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SPECTACLE ET IDÉOLOGIE DANS L'ESPAGNE FRANQUISTE. UN A VATAR « FOLKLORIQUE » DU MYTHE DE CARMEN JEAN SENT AURENS Université Michel de Montaigne - Bordea Histoire d'amour et de mort confinée dans l'étroit espace, sordide et pittoresque, d'un fait divers andalou, Carmen illuse le mythe de la femme tale et de l'homme séduit. Par ailleurs, né d'une oeuvre littéraire quintessenciée par un drame lyrique, le mythe de Carmen est indissiable d'un certain mythe romantique de l'Espagne, lequel a engendré, chez les écrivains et les artistes d'outre-Pyrénées, une longue série de rejets ostraciques et de revendications chauvines, qui ont toujours marqué les pérégrinations espagnoles de l'héroïne de Mérimée 1 • Les deux premières décennies de la dictature anquiste recèlent une densité particulièrement significative de ces lectures aberrantes. Carmen la de Triana, film de Florian Rey, dont la première eut lieu en 1938, apparaît comme le premier en date des avatars « anquistes » de la célèbre Bohémienne. C'est là une identification pour le moins discutable, que nous essaierons de réfuter, dans la présente communication. Le film est né sous les auspices équivoques de la collaboration culturelle développée à partir de 1937, entre l'Espagne nationaliste et l Voir notre livre, provisoirement i nti tulé Carmen y los Espano/es: andanzas y desventuras de un mito literario romntico, en cours de rédaction. Voir aussi notre aicle « Caen: de la novela de 1845 a la zauela de 1887. C6mo naci6 la Espaa de Mérimée », à paître dans Mélanges de la Casa de Velazquez. HISP. XX - 15 - 1997 341

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SPECTACLE ET IDÉOLOGIE DANS L'ESPAGNE FRANQUISTE. UN A V AT AR « FOLKLORIQUE »

DU MYTHE DE CARMEN

JEAN SENT AURENS

Université Michel de Montaigne - Bordeaux

Histoire d'amour et de mort confinée dans l'étroit espace, sordide et pittoresque, d'un fait divers andalou, Carmen illustre le mythe de la femme fatale et de l'homme séduit. Par ailleurs, né d'une oeuvre littéraire quintessenciée par un drame lyrique, le mythe de Carmen est indissociable d'un certain mythe romantique de l'Espagne, lequel a engendré, chez les

écrivains et les artistes d'outre-Pyrénées, une longue série de rejets ostraciques et de revendications chauvines, qui ont toujours marqué les pérégrinations espagnoles de l'héroïne de Mérimée 1• Les deux premièresdécennies de la dictature franquiste recèlent une densité particulièrement significative de ces lectures aberrantes. Carmen la de Triana, film de Florian Rey, dont la première eut lieu en 1938, apparaît comme le

premier en date des avatars « franquistes » de la célèbre Bohémienne. C'est

là une identification pour le moins discutable, que nous essaierons de réfuter, dans la présente communication.

Le film est né sous les auspices équivoques de la collaboration culturelle développée à partir de 1937, entre l'Espagne nationaliste et

l Voir notre livre, provisoirement intitulé Carmen y los Espano/es: andanzas y desventuras de un

mito literario romtintico, en cours de rédaction. Voir aussi notre article « Carmen: de la novela de 1845 a la zarzuela de 1887. C6mo naci6 la Espai\a de Mérimée », à paraître dans Mélanges de la

Casa de Velazquez.

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l'Allemagne nazie1 • Le déclenchement de la guerre civile avait obligé Florian Rey et son épouse, l'actrice Imperio Argentina, à renoncer au tournage de La chaste Suzanne, pour lequel ils s'étaient rendus à Paris, et à s'exiler à La Havane, où la colonie espagnole, généralement favorable à la

rébellion franquiste, leur ménagea le meilleur accueil2. Ils reçurent alors une invitation de Goebbels, ministre nazi de la propagande, à voyager jusqu'à Berlin. Hitler était un admirateur fervent de l'actrice espagnole, dont il avait vu plusieurs fois les deux films les plus célèbres, Nobleza

baturra et Morena Clara, et il voulait la voir interpréter à l'écran le

personnage d'une espagnole célèbre, Lola Montes ou Carmen. Florian Rey choisit de réaliser une version nouvelle de Carmen3

• Le film fut tourné en studio, au début de l'année 1938, à Berlin, à l'exception de quelques extérieurs réalisés auparavant à Séville et à Ronda. L'oeuvre bénéficia d'importants moyens techniques et financiers. En fait, on réalisa deux films : une version espagnole, dirigée par Florian Rey, principalement interprétée par des acteurs espagnols, et une version allemande, dirigée par

Herbert Maisch, interprétée par des acteurs allemands, à l'exception du rôle-titre, qui resta confié à Imperia Argentina4.

1 Emmanuel Larraz, Le cinéma espagnol des origines à nos jours, Paris : éditions du Cerf, 1986. Roman Gubem, José Enrique Monterde, Julio Pérez Perucha, Esteve Riambau et Casimiro Torreiro, Hisroria del cine espaiiol, Madrid : ediciones Catedra, 1995. 2 Ces détails relatifs aux circonstances de la création de Carmen la de Triana sont tirés de diverses interviews données à l'époque, et quelques années plus tard, par lmperio Argentina. Voir également : Agustin Sanchez Vidal, El cine de Floriân Rey, Zaragoza : Caja de Ahorros de la lnmaculada de Aragon, 1991. 3 Goebbels avait une préférence marquée pour le personnage de Lola Montes, dont il voulait moderniser l'histoire, afin d'en faire un film de propagande à la gloire des étudiants nazis. Cette coloration politique du projet aurait provoqué le refus d1mperio Argentina et de Florian Rey, lequel aurait proposé, en échange, une version nouvelle de Carmen. 4 Fiche technique du film, dans sa version espagnole. Titre : Carmen la de Triana. Année : 1938. Durée: 95 minutes. Production : Froelich-Film/Hispano-Film-Produktion, Berlin. Réalisation : Florian Rey. Scénario : Florian Rey. Lyrics : Antonio Garda Padilla, Ramon Pere116, Joaqufn de la Oliva et Florian Rey. Musique : José Muiioz Molleda, Banson Milde et Juan Mostazo. Décors : Juan Laffita. Photographie : Reimar Kuntze. Distribution : Imperia Argentina (Carmen), Rafael Rivelles (José Navarro), Manuel Luna (Anronio Vargas Heredia), Pedro Femandez Cuenca (Juan),

Pedro Barreto (Salvador), Margit Symo (Dolores).

Version allemande. Titre: Andalusische Nachre (« Nuits d'Andalousie »). Réalisation: Herbert Maisch et Florian Rey. Distribution : Imperia Argentina (Carmen), Friedrich Benfer (José Navarro),

Karl K!llsner (Anronio Vargas Heredia), Kurt Seifert (Juan), Erwin Biegel (Salvador), Margit Symo (Dolores).

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Séville, en 1835. La gitane Carmen se présente au portail de la caserne des dragons afin de visiter son amant, le torero Antonio Vargas Heredia, emprisonné pour avoir poignardé un rival. Repoussée brutalement par les gardes, elle est secourue par le brigadier José Navarro qui donne l'ordre de la laisser entrer. Le soir du même jour, le brigadier se rend dans un cabaret de Triana, où Carmen exerce son métier de chanteuse. A peine est-il installé à une table, que Carmen met dans sa chanson tout le charme dont elle est capable, afin de le séduire. Une autre gitane ayant jeté son dévolu sur le soldat, une rixe éclate, au cours de laquelle Carmen blesse sa rivale au visage. José reçoit l'ordre de la mener en prison. Prétextant la nécessité de changer de vêtement, Carmen le conduit jusque dans sa chambre. Cette nuit-là, José trahit son devoir de soldat et déserte. Dégradé et condamné à deux ans de forteresse, il est délivré par des contrebandiers, amis de Carmen, dont il se voit désormais contraint de partager la vie délinquante. Inquiète des sinistres présages qu'elle a lus dans les cartes, Carmen consulte une sorcière qui lui révèle que son destin est d'apporter la mort aux hommes qui ont le malheur de l'aimer. José est grièvement blessé au cours d'une expédition. Carmen le soigne avec un dévouement et un amour exemplaires. Dans son délire, le soldat revit avec douleur les tristes circonstances de sa dégradation. Carmen comprend que son amant ne pourra se résigner plus longtemps à vivre dans le déshonneur. Dans un geste héroïque de renoncement, elle l'abandonne et retourne à son ancienne vie de chanteuse. Persuadé de la trahison de la Bohémienne, José décide de se livrer à la Justice. En route pour Séville, il rencontre Antonio et le provoque ouvertement au sujet de ses amours avec Carmen. La Gitane intervient à temps et évite le duel. Un peu plus tard, rongé par la jalousie, José se rend aux arènes de Séville où Carmen assiste à un combat de son nouvel amant. Mais alors qu'il se glisse vers elle, dans l'intention de la poignarder, le matador est renversé et tué par le taureau, sous les yeux horrifiés de la foule. Entre-temps, José a appris que les contrebandiers ont tendu une embuscade aux dragons qui leur donnent la chasse. Il se précipite au-devant de ses anciens compagnons d'arme et les sauve d'une mort certaine, mais frappé dans le dos par la balle de l'un des bandits, il meurt. Réhabilité par ses chefs, il est enterré avec les honneurs militaires. Doublement en deuil, figée dans une solitude pathétique, Carmen pleure également le torero et le soldat, morts de l'avoir trop aimée 1.

1 Notre analyse du film est réalisée à partir de l'édition vidéo éditée à Madrid en 1989 par Video­Mercury-Films.

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La Carmen de Florian Rey est fort éloignée des modèles fournis par la nouvelle et l'opéra, à cette nuance près qu'elle est relativement plus proche de la volonté de stylisation réaliste de Mérimée que du parti pris de bariolage à l'espagnole de Meilhac et Halévy. L'opéra est le récit d'une passion fatale, qui fait passer au premier plan de l'action et de la musique, l'antagonisme tragique de deux sentiments inconciliables, la jalousie et la liberté. Carmen qui, dès le début, assume et revendique la perspective fatale de la passion qu'elle engendre, y acquiert un statut de personnage tragique. La nouvelle met en abyme un récit rétrospectif: la confession lucide que le protagoniste d'une passion dégradante et tragique fait de son aventure. Ce parti pris de distanciation réflexive confère à ce protagoniste une héroïcité comparable, bien que de nature différente, à celle de Carmen. Carmen la de Triana est l'histoire de la destinée pathétique d'une femme condamnée à porter le deuil des hommes qui ont le malheur de l'aimer. Les connotations tragiques sont ici moins évidentes, et si les trois protagonistes ont une égale prétention à l'héroïsme, il ne peut s'agir que d'un héroïsme ordinaire : celui du soldat qui meurt au combat ou celui de la veuve que transcende son exemplaire résignation chrétienne. Ce traitement trop humain du drame aboutit à une sorte d'inversion de la hiérarchie des personnages. Carmen n'a plus la violence destructrice de la femme fatale de l'opéra, ni la beauté étrange et sauvage de l'Eve diabolique de la nouvelle, et c'est José, le soldat magnifié par sa mort héroïque, qui donne à l'histoire sa dimension humaine exemplaire, en conformité avec les préjugés et les valeurs d'une époque fort particulière.

L'une des grandes qualités du film est sa partition musicale. Carmen la

de Triana n'est ni un film folklorique ni un film musical, au sens commun des termes. C'est un film lyrique qui, dans certaines séquences, revêt une forme similaire à celle de genres traditionnels comme le mélodrame et la zarzuela. Florian Rey semble avoir été séduit par les possibilités expressives de la musique de l'opéra. Toutefois, il lui était impossible d'utiliser la partition de Bizet, dont les droits demeuraient réservés 1. Il a donc décidé de mettre en oeuvre une musique originale, dont il a confié la composition à des musiciens et des auteurs confirmés2 • Il a

1 Contrairement à ce qu'affirment certains, aucun fragment de la musique de Bizet ne figure dans la partition du filin. 2 La musique de scène est !'oeuvre de José Mw\oz Molleda et Hanson Milde. Les soli et les accompagnements de guitare sont confiés, respectivement, à Ram6n et Carlos Montoya. Le compositeur des chansons est Juan Mostazo. Les auteurs des chansons sont Joaquin de la Oliva

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recherché une expression musicale nuancée, en fonction des exigences de sa dramaturgie : variété des formations musicales, depuis la guitare soliste, jusqu'à l'orchestre symphonique, en passant par l'orchestre d'harmonie et la fanfare militaire; variété des séquences, réparties entre les chansons - relativement peu nombreuses -, les mélodrames et les musiques d'ambiance. Ces éléments musicaux sont toujours en situation et jouent un rôle spécifique dans la création de la tension dramatique. Certes, il faut bien reconnaître que cette musique ne bouscule guère les conventions du sentimentalisme mélodramatique. Mais elle constitue un approfondissement assez remarquable des possibilités cinématographiques

de la musique « folklorique ». A cet égard, les illustrations musicales de

Nobleza baturra et de Morena Clara sont loin d'atteindre la cohérence dramatique de la création musicale mise en oeuvre dans Carmen la de

Triana. Cette création a les rythmes et les couleurs de la musique populaire andalouse. On y reconnaît une« zambra »,deux« bulerias », un pasodoble flamenco et une marche funèbre dans le style sévillan de la

semaine sainte. Fort significative aussi est l'utilisation répétée qu'on y fait, de l'intervalle de seconde augmentée, caractéristique de la musique tsigane et arabo-andalouse. Quant aux numéros chantés qu'interprète Imperio Argentina, loin de constituer un simple divertissement de music­hall, ils concourent à la représentation dramatico-lyrique de l'histoire. En voici trois exemples. Le premier réside dans l'utilisation répétée de la

chanson-danse Los piconeros. Cette chanson sert d'ouverture à la deuxième

scène du film, dans le café-concert de Triana. Elle est reprise ensuite

comme un leitmotiv de l'amour, lorsque Carmen, restée seule un matin, la fredonne en pensant à José. Elle revient enfin, chargée de reflets tragiques prémonitoires qu'accentuent le clair-obscur du décor et la mélancolie d'une guitare solitaire, lorsque Carmen la chante dans une venta de la montagne,

devant un public étrangement silencieux, afin de retenir les soldats lancés à la recherche des contrebandiers. Le second exemple est celui des deux versions que revêt la chanson-zambra Antonio Vargas Heredia. La première version, chantée par Carmen dans son cabaret de Triana, raconte,

dans la tradition lorquienne du Romancero gitano, l'histoire de ce torero gitan qui, pour les beaux yeux d'une femme, poignarda un homme et alla se morfondre au fond d'un cachot. La seconde version est chantée par

Carmen dans la chapelle des arènes, devant le cadavre du torero : le rythme se fait plus lent, comme celui d'une déploration funèbre ; les paroles,

(Carceleras del Puerto et Antonio Vargas Heredia). Ramon Perell6 (Los piconeros), Kola, de son

vrai nom Antonio Garcia Padilla (iTriana! ïTriana!), avec la collaboration de Florian Rey lui-même.

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entièrement renouvelées, expriment un sentiment de solitude et une acceptation chrétienne de la douleur, particulièrement pathétiques. Le troisième exemple est le plus significatif. C'est celui de la longue séquence où Carmen et José, en route pour la prison, quittent le cabaret de

Triana et s'attardent longuement sur le quai du Guadalquivir. La musique est d'abord utilisée selon la technique du mélodrame, en contre-point du triste dialogue où transparaît l'angoisse de la Gitane devant la perspective de la prison. Puis Carmen interprète un chant d'adieu à Triana, structuré comme une mélodie de zarzuela classique, avec un prélude orchestral d'où se détache un chant poignant de violoncelle, un récitatif mélodramatique

où est exposé le thème de l'amour, et un air qui développe le thème

nostalgique de l'exil, que José écoute comme une véritable déclaration d'amour. Ces trois exemples prouvent que Florian Rey a su retrouver, dans ce contexte très particulier de création cinématographique, toute l'efficacité cathartique du mélodrame populaire1.

Les décors rappellent la stylisation réaliste des évocations de Mérimée.

Florian Rey rejette les excès tapageurs de l'espagnolade2• Il décrit une Andalousie traditionnelle, en accord avec les images popularisées par les peintres et les graveurs du XIXème siècle et les stéréotypes de la littérature romantique. Au hasard des séquences, apparaissent de petits tableaux de moeurs et quelques rapides scènes de genre, qui, il faut bien le dire, ne

renouvellent en rien une tradition séculaire. Quelques images plus contemporaines de l'Andalousie popularisée par les « sainetes » des frères Quintero, viennent agrémenter cette toile de fond un peu trop convenue. En une occasion, cependant, Florian Rey délaisse les conventions de la décoration théâtrale, pour mettre en oeuvre les ressources spécifiques de la

technique cinématographique. Il s'agit de la scène de la corrida, pour laquelle il a filmé, aux arènes de Séville, quelques séquences d'une course formelle, à laquelle il avait convié gratuitement le public, à la seule condition qu'il s'habillât dans les costumes de la tradition folklorique, qu'il

1 Florian Rey possédait une très bonne culture musicale, qu'il devait à son milieu familial, ce qui explique que, loin de considérer la musique comme un simple ornement, il en a souvent fait un élément essentiel de son écriture cinématographique. 2 « Gran parte del éxito de Carmen la de Triana se debe a los decorados y a la ambientaci6n. Este trabajo lo rcaliz6 Juan Laffita, sevillano, director del Museo Arqueol6gico y un gran dibujante. Para situar cl filin en la época en que sucedia, lo hicimos venir por temor a que resultara una espafiolada.

Los Alemanes tenfan la vision de una Andalucfa de casas negras, pobladas de tfos cojos, mancos y tuertos ». (Interview d1mperio Argentina du 27 juillet 1981, citée par José Ruiz et Jorge Fiestas, lmperio Argentina, ayer, hoy y siempre, Sevilla, 1981, p. 46.)

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a ensuite mélangées à des images empruntées à des bandes d'actualités. Le

résultat est assez surprenant, qui donne à cette scène de corrida une sorte de

valeur documentaire, tout en en renforçant la tension dramatique et les

accents de vérité humaine.

L'histoire met en oeuvre les principaux thèmes du mythe de Carmen.

Cette réutilisation ne va pas sans altérations importantes de leurs

fonctions dramatiques et de leurs significations symboliques. Le thème de

l'honneur qui, dans la nouvelle comme dans l'opéra, n'est lié qu'au seul

personnage de don José et n'a qu'une influence très secondaire sur le

déroulement de l'histoire, revêt, dans Carmen la de Triana, une expression

double, - individuelle chez José et collective chez les représentants de

l'armée -, et prend très nettement le pas sur le thème de la jalousie,

comme motivation de l'action dramatique. Ce transfert au premier plan du

thème de l'honneur entraîne une élaboration nouvelle du personnage de

José, chez qui l'amant jaloux s'efface derrière le soldat exemplaire. Il

provoque également la venue au premier plan de ce protagoniste collectif qu'est l'Année. D'où la multiplication des scènes martiales et le traitement

caractéristique accordé aux deux scènes hautement symboliques de la

dégradation et de la réhabilitation du soldat. Le thème de la magie,

consubstantiel au personnage de la Bohémienne chez Mérimée, est ici

fortement édulcoré. Lorsqu'elle se tire les cartes, Carmen ne manifeste en

fait qu'une superstition banale. Qui plus est, dès qu'elle se trouve en présence d'une vraie sorcière sacrifiant à ses rites sataniques, elle est saisie d'une frayeur panique. La fleur qu'elle jette à José ne recèle aucun pouvoir

magique, et le repentir final qu'elle manifeste dans la chapelle des arènes

dit assez l'authenticité de sa foi chrétienne. Le thème de l'amour n'atteint

pas le degré d'intensité de la passion tragique que met en scène l'opéra. Le

film dilue quelque peu le thème, car il met en oeuvre non point une, mais

deux histoires d'amour funeste, celle du torero et celle du soldat. Par

ailleurs, il renonce à l'un de ses aspects significatifs, qui est l'union des

amants dans la mort. La jalousie de José n'a pour conséquence qu'un duel

avorté avec le torero et un geste meurtrier esquissé à l'égard de Carmen,

mais aussitôt réprimé. Quant à la relation amoureuse entre les deux

protagonistes, elle ne donne lieu qu'à une seule scène érotique dont la

sensualité et la violence sont admirablement contenues par une mise en

scène allusive et distanciée 1. Reste le thème du destin. Nous avons déjà

dit que cette Carmen trianera ne possède plus ce qui conférait à son modèle

1 Emmanuel Larraz a souligné !'audacieuse et subtile originalité de cette séquence. (Livre cité, p. 94.)

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son héroïcité tragique : un absolu de liberté lui permettant d'assumer pleinement la perspective d'une mort annoncée. Ses manifestations d'indépendance sentimentale et vitale, n'ont guère plus de relief que les caprices d'une « manola » d'opérette, et face à une mort, qui n'est point la sienne, elle n'exprime ni défi, ni révolte, mais une résignation douloureuse, banalement fataliste.

Cette altération des thèmes trouve son équivalent dans l'élaboration des personnages. Les contrebandiers n'ont plus rien à voir avec les sinistres coquins de la nouvelle ni avec les joyeux brigands de l'opéra. D'un abord plutôt sympathique, dotés de certains traits de générosité, ils semblent s'inscrire dans la tradition andalouse romantique des « siete nifios de Écija » ou de José Maria. Semblable promotion dans la ferveur populaire est offerte au personnage du torero. Mérimée donne au picador Lucas une silhouette assez ridicule, en particulier lorsqu'il le dépeint culbuté par le taureau pour avoir voulu faire le joli coeur devant Carmen 1. L'Escamillo de l'opéra est un belluaire fort en gueule, qui suscite l'admiration et l'amour. Idéalement campé, grâce au portrait au « flamenquisme » flatteur que dessine Carmen dans l'une de ses chansons, Antonio Vargas Heredia accède à cette héroïcité que la voix populaire confère au torero qui meurt au combat. Frère de race de Carmen, il participe de cette valorisation artistique du gitan, qui est une des caractéristiques esthétiques et idéologiques intéressantes de !'oeuvre. Le brigadier José Navarro possède la noblesse de caractère et le sens de l'honneur du personnage de Mérimée. Mais à la différence de celui-ci, il ne perd aucune de ces qualités lorsqu'il succombe à l'amour de Carmen. C'est un « caballero » - Carmen le répète à deux reprises - qui a une haute idée de ses obligations de soldat. Rafael Rivelles lui prête une élégance naturelle, une tempérance dans les gestes, et une gravité, grâce auxquelles il semble traverser les vicissitudes engendrées par son aventure amoureuse, comme si rien ne bougeait jamais au fond de lui-même. Sa mort n'apparaît point comme le châtiment d'un homme déchu par un amour coupable, mais comme la rédemption sociale et morale d'un soldat qui, un instant égaré, a su retrouver le chemin de l'honneur. Quant au personnage de Carmen, il n'a ni la beauté étrange et

l « Lucas, au premier taureau, fit le joli coeur comme je l'avais prévu. Il arracha la cocarde du taureau et la porta à Carmen, qui s'en coiffa sur-le-champ. Le taureau se chargea de me venger. Lucas fut culbuté avec son cheval sur la poitrine, et le taureau par-dessus tous les deux». (Carmen, Paris : éditions Larousse, collection « Classiques Larousse », 1990, p. 94.) Les séquences du film décrivant la mort d'Antonio, au cours de la corrida, semblent être inspirées par la scène quasi burlesque qu'évoque Mérimée, à cette seule différence qu'elles sont traitées de façon tragique.

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sauvage imaginée par Mérimée, ni la sensualité provocante et perverse de l'héroïne de Bizet. Il est à l'opposé. Beauté classique, sourire lumineux, regard limpide, expression ouverte et franche, allure à la fois douce et espiègle: la femme fatale, à la sensualité lourde et vénéneuse, s'est muée en une aimable « gitanilla », dont la séduction légère et élégante engendre immédiatement la sympathie 1. Cette curieuse élaboration à contre-emploi, se retrouve dans le caractère de la Bohémienne. Cette Carmen est capable de jalousie ; ressent de la nostalgie ; éprouve des terreurs d'enfant ; appréhende l'avenir ; regrette le passé ; se montre douce et compatissante. Certes, elle séduit les hommes rencontrés sur son passage, comme on le voit dans les premières scènes du film, mais rien ne permet de soupçonner qu'elle pourrait avoir des amants« à la douzaine». Et du jour où elle aime José, elle devient la protagoniste d'un amour idéal qui la conduira jusqu'au sacrifice. On comprend pourquoi Florian Rey n'a pas éprouvé le besoin de convoquer, parmi ses dramatis personae, ce personnage à la jupe bleue et aux nattes tombantes qu'on appelle Micaela. L'ange de douceur qu'est, dans l'opéra, la fiancée navarraise de don José, se retrouve tout entier dans Carmen. En fin de compte, cette « gitanilla » insouciante et heureuse qui se métamorphose en une femme douloureuse et repentante, élevée au­dessus d'elle-même par la grandeur de son amour sacrifié, donne au mythe de Carmen une configuration paradoxale tout à fait inattendue.

Carmen la de Triana est sorti dans les cinémas des principales villes de la zone nationaliste au mois de novembre 19382. Le public lui a réservé un excellent accueil. Ce succès s'est étendu à certains pays américains de langue espagnole, ainsi qu'à la France, où la version allemande du film a tenu l'affiche, à Paris, pendant près de deux mois, de décembre 1938 à janvier 19393. La grande presse espagnole a contribué à ce succès, qui a souligné la qualité des images et de la musique, et la réussite de Florian Rey dans sa création d'une Carmen plus humaine et plus espagnole que

l Il suffit de relire le portrait de la Gitane que Mérimée ébauche au chapitre 2 de sa nouvelle, pour mesurer combien le personnage qu'incarne Imperio Argentina constitue, en fait, une « anti-Carmen ». (Op. cit .• p. 43.) 2 Considéré comme pro-nazi, le film fut interdit en zone républicaine. Il ne put donc être joué à Madrid qu'après la guerre, en octobre 1939. 3 Ni la guerre, ni l'occupation allemande n'ont empêché le filin de poursuivre sa carrière française, tout au long de l'année 1940. Les chansons Los piconeros et Antonio Vargas Heredia ont été traduites et diffusées sous forme de petits formats, et une version romancée du scénario est parue dans Le film complet du mercredi (N° 2447 du 18 décembre 1940), ce qui est la marque d'un bon succès populaire.

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son modèle français. La presse nationaliste « officielle », notamment les journaux proches de la Phalange, a adopté un ton radicalement différent. En dépit de quelques jugements favorables, elle a exprimé une grande

déception et même une sorte d'indignation. Ces critiques violentes ont eu

pour cible apparente l'image de l'Espagne engendrée par le sujet du film et développée à travers sa mise en scène : « Jamas ninguno de nuestros films de pandereta result6 mas panderetesco », s'indignait Antonio Roman dans le numéro 21, du 30 janvier 1939, de Radiocinema. Ce reproche, en fait, en recélait un autre, beaucoup plus important, engendré par la volonté des

franquistes de promouvoir un cinéma national espagnol accordé aux orientations idéologiques du Mouvement. Si l'on accusait le film d'attenter à la morale et à la religion, et de se faire le porte-parole de certains propos anarchisants sur Dieu et la liberté ou de valeurs anti-nationales héritées de l'étranger, c'est qu'on avait placé de grandes espérances dans la collaboration avec l'Allemagne. Ce premier film, issu de ce que l'on pensait être un nouvel ordre du monde, était attendu comme la première manifestation du cinéma national de !Espagne nouvelle. Mais ni le sujet, ni la réalisation de Carmen la de Triana n'étaient à la mesure de cette espérance éminemment politique 1.

« Une Carmen plus espagnole et plus humaine ». Rien de plus juste que cet éloge répété par la grande presse qui, indifférente aux critiques développées par les journaux du Mouvement, saluait quasi unanimement la réussite de Florian Rey. On ne saurait dire plus simplement combien le film joue sur les conventions et les archétypes, afin de renouveler le mythe de Carmen, dans le sens d'une certaine quête d'authenticité espagnole et de vérité humaine. Florian Rey a composé un mélodrame classique: une action tramée à partir du jeu antagonique de sentiments simples, appréhendés au premier degré de leur signification. En somme, le type même du mélodrame populaire, au sens positif du terme. Pour ce faire, il a essayé, sinon d'effacer, tout au moins de réviser dans le sens de

1 Cet extrait du vitupère de José Maria Arraiz à l'encontre de Carmen la de Triana, est parfaitement révélateur des conceptions des nationalistes en matière d'art cinématographique: « Pero, sefiores, les que los tipos represcntativos de Espafia no son mals que los lidiadorcs, los bandoleros mals o menos generosos y las gitanas supcrsticiosas y camorristas? l Y nuestros descubridores, nuestros misioneros, nuestros navegantes, nucstros conquistadores? Ellos, encuadrando sus figuras seiieras y sus hazafias en el marco dramatico de la acci6n cinematografica, sf que pueden representar dignamente, dandole prestigio y fama, a la verdadera Espafia, a la Espafia fuerte y her6ica que, afiorando sus grandezas pretéritas, se ha lanzado sobre la fiera roja que amenazabe destruir en Europa la justicia, cl orden y la civilizaci6n ». (Radiocinema, n° 19, 30 décembre 1938.)

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Spectacle et idéologie dans l'Espagne franquiste

la stylisation, les personnages et les clichés convenus du mythe de

l'Espagne consubstantiel au mythe de Carmen. Ce dépassement des données de l'espagnolade traditionnelle est particulièrement sensible dans

la grande scène d'amour qui a pour cadre la chambre de Carmen. On y voit les deux amants peu à peu distanciés d'eux mêmes par un habile jeu de miroirs, en sorte que le soldat et la gitane cessent d'être les masques trop connus d'un duo attendu, pour redevenir simplement un homme et une

femme. Si Florian Rey a si fort déçu les sectateurs de la croisade nationale, c'est que, loin de mesurer son propos à l'aune des canons de

cette idéologie nouvelle, il s'est laissé guider par trois sources d'inspiration antérieures, dont nous considérons qu'elles furent décisives. La première est constituée par les deux Carmen tragiques qu'incarnèrent,

quelques années auparavant, Margarita Xirgu et Raquel Meller. Ces deux

actrices, qui s'exprimaient pourtant dans des domaines et des registres fort

différents, ont conféré avec un égal bonheur à l'héroïne de Mérimée ce

sentiment tragique de la vie, ce fatalisme andalou caractéristique que l'on retrouve dans Carmen la de Triana1

• La deuxième source est ce courant artistique et idéologique espagnol, qui, depuis le début du XXème siècle, s'est attaché à valoriser le personnage du gitan, offrant du même coup une

dignité nouvelle à un groupe social marginalisé et à une culture

longtemps considérée comme vulgaire. Carmen la de Triana suit le chemin déjà jalonné, entre autres oeuvres significatives, par L a

Tempranica de Jer6nimo Giménez, La vida breve de Manuel de Falla,

Romancero gitano de Federico Garcfa Lorca et, fort évidemment, Morena

Clara. Quant à la troisième source d'influence qui fait que Carmen la de

Triana apparaît comme une lecture originale du mythe mériméen, c'est

Imperio Argentina elle-même. Non point la personnalité propre de la comédienne, mais le masque qu'elle s'est forgé à travers dix années de protagonisme cinématographique, constituant ainsi ce que l'on pourrait appeler son propre mythe. Il suffit de revoir La hermana San Sulpicio,

Nobleza baturra et Morena Clara, pour mesurer combien Imperio

Argentina impose aux personnages qu'elle incarne un seul et même masque, celui d'une jeune femme d'autant plus belle et séduisante qu'elle

1 Margarita Xirgu a joué Carmen dans le drame du même nom écrit en 1921 par Joaquin Montaner et

Salvador Vilaregut. Raquel Meller a été la Carmen du film tourné en 1926 par Jacques Feyder. Nous

analysons ces deux oeuvres dans notre livre, cité à la note 1, et dans notre communication « De la

nouvelle à l'opéra ; de l'opéra au drame : la Carmen de Montaner et Yi!aregut (1921) », à paraître

dans les actes du colloque Le théâtre en Espagne: perméabilité du genre et traduction. (Université

de Pau, 15-16 novembre 1996.)

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Jean SENTAURENS

semble résumer dans son naturel simple et enjoué toutes les vertus d'une

féminité idéale. C'est cette image, difficilement effaçable parce que trop populaire, qui a vraisemblablement conduit Florian Rey à inventer une Carmen capable d'inspirer au public « ordinaire » de son époque, la même sympathie et le même désir d'identification que l'héroïne de Morena Clara.

Les historiens du cinéma espagnol incluent généralement Carmen la de

Triana dans les chapitres qu'ils consacrent au cinéma de l'époque franquiste. Certes, il est incontestable que les valeurs que défend ce film, au sujet de l'armée, de la religion et de la femme, relèvent de catégories

idéologiques facilement identifiables. Mais est-il pour autant un film « franquiste » ? Peut-on aussi facilement l'extraire du contexte très

particulier de sa création, pour le réduire à des catégories esthétiques et

idéologiques qui, en fait, ne seront érigées en système que quelques années plus tard ? Il suffit d'imaginer les inquiétudes et les attentes du public de l'époque, y compris dans la seule Espagne nationaliste, pour répondre à ces questions par le doute, sinon par la négative. Pour le spectateur

ordinaire de 1938, Carmen la de Triana est le premier film d'Imperio Argentina, après le triomphe de Morena Clara. Pour une Espagne qui est passée de la république à la guerre civile, Carmen la de Triana, c'est

Morena Clara deux ans après. Morena Clara était une comédie légère qui posait de façon explicite le problème de l'intégration sociale et morale des Gitans dans la société dominante. Carmen la de Triana est un drame aux couleurs tragiques qui confirme symboliquement cette intégration. Comme Trini, la protagoniste de Morena Clara, Carmen est une gitane

dégagée de toute marginalité infamante ou criminelle, qui incarne les vertus de la femme espagnole idéale. Trini est intégrée dans la société espagnole, par le biais d'un mariage possible avec un représentant éminent de cette société. Carmen bénéficie d'une légitimation et d'une intégration aussi fortes, dès le moment où elle apparaît d'abord comme une femme du

peuple pleurant ce héros populaire qu'est le torero, puis comme une veuve

de guerre, portant le deuil de cet autre héros populaire qu'est le soldat mort à la bataille. Le fait que le sergent qui l'avait rudoyée devant le portail de la caserne, au début de l'histoire, au prétexte qu'elle n'était qu'une gitane,

soit précisément celui qui lui ouvre la grille de cette même caserne pour

lui permettre d'aller déposer des fleurs sur le cadavre de José, constitue, ànotre avis, la représentation symbolique de cette double intégration. Par

ailleurs, nous avons quelques raisons de penser que sur ce film dramatique, qui s'enfonce progressivement dans une atmosphère funèbre, plane l'ombre de la guerre civile. Les censeurs nationalistes ne se sont point fait faute de

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Spectacle et idéologie dans l'Espagne franquiste

souligner que les contrebandiers de cette Carmen avaient des allures de « guérilleros républicains » et de « dinamiteros marxistes ». La chasse que leur donne l'armée, est présentée comme une vraie guerre, avec

conférences d'états majors, plans de batailles et combats. Même intégré à

son corps défendant à la troupe des hors-la-loi, José ne cesse jamais de se comporter en militaire. Geste significatif: il a conservé son uniforme,

qu'il revêtira de nouveau au moment où il décidera de retrouver le chemin de l'honneur. Nous pourrions multiplier ces détails. Il ne nous semble pas exagéré de dire que cet affrontement entre une armée espagnole sur le pied

de guerre et une guérilla intégrée par des gens du peuple, certes hors-la-loi,

mais en aucune façon abominables, porte en filigrane cet autre affrontement qui bouleverse l'Espagne en ces années 1937-1938, et que le thème nostalgique de l'exil, que chante Carmen sur le chemin de la prison,

devait avoir une résonance particulière pour le public des premières

représentations du film 1• Certains ont voulu lire Carmen la de Tri ana

comme un film à la gloire de l'institution militaire, parfaitement à

l'unisson des idées franquistes du moment2. Cette interprétation univoque

donne de l'oeuvre une vision manichéenne qui ne nous semble guère pertinente. S'il est vrai que les deux cérémonies funèbres qui se déroulent dans la chapelle des arènes et dans la cour de la caserne composent un final

en forme d'apothéose, il ne faut pas oublier que cette apothéose ne concerne pas uniquement le personnage du militaire, mais qu'elle implique

au même degré les trois protagonistes de l'histoire. Carmen pleure avec la

même sincérité pathétique le torero et le soldat, deux hommes en qui il ne serait peut-être pas déplacé de reconnaître les deux visages égaux d'un seul et même peuple, en sorte que cette apothéose finale pourrait être lue comme le retour à l'ordre ancien traditionnel d'une société que la dissidence

ou l'égarement de quelques-uns avait un moment subvertie. Ainsi pourrait­

on mieux comprendre, peut-être, pourquoi les censeurs nationalistes du

film ont si difficilement pardonné à Florian Rey, pourtant leur compagnon à la Phalange, d'avoir évoqué ce nécessaire retour à l'ordre, par

le truchement du personnage mythique de la Bohémienne perverse et subversive, inventé par Prosper Mérimée.

1 Pour des raisons faciles à comprendre, l'adieu de l'exilé à sa terre natale constituera l'un des thèmes récurrents de la chanson populaire des années 40, des deux côtés des Pyrénées. 2 C'est le cas de Juan Miguel Company, dont Agustfn Sanchez Vidal évoque à ce propos les conclusions. (Op. cit., p. 244.)

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Jean SENT AURENS

Noël Salomon disait de la « comedia » espagnole du temps de Lope de

Vega, qu'elle proposait à la fois« un reflet du réel, une négation du réel et

une idéalisation du réel ». Cette définition subtile et nuancée des pouvoirs

de la métaphore théâtrale, pourrait parfaitement s'appliquer, nous semble+

il, à ce film populaire et anticonformiste qu'est Carmen la de Triana.

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