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4 dossier fais-moi signe - décembre 2015/janvier 2016 Sport et sourds, une histoire au-delà des performances Le sport, au-delà de son aspect de compétition, joue un rôle culturel et social très important dans la communauté sourde. Les événements sportifs, qu’ils soient régionaux, nationaux ou internationaux, sont toujours l’occasion pour les sourds de se réunir et d’oublier, le temps d’une rencontre, leur surdité. texte: Sandrine Burger, photos: archives SGSV-FSSS C omme le rappelle l’Union européenne dans son Livre blanc sur le sport, au-delà des aspects de performance et de santé, le sport véhicule depuis des décennies des valeurs essentielles telles que la solidarité et la tolérance tout en développant l’épanouissement personnel et donc la confiance en soi. Autant d’éléments qui comptent dans le monde des entendants, mais encore davantage chez les sourds. LE SPORT COMME REVENDICATION Historiquement, le sport sourd a eu une fonction d’affirmation de la communauté. En effet, à une époque, le début du XX e siècle, où les sourds étaient décrits comme des personnes intellectuellement et linguistiquement inférieures et souvent considérés comme une sous-classe de la population, un certain Eugène Rubens- Alcais a décidé de réagir en organisant une compétition internationale des sourds (1 er Deaflympics, cf. encadré). Ce fut sa manière à lui de démontrer que la communauté des sourds avait, elle aussi, de la valeur, tout comme d’autres ont organisé des banquets ou monté des associations. De nos jours encore, les Deaflympics représentent toujours une fabuleuse tribune qui permet de mettre en lumière la communauté des sourds, au moins dans le pays organisateur. C’est d’ailleurs l’un des arguments régulièrement avancés par les associations de sourds lorsque le mouvement paralympique cherche à les absorber: fondu dans la masse des différents handicaps, les sourds perdraient de leur visibilité. POURQUOI DES ORGANISATIONS SPORTIVES INDÉPENDANTES? Si à peu près partout dans le monde, les sportifs sourds se sont regroupés dans des organisations indépendantes ne relevant ni du monde sportif des entendants ni de celui des personnes handicapées, ce n’est pas dû au hasard ni à un caprice sans raison. Un début d’explication se trouve dans le fait qu’au quotidien, les sourds ne se définissent pas par rapport à leur déficience auditive, mais constituent une minorité culturelle et identitaire avec leur propre langue. S’ils ne se sentent pas comme handicapés dans la pratique du sport, il n’empêche que les sourds, comme dans nombre d’autres domaines, finissent toujours par rencontrer des problèmes de communication lorsqu’ils sont engagés dans des clubs d’entendants. Une perte totale ou partielle d’informations qui, à la longue, a tendance à décourager la personne sourde et à la pousser à abandonner le sport. A l’inverse, dans des clubs sourds où se pratique une communication basée sur la langue des signes, les sportifs sourds reçoivent toutes les informations sur un même pied d’égalité et peuvent pratiquer leur discipline en toute autonomie. Sentiment d’autonomie et d’autodétermination encore renforcé par le fait que dans la plupart des organisations sportives de sourds, seules les personnes sourdes peuvent occuper des postes de dirigeants. Il en résulte un épanouissement social (isolation rompue) et une confiance en soi nettement améliorée! DIFFÉRENCE MALGRÉ TOUT Bien que ne se définissant pas comme handicapés, il n’empêche que la En 1991, la Suissesse Katja Tissi était sur la plus haute marche du podium!

Sport et sourds, une histoire au-delà des performances

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dossier fais-moi signe - décembre 2015/janvier 2016

Sport et sourds, une histoire au-delà des performances

Le sport, au-delà de son aspect de compétition, joue un rôle culturel et social très important dans la communauté sourde. Les événements sportifs, qu’ils soient régionaux, nationaux ou internationaux, sont toujours l’occasion pour les sourds de se réunir et d’oublier, le temps d’une rencontre, leur surdité. texte: Sandrine Burger, photos: archives SGSV-FSSS

Comme le rappelle l’Union européenne dans son Livre blanc sur le sport, au-delà des

aspects de performance et de santé, le sport véhicule depuis des décennies des valeurs essentielles telles que la solidarité et la tolérance tout en développant l’épanouissement personnel et donc la confiance en soi. Autant d’éléments qui comptent dans le monde des entendants, mais encore davantage chez les sourds.

Le sport comme revendicationHistoriquement, le sport sourd a eu une fonction d’affirmation de la communauté. En effet, à une époque, le début du XXe siècle, où les sourds étaient décrits comme des personnes intellectuellement et linguistiquement inférieures et souvent considérés comme une sous-classe de la population, un certain Eugène Rubens-Alcais a décidé de réagir en organisant une compétition internationale des

sourds (1er Deaflympics, cf. encadré). Ce fut sa manière à lui de démontrer que la communauté des sourds avait, elle aussi, de la valeur, tout comme d’autres ont organisé des banquets ou monté des associations.

De nos jours encore, les Deaflympics représentent toujours une fabuleuse tribune qui permet de mettre en lumière la communauté des sourds, au moins dans le pays organisateur. C’est d’ailleurs l’un des arguments régulièrement avancés par les associations de sourds lorsque le mouvement paralympique cherche à les absorber: fondu dans la masse des différents handicaps, les sourds perdraient de leur visibilité.

pourquoi des organisations sportives indépendantes?Si à peu près partout dans le monde, les sportifs sourds se sont regroupés dans des organisations indépendantes ne relevant

ni du monde sportif des entendants ni de celui des personnes handicapées, ce n’est pas dû au hasard ni à un caprice sans raison. Un début d’explication se trouve dans le fait qu’au quotidien, les sourds ne se définissent pas par rapport à leur déficience auditive, mais constituent une minorité culturelle et identitaire avec leur propre langue.

S’ils ne se sentent pas comme handicapés dans la pratique du sport, il n’empêche que les sourds, comme dans nombre d’autres domaines, finissent toujours par rencontrer des problèmes de communication lorsqu’ils sont engagés dans des clubs d’entendants. Une perte totale ou partielle d’informations qui, à la longue, a tendance à décourager la personne sourde et à la pousser à abandonner le sport.

A l’inverse, dans des clubs sourds où se pratique une communication basée sur la langue des signes, les sportifs sourds reçoivent toutes les informations sur un même pied d’égalité et peuvent pratiquer leur discipline en toute autonomie. Sentiment d’autonomie et d’autodétermination encore renforcé par le fait que dans la plupart des organisations sportives de sourds, seules les personnes sourdes peuvent occuper des postes de dirigeants. Il en résulte un épanouissement social (isolation rompue) et une confiance en soi nettement améliorée!

différence maLgré tout…Bien que ne se définissant pas comme handicapés, il n’empêche que la

En 1991, la Suissesse Katja Tissi était sur la plus haute marche du podium!

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déficience auditive reste un facteur ne permettant pas aux sourds de concourir sur un même pied d’égalité. En effet, non seulement la surdité influe sur l’apprentissage des mouvements, mais elle empêche aussi les personnes atteintes de recevoir des informations qui se transmettent par l’acoustique comme l’état d’un terrain (le sol ne résonne pas de la même manière s’il est en bois, en terre sèche ou trempée, etc.), la proximité d’un autre joueur, etc.

Des subtilités très fines, mais qui peuvent faire une sacrée différence en compétition!

en suisse?En Suisse aussi, les sourds se sont montrés très actifs dans le sport dès le début du XXe siècle. Pionnier en la matière, le Gehörlosen Sportverein Zürich a été fondé en 1916 et est la première association sportive de sourds recensée en Suisse. Au niveau national, c’est en 1930 qu’a été fondée la Fédération sportive des sourds de Suisse (SGSV-FSSS), ce qui fait d’elle l’organisation sportive la plus vieille dans le domaine du handicap en Suisse.

Dès sa création, la Fédération sportive des sourds de Suisse s’est fixé pour objectif

Les Deaflympics ont lieu tous les quatre ans (sauf durant la Seconde Guerre mondiale) et sont la plus ancienne compétition multisports après les Jeux olympiques. Les premiers jeux, connus sous le nom de Jeux silencieux internationaux, ont été mis sur pied en 1924 à Paris par Eugène Rubens-Alcais, alors président de la Fédération sportive des sourds-muets de France. Cette première édition avait rassemblé 148 athlètes en provenance de neuf pays européens et a abouti à la création du Comité international des sports silencieux, devenu depuis le Comité international des sports des sourds.

Au fil du temps, les jeux se sont successivement appelés «International Silent Games» (1924-1965) et «World Games for the Deaf» (1966 à 1999) avant que ne soit adoptée la dénomination de Deaflympics depuis 2001. L’ampleur des jeux a aussi pris de l’importance puisque l'on est passé d’une première édition ayant rassemblé neuf pays à une organisation qui compte actuellement 108 pays membres.

A relever encore que les premiers jeux d’hiver ont été organisés en 1949 en Autriche (33 athlètes en provenance de 5 pays) tandis que les premiers jeux organisés hors d’Europe n’ont eu lieu qu’en 1965, aux Etats-Unis, à Washington DC. La Suisse, de son côté, a accueilli à trois reprises les Deaflympics d’hiver (Montana en 1959, Adelboden en 1971 et Davos en 1999), mais n’a jamais pu organiser des jeux d’été, ceux-ci étant bien trop coûteux.

1949: Seefeld 1953: Oslo 1955: Oberammergau1959: Montana-Vermala1963: Åre 1967: Berchtesgaden 1971: Adelboden1975: Lake Placid 1979: Méribel

L’histoire des Deaflympics

d’encourager la pratique du sport des sourds à travers le pays et dans diverses disciplines, en soutenant notamment les différentes sections et leurs membres. L’organisation de cours et de camps d’entraînement ont été la suite logique de cet objectif.

Depuis quelques années, l’encouragement du sport des jeunes sourds (à l’école ou dans les clubs) est peu à peu devenu l’une des nouvelles priorités de la Fédération sportive des sourds de Suisse et c’est pourquoi elle a, notamment, intensifié sa collaboration avec les écoles et autres institutions et a régulièrement mis sur pied des camps pour les jeunes. ■

1924: Paris1928: Amsterdam 1931: Nürnberg 1935: London 1939: Stockholm 1949: Copenhagen 1953: Brussels 1957: Milan 1957: Helsinki 1965: Washington DC 1969: Belgrade

Deaflympics d’été Deaflympics d’hiver

1973: Malmö 1977: Bucharest 1981: Köln 1985: Los Angeles 1989: Christchurch 1993: Sofia1997: Copenhagen 2001: Rome 2005: Melbourne 2009: Taipei 2013: Sofia

1983: Madonna di Campiglio 1987: Oslo 1991: Banff1995: Ylläs 1999: Davos2003: Sundsvall 2007: Salt Lake 2015: Khanty-Mansiysk

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Roman Pechous, la passion du sport chevillée au corps

Roman Pechous dirige la Fédération sportive des sourds de Suisse. Dans notre entretien, il nous parle de la place particulière du sport des sourds, des différences régionales en Suisse et des jeunes espoirs qui ne grandissent plus dans la culture sourde. photo et propos recueillis par Martina Raschle (traduction: Daisy Maglia)

Roman Pechous, vous dirigez la Fédération sportive des sourds de Suisse depuis maintenant sept ans. Qu’est-ce qui vous motive dans ce travail?Principalement le sport, car c’est mon violon d’Ingres! Mais aussi le sens que ce travail revêt à mes yeux. Dans le sport, on peut accomplir beaucoup avec peu d’investissements. Je pense, par exemple, à une journée sportive ou à un meeting d’athlétisme avec des jeunes; on a juste besoin d’une infrastructure et c’est parti.

Vous êtes vous-même très sportif, mais, en tant qu'entendant, vous

vous entraînez avec des personnes entendantes. Comment êtes-vous arrivé dans le milieu du sport des sourds?Il y avait un joueur sourd dans mon club de badminton, Jakob Bieri. Il m’a demandé si je voulais m’entraîner avec lui pour un tournoi international de sourds. C’est ainsi que j’ai été l’entraîneur national de l’équipe sourde de badminton en 1998 et que je me suis inscrit à un cours de langue des signes. La langue des signes m’a énormément aidé pour la communication et elle m’a permis d’élargir mon horizon. J’aurais dû l’apprendre même si je n’avais pas entraîné cette équipe. Je la recommanderais à tous comme enrichissement personnel.

Vous avez ensuite été nommé directeur de la Fédération sportive des sourds de Suisse. Pourquoi est-ce si important que les personnes sourdes aient leur propre fédération sportive?La raison principale est la communication! Cela n’a rien à voir avec l’exercice du sport, mais elle est omniprésente. Elle constitue vraiment un obstacle que les deux parties – sportifs entendants et sourds – doivent être disposées à surmonter. Nous vivons cela à tous les niveaux: dans le sport populaire, dans la relève sportive et dans le sport de compétition. Dans le sport de compétition, le sport des sourds occupe en plus une place particulière: nous sommes certes affiliés à PluSport, l’organisation faîtière du sport handicap, mais nous organisons toutes les manifestations nous-mêmes, ceci en raison de la communication. Il s’agit des signaux de départ, des informations, etc.

Dans le sport handicap, les personnes sourdes ont cependant un avantage car elles ne sont pas limitées au niveau de la mobilité...Oui, il faudrait une catégorie spécifique. Il y a des disciplines où le handicap auditif n’a que peu d’impact; par exemple le tir. Mais ceci, uniquement dans le cadre des concours, car lors des entraînements, tous les athlètes sont confrontés à des problèmes de communication.

Pourquoi cette différence est-elle importante?Beaucoup de personnes pensent que ce n’est pas un handicap et que les sourds peuvent sans autre participer!

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Par exemple, lors d’un 100 mètres. Mais le 100 mètres, justement, est très technique, il s’agit d’équilibre et il nécessite beaucoup d’entraînement et de communication. Les entraîneurs ne prennent pas le temps nécessaire lorsqu’il y a une personne sourde dans l’équipe. Nous pouvons former de plus petits groupes et informer de manière ciblée. Parallèlement, nous conseillons à nos sportifs de compétition de continuer à s’entraîner avec des personnes entendantes. Ils doivent le faire car le niveau est tout simplement plus élevé. Grâce à nos départements sportifs, nous pouvons agir de manière ciblée.

C’est frappant de voir que dans les sports des sourds quelques disciplines, plutôt marginales chez les personnes entendantes, occupent le devant de la scène, telles que par exemple le tir ou le futsal. Cela est-il lié au handicap auditif ou à l’offre disponible?D’une part, nous considérons les disciplines qui peuvent être exercées au niveau international. D’autre part, de nombreuses initiatives individuelles de personnes souhaitant proposer une discipline nous parviennent. Nous devons ensuite en évaluer la demande. Notre objectif est de proposer une offre durable, mais notre pool de sportifs est limité et nombreux sont ceux qui exercent plusieurs disciplines différentes.

Constatez-vous aussi des différences en matière de comportement sportif entre les différentes régions linguistiques de Suisse?C’est exactement la même chose que pour le sport des personnes valides; en Suisse romande le sport est tout simplement moins répandu – et d’autres disciplines sportives y sont importantes, notamment le basketball et le volleyball. La fédération est actuellement très orientée vers la Suisse alémanique, ce qui veut dire que les événements ont lieu le plus souvent en Suisse alémanique car on y trouve davantage d’associations. Il est difficile de savoir de quoi cela dépend, mais ça n’a rien à voir avec le sport; il s’agit peut-être vraiment de différences culturelles.

Le sport représente une partie importante de la culture sourde et vous êtes en plein milieu. Vous sentez-vous aussi faire partie de la culture sourde?Je me suis posé cette question pour la première fois lorsque j’ai participé à des congrès internationaux. Une personne entendante ne peut présider une fédération et n’a pas le droit de vote. Là, je me suis rendu compte que je n’appartenais pas à la culture sourde et je ne me considère d’ailleurs pas non plus comme tel. Je la connais depuis longtemps et j’ai aussi noué des contacts privés, mais c’est pour moi un autre monde et je suis confronté à la barrière de la langue. En revanche, je n’ai jamais eu le sentiment de ne pas être accepté.

Les associations sportives ont conservé la langue des signes et la culture sourde alors que cette dernière était sous pression. Est-ce d’après vous la raison pour laquelle elles ne font pas preuve d’ouverture?Je peux bien me l’imaginer. Dans le bloc de l’Est, en particulier, de nombreux présidents sourds sont en place depuis longtemps déjà et ne sont pas prêts à une ouverture, aussi parce qu’ils ont des craintes par rapport à la culture de la langue des signes. Ils sont aussi sceptiques envers une adhésion aux paralympiques, même si cela aiderait énormément le sport des sourds. Cela va sans doute changer avec la nouvelle génération.

EN TANT QUE FÉDÉRATION NATIONALE,

NOUS DEVONS NOUS OUVRIR DAVANTAGE ET COLLABORER AVEC

LES AUTRES FÉDÉRATIONS,

Y COMPRIS CELLES DES ENTENDANTS.

Comment se présente la nouvelle génération en Suisse? La relève est-elle assurée?Il en va de même que pour les personnes entendantes – la relève a besoin d’être renforcée, car il y a peu de sportifs avec un handicap auditif. Personne ne veut plus vraiment s’engager avec persévérance. Il y a des exceptions, mais très peu. De plus, on ne peut plus attirer les jeunes avec la perspective de concours internationaux, ils sont déjà tous allés à l’étranger. Nous devons assurer la relève autrement.

Avez-vous déjà des idées sur la manière d’agir?Nous devons les encourager et les convaincre des avantages comme le fait de s’entraîner dans une équipe avec leurs pairs et de recevoir un soutien financier afin d’atteindre leurs objectifs. L’identification est cependant un problème; de nombreux jeunes ont grandi en étant intégrés et ne se décrivent pas comme sourds. La culture sourde leur est étrangère. Ces jeunes commencent certes avec nous, mais n’assumeront certainement pas de postes au sein de la fédération plus tard. Depuis que les écoles pour enfants sourds ferment, il est aussi plus difficile d’atteindre la relève. Nous devons être présents partout afin que les jeunes sachent que le sport des sourds existe.

Comment se développera le sport des sourds à l’avenir en Suisse?Notre fédération a trois piliers: la relève, le sport populaire et le sport de compétition. Le sport de compétition ne peut exister que si les deux autres domaines sont suffisamment forts. Nous devons promouvoir le sport populaire et la relève, et cela ne fonctionne que dans les régions! Nos associations régionales doivent aller vers les gens et informer les jeunes sourds et malentendants. En tant que fédération nationale, nous devons nous ouvrir davantage et collaborer avec les autres fédérations, y compris celles des entendants. ■

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Spécificités du sport de compétition pour sourds

Nicole Lubart est responsable du département sport de compétition/relève auprès de la Fédération sportive des sourds de Suisse (SGSV-FSSS). Dans le cadre d’un entretien, elle nous explique dans quelle mesure le sport des sourds se différencie du sport des entendants.propos recueillis par Catia de Ronzis (traduction: Daisy Maglia), photo: mise à disposition

Nicole Lubart, quelles sont les conditions que doivent remplir les personnes sourdes pour pratiquer un sport de compétition?A la SGSV-FSSS, nous avons un concept de sélection. L’entraîneur doit formuler des exigences claires aux sportifs afin qu’ils connaissent les conditions à remplir. Cela permet aux athlètes de s’orienter en fonction de critères d’évaluation et ils savent quelles performances ils doivent accomplir (entre entendants ou dans le sport des sourds). Sur la base de ces résultats, la commission du sport de compétition sélectionne les sportifs qui peuvent participer à une grande manifestation.

A vous entendre, on dirait qu’il n’y a pratiquement pas de différence entre les sportifs d’élite entendants et sourds. Cependant, les athlètes

sourds ne peuvent entendre ni le signal de départ des courses, ni les coups de sifflet de l’arbitre dans les sports d’équipe.Lorsqu’une personne sourde pratique un sport individuel avec des entendants, par exemple la course, le coup de départ doit être remplacé par un drapeau ou un signe de la main. Pour les sports d’équipe, l’arbitre doit être informé qu’une personne sourde participe. Dans les sports d’équipe avec les entendants, le port d’un appareil auditif est souvent utile, car il permet à la plupart de percevoir le sifflet. Dans les cas extrêmes, l’arbitre doit aussi utiliser un drapeau.

Le cas du skieur Philipp Steiner m’a particulièrement interpelée. Il a beaucoup de succès dans le sport des sourds et a toujours rêvé de participer à la descente de Coupe du monde (entendants) de Wengen. Il n’a cependant été autorisé à descendre qu’en tant qu’ouvreur. Dans le sport des sourds, n’entraîne-t-on pas suffisamment les athlètes pour qu’ils puissent accéder à l’élite mondiale? Ou certaines disciplines sportives sont-elles trop dangereuses pour les personnes sourdes?Ce sont les organisateurs entendants des Deaflympics qui pensent que les descentes sont dangereuses pour les sourds et c’est pourquoi les pistes sont si simples. Il faut aussi savoir que la préparation d’une piste requiert beaucoup d’argent et nécessite de gros sponsors. Philipp Steiner travaille à 100% et s’entraîne à côté, ce qui correspond presque à une activité de 150%. S’il avait

suffisamment de sponsors, il pourrait s’entraîner chaque jour, car à la SGSV-FSSS nous offrons de nombreuses possibilités d’entraînement. Avec une meilleure couverture financière, Philipp pourrait mieux se concentrer sur le sport et participer à la descente de Wengen. Mais on doit aussi considérer qu’il n’a commencé le ski qu’à l’âge de 14 ans. Or, au niveau de l’élite, on doit débuter beaucoup plus tôt.

L’ancien skieur Marco Büchel (Liechtenstein) était toujours très impressionné par Philipp Steiner. Il a déclaré que s’il était sourd, il n’oserait pas skier, car le crissement de la neige l’aide à comprendre à quels endroits la piste est dangereusement verglacée. Vous-même, Nicole Lubart, avez été longtemps une très bonne skieuse. Quelle est votre opinion à ce sujet?Il est difficile pour moi de juger, car je suis sourde de naissance. Lorsque je suis entrée dans l’équipe, on m’a dit que je devais ôter mes appareils auditifs. Depuis, je suis habituée à skier sans entendre. C’est pourquoi je ne peux pas faire de comparaison. Je dois simplement garder la tête légèrement relevée afin de bien voir et pouvoir combiner les portes et les lignes. Cela représente certes un défi, mais c’est en forgeant que l’on devient forgeron. De plus, nous effectuons une reconnaissance du terrain où je fais attention à chaque détail pour me souvenir de tout. Ça m’aide au départ et me permet d’avoir la connaissance nécessaire. Mais ce n’est quand même pas toujours facile. ■

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Futsal, une affaire de passionLe futsal tient une place particulière dans le sport sourd tessinois et suisse alémanique. Dans le cadre de son dossier sur le sport et dans un esprit d’ouverture, fais-moi signe se devait de se pencher sur cette discipline sportive qui attire tant les spectateurs Outre-Sarine.texte: Catia de Ronzis, adaptation Martina Raschle (trad. SB), photo: SGSV-FSSS

Le futsal tire ses racines d’un pays passionné de football, l’Uruguay. Suite à l’organisation de la Coupe

du Monde de football par l’Uruguay en 1930, année où ce pays a aussi remporté le titre, une vague de passion pour ce sport a déferlé sur le pays.

footbaLL en saLLeCette vague a aussi emporté le professeur de sport, Juan Carlos Ceriani Cravier. Malheureusement, il lui manquait de la place pour pouvoir faire jouer ses élèves sur de vrais terrains de football et a dû se rabattre sur des salles de gym ou de basketball. A cause de la place limitée à disposition, il lui est alors venu l’idée de jouer en salle avec des équipes de cinq contre cinq. Le jeu reste dans son ensemble le même que le football, mais emprunte aussi quelques règles à d’autres disciplines sportives comme, par exemple, le handball (taille du terrain et des buts), le waterpolo (les règles concernant le gardien) et le basketball (nombre de joueurs et durée du jeu).

diffusion de La discipLine sportive

Après les premiers Jeux olympiques modernes (1896), le sport a vécu un développement sans précédent à travers le monde entier. De nombreuses associations de sport sont créées et cela, également dans la communauté des sourds. C’est le cas, par exemple, de l’Association sportive des sourds de Zurich en 1916 et de la Fédération sportive des sourds de Suisse en 1930.

La même année, au Tessin, est né le club de la Società Silenziosa Ticinese dei Sordi (SSTS), suivi, un an plus tard par le Gruppo Sportivo (encore actif aujourd’hui). La fondation du SSTS est liée à un événement particulier: en 1928, quatre personnes de l’association des sourds Silenziosa ont été invitées à Milan pour assister à un tournoi de football. Un an plus tard, les Suisses ont, à leur tour, lancé l’invitation et ont organisé une partie de football à Lugano.

Au départ, les sourds jouaient au football classique. Cependant, petit à petit les avantages du foot à cinq se sont imposés, notamment parce que cela nécessite moins de place et donc des infrastructures moins chères.

deux variantes de jeuxLes premiers tournois de football en salle ont été organisés vers le milieu des années soixante par la fédération des pays d’Amérique du Sud. En 1989, la plupart des pays d’Amérique du Sud se sont battus avec succès pour que le futsal ne soit pas intégré dans l’Association mondiale du football (FIFA) qui a modifié les règles au fil des ans alors qu’eux voulaient conserver celles d’origine. Cela explique pourquoi encore aujourd’hui, au niveau international, le football en salle est pratiqué selon deux variantes.

chez Les sourdsLe sport crée des liens, cela compte aussi pour les personnes sourdes. En Suisse alémanique et au Tessin, les clubs sportifs sont des lieux de rencontres très importants pour la communauté des sourds. En Suisse romande, même si le sport est aussi pratiqué, ce sont davantage les activités de loisirs, les animations comme on les appelle, qui comptent et le futsal y est quasiment absent. Cela tient peut-être à des différences de mentalité ou de culture, comme le suggère Roman Pechous dans son interview. Ou peut-être est-ce simplement dû à des chemins historiquement différents? ■

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Yves Bula, un cavalier sourdYves Bula est un cavalier sourd dans un monde de compétition et d’entraînement entendant. Fais-moi signe l’a rencontré pour savoir comment il se débrouille et est parvenu à s’imposer dans ce milieu. propos recueillis par Sandrine Burger, photo: Yves Bula

Yves Bula en quoi consiste le TREC?TREC est l’abréviation de technique de randonnée équestre de compétition. C’est une compétition constituée de trois épreuves: le parcours d’orientation et de régularité, la maîtrise des allures et le parcours en terrain varié. (www.asre.ch, rubrique TREC)

Pourquoi avoir choisi de pratiquer le TREC?Mon ancien cheval, Midway, ne sachant pas très bien sauter, nous nous sommes orientés vers l’équitation d’extérieur. J’ai découvert cette discipline en 2004 à un concours amical. Comme nous avons aimé, nous nous sommes lancés en 2005 et avons fait tous les concours.J’adore cette discipline basée sur la relation et la confiance avec un cheval avec qui nous ne formons qu’un. Grâce au parcours d’orientation, je découvre de beaux paysages en m’amusant à déchiffrer des kilomètres, des dénivellations, des difficultés et des pièges à éviter.

Vous vous entraînez et participez à des compétitions avec des entendants, comment cela se passe-t-il?

La communication n’est pas toujours facile. Il a fallu beaucoup de temps à mes collègues pour mieux connaître le monde des sourds et apprendre à communiquer avec moi. Lors des entraînements, je suis régulièrement obligé de m’approcher de mon entraîneur pour qu’il puisse m’expliquer des points techniques, me corriger avant de reprendre mon travail.Lors des compétitions, beaucoup de personnes sont touchées par mon handicap et mon monde et la plupart font attention quand elles communiquent avec moi. Bien entendu ce n’est pas encore accessible à 100%, mais on se comprend au minium. Certaines personnes prennent même du plaisir à apprendre la LSF pour communiquer avec moi!

Votre surdité vous apporte-t-elle certains avantages dans la pratique du TREC?Ma surdité me permet une meilleure concentration. Avec mon cheval, nous formons une bulle et cela me permet d’être moins stressé. Par contre, lors de championnats mondiaux ou européens, qui sont de gros événements, cela m’a parfois plus stressé car je ne comprends

BiographieNom et prénom: Bula YvesAge: 32 ansSport pratiqué: TRECClub: équipe nationale TREC SuissePrincipaux titres décrochés:- champion du monde seniors en individuel et vice-champion en équipe (2008).

- championnat suisse: 3e en 2009, 2e en 2010, 1er en 2011

- 4e au championnat d’Europe seniors en individuel et médaillé de bronze en équipe

- médaillé de bronze en individuel et en équipe au championnat du monde au Portugal en 2012

Championnat du monde de septembre 2008

pas ce qui se dit. Mais une fois sur le terrain, je me concentre sur mon cheval et je donne ce que je peux.

Comment communiquez-vous avec votre cheval? Est-ce différent qu’un cavalier entendant?A mon avis, il n’y a pas de différence, mais avec mon handicap, j’ai une grande sensibilité du toucher et une visualisation plus élevée pour anticiper ou mieux percevoir le cheval que les entendants. Je communique avec mon cheval avec quelques mots oraux simples, j’utilise beaucoup mon corps et mes yeux pour communiquer.

Quels sont vos prochains objectifs dans ce sport?L’année prochaine, j’ai les qualifications pour le championnat du monde de TREC qui se déroulera en Espagne (2-4 septembre 2016). ■

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Faire du sport avec des personnes sourdes

Sandra Sidler-Miserez joue au volleyball dans le club du GSV Zurich. Le sport est très important pour elle et, dans le sport des sourds, elle se sent chez elle car on y parle sa langue et partage la même culture. propos recueillis par Martina Raschle (traduction: Daisy Maglia), photo: Sandra Sidler-Miserez

Le fait de vous entraîner avec des sourds ou des entendants est-il important à vos yeux?Pour moi, le plus important est une communication claire. Auparavant, j’étais dans l’équipe de ski avec des personnes entendantes et sourdes et tout se passait bien. Maintenant, la question ne se pose plus pour moi car j’appartiens désormais à une équipe sourde. C’est mon monde. Si le sport des sourds n’existait pas, je m’entraînerais certainement avec les entendants. Mais puisque l’offre est là, je m’entraîne avec les sourds. C’est ma langue, ma culture, et la communication y est claire.

Pour quelle raison avez-vous choisi le volleyball comme discipline?Quand j’étais jeune, je faisais partie d’une équipe féminine de football, c’était surtout parce que je voulais sortir et mes

parents m’autorisaient à faire du sport. Plus tard, j’ai fait du ski, j’ai fait partie de l’équipe nationale de badminton et ai pratiqué le volleyball. Le ski est devenu trop cher car je devais le financer moi-même. Ensuite, en période d’examens de fin d’apprentissage, je manquais de temps pour le sport. J’ai donc abandonné le badminton, mais j’ai continué le volleyball. Nous avions une bonne équipe et mon mari jouait aussi au volleyball. J’ai besoin d’une équipe car quand je suis seule, je manque de discipline pour une pratique régulière du sport. De plus, aux entraînements, j’ai appris de nouvelles techniques et me suis constamment améliorée, ça m’a plu et j’ai donc continué.

Quels sont vos besoins particuliers en tant que sourde dans le sport?J’ai besoin d’une communication claire. Ça ne doit pas forcément être en

BiographiePrénom et nom: Sandra Sidler-MiserezAge: 42 ansDiscipline: volleyball Club: GSV ZürichPlus grands succès sportif: aucun, mais la plus belle expérience sportive a été pour elle les Deaflympics 1997 au Danemark. C’était sa première compétition internationale et l’échange avec des sportives et sportifs d’autres pays y a été très intéressant.

langue des signes, mais je ne veux pas avoir à courir constamment après les informations.

Comment se différencie le sport des sourds de celui des entendants?Avant tout par la communication. C’est clair, dans le sport des sourds, il s’agit aussi de la culture et de la langue. L’aspect social fait aussi partie intégrante du sport, chez les sourds comme chez les entendants.

Quel objectif souhaitez-vous atteindre dans votre sport?J’aimerais pouvoir continuer et que mon équipe de volleyball se maintienne. Après une longue pause de dix ans, nous venons de reprendre les entraînements. Je souhaite vivement que ça dure et que de nombreuses personnes se joignent à nous. Pour les tournois, nous avons besoin de différentes équipes et l’échange entre les jeunes et les personnes plus âgées est amusant. On n’est en fait jamais trop vieux pour le volleyball. ■

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dossier fais-moi signe - décembre 2015/janvier 2016

Jonas Jenzer, le sport entre sourds et entendants

Le fait de vous entraîner avec des sportifs sourds ou entendants est-ce important pour vous?Pour moi, les deux aspects sont essentiels. Ainsi je peux naviguer entre ces deux mondes et acquérir de l’expérience.

Pourquoi avez-vous choisi le judo et le snowboard comme disciplines sportives?Quand j’étais petit, j’aimais bien jouer à me battre avec mes amis, c’est pour cela que j’ai commencé le judo. Maintenant, j’aime cette discipline car elle allie le mouvement, les sensations, la force, l’endurance, la concentration et les

Jonas Jenzer participe à des compétitions de judo et de snowboard. Pour rester au sommet, il s’entraîne aussi bien avec des personnes entendantes que sourdes et retient le meilleur des deux mondes. propos recueillis par Martina Raschle (traduction: Daisy Maglia), photo: SGSV-FSSS

différentes techniques de projection.J’aime beaucoup le snowboard, en particulier le freestyle et la poudreuse, mais je m’entraîne aussi beaucoup au snowpark. Le snowboard me permet de combiner la beauté de la nature et des montagnes avec le sport.

Quels sont vos besoins particuliers en tant que judoka et snowboarder sourd?Mon corps est tout à fait pareil à celui d’un entendant. Je ne peux tout simplement pas entendre. Pour le judo et le snowboard, ce n’est pas un problème car ces disciplines ne nécessitent pas de son.

BiographiePrénom et nom: Jonas JenzerAge: 30 ansDisciplines: judo, snowboard freestyleClubs: Judo Club Spiez et Nippon Berne; Swiss Snowboard Deaf Team Principaux titres décrochés:- championnat du monde de judo sourd: 1er rang (2004), 2e rang (2008)

- Deaflympics d’été en judo: 3e rang (2009), 5e rang (2013)

- Deaflympics d’hiver en snowboard: 2e rang (2015)

- championnat d'Europe de judo (2015): 1er rang

Quelles sont les différences principales entre le sport des sourds et celui des entendants?Dans le sport, les entendants et les sourds sont exactement égaux. Seul l’arbitre doit savoir que je suis sourd.

Quel objectif en tant que sportif de compétition souhaitez-vous encore atteindre?La prochaine étape est le championnat européen de judo en Arménie. Je veux monter sur le podium! (Ndlr: depuis cette interview, le championnat a eu lieu et Jonas a décroché l’or! Cf. article en page 26).J’espère rester en bonne santé pour pouvoir continuer à pratiquer le judo et le snowboard. Il y a de nombreux tournois en vue et je souhaite rester au top! ■