccessaires et convenables pour une notable cité. Comme celle cité fut presque achevee, la fist premier Dido Bursa nommer. Et aprés, fut clamee pour exemple de la cité de Thir, mais en la fin fut elle nommée pour Brut qui est dit Cartha en laquelle ville elle avoit esté nee. Orosius dit comme ceste cité fut fondee LXXII ans avant Romme et dura VIC ans qu’elle fust par les Rommains destruitte. Emmy celle cité fist elle faire ung temple riche et notable en la remembrance de Juno, la deesse, et pour elle establir ung grant ymage d’or enrichi de pierres precieuses et fines, qui estoit assise dedens ce temple. Pour plus solenniser ceste sainte maison y furent paintes pluseurs hystoires et entaillez pluseurs fais anciens, comme de Thebes, de la prinse de Troye et autres choses de long temps advenues (l. 194-224).

Énée devant les images de Troie dans le temple de Junon (fig. 52)

HAC B

Quant Eneas ot tot ce esguardé, il comensa a plorer et si dist a Achatés, son compaignon : « E! Beaus amis, fait il, esguarde ! Il n’est terre ne regions en tot le

Pour veoir les richesses du temple Juno y entra Eneas, avec lui son compaignon, si regarderent lors les nobles ediffices et les grandes richesses qui leans estoient et

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munde que nostre dolors ne seit ja seue. Or esguarde, fait il, vois ici le roi Priant paint et totes ses proëces. E de sa pues tu veïr les chozes dont on puet plorer et dolor faire. E qui seroit ce qui esguarderoit si n’en avroit tristece ? » Ensi parloit Eneas et, en regardant la painture, li corroient les larmes a grant fuison aval la face, quar totes i veoit paintes les batailles et coment la roine d’Amasone Panthesilee i estoit venue et les chivaleries qu’ele i avoit faites o ses damoiseles (l. 218-225).

l’ymage admirable de Juno, la deesse, qui en l’onneur d’elle y avoit esté mis. Puis regarderent les notables paintures qui richement furent faittes et entaillees des anciennes histoires qui la estoient pourtraittes, en especial de Troye la Grant, comme elle avoit par les Gregois esté destruitte, qui au coeur plus pres lui tenoit que toutes les choses qu’il pouoit veoir. Comme ceste histoire ot bien advisee a son compaignon, dist, des yeulx larmoyant, comme de tous les hommes qui estoient soubz le ciel furent les Troyens les plus maleureux, car par tout le monde estoit nouvele de leur male fortune et en tous pays estoit leur douleur amenteue. Lors monstra Eneas a son compaignon la pourtraitture du roy Priamus et la figure de ses haultes prouesses, comme les batailles de Troye avoient esté et comme a son secours estoit venue Panthasillee, royne d’Amazone, la maniere comme elle fut occise et comme celle guerre avoit esté finee a leur confusion (l. 408-421).

Énée et ses compagnons décident de parler à Didon (fig. 53)

HAC B

Lors parlerent ensamble et si distrent qu’il a la roine Dido demanderoient conduit qu’il aseur <qu’il aseur> fussent a ses pors, que sa gent ne lor feissent grevance ne dolor ne destorbance, et si distrent entr’aus li pluisor que Eneas ne si demostreroit mie qu’il fust Eneas trosqu’atant qu’il de la roine savroient la volenté et le corage, quar feme est de cuer tost muee et a povre conseill menee. Ensi le distrent li Troien et firent, quar devant la roine en vindrent tuit ensamble, mais il ne distrent mie liquels estoit Eneas, qui encor adonques aparoit

Lors parlerent ensemble Eneas et ses gens et regarderent que bon seroit que a celle royne demandassent congié de eulx et leurs nefz en ces ports sejourner et que a leurs despens eussent garde et conduit que en sa terre a seurté les tendroit. Par la grant doubte en quoy Eneas fut dist a ses compaignons que aucunement ne deissent a la royne ne a aucune personne de la ville le nom de lui ne qui il estoit jusques ad ce qu’il peust plus a plain savoir de leur voulenté (l. 484-489).

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par semblance bien d’aus estre rois et sires (l. 236-242).

Les paroles d’Ilionée à Didon (fig. 54)

HAC B

Quant devant Dido furent tuit venu, il l’enclinerent et saluerent et lors parla Ilioneus, qui d’aus estoit li plus ancieins, et si comensa ensi sa parole : « O tu, roine dame a cui li deuot [sic] donee poësté et segnorie de ceste novele cité faire et estorer por atamprer et refrener les pueples et les nassions estranges, saches que nos somes Troien, si nos ont amené et chacé a tes pors li vent et les grans tempestes. Por ce te proions nos, dame, que tu defendes a tes gens qu’il ne nos fassent, a nos nés ne a nos, anui ne grevance. Aies merci de nos lignee et si reguarde les dolors que nos avons sofertes. Nos ne somes mie ci venu por forfaire ne por prendre les proies de ta terre, ne nos n’en avons volenté ne force. Mais saches bien, dame, que nos estions meu por aler querre une terre qui Italie est apelee, dou non le roi Italus de Sesile, qui i habita sa en ariere et qui fu de nostre lignee. A ce que nos estions mis en haute mer, tempestes nos envaïrent qui si nos departirent que nos seumes que li pluisor de nos compaignons devindrent et nostre roi meismement, qui Eneas avoit a non, perdimes nos, qui mout estoit preus et hardis as armes et de grant beauté et sages. Or somes ci arivé en vostre contree, si voudrions en pais refaire nos nés et nos compaignons et nos segnor encore atendre por savoir se nos ja orions noveles s’il est encor en vie, quar si nos savions qu’il fust alés en Italie, nos le sivrions, o en autre

En la maniere que ouy avez allerent ceulx de Troye devers Dido, la royne, qui les edifices du temple regardoit, si la saluerent en moult grande reverence. Et aprés parla Ylieneus, qui fut sage, et lui dist ainsi : « Tu, royne trespuissante dame a qui les dieux ont donné proesce et grant seignourie de ceste cité faire pour retraire les peuples et recueillir les autres estrangiers, plaise toy savoir comme Troyens sommes, qui par fortune de mer et tempeste nous a a tes ports admenez, non pas pour proye prendre ne pour toy dommager, mais seulement ainsi que fortune y sommes arrivez. » Puis lui requist et dist : « Tres haulte dame, humblement te prions que aux gens de ta terre vueilles faire deffendre que par eulx ne soyons malmenez ne laidis. Ainçois te plaise de nous merci avoir et garder par pitié nostre franc lignage. » Quant la royne entendit Ylieneus, si fut pour leur douleur en son coeur piteuse et leur enquist lors en quele terre ilz vouloient aler et quel parti ilz pensoient tenir. Lors respondit Ylieneus comme en une terre pensoient aler, laquele estoit Ytalie nommee, pour les heritages Ytalus conquerir, qui anciennement fut leur ancesseur, ainsi que par les dieux leur estoit commandé. Puis la requirent qu’elle souffrist que leurs nefz se peussent en ses ports reffraire [sic] et de nouvel entailler en leur donnant seurté des gens de sa contree (l. 504-518).

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contree, et se nos n’en oons noveles, nos repairerons en Sesile au roi Acestés o en autre terre » (l. 244-260).

La réponse de Didon à Ilionée (fig. 55)

HAC B

Ensi parla Ilioneus a la roine et quant ele ot entendues les paroles, ele abaissa un petit le visage et si dist : « O vos Troien, n’aiés nulle doutance et si sachés que a moi meismes sunt maintes averses chozes avenues. Il n’est nus regnes ou l’aventure de Troies, si com je croi, ne soit seue et coneue. E bien sachés que a quelque part que vos voudrés aler et traire, je vos aïderai et d’avoir et de gens qui vos seront en aïe. E si vos volés avec moi ci demorer, ceste riche cités que je ferme iert vostre et en vostre aïe. Or faites vos nés a terre traire et a vostre volenté refaire. E si ne doutés mie que je ne vousisse bien que vostre rois Eneas fust sa arivés par tel aventure com vos estes, et si envoierai je cers messages et fiels par totes les parties daarraines de Libie por savoir s’il en forest fust ja arivés ne getés par les pesans tempestes » (l. 260-269).

De leur douleur fut lors la royne moult piteuse et, aprés que elle ot ung petit pensé, dist : « O vous Troyens, de moy n’ayez doubte, car a moy mesmes sont advenues de grans fortunes qui vostre douleur assez me font congnoistre, combien qu’il ne soit regne ou vostre tristesse ne soit amenteue, qui a tout coeur loyal doibt estre chose amere. » Puis leur dist quel que part qu’ilz vouldroient aller qu’elle leur ayderoit assez de gens et d’avoir, et, se en ceste terre vouloient demourer, benignement les recueilliroit et leur donneroit vivres et vestures, et que seurement feissent leurs nefz a terre traire et a leur plaisir tres bien rappareiller, car pour leur confort tout leur habandonnoit (l. 518-526).

Les paroles d’Énée à Didon (fig. 56)

HAC B

Tantost se traist Eneas avant et si dist a la roine Dido : « Dame, je sui Eneas li Troiens que vos demandés, et si sachés bien que a grant paine sui je eschapés de la mer d’Aufrique et venus a port en ceste contree de Libie. Or somes en ta merci, quar tu es dame et roine puissans et loëe » (l. 275-278).

Mesmement Eneas, qui ce avoit ouy, de sa personne fut lors asseuré, si se trait humblement devers elle et lui dist qu’il estoit Eneas, le povre, lui requerant sa grace, son secours et son ayde. Puis lui dist : « Dame, je suy ung Troyen nud et desherité et a grant paine suis eschappé des tourmens de la mer d’Auffrique. Et comme Fortune m’a voulu conduire, suis arrivé en

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ceste contree dont vous estes royne puissante et loee » (l. 531-536).

Les provisions données par Didon (fig. 57)

HAC B

La roine enmena Eneas en ses riches sales et ses compaignons, et si lor fist grant joie. Entretant demanda Dido a Eneas o ses nés estoient arivees, et Eneas li dist et ensegna la forest et les II montaignes o eles erent aancrees. Tantost com ele sot o eles furent et que VII nés i avoit chargees, ele lor envoia XX bues et C pors et C moutons cras et autant d’agneaus tendres por ce qu’il eussent noveles vïandes, et si lor envoia pain et vin et a si grant planté com il voudrent (l. 282-287).

Comme ouy avez, fut Eneas au palais de Cartage par la royne Dido a grant honneur recueilli et tous ses gens grandement honnourez, pour la haulte noblesse du sang troyen dont ilz estoient issus. Comme une piece ourent ensemble la royne et Eneas devisé, lui demanda la royne a quel port estoient ses nefz arrivees, si lui dist lors comme en la forest pres d’illec entre deux montaignes avoit sept de ses nefz qui en crainte et doubte l’attendoient. Adonc la royne Dido, qui de largesse et de honneur fut remplie, commanda a ses gens leur porter des vivres et tantost leur furent envoyez XX grans boeufs, C porcs et C moutons, et pour nouveles viandes avoir leur fist C gras aigneaulx porter et pain et vin largement (l. 569-576).

Didon demande à Énée de raconter le sac de Troie (fig. 58)

HAC B

E aprés ce que li Tyriein, ce sunt les gens la roine, et li Troien orent grans festes demenees ensamble, la roine Dido, qui ja estoit de l’amor Eneas si sousprise qu’ele tote la nuit vousist ensi estre, li dist : « E ! Sire, quar nos contes tote l’ueure coment li Griu vindrent sor Troies et coment il l’asistrent, et coment li rois Prians et ses riches barnages le defendirent. » Atant fu tote li noise abaissee (l. 309-313).

Aprés que longuement ourent esté a table, furent desservis et chascun se leva, et donc voulut la royne a Eneas parler, si s’approucha de lui et doulcement lui dist : « Eneas, beau doulx frere, je vous prie et requier que ores me comptez pour quoy les Grecs vindrent sur Troye et comme elle fut assiegee, et la destruction du roy Priam et de sa lignee » (l. 579-583).

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Le récit du sac de Troie (fig. 59)

HAC B

Et si se traistrent tuit li chivalier vers Eneas et vers la roine pour ascouter et por entendre. Eneas comensa a parler et si dist : « Dame, vos me comandés a renouveler ma tresgrande dolor, c’est que je raconte coment li Grui destruistrent Troies et les grans richeces et tot le regne, et si volés que je vos die les grans dolors si com je les vi en mains lius a mes oils, et je meismes en eu bien de la dolor ma partie, quar je i perdi ma feme que je mout tresdurement amoie. E ! Dame, qui poroit ce raconter qu’il ne li convenist plorer sans atargance. Sachés bien que par trois chozes pooit estre nostre cités guarandie qu’ele ne fust destruite, et se li une de ces trois chozes nos fust demoree, ja ne fussons vencu ne la vile perie. Li une de ces trois chozes, si estoit la vie Troilus, XX ans tant solement, mais Achillés ne le nos laissa mie. Li autre, si estoit li Palladions : c’estoit une ymagene faite a l’onor le deuesse Minerve que Ulixés et Diomedés nos emblerent par combonneors qu’il en la cité orent. La tierce si estoit li cors le roi Laomedon, qui estoit nus et enserrés ou mur de la porte qui Scea estoit apelee. Et tant com il i fust sans remuer ne fust ja la cités prise, mais li murs et la porte furent abatu et li cors remués a nostre grande pesance » (l. 313-327).

Adonc fut la noise en la salle abaissee pour la parolle Eneas escouter, si lui dist lors moult piteusement : « Dame, pour ce que me demandez, faittes vous mes douleurs renouveler, car sans gemissement ne vous en savroit nul la verité descire. » Dont se print Eneas a compter a la royne comme les Grecs leurs grans osts assemblerent et l’achoison pour quoy celle guerre fut mené, puis comme les Gregois se partirent d’Athenes et a Thenedon leur flotte arriverent et comme d’ilec poserent devant Troye leur admirable siege, qui dix ans et sept mois illec devant sist. Aprés lui amenteut toutes les batailles et merveilleux estours que par le siege durant les ungs aux autres firent et les voyes et manieres par quoy celle cité fut des Gregois destruitte et le roy Priam et son lignaige occis. Puis lui compta comme par trois choses peust on bien avoir celle cité gardee, dont la premire fut la vie Hector, l’autre fut le Paladion du temple Minerve que Ulixés et Dyomedés firent embler, et la tierce fut le corps du roy nommé Leomedon, « lequel fut par nous mis hors du mur par une porte ou il avoit esté mis, ce qui nous envoya tele confusion que, se ainsi ne fust advenu, a nul jour ne fust nostre cité perdue » (l. 583-596).

La mort de Créuse et la vision qu’il eut (fig. 60)

HAC B

Et aprés ce conta coment il perdi sa feme entre les grans presses, la o il n’estoit mie, et com grant paine il ot au querre qu’ele estoit devenue, quar la ou la vile ardoit de

Aprés toutes ces choses lui compta Eneas, des yeulx du chief piteusement plourant, comme il ot sa femme perdue en la fureur de la destruction et la paine qu’il mist a la

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totes parties l’ala il querre, toz armés sor son chival as sales le roi Priant, son pere, mais ele n’i estoit mie, ains estoit ja morte de dolor entre les gens et avoit perdue la vie. E puis si dist que quant il ne le pot trover, qu’il la comensa a hucher a hautes vois tot la ou il aloit par les rues. « Et quant je l’eu tant quise, fait Eneas, que je mais ne savoie que faire ne seu mot, la ou je m’en repairoie a mon fill et a mon pere et a m’autre gent que je tote avoie deguerpie, si s’aparut devant moi li espirs de li et li ymage, mais plus grande me sambloit qu’ele ne soloit estre. Quant je le vi premerement, je en eu grant hisde et je me rasegurai tantost com je l’eu reconeue, et si li dis : « E ! Ma douce suer, coment me porra estre jamais ma dolors alegee ? » Ele me respondi et dist qu’ensi le voloit Deus et qu’ele n’en alast mie de la contree, et si me dist que je mout avroie de paines par mer et par terre, et lors s’esvanui de moi, mais ainsois m’ot mout proié de mon fil Ascanius que je en cherté le tenisse. Et je, qui ploroie et qui mout desiroie a li parler, le cuidai acoler et retenir ains qu’ele se fust de moi partie, mais je ne le peu [sic] aprocher tant que je la sentisse. A la fin, quant je vi que je l’avoie perdue, je m’en repairai a ma gent qui tant s’estoit trait defors la cité en une montaigne que je revenisse (l. 333-349).

faire querir, mesmement que es salles du roy Priam, son pere, a nulle fin trouver ne la pouoit, tant que tout foursené du pallais s’en issit et contreval les rues haultement la huchoit, mais pour neant fut, car entre les mors estoit elle occise. Puis, ainsi que homme plain de desconfort, lui compta la maniere comme en son hostel estoit retourné ou il trouva Aschanius, son filz, moult triste pour la douleur que cellui leur veit. Puis lui compta une vision qui pour sa femme lui estoit advenue et lui dist : « Dame, comme je me trouvay en grant desconfort, me sembla que je arraisonnoye ma femme devant moy en sa propre semblance, fors que ung petit me sembloit plus grande que autresfois ne l’avoye veue. Et comme de la veoir fus espoenté, se rasseura aprés mon esperit, si lui demanday lors de son gouvernement et comme lui pouroye donner resconfort. Lors me respondit elle que ainsi l’avoient les dieux predestinee et que cel heur vouloient que ainsi me advenist, et comment assés de paine souffreroye par mer et par terre en pluseurs manieres. Adoncques, mon coeur triste et ma face de larmes arrousee, fus desirant de son corps atoucher, si essayay se la pourroye acoler afin d’avec moy encores la retenir, mais ce fut pour neant, car non plus que d’un petit d’air sentir ne la pouoye. Si me dist lors comme Achanius, son filz, chierement gardasse et des celle heure de moy s’esvanouit » (l. 596-613).

Le récit de la Macédoine et de la Sicile (fig. 61)

HAC B

Et quant je i vinc, je i trovai mout de gent que je mie n’i cuidoie, homes et femes a toz lor avoirs, qui me distrent qu’il estoient

Puis lui compta comme en haulte mer estoient leurs nefz alees, ou ilz avoient mains griefz travaulx souffers et comme en

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apareillé d’aller avec moi en quelconques terres je mener les voudroie. Entretant, fait Eneas, fu la nuis alee et estoit ja venue la jornee, et nos esguardames de la o nos estions, si veimes les Grijois as tentes et as entrees des portes et la cité ardoir et torner a cendre. Nos en alames la ou nos nés estoient apareillees et si entrames ens, et quant les voiles furent dreicees et amont sor les mas levees, nos nos mesimes en haute mer o nos eumes mout de paines. Dame, nos arivames en mainte terre ansois que nos ci parvenissiemes, et si parlai a Helenus, le fill au roi Priant, en Macedonie et si vit avec lui Andromaca, qui fu feme au preu Hector dont vos avés oï parler maintes fiees. Helenus, qui mout estoit sages, me dist mout et conta des paines qui me sunt avenues et qui m’avendroient encore, quar il me dist que je et ma lignee en irions en Itale et que autrament [sic] ne porroit il estre, quar Itale fu premerement airetee de nostre lignage et dou roi Italus de Sesile fu ele Itale apelee. Quant tot ce m’ot dit Helenus et assés pluisors autres chozes, je me departi de lui et si me remis en mer, si errai tant : que vos iroie je plus contant ne disant ? La pris je port ne la issi je a terre, quar griés tormente et orrible entre mes autres paines m’a ci arivé en vostre contree o vos m’avés fait mout d’onor, et a ma compaignie. Et bien sachés que mes peres, rois Anchisés, que je mout amoie, fu mors a la cité qui Drepanum est nomee, et la ot sepouture. » A cest mot cheïrent a Eneas les larmes des oils, si laissa et fina sa parole (l. 349-367).

Macedone trouverent [fol. 180ra] Helenus, le filz du roy Priam, et Androma, qui fut femme Hector de Troye, qui en celle terre grant reconfort lui firent. Et lui compta comme celle dame Androma lui avoit dittes toutes les adventures qui advenues lui furent et comme en Ytalie aler les convenoit, laquele ja pieça ot esté habitee du roy Ytalus, qui parti de Troye, pour le nom duquel elle fut ditte Ytalie. Aprés lui compta comme de Macedone s’estoit remis en mer, et les fortunes que ja avoit souffertes et comme adventure en la terre de Libe l’avoit admené, tendant retourner au pays d’Ytalie ou Anchisés, son pere, estoit trespassé en l’isle de Cecille, en une cité nommée Crepanum ou estoit sa sepulture. Puis le mercia de la haulte honneur que elle avoit a lui et a ses gens faitte et du confort qu’ilz avoient vers elle trouvé. Ainsi se complaingnoit le roy Eneas des griefves douleurs qu’il avoit souffertes, recordant la valeur des Grecs, leurs adversaires (620-632).

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Énée donne de riches joyaux à Didon (fig. 62)

HAC B

Eneas, qui mout pensoit de son fill Ascanius et qui si doucement l’amoit come pere, envoia Acatés por lui as nés et si comanda qu’il aportast avec lui le riche manteau que la roine Helaine avoit aporté a soi a Troies quant ele en vint avec Paris de Gresse. Celui manteaus parestoit trop riches, aornés d’or et de pierres precioses, et si aportast ausi son riche septre et le riche noscle [sic] que li ainsnee fille le roi Priant soloit porter a son cou par grant segnorie, et la riche corone doublé [sic] d’or et de pierres, precioses gemmes. Et tot comanda Eneas que ses fills li aportast por doner a la roine qui tant se penoit de lui aaisier et sa compaignie (l. 292-299).

Si lui voult lors donner des riches joyaux que de Troye avoit aportez. Lors appella Achanius, son filz, si lui commanda qu’il lui fist tost venir le riche mantel que la royne Helaine avoit apporté quand elle vint de Grece, et qu’il fist venir son ceptre royal et la tres richeque l’ainsnee fille du roy Priam, sa femme, par grant honneur en son col portoit avecques la couronne, qui riche et double estoit, enrichie de pierres precieuses. D’ilec se partit Achanius, son filz, et fist ses joyaux tantost apporter au pallais de Cartage ou la royne estoit, ainsi que son per [sic] lui avoit chargé (l. 659-665).

L’amour de Didon pour Énée (fig. 63)

HAC B

Mais qui qui dormist, n’i reposast la roine ne dormi mie, ains li sambloit tantost come elle clooit les oils qu’ele veist le visage Eneas et qu’ele le veist parler ausi visablement com ele l’avoit veu parler et oï la vespree. Tel vie et plus grevable assés mena tote la nuit la roine (l. 375-378).

Lors comme celle nuit en son lit se gistoit, les beaultez Eneas ne pouoit oublier, tant fut parfaittement son coeur en lui mis, car quant elle clooit ses yeulx pour dormir, si lui sembloit il que tousjours le veoit et que elle debvoit entendre sa parolle. Celle nuit fut la royne ou penser amoureux si que d’autre chose n’avoit elle souvenir, tant que de plus en plus es las d’amours cheÿ. Si demoura tant es souefs delectables que le jour fut venu, dont se leva la royne et partit de son lit, si fut tost preste et ordonnee et de sa chambre pensive d’amours issue (l. 675-681).

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Le dialogue de Didon et d’Anna (fig. 64)

HAC B

E quant vint a la jornee, ele se leva, si apela sa seror et si li dist : « Anna, douce amie, ne sai quels visions m’ont anuit en dormant trop espoentee. Cis nostres noveaus hostes me samble mout beaus et si est de tres haute lignee, de ce ne doute je mie. E, quantes batailles et quantes paines il a eues et sofertes ! Se mes corages me tenoit ensi fermement d’endroit lui com il fait ore, je le prendroie en mariage, quar puis que Sicheus fu mors, mes barons, ne me traist mais mes corages tant a null home, mais meaus voudroie estre morte que je feisse vilainie dont je fusse en mal reprise. » Et tantost com ele ot ce dit, li emplirent li oill de grosses larmes qui li decorroient aval la face. Anna la recomensa a adoucier de sa parole et si li dist : « Dame, reconfortés vos et si n’aiés mie tostans si dur corage, vos ne vos vousistes onques apoier a baron reprendre puis que premerement fu mors Sicheus, et si vos ont tant de haut roi requise. Dou roi Iarbas refusastes vos le mariage et de pluisors autres » (l. 378-388).

Ainsi comme elle fut descendue au pallais, se print a regarder se Eneas venoit et encontra sa seur, nommee Anna, laquele elle amoit parfaittement, pour quoy lui voult son penser descouvrir, si la mena en lieu solitaire pour plus secretement sa pensee lui dire. Lors la royne Dido compta a sa seur comme la nuit devant ainsi que elle dormoit lui estoit venues revelations dont en son coeur estoit espoentee, car il lui sembloit que seul a seul veoit Eneas et que tousjours a elle parloit et que elle ne savoit se les dieux vouloient que elle l’espousast pour ce que sa femme, fille du roy Priam, estoit morte a Troye. Puis print a recorder ses haultes prouesces et sa grande beaulté et la royale lignee dont il estoit issu, et comme puis le temps que trespassé estoit son mari Sicheus n’avoit elle veu homme que tant desirast. Comme Anna ouy ainsi sa soeur parler, se pensa lors que d’amours fut esprise et doubta moult couroux lui donner parce que sa parolle a merveilles craingnoit. Et donc benignement lui dist que de ce penser oster se voulsist, et luy remonstroit comme puis la mort de son mary n’avoit elle voulu homme par mariage prendre, combien que de haulx hommes eust elle esté requise. Moult de parolles ot par entre elles dittes, mais onques ne pot Anna sa soeur Dido de ceste amour reffraindre, et comme elle veist que pour neant fut et que remede n’y poutoit trouver, si lui print Eneas merveilleusement loer et lui dist que pour elle bon mary seroit. Toutes ces paroles escoutta la royne et a sa soeur sceut bon gré de ce dire (l. 681-698).

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La proposition du mariage du roi Hiarbas (fig. 65)

HAC B

Segnor et dames, cis Iarbas fu rois de Sesile. Et quant la roine Dido fu premerement venue en Libie et ele ot sa cité comencee a faire, cis rois oï parler de sa beauté et de son sens et de sa richece, si dist qu’il la prendroit a feme et tantost i envoia ses messages, mais la roine dist qu’ele n’en voloit mie (l. 390-393).

Quant ainsi eut Dido ceste cité fondee et parfaitte, par tout le pays en vint la nouvele et pour la grant beaulté d’elle et sa grant richesse qui estoit admirable fut moult honnouree ou pays de Lybie et desiree de pluseurs personnes qui la vouloient avoir en mariage pour ce que Sicheus, son mary, avoit esté occis et de lui n’estoit aucun enfant remaint. En celui temps avoit ung roy en Cecille nommé Iobar, lequel avoit ouy de Dido parler et comme en Libie avoit une cité fondee, si avoit entendu que elle estoit sage et belle, de hault parenté et puissaument riche, par quoy il ot desir de la pouoir avoir en mariage. Adonc pour son desir amoureux acomplir tramist le roy Iobar ses messages en Libie prier et requerir la royne Dido comme elle fust sa femme, car plus la desiroit que nulle autre nee. Si monterent en mer et tant au vent cinglerent que au port de Cartage furent arrivez. Atant allerent les messages Iobar devers Dido leur affaire noncer, si lui dirent comment le roy Iobar en son amour se recommandoit pour le grant bien qu’il avoit ouy d’elle et lui prioit comme par mariage elle se voulsist avecques lui assembler. Quant Dido ouyt parler les messages, honnourablement mercia leur seigneur, mais au mariage leur donna responce que a lui ne a autre ne se mariroit, pour ce qu’elle ne vouloit jamais mari avoir (l. 248-262).

Didon préfère le bûcher au roi Hiarbas (fig. 66)

HAC B

Li rois, quant il le sot, fu mout dolans et tantost rasambla ses gens, si coru sor la

Ainsi comme le peuple qui estoit en Cartage veirent sur eulx celle guerre

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roine et si li voloit defendre a fermer sa vile, mais li home la roine se traistrent a li et si li distrent que trop faisoit grant mal qui ensi les voloit destruire. Ensi parlerent tant a li qu’ele vit bien et entendi que si home la destreindroient a ce que faire li conviendroit et otroier celui mariage. Adonc lor respondi et dist qu’il li sofrissent tant qu’ele eust fais ses sacrefices por apaisier l’arme de son baron qu’ele n’en fust trop coroucee. Atant fist faire la roine un grant fu ausi com por faire son sacrefice. E quant li fus fu grans et pleniers, ele se laisa cheïr ens, si se voloit ardoir, mes sa gent le rescoustrent et si distrent qu’il ansois se combatroient qu’ele jamais fust mariee se par sa volenté non en totes lor vies. Adonc sot li rois Iarbas ceste choze, si repaira ariere, quar il cuida qu’ele null home ne vousist avoir por la grant amor de son baron qui perdue avoit la vie (l. 393-403).

esmeue, en leurs coeurs desplaisans furent et dont voulurent paine et cure mettre a la chose apaiser et que entre eulx se peust trouver bonne paix. Pour ceste paix traitter tournerent ilz devers Dido lui remonstrant comme pour celle guerre pourroit estre celle cité destruitte et tout le pays mis a perdicion et que mieulx seroit que <seroit que> par mariage prinst le roy Iobar que elle et sa terre fussent destruitz. Quant la royne Dido, qui de ce faire n’estoit entalentee, regarda son peuple contre elle estriver, se pensa que plus chier avoit elle morir que le roy Iobar prendre contre sa voulenté. Pour la commocion de son peuple reffraindre, voyant que contre eulx ne pouoit estriver, print elle voye de dissimulacion disant qu’il convenoit ung sacrefice faire pour Sicheus, son mary, qui estoit trespassé avant qu’elle accordast ce mariage, qui lors par le peuple lui fut accordé. Lors la royne Dido, qui mieulx vouloit ses jours finer que vivre, fist au temple Juno ung grant feu alumer devant l’image que elle avoit fait faire, et comme le feu fut fort embrasé, a la deesse fist ses oroisons et puis, voyant le peuple, se dressa en estant par desespoir de sa voulenté pour sacrefice faire son corps, au feu getta tant que dedens les flambes se laissa lors cheoir. Quant le peuple veyt que mieulx vouloit mourir que le roy Iobar par mariage prendre, hastivement du feu la coururent lever et fut deslors leur voulenté changee, si lui jurerent et loyaument promirent que corps et avoirs entierement mettroient a ayder et deffendre elle et sa cité. De ce jour en avant furent ceulx de Cartage en voulenté de leur dame garder et contre tous celle cité deffendre, si coururent chascun leurs armes saisir et contre Iobar forment se deffendirent en gardant Dido, leur dame, et leur cité. Tost fut par la contree celle

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nouvele sceue que la royne Dido s’estoit voulue ardoir pour crainte que Iobar ne l’eust en mariage tant qu’elle fut en desespoir trounee. De cellui desespoir sceut Iobar la nouvelle, si se pensa lors que jamais ne vouldroit mari espouser, ainçois desiroit en continence vivre, pour quoy de son vouloir adonc se reffraigny et plus ne poursuit de l’avoir a femme. Pour celle cause se partit Iobar de devant Carthage, puis entra en ses nefz atout son armee et du tout guerpit la terre de Libye, si fist tant que en son pays fut tost retourné. Ainsi demoura en paix la royne Dido et parfist la cité que elle avoit commencee et demoura longuement en Libie, combien que de pluseurs fut depuis requise (l. 275-303).

La chasse d’Énée et de Didon (fig. 67)

HAC B

Ensi fu Eneas en Cartage avec la roine Dido, qui li faisoit tot le bien et tote l’onor qu’ele li pooit faire, tant que ce vint la matinee au point dou jor, la roine fu levee et tote sa maisnee et apareillee si com por aler en la forest. Et Eneas et lor gent ausi se remistrent a la voie aprés la roine qui ja s’en aloit grant aleure. La matinee fu mout bele et cil qui la forest savoient quistrent tant les bestes qu’il a grant planté en troverent. Lors comensa lor deduis si come de traire. Ascanius et si compaignon furent tuit premerain, et Eneas en sa compaignie. Entretant qu’il ensi espars par la forest estoient, et il tuit et la roine mesmement as cers et as bisses entendant estoient par pluisors parties en la haute forest (l. 416-423).

Ainsi fut Eneas avec la royne, laquele grandement le honnoura et chascun aussi, et tant de bien et de plaisir lui faisoient comme son coeur le savoit penser tant que a une vespree pour son corps deduire fut ordonné comme le lendemain iroient a la forest chasser pour les bestes sauvages berseiller et attraire. Comme la royne fut le lendemain levee, tantost fist ordonner ses veneurs et ses chiens, si leur commanda en la forest aller. Puis aprés se mist elle a la voye, avec elle Eneas, son filz Achanius et les Troyens qui avec eulx furent tant que ensemble en la forest alerent, de plaisantes choses ainsi devisant. Lors ourent les veneurs les bestes trouvees et les chasserent devers les destrois ou les archiers a leur fusts les gaittoient tant que adonc y ot moult de bestes bersees et beau deduit et plaisant (l. 736-744).

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Énée et Didon pris au piège sous la tempête (fig. 68)

HAC B

Uns fors tans comensa a lever et si comensa a toner et a esclistrer si tresdurement qu’il sambloit que la forest confundist tote. Aprés comensa a plovoir a si tres grans fuisons et gresils et aigue cheïr ensamble qu’il sambloit que de celui jor ne deust eschaper nulle creature. Tantost se mistrent a la voie por la poor de la tempeste la gent Dido et Ascanius et sa compaignie. E la roine tote soule vint corant sor son chival o ele ceoit a une mout bele fosse jouste une grant roche. La vint Dido et Eneas fuiant par aventure. Eneas descendi, et la roine, et si entrerent sos la roche et lor chivaus mistrent a l’entree que li fors tans et la tempeste fust trespassee (l. 423-430).

Ainsi qu’ilz entendoient a prendre leur deduit, se leva ung fort temps qui trop les espenta [sic], car si horriblement se print a venter et par l’air bruire grans escrois et tonnerre, gresle et pluye cheoir telement qu’il sembloit que lors deust le monde finir. Comme ceulx qui la furent regarderent ce temps qui lors demenoit si horrible tempeste, ainsi que chascun peut, alla recours querir. Adoncques la royne, qui paoureuse fut, alla en une fosse delez ung rochier pour elle tapir pour ce temps merveilleux. Et ainsi que Eneas queroit lors son reffuge, advisa la fosse ou la royne estoit et lui sembla que bien se y pourroit retraire, si se tira lors vers celle partie soy dedens bouter (l. 745-752).

Énée promet à Didon de la prendre pour femme (fig. 69)

HAC B

La furent ensi soul Eneas et Dido, et tant descovrirent lor corages et tant parlerent et firent que Dido cuida bien estre segure qu’Eneas le deust toz jors tenir a feme et maintenir et governer li et son regne. La furent les premeraines assamblees de lor II faites et lors convenances acreantees. Quant li lais tans fu trespassés et la tempeste acessee, Eneas et la roine Dido se remistrent a la voie et si encontrerent lor gens qui encontre aus repairoient. Ensi repairerent a Cartage. Bien cuida avoir esploité la roine de ce que ses gens desiriers et sa volentés estoit aemplie, mais ele ne savoit mie l’aventure que li estoit a avenir de ceste choze. La nouvele fu lors

Grant joye eut la royne quant elle vid Eenas et en son coeur fut tres asseuree, combien qu’ilz ne sceussent l’un de l’autre nouvelle ne mais comme Fortune les ot lors assemblez. Et aprés que leurs coeurs asseurez furent, si comme gens esprins de amoureuses flambes, l’un a l’autre leurs pensees descouvrirent, et tant ot par entre eulx de promesses jurees que bien cuida la royne estre asseuree que Eenas la prendroit a femme. Quant cest horrible temps fut cessé, de celle cave adonc s’en issirent ensemble et leurs gens en pluseurs lieux ça et la touverent, si fut la royne tres joyeuse et en grant plaisir retourna en Cartage, avec elle Eneas et sa compaignie. Par toute la

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espandue par tote la contree qu’Eneas tenoit la roine et qu’il la devoit avoir en mariage (l. 430-438).

cité et les contrees de Libe fut en petit de temps la nouvele connue que Eneas debvoit la royne Dido par mariage prendre, dont les ungs furent joyeux et aux autres pou en chaloit, mais une piece en cellui estat demourerent (l. 752-761).

Les dieux ordonnent à Énée de se remettre en route vers l’Italie (fig. 70)

HAC B

Une nuit gisoit Eneas en son lit, si li vint en vision qu’il n’arestast en Cartage, mais alast s’en tost en Itale si com li deu le voloient, quar la devoit il aireter la contree et sa lignee, et guardast bien qu’il n’i feist plus demorance que li deu a lui ne s’airassent. Quant Eneas ot ceste vision veue et entendue et il fu esveilliés, il fu mout dolans, si ne sot que faire. D’une part doutoit il mout a corocier Dido et d’autre part les deus qui li avoient la terre promise d’Itale. Parmi ces II griés fais se porpensa il en la fin que meaus li viendroit qu’il corousast la roine Dido, qui tost par aventure, s’ele ne le veoit seroit rapaee, que les deus o il avoit sa fiance (l. 442-449).

Comme Eneas ot une espace de temps ainsi demouré avec Dido en celle folle amour et que de ses plaisirs ot pluseurs acomplis, se gisoit une nuit en son lit. Si lui vint en dormant une vision par laquele lui sembla que les dieux lui commandoient expressement que plus en la terre de Libe n’arrestast, ainçois allast es parties d’Ytalie qui par eulx lui estoit ja pieça promise et que tantost celle voye entreprinst. Encores en cellui songe lui fut revelé que son pere Anchisés estoit mort en Cecille et que le roy Acestés l’avoit fait enterrer et son corps mettre en riche sepulture, dont il fut si espaouri qu’il ne sçavoit que faire pour la grant forturne que par mer avoit eue lors qu’il furent partis du pays de Macedone. Comme Eenas fut de son somme esveillé et celle vision ot en son coeur notee, si dolent fut qu’il ne savoit que faire pour ce que moult craignoit courrousser Dido pour le grant confort que donné lui avoit et les grans biens dont elle l’avoit enrichi. D’autre partie doubtoit aux dieux desplaire, qui la terre d’Ytalie promise lui avoient et ce qu’il se mettoit en leur gouvernement, creant que fermement le debvoient pourveoir. En ces pensees longuement demoura, car moult lui faisoit mal de laisser l’un et l’autre, si se pourpensa lors comme mieulx lui valoit la

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royne guerpir que vers les dieux estre desobeïssant (l. 793-807).

Les préparatifs secrets pour quitter Carthage (fig. 71)

HAC B

A l’endemain parla a sa gent et a sa maisnee a conseill por ce qu’il n’en fust apercevance, et si lor dist qu’il as nés alassent et si les rapareillassent et guarnissent de tot ce que mestier lor estoit, quar il les en conviendroit aller querre la terre que li deu lor avoient promise. Ensi le firent cil et mout isnelement, et si retraistrent totes lor gens et lor chozes as nés mout celeement por ce que la roine n’en eust apercevance. Et Eneas ausi lor avoit dit que, tantost com bons vens seroit, vendroit il apareilliés et si se metroit en mer sans parler a la roine (l. 449-455).

Adonc se leva de son lit et dist a ses gens celle vision et de son affaire conseil leur demanda. Lors lui dirent de ses gens, esquelz moult se fioit, comme des dieux courroucer feroit il grant offence et que hastivement leur vouloir acomplist, si leur dist lors comme secretiment nefz appareillassent et que bien les feissent garnir. Tost fut ainsi fait comme Eenas leur ot commandé, et celeement furent leurs gens dedens leurs nefs, afin que par la royne ne fussent aperceus, car bien leur avoit dit que si tost que le vent seroit bon, incontinent entreroit en mer sans le sceu de la royne ne de ceulx de Cartage (l. 807-814).

Les reproches de Didon à Énée (fig. 72)

HAC B

Mais ensi ne fu il mie, quar ce fu Dido tote premeraine qui perceut et sot lor alee. E savés vos por quoi ele en fu si tost aperçue ? Por ce qu’ele estoit tos tans en doute qu’ele ne perdist ce qu’ele trop amoit. E quant ele en fu primes aperceue et ele vit as nés porter les harnés et les chozes qui lor estoient necessaires, ele fu si esbahie et si dolante qu’ele ne sot que faire. Parmi tote la dolor qu’ele avoit vint ele a Eneas et si li dist : « E, sire Eneas, coment poés vos penser a faire si grant felonie que si coiement vos volés departir de ma terre ? Mout parestés crueaus quant li amors que je ai a vos ne la fois que vos m’avés fiancee

Ainsi ne fut pas celle chose celee pour ce que la royne, qui moult craingnoit perdre Eenas, de leur fait se print garde tant que elle aperceut le harnois des gens Eneas que l’en portoit es nefz, pour quoy elle eut doubte de leur partement. De ceste chose s’esmerveilla la royne et en son coeur tel couroux en print que tout ainsi que femme foursenee courut a Eneas, qui de son fait estoit en grant dement, et de coeur triste piteusement lui dist : « Las Eneas ! Comment osez vous en vostre coeur penser si grande felonnie ? Ne quel couraige tant vous enhardist de moy vouloir laisser ainsi esgaree et de ma terre coyement vous

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ne li ivers que nus hom ne s’i doit metre en mer ne vos poent retenir come samble. Je te pri par les fois que nos nos entreplevismes et par les larmes que tu me vois espandre, et si je t’ai fait null service qui te plaise, que tu laisses ester ceste pensee et la volenté que tu as entreprise, quar saches bien que mout de roi et de gent me heent por toi, et por l’amor que je ai a toi ne m’en chaut il et si en ai guerpi tote la honte. » Tels paroles et assés pluisors autres dist Dido en plorant a Eneas por ce qu’ele le retenist volentiers s’ele le peust faire (l. 455-467).

partir ? Moult est vostre coeur de cruaulté garny quant la parfaitte amour que en vous ay assise ne vous poeut suffire ne la foy que promise m’avez ne voulez tenir. » Aprés lui dist des yeulx plourant : « Sire ! Vous savez bien comme grans roy et princes me hayent pour l’amour que j’ay en vous mise, car plus vous aime que je ne craing honte. Et si pouez savoir comme depuis la mort de mon mari ne voulus oncques autre que vous avoir, combien que assez en ay esté requise ! » Teles paroles et autres disoit la royne au roy Eneas pour essayer a le retenir, mais ce fut pour neant, car oncques ad ce faire ne se voulut consentir (l. 814-827).

Le départ d’Énée (fig. 73)

HAC B

Mais Eneas, qui mout la reconfortast volentiers, dist a li en la fin qu’aler l’en convenoit par le comandement de ses deus en Itale et que li arme d’Anchisés, son pere, s’aparissoit a lui mout souvent en vision, qui li remetoit devant et resomonoit la voie. Adonc n’ot en Didon que corrocier, qui tote fundoit en larmes. Mout parla a Eneas et Eneas a lui, qui rapaisier et rasoagier le cuidoit, mais en la fin vit il que ce ne pooit estre, et por ce que faire li convenoit ce que li deu li comandoient, se departi il de li a quelque dolor et si s’en ala a sa navie. Es nés entra Eneas et tote sa maisnee, et li maroner arracherent les ancres de terre et si desvoloperent [sic] les voiles au vent por les nés eslongier dou rivage (l. 467-475).

En la fin des parolles lui dist Eneas comme par le commant qu’il avoit des dieux lui convenoit aler en Ytalie, mesmement que l’ame de son pere souvent a lui parloit qui fort le semonnoit de celle voye prendre. Quant la royne Dido entendit ces choses, si fut durement courouchee, tant que griefve douleur estoit de la veoir, car des yeulx si tendrement plouroit que tout le coeur lui fondoit ou corps en larmes. Pour confort lui donner parla Eneas et par paroles la cuida apaiser, mais il n’y peut riens faire, ains d’ilec se partit et la laissa plourant si tres desconfortee que plus ne pouoit. Or fut le vent levé vers Ytalie, si voult lors Eneas acomplir le commant des dieux et fist ses gens en ses nefz monter et de la royne alla congé prendre. Lors que par entre eulx ourent pluseurs paroles dittes, a grant douleur d’elle se departit, puis retourna devers son navire qui de partir fut ja apresté, si entra Eneas avec ses gens qui

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l’attendoient. Adoncques fist il les ancres tirer et les voiles au vent monter, puis au bon vent qu’ilz ourent en la mer se ferirent et vers Ytalie nuit et jour esploiterent (l. 827-839)

Le suicide de Didon (fig. 74)

HAC B

E, segnor, quel samblant pot adonc faire la roine Dido, qui en sa plus haute tor estoit montee ! Mout ot au cuer grant dolor quant ele vit les vaisseaus movoir et le vent ferir es voiles, quar trop avoit son cuer mis en amer Eneas, ce poés vos bien croire. Ne vos en ferai autre alongance de sa dolor par parole, mais qu’ele quist tant art et engien qu’ele fu essolee de Anna, sa seror, et de tote sa maisnee. Et lors vint en sa chambre, si se dolosa mout et quant se fu par si soule desmentee, ele prist une espee qu’Eneas avoit la laissee, si s’en feri par mi le cors a droiture (l. 475-481).

Quant la royne Dido ces choses entendit, qui aux fenestres de son pallais estoit, regarda Eenas qui du port se partit et ses nefz qui par la mer nagoient, si eut tele douleur que en la place se pasma. Alors que elle fut revenue, ainsi que femme de desespoir plaine et a laquele ne chaloit de sa vie hors de la compaignie de sa soeur Anna, se partit et solitairement se mist en une chambre, dolente et plourant en esperit troublee du desconfort que elle prenoit. En ce tourment en quoy pour Eneas estoit regarda une espee qu’il avoit laissee en ceste chambre, laquele lui fist lors du tout le coeur morir et adonc, par desespoir et que plus ne queroit ainsi vivre, de celle espee hastivement se occist (l. 839-847).

Anna trouve le corps de Didon (fig. 75)

HAC B

Ensi s’ocist la roine Dido de Cartage por l’amor Eneas, son oste. Encor n’en estoit mie l’arme partie et quant Anna i vint, qui trop grant dolor demena quant la vit en son sanc toellier et estandre. Adonc ot grant dolor par tote la cité de Cartage. Mais par mi tote la dolor mistrent il le cors de la roine en cendre si com adonc en estoit costume et si la firent riche sepouture. Or mout dura la dolors ansois que li cors fust ars et mis en cendre, quar tuit cil de la cité

Comme Anna, sa soeur, qui adonc la queroit, entra en celle chambre ou elle estoit morte sur la terre gisant, mais encores n’avoit elle du tout l’esperit hors, si estoit estendue es pallus de son sang, pour quoy adonc fut tant esperdue et grant dueil demena, car oncques plus ne peut a elle parler. Grans cris et grans douleurs par leans demenerent et en grant tristeur fut leur joye tournee. Et comme Anna vid que la vie de sa soeur ne pouoit racheter, si fist

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l’amoient mout si come lor bone dame, dont il estoit grans domages qu’ele avoit ensi perdue la vie (l. 483-489).

le corps d’elle en cendre convertir et selon leur loy mettre en sepulture. Pour elle eut par toute la cité de Cartage grandes lamentacions et tout le peuple forment la regreta pour ce que mal avoit continence gardee et que folle amour ainsi l’avoit deceue (l. 847-854).

Vers la Sicile (fig. 76)

HAC B

Ne dirai plus ore de la roine Dido, qui premerement fu Elissa nomee, ne de la dolor com demena de sa laide mort par tote sa contree. Ains dirai d’Eneas qui a son pooir eslongoit Libie por aller querre Itale que li deu li avoient promise. Tantost si com je vos ai dit devant, com Eneas fu es nés entrés, se partirent tuit li mariner dou port au plus tost que il porent. E quant il orent tant coru qu’il furent en haute mer et qu’il ne porent mais veïr terre, uns fors tans lor vint et une si trés grans tempeste que li maistre maronier ne savoient qu’il peussent faire, ains erent si esbahi qu’il comanderent totes les voiles jus a metre et les nés laissier aller a la volenté des vens en cui poësté il estoient. En tel paine com vos m’oés conter estoit Eneas en mer et sa compaignie (l. 491-499).

Raconter nous convient du roy Eneas qui sur la mer nagoit a tout sa flote, car ainsi comme ilz furent en haulte mer courus vers les terres d’Ytalie, que les dieux lui avoient promis, pour celle conquester, voult il tenir sa voye. Lors leur sourdit une si grant tempeste de gros vent et de fort orage que l’une ne savoit l’autre conforter, si fist doncques Eneas les voiles abatre et les nefz au plaisir du vent aller. Quant une piece ourent en cest estat couru, si enquist Eenas a Polineus, son maistre marinier, en quele partie le vent les conduisoit, si lui dist que selon le cours des estoilles lui sembloit qu’ilz aloient vers Cecille, dont le roy Acestés estoit roy et seigneur. Adonc fut Eneas joyeux, car en nulle autre terre ne vouloit ja descendre ou cas que ses dieux le vouldroient consentir, car le roy Acestés estoit son grant amy venu et descendu du lignage de Troye, mesmement pour la tombe de Anchisés, son pere, qui estoit en celle isle devant laquele il vouloit adorer (l. 883-893).

L’arrivée en Sicile (fol. 77)

HAC B

Ensi corurent tant qu’il ariverent en la terre le roi Acestés qui mout en ot grant leece

Aprés que la tempeste ainsi fut cessee, cinglerent tant que en Cecille furent arrivez

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tres ce <tres ce> qu’il ot en la mer les nés ja coneues. E tantost com il furent en port entré, le rois Acestés les receu a grant joie et mout les complainst et aisa por la grant paor et por la grant paine qu’il avoient eue. Quant vint a l’endemain, Eneas parla au roi Acestés et a ses compaignons (l. 507-511).

au port de Crepanum, lequel a present est appellé Crapenne, si fit lors ses nefs en celui port entrer, les ancres poser et les voiles jus mettre pour savoir quele part il estoit arrivé. En celle cité fut adoncques le roy Acestés, si mist son regart devers la mer et advisa les nefz Eneas qui terre prenoient et adonc se apuya aux fenestres de son pallais pour adviser quelz gens ce estoient. Gueres en ce regard ne s’estoit arresté quant on lui vint noncer que c’estoit Eneas qui en son port estoit entré, lequel par l’espace de sept ans avoit esté en tribulacion puis la destruction de la cité de Troye et en Cartage avoit longuement demouré. Lors que le roy Acestés ot entendue la nouvele de Eneas, hastivement du pallais descendit et jusques au port encontre lui alla, si le receut moult honnourablement et pour ce qu’il estoit de Troye, en son pallais doulcement le mena et grandement le fist reverer. Adonc fut Eneas de confort rempli, car moult le fist Acestés honnourer et servir et bien le conforta de ses adversitez, si furent celle nuit en soulas et en joye et s’entreconterent de leurs adventures (l. 897-910).

L’anniversaire de la mort d’Anchise (fig. 78)

HAC B

Et si lor dist que li aniversaires estoit de son pere et qu’il mout liés estoit de ce qu’il estoit parevenus a celui termine et qu’il bien savoit que c’estoit par la volenté des deus. Lors atorna et devisa li rois Acestés et Eneas a faire jus de diverses manieres a la tombe son pere, quar ensi estoit adoncques la costume. Et contre ce que li hom <que li hom> qui mors estoit estoit haus hom et riches, si oir et si ami plus haus gius et plus riches i faisoient. E a ces gius faire s’esprovoient li jovene bachalier et li

Or advint que le jour aprés sa venue fut l’anniversaire de son pere Anchisés, duquel en celle ville fut la sepulture, et doncques au matin alla le roy Acestés devers Eneas, qui ja estoit hors de sa chambre issu, et lui dist lors que les dieux debvoit moult mercier de ce que si a point estoit ilec venu pour ce que ce jour seroit l’anniversaire de son pere Anchisés, dont le corps estoit en celle cité. De ceste chose fut Eneas tres joyeux et de bon coeur les

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vaillant quels forces et quels proueces il avoient, quar il faisoient cors de chivaus. Il getoient plomees o autres pesans chozes. Il lansoient espieaus, il luitoient. Il sailloient et en mer et en terre. De totes chozes s’esprovoient il li un contre les autres et la a celui aniversaire qu’Eneas fist de son pere ot fait mout de proueces, quar tant s’en penerent quant qu’il porent Eneas et sa gent et li rois Asestés et sa gent ausi, et par mer et par terre (l. 511-522).

dieux mercia pour la solennité de cellui sacrefice, car forment amoit l’ame de son pere et aux dieux d’Enfer souvent la commandoit. Pour ce sacrefice plus solenniser firent le roy Acestés et Eenas devant la fosse Anchisés pluseurs esbatement de merveilleux gieux comme en ce temps avoient de coustume. Aprés les sacrefices et oblations ilec faits esprouverent leurs forces les gens du roy Acestés contre les Troyens, par especial les bachelers de hault coeur enrichis plus s’i faisoient valoir et de fors gieux les ungs aux autres firent (l. 912-922).

La fondation de Troie la Restaurée (fig. 79)

HAC B

Quant li giu furent ensi finé et il furent repairé a la sepouture Anchisés, li fus esprist en lor nés qui totes eussent esté arses ou rivage, se ne fust uns messages qui le nuncia la o il estoient. Et si dist que les dames des nés meismes les avoient esprises por ce qu’eles vousissent illueques faire demorance, quar trop erent lassees et debrisees, qui paine et travaill avoient soferte par terre et par mer pres avoit de VII ans qu’eles estoient meues de lor contree deserte. Quant il entendirent ces nouveles, Ascanius, qui seoit sor son riche destrier, i vint premerains et Eneas aprés et li autre qui les nés rescoustrent ou rivage a grant paine. Mais en la fin en i ot IIII perdues et arses, et ausi eussent esté totes les autres, ja ni fussent rescosses, mes il comensa a plovoir si tresdurement et a grant fuison, qu’il sambloit que tote creature en deust confundre et ce lor aïda mout a lor nés a rescorre. Aprés ce ot conseill Eneas qu’il illueques comenceroit une cité nouvele affaire et si la pupleroit des gens qui avec

Lors que l’anniversaire fut fait pour Anchisés et les esbatemens par entre eulx acomplis, advint que le feu print es nefs Eenas qui a l’entree du hable estoient. Si fut adoncques grande la noise et la criee, tant que tous ceulx de la cité s’esmeurent. Dedens les nefz estoient les femmes de Troye qu’il avoit admenees, tant dames que autres en grand nombre, si leur ot ennuyé longuement ou navire et voulentiers en fussent issues, pour quoy alors fut dit que pour aller a terre y avoient mis le feu, dont fut la nouvele portee a Eneas par ung message qui lui dist que ses nefs alast tantost rescourre, et que les dames y avoient le feu mis pour terre prendre et hors de la mer issir pour ce que longuement y avoient demouré. Quant Achanius la chose entendit, sur son destrier hastivement monta et courut au port ou la criee estoit. Mesmement Eneas et tous les Troyens a cest effroy hastivement alerent, mais oncques n’y pourent si tost arriver que les dames de Troye et les autres

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lui venu estoient et qui en bataille mestier ne li avoient. Et ensi le fist il par l’otroi dou roi Acestés, qui ne le desvout mie. Et adonc devisa Eneas et marcha la grandor de la cité et si dist que ce seroit Troies la restoree, mais aprés ce la nomerent cil dou regne Acestam dou non le roi Acestés en cui terre ele estoit fundee. En cele cité laissa Eneas les femes et les anfans et les ancieins, et si eslist tote la jovente fort et aïdable por mener avec lui en Itale. Petit i ot de gens, mais mout estoit preu et hardi por combatre et par mer et par terre. Quant tot ce fut fait et Eneas ot fait a la tombe son pere ses gius et ses sacrefices et finés toz ses obseques, li airs fu beaus et clers et la mers paisible, et Eneas prist congié au roi Acestés et a sa gent qu’il la laissoit, qui grant dolor demenoient. Lors revint Eneas a ses nés, qui bien furent rapareillees et changees de vin et de vïandes et de tot ce que mestiers lor estoient et de chevaus et d’armeures, si entra ens et Ascanius et tote lor compaignie. E tantost com les ancres furent fors de terre arachees, li vens s’i feri es voiles, qui les nés eslonga tost dou rivage (l. 525-548).

femmes ne fussent ja des nefs issues. Desja estoit le feu aux nefs si fort esprins que quatre en furent arses. Et quant Eneas veit la perdicion, si n’eut en son coeur lors que couroux, mais bien considera le travail et la paine que les dames de Troye avoient lors enduree, puis que parties furent de la terre de Frige, dont sept ans estoient ja passez. Des femmes et enfans qui en ses nefs estoient ot il lors grant pitié, si les fist tous a terre descendre tant pour le feu que pour leur resconfort et rappareil mettre es nefs. Puis retourna devers le roy Acestés, si lui pria et requist comme en celle isle terre lui voulsist donner en laquele il peust fonder une cité pour heberger les femmes et enfans qu’il avoit admenez, lesquelz si lassez estoient que plus avant emmener ne les pouoit. Adonc le roy Acestés lui accorda la place ou il pourroit celle cité fonder, dont Eenas le mercia et lors la fist commencer et comprendre de l’estature que elle debvoit avoir. Puis ordonna ouvriers pour ce faire et finances laissa pour les payer, si voult et ordonna que pour la cité de Troye elle fut nommee Troye la Restauree, mais depuis les gens de celle contree, quant elle fut parfaitte, pour le nom du roy Acestés la firent nommer Acestin. Pour celle cité emplir et peupler laissa Eneas les femmes et enfans qui avec lui de Troye venus furent, avecques eulx les vielz hommes et les indigens qui en sa guerre ayder ne lui pouoient sinon aucunes femmes que en ses nefs retint. Puis tous les fors hommes fist des autres eslire qui poy furent, mais moult vaillans estoient et par mer et par terre savoient guerroier, dignes de conquester grandes renommees. Comme toutes ces choses furent ordonnees et Eenas eut sont fait acompli, devers le roy Acestés alla congé querir et grandement le remercia des biens et des honneurs qu’il lui

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avoit faits tant pour son pere comme pour lui mesmes. Puis commanda il aux dieux ceulx et celles qu’il laissa en Cecille pour peupler la cité qu’il avoit fondee et eulx pour lui grand dueil demenerent pour ce que d’avec eulx le convenoit partir. Adonc retourna Eneas a ses nefs qui ja estoient tresbien reffaittes, si fist tous ceulx mettre en son navire qui avec lui debvoient aller, et les autres demourer a la terre dont celle cité fut depuis habitee. Si tost qu’il fut bien en ses nefs, fist monter ses voiles et hors du port issirent, mais au partir le peuple qu’il laissoit a grant douleur demouroient, car les dames plourerent leur amis et leurs enfans que aller en veoient (l. 948-986).

La mort de Palinure (fig. 80)

HAC B

Les nés siglerent tot le jor et tote la nuit a bon vent, mais quant vint pres de dimie nuit, il lor avint une grans mescheance, quar lor maistres maroniers Palinurus someilla un petit por la doucor de la nuit, qui mout estoit serie, et por ce que mout estoit lassés de regarder es estoiles qui mout cleres et resplendissans estoient. El soumeillier qu’il fist il s’entroblia sor le bort de la nef, si chaï en l’aigue et la fu il noiés c’onques ne fu rescous ne n’i ot aïe. De ceste aventure fu Eneas, qui mout l’amoit de grant maniere, trop tristes, si le complainst mout et ausi firent tuit li autre (l. 555-561).

Aprés celle tempeste fut Polineus traveillé de veiller et adonc qu’il estoit en son gouvernal ou il conduisoit la nef Eneas, si grant sommeil le print que plus ne pouoit le gouvernal tenir, ains le convint dormir son office faisant, pour quoy adonc chut en la mer tant qu’il fut noyé et mist en danger le vaissel de perir dont Eenas fut moult dolent (l. 893-897).

L’arrêt à l’île d’Euliota (fig. 81)

HAC B

Aprés ce il ariverent et pristrent port en une isle qui Eulioea estoit apelee. Et si avoit

Lors naga Eenas contreaval la marine comme Fortune le vouloit conduire, tant

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une cité, Calchis estoit nomee. De cele cité issirent gent qui en campaigne enfunderent une des cités qu’il Cumas nomerent. Campaigne si est par de la Rome et si fu ensi nomee et apelee dou non Capis, le neveut Eneas, qui la tint et pupla quant Eneas et Ascanius orent Itale conquise. Cele cité Cumas vos ai cité rementeue por ce que li pluisor ont oï parler de Dedalus (l. 560-565) […] Quant Eneas et ses gens furent arivé et lor ancres furent getees, il issirent a terre. Li pluisor aporterent l’aigue et si alumerent le fu por lor vïandes cuire. Et Eneas ala en la forest a un mout riche temple que Dedalus avoit la fundé tres celui tans que je vos ai conté devant et en ou porche estoit tote painte cele estorie dou roi Minos que vos avés oïe (l. 561-637).

que ses nefs furent en une isle arrivees Euliota nommee, si print illec terre pour ses nefs raffreschir et savoir quele part ilz estoient arrivez. Ceste isle est pres des terres d’Ytalie et fut jadis au roy Crocolus, cellui qui en son temps secourut Dedalus de la fureur de Minos, roy de Crethe, comme ou LVe chapitre du premier livre poeut apparoir. En ceste isle de Euliota descendit Eenas, laquele isle estoit petit habitee, mais on lui avoit compté en Cecille que en une forest, qui la dedans fut, estoit ung temple moult riche qui pres de la mer estoit. Lors se pensa bien que pouoit estre en ung grant boscage ou ilz estoient illec arrivez, si se partit pour ce temple querir afin que pour son pere peust ilecques adorer et du dieu Appollo avoir aucune responce qui pour sa requeste lui fust prouffitable. Tant erra Eneas par celle forest que son temple de loing aperceut, si fist tant que illec arriva et que a plain le peut veoir, si entra en ce temple par devotion et humblement aux dieux se humilia, puis au dieu Appollo fist ses oblacions, par quoy de pluseurs choses lui fut donné respons (l. 1018-1031).

La Sibylle (fig. 82)

HAC B

En celui temple prist respons Eneas qu’il alast a Sebile, qui en cele forest manoit, vielle et decrepie, et cele l’en menroit a infer por veïr l’arme d’Anchisés, son pere, et de tote sa lignee qui de cest siecle trespassé estoient. Mais tot ce est mesonge, quar onques Eneas en infer ne fu tant com il fust en vie s’il n’i fust par songes. Et aprés sa mort li sambla qu’il i venist trop tost, quar il a sa volenté ne s’en repaira mie ariere, et qui oïr veut coment il i ala et

Aucuns dient que cellui Appollo lui dist qu’il allast a une dame nommee Sebille, qui habitoit en celle forest, et qu’elle le maineroit en Enfer pour veoir l’ame de Anchisés, son pere, et de ses autres parens trespassez, pour la cause que son plaisir estoit que voulentiers fust en Enfer allé pour impetrer secours a l’ame de son pere. Quant a ceste Sebille, je ne le treuve pas en si vraye histoire que je le vueille de vray affermer, mais qui plus avant savoir en

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coment l’i mena Sebile, si le quiere ou Romans d’Eneas et de Lavine o de Virgile (l. 637-643).

vouldra lise en Virgile ses poeteries (l. 1031-1036).

L’arrivée en Italie (fig. 83)

HAC B

Quant Eneas se parti de la, il entra en mer et si ot mout beau tans. Et tant alerent les nés et corurent que Eneas vit Itale et une haute forest plaisant et bele, et si vit la rivere dou Toivre qui par cele forest acoroit et cheoit en mer grans et pleniere. Eneas comanda a ses maroniers qu’il a cele part adresassent lor nés au plus droit qu’il pooient et il se firent. Adonc esploirerent les nés por les vens et par la aïe de ceaus qui dedens estoient qu’eles se ferirent en la rivere dou Toivre, qui adonques estoit Albula apelee. E tantost prist il port et geterent lor ancres, quar mout virent la contree bele et plaisant et delitable et les forés grandes et plenieres, plaines d’oiseaus et de bestes (l. 643-651).

En ceste isle de Euliota se partit Eneas et fist les voiles drescher, et quant ilz furent au large de la mer, leur apparurent les terres d’Ytalie qui pres furent. Si dist Eneas a ses mariniers que celle part vouloit il qu’ilz alassent au bon vent qu’ilz ourent, et pour recouvrer les terres d’Ytalie telement esploiterent que en la bee du fleuve de Abbule furent arrivez, et soubz une forest qui pour le temps seoit sur celle mer firent ilz port a leurs nefs prendre. Adoncques regarda Eneas la contree qui tresbele et delectable fut de plaines, de forestz et de fleuves garnie. Si considera lors comme les dieux lui avoient ja pieça celle terre promise et comment a leur vueil la vouloit conquester. De tous biens vid la terre plantureuse et fertile, si regarda ce fleuve qui grant et bel estoit et la contree pouoit moult enrichir. Si fist en cest endroit ses nefz au port traire et coyement descendit a la terre. Ce fleuve de quoy nous parlons qui pour ce temps estoit nommé Abule fut, aprés ce que Romme eut esté fondé par ung empereur nommé Thiberius, le Thibre appelé (l. 1069-1080).

La confirmation de l’arrivée en Italie (fig. 84)

HAC B

Tantost firent lor vïandes fors des nés mestre ce qu’il en avoient, et c’estoit assés petit, si s’assistrent au mangier sor la verde herbe. Il n’avoient ne tables ne autres

Ainsi comme ilz furent assis au soupper et leurs viandes cuites et aprestees, fist Eneas trenchoirs de son pain pour ce qu’ilz n’avoient ustensiles. Et aprés qu’ilz eurent

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apareillemens por seïr hautement. Ains firent tables et tailleors et escuelles de pain por sus metre lor autres vïandes. Et a daarains orent il si poi de pain qu’il mangerent trestot celui dont il avoient fait lor escueles et lor tables por metre les autres mes, si com il est encore costume dou metre as tables des haus homes. N’i remest ni relief ni autre chose qu’il tot ne mangessent et si encor trop petit por aus saoler aprés la grande laste. Quant ce vit Ascanius, si comensa a rire et si dist, oiant son pere : « Mout nos a ore destrains et angoissés la famine, qui avons mangiés toz nos reliés et les tables sor quoi nos mangions. » Tantost com Eneas entendi cele parole, sot il bien qu’il estoit venus en la contree que li deu li avoient promise, quar bien sachés que ses peres li avoit, ce li sambloit, dit, puis qu’il avoit esté mors, en avision que quant il venroit en la terre o il et sa gent mangeroient par besoigne lor relief et lor tables sor quoi lor vïandes seroient posees et mises, ce seroit lor en la fin a demorance (l. 679-691).

leur reffection prinse, leur faillit le pain tant que pluseurs en eurent deffaulte si que le pain menu que nous nommons relief et leurs trencheurs par appetit mengerent. Quant Achanius, le filz Eneas, advisa celle chose, a soy mesmes commença a rire et lors devant son pere dist en audience comme contre bon eur les avoit la famine si durement destrains que leur relief ilecques avoient mangé. Ainsi que Eneas entendit la parolle, de leesse fut tout rempli pour ce qu’il lui souvint lors d’une raison que Ancisés, son pere, lui avoit racontee. C’estoit que au lieu ouquel par souffreté mangereoient leur relief seroit leur delivrance et celle terre debvoit il conquester. Adonc congneut il bien que la estoit le regne que les dieux lui avoient ja pieça promis et qui ilecques seroient leurs travaulx affinez, dont lui et ses gens demenerent grant joye (l. 1082-1094).

Les premiers rois d’Italie (fig. 85)

HAC B

Segnor, devant ce qu’Eneas fust la arivés et venus, c’est en Itale, i avoit il eu V rois tant soulement que la terre avoient tenue et guovernee tres le comencement qu’ele fu primes habitee de gens a demorance puplee. Rois en fu premerement Janus et aprés ses fiz Saturnus, mais bien sachés que ce ne fu mie Saturnus li peres Jupiter dont li actor parolent. Aprés Saturnus en fu rois Picus et puis Faunus et aprés Latinus, ses fiz, qui adonques tenoit le roiaume (l. 662-667).

Quant que je parle du roy Eneas, me convient compter de la creation d’Ytalie, comme fut premier par Ytalus comprise, qui celle terre garny et peupla de gens qu’il avoit admenez de Troye dont il estoit. Alors que Ytalus y fut premier entré, fist il villes faire et habitacions, long temps au devant de la guerre de Troye, et sur les fleuves fist fermer villes et fors chasteaulx en pluseurs partie. Et doncques comme il ot pourprise la contree, la fist pour son nom Ytalie nommer. Puis cellui Ytalus avoit habité en celle terre sept roys dont le

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premier qui aprés lui regna fut nommé Ayaux et gouverna le regne comme bon roy et sage tout le temps que nature voult ses jours conduire. Aprés cellui regna Saturnus, non pas cellui qui fut roy de Crethe, combien que en celle terre eut esté en son temps ains la creation de ceste lignee, comme on poeut veoir en mon premier livre ou VIIe chapitre en l’endroit que on en parle, mais fut un autre qui ainsi fut nommé et longuement tint celle seignourie. Aprés Saturnus tint Pirus cellui regne, de quoy issit Faunius, le roy qui fut pere du roy Latinus, qui pour cellui temps le regne gouvernoit en la plus grant partie (l. 1128-1140).

La fondation de Laurente (fig. 86)

HAC B

Segnor, or vos dirai porquoi cele cités fu Laurente nomee, quar ele fu primes Lavina clamee. Bien sachés que li rois Latinus ot un frere dou roi Faunus, son pere. Cil avoit a non Lavinus, si funda cele cité. Et quant il l’ot tote compassee, si dist qu’ele de son non seroit, si com ele fu, apelee. E quant cil fu mors, au roi Latinus revint la cités, qui mout enforsa et amenda. Et totes ores estoit ele Lavina nomee, tant qu’il avint choze c’uns lauriers criut et nasqui en une haute tor et riche, et de ce avint que li rois Latinus changa a la cité son non premerain et si le fist clamer et nomer Laurente, et la arestoit il et sa riche maisnee, quar c’estoit li chiés de tot son roiaume (l. 703-710).

En celle terre de quoy nous parlons avoit pres du port ou les Troyens furent descendus sur le fleuve de Albule, une cité moult bele que ung frere aisné que Latinus avoit, nommé Lauvinus, avoit ja pieça fait fonder et pour le nom de lui avoit esté Lavine nommee. Quant cil Lauvinus fut du siecle parti, au roy Latin eschut celle noble cité, lequel l’avoit moult creue et fortiffiee et aprés pour son nom la fist nommer Latine. En cellui temps avoit en celle cité ung jeune laurier qui sur une haulte tour estoit venu de grace, lequel tant creut et mouteplia que bele chose estoit de le regarder, si fut de ce laurier si grande magnificence et le tint Latinus en si chiere amour que lors fist changer le nom de la cité et pour celui laurier fut nommee Laurence. Au temps que Eneas descendit en la terre demouroit Latinus en celle cité pour ce que moult l’amoit et tenoit chiere

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et adonc estoit chief de toute Ytalie. (l. 1143-1152).

La lignée du roi Latin (fig. 87)

HAC B

Lors enquist et demanda Eneas a gens qu’il trova qui maintenoit cele contree et qui en estoit sire, il li respondirent et distrent que li rois Latins, qui assés estoit ancieins hom, en tenoit la segnorie et si n’avoit nul hoir fors c’une soule fille (l. 698-700).

Par les gens de la terre que Eneas trouva lui fut compté de celle cité, qui pres d’ilec estoit, comme Latinus, qui fut roy de la terre pour cellui temps, y faisoit sa demeure et la estoit le chief de sa seigneurie. Puis enquist Eneas de cellui roy et de sa personne et se de lui estoit lignie procree, si lui fut respondu comme il estoit ancien chevalier et avoit espousee une dame nommee Amatha, de laquele fut une fille nee, bele et gente, tout de nouvel parcreue, laquele ilz faisoient Lauvine nommer, et pour tous enfans n’avoient que celle (l. 1152-1158).

Énée fait construire sa forteresse (fig. 88)

HAC B

Et tantost sans plus atandre quist il et esguarda le plus fort liu et le plus defendable jouste le Toivre et en une rostre montaigne, si mist lors ses homes a oevre por faire fossés et lices por aus atenir et defendre, s’il avenoit choze qu’il en eussent besoigne. Et bien sachés qu’en assés brieff [sic] termineorent [sic] il celui liu esforcé qu’il s’i traistrent tuit et lor chozes aussi, et si n’orent de nuilui doutance (l. 712-716).

Adonc que Eneas eut, en la maniere que ouye avez, du roy Latin la verité sceue en perseverant au fait de son emprinse et pour acomplir le vouloir des dieux, se voult il lors loger en celle contree et ilec sur ce fleuve habitacion prendre. Pour son logement faire advisa lors le plus fort lieu et la plus haulte place que sur celui fleuve peust trouver, si regarda une haulte montaigne pour une ville fonder et establir en laquele lui et ses gens se pourroient retraire. Sur celle montaigne seant lez le fleuve, qui pour lors estoit nommé Albule et orendroit est le Tibre clamé pour ung empereur qui ot nom Thibere, qui ainsi le nomma, monta Eneas a toute sa compaignie. Et lors pour celle place habiter

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et garnir ordonna lors tous ses artificiens. Lors fist il tous ses ouvriers mettre en besongne, desquelz il ot admené grant nombre, si fist grans fossez a l’environ faire et de fors pallis de toutes pars fermer, puis loges et maisons dedans ediffierent ou ilz firent leurs habitacions. Tant y eurent jour et nuit entendu que en pou de termine fut celle montaigne si fortiffiee que seurement se y peurent retraire et eulx garder de leurs adversaires. En celle place, quant elle fut emparee, fist Eneas ses dieux honnourablement mettre et ses garnisons et autres biens y porter. Si furent la ses gens en seureté retrais et habitacions en ce lieu establirent, et soubz celle montaigne ou fleuve du Tibre retrairent leurs nefz en la garde de celle fortresse (l. 1189-1204).

Énée envoie ses messagers au roi Latin (fig. 89)

HAC B

Segnor, tantost com Eneas ot son chasteau por le los de ses homes comencié a faire, et ce fu le jor aprés qu’il ariverent, eslist il C de ses plus sages homes por envoier au roi Latin a sa cité de Laurente et por pais a lui requerre, et qu’il ne li grevast ni anuiast qu’il et sa gent avoient port pris en son regne, et qu’il reposer se voloient et demorer par le comandament [sic] des des or sans lui nulle grevance faire. Li message se mirent isnelement et tant alerent a tot riches presens qu’il de par Eneas au roi Latin portoient et a tot chapeaus en lor chiés de fuelles d’olives et en lor mains aussi rains et branches d’olives, qui amor et pais senefioient, qu’il vindrent a la cité de Laurente. De fors des murs de la vile trouverent il et virent mout grant feste de jovenceaus dont li un lor riches destriers coroient por assaier des chivaus les pooirs

Si tost que Eneas eut prinse celle place a fortiffier, envoya devers le roy Latin, a qui celle terre estoit, ses messages et dist lors a Ylioneus, qui avec lui estoit, que a Laurence le convenoit aler devers le roy Latin qui la sejournoit. Lors lui bailla en sa compaignie cent hommes des plus sages qu’il peust eslire pour paix et amitié requerir, veu que par le convenant des dieux de sa creance en sa terre estoit arrivé et sans aucun mal faire y vouloit demourer. Puis pour mieulx complaire au roy Latin bailla a ses messages pluseurs riches joyaulx que de Troye avoit apportez, et pour mieulx amour querir les lui fist presenter. Atant se sont partis les messages de la montaigne, atout les grans presens qui baillez leur furent. Si erra Ylioneus a toute sa compaignie tant que de Laurence se furent approuchez. Et doncques pour la

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et les manieres, li autres assaioient les ars au traire, et fors et foibles, et coment il s’en aïderoient s’il besoigne en avoient. Li pluisor lansoient gaverlos et dars dont mout se penoient. Et tels i avoit qui coroient et luitoient li un as autres, et ensi lor forces et lors pooirs esprovoient et assaioient. Atant entrerent li Troien dedens les portes. Et uns messages sor un riche destrier de ceaus qui la s’esbanioient s’en ala au roi Latin et si li dist que mout haut home, ce li sambloit par lor contenance et par lor vesteure, erent entré en sa cité et por a lui parler : « Quar messagier, fait il, samblent a riche roi par les rains d’olivers fueillis qui en lor mains tenoient ». Li rois, qui estoit en sa riche sale, entendi ce que cil li racontoit et tantost comanda c’om avant a lui fesist venir les messages. Li message vindrent devant le roi Latin, si le saluerent de par lor segnor Eneas et l’enclinerent (l. 718-736).

cause que olivier signifioit paix mirent sur leurs chiefs chappeaulx d’olivier et en leurs mains les rains vers emporterent. En cellui estat en la cité entrerent et trouverent a l’entree de la ville une grande feste de jouvenceaulx qui esprouvoient leurs forces en pluseurs manieres. Et comme ilz furent entrez, devers le roy Latin alla lors ung message pour lui noncer de ces gens la venue. Par cellui lui fut dit comme haulx hommes et de noble parage presentement estoient entrez en la cité et devers lui venoient en ambaxade pour paix et amitié pourchasser et querir pour ce que en leurs mains rains d’olivier portoient. Comme le roy Latin entendit ce message, commanda que tantost fussent admenez devers lui pour escoutter ce qu’ilz vouldroient dire, si fut ainsi fait comme il ot commandé et dedens son pallais les fist on venir. Comme les Troyens qui paix demandoient furent au palais de Laurence venus, au roy Latin, qui adonc en son royal siege estoit selon leur loy, firent la reverence et de par Eneas, qui estoit leur seigneur, treshumblement salut lui presenterent (l. 1204-1225).

Les paroles du roi Latin (fig. 90)

HAC B

E si lor demanda, tantost com il salueloent [sic] qu’il queroient et quels besogne les avoit fais venir par si lons cors de mer as pors de Lombardie o si tempeste les avoient achaciés o ce qu’il ne savoient tenir lor droite voie qui entré estoient ou flum dou Toivre : « Quar gens qui vont par mer, fait li rois, ont en pluisors manieres mout d’anuis et de paines. E coment que vos i soiés arivés, puis que vos pais volés, bien soiés vos venu. Li païs est bons et la contree, si vos i porés aaisier et reposer, et

A eulx premier parla le roy Latinus et doulcement adonc les recueillit pour ce que bien congneut que Troyens estoient et que leur cité avoient esté destruitte. Si leur enquist quel besoing les menoit et se par fortune les avoit la mer a ses ports arrivez ou s’ilz avoient leur voye perdue par quoy en celle terre se fussent abordez (l. 1225-1228).

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si i a droiture, quar Dardanus, qui primes tint dou regne de Troies la segnorie, fu de ceste contree » (l. 741-747).

Les paroles d’Ilionée au roi Latin (fig. 91)

HAC B

Quant ce ot dit li rois, il se teut et Ilioneus parla, qui li ainsnés estoit des Troiens qui la estoient et li plus sages, et si dist : « Rois, gentis et haus et puissans de lignage, saches bien que fors tans ne tempeste ne decevance de voie ne nous a mie destrains de ci prendre port, ains i somes venu et arivé par nostre volenté, quar nos fumes de la riche cité de Trois, qui de noblece et de segnorie surmontoit totes les cités qui de sous le soleil estoient. Rois, de la destruction que tu as oï que fu si grande, si com je croi, assés raconter et dire, nos partimes nos et si avons puis mout grans paines eues et receues par mer et par terre et tres ce que nos meumes, nos roverent li deu et comanderent que nos quesissiemes nostre contree por avoir demorance, ne nos ni volomes c’un poi de terre ou nos puissons habiter ni ja ne vos i ferons a grevance ne ja ne pesera a vostre gent en la fin a avoir compaigne a la nostre. Et saches bien qu’en pluisors lius nos eust on volentiers retenus et livré terre por avoir demorance, mais les destinees des deus nos envoierent en ton regne, dont Dardanus fu nés, et Apollo le nos comanda. Por ceste choze, fait Ilioneus, somes nous ci arivé et si nos envoie a toi Eneas, qui nos maistres et rois et sire est, et si t’envoie de ses juaus qu’il a aporté avec lui de Troies ou il ot ja grant honor et grant segnorie. » Lors bailla au roi un tres riche mantel et une preciouse corone d’or et de pierres et un ceptre roial

Lors respondit Ylioneus et honnourablement au roy Latin dist : « Noble roy, gentil, de haulte lignie, plaise toy savoir que fortune de mer ne nous a contrains a prendre terre en ceste contree, ains de nostre vouloir y sommes arrivez. » Puis lui dist : « Sire, nous sommes Troyens qui aprés ce que Troye fut destruitte, qui avant estoit si puissante cité que toutes les autres avoit surmontees, et comme chascun scet elle a esté destruitte, par quoy de celle terre nous a convenu partir, si a long temps que en ceste douleur sommes en griefves paines par mer et par terre. » Puis lui dist comment, avant qu’ilz partissent de Troye, avoit [dit] le dieu Apollo a Eneas, leur maistre, tres expres commandement fait comme en la terre d’Ytalie allassent pour demourance avoir, et que en la contree dont partit Dardanus, dont ceulx de Troye estoient issus, et que Ytalus qui tint celle terre estoit issu du noble sang de Troye. Aprés ces parolles lui dist Ylioneus : « Noble roy tres puissant, de par Eneas te venons requerir que sur le fleuve de Albule te plaise lui donner ung petit de terre en laquele puissons habitacion faire pour acomplir le commant des dieux, sans ce que nous vueillons a toy ni a ton peuple aucun mal pourchasser, mais amitié a nostre pouoir faire. » Puis fist Ylioneus les joyaulx apporter que Eneas lui avoit baillez. Si les voult presenter au roy Latinus et lors lui dist en plaisantes parolles comme leur maistre, le roy Eneas,

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que li rois Prians porta maintes fois par grant segnorie (l. 747-763).

lui faisoit presenter des joyaulx que de Troye avoit fait apporter, et lui presenta ung riche mantel royal et une couronne richement aornee de precieuses pierres, et avec ce ung tres noble et tres riche ceptre que le roy Priam ot pluseurs fois porté (l. 1228-1247).

La façon dont Lavine fut promise à Turnus (fig. 92)

HAC B

Li rois Latin receut les presens et Ilioneus se teut sans plus dire. Et li rois pensa ne mie por les presens qu’Eneas li avoit envoiés, mais por le mariage de sa fille. E savés vos por quoi il en pensoit adoncques ? Por ce qu’il l’avoit otroiee a doner premerainement par l’enortement de sa feme, qui estoit roine et Amata nomee, a un mout vaillant chivalier fort et hardi. Turnus estoit apelés, fiz le roi Daunus de la cité Dardea, qui assés estoit prouchaine de Laurente. A celui ot li rois en convent, si com je vos di, qu’il li donroit Lavine, mais aprés ot il respons de ses deus qu’il ne li donast mie, ains la donroit a un estrange home qui venroit a navie en son roiaume (l. 765-772).

Quant le roy Latin eut prins les presens que Eneas lui ot envoyez, il lui souvint adonc comme par l’enhortement de Amatha, sa femme, avoit il promise Lauvine, sa fille, a ung chevalier qui fut nommé Turnus, filz du roy Clavius, qui seignourissoit une cité nommée Dardea. Celui Turnus estoit vaillant chevalier et en armes grandement renommé, si demouroit en celle contree et tant fut amoureux d’icelle Lanvine, fille du roy Latin, que chose de ce monde plus ne desiroit tant que jour et nuit y estoit son penser. En ces entrefaittes alla le roy Latin devers ses dieux sacrefice leur faire adfin qu’il peust avoir leur respons savoir se bon seroit que le mariage d’icellui Turnus et de sa fille se deust consommer en la maniere qu’il l’avoit promis. Lors eut le roy Latin de ses dieux respons comme pour nulle chose a cellui Turnus ne donnast sa fille ne a homme de Ytalie ne la mariast, ainçois a ung estranger sage et puissant de qui il peust issir royale lignie la donnast (l. 1277-1287).

Le roi Latin promet Lavine en mariage à Énée (fig. 93)

HAC B

Segnor et dames, por ce pensa li rois Latins, quar griés choze estoit a sage home

Comme le roy Latin ot ouy ces respons, en soy considera que c’estoit Eneas que les

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de desfaire ce qu’il avoit otroié d’endroit le mariage envers un haut prince de la contree por un estrage home. E plus griés choze estoit encore d’estre contre la volenté a ses deus qui celui mariage desvoloient. Quant li rois Latins ot por ce pensé un petit, il haussa le visage et si respondi hautement au message qui dite avoit la parole et si dist : « Troiens frere, les dons que tu m’as aporté de par ton segnor ne refus je mis. Ains les ressoit mout volentiers et si li dit que je sui mout liés de sa venue et que ma terre, que bone est et plentive, i ert a sa volenté. Et avec moi, si li plaist sans nulle doute, puet il en ceste cité prendre herbergerie et tot ce que mestier li ert a sa gens et a sa maisnee. Et si dites encore de par moi a vostre roi que je ai une mout bele fille que li deu me defendent a doner a home de nostre contree, por ce qu’il volent que je le donase a un estrange home dont il doit issir roiaus lignee poissans et de grant nom par tot le monde, et se je ne suis deceus en ma pensee dont je croi et cuit que ce doie il estre » (l. 772-784).

dieux lui avoient pour sa fille annoncé, si parla lors a Ylioneus et lui dist : « Sire ! Puisque paix demandez, voulentiers la vous vueil ottroyer et suy en coeur joyeux que vous soyés arrivez en ma terre et que tres bien vous y puissés raffreschir. » Puis par Ylioneus manda a Eneas comme bien lui plaisoit que en sa terre hebergast son peuple, et quant de sa personne il le semonnoit comme avec lui en celle cité se voulsist retraire, pour ce que les dieux lui avoient commandé que Lauvine, sa fille, lui voulsist donner par mariage. De celle response que leur fist le roy Latinus furent les Troyens en leurs coeurs joyeux et humblement de ce le mercierent, combien que devant eussent esté moult couroussez pour ce que en la salle avoient advisees les pourtraittures de la destruction de leur cité qui de nouvel y avoient esté mises (l. 1287-1297).

Les présents du roi Latin à Énée (fig. 94)

HAC B

Quant ce ot dit li rois, il fist devant lui amener C riches chivaus a riches frains a or et a riches seles noblement apareillees, si en fist baillier un a chascun des messages et si ne vos esmerveillés mie o il ot si tost trouvés C riches destriers, quar il en avoit en ses propres estables CCC tos depris qui mangoient a crebe. A Eneas envoia li rois un riche char tot apareillé et ordené, si com il estoit adonques costume por sus combatre et IIII riches destriers de grant pris qui le traioent. Adonques pristrent congié li message au roi Latin qui mout les

Lors fist le roy Latinus admener devant lui cent chevaulx aornez de selles et de brides, puis les donna aux messages de Troye que Eneas lui avoit envoyez. Et pour present a leur seigneur par eulx envoya ung char pour combatre qui de toutes choses estoit bien ordonné. Adoncques le mercierent les messages de Troye et a son congé se mirent au retour pour dire ces nouveles au roy Eneas, eulx loans de l’onneur qu’il leur avoit fait et des riches dons qu’il leur avoit donnez (l. 1297-1303).

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ot onorés. Si s’en revindrent lié et joios sor lor riches chivaus a lor segnor et si li conterent tot lor afaire et que li rois Latins lor otroioit pais et repos de quanqu’il pooit faire en sa terre et presenterent a Eneas les presens que li rois li envooit dont il ot grant joie (l. 786-794).

Turnus apprend la promesse du roi Latin à Énée (fig. 95)

HAC B

Segnor et dames, ceste nouvele fu tost espandue et seue par tote la contree d’Itale, qui ore est Lombardie dite, et assés tost fu conté a Turnus que Troien erent arivé ou Toivre, qui eschapé erent de Troies, et au segnor d’aus, qui Eneas estoit només, avoit ja li rois Latins abandonee sa contree et sa fille qu’il devoit avoir. Lavine voloit li rois doner en mariage a Eneas por aireter de sa terre. E ja lor avoit li rois consenti tel chasteau a fermer qu’il n’i erent mie legier a geter a force dou roiaume. Tantost com Turnus sot ceste choze, fu ses cuers a mout grant ire escomeus por la damoisele qui primes li estoit donee et otroiee. Et bien jura tos ses deus que ja Eneas ne l’avroit tant com il fust en vie. Turnus estoit mout prous et mout vaillans de chivalerie et li rois Daunus, ses peres, estoit ancieins hom qui plus n’avoit de fiz, si l’amoit mout de grant maniere. Turnus, par le voloir son pere, manda de ses plus prouchains amis por conseill querre de ceste choze. E quant il ot grant gent ensamble mise, il li loërent qu’il alast au roi Latin a Laurente por savoir coment et por quoi il voloit ce faire (l. 796-807).

Par toute Ytalie fut tantost la nouvele sceue comme Troyens estoient de nouvel descendus ou fleuve du Tybre et que de jour en jour on y ouvroit a puissance. En la court du roy Clavius, qui en la cité de Dardea estoit, fut tantost celle nouvele ditte et a Turnus, son filz, fut de vray affermé comme le roy Latin vouloit sa fille donner a Eneas et que des lors lui avoit accordee. Quant Turnus entendit les nouveles teles, il n’eut en son coeur que courrousser et contre Eneas durement murmura pour ce que bien lui sembloit qu’il pourroit espouser Lanvine et que par la cité qu’il faisoit sur le Tibre pourroit il grande conqueste faire. Lors pour remedier a celles besongnes fist il au congé de son pere pluseurs de ses amis avecques lui assembler et, comme venus furent et il leur eut ces choses remonstrees, ilz lui loerent comme tantost allast devers le roy Latin savoir la cause pour quoy il vouloit donner sa fille au roy Eneas, veu ce que premier la lui avoit promise et que Eneas estoit au pays contraire. Comme conseillé ourent, fut la chose acordee, puis envoya Turnus devers le roy Latin pour toutes celles paroles amentevoir, a quoy respondit que contre le commant de ses anciens dieux

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n’oseroit reffuter, ançois a leurs respons se vouloit consentir (l. 1341-1354).

Le cerf de Silvia (fig. 96)

HAC B

Adonques jouste la cité de Laurente ot un chasteau ou les grans noressons le roi estoit, dont Tyrrus estoit sires, qui II fiz avoit et une bele damoisele a fille, qui Silvia estoit apelee. Cele avoit nori un cerf grant et parcreu, que si frere li avoient aporté de la forest si jovene qu’il l’avoient tolu a la mere. Li cers estoit entre les gens devenus si privés qu’il sofroit que la damoisele le pinoit et aplagnoit a sa main et qu’ele li faisoit capeaus de flors et de fuelles en ses cornes. Et si tenoit ausi sor les rains de ses cornes les chandeles toz cois et en pais a la table devant son segnor et devant toz les autres. Mout estoit cil cers bien afaitiés et mout l’amoient tuit cil de la cité et dou chasteau. Et plus l’amoit que tuit li autre la damoisele et quant tant avoit esté cil cers avec les gens com il voloit en la sale o es chambres, si s’en aloit esbanoier par les forés avec les autres et puis repairoit a la vespree (l. 810-820).

Illec estoient deux filz et une fille, qui bele estoit et gracieuse et fut nommee Silva, laquele avoit nourri ung jeune cherf que ses freres lui avoient apporté quant ilz venoient de la forest chasser. Lors estoit celui cherf si grant et si parcreu que avec les sauvages en la forest alloit, et contre sa nature estoit si privé qu’il souffroit que celle damoisele le touchast et tenist et sur les cornes lui meist herbes et fleurs. Ce cherf fut si privé que chascun le congnoissoit de ceulx qui habitoient en celle forest, par quoy aucun ne lui vouloit mal faire. Et comme il avoit par le bois fait ses tours avecques la damoiselle, se alloit retraire au vespre (l. 1365-1372).

Ascagne tue le cerf de Silvia (fig. 97)

HAC B

Celui cerf troverent li chien Ascanius et tant l’enchaucerent que Ascanius le vit qu’i li traist d’une saiete si qu’il li trespersa les costes tot outre. Et li sers toz navrés s’en revint fuiant en la maison o il avoit esté noris, si se coucha et plainst et braist ausi com s’il requesist aïe de la mort qu’il sentoit prouchaine. Primes i vint corant Silvia, qui mout en fu esmarie quant ele vit

Comme Achanius fut entré dedens celle forest, advint que cellui cherf fut en cestui endroit, si cuida lors qu’il fust sauvage. Si fist adonc sur lui les chiens descoupler, pour quoy en la forest fu chassé et vent tant que au fust ou Achanius estoit, qui le attendoit pour berser, le convint a force venir. Et lors, non congnoissant qu’il fust privé, entesa son arc tant que par le costé le

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son cers sanglent qui ja moroit par la plaie. Tantost comensa ele a crier aïe et li vilain saillirent et sa maisnee, si quistrent la plaie qu’il assés tost trouverent par la lee saiete qui encor ou cors li estoit (l. 820-826).

bersa d’une flesche. Quant le cherf se sentit frappé de la flesche, vers l’ostel s’en va courant et piteusement commença a mugir tant que pluseurs personnes en ce lieu assemblerent. Premiere y arriva Silva, sa maitresse, qui longuement l’ot gardé et nourri. Et comme ainsi saingnant et navré le vid, en son coeur en fut moult dolente et tendrement ploura, car devant elle incontinent morut (l. 1372-1381).

La mêlée entre les gens de Turnus et ceux d’Énée après la mort du cerf (fig. 98)

HAC B

A ces paroles et a ceste dolor vint Turnus a Laurente et quant il vit si la gent de la cité esmeue contre le roi, il comensa a jurer par grant ire s’espee que mar i avoit li rois atrais les Troiens, quar se il n’avoit Lavine a feme, il ardroit la cité et le palais le roi meisme. Adonc escria Turnus sa gent et tos ceaus de la cité qu’il le seussent, dont il i avoit grant chivalerie, si s’en issirent par les portes a la bataille. Adonc parla li rois Latins a sa gent et a Turnus et si lor dist qu’il contre la volenté des deus se voloient as Troiens combatre. Onques por cele parole ne se voudrent Turnus ne li autre retraire et li rois entra en ses sales, si les en laissa convenir, quar plus ne pooit faire (l. 840-847).

Moult fut dolent Turnus pour la mort du cherf que Achanius ainsi avoit occis comme devant avez peu entendre. Et pour ce que bien sceut qu’il chassoit en celle forest, bien se pensa qu’il l’avoit occis, mais pas ne savoit la male adventure. Pour la mort de ce cherf jura adonc Turnus comme hastivement la vouldroit venger. Et donc sonna ung cor pour assembler ses gens pour ce qu’ilz vouloient la forest chercer afin de savoir et trouver qui l’avoit occis. Au son de cellui cor furent tantost assemblez et y coururent les paÿsans de la terre chascun armé de ce qu’il pouoit avoir, si furent lors tant de gens aünez que la forest d’une part encloirent et si avant dedens le bois allerent qu’ilz furent avec les Troyens pour assembler. Lors comme gens plains de foursenerie coururent contre ceulx de Troye les païsant et les envaÿrent merveilleusement, et quant les Troyens les paÿsans aperceurent, qui riens ne savoient de la commocion, ilz prindrent en eulx coeur et hardement et puissaument contre eulx combatirent. Adoncques fut diverse la meslee pour ce que les paÿsans furent grande multitude et les hommes Turnus qui les enhardissoient, mais Achanius et ses

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gens, qui avecques lui furent aux arcs et aux espees fierement combatirent tant que l’ainsné filz de Turnus, qui estoit en la place encombatant, fut occis d’une sayette. Grande fut la huee parmy celle forest et tant que le peuple de Laurence y survint, par quoy les païsans furent telement enforcez que les Troyens eussent mis a desconfiture, quant Eneas qui en ouyt la nouvele, y ala pour secourir son filz a tout ce de gens qu’il peut lors finer (l. 1415-1432).

Le roi Évandre (fig. 99)

HAC B

Adonc une nuit li vint une visions qui li dist qu’il alast socors querre a un roi qui avoit a non Evander. Segnor, cil rois fu niés le roi Pallantis d’Arcade et si ocist son pere par l’enortement sa mere, qui Nicostrata estoit apelee. Por ceste choze guerpi Evander Arcade et si s’en vint en Arca Itale et tant fist la qu’il se herberga ou mont Palatino sor le Toivre, qui adonc avoit a non Albula. Et fist Evander et comensa une cité petite, si le noma Pallantee por le non le roi Pallantis d’Arcade et ore est ele Rome nomee. Cil rois Evander ot une fille, qui Pallantia ot a non, et dou non celi dient li pluisor que la cités ot a non Pallante. Et si ot un fill preu et cortois et hardi, Pallas fu apelés, qu’il amoit sor tote creature. Cil guerrioit adés Turnus et les Italieins, et Turnus lui, si c’onques n’i pooit avoir pais ferme ne concorde (l. 874-883).

Ainsi que une nuit estoit en son repos en son lit, se endormy quant il ot assez veillé, si lui vint lors en advision que une voix lui disoit que au roy Enander alast querir secours et que contre Turnus lui voulsist ayder. Cellui roy Enander estoit nepveu du roy Palamedés d’Archade, et par l’enhortement de Nicostrata, sa mere, mist il le corps Panlatin, son pere, a occision, par quoy il le convint par crainte hors d’Archade vuider et guerpir la contree, tant que pour reffuge alla en Ytalie sur le fleuve de Albule qui ores et nommé le Thibre. Ou mont de Panlatin print il premier heberge et sur cellui mont commença lors une petite cité, laquele pour le nom de Panlatin, son pere, qu’il avoit occis et d’une fille qu’il avoit nommee Palantia fist il celle cité Pallanté clamer. Longue espace de temps fut celle cité Palancé nommee jusques au tamps que vint Romulus, qui de nouvel la fist ediffier, comme cy aprés le pourrez entendre, quant l’endroit viendra qu’il en fauldra parler. Celle dame qui fut Nicostrata clamee esto[it] de divers ars et de subtil engin, pour ce que elle estoit

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devineressse des choses advenir et charmeresse de pluseurs maladies, pour quoy aucuns Carmentine la nommerent et disoient que elle estoit nimphe, car en elle ot de subtilité tant que premier donna aux Lombars lettres latines. Cellui roy Enander, qui estoit son filz et avoit fondee la cité de Pallante, avoit ung beau filz gent, hardi et courtois et des cellui temps estoit bon chevalier, lequel pour l’amour du nom de son ayeul fut nommé Pallas. Encontre Turnus, qui estoit oultrageux, ot Pallas longuement maintenue la guerre. Pour ce que ceulx d’Ytalie avec lui estoient aliez, vouldrent lui et son pere chasser hors de celle terre, mais a nul jour sur eulx riens ne gaignerent, ne paix ne concorde n’y pourent ilz trouver (l. 1485-1504).

Énée décide d’aller quérir l’aide du roi Évandre (fig. 100)

HAC B

A celui roi Evander dist Eneas qu’il iroit querre aïe et lors proia a sa gent et comanda que cil qui remandroient avec son fill Ascanius, se Turnus les assailloit, se penassent dou bien faire entrués qu’il n’i seroit mie, et bien guardassent qu’il n’ississent mie de lor forterece, si le veroient repairer ariere et ce seroit assés tost se li deu li otroioient bien faire lor besoigne. Quant il ot bien la choze devisee et comandee, il entrerent a l’avesprer es nés il et cil qu’il vout ou lui mener, si nagierent tant contremont le Toivre qu’il en une nuit et en un jor vindrent a Pallantee (l. 883-889).

Pour celle vision qui advint a Eneas se pensa qu’il iroit querir secours au roy Enander pour ayde requerir. A iceulx et aux autres qui la dedens demouroient avec lui fist il lors exprés commandement comme diligemment gardassent celle place et que contre Turnus tres bien la deffendissent. Et avec ce leur fist jurer et promettre que, jusques ad ce qu’il seroit retourné, de la dedens ne istroient ne contre aucun ne feroient saillie (l. 1504-1509).

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Énée demande de l’aide au roi Évandre (fig. 101)

HAC B

Quant il arrivé furent et li rois Evander, qui celui jor avoit fait grant feste, sot qui il estoient, mout les receu a grant joie et mout honora Eneas, qui chaciés estoit fors de sa contree. Mout s’entracointerent bien en parlant et en racontant lor grans labors et lor grans paines, et meesmement Evander avoit mout tres bien coneu Anchisés, le pere Eneas, qui grant segnorie avoit eue en Troies. Atant le lairai ester de lor paroles et de lors més et de lor vïandes mais que li rois Evander dist a Eneas qu’il li aïderoit et de son avoir et de ses homes et si li chargeroit Pallas, son chier fiz, qui estoit li confors de sa vie et CCCC homes fors et hardis en bataille (l. 889-896).

A grant honneur et haulte reverence les receut lors le roy Enander, et moult puissamment recueillit Eneas pour ce que bien savoit que par force estoit de Troye chassé et qu’il avoit tout perdu son regne. Aprés ce qu’ilz furent en leur retrait allez, lui compta Enander, qui moult fut ancien, comme de long temps avoit eu congnoissance a Anchisés, son pere, et que en celle terre avoit il tenue haulte seignourie, pour lesqueles causes il le vouloit plus haultement honnourer. Moult haultement le mercia Eenas du grant honneur qu’il lui faisoit, et aprés lui monstra par humbles paroles comme, aprés que Troye ot esté destruitte, lui avoient les dieux chargé et commandé comme en la terre nommee Ytalie allast habiter, et comme par eulx lui estoit promise. Aprés lui dist comme pour le commant des dieux acomplir estoit il descendu ou fleuve du Thibre a toute sa compaignie et sur cellui fleuve avoit place fermee par le consentement du roy Latinus, et Lauvine, sa fille, lui vouloit il par mariage donner, mais Turnus, le filz du roy de Dardea, en avoit desplaisir, par quoy encontre lui ot guerre commencee. Aprés ces parolles adoncques humblement lui requist comme ayde lui voulsist faire et en sa guerre lui pleust le secourir, de laquele chose le roy Enander ne le vault escondire, ains lui promist que bien lui ayderoit et pour lui employeroit avoir et chevance (l. 1542-1557).

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Le départ d’Énée et de Pallas (fig. 102)

HAC B

De ce mercia mout le roi Evander Eneas. Et quant la nuis fu alee et ce vint a la matinee, Eneas et li rois firent lor sacrefices a lor deus qu’il lor fussent aïdant et propre a lor besoignes et quant il orent ce fait, Eneas, qui en grant soing estoit de sa gent ariere avoit laissee, s’en traist vers ses nés et Pallas ausi et si home as siues nés que li rois, ses peres, li avoit, grant piece a, faites apareillier et faire por porter lor armes et lor vïandes. Une partie en entra es nés et li plus fort et li plus aïdable alerent par terre. Li rois Evander avoit fait as Troiens doner riches chivaus a grant plante et ausi a ses homes. Quant vint an movoir, la roine plora et li rois acola son fiz et si dist : « E fils ! Si je estoie si jovenes com je fui quant je vinc premiers en ceste contree, com je en laisasse toi et Eneas envis aller sans moi a ceste besoigne ! Ja Turnus ne Mezentius ne s’en peussent esleecier que je de lor gens ne lor feisse domage, mais or proi je nos deus qu’il de toi m’esleecent si que tu puisses repairer joious et en vie, quar je ameroie assés meaus a morir que je ta mort veisse. » Atant se tot li rois et si se pasma a la departie et si vaillet l’en reporterent entre lor bras en ses chambres. A tant issirent des portes de la cité Eneas et Pallas et li autre baron, et les dames estoient sor les murs qui les esguardoient, tristes et dolantes, por lor fiz et por lor freres et por lor amis qu’eles aller en veoient et tant les esguarderent qu’eles porent veïr la resplandor des armes et la poudreire que li chivau a lor piés contremont eslevoient. Ensi erra Eneas et Pallas et lor gent tant qu’a la nuit se herbergerent en une planece

De celle response mercia Eneas < mercia Eneas > le roy Enander, et avec lui ferma aliances pour tenir la guerre encontre Turnus et contre ceulx qui grief lui vouldroient faire. Alors fist Enander son filz Pallas venir, et pour celle promesse acomplir et parfaire, le commist il a mener ses gens. Puis lui ordena IIIIC chevaliers fors et hardis, tres bien ordonnez, et de ses chevances assés lui bailla pour bien paier ceulx de sa compaginie et fournir tout l’affaire qui lui fut chargé. Si tost que leur besongne fut bien ordonnee et le jour fut venu qu’ilz deurent partir, ilz firent tous ensemble aux dieux sacrefices en les requerant qu’ilz fussent a leurs aydes. Et lors que celebré fut celui sacrefice, print Eneas congé du roy Enander et se print lors la royne durement a plourer pour la pitié que elle ot de Pallas, son filz. Mesmement Enander des yeux larmoya, si acola son filz a face esplouree et en gemissant lui dist ces parolles : « Pallas, beau chier filz, se ores fusse jeune ainsi que je souloye orendroit sans moy d’ycy ne partissez. Et pour ce que je suy vieil, requier je pour toy noz souverains dieux que de ta personne me donnent avoir victoire tant que ains que je muire te puisse reveoir. » A celle departie se pasma Enander. Et doncques Eneas et Pallas de lui se departirent, si firent de leurs gens les fors et les puissans aler par la terre et les autres avec leur harnois sur les nefs monter (l. 1557-1572).

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d’une montaigne jouste le flum (l. 896-916).

Les alliances de Turnus (fig. 103)

HAC B

Turnus, si com vos avés oï devant, ot mandé ses aïes et ses amis par tote la contree et il li vindrent mout de gens et por sa proiere et por l’amor meismement de ceaus qui i venoient. E bien sachés que trop longe choze seroit a nomer et a raconter toz ceaus qui i vindrent, mais tot premerainement vint Mezentius de Ruscie et Lausus, ses filz, cist i amenerent grant chivalerie. Que vos diroie plus ? Trestuit i vindrent cil de Lombardie et de Toscane et des vaus d’Espolisse et de Puille et de Prenestine et de Muse et de la contree de Licie, qui mout est plentive, et de mout d’autres terres dont je ne vos ferai mie longe devise. E avec toz ceaus qui la s’assamblerent i vint de la contree de Volsca Camilla, une pucele qui dame estoit de Priverno, un fort chasteau qui fu Merabus, son pere. Longe choze seroit et anuiouse a dire coment cil Merabus fu chaciés de son chasteau et de sa terre et coment il emporta Camilla avec lui, sa fille, si petite que ele encore alaitoit, et coment ele fu norie en la forest ou ele devint si prous et si legiere qu’ele prendoit les bestes au cors par sa grant isneleté et puis reconquist ele tote sa terre par sa grant proëce. Cele damoisele amena ou li mout grant compaignie de chivaliers et de puceles armes portans por Turnus aïdier qu’ele mout amoit. E quant ele fu venue a Laurente, ele fu assés esguardee des dames de la cité por ce qu’ele se mantenoit le jor come chivaliers et la nuit n’entrast ja nus hom, tant fust ses privés, en ses chambres

En cest endroit convient ung petit cesser de Eneas et parler de Turnus, lequel pour la guerre faire aux Troyens grans gens assembla et amis et parens de toutes pars requist. Si fut premier venu a son ayde Mesencius de Tusie, qui fut bon chevalier, avec lui le preux Lausus, son filz, lesquelz avec eulx grans gens admenerent. De Prinerne fut venue la royne Emila, qui dame estoit de celle contree par la succession de Medalus, son pere, laquele avec elle grande compaignie d’autres nobles femmes armees admena et de bons chevaliers fut elle bien garnie. Quant la royne Emila, qui moult amoit Turnus, fut dedans la cité de Laurence venue, des dames de la ville fut forment regardee pour ce que elle estoit grande, forte et hardie et comme chevalier dehors se maintenoit. De toutes les parties de Thoscane et de Lombardie furent devers Turnus moult de gens arrivez, et des vaulx despoulleté, grant peuple y survint dont chascun se tira devers lui a Laurence, pour ce que alors estoit la principale cité de toute Ytalie, en laquele, voulsist le roy Latin ou non, encontre Eneas commencerent la guerre (l. 1610-1622).

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avec li ne avec ses puceles. Forte estoit et hardie et chivalerouse plus que nulle autre creature (l. 849-867).

Le premier siège de Turnus devant la forteresse d’Énée (fig. 104)

HAC B

Entretant Turnus, qui ses grans os avoit assamblees, vint devant le chasteau o Ascanius estoit et sa chivalerie por savoir s’il ja les porroit fors a bataille traire o le chastel prendre. Mais li Troien qui le guardoient, quant il les virent venir a tote si grande habundance de chivalerie, se mistrent dedens lor forterece et si s’apareillerent mout bien de lor armes et ordenerent as murs et as cretaus por aus defendre. Et Nisus et Eurialus, dui vaillant chivalier, guarderent la porte. Cil s’entreamoient d’amor loial et certaine. Turnus, qui seoit sor un riche vair destrier dou regne de Trasse, vint, lui vintisme, esporonant trosques as murs, et si les escria et dist s’il i avroit si ardi qui venist a lui combatre en la plaigne. Il ne li respondirent mie, et il tantost lor lansa son espiout quanque il pot vers les murs. Ce fu li comencemens de la bataille et tantost retorna le chief dou chivau, si fist par mi le champ un eslais par si grant segnorie et li XX chivalier qui o lui venu estoient escrierent vers ceaus dou chasteau et mout s’esmerveilloient que li Troien erent si coart qu’il a tans quans a aus joster ne venoient. Quant Turnus vit qu’il dou chasteau n’istroient mie, il comensa a aler tot entor la o il chivaucher pot por savoir de laquel partie il seroit plus legiers a prendre. Et entrués aproismoient les os Turnus durement la forterece, et Turnus porsuit les nés, qui au chasteau estoient remeses sous les murs ou rivage quant

Tandis que le roy Eneas ses aydes assembloit par les manieres que ouyes avez, issit Turnus hors de Laurence a tout sa compaignie. Et donc pour la cause qu’il estoit certain que Eneas fut hors de sa fortresse, alla lors devant Achanius, son filz, et les autres a qui elle avoit esté commise a garder. Lors fist il trompes et buzines sonner, et vers le Thibre son ost achemina, car lor eut il vraye intencion que ayseement avroit celle place, pour la cause que Eneas s’en estoit parti et que gaires de gens n’y avoit laissez qui par raison la peussent deffendre. Tant fist Turnus qu’il fut arrivé devant celle montaigne, qui bien fut emparee, et lors, lui XXe de ses chevaliers, si devant les autres se furent avanchez que devant la porte furent arrivez, et lors demanda a ceulx qui dedens estoient s’il y avoit aucun qui encontre lui voulsist bataille faire et en la place hors de la porte issir. Comme ceulx de layens ourent ouyes ces parolles, oncques response ne lui vouldrent donner pour ce qu’ilz ne vouloient enfraindre le commant que Eneas leur ot chargé. Et donc Turnus, qui forment les haoit, leur jetta ung dard et vers l’ost qui aprés lui venoit vistement retourna. Moult s’esmerveillerent ces XX chevaliers que les Troyens n’estoient hors issus pour monstrer en armes leur haulte prouesse qui par le monde estoit si renommee que l’en disoit que c’estoit la fleur de tous les chevaliers qui pour le temps vivoient. Alors que Turnus vey son

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Eneas s’en estoit partis por aler au roi Evander d’Arcade. De ce ot Turnus grant joie. Tantost escria le fu por les nés ardoir por ce que cil dou chasteau ne s’en fuissent. Tantost fu li fus aportés et mis es nés, mais li caable rompirent a quoi les ancres se tenoient. Por ce on i ot pluisors guaries, qui bien n’erent mie alumees. De ce s’emerveillerent mout li Rutiliein, ce sunt les gens Turnus, et Mesapus aussi, qui ou premier chief estoient, et si disoient que li deu les avoient guaries. Turnus s’escria a haute vois que tot ce ne valoit a ceaus dou chasteau nulle choze, quar ja ne se savroient si defendre qu’il ne les presist a force. Segnor, Turnus savoit bien qu’Eneas n’i estoit mie, qui durement venoit o lui Pallas et lor bone chivalerie. Quant vint a la vespree, Turnus comanda l’escrougaite a XIIIC chivaliers, dont Mesapus fu princes et comanderes. Et tantost com la nuis fu tote venue et li fu furent alumé par totes les loges, mout i ot grant joie. Au mangier et au boivre s’asistrent ci com cil qui n’avoient nulle doutance et mout veillerent grant piece de la nuit aprés mangier au boivre et a feste faire (l. 918-945).

ost approucher et que les Troyens contre lui ne istroient, il chevauça entour de celle fortresse pour en veoir la closture et l’emparement de laquele part elle seroit plus aysee a prendre, pour ce que voulenté avoit de l’assaillir. Ainsi comme Turnus fut entre la montaigne et le fleuve du Thibre en regardant celle cloyson, il aperceut les nefz Eneas qui estoient ou rivage, et lors a celle fin que les Troyens fuir ne s’en peussent, presentement y fist le feu bouter. Adonc y ot grant cry et grant huee, car en pou de heure furent embrasees, sinon aucunes dont les chables rompirent qui aval la marine s’en aloient flotant, lesqueles les Latins ne pouoient a consuivir pour ce qu’ilz n’avoient ilecques point de navire. Plus pour ce jour ne pourent exploitter, ains pour le vespre qui de pres les hastoit, les convint lors en leurs tentes retraire, qui cellui jour eurent esté dreschees en ung hault plain devant celle fortresse, et celle nuit ensemble reposerent. Ainsi furent la nuit les Latins logez devant celle fortresse que les Troyens avoient emperee, si eurent largement de vins et de viandes que les gens de Laurence leur eurent apportez, pour laquele chose aprés le travail qu’ilz avoient souffert toute celle journee si largement en prindrent qu’ilz furent de vins chargez et eschauffez pour ce que gloutement celle nuit se maintindrent (l. 1669-1699).

Nisus propose d’aller prévenir Énée du siège de Turnus (fig. 105)

HAC B

Quant vint vers la mie nuit, cil de l’ost, qui aseguré estoient, s’apaiserent et endormirent, tuit plain et chargié de vin et de lasté de la nuit qu’il avoient adonc et devant veilliee. Adonc se porpensa Nisus,

Quant ce vient ainsi comme a la mynuit que Turnus et ses gens furent bien endormis et aprés leur travail eurent tant beu de vin que le sommeil durement les lassa, se pensa lors Nysus, qui estoit a la

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cui on avoit l’entree de la porte chargee a guarder por sa grant porece, et si dist a Erialus, son compaignon : « Beaus compains, esguarde com li Rutiliein sunt aseguré par totes les tentes, n’a orendroit point de clarté ne lumiere, tuit sont endormi et apesé par somell et par ivrece. Saches qu’il m’est venu en ma pensee que je en l’ost voudrai aler et faire d’aus grant ocision se je puis et puis m’en irai a Pallantee por Eneas, quar je sai mout bien la terre par celle ou je ai esté por chacier et de la ce me semble, ai je la tor de la cité veue. E beaus compains, se je puis faire ceste ovre que je ai en pensee, com grans merite m’en sera rendue et assés m’en seroit grans merite la bone renomee. » Quant Erialus oï ensi parler son compaignon, il li dist : « E dous amis, nos avons esté en tans perils, loiau compaignon ensamble, et or vious sans moi si faite choze entreprendre a faire ! Et je coment te lairoie aller en si grant perill de ta vie ? Onques mes peres Ofelicés, qui fu preus chivaliers et ardiz encontre les Grigoiz as batailles de Troies, ne m’anseigna si grant vilainie a faire. Onques sans toi n’entrepris nulle creature ou honors deust croistre ne loenge. Et encore est bien tel mes corages que je ne besoigneroie mie a metre ma vie en aventure por honor avoir ensi com tu le veaus aquerre. » Nisus li respondi que de ce n’estoit il mie en doute : « Mes compaing, se tu me creoies tu demoreroies por ce que s’aventure estoit que je pris fusse, tu me rachateroies et si je ere ocis, tu m’enseveliroies et feroies faire bele sepouture. » Euralius dist que sans lui n’iroit il en nulle maniere (l. 955-974).

porte, que bien pourroit il lors aler a Eneas afin que de lui peussent avoir aucun secours. Lors a son compaignon dist comme assommez furent les Ytaliens, qui la devant estoient et dormoient saouls et yvres contreval leurs tentes, par quoy l’ost pourroient seurement passer et vers Palance tenir la droitte voye. Adonc furent d’acord ces deux chevaliers comme ilz iroient haster Eneas afin qu’il venist les Troyens secourre (l. 1735-1742).

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La proposition de Nisus et d’Euryale à Ascagne (fig. 106)

HAC B

Lors s’en alerent la o Ascanius estoit et li sage chivalier dou chasteau qui en grant conseill estoient cui il poroient envoier a Eneas qu’il les venist socoure. Adonc parla Nisus et si lor dist tot si com il avoit la voie en sa pensee entorprise a faire. Quant Ascanius l’oï, il lor geta les II bras au cou et si lor dist tot en plorant de joie : « E bons chivalier ! Qui vos pora rendre le merite de si grant hardement, com vos volez entreprendre a faire ? Je sai bien que li deu le vos rendront tot premerainement, qui bien voient et conoissent vos corages. E aprés, les vos rendra li rois Eneas, mes peres, et je aussi, qui ja ne l’oblierai en tote ma vie. Et si te jure, Nisus, sor toz les deus que, si tu me ramaines mon pere, si que je le voie, ja n’avrai si grant honor ne si grant segnorie que je ne mette dou tot en ton conseill de ce que je averai affaire. Et si te donrai II riches copes d’or et II tables precioses et II pois d’or et un riche hanap d’anciene ovre que la roine Dido me dona en Cartage. Et si li deu nos donent tel eur que nos puissons conquere Lombardie et la proie prendre et departir, je ne t’i faudra que tu n’aies le riche destrier sor quoi tu vois Turnus seïr et son riche escu et son riche haume et sor tot ce te donrai je une partie de la terre que li roi Latinus a or en sa baillie. Et a toi Euriale, qui es plus jovenes, se li deu donent que tu sains et haitiés repaires, je te resoif en compaignie ne ja ne quier avoir loenge ne gloire de nulle chose que tu n’i aies ta partie. Et se je sui en pais o en guerre en quelconques liu que je soie, en toi ert mes consaus et ma fiance.

Si estoit a celle heure devers Achanius le conseil assemblé savoir par quele voye ilz en pourroient chevir. Lors parla Nisus et dist en ce conseil comme entre lui et Erialus, qui fut son compaignon, de leur vouloir avoient celle voye emprinse et que ainsi la vouloient acomplir. Quant Achanius en celle maniere les escoutta parler, de la joye qu’il eut les print entre ses bras et du coeur larmoiant adonc les mercia. Puis se ordonnerent et saisirent les armes, et leurs chevaulx leur fist on admener tout coyement sans aucune frainte, si qu’ilz furent prestz ainsi que pour combatre (l. 1742-1749).

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Adonc respondi Eurialus a Ascanius et si dist : « Ja li deu ne me laissent veïr le tans ne le jor ne l’ore que Nisus, mes treschiers compains, entrepreigne si grant fais que je avec lui ne soie, mais quoi que m’aviegne, o maus o biens, je te proi tant solement de ma mere, qui haute feme est et de la lignee le roi Priant et anciene. E s’ele a besoigne, si de moi defaut, que tu la socores et aïdes, quar je en ai en toi grant fiance. » Ascanius respondi et si li dist : « Je te di, Euriale, que quanques tu me proies, ferai je et ele iert a moi por li bien faire et honor ausi com se ce estoit Creüsa ma mere. Ensi te jur foi que je doi mon pere que ce que je t’ai promis tenrai je et a ta mere et a ta lignee tant com je avrai encors la vie. » Quant il ot ce dit, si li comencerent les larmes a chaïr mout tendrement des oils. Et lors dona a Nisus une mout riche espee et Menesteus li dona une cuirie forte durement de la pel d’un lion, et Aletés li dona un mout riche haume. Lors s’en alerent vers la porte tuit armé Nisus et Erialus, et tuit li haut baron dou chasteau les convoierent et Ascanius tos premiers qui assés de paroles mandoit a son pere qui onques ne li furent dites (l. 974-1005).

Nisus et Euryale décident de saccager le camp des Rutules (fig. 107)

HAC B

Quant Nisus et ses compains Eurialus furent issu des portes et il orent les grans fossés trespassés et totes lor lices, il se mistrent entre les herberges, et adonc virent les avoirs et les richeces gesir es tentes et les homes dormans qui dou vin estoient chargié et ivre et de la nuit avoient veillié une grant partie. Adonc parla Nisus a Erialus et si li dist : « Compains, esguarde ! Ceste chose que nos veomes

Comme ilz furent aprestez de partir, a celle heure de leurs portes issirent et les barrieres de l’ost de Turnus passerent, si entrerent coyement es heberges pour ce qu’il n’y avoit qui leur contredist. Celle nuit debvoit Mesencius a tout ses chevaliers l’ost eschauguetter, mais ja pieça s’estoit retrait en sa tente et pour ce que ses gens avoit trop beu de vin, estoient cha et la couchez et endormis. Mesmes

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[sic] nos somon que nos esprovons nos hardemens et nos forces. Vois ici la voie que nos iromes. Or te rien derriere si guarde que nus ne se mueve et je irai devant, si verai que je porai faire de toi apareillier assés lee voie. » Quant il ot ce dit, il abaissa sa vois et sa parole et lors esguarda en une tente si vit gesir sor mout riches tapis un roi, Rhannetem le nomerent en l’ost, et mout estoit amis Turnus, quar il mesloit d’adeviner, si li disoit mainte choze. Devant celui Rannetem gisoit ses escuiers, qui tant avoit beu que guaires ne li chaloit descrougaiter son segnor ne sa tente. Celui aproisma primes Nisus et si li trencha a un soul cop la teste. E lors refist la teste voler en sus dou cors dou segnor a cui valurent petit ses adevineures. Ensi comencerent a faire grant occision es tentes et es loges Nisus et Erialus (l. 1008-1021).

tous les Latins et les Ytaliens par force d’yvresse en leurs loges dormoient. Lors dist Nisus et Erialus comme avec ces gens qui ainsi dormoient leur convenoit leurs armes esprouver, si lui monstra la voye et la maniere par quoy aux gens Turnus pourroient faire dommage et comment subtilement les pourroient grever. Lors que entre les tentes se furent embatus, regarda Nisus dedens ung paveillon ou il vid ung grant seigneur qui la dedens dormoit, et donc tira l’espee qu’il avoit avec lui et en dormant lui trancha la teste (l. 1749-1759).

Le carnage de Nisus et d’Euryale (fol. 108)

HAC B

Je ne sai por quoi je vos nomasse les noms des pluisors qu’il ocistrent, quar trop sunt avers et si n’i avroit pas grant profitance. Li pluisor si demandent coment pooit ce estre que nus ne s’i esveilloit. Si faisoit, mais quant il les veoient armés et les espees tenir totes nues et ensanglentees, si n’osoient noise faire et si erent tuit estordi et dou vin et dou sogme et cil, tantost com il percevoient qu’il veilloient ne se mouvoient tant ne quant, ses ocioient. Ensi dura cele malaventure sor ceaus de l’ost. Quant ce vint pres de la jornee, adonc vindrent il a la tente le roi Mesapus, si virent encore le fu luire et por ce n’i forfirent nulle choze autre que Erialus i prist le haume Mesapus, qui trop parestoit clers de doreure fresche et beaus et riches.

Aprés par les tentes se prindrent a faire grandes occisions, de quoy ceulx de l’ost estoient esmerveillez quant ainsi les veoient sur eulx venir armez et leurs espees de sang toutes honnies. Si pensoient lors que les Troyens fussent a puissance sur eulx saillis tant que ja les eussent mis a desconfiture, par quoy ilz ne savoient en eulx deffence mettre. Longuement leur dura celle male adventure tant que le jour fut presques approuché, si estoit a celle heure la clarté alumee en la tente Mesencius, pour quoy alors n’y peurent rien forfaire sinon a son haulme, qui estoit bel et riche, que Erialus print et emporta. A celle heure fut ja la nuit tant alee que moult estoit pres de l’adjourner, et donc pour leur chemin qu’ilz vouloient exploiter et que

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Adonc parla Nisus a Erialus et si li dist : « Compaing, metons nos a la voie, quar je sai bien que pres est de la jornee et si avons mout nos anemis grevés, et si somes auques lassé de nos armes. » Lors se mistrent a la voie et mout i guerpirent de riches henas d’or et d’autre richece qu’il avoir peussent s’il porter et chargier s’en osassent. Mais totes voies repaira Erialus par devant la tente Rannetem, le poissant roi qui premiers i fu occis, et si prist uns riches lorains et unes bocles d’or, ce n’i vout il laissier mie, et si ot le riche heaume Mesapus sor sa teste. A tant se mistrent fors des trés et des loges et si acuillirent lor voie (l. 1021-1036).

leurs ennemis avoient moult grevez, se partirent tout quoyement de l’ost et a celle heure emprindrent leur voye pour aller vers la cité de Pallance (l. 1759-1769).

Nisus et Euryale sont interceptés par Volcens (fig. 109)

HAC B

Entrués qu’il eslongoient ja durement les tentes, CCC chivalier, dont Volcens estoit conestables, estoient issu de Laurente tuit armé et si aloient au roi Turnus, et de par le roi Latinus li aportoient noveles et paroles. Et ja tant alé avoient qu’il devoient entrer es herberges. Et adonc se reguarderent sous senestre, si virent les II compaignons qui s’en aloient grant aleure et si les perceurent par le resplandissant haume que Erialus avoit sor sa teste, qu’il avoit pris a la tente le roi Mesapus, qui mout cler luisoit as rais de la lune. Quant Volcens les ot perceus, il lor vint au devant et si lor dist : « Home, arestés ! Et si me dites dont vos venés armé et ou vos devés aler sans atargance » (l. 1038-1045).

Quant Nisus et Erialus, ces deux chevaliers, se furent partis de l’ost des Latins pour aller a Palance en la maniere que vous avez ouye et ilz se furent ung petit esloingnez, advint qu’ilz rencontrerent ung Ytalien chevalier nommé Volceus, lequel aloit a l’ayde de Turnus et IIIC chevaliers lui menoit de sa terre. Lors que ce chevalier a toute sa compaignie debvoit entrer au logement Turnus, regarda a senestre, si vid Nisus et Erialus, qui a celle heure vers Palance aloient. Et doncques le heaulme Mesencius, que Erialus portoit sur son chief contre la lune si fort resplendissoit qu’il sembla que chevaliers estoient. Pour celle cause les poursuirent les Ytaliens chevaliers et tant que de si pres les ourent approuchez que Volceus premier a eulx parla et demanda quele part aller vouloient

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et se Latins ou Troyens estoient pour les cuider arrester aux paroles (l. 1799-1808).

La fuite de Nisus et d’Euryale (fig. 110)

HAC B

Cil se teurent ne nient ne respondirent, ains se mistrent a la fuie vers la forest, quar la avoient il fiance et en la nuit qui en la forest apparoit encor assés obscure. Lors hurterent li chivalier aprés des esperons et si s’esparstrent aprés par diverses parties por ce qu’il les ratainsissent, mais ja estoient feru en la forest qui estoit obscure et espesse. Et en petit d’ore, puis qu’il i furent entre perdi li uns l’autre, quar Nisus se mist en un assens par aventure o il ot tost eslongiés ses anemis qui le chassoient. Et Erialus entra en une espesse o il ne trova sentier ni voie, si ne pot eslongier ceaus qui le chassoient. Nisus, qui s’en aloit et ja estoit a guaraudise, quar il avoit passee la piece de terre o puis fu la cités d’Albe fundee et assise, si se reguarda, si ne vei ni n’oï mie de son compaignon Erialus dont il ot mout grant dolor, si comensa a dire : « E beaus compains ou t’ai je deguerpi et en quel contree ? Ou te porai je ore cercher et querre ? » Tantost com il ot ce dit, il retorna ariere si com il estoit venus par la forest ramee et obscure. Il n’ot mie granment repairé quant il oï les effrois des chivaus et le reson des armés et la noise entor Erialus de ceaus qui pris et confuit l’avoient. Et il tant s’estoit defendus com il pooit, mais rien ne li valut sa defense. Nisus ala tant coiement qu’il les vit tot entor son compaignon qu’il tenoient et adonc ne sot il que faire ni coment il le peust metre a delivrance, sovent se porpensoit s’il s’abandoneroit entr’aus por lui mesme faire ocire et por son compaignon delivrer

Tousjours avant aloient sans aucun arrest faire ne a Volceus donner aucun respons, ainçois pour leur fait plus quoyement celer, tournerent en fuite vers une forest qui pres d’illec fut ou ilz pensoient mieulx eulx mucher. Lors les poursuirent les Ytaliens et par diverses voyes en la forest entrerent tant qu’il leur advint que pour l’obscurté de l’ombrage du bois ne savoient leur droit chemin tenir. Si entra lors Nisus en ung sentier estrange qui des Ytaliens tantost l’esloigna et Erialus se trouva en une chariere sans celle voye tenir par quoy fuir ne pot a ceulx qui le suivoient. Comme Nisus, qui ja tant estoit esloigné des Ytaliens que bien s’en pouoit seurement aller, vid que Erialus aprés lui ne venoit, en son coeur fut durement couroussé, si se arresta lors pour escouter s’il le orroit venir. Pour l’obscurté de la nuit et que Erialus ne savoit lors aucun chemin tenir, se trouva si pres entre ceulx qui le poursuivoient que nulle part ne savoit ou tourner et tant que par force le prindrent et le saisirent. Ainsi comme Nisus pour son compaignon en ce dement estoit, retourna sa voye vers les Ytaliens pour escouter s’il le pourroit ouir, et comme ung pou avant devers l’entree se fut retourné, entendit les cris de son compaignon qui a force estoit retenu des Ytaliens qui l’avoient saisi (l. 1808-1822).

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entrués qu’il se combatroit a aus et qu’il a lui entendroient (l. 1045-1062).

La mort de Nisus, d’Euryale et de Volcens (fig. 111)

HAC B

Quant il tant ot pensé, il visa d’un dart qu’il tenoit et lansa si en aus de quanque il ot de force, si feri un chivalier contre le dos deriere entre II epaules si qu’il li fist passer trosqu’au pis fer et fust, et lors chaï cil mors dou chivau a terre. Si compaignon, qui ce virent, se reguarderent tot entor aus a grant merveille ne ne se savoient dont ce pooit venir ne ce pooit estre. Entrués qu’il ensi s’esmerveilloient, Nisus relansa un autre, si le feri si qu’il li respandi la cervelle et cil cheï mors vis de la sele a terre.

Adonc comensa a forsener Volcens de mautalent par ce qu’il ne savoit dont cil cop venoient ne a cui il en peust < il > vengier son corage. A ce qu’il estoit en sa tres grant ire, il comensa a crier et a dire a Erialus : « Qui conques m’ait ce fait par, mi toi en revenront les paines ! » Atant la proisma l’espee traite tote nue. Quant ce vit Nisus, il ne pot plus sofrir ne plus ne se vout celer, por ce qu’il ne voloit mie veïr son conpaignon ocire, ains recomensa haut a crier et si dist : « Laissés ester celui qui nulle choze n’i a forfaite mes moi prendés et ociés, quar je vos jur par ces saintes estoiles que vos vees laissus amont reluire que cil n’i a riens mesfait, mais je i ai tant solement la mort deservie. » Entrués que Nisus disoit ces paroles, Volcens feri s’espee par mi le cors Erialus si qu’il l’ocist sans demorance. Quant ce vit Nisus, il lor cort sore et, quanque il pot, vers Volcent s’adrece en son poign la bone espee nue.

Et donc pour l’ombrage qui estoit en ce bois quoyement se tira vers les Ytaliens et d’un dard qu’il tenoit si roidement lança que ung Ytalien si puissaument feri entre les espaules que parmy le corps lui fist fer et fut passer tant que du coup chut mort sur la terre. Lors les Ytaliens, qui ce cop regarderent, s’esmerveillerent dont il pouoit venir, car pour la nuit qui estoit obscure ne pouoient avoir de Nisus congnoissance ne de quele par fut ce dard a eulx venu. Ainsi que lors estoient en ce dement, leur jetta Nisus encore ung autre dard, de quoy il occist l’un d’eulx en la place, ce qui forment les espoenta et les esmeut en ire et couroux. A celle fois Volceus fut lors comme tout foursené et bien cuida de couroux enrager pour ce que nul ne savoit qui ces dars ot gettez. Quant Nisus l’esgarda plus ne se pot tenir, car il veoit son compaignon occire, ains se mist il entre eulx, si leur print a dire : « Laissez cellui que occire voulez et me prenez, car j’ay jettez les dars et perpetree ceste occision, par quoy je ne vueil pas que pour mon fait ainsi soit pugny ! » Endementes que Nisus disoit ces parolles, Volceus, qui estoit rempli de fier couraige, hastivement occist Erialus tant que en celle place le convint morir. Et comme Nisus aperceust cel oultrage que son compaignon pour lui estoit occis, il tira lors l’espee, qui souef trenchoit, et choisy Volceus emmy sa compaignie et adonc le fery parmy la bouche tant qu’il lui fist le fer par le col saillir et que sur la terre le convint tantost

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Volcens li cort sore et si chivalier ausi de totes parties, mais tant ot Nisus aproché Volcent que la o il escrioit a hautes vois ses compaignons qu’il le presissent, li estecha Nisus l’espee en la boche si qu’il la fist fors par derriere el haterel issir la lee pointe, et Volcens trebucha qui guaires puis ne fu en vie. Si chivalier ferirent tant Nisus qu’en pluisors lius a mort le navrerent, mais totes hores s’enforsa tant qu’il se laissa cheïr sor le cors Erialus, son tres chier compaignon, et la fina il sa vie (l. 1062-1085).

choir mort. Quant ce aperceurent les Ytaliens que Volceus, leur seigneur, fut occis, seure coururent a Nisus pour l’occire, et tant de playes en son corps assirent que bien congneut qu’il ne pourroit garir. En la griefve douleur en quoy il estoit jetta ses yeulx a Erialus, qui sur la terre estoit mort gisant, et donc pour eulx ensemble de ce siecle finer au long de lui tout navré se coucha et bras a bras en celle place finerent leurs jours (l. 1823-1844).

Les corps de Nisus, Euryale et Volcens rapportés à Turnus (fig. 112)

HAC B

Adonc pristrent li Rutiliein lor armes et ce qu’il enportoient et si pristrent le cors de lor segnor Volcent, si repairerent grant dolor remenant as herberges. Et quant il i vindrent, il i troverent grant dolor et grant criee por ceaus qui ocis i estoient et meesmement au tre [sic] Rannetem estoit grans dolors demenee. Quant vint a la jornee et li solaus ot la clarte demenee, Turnus comanda que tote l’ost fust armee et que chascuns princes ordenast sa gent por assaillir et por combatre et il si firent par grant ire et Turnus fist prendre les testes de Nisus et de Erialus, si les fist enfichier sor II glaives, si les en fist porter devant le chasteau a grant noise et a grant hu por les Troiens esbahir qui dedens estoient (l. 1085-1093).

Quant en la maniere que ouye avez furent Nisus et Erialus l’un pour l’autre occis et bras a bras fur la terre gesans, les Ytaliens tout leur harnois saisirent et tout l’avoir que avec eulx portoient. Et lors pour la grant douleur que au coeur lui [sic] toucha pour Volceus, leur seigneur, qui fut mort, trencherent ilz les testes des deux compaignons, et avec eulx porter les firent. Puis prindrent ilz le corps de leur seigneur ainsi occis et sur ung cheval avec eulx l’emporterent, pour ce que pres estoient des tentes Turnus et jusques en son ost n’avoit gaires de voye. Comme par matin furent en l’ost arrivez a tout leur seigneur qu’ilz portoient mort, entendirent les noises et les cris de[s] occis et des navrez que Nisus et Erialus par leur haulte proesse avoient la nuit passee de leurs corps essoignez par quoy de mal en pis se doubla leur douleur. A celle heure devers Turnus allerent lui compter la maniere des choses merveilleuses qui advenues leur furent, de Volceus, leur maistre, qui gisoit en biere, et comme en la forest avoient occis ces deux chevaliers desquelz les testes lui

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presenterent. De la mort Volceus fut Turnus moult dolent, mais de la destruction des deux chevaliers assez se resjouist. Si fist lors sur deux lances les testes des deux chevaliers mettre et devant les barrieres des Troyens poser (l. 1868-1882).

Le nouvel assaut de Turnus (fig. 113)

HAC B

Adonc n’i ot plus longe demorance faite. Li cor et les buisines sonerent en l’ost por assaillir et il ne s’en atargerent mie, ains s’avancerent qui miaus miaus pour les fossés emplir et por droicier au mur les eschieles, et li pluisor traioient dars maniers a ceaus qui sor les murs estoient. Li hardi chivalier troien, qui bien erent apris de defendre, lor getoient grans pels agus et grans pierres. Li premerain qui a l’assaut vindrent ne pooient plus sofrir les grans forces des Troieins qui sor les murs estoient, qui tos lor derompoient escus et targes et autres armeures et qui lor derompoient les testes et les cors et les membres, quant Mezentius i vint, qui le fu lor fist lancier, et Mesapus fist les fossés emplir et avant les eschieles traire (l. 1099-1107).

Comme cellui jour fut le soleil en hault monté et que chascun de eulx ot ses armes prinses et aprestees, fist Turnus par son ost trompes et cors sonner afin que chascun se aprestast de assaillir. Pour les fossez emplir cloyes et fagos porterent et contre les murs firent les eschieles drescher. Si se penerent de fort assaillir et fierement avec eulx combatirent, mais les Troyens bien se deffendirent de cellui assault et l’entreprinse de leurs adversaires. D’un parti et d’autre ot dure meslee, car ceulx de dedans dars et flesches trayoient pour les Latins de leurs murs esloigner, et tant que les premiers qui l’assault [commencerent] convint a force hors des fossez vuider. Quant Mesencius ainsi regarda que tous ses gens vouloient l’assault guerpir, il fist lors feu gregois en pluseurs lieux lancer encontre les pallis pour veoir se la closture se pourroit embraser (l. 1885-1894).

L’assaut devant les portes de la forteresse d’Énée (fig. 114)

HAC B

Devant la porte dou chastel avoit a l’entree de la barbacane une haute tor de fust, de grans tables et de trastres faite. La avoient cil dedens mis chivaliers qui cele tor et l’entree de la maistre porte defendoient. A ceaus assaillirent cil de fors par grant

Et quant Turnus vey l’assault recommencer, de rechief fist les fossez emplir et les habillemens contre les murs mettre. Lors plus fort que devant recommença l’assault, mais les Troyens tres bien se deffendirent tant que les gens

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ruistece et cil qui ens estoient et cil des murs ausi mout aigrement se defendoient, mais tant s’efforcerent cil de fors qu’il le fu geterent en cele tor de fust, qui tantost fu esprise et par le vent et par le grant secherece. Cil qui la defendoient orent grant paor quant il le virent durement enbracier et esprendre. Il ne seurent que faire, quar envis le guerpissoient et envis por la doutance dou fu i demoroient. En la fin, quant il virent que voidier lor convenroit, il se traistrent d’une part por fors issir, mes ansois que li premerains eust mis son pié fors de l’huis por descendre, chaï li tors si haute com ele estoit a tot aus contraval a terre. Tuit cil dedens furent mort au cheïr fors II chivaliers dont li uns ot a non Helenor et li autres Lycus. Cil dui n’i morurent mie, mais tant lor avint de mescheance qu’il entre lor anemis cheïrent. Quant Helenor se vit entre ses anemis, il lor coru mout viguorousement sore, si com cil qui bien veoit qu’il ne pooit eschaper, se si voloit bien vengier ains qu’il i perdist la vie. Lycus, qui mout legiers estoit, s’i mist vers le chasteau a la fuie et quant il aprocha la forterece, il s’esprist au mur por ramper outre, mais Turnus le sui si pres qu’il le resacha jus a tot un cretel o cil se tenoit qui cuidoit aler a guarandise. Turnus en prist la teste tantost a l’espee nue (l. 1110-1126).

Turnus ne leur peurent forfaire, et les convint par force cil assault guerpir pour ce que moult en mirent a occision. Devant la porte ot une tour de fust grande et haulte et bien emparee et dedens chevaliers qui bien la deffendirent. Si fut lors celle tour si fort assaillie que les Ytaliens dedens le feu boutterent si ardamment que tantost fut esprinse et tout le bois par dehors embrasé. Comme les Troyens qui celle tour gardoient aperceurent le feu qui les surprenoit, ce ne fut de merveille se ilz furent effroyez, et comme cellui feu ne peurent estaindre et illec les convenoit morir, issirent de la tour chascun l’espee ou poing et parmy ceulx de l’ost se cuiderent sauver. Mais comme ilz combatoient a leur adversaires, sur eulx chut la tour qui tous les fist morir sinon Helenor, lequel en combatant fut lors saisy et prins, et ung nommé Licus, lequel se sauva dedens la fortresse. Moult y ot cellui jour de mors et de navrez, et d’un parti et d’autre pluseurs leurs jours finerent, mais l’ombre de la nuit les fist departir et aux Latins cil assault laisser, pour quoy en leurs tentes les convint retraire. En esperance de vengance prendre de la mort Volceus se estoient esjouys les Ytaliens pour celle fortresse qu’ilz cuiderent prendre, mais quant l’assault fut departi et ilz se trouverent vaincus et foulez, laisserent lors leur joye quant de leur meschef eurent congnoissance et de la perte qu’ilz avoient faitte (l. 1894-1912).

L’arrivée d’Énée et de ses aides (fig. 115)

HAC B

Entretant Eneas, qui socors queroit et aïe tot la o il le cuidoit avoir, fu alés au roi Tarchon qui li fust en aïe et si fist il, quar il

Ains tout ce secours que le roy Tarcon et Pallas, le filz Enander, avec lui admenoient par eaue et par terre exploiterent leur voye.

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li amena o lui toz ses haus barons et ses homes de sa terre de Nissie. Et si se mistrent tuit es nés et Eneas et Pallas et lor gens, quar Eneas avoit ja noveles oïes de Turnus qui mout trevailloit ses homes. Ne s’atargerent mie XXX nés qu’Eneas amena totes chargees de gens et de vïandes, ains siglerent tant qu’eles aprocherent le chasteau ou cil estoient, qui le socors atendoient. A Turnus vint la novele qui contre aus ala a la porte defendre le port, mais tuit ariverent sans damage fors la nef Tarchon (l. 1138-1145).

Bien eurent trente nefs armees et garnies de toutes choses qu’il leur convenoit, si nagerent tant contreval le rivage qu’ilz vindrent pour descendre pres de leur fortresse tant par la terre que par la marine pour secourir leurs gens qui les attendoient. De celle venue sceut Turnus la nouvele, ce qui au coeur durement lui pesa, pour quoy il fist les armes a ses gens saisir et a Eneas voult garder la descente, mais sa puissance petit lui valut, car voulsissent ou non mist, Eneas ses nefz a seurté sur la terre tant que aucunement ne furent dommagees sinon la nef ou fut le roy Tarcon qui empiree fut en ung des costez (l. 1945-1953).

La bataille entre Troyens et Rutules (fig. 116)

HAC B

Cele fu a l’arriver mout laidengee et Turnus s’en pena quanque il pot et sa chivalerie, mais puis qu’Eneas fu venus sor terre et il fu montés ou chival armés de ses riches armes, il livra as Rutilieins tele entente que par loisir en porent issir li autre. Adonc sonerent li cor et les busines et d’une part et d’autre. Eneas au premerain poindre ocist Theronem, qui mout estoit armés de riches armes et puis Licam et Giam, qui portoit une massue dont il avoit a maint Troien tolue la vie. Qui adonc veist Pallas qui faisoit merveilles ! Et ausi faisoient li autre (l. 1145-1151).

Moult se pena Turnus atout ses gens de cellui pas garder tant que Eneas illec ne peust descendre, mais ce fut pour neant, car il descendit, et par mer et par terre ses gens ensemble mist et fist lors descendre destriers et sommages, tant des siens comme des estrangiers et de ceulx qui par mer estoient venus en sa compaignie. Si tost que Eneas fut monté a cheval, aux gens Turnus fist la place vuider tant que ses gens pourent leurs chevaulx et harnois seurement a la terre mettre et qu’ilz furent tous mis en ordonnance. Comme les Troyens furent en bataille, les voult Turnus a celle heure combatre et donc des deux parties sonnerent leurs buzines, clarons et trompes pour eulx esmouvoir. Si laisserent lors les destriers courir si roidement les uns encontre les autres que Eneas occist Theneron, qui de riches armes estoit ordonné. Ou fort de la bataille estoit Gayam, qui une gande machue portoit entre ses mains, de quoy il occist pluseurs

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Troyens, et Lyram d’autre part, qui moult d’armes y fist, mais tous furent par Eneas occis (l. 1953-1964).

La mort de Pallas (fig. 117)

HAC B

Ne vos irai mie contant cil ocist celui ne cil cel autre, quar trop en seroit longue la devise, mais Eneas eust mout desconfit Turnus celui jor se ne fust une aventure dolorouse que Turnus ocist Pallas au joster, le fill le roi Evander, par quoi Eneas ot grant destorbance. E quant Turnus l’ot mort, si li toli un mout riche anel d’or d’uevre preciouse et por ce perdi aprés, si com vos orés, Turnus la vie. Quant Pallas fu ocis, grant dolor i ot demenee, mais por ce ne cessa mie la bataille, ains l’en porterent si compaignon sor un escu fors de la presse. La ot assés grant dolor demenee et plus grande l’en demena quant il le sot ses peres et la roine sa mere (l. 1151-1158).

En celle bataille occist Turnus pluseurs des Troyens et entre les autres mist il a mort Pallas, le filz Enander, qui au secours Eneas estoit venu comme ouy avez, lequel en son temps et ad ce jour ot fait de moult haultes proesses pour ce qu’il estoit fort et vaillant chevalier. Ainsi comme Pallas gisoit mort sur la terre, print Turnus son anel, qui de fin or estoit, et la chainture que pour lors avoit chainte. Lors que cellui Pallas ot esté occis, de tous les Troyens fut forment regreté, et ou roy Eneas n’y ot lors que courousser, car pour ayde lui faire fut il la venu (l. 1964-1970).

Turnus attiré dans une nef par le Diable (fig. 118)

HAC B

Turnus, qui mout estoit prous et hardis, estoit en la bataille qui sor le rivage estoit pres assés de la mer et dou Toivre, et la bataille si estoit mout perillouse, quar mout de hardi chivalier et chaoient. Li diables qui sot et vit qu’Eneas queroit Turnus por ocire et qui ne voloit mie qu’il fust si tost mors por ce qu’il encore se fist plus de male aventure se fist samblant a Eneas et si vint devant Turnus qui forcenoit des gens Eneas ocire. Quant Turnus le perceu, il cuida tot proprement que ce fust Eneas, si li coru sore et a ce qu’il l’aproisma, il li lansa un dart et li diables li torna le dos si

Au point que la bataille en son plus fort estoit et que Eneas queroit Turnus afin de venger sur sa personne la mort de Pallas et le vouloit occire, advint que le Dyable voulant esloingner la mort de Turnus a celle fin que plus de maulx peust faire, en la semblance de Eneas se mist, et devant Turnus adonc se apparut, qui contre ceulx de Troye fierement combatoit. Comme Turnus aperceut cellui Dyable, pensa a soy que c’estoit Eneas, lequel en son coeur mortelement haoit, et donc vers lui jetta ung trenchant dard et le cuida de ce coup occire, mais le Dyable se retrait en fuiant

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se mist a la fuie. Turnus cuida que ce fust Eneas qui ne l’osast atendre, si le comensa a enchaucier et mout a ramponer de parole. A celui qui fuioit n’en chaloit guaires, ains entra en une nef ausi com por paor de sa vie. Turnus, qui tenoit l’espee nue et qui joie avoit de ce qu’il cuidoit qu’Eneas s’en fuist por lui et qu’il ne l’osast atendre, se mist aprés en la nef por Eneas ocire, mais quant il fu ens, il n’i trova nulle creature. Il quist par desous et desore et quant il n’en i trouva mie, il fu toz esbahis, si se mist ou repaire parmi les trastres de la nef por tost revenir a la bataille, mais mal li fu la voie apareillee, quar la corde de l’ancre a quoi < a quoi > la nés se tenoit estoit rompue et la nés parfont en l’aigue empainte (l. 1169-1183).

vers les nefs pour lui faire entendant qu’il fust Eneas qui en la mer se voulsist sauver. Adonc entra le Dyable en une de ces nefs, pensant Turnus que ce fust Eneas, qui plus en la bataille ne l’osast attendre, et donc de hardi coeur illec le poursuy et entra la nef pour le cuider occire. Si tost comme Turnus fut dedens la nef entré, l’espee ou poing pour le cuider ferir, oncques ne trouva leans a qui il peust parler pour ce que le Dyable fut ja esvanouy et ot rompu le cable a quoy la nef tenoit. Parmy celle nef tournoya moult Turnus pensant leans trouver Eneas et que pour lui se fust la dedens esconsé, mais oncques cellui jour n’y vit creature (l. 1976-1989).

Turnus pris au piège dans une nef après avoir suivi le Diable (fig. 119)

HAC B

Entrués estoit Eneas en la bataille qui huchoit a haute vois Turnus et queroit, et mout metoit des Rutilieins a martire. Turnus, qui se vit eslongier dou rivage, sot et vit qu’il estoit deceus, si ne sot que faire. Lors tendi il ses II mains vers le ciel, si comensa Jupiter a apeler et a huchier por quoi il l’avoit enbatut en tel paine qu’il veoit a ses oils sa gent ocire et si ne les pooit socourre. Une fois se pensoit Turnus qu’il se ferroit par mi le cors de s’espee, si s’ocirroit, et l’autre si pensoit qu’il saudroit en la parfundece de l’aigue. Entretant que Turnus estoit en tel dolor, la nés s’en coroit a grant cors ne n’aresta onques, si vint au port de la cité le roi Daunus, pere Turnus, qui Ardea estoit apelee (l. 1185-1192).

Entretant, comme Turnus queroit Eneas parmy la nef de quoy parlé avons, le ot ja le vent si esloigné du port que a habandon floitoit aval la mer si avant qu’il ne pot recouvrer la terre, combien qu’il cuida de la nef issir et en l’estour avecques ses gens aller, mais en ce point demourer le convint et au plaisir du vent prendre son adventure. Lors que Turnus estoit en ce peril et qu’il ne savoit ou aller, il veoit devant lui ses chevaliers occire en la bataille qui encores duroit, congneut il bien qu’il estoit deceu et que sa compaginie estoit en danger pour ce qu’il ne les peut adoncques secourir. Ainsi qu’il estoit en celle douleur du coeur gemissant piteusement, Jupiter reclama, lui suppliant que ayder lui voulsist en celle adversité, et de ses dieux forment se complaignoit, qui en ce point l’avoient laissé mettre que devant lui veoit ses gens

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occire et si ne leur pouoit aucune ayde faire. Riens ne lui valut le crier ne le braire ne desconfort que en soy peust avoir, car celle nef en quoy il estoit sans arrester tantost par la mer naga selon ce que le vent le vouloit conduire que d’aventure se vint aborder au port de Dardea, dont son pere fut sires (l. 2015-2025).

La mort de Lausus (fig. 120)

HAC B

Quant Lausus vit son pere navré, mout en ot grant ire. Adonc assambla totes ses batailles, si coru Eneas sore. La ot assés chivaliers mors et abatus des chivaus qui puis ne se releverent. Eneas i feri si Lausus de s’espee sor le haume qu’il le porfendi trosques ou pis, onques le cop ne pot retenir armeure. La ot assés grant dolor demenee, quant Lausus chaï, ce poés vos bien croire. Entrués que ce avint, Mezentius a grant flote de chivaliers estoit descendus sor le rivage dou Toivre et si faisoit terdre et essuer la plaie qui mout li estoit dolorouse, mais por ce ne laissoit il mie qu’il ne demandast ou ses fils estoit, Lausus, et si disois [sic] a ses gens qu’il l’amenassent fors des estors et des meslees et si li desissent coment il se mantenoit, quar mout voudroit oïr de lui la tres grant proëce. A ce qu’il ensi parloit, li chivalier Lausus vienent a tot le cors et a grant criee (l. 1213-1222).

Quant Lausus vid son pere Mesencius navré, se il fut couroussé ce ne fut de merveille. Si leverent lors les Troyens ung cry, par quoy les batailles se ferirent ensemble et si fierement adonc s’entreenvaÿrent que a cellui estour osta Eneas a Lausus la vie (l. 2034-2037).

La mort de Mézence (fig. 121)

HAC B

Tantost sot Mezentius que ce estoit, quar ansois c’on li desist, le sot il par la dolor de son cuer qui bien l’en faisoit sentir la

A celle heure estoit Mesencius retrait sur le fleuve du Tibre atout partie de ses chevaliers pour sa playe lier et restraindre,

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tristece. Qui adonc veist les bons cheveus chenus desrompre et detraire et lui debatre et par terre estendre et aprés durement < et aprés durement > par dolorouses paroles combatre et complaindre ! E quant mout l’ot regreté et plaint, il fist sa cuisse bien fort bender et estraindre, si se fist armer et son chival amener por aler a la bataille por vengier son fill Lausus d’Eneas s’il puet sans atargance. Quant il fu montés, il prist dars assés por lancier et lors se feri entre ses anemis o sa ruiste chivalerie. Ensi com vos oés revint Mezentius a l’estor et tantost hucha Eneas a haute vois trois fiees. Eneas l’oï, si en loa les deus et tantost li vint a l’encontre. Quant Mezentius le vit, il li comensa a crier et a dire : « O Eneas qui fel es et crueaus ! D’une sole choze me poise et de quoi tu me puis plus coroucier en cest monde, c’est de mon fill ocire et cele m’as tu faite. Je ne sais se je morrai ausi, mais vois me a en presence et ançois que i muire te donrai je tels dons qui mout seront a toi grevable. » Lors li lansa un dart mout ruistement et puis un autre et puis le tiers sans atendance. Et tot adés coroit entor Eneas au riche destrier sor quoi il seoit, quar petit l’osoit atendre. Eneas ne pot plus sofrir, quar tost se veoit covrir de dars et de saietes. Lors lansa aprés Mezentius une lance qu’il tenoit, si le cuida ferir en la targe, mais parce que Mezentius n’atargoit onques, failli Eneas a lui, si feri le chival parmi les hinnes si que li chivaus chaï et Mezentius sous lui. La ot grant criee, quar les gens Eneas et les gens Mezentius erent tuit assemblé as espee nues. Eneas, qui vit Mezentius gesir a terre, s’adressa sor lui a vive force et ansois qu’il peust sus relever par nulle aïe, li ot il tel cop doné de la bone espee qu’il li tolit tot ensamble et la joie dou mont et la vie. Adonc furent tuit desconfit cil de l’ost, et mout plus eussent

quant les gens de Lausus, son filz, celle part acoururent, et en plourant lui nomerent sa mort et comment Eneas ainsi l’avoit occis. De celle chose ouir fut Mesencius triste tant comme pere pour filz le pouoit estre, et donc pour essayer a venger celle mort, fist lors sa cuisse bender et estraindre et sur son cheval hastivement monta. Lors comme chevalier en qui honneur a habandon flourissoit au plus fort de la presse des Troyens se mist, si furent par lui tant de prouesses faites que merveilles estoit de le regarder, car contre Eneas fierement se maintint et pluseurs dars trenchant cellui jour lui jetta. Fort et merveilleux fut par entre eulx l’estour et durement ensemble combatirent, mais en la fin le ferit Eneas tant que dessoubz lui fut son cheval occis dont a terre le convint mort cheoir. Grande fut la huee et le cry des Latins quand Mesencius veirent mort trebuscher, et sur eulx tourna la desconfiture telement que eulx ne les Ytaliens ne peurent plus cellui estour souffrir (l. 2037-2049).

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eu domage si ne fust la nuis qui lor sorvint et qui fist dessevrer les batailles (l. 1222-1244).

Les trèves demandées par le roi Latin et la provocation en duel d’Énée à Turnus (fig. 122)

HAC B

Entretant vindrent a Eneas message a tot rains d’olive de la cité de Laurente et si requistrent trives de par ceaus de la cité por lor cors querre par les chans de la bataille et ardoir et metre en cendre. Et Eneas lor otria mout volentiers XII jors les trives et quant eles furent acreantees, Eneas lor dist : « E segnor Latin ! Quels aventure est ce qui vos fait vers moi combatre, qui vos amis voudroie estre ? Vos me requerés pais et trives a oés les mors, sachiés qu’ausi volentiers la donroie je as vis, quar je ne me cuidai mie ci combatre, ni por combatre n’i vinc je mie, se vos me laissés en pais estre. Ains i vinc par les comans des deus por avoir demorance et je ne me combat mie a ceaus de Laurente, mais a Turnus en cui li rois Latins a mise sa fiance qu’il se doie vers moi tenir et defendre. Encore me sambleroit plus droiturere choze se Turnus nos veaut chacier a force fors dou regne qu’il a moi se combatist cors a cors si en eust honor cil a cui li deu la donassent et li autres perdist la terre et la vie. Ensi seroit miaus a faire si n’en morroient mie li autre qui coupés n’i ont ne n’en seroit pas la contree desertee ne afeblie des prodomes. Mais or alés et si ardés vos cors et metés en sepoutures et nos ferons ausi les nostres, et bien dites au roi que ce en ferai je que je vos en ai dit s’il veaut et Turnus l’otroie. » Li message qui ascoutoient Eneas si taisoient tuit coi et mout s’esmerveilloient

Aprés ce que la bataille de quoy parlé avons ot esté finee, furent les Latins durement courouchez pour leurs amis que ou champ mors gisoient, pour quoy le roy Latin envoya lors devers Eneas requerir treves tant que les mors fussent en sepulture mis. Lors se partirent les ambaxadeurs et a l’issir hors de la cité en signe de paix porterent rains d’olive, si alerent devers Eneas pour requerir les treves des mors enterrer, lesqueles de bon coeur et voulentiers accorda jusques a XII jours comme ilz requeroient. Quant entre eulx furent celles treves plevines, Eneas leur print donc forment a dire que bien estoit esmerveillé de ce que contre lui ainsi se combatoient et que, s’ilz vouloient, il seroit leur amy, pour ce que en la terre n’estoit il venu pour combatre, mais pour le commant des dieux acomplir, qui ilec l’envoyoient pour prendre demourance, pour quoy bonne paix avec eulx desiroit. Aprés ces paroles leur fist il resqueste comme au roy Latin de par lui voulsissent relater comme se Turnus de cellui regne le vouloit chasser et que plus la terre ne fust dommagee ne le peuple mis a destruction, que seul corps a corps le vouloit il combatre par tel convenant que celui des deux a qui les dieux donneroient victoire obtenist la terre et espousast Lauvine sans ce que la contree en fust plus degastee. De ces choses ouyr se esmerveillerent les ambaxadeurs et de la courtoisie qu’ilz

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de la beauté et de la proëce qu’il en lui veoient (l. 1255-1271).

trouverent au roy Eneas, si prindrent adonc congé de sa personne et vers Laurence leur voye retournerent pour rapporter leur legacion (l. 2144-2160).

La réponse de Diomède (fig. 123)

HAC B

Adonc assambla li rois Latins barons por conseill prendre qu’il porroit faire envers Eneas, qui ne voloit se pais non et concorde. Entrués qu’il a celui conseill estoient, vindrent li message qu’il a Diomedés envoiés avoient. Segnor, ou comencement, quant Turnus quist ses aïes por combatre a Eneas, si envoia il ses messages a tot mout riches presens a Diomedés, a la cité d’Argirippa qui seoit en une des parties de Pulle et la estoit Diomedés demorés et arestés tres ce qu’il estoit partis de Troies aprés les grans paines qu’il ot par terre et par mer eues. Si tenoit de la cité la poësté et la segnorie et de la venoient cil message. Li rois Latinus les comanda avant venir devant ses haus barons et raconter qu’il trové avoient et s’il avroient de Diomedés ne secors ne aïe. Venulus parla, qui avoit o les autres esté ou message, et li rois tantost, com cil comensa sa raison, comanda que pais fust tenue. Cil comensa haut a parler et si dist : « O vos segnor baron, nos veïsmes Diomedés et grant partie de ses gens o lui qui furent a Troies destruire. Et puis que nos fumes devant lui venu et nos l’eusmes salué si com nos deumes, nos li deimes dont nos estions et qui la nos envooit et por quel chose et qui cil estoient, li nomasmes vos bien qui nos guerreoient et si li presentames les dons de par le roi Latinus que nos porté li avions. Quant il bien nos ot ascoutés, il nos respondi mout

En la cité de Agrippe, qui seoit lors en une partie du terroir de Puille, envoya Turnus Venulus le sage devers Dyomedés, lequel aprés la destruction de Troye s’estoit retrait en celle cité. Et pour ce qu’il avoit contre les Troyens la guerre menee, lui faisoit il requerir humblement que contre Eneas lui voulsist ayder, et pour le contenter lui envoya de moult riches dons. De Laurence se partit Venulus, et en Puille hastivement alla, avec lui ses messages qui lui furent baillez. Si esploiterent tant jour et nuit leur erre qu’ilz furent arrivez devers Dyomedés. Lors lui compterent humblement leur message comme il voulsist ayder a Turnus, a qui Eneas eut guerre commencee, si lui vouldrent bailler les presens et riches dons qu’il lui envoyoit. A celle requeste ne voult adoncques Dyomedés entendre, ne leurs presens prendre ne recepvoir, en soy excusant qu’il estoit vieil et leur disant que contre Eneas ne vouloit faire guerre, car sa haulte prouesse congnoissoit de pieça, et bien savoit des Troyens la force. Puis leur compta de lui et de pluseurs de Grece qui avoient esté a Troye destruire et comment les dieux eurent de chascun prins vengance, du roy Agamenon, comme il en fut mort, et Menelaus, en l’isle de Phaton en la derreniere partie d’Egipte mort et exillé, de Pirrus, de Ayaux et de pluseurs autres qui tous honnis en furent et honneur en perdirent. En la conclusion leur dist

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paisiblement et si nos dist. » « O vos bone eurouse gent d’Itale, quele aventure est ce qui vos cort sore ? Sachés bien sans doutance que nos qui as Troieins nos combatimes et lor terres lor destruissimes n’i guaiagnames nulle creature, quar si Prians, li rois, fu desconfis et sa noble chivalerie, ausi est Agamenon et li rois Menelaus en iscil en l’isle de Faron, en la daarraine partie d’Egipte et li rois Agamenon, qui toz nos guoverne par la science, ne fu il lués qu’il revint en sa terre ocis par sa feme, qui Climestra estoit nomee, quar ele avoit autrui charmé qui or tient la terre. E que vos diroie je des malaventures que Pirrus ot et Ajas de Locres et de moi meismes ? E que vos raconteroie je de tos les autres ? Sachés que je jamais ne me combatrai envers troien home por ce qu’a tote m’onor deporter m’en puisse, quar encore nos est il pis avenu de ce que nos a aus nos combatimes qu’il n’est a aus en mout de manieres, mais retornés ariere au roi Eneas et les presens que vos m’aportés li donés, si ferés que sage. E bien voill que vos sachés que je me sui combatus a lui cors a cors et por ce que je le trouvai si fort et de si grant ruistece di je que, s’en Troies en eust avec lui et avec Hector tels II avec aus com il estoient, tote Gresse fust par aus destruite et desertee et moi qui les assaiai, en devés vos bien croire. Et toute la demorance qui i fu a la vile ardoir et metre en cendre i fu tote faite por la force d’Eneas et d’Ector, qui par lor grant proëce toz les autres resbaudissoient. Assés erent pres ingual Eneas et Ector, mais Eneas estoit plus pius de corage. Retornés tost ariere en vos regnes et si faites pais a Eneas, ce vos lo je, si ferés que sage (l. 1288-1314).

Dyomedés comme contre Troyens n’avroit il jamais guerre et que a Eneas portassent leurs presens pour savoir s’ilz pourroient paix faire avec lui, et s’ilz lui faisoient guerre, en la fin en seroient dolens. Sans autre response avoir s’en partirent les messages Turnus de la cité de Agrippe et vers Laurence leur voye retournerent. Mais avant qu’ilz peussent estre repairez, si durement fut la guerre menee que les Latins en eurent du pire tant qu’ilz furent malement affieblis comme cy aprés vous le pourrés entendre. (l. 1622-1643) […] En plain conseil parla Venulus et dist au roy Latin comme Dyomedés et pluseurs de ceulx qui ourent esté a Troye avoient trouvez en la cité de Agrippe. Puis lui compta comme Dyomedés a son secours ne vouloit venir, pour ce qu’il estoit des Troyens en crainte, et comme il avoit reffusez ses presens, disant comme ilz fussent a Eneas portez pour signe de concorde avec lui querir. Encore dist < dist > comme aprés pluseurs excusacions leur avoit dit en conclusion qu’il ne vouloit avoir guerre contre ceulx de Troye, pour ce que vieil estoit et que de long temps congnoissoit leur force et que a pluseurs autres en estoit mal advenu. Lors que Venulus ot finee sa parolle, aval la salle se leva grant murmure et aprés que la noise fut apaisee, le roy Latin dist en audience comme plus d’esperance n’ot en Dyomedés ne en autre qui peust secours leur envoyer (l. 2209-2218).

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La proposition de paix du roi Latin (fig. 124)

HAC B

A paines orent li message dites ces paroles quant li grans murmures leva en la sale, et quant il un petit furent apaisié, li rois parla et si dist : « Segnor ! Je vousisse mout meaus que conseill eussiemes devant c’est grant domage que nos ore receu avomes que ore, quant nostre anemi nos sunt pres des portes. Ne nos ne somes mie sage qui a Eneas nos combatons qui est en la guarde des deus et la cui gens n’est onques lassee par bataille. E si vos avés eue esperance en avoir l’aïe Diomedés, n’i aiés plus atendance, mais or se porpense chascuns coment il porra meaus eschiver le perill ou nos somes, quar sor vos en est li fais et li besoigne. Et je sui viaus, si ne me puis mais aïdier en bataille, quar la vertus m’est auques defaillie. Une choze ai je porpensee en mon corage que je vos voill dire. Si entendés a mes paroles. Je ai une ancieine piece de terre qui est sor l’aigue dou Toivre et si s’estent de longere trosques vers Sesile. Cele terre ahanent et tienent li Aruncisin et li Rutiliein et si i paissent lor bestes. Donons cele terre et la montaigne qui i ajouste as Troieins et si nos concordomes. Et s’il tant aiment la contree, facent i chasteaus et viles, si i remaignent. Et s’il ne voloient faire et il meaus aiment aler en une autre contree, je lor ferai riches nés faire et lor livrerai quanque mestiers lor i ert de vins et de vïandes. Et si envoierai, fait li rois, a Eneas riches presens d’or et d’argent et de voire, s’il ce que je di veaut prendre par les messages que je i envoierai por conter ceste choze. » Adonc s’en leverent C qui distrent au roi qu’il a Eneas iroient et ces paroles et ces presens li porteroient (l. 1345-1342).

Aprés dist que pour eulx eust assez mieulx esté de conseil avoir prins ains que le dommage de celle bataille leur fust advenu que de Eneas avoir assailli et si honteusement avoir leurs gens perdus. Puis leur remonstra que c’estoit folie de ainsi eulx combatre contre Eneas, qui la estoit venu par le commant des dieux et comme de batailler ja ne seroit lassé. Pour quoy besoing estoit pour eulx de prendre voye comment de ce danger pourroient eschapper veu qu’il estoit vieil et que plus ne vouloit maintenir celle guerre. Donc leur dist pour la paix aux Troyens querir comme la montaigne ou ilz s’estoient loger leur fut de bon accort donnee et laissee avec une autre terre que anciennement avoient tenue les Ytaliens entre Cecille et le fleuve du Thibre, qui ores est nommee terre de labour, et que en celle terre pourroient assez villes et chasteaulx faire et que de leur lignee la peussent peupler, ou se de celle terre se vouloient partir, riches navires leur feroit ordonner et leur donneroit tresgrandes chevanches. Aux paroles du roy se accorderent pluseurs des chevaliers qui la furent venus et bien loerent tout ce qu’il avoit dit, pour quoy lors ordonna cent de ses chevaliers, lesquelz iroient devers Eneas a tout riches presens qu’il lui envoyeroit pour savoir de ces choses ce qu’il en vouldroit dire et faire (l. 2218-2233).

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Les paroles de Drancès (fig. 125)

HAC B

Adonques parla Drancés, qui Turnus n’amoit pas, et si dist : « E bons rois ! Tuit cil qui ci sunt sevent bien a quoi la chose tote est tenue, mais il le resoignent a dire, mais je le dirai, cui qu’il tort a grevance. Tuit devroient metre paine a ce que nos pais eussons, quar maint haut home en ont ja perdues les vies et si veomes tote la cité escomeue en plor et en tristece, quar il voient qu’Eneas nos assera sa dedens par sa force. Or vos dirai je une sole choze, rois, otroiés avec ces dons et avec ces promesses, c’est vostre fille qui bien issera enploiee. Et si sachés que par ce i pora la pais et l’amors entre nos et aus estre otroiee. Et si vos ne le volés faire por la paor de Turnus, nos li proierons tuit qu’il le te laist faire. E por quoi nos veaut Turnus en tans perils et en tantes males aventures enbarré ? Sache il bien que nulle santés n’est de combatre. Por ce li proions nous tuit qu’il pais nos laist faire et je l’en proierai toz premerains qu’il ait merci de ses chaitis homes : laist Turnus, qui ci est en presence et fait le hardement de combatre, quar nos en avons ja assés veu d’ocis, dont les terres remaindront desertes. Et se il a si ardi corage de combatre et il sent en lui la force et la vertu qu’il le fille le roi voille avoir et le regne tot aprés le roi, son pere, voist cors a cors encontre son anemi qui l’en fait guerre, si n’en face mie la povre gent destruite. Soviegne lui de la grant proësce son pere, si voist encontre Eneas, qui lui soul huche et demande » (l. 1342-1358).

En celui conseil estoit le conte Dratés, lequel devant le roy dist lors en audience : « Sire ! Chasun peut bien savoir et congnoistre que la chose est par mal conseillee, et pourtant seroit bon de querir paix avec Eneas et que lui donnassez Lauvine, vostre fille, avec les terres que vous lui promettez, car ja pluseurs des vostres ont perdu la vie. » Puis dist de coeur triste que se la chose ainsi ne vouloit faire, il yroit pourchasser paix devers Eneas et trouveroit traittié avec les Troyens, et se Turnus vouloit par force avoir sa fille, si allast a Eneas corps a corps combatre, qui de ce faire desja l’avoit requis pour oster de son peuple la destruction et que plus de ses gens ne fussent occis (l. 2233-2240).

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La réponse de Turnus aux paroles de Drancès (fig. 126)

HAC B

Quant Turnus oï ensi parler le conte Drancés, mout en ot grant ire, quar il savoit bien qu’il ne l’amoit mie. Lors parla par mout grant mautalent et si dist : « O Drancé, que tu as grant habundance de paroles ! Qui que s’i combate, tu n’en as cure, mais as plais avec les senators veaus tu premerains estre, et de ce n’avons nos que faire. » Lors comensa mout Turnus a parler ancontre Drancés et a dire devant le roi qu’encore avoient il gent et aïe, ja mar i venist Diomedés por chacier Eneas de la terre : « Et, sil fait Turnus, se veut a moi combatre, je ne le refus mie, ains me combatrai volentiers s’il avoit encore meillors armes qu’il n’ait et assés greignor force » (l. 1360-1367).

Quant Turnus entendit ainsi Dratés parler, par maltalent lui dist comme son conseil ne debvoit aucun croire pour ce qu’il n’avoit voulenté de combatre Eneas ne chasser hors du pays tous les Troyens, et s’il plaisoit au roy, contre lui bien se vouloit combatre et sa force corps a corps esprouver. Sans autre chose faire departi le conseil et sans aucune conclusion prendre (l. 2240-2244).

Le siège de Laurente (fig. 127)

HAC B

Entrués que ces paroles et ces rampones estoient teles come vos oés entre Turnus et Drancés devant le roi Latinus et devant ses barons, et encor assés plus grandes, Eneas ot sa gent ordenee et apareillee por venir si com il fist devant Laurente. Lors vint uns messages acriant en la cité et au roi et a ses barons la o il estoient, si lor dist que li Troien et lor gens s’estoient parti de lor tentes et ja aprochoient durement la cité pour asseïr et por prendre. Adonc fu la cités mout tost tote escomeue en dolor et en tristece. Les dames et li anfant crioient et li citeain corurent as armes et si monterent sor les murs et si firent porter pierres et caillaus sor les aleoirs, por aus defendre.

Or furent acomplis les XII jours de treves qui par le roy Latin et par Eneas eurent esté promises en la maniere que ouye avez, si ot pendant les treves Eneas prouveu en ce qu’il ot affaire et toutes ses gens mis en ordonnance pour assieger la cité de Laurence ou cas que les Latins ne vouldroient paix faire. Quant il vid que la chose autrement ne iroit, il fist sonner trompes et buzines et des tentes toutes ses gens issir, chars et charettes de tous vivres charger, tant que vers Laurence son ost achemina. En ces entrefaites vint hastivement ung messager au roy Latin parler et devant ses barons en audience lui dist comme les Troyens estoient tous issus

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Turnus fu mout tost torvés et partis de conseill o il et li autre estoient. E quant il fu armés, il comanda sa gent et sa chivalerie qu’il les suissent. E si comanda a ceaus qui les menoient et conduisoient qu’il mesissent chivaliers et sergans as portes por bien guarder et tenir les entrees et les issues et tuit li autre s’i meissent fors des fortereces as larges campaignes. Queque Turnus devisoit et ordenoit ensi sa gent, li rois Latinus laissa la parole et le conseill qu’il avoit entrepris de la pais faire entre lui et Eneas, si s’en rala en ses plus hautes sales et mout se blasmoit dedens lui meisme qu’il a Eneas n’avoit donee sa fille. Adonc n’i ot plus, li cor et les busines sonerent par la cité et sor les murs que tuit ississent a la bataille et il si firent sans ceaus qui les fossés la oil erent foible contreforsoient et ceaus qui sor les murs s’apareilloient. La roine Amata et sa bele fille Lavine, pour cui tote ceste malaventure estoit esmeue, et les autres dames avec eles s’en monterent es hautes tors dou temple Minerve por veïr les assamblees et ceaus qui fuiroient et ceaus qui chaceroient et qui plus i feroient de proëces, mais ansois ot li roine doné a la deuesse beaus dons et fais ses sacrefices, que la deuesse fust en l’aïe Turnus, et les autres dames ausi por lor amis qui a la bataille alé estoient. E mout maudisoient Eneas et toz ceaus qui li estoient en aïe (l. 1369-1391).

de leurs tentes et que vers Laurence avoient prinse leur voye pour grever la cité de tout leur pouoir. Pour les nouveles que leur dist ce message, furent tous esmeux ceulx de la cité et erraument alerent leurs armes saisir et monterent aux murs pour garder leurs deffences (l. 2272-2282).

La bataille qu’il y eut devant Laurente (fig. 128)

HAC B

Quant Turnus fu issus de la cité toz armés et de ses riches armes sans escu et sans haume et il seoit sor le riche destrier d’Arcade, la roine Camille, o sa riche

Avec lui issit la royne Cavilla [sic] atout la compaignie que elle avoit admenee, si fut par entre eulx lors faitte tele ordonnance que celle royne avec les Ytaliens

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compaignie de chivaliers et de puceles armes portans, li vint au devant tote armee sor le chival de pris et si li demanda le don d’avoir la premeraine bataille encontre Eneas et contre sa chivalerie : « E vos beaus sire, fait Camilla, demorés avec vostre gent a pié as portes et as murs, si lor porés faire grant aïe et moi laissiés convenir de maintenir la bataille. » Turnus l’esguarda et si li dist : « E dame qui estes l’onors et la proëce de tote Itale, qui vos porra rendre les merites ne les graces de l’aïe et de la bonté que vos nos faites ? Ma volentés en seroit apareillee, mais encor ne le porroie je faire, mais vostre grande loenge en sera vostre merite. Dame, sachés qu’a moi sunt venu message qui me dient qu’Eneas a envoié a devant corre de ses chivaliers une partie et il et li autre s’en vienent par les dessers de la montaigne et si voudra la cité envaïr devers l’autre partie. E je vos dirai que je encontrepense : je me metrai desous la montaigne en la valee entre les bos qui avironent l’un et l’autre terre o mes archiers et a ma chivalerie. Et s’il sor nos s’enbat ansois qu’il soient fors dou destroit, lor ferons nos grant domage. E vos dame et vostre gent tote et li Tyrriniein et Mesapus li hardis et li Latin avec la soie compaignie et Coras et Catillus et Tyburniein irés a ceaus qui sunt venu devant tenir le tornoi et comencer la meslee, Dame, et vos sort oz en prendés guarde et cure. » A ces paroles vint Mesapus, qui Turnus enorta mout, et amonesta dou bien faire. Lors s’en torna et departi Turnus et o lui sa grant chivalerie por contreguaitier Eneas au descendre de la montaigne. Et la roine Camille et Mesapus et Coras et ses freres Catillus chevaucherent tot ordené par conrois loign as plains chans fors des [sic] et en sus auques des derraines lices. Entrués se

gouverneroit celle premiere bataille. Pour ce que grant partie des Troyens lors venoient par entre la forest et une montaigne, fut Turnus ordené avec lui toutes ses gens sur celle montaigne afin, se Eneas entre eulx s’embatoit, que sans grant dommage ne peust retourner. En la maniere que ainsi ourent devisé, leur affaire fut lors acompli et alerent chascun a son ordonnance, Turnus a son agait dessus la montaigne et Cavilla, la royne, conduit la bataille jusques dehors les lices. En ce point chauvaucherent, et comme en l’endroit furent arrivez, veirent les Troyens qui contre eulx venoient, et si tost qu’ilz se peurent entreappercevoir, tant se approucherent qu’ilz laisserent les destriers courir les ungs vers les autres moult orgueilleusement. Lors se meslerent ensemble les batailles tant que pluseurs en furent a la terre versez et que a l’assembler ot si divers estour que maintes ames en partirent des corps tant que la terre en estoit si couverte que forment oppresserent ceulx qui combatoient. Ou fort de la bataille furent lors les Latins si durement menez que celle place leur convint guerpir et par force vers la cité tournerent en fuite ou a celle heure eussent esté tous destrenchez. En son coeur fut dolente la royne Camila quant ainsi vey celle desconfiture que les Latins estoient si durement menez que celle place leur convint guerpir et par force vers la cité tournerent en fuite ou a celle heure eussent esté tous detrenchez et que par force les eurent les Troyens boutez jusques dedens les portes de celle cité. Par deux fois furent ainsi les Latins a force dedens leurs portes reboutez que contre ceulx de Troye champ ne pourent tenir (l. 2283-2303).

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hastoient mout li Troiein et tote lor aïes ordené mout bien ausi par eschieles por venir devant la vile, mais tantost com il s’entrevirent et il s’aproismerent et d’une part et d’autre, onques n’i ot paroles de trives ne de pais mostree ni devisee, ains s’entrelaisserent corre les chivaus, les lances eslongees, ensi s’acointerent et s’assamblerent. Quant ensamble vindrent, mout i ot grant reson et grant noise d’armes et de chivaus. Tuit entremesleement lansoient ja li un as autres espious et dars et traoient si espessement que li airs en estoit toz espeissiés et torblés des saietes qui voloient ausi menuement com li nois vole. A cele premeraine assemblee en orent le pior li Latin, quar li Troien les mistrent a la voie et si les enchancerent trosques as portes, mais la retornerent li Latin les chiés des chivaus et si leverent le hu et la criee sor les Troiens qu’il a vive force firent retorner ariere (l. 1391-1422).

La mort de la reine Camille (fig. 129)

HAC B

Ensi avint adonques que II fois les mistrent li Troien as lices et as portes et li Latin II fois a force les remistrent ariere, mais puis que vint a la tierce fiee que les batailles furent totes assamblees et venues a une, adonc fu grande la destructions d’omes et de chivaus tres devant les lices. Que vos iroie je devisant cil ocist celui ne cil cel autre ? Li vaillant chivalier i faisoient merveilles grans et d’une part et d’autre, mais sor toz les conrois et par tot i estoit la roine Camilla, quar avec l’espiou et avec l’espee avoit ele l’arc et le keuvre plain de saietes tranchans, dont ele a ses anemis

Si advint aprés la IIIe fois que devant les lices joingnirent les batailles ou il ot grande desconfiture et de gens et chevaulx grande occision. Des deux partis fierement combatirent et durement lors s’entreenvaÿssoient, par especial la royne Camila, qui avec l’espee arc et flesches portoit, de quoy a celle fois aux Troyens porta grant dommage. En la bataille ou estoit Eneas avoit ung chevlier nommé Thereus, lequel avoit servi a une leur deesse, pour quoy cellui jour porta moult riches armes, et donc les convoita Camila, la royne, par quoy elle desira forment de

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persoit et trenchoit pis et bras et costes et corailles, sans nulle espargnance. Se je vos disoie quans ele en ocist et je lor nons vos nomoie, tot seroit anuance et que qu’ele fesist por ce ne s’entrespargnoient mie li autre, ains s’entreferoient et ocioient. En la bataille des Troiens ot un chivalier, riche home et poissant, Cloreus estoit apelés et jadis avoit il esté evesques a Troies a une de lor deuesses, mais ce avoit il ore laissé, si s’estoit repris a la chivalerie. Cil avoit mout precioses armes et mout cleres, covertes de fin or et de pierres preciouses. Quant la roine Camilla le vit, ele covoita mout les armes, ne sai se ce estoit por metre a un temple por honorer la deuesse Diane qu’ele aoroit o a son meismes, por ce qu’eles erent si beles a veïr et si resplandissables. Entrués que la dame covoitoit ces armes et elle s’apareilloit de Chioreus ocire, uns Troiens, Arruns avoit a non, le perceut et avec ce avoit il de la grant dolor de l’ocision que la roine lor avoit faite mout grant ire. Cil comensa a proier mout a son deu Jupiter qu’il li donast force et pooir et hardement de vengier ses amis et ceaus ausi que Camilla avoit par forcenerie getés fors de vie. Quant il ot ensi s’orison faite, il laisse le chival aller vers la roine et tantost com il l’aproucha, et elle ne s’en donoit guarde, il la fiert sous la senestre mamelle des espiout si qu’il li fausa tote l’armeure et la blanche char et les os, si li mist ou cors le fust et le fer ensamble (l. 1424-1446).

l’occire et le poursuivoit parmy tous les autres. Lors la regarda ung des Troyens que ainsi dommagoit ceulx de sa partie, si depria son dieu Jupiter comme encontre elle peust il venger la mort de ses amis, si laissa vers elle le destrier courir et de son espee telement la ferit en l’endroit de sa senestre mamelle que parmy sa char blanche lui fist le fer jusques au coeur voler. Aprés ce coup se voult le Troyen hors de la presse mettre, mais onques si tost ne peut guerpir la place que des femmes la royne ne fust occis tant que entre elles le convint demourer (l. 2303-2315).

La suite de la bataille (fig. 130)

HAC B

Atant vint uns messages a Turnus, qui estoit en son aguait o sa chivaleire, et si li nuncia la grant dolor de la bataille et que

Adonc vint a Turnus ung hastif message qui lui compta la piteuse nouvele qui en la bataille estoit advenue et comme la royne

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morte i estoit Camilla la roine. Turnus, qui si grant dolor ot qu’il ne sot que faire, laissa l’aguaitier Eneas, si s’en vint a la bataille. Et aprés ce ne demora mie grant tans Eneas qu’il ne descendist de la montaigne por venir ausi devant la vile et por sa gent aïdier et socorre. Ensi vindrent ensamble as meslees Eneas et Turnus et lor grans compaignies, mais ja estoit si pres l’avespree que puis que il venu i furent, i ot fait petit de chivalerie, ains s’en entrerent li Rutiliein et li Latin en la cité et tote lor autre gens ensamble. Et Eneas et li sien se logierent de fors les lices assés pres des fossés et tendirent lor tentes (l. 1455-1463).

Camila fut occise et ses gens par trois fois es lices remis, si fut adonc en son coeur si durement navré qu’il laissa la garde qu’il avoit et vint devant les lices ou les Troyens estoient en bataille. Lors estoit Eneas venu de la montaigne et assemblé avecques les batailles, mais ja tant estoit cellui jour allé que auques poy y peurent d’armes faire pour la nuit obscure qui tant les oppressa que les Ytaliens d’ilec se departirent et les Latins en la cité entrerent. Comme Eneas veyt que la nuit fut venue et que plus ne pouoit cellui jour d’armes faire, ne voulut il lors celle place vuyder, ains devant la cité fist tendre ses aucubes et toutes ses gens environ lui loger (l. 2318-2327).

Le roi Latin convaint Turnus de se batre en duel contre Énée (fig. 131)

HAC B

Quant vint a la matinee, Turnus, qui ot grant ire de sa gent qu’il vit si morte et si desconfite, vint devant le roi Latinus par grant fierté et si li dist c’or estoit il toz aprestés de la bataille prendre cors a cors encontre Eneas sans nulle atargance : « Mais mandés le, sire, fait Turnus, et si prendés les sairemens et faites deviser la convenance, et s’il me pot vaintre, ait la terre et la feme, et si je le puis conquerre, voist s’en, si me laist en pais Lavine vostre fille et vostre regne. » Li rois respondi a Turnus mout paisiblement et si li dist : « E vaillans jovenceaus, je dout mout les aventures, quar te porpenses ; tu as et atens si grant terre le roi Daunus, ton pere, et si en as assés encore aquise par ta grant proëce et tant a de hautes femes en Itale ! Saches que li deu ne volent mie ne n’otroient que je ma fille doinse a home de mon regne. Mais por l’amor que je avoie a toi le t’avoie je donee et otroiee, et

Le lendemain, quant le jour fut esclarcy, Turnus, qui en son coeur fut dolent de la perte que le jour devant avoit eue, alla lors devers le roy Latin, lui remonstrant comme il estoit prest de seul combatre contre Eneas et que plus ne vouloit que pour celle guerre tant de gens en morussent. Puis lui requist comme les covenances d’entre eulx voulsist prendre et de leur bataille journee assigner par tel convenant que, se les dieux vouloient que Eneas le peust desconfire, il espousast Lauvine et aprés lui obtenist la couronne. Adonc lui dist le roy Latin comme moult faisoient les adventures de guerre a redoubter et que assés de terres avroit de son pere sans pour avoir la sienne soy en tel peril mettre, et que en Ytalie avoit il de grans dames de quoy par mariage porroit il bien finer sans Lauvine, sa fille, par guerre conquester. Aprés lui remonstra comme les dieux ne vouloient ottroyer que homme de son regne espousast

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meesmement por la grant proiere de ma feme, la roine, l’avoie je retolue a Eneas. Et soffri je a mes homes entreprendre la grevouse bataille dont je ai ma gent perdue et tu grant paine i as eue. Or somes tant pené qu’a paines somes nos point asseur en la cité et li champ sont tuit chargié de nos homes qui sor terre gisent mort. Que raconteroie je totes nos males aventures ? Et ne me vendroit il meaus que je pais feisse entrués que tu sains es et haités que se tu avoies perdue la vie ? Reguarde les aventures de la bataille com eles sunt grandes et si aies merci de ton pere qui est de grant eage » (l. 1463-1479).

sa fille, et la destruction des griesves batailles qui pour celle cause eurent esté perdues et le danger en quoy celle cité estoit des Troyens qui l’avoient assiegee. Quant Turnus entendit le roy Latin parler, il en fut en son coeur durement iré, et lors comme homme plain de couroux lui dist que contre Eneas vouloit il combatre et son honneur avec lui esprouver afin que plus nulz autres n’en eussent a souffrir (l. 2360-2374).

La reine Amatha prie Turnus de ne pas combattre (fig. 132)

HAC B

A ces paroles vint la roine Amata, qui tote estoit espoerie de la grant bataille dou jor devant et dou siege qui estoit entor la vile. Quant ele vit Turnus qui se voloit combatre, si comensa a plorer et si li dist : « Turne, je te repri et conjur par les larmes que tu me vois espandre et par l’onor, s’il t’en sovient, que je tostans t’ai portee et faite, que tu as Troiens ne te combates, quar si tu i mores, ja puis jor ne ne nuit ne vivroie, ne ja l’ore ne quier veïr qu’Eneas ait ma fille a feme. » Quant Laivine vit plorer sa mere, mout en fu dolante, et por la dolor qu’ele en ot, li vint une colors mout vermeille qui li avint sor le blanchor a tel merveille que, quant Turnus la vit et esguarda tant durement, li criut l’amors verz la pucele que adonc primes eschaufa il plus et forcena de combatre, et si dist adonc a la roine : « Dame, por moi ne plorés mie ne ne dotés nulle choze, quar mout vient meaus qu’entre nos II nos combatons que nostre gens

A l’eure que ensemble disoient ces paroles vint en leur compaignie la royne Amatha avec elle Lauvine, sa fille, lesqueles du coeur parfondement plourerent pour le dangier en quoy Turnus se mettoit. Si lui dist lors la royne comme se a Eneas ainsi se combatoit, corps et honneur metoit en adventure, lui requererant qu’il se deportast. De celle requeste ne voult Turnus rien faire, ains pour Lauvine, que devant lui venoit, fut il d’amours plus esprins que devant et de combatre plus fort entalenté, si fist lors devant lui ses armes apporter et puis se arma pour Eneas combatre en la maniere que pour lors le faisoient (l. 2374-2381).

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s’entroceissent. » E quant Turnus ot ensi parlé, il fait devant lui amener ses chivaus et aporter ses armes, si s’arma mout richement a sa maniere (l. 1487-1498).

Le roi Latin fait annoncer à Énée que le duel aura lieu (fig. 133)

HAC B

Et li rois Latinus ot envoié ses messages a Eneas por nuncier que Turnus estoit tos aprestés por combatre. Eneas, qui de la bataille ot grant leece, se refu assés tost armés de ses riches armes. Lors s’assemblerent tuit et d’une part et d’autre de fors la cité en une plaigne por veïr la bataille, et les dames et les puceles de la cité et l’autre gent menue erent monté sor les murs et sor les haus portaus de la vile, et as creteaus et as fenestres des riches tors, et la roine ausi et les autres hautes dames. Li rois Latinus estoit issus de la cité et venus en la plagne avec Turnus et avec ses homes. E bien sachés que d’une part et d’autre faisoient il a lor deus sacrefices por ce que li deu donassent et otroiassent a celui qui devers aus estoit la victorie. Li rois Latinus et li autre baron deviserent la convenance que qui seroit vencus, o Turnus o Eneas, qu’il voideroit en pais, il et si home, la contree et si s’en iroit en autre terre (l. 1498-1508).

Des celle heure avoit le roy Latin envoyé devers Eneas lui annoncer comme Turnus estoit apresté pour combatre contre lui corps a corps en la maniere qu’il l’avoit requis. De celle chose fut Eneas joyeux et de l’acomplir eut grande voulenté, si se fist lors de son harnois armer et dessus ung destrier hastivement monta. Lors vint en une place devant la cité ou le lieu estoit ordonné pour combatre, si aloient aprés lui ses gens en bataille pour garder que les Latins mal ne lui feissent et que par traÿson ne peust estre surprins. A celle heure fut ja Turnus venu en la place, en sa compaignie le roy Latin et grant foison de nobles chevaliers qui hors de la cité le venoient acompaigner. Mesmement la royne et Lauvine, sa fille, en leur compaignie moult d’autres riches dames pour le champ regarder dessus les murs monterent (l. 2381-2390).

Le présage des aigles et des cygnes (fig. 134)

HAC B

Entrués qu’il ensi parloient et la parole estoit ja tant menee com de sairemens faire, si que plus n’i eust que dou metre ensamble, une aventure lor vint

Lors que Eneas et Turnus estoient sur le champ pour combatre, advint que un grant aigle passa en volant par entre la cité et les tentes du roy Eneas et en ung fleuve, qui

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merveillose et aparu devant tos ceaus qui la estoient. Une aigle grans et parcreue vint a volant haut en l’air entre la cité et les tentes et lors s’abaissa de grant ravine, si se feri en un mout grant fouc de signes sauvages, qui ilueques pres jouste la mer ens ou flum estoient. Li aigle en pris [sic] un a ses piés et a ses ongles qu’ele avoit grans et agües, si le leva en l’air a grant force. E tantost tote la flote des autres cignes, qui paor orent, s’esleverent de l’aigue, si s’envolerent en haut vers les nués. Et tant en i avoit que li airs en estoit tos espeissés. Et si demenoient grant reson et grant noise par lor eles et par lor vois aprés l’aigle, et tant l’avironoient qu’ele laissa le cigne aller a force, si rechaï en l’aigue, et ele s’en fui et tint sa voie. Quant li Rutiliein et li Latin virent ceste choze, mout en orent grant joie, quar il cuiderent certainement que ce fust a lors oes bone senefiance. Et si enleva par tote l’ost mout grans murmures, et ja fremissoient et estragnoient lors armes, si que petit s’en failloit qu’il as Troiens ne coroient sore. E adonc parla Tolonnius, uns a devineres premerains en orance, et si dist : « Segnor Rutiliein ! C’estoit ce que je desiroie que je aucun cigne de par les deus veisse et perceusse. Ceste aigle que si feri es cignes senefie nostre anemi estrange, Eenas qui nos païs deguaste par sa force, mais avironés le ausi com li oisel firent l’aigle et si defendons Turnus et sachés que nos li ferons tenir sa voie » (l. 1510-1519).

pres d’illec estoit, roidement descendit sur ung tropel de chines dont pluseurs y avoit qui par l’eaue nagoient, si en mist ung es piez, et voyans tous, en l’air hault le monta. Les autres chines se sourdirent pour la doubte de l’aigle tant que de toutes pars lui furent environ, et lors pour la grant noise qu’ilz faisoient de leurs aeles lui convint adonc le chine laisser tant qu’il descendit dedens cellui fleuve. Lors que les Latins et les Ytaliens celle chose aperceurent, par leur ost en leva merveilleux murmure pour ce que bien cuiderent que de leur victore fust signifiance. De ces oyseaulx parla ung devineur nommé Tholomeus, qui en leur ost estoit, et leur dist que ce signe leur fut alors par les dieux envoyé et que l’aigle qui lors s’estoit ainsi feru parmy les chines leur estoit de Eneas la siginfiance, qui par sa force cuidoit prendre et ravir la terre d’Ytalie. Puis leur exposa comme les autres chines qui ainsi avoient l’aigle advironnee leur signifioit que en tele maniere Eneas assaillissent, et bien pourroient lors eulx et Turnus de sa force deffendre (l. 2418-2431).

Les paroles d’Énée à l’armée rutule (fig. 135)

HAC B

Lués qu’il ot ce dit, il lait aller une saiete en mi la compaignie des Troiens, si qu’il feri un chivalier d’Arcade, si li persa les

Si tost comme il ot celle parolle ditte pour esmouvoir le peuple des Latins vers les Troyens, tira une sayette de laquele il navra

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costes et l’abati a terre. […] Adonc comensa la bataille grande et des uns et des autres. Eneas lor escrioit et disoit : « Segnor por quoi nos combatés ? E ne savés vos que les <les> lois de la bataille sunt ja devisees et que nos nos devons combatre ? » Entrués que Eneas disoit ce et qu’il a ses homes cenoit de sa main qu’il se traississent ariere, une saiete vint a volant, si le feri en la main dont il cenoit, mais onques ne sot ou de quel part ele vint ne qui l’avoit traité (l. 1527-1535).

ung chevaliers d’Archade. Pour celle occasion commença la bataille, de quoy Eneas fut moult esmerveillé, si cuida lors les Latins apaiser et quoyement leur commença a dire : « Seigneurs ! Pourquoy voulez vous orendroit combatre quant Turnus et moy sommes convenancez de la bataille seul a seul parfaire sans ce que autrui en soit plus [fol. 202vd] essoigné ? Si retournez et laissez nous nous deux faire ! » Et combien que Eneas leur dist ces paroles, ne vouldrent ilz du champ convenances tenir, ains ung Ytalien parmy la main le fery d’une flesche, par quoy par entre eulx commença lors la bataille, de quoy les Troyens receurent grant dommage pour ce que les Latins a desprouveu les prindrent (l. 2431-2440).

La troisième bataille entre les Troyens et les Rutules (fig. 136)

HAC B

Lors s’en parti Eneas de la et Turnus tantost coru as armes et si lait aller as Troieins. Adonc comensa grande la meslee. Turnus en son venir, c’est a l’assambler, fist grant domage as Troiens, quar il estoit mout vaillans chivaliers et si les desiroit de quanque il pooit faire ocire et desconfire. Il seoit sor un riche car a IIII roës et IIII blanc destrier le traioient, et il avoit o lui ses dars por lancier et ses autres armes por assaillir de pres et de loign ausi et por defendre. Tantost com il fu venus a la meslee, il lor ocist Stelenim et Thamirum et Pholium et puis II freres, Glaucum et Jaden, dont fu mout dolans, s’il estoit vis, Nubrasus, ses peres. Et aprés ces vit il un Troien, fils fu Dolon de Troies, Eumedés ot a non, qui mout estoit armés de riches armes. A celui lansa Turnus un guavelot et si le feri si qu’il le navra et abati

Adonc pour Eneas et les siens plus grever monta Turnus sur ung curre pour combatre que quatre blancs destriers aval le champ menoient, si eut avec lui ses lances et ses dars dont il fist cellui jour pluseurs a mort livrer. En cellui estour occist Erminedés, qu’il navra d’un jet de ses dars, et comme il fut du cheval descendu, saillit lors Turnus jus du curre ou il estoit et de son espee adonc le alla occire. Cellui Erminedés estoit Troyen, filz d’un grant prince de Troye qui fut nommé Doron, et avec cellui occist il Helenum et pluseurs autres vaillans hommes de Troye. Plus ne peut Eneas souffrir cel oultrage, si se ferit lors dedens la bataille, avec lui Achanius, son filz, et ung autre chevalier nommé Menetus. Si y ot a celle fois grant bruit et grant huee, car si durement envaÿrent ilz lors les Ytaliens que adonc en convint

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a terre. Tantost com il le vit cheut, il fist arester ses chivaus et lors sailli il de son curre a terre, si mist celui Eumedés, qui toz cois gisoit, le pié sor le cou, si li bota l’espee en la gorge et puis si dist : « Troien, vois ici la terre que tu as requise de lointaines contrees por combatre. Or gis cois et si en mesure largement ta partie. Et si saches bien que tel seront li loier de ceaus qui a moi se prendront a bataille. » E puis tantost com il ot ce dit, ocist il Asbiten, le compaignon celui a qui il avoit dites ces paroles, et puis aprés ocist il et abati mout des autres dont anuis seroit les nous toz conter et dire. Entrués que Turnus aloit si sa volenté faisant par la bataille, Eneas et Menesteus et li ardis Achatés et Ascanius vindrent as meslees et tuit cist n’i avoient piece < avoit > esté por la plaie qu’Eneas avoit en sa main de la saiete eue, mais or li estoit li fers fors trais par herbes et la plaie adoucie. Eneas tenoit un grant espiou, et de cele part o il sot Turnus point il et sa chivalerie, la ot grant bruit et grant criee. Tuit li renc des Italiens tantost s’esbaïrent et fremirent. Eneas i ocist Osyrin, et Menesteus Archetium et Achatés Epulonem, et Gyas i ocist Ufentem. Et Tolonius, qui la meslee comensa, i perdi la vie. Adonc leva grans la noise et la criee, et li Rutiliein ne li Latin ne porent plus sofrir, ains tornerent les dos, si se mistrent a la voie. Eneas, qui les enchausoit, nes degnoit ocire, ains queroit et huchoit Turnus tant soulement par les grans presses de lor compaignies, ne autre ne voloient il ne ne demandoit a la bataille. Turnus n’arestoit guaires, ains cerchoit les rens des Troieins dont il faisoit grand domage. Lors furent assamblees totes les batailles. Eneas se pensa qu’il vers la cité se trairoit, qui tote estoit esbaïe. Lors apela Menesteum et Sergestum et Serestum, qui conestable

pluseurs perdre la vie. A cellui effort des leurs fist Eneas morir Esitem, ung chevalier latin, et Metus, qui leur ot porté de grans dommages, et fina aussi ses jours Ptholomeus, cellui par qui estoit commencee la meslee, et pluseurs autres de la partie latine. Tant furent a celle heure les Latins mal menez que cellui estour ne pourent soustenir, ains leur convint celle place laisser et vers la cité alerent a garant. Si les poursuit adoncques Eneas, qui grande occision a celle fois en fist et dedens leurs lices a force les remist. Comme ainsi se furent les Latins retrais, voult Eneas la cité assaillir, si fist cors et buzines de toutes pars sonner et toutes ses gens autour de la cité mettre tant devers la montaigne que des autres parties et leurs habillemens entour les fossez mettre. Lors commencerent les Troyens l’assault, et contre les murs drescherent les eschele. Si commença l’estour fort et merveilleux a l’encontre de ceulx de la ville, qui tous matez et esbahis estoient de la confusion qui sur eulx fut venue. Alors que les Troyens la cité assailloient, escrioit Eneas au roy Latinus, qui sur les murs estoit, que mauvais convenant lui avoit il tenu de Lauvine, sa fille, qu’il lui avoit promise, et que en son regne debvoit avoir terre pour habiter lui et sa compaignie. Pour ces paroles, qui lors du peuple furent entendues aval la cité, se leva grande noise tant que le peuple fut en division, telement que les uns vouloient a Eneas les portes ouvrir et les autres les vouloient deffendre (l. 2440-2465).

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estoient de ses gens et de ses batailles, et si lor dist : « Faites vos gens traire a ceste montaigne pres de la cité, quar je le voudrai hui cest jor, se je puis, prendre o Turnus se combatra a moi, par ce puet estre relaissee. » Tantost com il ot ce dit, n’i ot faite demorance, ains furent lués totes lor gens assemblees. Et si se mistrent a force vers les murs et vers les portes, et si porterent le fu et les eschieles. Eneas meesmement estoit en la premeraine assamblee et si escrioit mout a haute vois au roi Latinus que mauvaisement li avoit tenue sa convenance. Entre ceaus de la cité leva adonc grans discorde, quar li un voloient les portes ovrir et Eneas a segnor receivre et li autre ne le voloient mie, ains voloient la vile defendre (l. 1535-1572).

Le suicide de la reine Amatha (fig. 137)

HAC B

Quant la roine Amata vit ensi la choze alee et ele vit les eschieles as murs et le fu ja ruer en la vile et ele ne vit mie de Turnus qui le devoit defendre, ele cuida qu’il fust ocis. Lors ot mout torblee sa pensee et si dist qu’ele avoit ceste malaventure et ceste dolor esturdie. Tantost s’en ala en une chambre sans compaignie et si se lassa entor le cou une guimple, si se pendi a un rastre o ele se toli la vie (l. 1574-1578).

En ce point que la chose pour ceulx de la cité si malement aloit, la royne Amatha, qui estoit sur le temple Minerve montee en la plus haulte tour, regarda les eschieles contre les murs dreschees et le feu qui estoit dedens les barbacanes et ja par la ville en pluseurs lieux esprins, si ne vid pas Turnus, qui les debvoit garder, ains par dehors la ville en son curre tournoit, par quoy elle pensa qu’il estoit occis. De douleur fut son couraige rempli, si se partit comme desesperee et en une chambre se mist sans compaignie ou l’Ennemy d’Enfer tant la tempta que soudainement a ung las se pendit (l. 2465-2471).

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La fin de la troisième bataille (fig. 138)

HAC B

Quand la novele en fu seue par la cité, adonc parfurent si abosmé trestuit que petit i ot puis de defense. E qui adonc veist Lavine, ses beaus cheveaus desrompre mout en peust avoir au cuer grief dolor et pesance. E li rois Latinus, qui toz fu esbahis de si faite aventure, derompi tote sa chenue crigne et sa vesture, et mout se blasma qu’il a Eneas n’avoit donee sa fille. Entretant oï Turnus en la cité la grant dolor et la grant criee. E uns siens chivaliers ferus par mi le cors li vint a l’encontre et si li dist : « Turne, aies merci de tes homes, quar en toi est nostre daarraine esperance ! Eneas s’i combat durement a la cité et si menace totes les hautes tors jus a cravanter et abatre. Et si saches bien qu’il fait ja lancier le fu en la vile. Et li rois Latinus te blasme mout et si ne seit que faire, si a Eneas torne por aïe o a toi por doner son regne et sa fille. Et avec tot ce, la roine Amata, qui tant estoit ta feels amie, s’est ocise a ses mains, dont mout est en grant dolor la vile escomeue et devant les portes encontre les Troiens n’est nus qui defende fors que Mesapus et Aslias. Cist contretienent l’entree et entor aus sunt grandes les batailles et li resonemens des armes et des espees, et tu vas ci aval la campagne sor ton riche curre. » Quant Turnus oï ce, si ot dolor et honte, et lors reguarda vers la cité, si vit les flammes prendre et esprendre as entableures des trastres de la grant tor sor le porte que Turnus meisme avoit a horder devisee. Quant il se vit, il sailli jus de son curre et si se dresa quanque il pot vers la porte ou plus grans et plus espesse estoit la bataille. Et quant il i fu parvenus, il comensa de sa main a cener et a faire enseigne a ses homes

Comme ouy avez, se fut pendue la royne Amatha par le desespoir qui se mist en elle, de quoy la nouvele fu tantost esclandee par toute la cité, par quoy ceulx de leans furent si esperdus que plus ne vouloient celle ville deffendre. Lors ot aval les rues grandes noises et grans cris, et le roy Latin mesmes durement se courrouça tant que par grant douleur rompit ses vestemens, si fut de son affaire durement entreprins pour la cause qu’il n’avoit a Eneas tenu son convenant de Lauvine, sa fille, lui donner a femme, et que Turnus a lui ne s’estoit combatu. Comme celle douleur estoit par la cité, entendit Turnus les noises et les cris, si ala lors a l’encontre de lui ung chevalier qui estoit navré, lequel de coeur triste hastivement lui dist que Eneas avoit fait feu gregois dedens la cité getter et que si durement l’avoit assaillie que le roy Latin ne savoit plus que faire, de soy deffendre ou la cité rendre, et que par couroux s’estoit la royne Amatha pendue. Puis lui requist comme il se hastast et que n’y avoit qui deffendist la ville sinon Mesipus, lequel a tout ses gens la porte gardoit contre ceulx de Troye. Comme Turnus entendit ces nouveles, il eut lors en son coeur douleur, pitié et honte, puis adressa ses yeulx vers la cité et vid les flambes du feu qui ardoit dedens la ville merveilleusement, et les hourdeys qui estoient embrasez. Si descendit adoncques de son curre et hastivement sur ung destrier monta (l. 2501-2516).

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qu’il ariere se traississent, quar il a Eneas por aus tos se voloit combatre (l. 1578-1597).

Le duel entre Énée et Turnus et la mort de Turnus (fig. 139)

HAC B

Tantost com Eneas oï Turnus parler, il n’i fist demorance, ains s’en vint vers lui grant aleure et si laissa l’assaut as murs et as hautes tors qu’il avoit envaïes. Et tuit se partirent et d’une part et d’autre et laisserent l’assaut et le deffendre por veoir la bataille, et meisment li rois Latinus s’esmerveilla mout coment gens qui estoit si esprise de combatre se fu si tost partie et dessevree. Adonc n’i ot plus, quant en mi le champ furent soul a soul Eneas et Turnus, qu’il enbracerent les escus et estrainstrent as poins destres les tranchans espees. Et si s’aproucherent par grant fierté, ausi com dui orrible tor qui s’entreheent qui vienent ou champ de la pasture. N’i ot point d’espargnance que chascuns n’en requeist son anemi, si que toz les escus dont il se covroient detrencherent. Mout fu grans la bataille, quar mout s’entreheoient, mais en la fin fu Turnus vencus, si qu’il li convint merci proier a Eneas qu’il ne l’oceist mie. Et bien sachés que pardoner li voloit Eneas, se ne fust li aneaus et la sainture Pallas que Turnus avoit avec lui. E quant [fol. 175vd] Eneas le vit, la dolors de la mort Pallas li fu tote renovelee. Adonc fu tote sa grans ire doblee et si dist a Turnus : « Tu comperras la leece que tu eus de Pallas, quar tu por lui morras, ausi n’i avra ja demorance. » Et tantost li bota parmi le cors s’espee, et li arme s’en parti dolante et corroucee. Ensi fu mors Turnus et finee la bataille et conquise Lavine et tote Itale si com vos

Dont firent les sermens Eneas et Turnus devant le roy Latin, et quant ilz furent dedens le champ entrez, ainsi comme deux lyons s’entrecoururent seure et fierement ensemble combatirent avecque escus, et heaulmes faisoient derompre et de blances espees forment se requeroient. Lors comme longuement eurent combatu, ne peut Turnus souffrir les grans coups Eneas, ains le convint par force a lui rendre et quitter la querele qu’il pourchassoit, c’estoit Lauvine, la fille au roy Latin, et toute la terre qu’il lui contredisoit. Pitié ot Eneas de la douleur Turnus et bien lui voulsist avoir sauvee la vie, se n’eust esté la chainture et l’anel qu’il eut ostez a Pallas, le filz Enander, quant il le mist a mort en une bataille comme cy devant avez peu entendre. Quant Eneas regarda l’anel, qui a celle heure estoit dedens le doy Turnus, et la chainture qu’il avoit chainte, tant fut son coeur dolent pour la mort de Pallas que par couroux le ferit de l’espee tant que en la place le convint morir et de lui il ne voult plus avoir misericorde (l. 2521-2532).

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porés avant oïr s’il vos plaist et entendre (l. 1599-1615).

L’alliance entre Énée et Lavine (fig. 140)

HAC B

Segnor et dames, tantost com Turnus fu ocis, s’en partirent dolant et corrocié li charnel ami et pluisor autre qui por sa grant proëce durement l’amoient. Et li rois Latinus, qui mout estoit dolans por ses grans mescheance, vint a Eneas et o lui si home, si li dona sa fille et tot son regne sauf ce qu’il en eust la segnorie tant com il seroit en vie. Ensi le receu Eneas a grant leece et adonc fu pais ausi devisee et veraie concorde envers cels qui contre lui avoient esté et or voudroient a s’amor retraire (l. 1617-1622).

Aprés que Turnus fut par Eneas occis en la maniere que ouye avez, se partirent du champ ses amis et parens qui pour sa mort estoient moult desconfortez, et adonc le roy Latin pour soy retraire entra en la cité, si emmena avec lui Eneas pour ce que de ce champ fut la guerre finee. Aprés que celle guerre ainsi fut acomplie, le roy Latin dist a Eneas comme par mariage lui vouloit il donner Lanvine, sa fille, avec la proprieté de sa seigneurie, ainsi comme les dieux avant la mort Turnus lui avoient ordonné sauf que toute sa vie obtendroit la couronne. Content fut Eneas de celle parole et le roy Latin grandement mercia, si fut lors par entre eulx promis le mariage et la paix criee par toute la cité et publiee par le pays d’Ytalie, pour quoy en tout le regne eut bonne concorde et fut le peuple hors de pestilence ou longuement avoient esté pour la guerre (l. 2563-2572).

Les sépultures de la reine Amatha et de la reine Camille (fig. 141)

HAC B

A ce faire mistrent grant paine. Et quant tuit furent li champ deslivré et la roine Amata en un riche sarcu mise et la roine Camilla portee en sa contree, la cités fu auques repaisee de la tres grande dolor dont ele estoit entreprise. Ne sai que plus vos contasse de la dolor que le chascuns et chascune la demena por son ami (l. 1623-1627).

Et au temple Minerve fut ensevelie la royne Amatha et furent ses obseques haultement celebrees a la loy qui pour lors estoit acoustumee. Puis firent ilz le corps de Camila, la royne, en son regne porter par ses hommes et a grande solennité et honnourablement le mirent en terre, car en son temps avoit vaillaument regné et

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puissaument s’estoit gouvernee (l. 2574-2578).

La mort mystérieuse d’Énée (fig. 142)

HAC B

Quant Eneas ot la terre auques en pais mise et delivree, la mors que nulle rien n’en espargne li coru sore et en tel maniere que petit seit on coment il perdi la vie, quar li un dient qu’il fu ocis d’un effoudre, li autre dient que li deu l’en ravirent et li autre dient que li cors de lui fu trovés en une aigue jouste le Toivre, aussi come un estan, Nunicum l’apelent cil de la contree. Et si ne vesqui Eneas que III ans puis qu’il ot Lavine espousee (l. 1643-1647).

Eneas ne peut a fin mettre pour ce que la mort lui fut si prouchaine que avec Lauvine ne dura que trois ans que de ce siecle le convint devier. De la mort Eenas ne peut on oncques savoir le certain ne veritablement qu’il fut devenu, pour ce que les aucuns dirent qu’il fut occis de fouldre, et les autres tenoient que les dieux le ravirent. Mesmement fut il lors par aucuns prononcé que son corps fut trouvé jouxte le fleuve du Tibre en ung estang nommé Municon (l. 2590-2595).

La naissance de Silvius Posthumus (fig. 143)

HAC B

Aprés Eneas tint le regne Ascanius. Et si remest ensainte d’Eneas Lavine d’un fill et mout se douta qu’Ascanius ne le feist ocire en traïson por tot le roiaume tenir entrués qu’ele estoit ensainte. Por cele paor s’esmut Lavine tot celeement, qui mout estoit dolante, si s’en fui en la forest es loges Tirrus, qui estoit pastres. La fu ele tant qu’ele se delivra de son fill, qui ot a non Silvius Postumus. Quant Ascanius sot ou sa marastre estoit alee et que ele avoit un fill qui estoit ses freres, il la remanda qu’ele revenist sans nulle doutance et ele revint, o li ses fils Silvius qu’ele norri par grant entente. Ascanius dona et otria a sa marastre et a son frere Silvius la cité de Laurente (l. 1649-1656).

Aprés la mort du roy Eneas tint Achanius, son filz, le regne d’Ytalie, lequel estoit venu avec lui de Troye et estoit filz de la fille Priamus. Et la cause pour quoy il obtint la couronne fut pour ce que Lauvine estoit remainte enchainte de son pere quant il fut trespassé et que son enfant ne s’estoit delivree. Lors que Lanvine vid Eneas trespassé et que Achanius avoit saisi le regne, elle fut en grande crainte que pour le fruit que elle portoit il ne la voulsist par quelque voye occire afin que tout le regne peust ensemble tenir. Pour celle crainte s’en alla elle devers ung sien oncle, qui prestre estoit, et avec lui tant de temps demoura que d’un beau filz se fut delivree, lequel fut nommé Silvius. Lors que Achanius sceut que Lauvine, la femme de son pere, ainsi s’estoit d’un beau filz

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delivree, il l’envoya querir a bonne seureté, et que elle fist avec elle son filz apporter, par quoy elle fut en son coeur asseuree tant que elle retrouna a tout son filz habiter a Laurence (l. 2627-2637).

La fondation d’Albe (fig. 144)

HAC B

Et il fist et estora adonques la cité d’Albes en Lombardie, et la fu ses repaires XXXVIII ans qu’il tint le regne, mais de ceste cité Albe sunt li pluisor en doute liquels l’estora primes, o Ascanius o Silvius, ses freres, por ce que tuit li roi qui furent en Lombardie tres Ascanius dusques a Romulus, orent a non Silvius, por la hautece de celui qui primes tint Albe, qui donques dusques a Romulus qui funda Rome fu li chiés dou regne (l. 1656-1661).

Adonc Achanius ne voult tant convoiter que sa marrastre fut desheritee, et de sa terre ne voult riens tenir. Ains lui] quitta la cité de Laurence qui avoit esté au roy Latin, son pere, afin que son frere en tenist l’eritage qui lui appartenoit par succession. Puis fist Achanius une neufve cité qu’il ediffia ou pays d’Ytalie qui grande, riche et notable fut et puissaument en son temps l’augmenta, si la fist adoncques Arlie nommer et trente huit ans fist ilecques son repaire, et conquesta tant de terres prochaines que ung grant regne en ce lieu ordonna (l. 2637-2643).

La descendance d’Énée (fig. 145)

HAC B

E bien sachés que, puisqu’Eneas fu mors, ot la roine Laivine un fill de Melampodis, qui ot a non Latinus Silvius. Cis regna aprés son frere Silvius Postumus, ce content li pluisor et dient. Et de Julius, le fill Ascanius, issirent li Juliein, dont Julis [sic] Cesar aprés fu de la lignee. E bien sachés que, tres ce que li fill Israël issirent dou servage le roi Faraon d’Egypte quant il passerent a sec pié la Mer Roge, ot dusques a la mort Ascanius, que Silvius Postumus, ses freres, fils Eneas et Lavine, fu rois de Lombardie, CCC ans et LXXVII ans. E aprés Silvius Postumus, qui vesqui rois XXI ans,

Aprés la mort du roy Eneas fut la royne Lauvine mariee a Melampadis, duquel elle ot ung filz nommé Latin et en [fol. 205vc] surnom fut dit Silvius, lequel regna aprés la mort Silvius, son frere, et cinquante ans la couronne maintint. Aprés cellui Latin regna en Ytalie le roy Albeus, lequel vesquit trente ans en celle seignourie et gouverna le peuple moult patiaument jusques ad ce qu’il fina ses jours. Aprés cellui regna Egiptus, lequel trente quatre ans le regne gouverna. Et aprés lui vint Capetus, lequel regna XIII ans, si vint aprés lui le roy Thiberius qui seulement

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tint le regne Latinus Silvius, ses freres, qui tint le regne L ans. E ou tans, Segnor, qu’Eneas et Ascanius vindrent en Lombardie et il orent lor guerres assignees, regnoit en Jherusalem li rois David, li peres Salamon, cui tant loërent les escritures, mais de lui ne vos voill plus ore dire dusques tant que l’estorie i repairera solonc droiture. Aprés Latinus Silvius, regna en Lombardie Alba Silvius XXXIX ans. E aprés, i regna Egyptus Silvius, qui Athis Silvius fu ausi només d’autre non, XXIIII ans. E aprés Egyptus Silvius i regna Capis XXIIII ans. Et aprés Capis i regna Capetus XIII ans et après Capetus i regna Tyberinus VIII ans. Dou non cestui fu li Toivres només Toivres, quar devant estoit il apelés Albula. Après Tyberinus, regna Agrippa Silvius X ans. Ou tans cestui, ce coure li estorie latine, estoit Homerus de grant renon de sience en Gresse. E aprés Agrippa regna Aremulus Silvius XIX ans. Cis fu fel et de mal aire, si fu ocis d’un esfoudre, quar as mauvais et as felons rent Deus sovent lor gueredons, quar soit atempré o soit atart de lor malise ont il lor part. E aprés Aremulus regna Aventinus XXXVII ans. E aprés Aventinus tint le regne XXIII ans Prochas Silvius, li fiz Aventinus (l. 1668-1688).

gouverna la couronne VIII ans. Aprés cellui roy regna Agrippa, qui bien et sagement le peuple gouvernoit, et XL ans tint celle seignourie. Et aprés regna Avencius, lequel par l’espace de trente huit ans gouverna le peuple en bonne paix droiturierement. Aprés Amencius y regna Procras, ou temps duquel eurent commencement les histoires de Romme (l. 2656-2666).

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Annexe 5 : L’HAC comme texte-source du MM

L’ordre d’Agamemnon (fig. 146)

HAC MM

Mais ansois qu’il en lor nés entrassent, Agamenon, qui sor aus toz avoit la poësté et la segnorie, comanda a Eneas qu’il sans atargier voidast le païs et la contree, quar mout l’avoit Agamenon acueilli a haine por ce qu’il Polixene, la fille au roi Priant, por cui amor Achillés avoit esté ocis, lor avoit reprise et celee, et ce fu l’ochoisons de la rancune et de la haine (l. 5-9).

Eneas avoit faulsé ses promesses envers eulx et qu’il avoit muciee Polixenam quant il la trouva, et esmeut les Grecs de rechef contre Eneas, mais ilz ne le vouldrent pas faire mourir. Et fut ordonné qu’il seroit envoyé en exil et le asseurerent les Grecs en quelque lieu qu’il alast (l. 8-11).

Le départ de Troie (fig. 147)

HAC MM

Eneas vit bien qu’il encontre ne pooit estre, si fist apareillier et atorner les nés o eus Paris avoit esté en Gresse. XXII en i avoit par nombre. Quant eles furent bien rapareillees et guarnies d’armeures et d’or et d’argent et de viandes, il fist ens entrer sa gent, son pere et son fill et s’autre maisnee dont il i ot ensamble que veus que jouvenes sans les femes III mile et CCCC ou il i ot puis grande prouece (l. 9-14).

Et ainsi assembla Eneas ce qu’il pot du demourant des exillez et ot XXII nefs et avec IIIMIIIC hommes et prist Anchisés, son pere, et Ascanim, son filz, et se parti de Troye (l. 11-13).

La fondation de Carthage (fig. 148)

HAC MM

E quant la roine Dido en ot ensi finé, ele fist le plus grant cuer de buef prendre qu’ele pot avoir, si le fist tot entor detrenchier par si menues coroies com on onques plus le pot faire, si que ce sambloient fil quant eles furent detrenchees. E aprés ce ele esguarda le plus

Dido vint ou païs ou siet Cartage et acheta autant de terre que elle porroit enseindre du cuir d’un beuf des gens du païs, si fist son cuir le plus delié qu’elle pot et prist le circuité ou jadis fut commenciee la cité de Cartage, et le ferma de haults murs, et ainsi fut la noble cité de Cartage, qui depuis fut

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beau liu et le plus fort et le plus delitable de tote cele terre, si en avirona tant come ele pot de celes coroietes et dedens ce fist ele commencier les autes tors et les espés murs de Cartage (l. 192-197).

l’une des plus puissans citez du monde, comme ci aprés sera devisé (l. 23-27).

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439

Annexe 6 : Liste des témoins des histoires universelles

1. Les manuscrits de l’Histoire ancienne jusqu’à César677

Cote Date

Aberystwyth, National Library of Wales, 5027

XIVe siècle

Berkeley, The Bancroft Libr. Ms UCB 148 XIIIe siècle

Berlin, SBB-PK, ham. 341 XVe siècle

Bologna, Arch. Di Stato XIVe siècle

Bologna, Arch. Di Stato 1616-1617 XIVe siècle

Bologna, Arch. Di Stato 1620 XIVe siècle

Bologna, Arch. Di Stato XIIIe – XIVe siècles

Bruxelles, KBR, IV 555678 Vers 1500

Bruxelles, KBR, 9104-5 XIVe siècle

Bruxelles, KBR, 9650-9652679 Vers 1500

Bruxelles, KBR, 10175 Vers 1270-1280

Bruxelles, KBR, 18295 XIIIe siècle

Cambridge, Trinity College, O.4.26 (1257) XVe siècle

Carpentras, Bibl. Inguimbertine, 1260 Fin XIIIe siècle – début XIVe siècle

Chantilly, Musée Condé 726 XIIIe siècle

Cologny, Biblioteca Bodmeriana 160680 1496

Den Haag, Koninlkijke Bibliotheek, 078 D 47 XIIIe siècle

Dijon, BM, 562 XIIIe siècle

Firenze, Ricc. 3982 XIVe siècle

Genève, BPU, fr. 72 Fin XIVe siècle ou début XVe siècle

677 Selon Anne ROCHEBOUET , « D’une pel toute entiere sans nulle cousture. La cinquième mise en prose du Roman de Troie, édition critique et commentaire », op. cit., p. 200-202 et la section romane de l’IRHT traitant de la première rédaction de l’HAC, Histoire ancienne jusqu’à César, [en ligne]. http://jonas.irht.cnrs.fr/ consulter/oeuvre/detail_oeuvre.php?/ oeuvre=3771 [Site consulté le 22 juin 2017]. 678 Contient seulement une partie de l’HAC, soit les folios 1 à 27. 679 Contient seulement une partie de l’HAC, soit les folios 1r à 49v. 680 Contient 56 folios de l’HAC.

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440

S’Gravenhage, KB, 78.D.47 1260-1270

Kobenhavn, KB, Thott 431 Vers 1340

Lisboa, Biblioteca nacional, Ilum. 132 XIIIe siècle

London, BL Add. 12029 1340-1350

London, BL Add. 15268 1286

London, BL Add. 19669 XIIIe siècle

London, BL Add. 25884 Fin XIVe siècle

London, BL Egerton 912 1400-1420

London, BL, Harley 3316681 XIVe/XVe siècle

London, BL, Royal 16.G.VII 1370-1380

Mâcon, AD Saône-et-Loire H 362 XIVe siècle

Malibu, J.P. Getty Mus., Ludwing XIII 3 Fin XIVe siècle

Mons, Bibliothèque publique de la ville 226-124682

XVIe siècle

Münster, Westfälisches Landesmuseum XIVe siècle

New-York, Pierpont Morgan Libr., M. 212-213

XVe siècle

New-York, Pierpont Morgan Libr., M.516 Fin XIVe siècle

New-York, Pierpont Morgan Libr. G. 023683 9 mars 1474

Paris, Ars., 5081 Fin XVe siècle

Paris, Assemblée Nationale 1263 XVIe siècle

Paris, Bibliothèque du Musée du Louvre Inv. RF 4143-5271684

1470-1475

Paris, BnF, fr. 39-40 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 64 1460-1465

Paris, BnF, fr. 168 1375-1385

Paris, BnF, fr. 182 XVe siècle

681 Ce manuscrit est daté du XIVe siècle selon M. de Visser-van Terwisga et du XVe siècle selon M.-R. Jung et la section romane de l’IRHT. 682 Contient 11 folios de l’HAC.683 Contient 42 folios de l’HAC. 684 Il s’agit d’un ensemble de quatre feuillets contenant une miniature de Jean Fouquet.

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441

Paris, BnF, fr. 246 1364

Paris, BnF, fr. 250 Fin XIVe siècle

Paris, BnF, fr. 251 XIVe siècle

Paris, BnF, fr. 256 Début XVe siècle

Paris, BnF, fr. 677-678 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 686 XIVe siècle

Paris, BnF, fr. 687 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 1113 1270-1300

Paris, BnF, fr. 1386 Début XIVe siècle

Paris, BnF, fr. 1407 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 9682 XIVe siècle

Paris, BnF, fr. 9685 Fin XIIIe siècle – début XIVe siècle 685Paris, BnF, fr. 125861 XIIIe siècle

Paris, BnF, fr. 125862 XIVe siècle

Paris, BnF, fr. 17177 1280-1300

Paris, BnF, fr. 20125 XIIIe siècle

Paris, BnF, fr. 20126 XIIIe siècle

Paris, BnF, fr. 22986 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 24052686 1507-1507

Paris, BnF, fr. 24149 XVe siècle

Paris, BnF, n.a.fr. 3576 1360-1370

Paris, BnF, n.a.fr. 3650 XVe siècle

Paris, BnF, n.a.fr. 6774687 XIVe siècle

Paris, BnF, n.a.fr. 10053 XVe siècle

Paris, Musée du Louvre RF 29493-29494 Vers 1475

Paris, Musée Marmottan, Coll. Wildenstein XVe siècle

685 Ce manuscrit est composé de deux manuscrits différents, réunis par après en un seul. Voilà pourquoi nous avons décidé de faire une distinction. 686 Contient 29 folios de l’HAC, principalement les sections IV et V de la première rédaction. 687 Contient la fin de la section V, la section VI et le début de la section VII en plus du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure.

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442

Pommersfelden, Schlossbibl. Ms. 295 1260-1270

Princeton, New Jersey, Uni. Libr. Garrett 128 Début XIVe siècle

Ramsen, Vente Antiquariat Bibermühle, 2007 no 32

Vers 1470

Ramsen, Vente Antiquariat Bibermühle, 2011 no 6

Vers 1360

Rennes, BM, 2331 1474

Roma, Bibl. Casanatense 233 (A.I.8) XVe siècle

Spikkestad, Coll. SchØven 027 1370-1380

Tours, AD 215

Tours, BM 953 Fin XIIIe siècle – début XIVe siècle

Tours, BM 974 XVe siècle

Vaticano, Vat. Lat. 5895 Fin XIIIe siècle

Venezia, Bibl. Marciana fr II (223) 1389-1394

Wien, Öst. Nat.bibl., Cod. 2576 XIVe siècle

Ancien Rosenthal 82/83 Fin XIVe siècle

Sotheby’s 6.7.2006, no6442n Ca 1470

2. Les manuscrits de la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes688

Cote Date

Arras, BM, 863 (1043) XIIIe siècle

Arras, BM, 995 (1059) XVe siècle

Baltimore, Walters Art Gallery, De Ricci 520 Vers 1460

Berlin en dépôt à Krakow, Biblioteka Jagiellonska, gall. fo 216

XVe siècle

Bern, Burgerbibliothek, cod. 98 Début XIVe siècle

Besançon, BM, 678 Fin XVe siècle

Bruxelles, KBR, 9003 1320

688 Selon la section romane de l’IRHT traitant de la CBA, Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, [en ligne]. http://jonas.irht.cnrs.fr/consulter/oeuvre/detail_oeuvre.php?oeuvre=5294 [Site consulté le 22 juin 2017].

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443

Bruxelles, KBR, 10201 1410-1420

Bruxelles, KBR, II 988 XIVe siècle

Bruxelles, KBR, I 9069 1473

Bruxelles, KBR, I 9271 Vers 1475

Bruxelles, KBR, I 9277 Vers 1465

Cambrai, BM, 683 (623) XIIIe siècle

Cambridge, University Library, Add. 2709 Fin XIIIe siècle – début XIVe siècle

Chantilly, Musée de Condé 729 (677) XVe siècle

Den Haag, Koninklijke Bibliotheek, 0.71.A.14 – 0.71.A.15

1460-1470

Den Haag, Koninklijke Bibliotheek, 132.A.14 XVe siècle

Douai, BM, 802 Début XVIe siècle

Gent, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, 0415-0415a

XVe siècle

Lille, Coll. Particulière de M. de Waziers689 XVe siècle

London, BL, Cotton Augustus V690 1416

London, BL, Harley 4415 XVe siècle

London, BL, Royal 18.E.V. 1473

Muenchen, Bayerische Staatsbibliothek, gall. 52

XVe siècle

New Haven, Yale University Library, Beinecke 339

Fin XIIIe siècle – Début XIVe siècle

Paris, Ars., 3685 XVe siècle

Paris, Ars., 3710 Fin XIIIe siècle

Paris, Ars., 5076 XVe siècle

Paris, Ars., 5077 Vers 1416

Paris, Ars., 5089-5090 1462

Paris, BnF, fr. 279 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 685 XVe siècle

Paris, BnF, fr.1367 Vers 1480

689 Il fut cependant détruit en 1915. 690 Il n’est pas totalement certain qu’il s’agisse bel et bien d’une partie de la CBA. Cependant, le texte est identique à celui du ms. Paris, BnF, n.a.fr. 14825.

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444

Paris, BnF, fr. 2633 XIIIe siècle

Paris, BnF, fr. 2801 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 15455 Vers 1435

Paris, BnF, fr. 15458 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 15460 XIVe siècle

Paris, BnF, fr. 17181 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 17264 Vers 1285-1300

Paris, BnF, fr. 17265 XVIIIe siècle

Paris, BnF, n.a.fr. 5218 Vers 1300

Paris, BnF, n.a.fr. 11199 XVe siècle

Paris, BnF, n.a.fr. 11671 XVe siècle

Paris, BnF, n.a.fr. 14285 XVe siècle

Paris, Bibl. Sainte-Geneviève, 673 XVe siècle

Princeton, Univ. Lib., Art Museum y 1932-33 XVe siècle

Torino, Biblioteca nazionale universitaria, 1627 (L.II.01)

XVe siècle

Tournai, Bibliothèque de la ville XVe siècle

Valenciennes, BM, 538-539 (493) XVe siècle

Valenciennes, BM, 540 (494) XVe siècle

Vaticano, Biblioteca apostolica Vaticana, Reg. Lat. 1900

XVe siècle

Wien, Öst. Nat.bibl., 3370 XVe siècle

3. Les manuscrits du Manuel d’histoire de Philippe de Valois691

Cote Date Rédaction Bern, Bugerbibliothek, cod. 196 B Besançon, BM, 677 Bourges, BM, 431 Chartres, BM, 1152 (H.1.17) Douai, BM, 802 London, BL, Cotton Augustus V

1407 Fin XIVe siècle – Début XVe siècle XVe siècle Début XVIe siècle

2e rédaction

691 Selon la liste des manuscrits du MHPV établie par la section romane de l’IRHT. Manuel d’histoire de Philippe de Valois, [en ligne]. http://jonas.irht.cnrs.fr/consulter/oeuvre/detail_oeuvre.php?oeuvre=3693 [Site consulté le 22 juin 2017].

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445

London, BL, Harley 4001 London, BL, Harley 4878 Metz, BM, 137 Oxford, BL, French d. 04 (690) Paris, Ars., 5077692 Paris, BnF, fr. 693 Paris, BnF, fr. 1366 Paris, BnF, fr. 1368 Paris, BnF, fr. 1405 Paris, BnF, fr. 1406 Paris, BnF, fr. 1410 Paris, BnF, fr. 2128 Paris, BnF, fr. 2607 Paris, BnF, fr. 4930 Paris, BnF, fr. 4939 Paris, BnF, fr. 4940 Paris, BnF, fr. 4947 Paris, BnF, fr. 4948 Paris, BnF, fr. 4957 Paris, BnF, fr. 17180 Paris, BnF, fr. 19477 Paris, BnF, fr. 24910 Paris, BnF, n.a.fr. 1159 Paris, BnF, n.a.fr. 1409 Paris, BnF, n.a.fr. 1410 Paris, BnF, n.a.fr. 6805 Paris, BnF, n.a.fr. 14285 Paris, Bibl. Sainte-Geneviève, 673 Ramsen, Vente Antiquariat Bibermühle, 2007, no 6 Rouen, BM, 1136 (U. 041) Toulouse, BM, 452 Valenciennes, BM, 540 (494) Vaticano, Biblioteca apostolica Vaticana, Reg. lat. 688 Vaticano, Biblioteca apostolica Vaticana, Reg. lat. 894 Vaticano, Biblioteca apostolica Vaticana, Reg. lat. 4791 Wien, Öst. Nat.bibl., 2570 Wien, Öst. Nat.bibl., 3356

XVe siècle XIVe siècle, après 1327 Début XVe siècle Début XVe siècle Vers 1416 XVe siècle XVe siècle XIVe siècle, après 1347 XVe siècle XVe siècle XVe siècle XVe siècle XVe siècle XVe siècle Fin XIVe siècle XVe siècle Fin XIVe siècle XVe siècle Avant 1468 XIVe siècle, après 1327 XIVe siècle, après 1336 XVe siècle 1368 XVe siècle XVe siècle XVe siècle XVe siècle Vers 1360 XIVe siècle, après 1339 XVe siècle XVe siècle 1472 XVe siècle Fin XIVe siècle

2e rédaction 1ere rédaction 2e rédaction 1ere rédaction 1ere rédaction 2e rédaction 1ere rédaction 1ere rédaction 1ere rédaction 2e rédaction 1ere rédaction 1ere rédaction 2e rédaction 1ere rédaction 1ere rédaction 1ere rédaction 2e rédaction 2e rédaction 1ere rédaction

692 À confirmer, puisqu’il pourrait en fait s’agir de la CBA.

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446

4. Les Manuscrits du Myreur des histors693

Cote Date

Bruxelles, KBR, II 3029 XVIe siècle

Bruxelles, KBR, II 3030 XVe siècle

Bruxelles, KBR, 10455 1440

Bruxelles, KBR, 10456 Entre 1442 et 1445

Bruxelles, KBR, 10457-10462 1444

Bruxelles, KBR, 10463 1569-1596

Bruxelles, KBR, 19303 XVe siècle

Bruxelles, KBR, 19304 XVe siècle

Bruxelles, KBR, 19304 bis XVe siècle

Bruxelles, KBR, 19305 XVe siècle

Waleffes, Coll. Particulière Potesta de Waleffe, Myreur des histors

XIVe siècle

5. Les Manuscrits du Miroir du Monde694

Cote Date

Chantilly, Musée Condé, 723 (715) 3 juin 1482

Krakow, Biblioteka Jagiellonska, grall. fo 129, Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin – Preussischer Kulturbesitz

XVe siècle

Oxford, BL, Douce, 336-337 Vers 1470

Paris, BnF, fr. 328 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 684 Entre 1449 et 1496

Paris, BnF, fr. 9686 XVe siècle

693 Selon la liste établie par Giovanni Palumbo (Giovanni PALUMBO, art. cit., p. 591-610). 694 Selon la liste établie par Anne Salamon dans le cadre de son projet portant sur les histoires universelles du XVe siècle. (Anne SALAMON, « Liste des témoins manuscrits et imprimés du Livre des histoires du miroer du monde », dans HU15, [en ligne]. http://hu15.github.io/histoires-universelles-xv/miroir-du-monde/Miroir_/ Liste_mss.xhtml [Site consulté le 22 juin 2017]).

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447

Bartélémi Buyer, Le compendeux livre du Miroir hystorial, Lyon, 31 juillet 1479695

31 juillet 1479

6. Les Manuscrits de la Fleur des hystoires696

1.1.Première rédaction (version courte)

Cote Date

Brugge, Openbare Bibliotheek, 397 1479

Bruxelles, KBR, 9231-9323 Vers 1455

Bruxelles, KBR, 10515 Vers 1450

Genève, Bibliothèque de Genève, français, 64 Vers 1480

Gent, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, 12 XVe siècle

Kortrijk, Stadsbibliotheek, 3 XVe siècle

Kobenhavn, Kongelige Bibliothek, Thott, 568 fo

Vers 1480

London, BL, Royal, 18 E VI

Paris, Bibliothèque Mazarine, 1559-1560 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 55-58 Entre 1467 et 1475

Paris, BnF, fr. 296-299 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 305

Wien, Schottenkloster, 139-140

XVe siècle

XVe siècle

1.2.Seconde rédaction (version longue)

Cote Date

Bern, Burgerbibliothek, cod. 31-32 XVe siècle

695 Il s’agit d’un imprimé.696 Selon la liste établie par Anne Salamon dans le cadre de son projet portant sur les histoires universelles du XVe siècle (Anne SALAMON, « Liste des témoins de la Fleur des histoires », dans HU15, [en ligne]. http://hu15.github.io/histoires-universelles-xv/fleur-des-histoires/fh-liste-temoins.xhtml [Site consulté le 22 juin 2017]), la section romane de l’IRHT portant sur la FH (Fleur des histoires, [en ligne]. http://jonas.irht.cnrs.fr/consulter/oeuvre/detail_oeuvre.php?oeuvre=7499 [Site consulté le 22 juin 2017] et la page concernant la FH d’ARLIMA (Laurent BRUN et Anh Thy NGUYEN, « Jean Mansel », dans Archives de littérature du Moyen Âge, [en ligne]. http://www.arlima.net/il/jean_mansel.html#fle [Site consulté le 22 juin 2017].

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448

Besançon, BM, 851-852 Vers 1500

Bruxelles, KBR, 9233 XVe siècle

Bruxelles, KBR, 9258-9259 XVe siècle

Bruxelles, KBR, 9268-9269, 9255-9257, 9260 Vers 1480

Bruxelles, KBR, 21252-21253 XVe siècle

Cambrai, BM, 859 XVe siècle

Chantilly, Musée Condé, 730 Vers 1460

London, BL, Royal, 16. F. VI-VII

Mons, BP, 167/155 XVe siècle

Mons, BP, 238/358 Vers 1500

Mons, BP, 238/358 bis, t. 1. XVe siècle

Paris, Bibliothèque Mazarine, 1561 (XVII) XVe siècle

Paris, Bibliothèque Mazarine, 1562 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 53 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 54 XVIe siècle

Paris, BnF, fr. 300 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 302-304 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 679-680 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 681-683 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 720-721 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 727 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 20316 XVe siècle

1.3.Version abrégée

Cote Date

Paris, BnF, fr. 6361 XVe siècle

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449

1.4.Extraits

Cote Date

Paris, BnF, fr. 739 XVe siècle

Vatican, Biblioteca apostolica vaticana, Reg, 967 (fol. 60r : L’istore de la grande cité de Belges – fil. 130r : L’istore de Monseigneur Gérard de Roussillon)

Cambrai, 746 (fol. 161r)

1.5.Fragments

Cote Date

Paris, BnF, fr. 435 XVe siècle

Paris, BnF, fr. 911

Paris, BnF, fr. 1834

Paris, Ars., 2048

London, BL, Royal, 15 D V (fol. 218, 259)

Bruxelles, KBR, 10960 (fol. 1; 36) XVe siècle

1.6. À classer

Cote Date

Baltimore, Walters Art Gallery, W 305 (De Ricci 525)

XVe siècle

Bruxelles, Archibes générales du Royaume, 1471N

Bruxelles, KBR, IV 669 Vers 1480

Philadelphia, University of Pennsylvania Library, Schoenberg Collection, LJS 98

Vers 1450-1460

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450

7. Les manuscrits de la Bouquechardière697

Cote Date

Aylesbury, Waddedson Manor, 11 Vers 1450-1465

Berlin, Kupferstichkabinett, IX, 632-633

Chantilly, Musée de Condé, 728 (312) XVe siècle

Charleville-Mezieres, BM, 215 XVe siècle, après 1416

Cleveland, Museum of Art, 1945.16

Den Haag, Museum Meermanno-Westreenianum, 10 A 17

Avant 1477

Genève, Bibliothèque de Genève, fr. 70 XVe siècle

Kobenhavn, BR, Thott 433 fo

London, BL, Harley 4376

Manchester, John Rylands University Library, fr. 4

New York, Morgan Library and Museum 214-224

Vers 1470

Paris, Ars., 3514 Avant 1477

Paris, Ars., 3689 XVe siècle, après 1416

Paris, Ars., 3691

Paris, Bibliothèque Mazarine, 1556-1557

Paris, Bibliothèque Mazarine, 1558

Paris, BnF, Fondation Smith Lesouëf 71-72

Paris, BnF, fr. 62-63 Vers 1450

Paris, BnF, fr. 65-66 XVe siècle, après 1416

Paris, BnF, fr. 307 XVe siècle, après 1416

Paris, BnF, fr. 329 XVe siècle, après 1416

Paris, BnF, fr. 330 XVe siècle, après 1416

697 Selon la liste établie dans la section romane de l’IRHT concernant la Bouquechardière. (Bouquechardière, [en ligne]. http://jonas.irht.cnrs.fr/consulter/oeuvre/detail_oeuvre.php?oeuvre=4005 [Site consulté le 22 juin 2017].

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451

Paris, BnF, fr. 698 / Bruxelles, KBR, 9503-9504

1480-1482 ou vers 1470

Paris, BnF, fr. 699

Paris, BnF, fr. 700

Paris, BnF, fr. 2685 Entre 1457 et 1461

Paris, BnF, fr. 2686-2687

Paris, BnF, fr. 6183/15459

Paris, BnF, fr. 20124 XVe siècle, après 1416

Paris, BnF, fr. 20130 XVe siècle, après 1416

Paris, BnF, n.a.fr. 11198698

Sankt-Peterburg, National Library of Russia, fr. fov. IV. 13

Vers 1470

Spikkestad, Coll. particulière Schoyen, 259

Wien, Öst. Nat.bibl., 2543 Vers 1470

698 Contient un folio de la Bouquechardière.