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SÉQUENCE 1Classe de 1ères S3

Les femmes sont des hommes comme les autres

Objet d'étude La question de l'Homme dans les genres argumentatifs du XVI èmesiècle à nos jours.

Un groupement de textes

Problématique Les revendications féministes sont-elles encore d'actualité ?

Les notions abordées • Argumentation directe et indirecte• Types de raisonnements, d'arguments• Les Lumières

Lectures analytiques pourl'exposé

• Texte 1-Jean-Jacques Rousseau, L'Emile, extrait, 1762.• Texte 2-Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la

femme et de la citoyenne, extrait du préambule, 1791.• Texte 3-Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses,

extrait de la Lettre 81, 1782.• Texte 4-Marguerite Yourcenar, extrait de Les Yeux ouverts,

1980.• Texte 5-Virginie Despentes, extrait de la préface de King

Kong Théorie, Lignes 1 à 40, 2006

Les textes complémentaires

• Benoîte Groult, extrait de Ainsi soit Olympe de Gouges.• Choderlos de Laclos, extrait de De l'éducation des filles.• Un corpus de textes autour de la condition féminine :

◦ Georges Sand, extrait d'Indiana.◦ Guy de Maupassant, extrait de Une Vie.◦ Annie Ernaux, extrait de La Femme gelée◦ Olivier Adam, extrait de A l'Abri de rien.

• Un corpus autour d'une autre forme de domination : latyrannie◦ Etienne de la Boëtie, extrait du Discours de la servitude

volontaire.◦ Article TYRAN dans le Dictionnaire philosophique de

Voltaire◦ Chevalier de Jaucour, Article TYRANNIE, Encyclopédie◦ Montesquieu, Lettres persanes.

Les documents complémentaires

• Stephen Frears, Les Liaisons dangereuses. 33'04 à 36'55 .

• Annette Messager, Tortures volontaires.• Conversation entre la neurobiologiste Catherine Vidal et

l'anthropologue Françoise Héritier autour de la question : Lecerveau a-t-il un sexe ? http://www.dailymotion.com/video/x2u11mk

Activités proposées à laclasse

• ✍ Sujet d'invention : Vous êtes un(e) contemporain(e) deChoderlos de Laclos et vous lui écrivez pour exprimer votreréaction à la lecture de l'extrait de De l'Education des filles en

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adoptant un ton d'une grande vivacité ( qu'il s'agisse de • traduire votre enthousiasme ou votre réprobation ).

• ✍ Synthèse : Des textes d'O. de Gouges, C.de Laclos, M.Yourcenar ouV.Despentes, lequel vous paraît le plus efficace pour défendrela cause des femmes ?

Travail personnel Les élèves ont à choisir un document personnel (article depresse, publicité, texte littéraire, extrait de film, de bandedessinée, chanson, schéma, statistiques etc.) qui traitera de lacondition des femmes en France ou dans le monde.

Le document que j'ai choisi est : ( précisez le titre, l'auteur, lasource )

…........................................................................................................

Lecture cursive Au choix :

• Annie Ernaux, La Femme gelée.• Catherine Vidal, Cerveau, sexe et pouvoir• Margaret Atwood, La Servante écarlate.

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Séquence 1 : Les femmes sont des hommes comme les autres.

Objet d'étude : La question de l'homme dans les genresargumentatifs du XVIème siècle nos jours.

« Aucun pays dans le monde ne peut aujourd'hui se prévaloir d'être parvenu àinstaurer l'égalité entre les hommes et les femmes »,

Emma Watson, actrice britannique et ambassadrice de bonne volonté pour l'ONU .

Les Lectures analytiques pour l'EXPOSÉ

• Texte 1-Jean-Jacques Rousseau, L'Emile, extrait, 1762.

• Texte 2-Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, extraitdu préambule, 1791.

• Texte 3-Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, extrait de la Lettre 81, 1782.

• Texte 4-Marguerite Yourcenar, extrait de Les Yeux ouverts, 1980.

• Texte 5-Virginie Despentes, extrait de la préface de King Kong Théorie, Lignes 1 à 40,2006

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Texte 1-Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l'éducation, 1762.

1 La femme est faite spécialement pour plaire à l'homme ; si l'homme doit lui plaire à son tour,c'est d'une nécessité moins directe, son mérite est dans sa puissance, il plaît par cela seul qu'il estfort. Ce n'est pas ici la loi de l'amour, j'en conviens ; mais c'est celle de la nature, antérieure à l'amourmême. Cultiver dans les femmes les qualités de l'homme et négliger celles qui leur sont propres, c'est

5 donc visiblement travailler à leur préjudice : les rusées le voient trop bien pour en être les dupes ; entâchant d'usurper nos avantages elles n'abandonnent pas les leurs ; mais il arrive de là que, nepouvant bien ménager les uns et les autres, parce qu'ils sont incompatibles, elles restent au dessousde leur portée sans se mettre à la nôtre, et perdent la moitié de leur prix. Croyez moi, mèrejudicieuse, ne faites point de votre fille un honnête homme, comme pour donner un démenti à la

10 nature, faites en une honnête femme, et soyez sûre qu'elle en vaudra mieux pour elle et pour nous. L'inconstance des goûts leur est aussi funeste que les excès, et l'un et l'autre leur vient de la

même source. Ne leur ôtez pas la gaieté, les ris, le bruit, les folâtres jeux, mais empêchez qu'elles nese rassasient de l'un pour courir à l'autre, ne souffrez pas qu'un seul instant de leur vie elles neconnaissent plus de frein. Accoutumez-les à se voir interrompre au milieu de leurs jeux et ramener à

15 d'autres soins sans murmurer. La seule habitude suffit encore en ceci, parce qu'elle ne fait queseconder la nature. Il résulte de cette contrainte une docilité dont les femmes ont besoin toute leur vie,puisqu'elles ne cessent jamais d'être assujetties ou à un homme ou aux jugements des hommes, etqu'il ne leur est jamais permis de se mettre au dessus de ces jugements. La première et la plus

20 importante qualité d'une femme est la douceur ; faite pour obéir à un être aussi imparfait quel'homme, souvent si plein de vices, et toujours si plein de défauts, elle doit apprendre de bonne heure à souffrir même l'injustice, et à supporter les torts d'un mari sans se plaindre ; ce n'est pas pour lui,c'est pour elle qu'elle doit être douce : l'aigreur et l'opiniâtreté des femmes ne font jamaisqu'augmenter leurs maux et les mauvais procédés des maris ; ils sentent que ce n'est pas avec ces

25 armes là qu'elles doivent les vaincre. Le ciel ne les fit point insinuantes et persuasives pour deveniracariâtres ; il ne les fit point faibles pour être impérieuses ; il ne leur donna point une voix si doucepour dire des injures ; il ne leur fit point des traits si délicats pour les défigurer par la colère. Quandelles se fâchent, elles s'oublient ; elles ont souvent raison de se plaindre, mais elles ont toujours tortde gronder. Chacun doit garder le ton de son sexe ; un mari trop doux peut rendre une femmes

30 impertinente ; mais à moins qu'un homme ne soit un monstre, la douceur d'une femme le ramène ettriomphe de lui tôt ou tard.

Justifiez toujours les soins que vous imposez aux jeunes filles, mais imposez leur entoujours. L'oisiveté et l'indocilité sont les deux défauts les plus dangereux pour elles et dont on guéritle moins quand on les a contractés. Les filles doivent être vigilantes et laborieuses ; ce n'est pas tout ;

35 elles doivent être gênées de bonne heure. Ce malheur, si c'en est un pour elles, est inséparable de leursexe, et jamais elles ne s'en délivrent que pour en souffrir de bien plus cruels. Elles seront toute leurvie asservies à la gêne la plus continuelle qui est celle des bienséances : il faut les exercer d'abord àla contrainte, afin qu'elle ne leur coûte jamais rien, à dompter toutes leurs fantaisies pour lessoumettre aux volontés d'autrui.

Texte 2-Olympe de Gouges, préambule à La Déclaration de la femme et de la citoyenne, 1791.

1 Homme es-tu capable d'être juste ? C'est une femme qui t'en fais la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis moi : Qui t'a donné le souverain empire d'opprimer mon sexe ? Ta force ?Tes talents ? Observe le créateur dans sa sa1gesse ; parcours la nature dans toute sa grandeur, dont tusembles vouloir te rapprocher, et donne-moi si, tu l'oses, l'exemple de cet empire tyrannique.

5 Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux, jette enfin un coup d'œilsur toutes les modifications de la matière organisée ; et rends-toi à l'évidence quand je t'en offre lesmoyens ; cherche, fouille et distingue, si tu le peux, les sexes dans l'administration de la nature.Partout tu les trouveras confondus, partout ils coopèrent avec un ensemble harmonieux à ce chef-d'oeuvre immortel..

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10 L'homme seul s'est fagoté1 un principe de cette exception. Bizarre, aveugle, boursouflé desciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de sagacité, 2 dans l'ignorance la plus crasse3, ilveut commander en despote4 sur un sexe qui a reçu toutes les facultés intellectuelles ; qui prétendjouir de la Révolution, et réclamer ses droits à l'égalité, pour ne rien dire de plus.

Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la nation, demandent d'être constituées en15 assemblée nationale. Considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de la femme, sont

les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposerdans une déclaration solennelle5, les droits naturels, inaliénables6 et sacrés de la femme ; afin quecette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesseleurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir des femmes ; et ceux du pouvoir des

20 hommes, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soientrespectés ; afin que les réclamations des citoyennes, fondées désormais sur des principes simples etincontestables, tournent toujours au maintien de la constitution, des bonnes mœurs, et au bonheur detous.

En conséquence, le sexe supérieur en beauté comme en courage dans les souffrances25 maternelles, reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être suprême, les Droits

suivants de la femme et de la citoyenne.

Texte 3-Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782.

Lettre LXXXI

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Paris, 20 septembre 17**

[…]1 Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer.

Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. En effet, pour vous autres hommes, lesdéfaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pasperdre, et votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu’à nous, de

5 combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire uncontinuel usage !

Supposons, j’y consens, que vous mettiez autant d’adresse à nous vaincre que nous à nousdéfendre ou à céder, vous conviendrez au moins qu’elle vous devient inutile après le succès.Uniquement occupé de votre nouveau goût, vous vous y livrez sans crainte, sans réserve : ce n’est pas

10 à vous que sa durée importe.En effet, ces liens réciproquement donnés et reçus, pour parler le jargon de l’amour, vous seul

pouvez, à votre choix, les resserrer ou les rompre : heureuses encore, si dans votre légèreté, préférantle mystère à l’éclat, vous vous contentez d’un abandon humiliant et ne faites pas de l’idole de la veillela victime du lendemain !

15 Mais qu’une femme infortunée sente la première le poids de sa chaîne, quels risques n’a-t-elle pas à courir, si elle tente de s’y soustraire, si elle ose seulement la soulever ? Ce n’est qu’entremblant qu’elle essaie d’éloigner d’elle l’homme que son cœur repousse avec effort. S’obstine-t-il àrester, ce qu’elle accordait à l’amour, il faut le livrer à la crainte : Ses bras s’ouvrent encor quand soncœur est fermé. Sa prudence doit dénouer avec adresse, ces mêmes liens que vous auriez rompus. A la

1 Se fagoter : s'habiller sans goût ni élégance.2 Sagacité : pénétration d'esprit qui fait comprendre les choses les plus difficiles. Synonyme : perspicacité.3 Crasse :épaisse.4 Despote : 1-chef d'Etat qui s'arroge un pouvoir absolu, sans contrôle. 2-personne qui exerce sa domination sur son

entourage.5 Solennel : qui présente une gravité, une importance particulière.6 Inaliénable : les droits inaliénables sont ceux dont on ne peut pas être privés.

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20 merci de son ennemi, elle est sans ressource, s’il est sans générosité ; et comment en espérer de lui,lorsque, si quelquefois on le loue d’en avoir, jamais pourtant on ne le blâme d’en manquer ?

Sans doute vous ne nierez pas ces vérités que leur évidence a rendues triviales. Si pourtantvous m’avez vue, disposant des événements et des opinions, faire de ces hommes si redoutables lesjouets de mes caprices ou de mes fantaisies ; ôter aux uns la volonté de me nuire, aux autres la

25 puissance ; si j’ai su tour à tour, et suivant mes goûts mobiles, attacher à ma suite ou rejeter loin demoi : Ces tyrans détrônés devenus mes esclaves ; si, au milieu de ces révolutions fréquentes, maréputation s’est pourtant conservée pure, n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger monsexe et maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi ?

Ah ! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire, et qui se disent à30 sentiments, dont l’imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leurs têtes ;

qui, n’ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l’amour et l’amant ; qui, dans leur folle illusion,croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir en est l’unique dépositaire ; et, vraiessuperstitieuses, ont pour le prêtre, le respect et la foi qui n’est dû qu’à la divinité.

Craignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne savent pas au besoin35 consentir à se faire quitter.

Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommezsensibles, et dont l’amour s’empare si facilement de toute l’existence ; qui sentent le besoin de s’enoccuper encore, même alors qu’elles n’en jouissent pas ; et s’abandonnant sans réserve à lafermentation de leurs idées, enfantent par elles ces lettres brûlantes, si douces, mais si dangereuses à

40 écrire ; et ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l’objet qui les cause :imprudentes, qui dans leur amant actuel ne savent pas voir leur ennemi futur !

Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand m’avez-vous vuem’écarter des règles que je me suis prescrites et manquer à mes principes ? je dis mes principes, et jele dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, données au hasard, reçus sans

45 examen, et suivis par habitude ; ils sont le fruit de les profondes réflexions ; je les ai crées, et je puisdire que je suis mon ouvrage.

Texte 4-Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts, 1980.

1 J'ai de fortes objections au féminisme tel qu'il se présente aujourd'hui. La plupart du temps, ilest agressif, et ce n'est pas par l'agression qu'on parvient durablement à quelque chose. Ensuite, etceci vous paraîtra sans doute paradoxal, il est conformiste, du point de vue de l'établissement social,en ce sens que la femme semble aspirer à la liberté et au bonheur du bureaucrate qui part chaque

5 matin, une serviette sous le bras, ou de l'ouvrier qui pointe dans une usine. Cet homo sapiens dessociétés bureaucratiques et technocratiques est l'idéal qu'elle semble vouloir imiter sans voir lesfrustrations et les dangers qu'il comporte, parce qu'en cela, pareille aux hommes, elle pense en termesde profit immédiat et de succès individuel. Je crois que l'important pour la femme est de participer le plus possible à toutes les causes utiles, et d'imposer cette participation par sa compétence. Même en

10 plein XIXe siècle, les autorités anglaises se sont montrées brutales et grossières envers FlorenceNightingale à l'hôpital de Scutari : elles n'ont pas pu se passer d'elle. Tout gain obtenu par la femmedans la cause des droits civiques, de l'urbanisme, de l'environnement, de la protection de l'animal, del'enfant et des minorités humaines, toute victoire contre la guerre, contre la monstrueuse exploitationde la science en faveur de l'avidité et de la violence, est celle de la femme, sinon du féminisme, et ce

15 sera celle du féminisme par surcroît. Je crois même la femme peut-être plus à même de se charger dece rôle que l'homme, à cause de son contact journalier avec les réalités de la vie, que l'homme ignore souvent plus qu'elle.

Je trouve aussi regrettable de voir la femme jouer sur les deux tableaux : de voir, parexemple, des revues, pour se conformer à la mode (car les opinions sont aussi des modes) qui

20 publient des articles féministes supposés incendiaires, tout en offrant à leurs lectrices, qui lesfeuillettent distraitement chez le coiffeur, le même nombre de photographies de jolies filles, ou plutôtde filles qui seraient jolies si elles n'incarnaient trop évidemment des modèles publicitaires ; lacurieuse psychologie commerciale de notre temps impose ces expressions boudeuses, prétendumentséduisantes, aguicheuses ou sensuelles, à moins qu'elles ne frôlent même l'érotisme de la demi

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25 nudité, si l'occasion s'en présente. Que les féministes acceptent ce peuple de femmes-objets m'étonne. Je m'étonne aussi

qu'elles continuent de se livrer de façon grégaire à la mode comme si la mode se confondait avecl'élégance, et que des millions d'entre elles acceptent, dans une inconscience complète, le supplice detous ces animaux martyrisés pour essayer sur eux des produits cosmétiques, quand ils n'agonisent pas

30 dans des pièges, ou assommés sur la glace, pour assurer à ces mêmes femmes des parures sanglantes.Qu'elles les acquièrent avec de l'argent librement gagné par elle dans une ''carrière'' ou offert par unmari ou un amant ne change rien au problème. Aux États-Unis, je crois que le jour où la femme auraréussi à interdire qu'un portrait de jeune fille qui fume d'un petit air de défi pousse le lecteur demagazines à s'acheter des cigarettes que trois lignes presque invisibles au bas de la page déclarent

35 nocives et cancérigènes, la cause des femmes aura fait un grand pas. Enfin, les femmes qui disent ''les hommes'' et les hommes qui disent ''les femmes'',

généralement pour s'en plaindre dans un groupe comme dans l'autre, m'inspirent un immense ennui,comme tous ceux qui ânonnent toutes les formules conventionnelles. Il y a des vertus spécifiquement''féminines'' que les féministes font mine de dédaigner, ce qui ne signifie pas d'ailleurs qu'elles aient

40 été jamais l'apanage de toutes les femmes : la douceur, la bonté, la finesse, la délicatesse, vertus siimportantes qu'un homme qui n'en posséderait pas au moins une petite part serait une brute et non unhomme. Il y a des vertus dites ''masculines'', ce qui ne signifie pas plus que tous les hommes lespossèdent : le courage, l'endurance, l'énergie physique, la maîtrise de soi, et la femme qui n'en détientpas au moins une partie n'est qu'un chiffon, pour ne pas dire une chiffe. J'aimerais que ces vertus

45 complémentaires servent également au bien de tous. Mais supprimer les différences qui existententre les sexes, si variables et si fluides que ces différences sociales et psychologiques puissent être,me paraît déplorable comme tout ce qui pousse le genre humain, de notre temps, vers une morneuniformité.

Texte 5-Virginie Despentes, King Kong Théorie.2006.« Bad Lieutenantes »

1 J'écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, lesmal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à labonne meuf. Et je commence par là pour que les choses soient claires ; je ne m'excuse de rien, je neviens pas me plaindre. Je n'échangerais ma place contre aucune autre, parce qu'être Virginie

5 Despentes me semble être une affaire plus intéressante à mener que n'importe quelle autre affaire.Je trouve ça formidable qu'il y ait aussi des femmes qui aiment séduire, qui sachent séduire,

d'autres se faire épouser, des qui sentent le sexe et d'autres le goûter des enfants qui sortent de l'école.Formidable qu'il y en ait de très douces, d'autres épanouies dans leur féminité, qu'il y en ait dejeunes, très belles, d'autres coquettes et rayonnantes. Franchement, je suis bien contente pour toutes

10 celles à qui les choses telles qu'elles sont conviennent. C'est dit sans la moindre ironie. Il se trouvesimplement que je ne fais pas partie de celles-là. Bien sûr que je n'écrirais pas ce que j'écris, si j'étaisbelle, belle à changer l'attitude de tous les hommes que je croise. C'est en tant que prolotte de laféminité que je parle, que j'ai parlé hier et que je recommence aujourd'hui. Quand j'étais au RMI, jene ressentais aucune honte d'être exclue, juste de la colère.C'est la même en tant que femme : je ne

15 ressens pas la moindre honte de ne pas être une super bonne meuf. En revanche, je suis verte de ragequ'en tant que fille qui intéresse peu les hommes, on cherche sans cesse à me faire savoir que je nedevrais même pas être là. On a toujours existé. Même s'il n'était pas question de nous dans lesromans d'hommes, qui n'imaginent que des femmes avec qui ils voudraient coucher. On a toujoursexisté, on n'a jamais parlé. Même aujourd'hui que les femmes publient beaucoup de romans, on

20 rencontre rarement de personnages féminins au physique ingrat ou médiocres, inaptes à aimer leshommes ou à s'en faire aimer. Au contraire, les héroïnes contemporaines aiment les hommes, lesrencontrent facilement, couchent avec eux en deux chapitres, elles jouissent en quatre lignes et ellesaiment toutes le sexe.La figure de la looseuse de la féminité m'est plus que sympathique, elle m'estessentielle. Exactement comme la figure du looser social, économique ou politique. Je préfère ceux

25 qui n'y arrivent pas pour la bonne et simple raison que je n'y arrive pas très bien, moi-même. Et quedans l'ensemble l'humour et l'inventivité se situent plutôt de notre côté. Quand on n'a pas ce qu'il faut

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pour se la péter, on est souvent plus créatifs. Je suis plutôt King Kong que Kate Moss comme fille. Jesuis ce genre de femme qu'on n'épouse pas, avec qui on ne fait pas d'enfant, je parle de ma place defemme toujours trop tout ce qu'elle est, trop agressive, trop bruyante, trop grosse, trop brutale, trop

30 hirsute, toujours trop virile, me dit-on. Ce sont pourtant mes qualités viriles qui font de moi autrechose qu'un cas social parmi les autres. Tout ce que j'aime de ma vie, tout ce qui m'a sauvée, je ledois à ma virilité. C'est donc ici en tant que femme inapte à attirer l'attention masculine, à satisfairele désir masculin, et à me satisfaire d'une place à l'ombre que j'écris. C'est d'ici que j'écris, en tant quefemme non séduisante, mais ambitieuse, attirée par la ville plutôt que par l'intérieur, toujours excitée

35 par les expériences et incapable de me satisfaire du récit qu'on m'en fera. Je m'en tape de mettre lagaule à des hommes qui ne me font pas rêver. Il ne m'est jamais paru flagrant que les fillesséduisantes s'éclataient tant que ça.Je me suis toujours sentie moche, je m'en accommode d'autantmieux que ça m'a sauvée d'une vie de merde à me coltiner des mecs gentils qui ne m'auraient jamaisemmenée plus loin que la ligne bleue des Vosges. Je suis contente de moi, comme ça, plus désirante

40 que désirable. J'écris donc d'ici, de chez les invendues, les tordues, celles qui ont le crâne rasé, cellesqui ne savent pas s'habiller, celles qui ont peur de puer, celles qui ne savent pas s'y prendre, celles àqui les hommes ne font pas de cadeau, [...] celles qui font peur, celles qui font pitié, celles qui nefont pas envie, celles qui ont la peau flasque, des rides plein la face, celles qui rêvent de se fairelifter, liposucer, péter le nez pour le refaire mais qui n'ont pas d'argent, celles qui ne ressemblent plus

45 à rien, celles qui ne comptent que sur elles-mêmes pour se protéger, celles qui ne savent pas êtrerassurantes, celles qui s'en foutent de leurs enfants, celles qui aiment boire jusqu'à se vautrer par terredans les bars, celles qui ne savent pas se tenir ; aussi bien et dans la foulée que pour les hommes quin'ont pas envie d'être protecteurs, ceux qui voudraient l'être mais ne savent pas s'y prendre, ceux quine savent pas se battre, ceux qui chialent volontiers, ceux qui ne sont pas ambitieux, ni compétitifs,

50 ni bien membrés, ni agressifs, ceux qui sont craintifs, timides, vulnérables, ceux qui préféreraients'occuper de la maison plutôt que d'aller travailler, ceux qui sont délicats, chauves, trop pauvres pour plaire, ceux qui ont envie de se faire mettre, ceux qui ne veulent pas qu'on compte sur eux, ceux quiont peur tout seuls le soir.

Parce que l'idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas55 effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée

par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les chirurgiens de l'esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les devoirs d'école, bonne maîtresse demaison mais pas bonniche traditionnelle, cultivée mais moins qu'un homme, cette femme blancheheureuse qu'on nous brandit tout le temps sous le nez, celle à laquelle on devrait faire l'effort de

60 ressembler, à part qu'elle a l'air de beaucoup s'emmerder pour pas grand-chose, de toute façon, je nel'ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu'elle n'existe pas.

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Séquence 1 : Les femmes sont des hommes comme les autres.

Objet d'étude : La question de l'homme dans les genresargumentatifs du XVIème siècle nos jours.

LES DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES

POUR L'ENTRETIEN

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Séquence 1-Les femmes sont des hommes comme les autres.Document complémentaire

Benoite Groult, Ainsi soit Olympe de Gouges, 2013.

1 Jusqu'où faut-il aller pour mériter un nom dans l'Histoire de son pays quand on est néefemme ? Pour entrer au Panthéon ? Pour incarner le progrès des idées, le talent, et mériter lareconnaissance de ses compatriotes ou de la postérité ? Il semble qu'aucune audace, aucun faitd'armes, aucun talent oratoire ou littéraire, aucune idée généreuse et nouvelle, ne soient suffisantes

5 pour susciter la reconnaissance de son pays et entrer dans l'Histoire de France.On nous avait prévenues pourtant depuis l'Antiquité : « Il y a un principe bon qui a créé

l'ordre, la lumière et l'homme. Et un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténèbres et la femme », écrivait déjà Pythagore au Ve siècle avant Jésus-Christ

« La femme est de nature humide, spongieuse et froide, alors que l'Homme, lui est sec et10 chaud. L'embryon femelle se solidifie et s'articule plus tard:la raison en est que la semence femelle

est plus faible et plus humide que celle du mâle », estimait Hippocrate, « le plus grand médecin del'Antiquité grecque », comme il est dit dans tous nos dictionnaires.

Mais le plus extraordinaire est que, 2500 ans plus tard, cette idée générale soit toujours encours !

15 « La Femme est à l'Homme ce que l'Africain est à l'Européen », déclarait péremptoirementen 1875 l'anthropologue Paul Topinard, relayé par Gustave le Bon, psychologue. « On ne sauraitnier, sans doute, qu'il existe des femmes très supérieures à la moyenne des hommes, mais ce sont làdes cas aussi exceptionnels que la naissance d'un monstre. »

Et Ernest Legouvé, dramaturge et académicien français, n'avait pas évolué d'un iota au siècle20 suivant : « Rassurez-vous, écrit-il, je ne veux pas de femmes députés!Une femme médecin me

répugne, une femme notaire fait rire, une femme avocate effraie. La première et suprême fonction de la Femme est de mettre au monde des enfants, de les nourrir et de les élever. » Refrain connu et qui atraversé les siècles !

Une des premières femmes à analyser l'opposition systématique des hommes à toute25 émancipation féminine fut Virginia Woolf. « L'histoire de l'opposition des hommes à toute

émancipation des femmes est plus révélatrice encore que l'histoire de cette émancipation », écrivit-elle. Rares en effet seront les penseurs ou les hommes politiques qui entendront la demande desfemmes à devenir citoyennes. Condorcet fut presque seul, lors de la Révolution à prôner l'égalité desdroits comme fondement unique de notre institution politique. « Pourquoi des êtres exposés à des

30 grossesses et à des indispositions passagères ne pourraient-ils exercer les droits dont on n'a jamaisimaginer de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers, ou qui s'enrhument aisément ? »

Et Condorcet fut d'autant plus vite oublié qu'il fut emprisonné par Robespierre et n'échapperaà la guillotine que pas son suicide.

[...]On connaît la suite : quelques années plus tard, la dépendance et l'infériorité de la femme

35 seront dûment remises à l'honneur dans le code civil napoléonien, véritable chef-d'oeuvre de lamisogynie.

[…]Dédaignées par les biographes, à moins qu'elles n'aient été des saintes, des reines, des

favorites, des courtisanes ou bien des héroïnes de faits divers ou d'escroqueries célèbres ; réduites àla portion congrue sinon totalement effacées dans les livres d'histoire ou les manuels scolaires, quels

40 qu'aient ou être leur héroïsme, leur intelligence, ou leur talent ; expédiées au bûcher, au bagne, à laguillotine ou à l'asile si elles se montraient trop subversives et s'obstinaient dans leurs erreurs, toutescelles qui ont tenté de s'écarter de la place traditionnelle qui leur était assignée pour jouer un rôlepublic n'en ont retiré, dans la grande majorité des cas, ni gloire ni même la reconnaissance de leurssemblables.

45 Si elles ont disparu de notre mémoire, si elles ont été réduites à un nom, voire à un prénom,dans nos dictionnaires, ce n'est pas qu'elles aient eu une importance négligeable, mais par le seul faitqu'elles étaient des femmes.

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Afin que ces révoltées, ces originales ou ces artistes ne risquent pas de donner un mauvaisexemple aux femmes honnêtes, et de servir de modèles aux petites filles des générations à venir, les

50 historiens, les chroniqueurs ou les philosophes ont employé un moyen très sûr : les jeter auxoubliettes de l'histoire, les effaçant ainsi de notre mémoire collective.

Ces destinées étouffées, ces voix réduites au silence, ces aventures inconnues ou mort-nées,ces talents avortés, commencent enfin aujourd'hui à resurgir de l'ombre et leurs héroïnes à s'installerau Panthéon de nos gloires. Et parmi elles, une des plus oubliées et qui pourtant, plus que toute autre,

55 mérite la reconnaissance des femmes :Olympe de Gouges.Parce qu'elle a été la première en France, en 1791, à formuler une « Déclaration des droits

de la femme » qui pose dans toutes ses conséquences le principe de l'égalité des deux sexes.Parce qu'elle a été la première « féministe » à comprendre, bien avant que ces mots en -isme

n'existent, que le sexisme n'était qu'une variante du racisme, et à s'élever à la fois contre l'oppression60 des femmes et contre l'esclavage des Noirs.

Parce qu'elle a osé revendiquer toutes les libertés, y compris sexuelle : réclamer le droit audivorce et à l'union libre ; défendre les filles-mères et les enfants bâtards, comprenant que laconquête des droits civiques ne seraient qu'un leurre si l'on ne s'attaquait pas en même temps au droitpatriarcal.

65 Enfin parce qu'elle a payé de sa vie la fidélité à un idéal.En lui tranchant la tête, en 1793, les révolutionnaires de la Terreur accomplissaient un acte

symbolique : avec sa tête allaient tomber également ses idées féministes, ses utopies souventprophétiques, que l'on attribuera à d'autres, et disparaître ses écrits innombrables, pièces de théâtre,mémoires, manifestes politiques, romans, détruits ou enfouis dans l'Enfer des bibliothèques, et que

70 personne ne se souciera de publier pendant des siècles.Selon la formule imagée de Monique Piettre, bien des femmes en cette fin du XVIIIème

siècle étaient passées de « l'éventail à l'échafaud » mais bien peu l'avaient fait, comme Olympe deGouges, avec autant de lucidité et de passion à la fois et sans jamais rien céder sur ses principes.

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Séquence 1-Les femmes sont des hommes comme les autres.

Document complémentaire

Catherine Vidal, Cerveau, sexe et pouvoir, Belin, 2015.

1 Il y a des clichés qui semblent immuables... On considère facilement que les femmes sontnaturellement sociales, émotives et douées pour le langage. Tandis que les hommes sont compétitifs,dominateurs et se repèrent bien dans l'espace. Ces représentations nous questionnent encore ettoujours. Quel est donc cet « éternel masculin » ou cette « nature féminine » qui résistent malgré les

5 récents changements de rôle des uns et des autres ? Et surtout, comment expliquer les différences decomportement ? Sont-elles le fruit de la nature ou de la culture ? Y-a-t-il dans le cerveau desstructures et des organisations particulières propres à chaque sexe ?

Ces questions sont cruciales car elles touchent au fondement de notre humanité : qu'est-cequi nous fait homme ou femme ?

[…]10 Aujourd'hui, l'exploration du cerveau bénéficie d'outils étonnamment puissants. Les

performances des technique d'imagerie cérébrale ont permis de réaliser un rêve : voir le cerveauvivant en train de fonctionner. Ainsi, l'imagerie par résonance magnétique (IRM) rév èle les zonesimpliquées dans le contrôle des mouvements, la sensibilité, le langage, la mémoire... Nous pouvonsdésormais cerner comment chacun mobilise son cerveau. Il est donc tentant d'aller comparer les

15 cerveaux des hommes et des femmes.Et, surprise, les différences ne sont pas flagrantes. Sur plus d'un millier d'études en IRM,

seules quelques dizaines ont montré des différences entre les sexes, guère plus marquées que cellesqui séparent les cerveaux d'un violoniste et celui d'un matheux, ou celui d'un athlète et d'unchampion d'échecs... Car le cerveau dans sa construction incorpore toutes les influences de

20 l'environnement, de la famille, de la société, de la culture. Il en résulte que chacun de nous a sapropre façon d'activer son cerveau et d'organiser ses pensées. En fait, on observe tellement devariabilité entre les individus d'un même sexe qu'elle emporte le plus souvent sur la variabilité entrehommes et femmes. Même si gènes et les hormones orientent le développement embryonnaire,influencent le développement des organes y compris du cerveau, les circuits neuronaux sont

25 essentiellement construits au gré de notre histoire personnelle. Homes et femmes peuvent certesmontrer des spécificités de fonctionnement cérébral, mais cela ne veut pas dire que ces différencessont présentes dans le cerveau dès la naissance et qu'elles y resteront.

Pourtant les visions déterministes- qui considèrent nos aptitudes intellectuelles, noscomportements comme « programmés » dans le cerveau perdurent. Elles plaisent car elles sont

30 simples. Elles font merveille auprès des médias et certains psychologues auteurs de livres à succès.Pour ceux-ci les neurones arrivent à point pour expliquer les incompréhension, les blocages et tousles sujets d'opposition entre les hommes et les femmes.

D'autres extraits sur le site des éditions Belin :https://www.belin-editeur.com/cerveau-sexe-et-pouvoir#feuilletez-des-extraits

Catherine Vidal intervient dans une émission qui lui est consacrée Les savantes sur France Inter diffusée le15 juillet 2017https://www.franceinter.fr/emissions/les-savantes/les-savantes-15-juillet-2017

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Séquence 1-Les femmes sont des hommes comme les autresDocument complémentaire

Choderlos de Laclos, Des femmes et de leur éducation, 1783

1 Ô femmes ! Approchez et venez m'entendre. Que votre curiosité, dirigée une fois sur desobjets utiles, contemple les avantages que vous avait donnés la nature et que la société vous a ravis.Venez apprendre comment, nées compagnes de l'homme, vous êtes devenues son esclave ; comment,tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état

5 naturel ; comment enfin, dégradées de plus en plus par une longue habitude de l'esclavage, vous enavez préféré les vices avilissants mais commodes aux vertus plus pénibles d'un être libre etrespectable. Si ce tableau fidèlement tracé vous laisse de sang-froid, si vous pouvez le considérersans émotion, retournez à vos occupations futiles. Le mal est sans remède, les vices se sont changésen mœurs. Mais si au récit de vos malheurs et de vos pertes, vous rougissez de honte et de colère, si

10 des larmes d'indignation s'échappent de vos yeux, si vous brûlez du noble désir de ressaisir vosavantages, de rentrer dans la plénitude de votre être, ne nous laissez plus abuser par de trompeusespromesses, n'attendez point les secours des hommes auteurs de vos maux : ils n'ont ni la volonté, nila puissance de les finir, et comment pourraient-ils vouloir former des femmes devant lesquelles ilsseraient forcés de rougir ? Apprenez qu'on ne sort de l'esclavage que par une grande révolution. Cette

15 révolution est-elle possible ? C'est à vous seules à le dire puisqu'elle dépend de votre courage. Est-elle vraisemblable ? Je me tais sur cette question ; mais jusqu'à ce qu'elle soit arrivée, et tant que leshommes régleront votre sort, je serai autorisé à dire, et il me sera facile de prouver qu'il n'est aucunmoyen de perfectionner l'éducation des femmes.

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Séquence 1-Les femmes sont des hommes comme les autres

Documents complémentaires

Aspects de la condition féminine

Texte 1-George Sand, Indiana, III, 11, 1832.Indiana est mariée au colonel Delmare, un officier en retraite, autoritaire et brutal. Lorsque celui-ci luiannonce qu'ils sont ruinés et doivent partir, elle s'enfuit. Ramenée chez elle par son cousin, elle est ramenéechez lui.1 Madame Delmare, en entendant les imprécations de son mari, se sentit plus forte qu’elle ne

s’y attendait. Elle aimait mieux ce courroux qui la réconciliait avec elle-même, qu’une générosité quieût excité ses remords. Elle essuya la dernière trace de ses larmes, et rassembla un reste de forcequ’elle ne s’inquiétait pas d’épuiser en un jour, tant la vie lui pesait. Quand son mari l’aborda d’un

5 air impérieux et dur, il changea tout d’un coup de visage et de ton, et se trouva contraint devant elle,maté par la supériorité de son caractère. Il essaya alors d’être digne et froid comme elle ; mais il n’enput jamais venir à bout.

« Daignerez-vous m’apprendre, madame, lui dit-il, où vous avez passé la matinée et peut-être la nuit ? »

10 Ce peut-être apprit à madame Delmare que son absence avait été signalée assez tard. Soncourage s’en augmenta.

« Non, Monsieur, répondit-elle, mon intention n’est pas de vous le dire. »Delmare verdit de colère et de surprise.« En vérité, dit-il d’une voix chevrotante, vous espérez me le cacher ?

15 - J’y tiens fort peu, répondit-elle d’un ton glacial. Si je refuse de vous répondre, c’estabsolument pour la forme. Je veux vous convaincre que vous n’avez pas le droit de m’adresser cettequestion.

- Je n’en ai pas le droit, mille couleuvres ! Qui donc est le maître ici, de vous ou de moi ?qui donc porte une jupe et doit filer une quenouille ? Prétendez-vous m’ôter la barbe du menton ?

20 Cela vous sied bien, femmelette !-Je sais que je suis l’esclave et vous le seigneur. La loi de ce pays vous a fait mon maître.Vous pouvez lier mon corps, garrotter mes mains, gouverner mes actions. Vous avez le droit

du plus fort, et la société vous le confirme ; mais sur ma volonté, Monsieur, vous ne pouvez rien,25 Dieu seul peut la courber et la réduire. Cherchez donc une loi, un cachot, un instrument de supplice

qui vous donne prise sur elle ! c’est comme si vouliez manier l’air et saisir le vide !-Taisez-vous, sotte et impertinente créature ; vos phrases de roman nous ennuient.-Vous pouvez m’imposer silence, mais non m’empêcher de penser.-Orgueil imbécile, morgue de vermisseau ! vous abusez de la pitié qu’on a de vous ! Mais

30 vous verrez bien qu’on peut dompter ce grand caractère sans se donner beaucoup de peine.-Je ne vous conseille pas de le tenter, votre repos en souffrirait, votre dignité n’y gagnerait

rien.-Vous croyez ? dit-il en lui meurtrissant la main entre son index et son pouce.

— -Je le crois, » dit-elle sans changer de visage.

Texte 2-Guy de Maupassant, Une Vie, 1883.

(Jeanne est mariée depuis deux mois. Apres son voyage de noces, elle revient avec son mari au chateau des Peuples. Apres les retrouvailles et les rangements, elle se retrouve seule)

1 Elle se demanda ce qu'elle allait faire maintenant, cherchant une occupation pour son esprit,une besogne pour ses mains. Elle n'avait point envie de redescendre au salon auprès de sa mère quisommeillait ; et elle songeait à une promenade, mais la campagne semblait si triste qu'elle sentait enson cœur, rien qu'à la regarder par la fenêtre, une pesanteur de mélancolie.

5 Alors elle s'aperçut qu'elle n'avait plus rien à faire, plus jamais rien à faire. Toute sa jeunesse au couvent avait été préoccupée de l'avenir, affairée de songeries. La continuelle agitation de ses

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espérances emplissait, en ce temps-là, ses heures sans qu'elle les sentît passer. Puis, à peine sortie desmurs austères où ses illusions étaient écloses, son attente d'amour se trouvait tout de suite accomplie.L'homme espéré, rencontré, aimé, épousé en quelques semaines, comme on épouse en ces brusques

10 déterminations, l'emportait dans ses bras sans la laisser réfléchir à rien.

Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir la réalité quotidienne quifermait la porte aux espoirs indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l'inconnu. Oui, c'était finid'attendre.

Alors plus rien à faire, aujourd'hui, ni demain ni jamais. Elle sentait tout cela vaguement à15 une certaine désillusion, à un affaissement de ses rêves.

Elle se leva et vint coller son front aux vitres froides. Puis, après avoir regardé quelquetemps le ciel où roulaient des nuages sombres, elle se décida à sortir.

Étaient-ce la même campagne, la même herbe, les mêmes arbres qu'au mois de mai ?Qu'étaient donc devenues la gaieté ensoleillée des feuilles, et la poésie verte du gazon où flambaient

20 les pissenlits, où saignaient les coquelicots, où rayonnaient les marguerites, où frétillaient, comme aubout de fils invisibles, les fantasques papillons jaunes ? Et cette griserie de l'air chargé de vie,d'arômes, d'atomes fécondants n'existait plus.

Texte 3-Annie Ernaux, La Femme gelée, 1981.La narratrice, jeune mariée, voit sa vie de couple transformée apres son installation à Annecy et lanaissance de son premier enfant.

1 Je déteste Annecy. C'est là que je me suis enlisée. Que j'ai vécu jour après jour la différenceentre lui et moi, coulé dans un univers de femme rétréci, bourré jusqu'à la gueule de minusculessoucis. De la solitude. Je suis devenue la gardienne du foyer, la préposée à la subsistance des êtres età l'entretien des choses. Annecy, le fin du fin de l'apprentissage du rôle, avant c'était encore de la

5 gnognote.1 Des années bien nettes, sans aucun de ces adoucissements qui aident à supporter, unegrand-mère pour garder l'enfant, des parents qui vous soulagent de la tambouille2 de temps en tempspar des invitations, ou encore suffisamment de sous pour se payer la dame-qui-fait-tout du matin ausoir. Moi rien, du dépouillé, un mari, un bébé, un F33, de quoi découvrir la différence à l'état pur. Lesmots maison, nourriture, éducation, travail n'ont plus le même sens pour lui et pour moi. Je me suis

10 mise à voir sous ces mots rien que des choses lourdes, obsédantes dont je ne me débarrassais quequelques jours, au mieux quelques semaines par an. « Offrez à votre femme quinze jours sansvaisselle ni repas à préparer, le Club4 vous attend. » Et la liberté, qu'est-ce que ça s'est mis à vouloirdire. Ah ricanent les bonnes âmes faut pas se marier quand on ne veut pas en accepter lesconséquences, les hommes aussi y laissent des plumes là-dedans, et regardez autour de vous ceux qui

15 n'ont que le smic5, qui n'ont pas eu la chance de faire des études, qui fabriquent des boulons toute lajournée, non c'est trop facile de rameuter toute la misère du monde pour empêcher une femme deparler, c'est à cause de raisonnement comme celui-là que je me taisais.

Texte 4-Olivier Adam, A l'abri de rien, 2007.Il s'agit du début du roman.

1 Comment ça a commencé ? Comme ça je suppose : moi, seule dans la cuisine, le nez collé àla fenêtre où il n'y a rien. Rien. Pas besoin de préciser. Nous sommes si nombreux à vivre là. Desmillions. De toute façon, ça n'a pas d'importance, tous ces endroits se ressemblent, ils en finissent parse confondre ? D'un bout à l'autre du pays, éparpillés ils se rejoignent, tissent une toile, un réseau,

5 une strate, un monde parallèle et ignoré. Millions de maisons identiques aux murs crépis de pâle, de

1 Gnognotte : terme familier : chose négligeable.2 Tambouille : terme familier : cuisine.3 F3 : appartement de trois pièces.4 Club de vacances.5 SMIC : salaire minimum (interprofessionnel de croissance).

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beige, de rose, millions de volets peints s'écaillant, de portes de garage mal ajustées, de jardinetscachés derrière, balançoires barbecues pesées géraniums, millions de téléviseurs allumés dans dessalons Conforama. Millions d'hommes et de femmes, invisibles et noyés, d'existences imperceptibleset fondues. La vie banale des lotissements modernes.[...]

10 Donc, ça commence comme ça : moi, le ventre collé au plan de travail, les yeux dans levague, une tasse de thé brûlant entre les mains, il est trop fait, presque noir, imbuvable. De toutefaçon, je déteste le thé. Devant la maison d'en face, deux femmes discutent. Elles ont les cheveuxcourts ou rassemblés en queue-de-cheval, les jambes moulées dans ces caleçons qu'on trouve aumarché le dimanche. Elles attendent que leur homme rentre du boulot, leurs enfants de l'école. Je les

15 regarde et je ne peux m'empêcher de penser : c'est ça leur vie, attendre toute la journée le retour deleurs gamins ou de leur mari en accomplissant des tâches pratiques et concrètes pour tuer le temps.Et pour l'essentiel, c'est aussi la mienne. Depuis que j'ai perdu mon boulot c'est la mienne. Et ce n'est pas tellement pire. Le boulot au supermarché c'était pas beaucoup mieux j'avoue.

J'avale juste une gorgée et je vide tout dans l'évier, le liquide disparaît en éclaboussant les20 parois, aspiré par le siphon. Ça m'angoisse toujours cette vision. Ça n'a aucun sens, je sais bien. Mais

on est tous bourrés de ces trucs qui nous bousillent l'existence sans raison valable.

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Séquence 1-Les femmes sont des hommes comme les autres

Annette Messager, Tortures volontaires, 1972L'artiste fait une collection à partir d’images découpées dans des magazines féminins.

86 photographies noir et blanc et un Album-collection: Les Tortures volontaires, Album-collection n° 18,Annette Messager collectionneuse, 1972

Dimensions variables 30 x 20 cm environ, chaque photographie 23 x 28 cm, l’album Collection Rhone-Alpes- Institut d’art contemporain, Villeurbanne / Lyon

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Séquence 1-Les femmes sont des hommes comme les autres.

Documents complémentaires.

Les Liaisons dangereuses, Stephen Frears , 1988. 33'04 à 36'55 avec Glen Close (Madame de Merteuil) et John Malkovitch (Le Vicomte de Valmont)

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DST Devoir de synthèse. 1 S3

Texte 1-La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576.Texte 2-Montesquieu, Lettres persanes, 1721.Texte 3-Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764.Texte 4-Louis de Jaucour, Encyclopédie, article TYRAN, 1765.

Quelle image les textes nous donnent-ils du tyran ?

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Texte 1-La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576.

1 Pauvres gens et misérables, peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles en votre bien,vous vous laissez enlever, sous vos propres yeux, le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller voschamps, dévaster vos maisons et les dépouiller des vieux meubles de vos ancêtres ! vous vivez de tellesorte que rien n'est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu'on

5 vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tout ce dégât, ces malheurs,cette ruine enfin, vous viennent, non pas des ennemis, mais bien certes de l'ennemi et de celui-là mêmeque vous avez fait ce qu'il est, pour qui vous allez si courageusement à la guerre et pour la grandeurduquel vous vous offrez vous-mêmes à la mort. Ce maître n'a pourtant que deux yeux, deux mains, uncorps et rien de plus que n'a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu'il a de plus que

10 vous, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D'où tire-t-il les innombrables yeuxqui vous épient, si ce n'est de vos rangs ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne vous lesemprunte? Les pieds dont il foule vos cités, ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, quine soit de vous-même ? Comment oserait-il vous courir sus, s'il n'était d'intelligence avec vous ? Quel malpourrait-il vous faire si vous n'étiez le receleur du larron qui vous pille, le complice du meurtrier qui vous

15 tue, et les traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs, pour qu'il les dévaste ; vous meublez etremplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin qu'il puisse assouvir saluxure ; vous nourrissez vos enfants, pour qu'il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu'il lesmène à la guerre, à la boucherie, qu'il les rende ministres de ses convoitises et les exécuteurs de sesvengeances. Vous vous usez à la peine, afin qu'il puisse se mignarder en ses délices et se vautrer dans ses

20 sales plaisirs. Vous vous affaiblissez, afin qu'il soit plus fort, plus dur et qu'il vous tienne la bride pluscourte : et de tant d'indignités, que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vouspourriez vous en délivrer, sans même tenter de le faire, mais seulement en essayant de le vouloir. Soyezdonc résolus à ne plus servir et vous serez libres. Je ne veux pas que vous poussiez, ni que vousl'ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on dérobe labase, tomber de son propre poids et se rompre.

Texte 2-Montesquieu, Lettres persanes, 1721.Usbeck en voyage à Paris a été informé du désordre que causent les femmes dans son sérail7.

LETTRE XXI. USBEK AU PREMIER EUNUQUE BLANC.

1 Vous devez trembler à l’ouverture de cette lettre, ou plutôt vous le deviez lorsque vous souffrîtesla perfidie de Nadir. Vous qui, dans une vieillesse froide et languissante, ne pouvez sans crime lever lesyeux sur les redoutables objets de mon amour ; vous à qui il n’est jamais permis de mettre un piedsacrilège sur la porte du lieu terrible qui les dérobe à tous les regards, vous souffrez que ceux dont la

5 conduite vous est confiée aient fait ce que vous n’auriez pas la témérité de faire, et vous n’apercevez pasla foudre toute prête à tomber sur eux et sur vous ?

Et qui êtes-vous, que de vils instruments que je puis briser à ma fantaisie ; qui n’existez qu’autantque vous savez obéir ; qui n’êtes dans le monde que pour vivre sous mes lois, ou pour mourir dès que jel’ordonne ; qui ne respirez qu’autant que mon bonheur, mon amour, ma jalousie même, ont besoin de

10 votre bassesse ; et enfin qui ne pouvez avoir d’autre partage que la soumission, d’autre âme que mesvolontés, d’autre espérance que ma félicité ?

Je sais que quelques-unes de mes femmes souffrent impatiemment les lois austères du devoir ;

7 Sérail : partie du palais où sont enfermées les femmes du sultan ; l'ensemble des femmes du sultan.

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que la présence continuelle d’un eunuque8 noir les ennuie ; qu’elles sont fatiguées de ces objets affreux,qui leur sont donnés pour les ramener à leur époux ; je le sais : mais vous qui vous prêtez à ce désordre,vous serez puni d’une manière à faire trembler tous ceux qui abusent de ma confiance.

Je jure par tous les prophètes du ciel, et par Ali, le plus grand de tous, que, si vous vous écartezde votre devoir, je regarderai votre vie comme celle des insectes que je trouve sous mes pieds.

À Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.

Texte 3-Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764

Article « Tyrannie »

1 On appelle tyran le souverain qui ne connaît de lois que son caprice, qui prend le bien de sessujets, et qui ensuite les enrôle pour aller prendre celui de ses voisins. Il n’y a point de ces tyrans-là enEurope.

On distingue la tyrannie d’un seul et celle de plusieurs. Cette tyrannie de plusieurs serait celle5 d’un corps qui envahirait les droits des autres corps, et qui exercerait le despotisme à la faveur des lois

corrompues par lui. Il n’y a pas non plus de cette espèce de tyrans en Europe.

Sous quelle tyrannie aimeriez-vous mieux vivre ? Sous aucune ; mais s’il fallait choisir, jedétesterais moins la tyrannie d’un seul que celle de plusieurs. Un despote a toujours quelques bonsmoments ; une assemblée de despotes n’en a jamais. Si un tyran me fait une injustice, je peux le désarmer

10 par sa maîtresse, par son confesseur, ou par son page ; mais une compagnie de graves tyrans estinaccessible à toutes les séductions. Quand elle n’est pas injuste, elle est au moins dure, et jamais elle nerépand de grâces.

Texte 4-Louis de Jaucour, Encyclopédie, article TYRAN, 1765.

1 De tous les fléaux qui affligent l'humanité, il n'en est point de plus funeste qu'un tyran ;uniquement occupé du soin de satisfaire ses passions, et celles des indignes ministres de son pouvoir, il neregarde ses sujets que comme de vils esclaves, comme des êtres d'une espèce inférieure, uniquementdestinés à assouvir ses caprices, et contre lesquels tout lui semble permis ; lorsque l'orgueil et la flatterie

5 l'ont rempli de ces idées, il ne connaît de lois que celles qu'il impose ; ces lois bizarres dictées par sonintérêt et ses fantaisies, sont injustes, et varient suivant les mouvements de son cœur. Dans l'impossibilitéd'exercer tout seul sa tyrannie, et de faire plier les peuples sous le joug de ses volontés déréglées, il estforcé de s'associer des ministres corrompus ; son choix ne tombe que sur des hommes pervers qui neconnaissent la justice que pour la violer, la vertu que pour l'outrager, les lois, que pour les éluder. Boni

1 0 quam mali suspectiores sunt, semperque his aliena virtus formidolosa est9. La guerre étant, pour ainsidire, déclarée entre le tyran et ses sujets, il est obligé de veiller sans cesse à sa propre conservation, il nela trouve que dans la violence, il la confie à des satellites, il leur abandonne ses sujets et leurs possessions pour assouvir leur avarice et leurs cruautés, et pour immoler à sa sûreté les vertus qui lui font ombrage.Cuncta ferit, dum cuncta timet10. Les ministres de ses passions deviennent eux-mêmes les objets de ses

15 craintes, il n'ignore pas que l'on ne peut se fier à des hommes corrompus. Les soupçons, les remords, lesterreurs l'assiègent de toutes parts ; il ne connaît personne digne de sa confiance, il n'a que des complices,il n'a point d'amis. Les peuples épuisés, dégradés, avilis par le tyran, sont insensibles à ses revers, les loisqu'il a violées ne peuvent lui prêter leur secours ; en vain réclame-t-il la patrie, en est-il une où règne untyran ?

8 Eunuque : homme castré chargé de surveiller les femmes dans le sérail.9 Citation de Salluste : les rois suspectent le bien plus que le mal ; est la vertu des autres est chez eux source de

frayeur.10 Citation de Claudius : il frappe tout car il craint tout.

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Séquence 2 C'est une tragédie !

« Les monstres sont des acteurs nés » , G. Deleuze.

Objet d'étude Théâtre et représentation

Un groupement de textes autour de la figure du monstre dans le texte dramatique

Problématiques • Pourquoi la figure du monstre intéresse-t-elle autant les dramaturges ?

• Comment la tragédie a-t-elle évolué dans le théâtre des XXème et XXIème siècles ?

Notions abordées • Les grands genres dramatiques : comédie, tragédie.• Le renouveau de la tragédie au XXème siècle.

Lectures analytiquesTexte 1-Pierre Corneille, Médée, Acte V, scène 2. 1635.

Texte 2-Albert Camus, Caligula, II, 5. 1944.

Texte 3-Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco, tableau II, Le meurtre de la mère. 1990.

Documents complémentaires

Pour Médée de P. Corneille :

• Epître de Corneille à Monsieur P.T.N.G (Le dédicataire n'a pas étéidentifié)

• Note d'intention. Paulo Correia , Gaëlle Boghossian.• Note d'intention, Nicolas Candoni.• Le décor et les costumes dans la mise en scène de N. Candoni vu

par Solange Jambon• Photographie de mises en scène de Médée sur un livret de Thomas

Corneille à l'Opéra de Versailles et à l'Opéra de Lille.• Médée : document de présentation du personnage mis en scène

par Paulo Correïa : https://www.youtube.com/watch?v=fJm7O3ZH4kE

• extrait de la mise en scène de Paulo Correia : https://www.youtube.com/watch?v=fJm7O3ZH4kE

Pour Caligula d'Albert Camus :• Documents iconographiques : Trois acteurs pour un rôle : G.Philipe,

C. Berling et B.Putzulu incarnent Caligula.• Photographies de la mise en scène de Caligula par Charles

Berling et de la mise en scène de Stéphane Olivié-Bisson.• Entretien avec Stéphane Olivié Bisson à propos de sa mise en

scène de Caligula : https://www.theatre-video.net/video/Caligula-de-Albert-Camus-presentation-par-Stephane-Olivie-Bisson

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• Albert Camus, Conférence prononcée à Athenes sur l’avenir de la

tragédie, 1955

• Albert Camus, Carnets.

• Albert Camus, Préface à l’édition américaine du théatre, 1957.

Pour Roberto Zucco de B.M Koltès

• Pauline Bureau, Note d'intention.• Christophe Perton, Note d'intention pour la mise en scène de

Roberto Zucco • Entretien avec Richard Brunel, pour sa mise en scène de Roberto

Zucco• Photographie de la mise en scène du tableau II de Roberto

Zucco par Richard Brunel.• Reportage autour de la mise en scène de Roberto Zucco par

Richard Brunel :https://www.youtube.com/watch?v=HIX3xAOmsIU

Activités proposées à la classe. • La classe a réfléchi à la manière de mettre en scène de monologue

de Médée dans la pièce de Corneille : il s'agissait de présenter ses choix quant au décor, aux costumes, au jeu des acteurs etc. et vous les justifiez .

• Mise en voix du tableau II de Roberto Zucco de B.M Koltès.

• Synthèse : Comment expliquer l'intérêt suscité par la figure du monstre chez les dramaturges et les metteurs en scène ?

Lectures analytiques : une œuvre complète

• Texte 4-Wajdi Mouawad, Incendies, Extrait de « Amitiés », de « NAWAL. Alors toi aussi, tu veux aller dans les maisons et tuer enfants, femmes, hommes ! » à « On n'aime pas le malheur et on esten plein dedans. »

• Texte 5-Wajdi Mouawad, Incendies, Extrait de « L'homme qui joue » de « Un jeune homme en haut d'un immeuble. » à « il est touché par la balle du fusil. »

Documents complémentaires

• Supertramp, paroles de la chanson « The Logical song »• Le rapport entre l'Histoire et les événements relatés dans la pièce :

document de travail . Extrait du dossier « Pièces démontées », Sceren , CNDP.

• Autour du théâtre de W. Mouawad :◦ Wajdi Mouawad, Le Scarabée, texte de 2015◦ Wajdi Mouawad, « Je t'embrasse pour finir », in Les Cahiers du

théatre français, septembre 2008, vol 8.Une histoire de troc

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◦ Entretien avec Stanislas Nordey qui a mis en scène Incendies. Hors série NRP Lycée / n° 18 / janvier 2012

• Présentation de la mise en scène de la pièce par Stanislas Nordey : https://www.youtube.com/watch?v=8f9FSu0lg6Q

• Extrait de la mise en scène de la pièce par Wajdi Mouawad : https://www.youtube.com/watch?v=AbLpJ6CLTXk

• Le renouveau de la tragédie au XXème siècle : Des scènes d'exposition déroutantes

En attendant Godot de S. Beckett, 1952.Juste la fin du monde de J.L Lagarce, 1990.Littoral de W.Mouawad, 1999.

Activités proposées à la classe

• Quels problèmes la pièce de Wajdi Mouawad posent-elles auxmetteurs en scène ?

• ✍ Dissertation : La violence sur scène peut-elle constituer un spectacle acceptable ?

•• La structure d'Incendies : analyse des titres des sections de la

pièce de Wajdi Mouawad • Certains élèves ont pu assister à des représentations théâtrales :

◦ Stadium écrit et mis en scène par Mohammed El Khatib au Théâtre National de la Colline.

•◦ Tous des oiseaux, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad.

La représentation a été précédée d'une visite du théâtre, du plateau et d'une rencontre autour du spectacle.

•◦ Notre innocence écrit et mis en scène par Wajdi Mouawad au

Théâtre de la Colline.◦ Au bois, une réécriture du Petit chaperon rouge au théâtre de la

Colline.◦ Au bois de Claudine Galea, mis en scène par Benoït Bradel au

Théâtre National de la Colline.

Lecture cursive Lecture cursive au choix :

• Caligula de Camus • Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès

Vous réfléchirez dans ces textes à la figure du monstre et au renouvellementde l'écriture de la tragédie.

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LES TEXTES DE LECTURE ANALYTIQUE POUR L'EXPOSÉ

Texte 1-Pierre Corneille, Médée, Acte V, scène 2. 1635.

Texte 2-Albert Camus, Caligula, II, 5. 1944.

Texte 3-Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco, tableau II, Le meurtre de la mère. 1990.

Texte 4-Wajdi Mouawad, Incendies, 2003 . « Amitiés. »

Texte 5-Wajdi Mouawad, Incendies, 2003. « L'homme qui joue. »

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Séquence 2- Théâtre et représentation C'est une tragédie !

Texte 1-Corneille, Médée, Acte V, scène 2. 1635.

Acte V, Scène 2- Médée.

MÉDÉE

1 Est-ce assez, ma vengeance, est-ce assez de deux morts ?Consulte avec loisir11 tes plus ardents transports12.Des bras de mon perfide arracher une femme,Est-ce pour assouvir les fureurs de mon âme ?

5 Que n’a-t-elle déjà des enfants de Jason,Sur qui plus pleinement venger sa trahison !Suppléons-y des miens ; immolons13 avec joieCeux qu’à me dire adieu Créüse me renvoie :Nature, je le puis sans violer ta loi ;

10 Ils viennent de sa part, et ne sont plus à moi.Mais ils sont innocents ; aussi l’était mon frère ;Ils sont trop criminels d’avoir Jason pour père ;Il faut que leur trépas redouble son tourment ;Il faut qu’il souffre en père aussi bien qu’en amant.

15 Mais quoi ! j’ai beau contre eux animer14 mon audace,La pitié la combat, et se met en sa place :Puis, cédant tout à coup la place à ma fureur, J’adore les projets qui me faisaient horreur :De l’amour aussitôt je passe à la colère,

20 Des sentiments de femme aux tendresses de mère.Cessez dorénavant, pensers irrésolus,D’épargner des enfants que je ne verrai plus.Chers fruits de mon amour, si je vous ai fait naître,Ce n’est pas seulement pour caresser un traître :

25 Il me prive de vous, et je l’en vais priver.Mais ma pitié renaît, et revient me braver ;Je n’exécute rien, et mon âme éperdueEntre deux passions demeure suspendue.N’en délibérons plus, mon bras en résoudra15.

30 Je vous perds, mes enfants ; mais Jason vous perdra ;Il ne vous verra plus… Créon sort tout en rage ;Allons à son trépas joindre ce triste ouvrage.

11 Avec loisir : en prenant tout son temps.12 Transports : vive émotions, sentiments passionnés. Emportement, exaltation.13 Immoler : sacrifier.14 Animer : exciter, aviver.15 Résoudre : décider.

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Texte 2-Albert CAMUS, Caligula, acte II, scène 5, 1944. [Depuis la mort de sa sœur Drusilla, Caligula, jeune empereur romain, prend conscience del'absurdité du monde. II décide d'exercer un pouvoir absolu, tyrannique et cruel sur son royaume.]

1 Il mange, les autres aussi. Il devient évident que Caligula se tient mal à table. Rien ne leforce à jeter ses noyaux d'olives dans l'assiette de ses voisins immédiats, à cracher sesdéchets de viande sur le plat, comme à se curer les dents avec les ongles et à se gratter la têtefrénétiquement. C'est pourtant autant d'exploits que, pendant le repas, il va exécuter avec

5 simplicité. Mais il s'arrête brusquement de manger et fixe avec insistance Lepidus l ' u n d e sconvives.

Brutalement.CALIGULA. — Tu as l'air de mauvaise humeur. Serait-ce parce que j'ai fait mourir ton fils ?

LEPIDUS, la gorge serrée. — Mais non, Caïus, au contraire.

10 CALIGULA, épanoui. — Au contraire ! Ah ! que j'aime que le visage démente les soucis ducœur. Ton visage est triste. Mais ton cœur ? Au contraire n'est-ce pas, Lepidus ?

LEPIDUS, résolument. Au contraire, César.

CALIGULA, de plus en plus heureux. — Ah ! Lepidus, personne ne m'est plus cher que toi.Rions ensemble, veux-tu ? Et dis-moi quelque bonne histoire.

15 LEPIDUS, qui a présumé de ses forces. — Caïus !

CALIGULA. — Bon, bon. Je raconterai, alors. Mais tu riras, n'est-ce pas, Lepidus ? (L'œilmauvais.) Ne serait-ce que pour ton second fils. (De nouveau rieur.) D'ailleurs tu n'es pas demauvaise humeur. (II boit, puis dictant.) Au...,au... Allons, Lepidus.

LEPIDUS, avec lassitude. — Au contraire, Caïus.

20 CALIGULA. — A la bonne heure! (Il boit.) Écoute, maintenant.(Rêveur.) Il était une foisun pauvre empereur que personne n'aimait. Lui, qui aimait Lepidus, fit tuer son plus jeunefils pour s'enlever cet amour du cœur.(Changeant de ton.) Naturellement, ce n'est pas vrai.Drôle, n'est-ce pas ? Tu ne ris pas. Personne ne rit ? Ecoutez alors. (Avec une violente colere.) Je veux que tout le monde rie. Toi, Lepidus, et tous les autres. Levez-vous, riez. (Il frappe sur

25 la table.) Je veux, vous entendez, je veux vous voir rire.Tout le monde se leve. Pendant toute cette scene, les acteurs, sauf Caligula et Caesonia,pourront jouer comme des marionnettes.

Se renversant sur son lit, épanoui, pris d'un rire irrésistible.Non, mais regarde-les, Caesonia. Rien ne va plus. Honnêteté, respectabilité,qu'en dira-t-on,

30 sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur. La peur, hein,Caesonia, ce beau sentiment, sans alliage, pur et désintéressé, un des rares qui tire sa noblesse du ventre. (Il passe la main sur son front et boit. Sur un ton amical.) Parlons d'autre chose,maintenant.Voyons. Cherea, tu es bien silencieux.

35 CHEREA. — Je suis prêt à parler, Caïus. Dès que tu le permettras.

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CALIGULA. — Parfait. Alors tais-toi. J'aimerais bien entendre notre ami Mucius.

MUCIUS, à contrecœur. — A tes ordres, Caïus.

Texte 3-Bernard-Marie Koltes, Roberto Zucco, Editions de Minuit, 1990

Roberto Zucco, mise en scène Christophe Perton, Comédie de Valence 2009[Ce tableau fait suite à l'évasion de la prison.]

II-Meurtre de la mère

1 La mere de Zucco en tenue de nuit devant la porte fermée.

LA MERE.-Roberto, j'ai la main sur le téléphone, je décroche et j'appelle la police.

ZUCCO.-Ouvre-moi.

LA MERE.-Jamais.

5 ZUCCO.-Si je donne un coup dans la porte,elle tombe,tu le sais bien, ne fais pas l'idiote.

LA MERE.-Eh bien, fais-le donc, malade, cinglé, fais-le et tu réveilleras les voisins. Tu étaisplus à l'abri en prison, car s'ils te voient ils te lyncheront:on n'admet pas ici que quelqu'untue son père. Même les chiens, dans ce quartier, te regarderont de travers.

Zucco cogne contre la porte.

10 LA MERE.-Comment t'es-tu échappé ? Quelle espèce de prison est-ce là ?

ZUCCO.-On ne me gardera jamais plus de quelques heures en prison. Jamais. Ouvre donc ; tu ferais perdre patience à une limace. Ouvre,ou je démolis la baraque.

LA MERE.-Qu'es-tu venu faire ici ? D'où te vient ce besoin de revenir?Moi, je ne veux pluste voir. Tu n'es plus mon fils, c'est fini. Tu ne comptes pas davantage, pour moi, qu'une

15 mouche à merde.Zucco défonce la porte.

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LA MERE.-Roberto, n'approche pas de moi.

ZUCCO.-Je suis venu chercher mon treillis.

LA MERE.-Ton quoi ?

20 ZUCCO.-Mon treillis:ma chemise kaki et mon pantalon de combat.

LA MERE.-Cette saloperie d'habit militaire. Qu'est-ce que tu as besoin de cette saloperied'habit militaire ?Tu es fou, Roberto. On aurait dû comprendre cela quand tu étais auberceau et te foutre à la poubelle.

ZUCCO.-Bouge-toi, dépêche-toi,ramène-le-moi tout de suite.

25 LA MERE.-Je te donne de l'argent. C'est de l'argent que tu veux. Tu t'achèteras tous leshabits que tu veux.

ZUCCO.-Je ne veux pas d'argent. C'est mon treillis que je veux.

LA MERE.-Je ne veux pas, je ne veux pas. Je vais appeler les voisins.

ZUCCO.-Je veux mon treillis.

30 LA MERE.-Ne crie pas, Roberto, ne crie pas, tu me fais peur ; ne crie pas, tu vas réveillerles voisins. Je ne peux pas te le donner, c'est impossible:il est sale, il est dégueulasse, tu nepeux pas le porter comme cela. Laisse-moi le temps de le laver, de le faire sécher, de lerepasser.

ZUCCO.-Je le laverai moi-même. J'irai à la laverie automatique.

35 LA MERE.-Tu dérailles, mon pauvre vieux. Tu es complètement dingue.

ZUCCO.-C'est l'endroit du monde que je préfère. C'est calme, c'est tranquille, et il y a desfemmes.

LA MERE.-Je m'en fous. Je ne veux pas te le donner. Ne m'approche pas, Roberto. Je porteencore le deuil de ton père, est-ce que tu vas me tuer à mon tour ?

40 ZUCCO.-N'aie pas peur de moi, maman. J'ai toujours été doux et gentil avec toi. Pourquoiaurais-tu peur de moi? Pourquoi est-ce que tu ne me donnerais pas mon treillis ? J'en aibesoin, maman, j'en ai besoin.

LA MERE.-Ne sois pas gentil avec moi, Roberto. Comment veux-tu que j'oublie que tu astué ton père, que tu l'as jeté par la fenêtre comme on jette une cigarette ? Et maintenant, tu es

45 gentil avec moi. Je ne veux pas oublier que tu as tué ton père, et ta douceur me ferait toutoublier, Roberto.

ZUCCO.-Oublie, maman. Donne-moi mon treillis, ma chemise kaki et mon pantalon decombat ; même sales, même froissés,donne-les moi. Et puis je partirai, je te le jure.

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LA MERE.-Est-ce moi, Roberto, est-ce moi qui t'ai accouché?est-ce de moi que tu es sorti ?50 Si je n'avais pas accouché de toi ici, si je ne t'avais pas vu sortir, et suivi des yeux jusqu'à ce

qu'on te pose dans ton berceau;si je n'avais pas posé,depuis le berceau, mon regard sur toisans te lâcher, et surveillé chaque changement de ton corps au point que je n'ai pas vu leschangements se faire, et que je te vois là, pareil à celui qui est sorti de moi dans ce lit, jecroirais que ce n'est pas mon fils que j'ai devant moi. Pourtant, je te reconnais, Roberto. Je

55 reconnais la forme de ton corps, de ta taille, la couleur de tes cheveux, la couleur de tesyeux, la forme de tes mains, ces grandes mains fortes qui n'ont jamais servi qu'à caresser lecou de ta mère, qu'à serrer celui de ton père, que tu as tué. Pourquoi cet enfant, si sage,pendant vingt-quatre ans, est-il devenu fou brusquement ? Comment as-tu quitté les rails,

60 Roberto ? Qui a posé un tronc d'arbre sur ce chemin si droit pour te faire tomber dansl'abîme ? Roberto, Roberto, une voiture qui s'est écrasée au fond d'un ravin, on ne la réparepas. Un train qui a déraillé, on n'essaie pas de le remettre sur ses rails. On l'abandonne, onl'oublie. Je t'oublie, Roberto, je t'ai oublié.

ZUCCO.-Avant de m'oublier, dis-moi où est mon treillis.

65 LA MERE.-Il est là, dans le panier. Il est sale et tout froissé. (Zucco sort le treillis.) Etmaintenant, va-t-en, tu me l'as juré.

ZUCCO.-Oui, je l'ai juré.

Il s'approche, la caresse, l'embrasse, la serre;elle gémit.Il la lache et elle tombe, étranglée.Zucco se déshabille, enfile son treillis et sort.

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Texte 4-Wajdi Mouawad, Incendies, 2003 . Amitiés. Nawal ( 40 ans) et Sawda.

1 NAWAL. Alors toi aussi, tu veux aller dans les maisons et tuer enfants, femmes, hommes !SAWDA. Ils ont tué mes parents, tué mes cousins, tué mes voisins, tué les amis lointains de mesparents ! Alors c'est pareil !NAWAL. Oui, c'est pareil, tu as raison Sawda, mais réfléchis !

5 SAWDA. A quoi ça sert de réfléchir ! Personne ne revient à la vie parce qu'on réfléchit !NAWAL. Réfléchis, Sawda ! Tu es la victime et tu vas aller tuer tous ceux qui seront sur tonchemin, alors tu sera le bourreau, puis après, à ton tour, tu sera la victime ! Toi, tu sais chanter,Sawda, tu sais chanter !SAWDA. Je ne veux pas ! Je ne veux pas me consoler, Nawal ! Je ne veux pas que tes idées, tes

10 images, tes paroles, tes yeux, ton amitié, toute notre vie côte à côte, je ne veux pas qu'ils meconsolent de ce que j'ai vu et entendu ! Ils sont entrés dans les camps comme des fous furieux. Lespremiers cris ont réveillé les autres et rapidement on a entendu la fureur des miliciens ! Ils ontcommencé par lancer les enfants contre le mur, puis ils ont tué tous les hommes qu'ils ont putrouver. Les garçons égorgés, les jeunes filles brûlées. Tout brûlait autour, Nawal, tout brûlait, tout

15 cramait ! Il y avait des vagues de sang qui coulaient des ruelles. Les cris montaient des gorges ets'éteignaient et c'était une vie en moins. Un milicien préparait l'exécution de trois frères. Il les aplaqués contre le mur. J'étais à leurs pieds, cachée dans le caniveau. Je voyais le tremblement deleurs jambes. Trois frères. Les miliciens ont tiré leur mère par les cheveux, l'ont plantée devant sesfils et l'un d'eux lui a hurlé : « Choisis ! Choisis lequel tu veux sauver ! Choisis ! Choisis ou je les tue

20 tous ! Tous les trois ! Je compte jusqu'à trois, à trois je les tire tous les trois ! Choisis ! Choisis ! » Etelle, incapable de parole, incapable de rien, tournait la tête à droite et à gauche et regardait chacun deses trois fils ! Nawal, écoute-moi, je ne te raconte pas une histoire. Je te raconte une douleur qui esttombée à mes pieds. Je la voyais, entre le tremblement des jambes de ses fils. Avec ses seins troplourds et son corps vieilli pour les avoir portés, ses trois fils. Et tout son corps hurlait : « Alors à quoi

25 bon les avoir portés, si c'est pour les voir ensanglantés contre un mur ! » Et le milicien criait toujours :« Choisis ! Choisis ! » Alors elle l'a regardé et elle lui a dit, comme un dernier espoir : « Commentpeux-tu, regarde-moi, je pourrais être ta mère ! » Alors il l'a frappée : « N'insulte pas ma mère !Choisis ! » et elle a dit un nom, elle a dit : « Nidal ! Nidal ! » Et elle est tombée et le milicien aabattu les deux plus jeunes. Il a laissé l'aîné en vie, tremblant ! Il l'a laissé et il est parti. Les deux

30 corps sont tombés. La mère s'est relevée et au cœur de la ville qui brûlait, qui pleurait de toute savapeur, elle s'est mise à hurler que c'était elle qui avait tué ses fils. Avec son corps trop lourd, elledisait qu'elle était l'assassin de ses enfants !NAWAL. Je comprends, Sawda, mais pour répondre à ça, on ne peut pas faire n'importe quoi.Ecoute-moi, écoute ce que je te dis : le sang est sur nous, et dans une situation pareille, les

35 souffrances d'une mère comptent moins que la terrible machine qui nous broie. La douleur de cettefemme, ta douleur, la mienne, celle de tous ceux qui sont morts cette nuit ne sont plus un scandale,mais une addition, une addition monstrueuse qu'on ne peut pas calculer. Alors, toi, toi Sawda, toi qui récitais l'alphabet avec moi il y a longtemps sur le chemin du soleil, lorsque nous allions côte à côtepour retrouver mon fils né d'une histoire d'amour comme celle que l'on ne nous raconte plus, toi, tu

40 ne peux pas participer à cette addition monstrueuse de la douleur. Tu ne peux pas.SAWDA. Alors on fait quoi ? On fait quoi ? On reste les bras croisés ? On attend ? On comprend ?On comprend quoi? On se dit que tout ça, ce sont des histoires entre des abrutis et que ça ne nousconcerne pas ! Qu'on reste dans nos livres et notre alphabet à trouver ça « tellement » joli, trouver ça« tellement » beau, trouver ça « tellement » extraordinaire et « tellement » intéressant ! « Joli. Beau.

45 Intéressant. Extraordinaire » sont des crachats au visage des victimes. Des mots, à quoi ça sert lesmots, dis-moi, si aujourd'hui, je ne sais plus ce que je dois faire ! On fait quoi, Nawal ?NAWAL. Je ne peux pas te répondre, Sawda, parce qu'on est démunies. Pas de valeurs pour nousretrouver, alors ce sont des petites valeurs de fortune. Ce que l'on sait et ce que l'on sent. Ça c'estbien, ça c'est pas bien. Mais je vais te dire : on n'aime pas la guerre , et on est obligé de la faire. On

50 n'aime pas le malheur et on est en plein dedans.

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Texte 5-Wajdi Mouawad, Incendies.31 « L'homme qui joue »

1 Un jeune homme en haut d'un immeuble.Seul. Walkman ( modele 1980) sur les oreilles.Fusil à lunette en guise de guitare. Il interprete avec passion les premiers accords de The Logicalsong de Supertramp.

5 NIHAD (marquant la guitare puis chantant à tue-tête).Kankinkanka, boudouKankinkanka, boudouKankinkanka, boudouKankinkanka, boudou

10 Lorsque la chanson débute, son fusil passe du statut de guitare à celui de micro.Son anglais estapproximatif.Il chante le premier couplet.Soudain, son attention est attirée par quelque chose au loin. Il épaule son fusil, rapidement, vise tout en continuant à chanter.

15 Il tire un coup, recharge tres rapidement.Tire de nouveau en se déplaçant.Tire de nouveau, recharge, s'immobilise et tire encore.Tres rapidement, Nihad se saisit d'un appareil. Il le braque dans la même direction, il fait le point,prend la photo.Il reprend la chanson.

20 Il s'arrête soudainement. Il se plaque au sol. Prend son fusil et vise tout pres de lui.Il se leve d'un coup et tire une balle. Il court vers l'endroit où il a tiré. Il a laissé son walkman quicontinue à jouer.Nihad est debout, toujours au même endroit. Il revient, tirant par les cheveux un homme blessé. Il leprojette au sol.

25 L'HOMME. Non !non ! je ne veux pas mourir !NIHAD. « Je ne veux pas mourir ! » « Je ne veux pas mourir », c'est la phrase la plus débile que jeconnaisse !L'HOMME. Je vous en prie, laissez-moi partir ! Je ne suis pas d'ici. Je suis photographe.NIHAD. Photographe ?

30 L'HOMME. Oui...de guerre...photographe de guerre.NIHAD. Et tu m'as pris en photo... ?L'HOMME....Oui...Je voulais prendre un franc-tireur...Je vous ai vu tirer...Je suis monté...mais jepeux vous donner les pellicules...NIHAD. Moi aussi, je suis photographe. Je m'appelle Nihad. Photographe de guerre. Regarde. C'est

35 moi qui ai tout pris.

Nihad lui montre photo sur photo.

L'HOMME. C'est très beau.NIHAD. Non ! Ce n'est pas beau . La plupart du temps on pense que ce sont des gens qui dorment.Mais non. Ils sont morts. C'est moi qui les ai tués ! Je vous jure.

40 L'HOMME. Je vous crois...

Fouillant dans le sac du photographe, Nihad sort un appareil photographique à déroulementautomatique muni d'un déclencheur souple. Nihad regarde dans le viseur et mitraille l'homme deplusieurs photos. Il tire de son sac un gros ruban adhésif et attache l'appareil photo au bout ducanon de son fusil.

45 Qu'est-ce que vous faites...

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L'appareil est bien fixé. Nihad relie le déclencheur souple à la gachette de son fusil.Il regarde dans le viseur de son fusil et vise l'homme.

Qu'est-ce que vous faites ? Ne me tuez pas ! Je pourrais être votre père, j'ai l'âge de votre mère...

50 Nihad tire. L'appareil se déclenche en même temps. Apparaît la photo de l'homme au moment où ilest touché par la balle du fusil.

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Séquence 2-C'est une tragédie

LES DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES

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Séquence 2-C'est une tragédie ! Document complémentaire

Epître de Corneille à Monsieur P.T.N.G (Le dédicataire n'a pas été identifié)1 Monsieur, Je vous donne Médée, toute méchante qu'elle est, et ne vous dirai rien pour sa

justification. Je vous la donne pour telle que vous la voudrez prendre, sans tâcher à prévenir ouviolenter vos sentiments par un étalage des préceptes de l'art, qui doivent être fort mal entendus etfort mal pratiqués quand ils ne nous font pas arriver au but que l'art se propose. Celui de la poésie

5 dramatique est de plaire, et les règles qu'elle nous prescrit ne sont que des adresses pour en faciliterles moyens au poète, et non pas des raisons qui puissent persuader aux spectateurs qu'une chose soitagréable quand elle leur déplaît. Ici vous trouverez le crime en son char de triomphe, et peu depersonnages sur la scène dont les moeurs ne soient plus mauvaises que bonnes ; mais la peinture et lapoésie ont cela de commun, entre beaucoup d'autres choses, que l'une fait souvent de beaux portraits

10 d'une femme laide, et l'autre de belles imitations d'une action qu'il ne faut pas imiter. Dans laportraiture, il n'est pas question si un visage est beau, mais s'il ressemble ; et dans la poésie, il ne fautpas considérer si les moeurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personnequ'elle introduit. Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sansnous proposer les dernières pour exemple ; et si elle nous en veut faire quelque horreur, ce n'est point

15 par leur punition, qu'elle n'affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur, qu'elle s'efforce denous représenter au naturel. Il n'est point besoin d'avertir ici le public que celles de cette tragédie nesont pas à imiter : elles paraissent assez à découvert pour n'en faire envie à personne. Je n'examinepoint si elles sont vraisemblables ou non : cette difficulté qui est la plus délicate de la poésie, et peut-être la moins entendue, demanderait un discours trop long pour une épître : il me suffit qu'elles sont

20 autorisées ou par la vérité de l'histoire, ou par l'opinion commune des anciens. Elles vous ont agrééautrefois sur le théâtre ; j'espère qu'elles vous satisferont encore aucunement sur le papier, etdemeure , Monsieur, Votre très humble serviteur,

Corneille

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Séquence 2 -C'est une tragédie

Documents complémentaires : notes d'intention.

Document 1- Note d'intention. Paulo Correia , Gaëlle Boghossian.

Note d'intention

1 Médée offre à la construction artistique une liberté d’interprétation et une actualitéinépuisables. Loin d’être figée dans le mythe, elle voyage à travers les époques et devient le reflet etla cristallisation d’une humanité, elle aussi, en mutations et contradictions constantes. C’est cettequête de l’humain et l’exploration de sa frontière avec l’inhumain qui nous amène aujourd’hui à

5 mettre en scène cette tragédie sublime et provocante, qui possède la précieuse qualité de remettre encause nos jugements quotidiens.

Médée, mère infanticide : le sujet est délicat et vite tranché par la morale commune. L’acteest, a priori, insupportable, inexcusable. Pourtant Corneille donne à voir, peut-être même àcomprendre, le cheminement de son héroïne… cheminement radical mais à la hauteur de cette

10 femme magicienne ; sentiments excessifs mais d’une inhumanité… bien humaine. L’infanticide estdonc une conséquence : loin d’être une fatalité, cette bascule de l’humanité vers la monstruosité estun choix conscient, délibéré. Médée attise sa douleur, en tire une énergie monstrueuse pouraccomplir sa métamorphose. La solitude de celle qui vient d’ailleurs, d’un monde magique, dont onl’a, de fait, extraite, cette éternelle étrangère, exilée, va créer son identité en se détachant des

15 humains. Outre la fascinante mutation du personnage de Médée, le caractère magique de cettetragédie ouvre un champ des possibles exceptionnels en termes de création numérique et de mise enscène. Médée appartient aux deux mondes : humain et divin. Petite-fille du Soleil, elle est dotée d’unregard perçant. Elle est obscurité et lumière. Pour représenter le merveilleux qui sous-tend cettetragédie, nous avons choisi le genre heroic fantasy, transposition contemporaine de cet univers.

20 Les deux mondes sont matérialisés par deux lieux : celui, empreint de magie, où Médée a été isolée,qui s’ouvre sur un autre monde, celui des humains où les personnages se croisent, négocient,évoluent, vivent et meurent. Le glissement du monde humain vers le merveilleux se fait par touchessuccessives, faisant se côtoyer réalisme et onirisme. À partir de gravures de Gustave Doré, lacréation vidéo permet au décor de glisser vers le surnaturel. Grâce à ces procédés de création

25 numérique, Médée la magicienne peut déformer la réalité, créer de nouveaux espaces.

Document 2-Nicolas Candoni, Note d'intention

1 Faire entendre la voix rebelle, terrifiante et dérangeante de Médée. Dresser le portrait d’unefemme extrême, libre, amoureuse, désespérée, transgressive et borderline. Conjuguer le mythe grecet ses enjeux au présent et représenter une Médée contemporaine, victime ordinaire d’un ordre socialviolent et hypocrite.

5 Interroger la condition de la femme et celle de l’étrangère confrontée à l’âpreté de nos temps modernes.Explorer la douleur et la colère d’une femme trahie. Questionner les raisons del’infanticide : acte barbare intolérable ou reconquête de soi et affirmation de sa liberté dans unmonde qu’elle refuse ?Voilà pourquoi je souhaite mettre en scène Médée, la première tragédie de Corneille, sublime etprovocante.

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Séquence 2- C'est une tragédie !

Document 1-Le décor et les costumes dans la mise en scène de N. Candoni vu par Solange Jambon :http://autreenjeu2016.over-blog.com/2016/02/medee-de-corneille-revisitee-aujourd-hui.html

1 Le décor se réduit à peu de choses : tout un pan de mur est couvert de ballons blancs au fond de la scène, laissant une ouverture dessinant symboliquement un cœur. Ce clin d’œil à la passionamoureuse rappelle ingénument les festivités qui entourent la saint-Valentin et la récupérationcommerciale des grands sentiments, mais aussi la fragilité de l’amour : léger, éphémère, le ballon

5 n’incarne-t-il pas le caractère fugace de toute relation de couple ?

Les meubles sont constitués d’une table en formica avec quatre chaises (intérieur modeste del’appartement de Médée), un canapé qui peut rouler d’un côté à l’autre selon que l’on se trouve chezMédée ou chez Créüse. Une télé trône sur le devant du plateau et nous tourne le dos. Quant auxaccessoires, ils sont de deux sortes : la bouteille d’alcool quand on est auprès de Médée et de sa

10 confidente, Nérine ; une garde-robe sur roulettes quand on côtoie Créüse, la belle que l’infidèle Jasonveut épouser. On visualise ainsi des signes traduisant la personnalité et la réalité de chacune desfemmes (rivales) : Médée s’adonne à l’alcool pour oublier l’abandon de Jason, alors que Créüse – en jeune coquette séductrice – passe son temps à choisir la robe ou la chemise la plus seyantes, à sedévêtir pour revêtir les plus beaux atours. C’est du reste ce qui la perdra car elle convoitera la robe

15 de Médée. Légèreté et jeunesse d’un côté, douleur de la femme mûre qu’on veut exiler et à qui onenvisage même de lui retirer ses enfants.

Document 2-

Médée de M.A Charpentier, sur un livret de Thomas Corneille, 1693, Opéra royal de Versailles. A retrouveren musique sur http://www.chateauversailles-spectacles.fr/spectacles/2017/charpentier-medee

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Document 3- Médée de Charpentier, Mise en scène par Pierre Audi à l'Opéra national de Lille.Maquette du décor.

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Document 4- Captation de Médée, scène 2 de l'acte V dans la mise en scène de P. Corrieiahttps://www.youtube.com/watch?v=fJm7O3ZH4kE

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Séquence 2-C'est une tragédie !

DOCUMENTS COMPLEMENTAIRESCaligula...vu par Photographies de mise en scène

Bruno Putzulu dans la mise en scène de Stéphane Olivié-Bisson, 2013

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Charles Berling dans sa propre mise en scène de Caligula.

Charles Berling, 2007 (de nombreuses photographies de cette mise en scène : http://patrickmollphoto.com/galeries/theatre/2006-2007/caligula/index.html)

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Gérard Philipe, 1945 Charles Berling, 2007.

Bruno Putzulu. 2013.

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Séquence 2-C'est une tragédie !

Documents complémentaires.

Texte 1-Camus, Préface à l’édition américaine du théâtre, 1957

1 Les pièces qui composent ce recueil ont été écrites entre 1938 et 1950. La première, Caligula, aété composée en 1938, après la lecture des Douze Césars de Suétone. Je destinais cette pièce au petitthéâtre que j’avais créé à Alger, et mon intention, en toute simplicité, était de créer le rôle de Caligula.Les acteurs débutants ont de ces ingénuités. Et puis, j’avais 25 ans, âge où l’on doute de tout, sauf de

5 soi. La guerre m’a forcé à la modestie et Caligula a été créé en 1946, au Théâtre Hébertot, à Paris.

Caligula est donc une pièce d’acteur et de metteur en scène. Mais, bien entendu, elle s’inspiredes préoccupations qui étaient les miennes à cette époque. La critique française, qui a pourtant trèsbien accueilli la pièce, a souvent parlé, à mon grand étonnement, de pièce philosophique. Qu’en est-ilexactement ?

10 Caligula, prince relativement aimable jusque là, s’aperçoit à la mort de Drusilla, sa sœur et samaîtresse, que le monde tel qu’il va n’est pas satisfaisant. Dès lors, obsédé d’impossible, empoisonnéde mépris et d’horreur, il tente d’exercer, par le meurtre et la perversion systématique de toutes lesvaleurs, une liberté dont il découvrira pour finir qu’elle n’est pas la bonne. Il récuse l’amitié etl’amour, la simple solidarité humaine, le bien et le mal. Il prend au mot ceux qui l’entourent, il les

15 force à la logique, il nivelle tout autour de lui par la force de son refus et par la rage de destruction oùl’entraîne sa passion de vivre ;

Mais, si sa vérité est de se révolter contre le destin, son erreur est de nier les hommes. Onne peut tout détruire sans se détruire soi-même. C’est pourquoi Caligula dépeuple le monde autour delui et, fidèle à sa logique, fait ce qu’il faut pour armer contre lui ceux qui finiront par le tuer. Caligula

20 est l’histoire d’un suicide supérieur. C’est l’histoire de la plus humaine et de la plus tragique deserreurs. Infidèle à l’homme, par fidélité à lui-même, Caligula consent à mourir pour avoir comprisqu’aucun être ne peut se sauver tout seul et qu’on ne peut être libre contre les autres hommes.

Il s’agit donc d’une tragédie de l’intelligence. D’où l’on a conclu tout naturellement quece drame était intellectuel. Personnellement, je crois bien connaître les défauts de cette œuvre. Mais je

25 cherche en vain la philosophie dans ces quatre actes. Ou, si elle existe, elle se trouve au niveau de cetteaffirmation du héros : «Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. » Bien modeste idéologie, onle voit, et que j’ai l’impression de partager avec Monsieur de la Pallice et l’humanité entière. Non,mon ambition était autre. La passion de l’impossible est, pour le dramaturge, un objet d’études aussivalable que la cupidité ou l’adultère. La montrer dans sa fureur, en illustrer les ravages, en faire éclater

30 l’échec, voilà quel était mon projet. Et c’est sur lui qu’il faut juger cette œuvre.

Un mot encore. Certains ont trouvé ma pièce provocante qui trouvent pourtant naturel qu’Œdipe tue son père et épouse sa mère et qui admettent le ménage à trois, dans les limites, il est vrai, des beaux quartiers. J’ai peu d’estime, cependant, pour un certain art qui choisit de choquer, faute de savoir convaincre. Et si je me trouvais être, par malheur, scandaleux, ce serait seulement à

35 cause de ce goût démesuré de la vérité qu’un artiste ne saurait répudier sans renoncer à son art lui-même.

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Texte 2-Camus, Carnets.

En janvier 1937, Camus projette de terminer Caligula ainsi :

III-.Fin : Caligula apparaît en ouvrant le rideau :

« Non, Caligula n’est pas mort. Il est là, et là.

Il est chacun de vous. Si le pouvoir vous était donné, si vous aviez du cœur, si vous aimiez la vie, vousle verriez se déchaîner, ce monstre ou cet ange que vous portez en vous. Notre époque meurt d’avoircru aux valeurs et que les choses pouvaient être belles et cesser d’être absurdes. Adieu, je rentre dansl’histoire où me tiennent enfermé depuis si longtemps ceux qui craignent de trop aimer. »

Texte 3-Camus, Conférence prononcée à Athènes sur l’avenir de la tragédie, 1955

1 Je crois au contraire, et pour deux raisons, qu’on peut s’interroger légitimement sur latragédie moderne. La première raison est que les grandes périodes de l’art tragique se placent, dansl’histoire, à des périodes charnières, à des moments où la vie des peuples est lourde à la fois de gloireet de menaces, où l’avenir est incertain et le présent est dramatique. […]

5 Qu’est-ce d’abord, qu’une tragédie ? La définition du tragique a beaucoup occupé leshistoriens de la littérature, et les écrivains eux-mêmes, bien qu’aucune formule n’ait reçu l’accord detous. Sans prétendre trancher un problème devant lequel tant d’intelligences hésitent on peut, aumoins, procéder par comparaison et essayer de voir en quoi, par exemple, la tragédie diffère du drameou du mélodrame. Voici quelle me paraît être la différence : les forces qui s’affrontent dans la tragédie

10 sont également légitimes, également armées en raison ; Dans le mélodrame ou le drame, au contraire,l’une seulement est légitime. Autrement dit, la tragédie est ambiguë, le drame simpliste. Dans lapremière, chaque force est en même temps bonne ou mauvaise. Dans le second, l’un est le bien, l’autrele mal (et c’est pourquoi de nos jours le théâtre de propagande n’est rien d’autre que la résurrection dumélodrame). Antigone a raison, mais Créon n’a pas tort.[…]

15 Mais pour en rester aux formes pures, quelles sont les deux puissances qui s’opposentdans la tragédie antique par exemple ? Si l’on prend Prométhée enchaîné comme type de cettetragédie, il est permis de dire que c’est, d’une part, l’homme et son désir de puissance, d’autre part, leprincipe divin qui se reflète dans le monde. Il y a tragédie lorsque l’homme, par orgueil ( ou mêmepar bêtise comme Ajax) entre en contestation avec l’ordre divin, personnifié dans un dieu ou incarné

20 dans la société. Et la tragédie sera d’autant plus grande que cette révolte sera plus légitime et cet ordreplus nécessaire. […]

Et si la tragédie s’achève dans la mort ou la punition, il est important de noter que ce quiest puni, ce n’est pas le crime lui-même, mais l’aveuglement du héros lui-même qui a nié l’équilibre etla tension.

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Séquence 2-C'est une tragédie.Document complémentaire.

Le meurtre de la mère.

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Séquence 2-C'est une tragédie !

Christophe Perton, Note d'intention pour la mise en scène de Roberto Zucco

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Pauline Bureau, Note d'intention pour la mise en scène de Roberto Zucco

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Entretien avec Richard Brunel, pour sa mise en scène de Roberto Zucco Extrait du dossier « Pièce démontée »

Richard Brunel, metteur en scène, Catherine Ailloud-Nicolas, dramaturge et Louise Vignaud, assistante à lamise en scène, autour de la mise en scène de Roberto Zucco tenue le 21 octobre à La Comédie de Valence.

1 AMÉLIE ROUHER : comment abordes-tu la question de la monstruosité dans Roberto Zucco ?

RICHARD BRUNEL : la question de la monstruosité est un piège pour la mise en scène. Il ne fautpas l’aborder frontalement. Dire que Roberto Zucco est un monstre, c’est l’enfermer dans descatégoriescmorales ou psychologiques, pratiques mais réductrices. Roberto Succo, lui, est clairement

5 identifié comme un psychopathe. À partir de ce diagnostic, on peut commencer à l’appréhendersereinement, dans une opposition rationnelle et fructueuse entre normalité et anormalité. Enrevanche, le personnage de théâtre est par essence a-psychologique et Koltès l’a voulu comme tel,semant le trouble par des écarts volontaires avec le fait divers. Il nous place face au mystère deZucco. Il le construit comme un miroir à mille facettes. Zucco change de discours à chaque fois qu’il

10 rencontre quelqu’un. Il est tour à tour doux,violent, intellectuel, poétique, incohérent, meurtrier. Lamonstruosité n’est plus une donnée fiable, elle se construit comme une question sans réponse :qu’est-ce qui fait qu’un individu déraille ? J’ajoute une autre question qui me hante : en quoi lamonstruosité, au-delà de la pathologie individuelle, est-elle le produit d’une société ?

CATHERINE AILLOUD-NICOLAS : sans compter que Koltès crée des contre-points à Zucco.15 Par exemple, dans la pièce la foule des badauds est monstrueuse. C’est une assemblée de voyeurs qui

non seulement exprime des banalités, des lieux communs, une certaine bonne conscience, mais aussila peur, sans doute teintée de désir malsain, que surgisse le drame. D’ailleurs, le public du spectaclene s’y trompe pas et rit de la bêtise des propos alors même que la violence de la prise d’otage estsaisissante. Mais là encore, la monstruosité n’est pas de l’ordre de l’essence. Ce sont les discours qui

20 sont monstrueux, à un moment donné, pas les gens. Ailleurs, dans la pièce, ce sont descomportements. Le frère peut manifester son amour possessif pour la Gamine et la vendre quelquesscènes plus tard ; la patronne peut la consoler maternellement et deux minutes plus tard assister, sansintervenir à son enlèvement par un mac. C’est une monstruosité de l’instant.

AMÉLIE : Zucco est donc pour toi moins un monstre qu’un miroir pour les monstres ordinaires et25 invisibles ?

RICHARD : Ou du moins autant l’un que l’autre. S’ajoute à cela un phénomène très curieux. Face àZucco, chacun de ses interlocuteurs révèle ses pensées les plus intimes, les plus secrètes, comme si ledanger qu’il représente ouvrait des boîtes de Pandore. Un des mystères du texte pour moi est le faitqu’il tue certains et qu’il épargne d’autres. Quand on travaille avec les acteurs, on s’aperçoit qu’il ne

30 tue pas le vieux monsieur parce que, malgré la peur, ce dernier l’embarque dans un discours trèsélaboré, le place en partenaire d’une réflexion presque philosophique sur l’existence. Il ne tue pas laGamine qui n’est pas effrayée, et qui, au contraire, lui permet de s’inventer une identitépoétique..Inversement, il tue tous ceux qui ont parlé de mort, sa mère, l’inspecteur mélancolique. Etau sommet, il y a cet incroyable malentendu.Il tue l’enfant parce que sa mère a eu, le concernant, un

35 discours de rejet. D’ailleurs, c’est ce qu’il lui renvoie quand elle lui reproche ce meurtre.

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Séquence 2-C'est une tragédie !Extrait du dossier de presse de la mise en scène d'Incendies par S. Nordey.

Les titres des «actes » et des « scènes »

Incendie de Nawal1. Notaire2. Dernières volontés3. Théorie des graphes, vision périphérique4. La conjecture à résoudre5. Ce qui est là6. Carnage7. Un couteau planté dans la gorge8. Promesse9. Lire, écrire, compter, parler10. Enterrement de Nawal11. Silence

Incendie de l’enfance12. Le nom sur la pierre13. Sawda14. Frère et soeur15. Alphabet16. Par où commencer17. Orphelinat de Kfar Rayat18. Photographie et autobus du Sud19. Les pelouses de banlieue20. Le coeur même du polygone

Incendie de Jannaane 21. La guerre de cent ans 22. Abdessamad 23. La vie est autour du couteau 24. Kfar Rayat 25. Amitiés 26. La veste en toile bleue 27. Téléphones 28. Les noms véritables 29. La parole de Nawal 30. Les loups rouges

Incendie de Sarwane31. L’homme qui joue32. Désert33. Les principes d’un franc-tireur34. Chamseddine35. La voix des siècles anciens36. Lettre au père37. Lettre au fils38. Lettre aux jumeaux39. La dernière cassette

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Séquence 2-C'est une tragédie !

Texte 1-Wajdi Mouawad, Le Scarabée, 2015.Sur la page d'accueil de son site internet (www.wajdimouawad.fr) , Wajdi Mouawad compare l'artisteface au monde à un scarabée.

1 Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments d'animaux autrement plus gros quelui. Les intestins de ces animaux ont cru tirer tout ce qu'il y avait à tirer de la nourriture ingurgitéepar l'animal. Pourtant, le scarabée trouve, à l'intérieur de ce qui a été rejeté, la nourriture nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la précision, la finesse et une incroyable sensibilité

5 surpassent celles de n'importe quel mammifère. De ces excréments dont il se nourrit, le scarabée tirela substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu'on lui connaît et qui émeutnotre regard : le vert jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d'Afrique, le noir dejais du scarabée d'Europe et le trésor du scarabée d'or1, mythique entre tous, introuvable, mystère desmystère.

10 Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société les alimentsnécessaires pour produire les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables. L'artiste, tel unscarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et de cette nourriture abjecte ilparvient, parfois, à faire jaillir la beauté.

Texte 2-Wajdi Mouawad, « Je t'embrasse pour finir », in Les Cahiers du théâtre français, septembre2008, vol 8.

Une histoire de troc

1 Si l'on veut une histoire, on pourrait dire que ce fut une histoire de troc. Petit, j'avais acquis,par la force des choses et des circonstances, une connaissance aiguë des armes à feu. Je savaisdémonter, astiquer, nettoyer, remonter et calibrer une kalachnikov. Enfant, la notion de guerre futsouvent liée à celle du jeu comme plus tard elle d'écrire sera lié à celle du voyage. Au cours de la

5 guerre civile libanaise, avec des amis, je guettais les miliciens de passage pour m'occuper de leursarmes et pour me faire un peu d'argent de poche ; lorsque je m'endormais, je rêvais du jour encorelointain où j'aurais ma propre kalachnikov et où j'appartiendrais enfin à une vaillante milice, laquelle,après plusieurs massacres dont j'aurais été le génie et l'architecte, me ferait mettre de sa destinée.Mais, mes parents, qui ne se doutaient de rien, ont déménagé en France pour attendre la fin de cette

10 guerre qui ne s'est jamais terminée. Alors, à force d'impatience, j'ai tendu la main et j'ai attrapé lepremier objet qui pouvait, un tant soit peu, ressembler à une kalachnikov, et ce fut un crayon Pilotetaille fine V5. Les mots allaient devenir des cartouches ; les phrases : les chargeurs ; les acteurs : lesmitrailleuses et le théâtre : le jardin. Troc pour troc, donnant donnant.

Séquence 2-C'est une tragédie !Entretien avec Stanislas Nordey qui a mis en scène Incendies. Hors série NRP Lycée / n° 18 / janvier 2012

1 Stanislas Nordey sur sa mise en scène d’Incendies de W. Mouawad :« J’ai épuré jusqu’à ce qu’il nereste que le blanc et le noir… »Carole Guidicelli – Comment avez-vous découvert Incendies, la pièce de Wajdi Mouawad ?Stanislas Nordey – Je connais les pièces de Wajdi Mouawad depuis Journée de noces chez les Cro-

5 Magnon. Wajdi Mouawad venait alors de sortir de l’École de théâtre de Montréal. Mais je ne l’airencontré que plus tard, au moment de sa mise en scène de Littoral.[...] Nous avons donc commencéà entretenir une relation d’amitié. Lors d’un de ces séjours amicaux au Québec, j’ai eu envie de liretoutes ses pièces d’un trait. À la lecture d’Incendies, je me suis aperçu que sa forme était trèsdifférente des pièces que j’avais montées jusque-là. Je sentais aussi qu’elle contenait quelque chose

10 d’inédit dans la rencontre entre des acteurs et un public, par la forme de l’écriture, le sujet… Je

1 Le scarabée d'or est le tire d'une nouvelle à énigmes d'Edgar Allan Poe (1843)

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continue de penser qu’Incendies est le joyau de Wajdi Mouawad ; c’est le point de condensation deson écriture. J’avais vu la mise en scène qu’il en avait faite ; mais j’ai souvent constaté que quand un auteur monte sa propre pièce, il ne voit pas certaines choses. Je voulais donc, comme un gested’amitié, monter la pièce pour la révéler autrement au public.

15 C. G. – Vous évoquiez la forme de la pièce, plus exactement sa construction. Qu’est-ce qui vous aparticulièrement plu dans la construction de la pièce ?S. N. – J’aimais beaucoup cette histoire d’intrigues parallèles qui finissent par se rejoindre. C’est unprocédé d’écriture contemporain beaucoup utilisé au cinéma ces dernières années (dans des filmscomme Magnolia de Paul Thomas Anderson, par exemple), notamment parce qu’il offre plusieurs

20 entrées possibles dans une histoire. J’ai particulièrement été sensible à l’entrelacement de deuxmouvements, celui des vivants et celui des morts. C’était d’ailleurs un véritable enjeu de mise scène.Nous avons longtemps cherché des solutions scéniques pour en rendre compte avant de résoudre leproblème par les costumes : les vivants sont en blancs et les personnages du passé en noir, ce quivisuellement est immédiatement compris par le public.Incendies repose également sur un équilibre

25 très subtil entre le poétique et le politique, entre les enjeux politiques et émotionnels, entre unehistoire d’accès au savoir (savoir parler, lire, écrire, penser) et le contexte de la guerre avec laquestion de la violence.Ayant lu d’autres textes de Wajdi Mouawad, je m’intéressais à sa façon unpeu obsessionnelle – comme bien d’autres auteurs, d’ailleurs – de tourner autour d’un seul et mêmesujet en le déclinant sous plusieurs formes. Par exemple, l’épisode du bus qui flambe se trouve dans

30 Incendies, dans Un obus dans le coeur et dans le roman Visage retrouvé.C. G. – Quelles sont les solutions qui ont été envisagées pour rendre compte de l’entrelacement destemps et des fils narratifs ? Comment la solution définitive a-t-elle été trouvée ?S. N. – La solution est arrivée très tard. Je me demandais comment faire pour éviter ce qui m’agacevraiment au théâtre : la mise en scène d’un passage de relais entre des actrices pour signaler au

35 spectateur qu’il s’agit d’un même personnage montré à plusieurs étapes de sa vie. Pourtant, il fautbien trouver une astuce pour bien faire comprendre au public que Nawal a vingt ans, puis quarante,puis soixante. J’ai alors décidé que ce serait une convention posée au tout début de la représentation.Je n’aurais donc ensuite plus besoin d’y revenir. Le spectacle commence ainsi par la présentation despersonnages assumée par les acteurs eux-mêmes à leur entrée en scène. Nous nous sommes aussi

40 demandés comment traiter l’entrelacement des époques, soit par la mise en scène, soit par lescostumes, soit par la scénographie. Allions-nous changer d’espace à chaque changement d’époque,ou simplement manifester ce changement par les lumières ? Il fallait trouver une solution légère surle plan scénographique pour que le public comprenne immédiatement le passage à un autre temps de

45 récit. À une certaine étape des répétitions, nous nous sommes beaucoup reposés sur les changementsde lumière : des lumières très froides pour le passé, très chaudes pour le présent. Mais ce signen’était pas si évident pour le public. Le choix final du noir et du blanc est arrivé tard, comme endéfinitive tous les éléments de la mise en scène : quand je me suis amusé, avec ma collaboratriceClaire-Ingrid Cottanceau, à regarder les photos de la générale, je me suis vraiment aperçu que le

50 spectacle de la veille était tout autre. Par exemple, jusqu’à laveille de la première était prévuetoute une installation scénographique avec les bandes des cassettes de silence qu’écoute Jeanne :l’actrice les enroulait, les déroulait… et elles finissaient par envahir le plateau. J’ai finalement trouvécet élément trop illustratif ; je l’ai donc enlevé entre la générale et la première. Le travail de mise enscène n’était pas simple parce qu’il me semblait que l’écriture de Wajdi appelait en quelque sorte le

55 plateau nu. J’avais l’impression que dans cette écriture se jouait quelque chose de l’ordre de lanaissance du théâtre et d’une confiance dans ses pouvoirs – cela se confirme d’ailleurs maintenantque Wajdi Mouawad avoue ses sources d’inspiration et met en scène les tragédies de Sophocle. J’aidonc vraiment essayé de mettre en valeur des acteurs sur un plateau nu, et rien d’autre. Tout devaitpasser par la parole, sans illustration, pour être au plus proche du théâtre grec, et même du théâtre

60 racinien. J’ai épuré jusqu’à ce qu’il ne reste que le blanc et le noir, le rapport entre le passé et leprésent.

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Séquence 2- C'est une tragédie !Extrait du dossier « Pièces démontées », Sceren , CNDP.Dans les années qui suivent la création de l’État d’Israël, le Liban devient le théâtre d’une guerreentre la nouvelle nation et les pays arabes voisins. Sa situation géographique mais aussi la mosaïquedes confessions qui la composent, rendent particulièrement sensible l’affrontement entre chrétienset musulmans. Malgré l’effacement par l’auteur d’un cadre explicite, on peut s’interroger sur certainesressemblances entre fiction et réalité.

Fiction Réalité

Je connais Wahab on est du même camp. On venait du même village. C’est un réfugié du Sud, comme moi.Sawda, p. 34.

1948 : Création de l’État d’Israël. Des Palestiniens seretrouvent sans terre. Ces premiers réfugiés gagnent les pays arabes voisins. Ils gagnent le Liban par le Sud.

Les frères tirent sur leurs frères et les pères sur leur père. Une guerre. Mais quelle guerre ?Le médecin page 40

1956 : Premier heurt entre les chrétiens libanais (quiconstituent la partie la plus riche de la population etsouhaitent développer les échanges avec l’Occident) et les musulmans (préférant se rapprocher des autres pays arabes dans le conflit avec Israël).

Nous sommes au début de la guerre de cent ans. Audébut de la dernière guerre du monde. Nawal, p. 51.

1967 : Arrivée en masse de réfugiés palestiniens armés et organisés. La répartition des pouvoirs qui donnait l’avantage aux chrétiens maronites en raison de critères démographiques est remise en question.1973 : Début de l’affrontement armé entre phalangistes chrétiens et fedayins palestiniens. La ville de Beyrouth est divisée en deux et sépare les quartiers musulmans et chrétiens. La Syrie se substitue peu à peu à l’état libanais qui n’est plus souverain.1978 : L’O.L.P. prend en otage 60 Israéliens dans unbus à Tel-Aviv. L’armée riposte alors en bombardantla région de Tyr au sud du Liban.

Ils sont rentrés dans le camp. Couteaux, grenades, machettes, haches, fusils, acide. Sawda, p. 56.Ici, il y a eu les massacres dans les camps.Chamseddine p. 83.

Les militaires ont encerclé les camps et ils ont fait entrer les miliciens et les miliciens ont tué tout ce qu’ils trouvaient. Ils étaient fous. On avait assassiné leur chef. Le guide, p. 56.

1976 : Expulsion de force des réfugiés palestiniens du camp de la Quarantaine à Beyrouth (en riposte, le même sort est réservé aux chrétiens du village de Damour). Le camp de Tell el-Zaatar tombe après 52 jours de siège.

1982 : Assassinat du chef des Forces libanaisesBachir Gémayel.Massacre des camps palestiniens de Sabra et Chatila.L’armée israélienne a laissé pénétrer les phalangistesdans le camp.

Puis il y a eu l’invasion du pays par l’armée étrangère. Celle qui vient du sud. Chamseddine p. 83.

1978 : L’armée israélienne pénètre au Liban.Elle confie ensuite le pouvoir au général Saad Haddad qui contrôle la partie sud du pays à l’aide de nombreux miliciens et soldats mais surtout au soutien de l’armée israélienne.

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Séquence 2-C'est une tragédie !

Texte 1-Wajdi Mouawad, Le Scarabée, 2015.Sur la page d'accueil de son site internet (www.wajdimouawad.fr) , Wajdi Mouawad compare l'artisteface au monde à un scarabée.

1 Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments d'animaux autrement plus gros quelui. Les intestins de ces animaux ont cru tirer tout ce qu'il y avait à tirer de la nourriture ingurgitéepar l'animal. Pourtant, le scarabée trouve, à l'intérieur de ce qui a été rejeté, la nourriture nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la précision, la finesse et une incroyable sensibilité

5 surpassent celles de n'importe quel mammifère. De ces excréments dont il se nourrit, le scarabée tirela substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu'on lui connaît et qui émeutnotre regard : le vert jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d'Afrique, le noir dejais du scarabée d'Europe et le trésor du scarabée d'or1, mythique entre tous, introuvable, mystère desmystère.

10 Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société les alimentsnécessaires pour produire les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables. L'artiste, tel unscarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et de cette nourriture abjecte ilparvient, parfois, à faire jaillir la beauté.

Texte 2-Wajdi Mouawad, « Je t'embrasse pour finir », in Les Cahiers du théâtre français, septembre2008, vol 8.

Une histoire de troc

1 Si l'on veut une histoire, on pourrait dire que ce fut une histoire de troc. Petit, j'avais acquis,par la force des choses et des circonstances, une connaissance aiguë des armes à feu. Je savaisdémonter, astiquer, nettoyer, remonter et calibrer une kalachnikov. Enfant, la notion de guerre futsouvent liée à celle du jeu comme plus tard elle d'écrire sera lié à celle du voyage. Au cours de la

5 guerre civile libanaise, avec des amis, je guettais les miliciens de passage pour m'occuper de leursarmes et pour me faire un peu d'argent de poche ; lorsque je m'endormais, je rêvais du jour encorelointain où j'aurais ma propre kalachnikov et où j'appartiendrais enfin à une vaillante milice, laquelle,après plusieurs massacres dont j'aurais été le génie et l'architecte, me ferait mettre de sa destinée.Mais, mes parents, qui ne se doutaient de rien, ont déménagé en France pour attendre la fin de cette

10 guerre qui ne s'est jamais terminée. Alors, à force d'impatience, j'ai tendu la main et j'ai attrapé lepremier objet qui pouvait, un tant soit peu, ressembler à une kalachnikov, et ce fut un crayon Pilotetaille fine V5. Les mots allaient devenir des cartouches ; les phrases : les chargeurs ; les acteurs : lesmitrailleuses et le théâtre : le jardin. Troc pour troc, donnant donnant.

Séquence 3-C'est une tragédie !Entretien avec Stanislas Nordey qui a mis en scène Incendies. Hors série NRP Lycée / n° 18 / janvier 2012

1 Stanislas Nordey sur sa mise en scène d’Incendies de W. Mouawad :« J’ai épuré jusqu’à ce qu’il nereste que le blanc et le noir… »Carole Guidicelli – Comment avez-vous découvert Incendies, la pièce de Wajdi Mouawad ?Stanislas Nordey – Je connais les pièces de Wajdi Mouawad depuis Journée de noces chez les Cro-

5 Magnon. Wajdi Mouawad venait alors de sortir de l’École de théâtre de Montréal. Mais je ne l’airencontré que plus tard, au moment de sa mise en scène de Littoral.[...] Nous avons donc commencéà entretenir une relation d’amitié. Lors d’un de ces séjours amicaux au Québec, j’ai eu envie de liretoutes ses pièces d’un trait. À la lecture d’Incendies, je me suis aperçu que sa forme était trèsdifférente des pièces que j’avais montées jusque-là. Je sentais aussi qu’elle contenait quelque chose

10 d’inédit dans la rencontre entre des acteurs et un public, par la forme de l’écriture, le sujet… Je

1 Le scarabée d'or est le tire d'une nouvelle à énigmes d'Edgar Allan Poe (1843)

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continue de penser qu’Incendies est le joyau de Wajdi Mouawad ; c’est le point de condensation deson écriture. J’avais vu la mise en scène qu’il en avait faite ; mais j’ai souvent constaté que quand un auteur monte sa propre pièce, il ne voit pas certaines choses. Je voulais donc, comme un gested’amitié, monter la pièce pour la révéler autrement au public.

15 C. G. – Vous évoquiez la forme de la pièce, plus exactement sa construction. Qu’est-ce qui vous aparticulièrement plu dans la construction de la pièce ?S. N. – J’aimais beaucoup cette histoire d’intrigues parallèles qui finissent par se rejoindre. C’est unprocédé d’écriture contemporain beaucoup utilisé au cinéma ces dernières années (dans des filmscomme Magnolia de Paul Thomas Anderson, par exemple), notamment parce qu’il offre plusieurs

20 entrées possibles dans une histoire. J’ai particulièrement été sensible à l’entrelacement de deuxmouvements, celui des vivants et celui des morts. C’était d’ailleurs un véritable enjeu de mise scène.Nous avons longtemps cherché des solutions scéniques pour en rendre compte avant de résoudre leproblème par les costumes : les vivants sont en blancs et les personnages du passé en noir, ce quivisuellement est immédiatement compris par le public.Incendies repose également sur un équilibre

25 très subtil entre le poétique et le politique, entre les enjeux politiques et émotionnels, entre unehistoire d’accès au savoir (savoir parler, lire, écrire, penser) et le contexte de la guerre avec laquestion de la violence.Ayant lu d’autres textes de Wajdi Mouawad, je m’intéressais à sa façon unpeu obsessionnelle – comme bien d’autres auteurs, d’ailleurs – de tourner autour d’un seul et mêmesujet en le déclinant sous plusieurs formes. Par exemple, l’épisode du bus qui flambe se trouve dans

30 Incendies, dans Un obus dans le coeur et dans le roman Visage retrouvé.C. G. – Quelles sont les solutions qui ont été envisagées pour rendre compte de l’entrelacement destemps et des fils narratifs ? Comment la solution définitive a-t-elle été trouvée ?S. N. – La solution est arrivée très tard. Je me demandais comment faire pour éviter ce qui m’agacevraiment au théâtre : la mise en scène d’un passage de relais entre des actrices pour signaler au

35 spectateur qu’il s’agit d’un même personnage montré à plusieurs étapes de sa vie. Pourtant, il fautbien trouver une astuce pour bien faire comprendre au public que Nawal a vingt ans, puis quarante,puis soixante. J’ai alors décidé que ce serait une convention posée au tout début de la représentation.Je n’aurais donc ensuite plus besoin d’y revenir. Le spectacle commence ainsi par la présentation despersonnages assumée par les acteurs eux-mêmes à leur entrée en scène. Nous nous sommes aussi

40 demandés comment traiter l’entrelacement des époques, soit par la mise en scène, soit par lescostumes, soit par la scénographie. Allions-nous changer d’espace à chaque changement d’époque,ou simplement manifester ce changement par les lumières ? Il fallait trouver une solution légère surle plan scénographique pour que le public comprenne immédiatement le passage à un autre temps de

45 récit. À une certaine étape des répétitions, nous nous sommes beaucoup reposés sur les changementsde lumière : des lumières très froides pour le passé, très chaudes pour le présent. Mais ce signen’était pas si évident pour le public. Le choix final du noir et du blanc est arrivé tard, comme endéfinitive tous les éléments de la mise en scène : quand je me suis amusé, avec ma collaboratriceClaire-Ingrid Cottanceau, à regarder les photos de la générale, je me suis vraiment aperçu que le

50 spectacle de la veille était tout autre. Par exemple, jusqu’à laveille de la première était prévuetoute une installation scénographique avec les bandes des cassettes de silence qu’écoute Jeanne :l’actrice les enroulait, les déroulait… et elles finissaient par envahir le plateau. J’ai finalement trouvécet élément trop illustratif ; je l’ai donc enlevé entre la générale et la première. Le travail de mise enscène n’était pas simple parce qu’il me semblait que l’écriture de Wajdi appelait en quelque sorte le

55 plateau nu. J’avais l’impression que dans cette écriture se jouait quelque chose de l’ordre de lanaissance du théâtre et d’une confiance dans ses pouvoirs – cela se confirme d’ailleurs maintenantque Wajdi Mouawad avoue ses sources d’inspiration et met en scène les tragédies de Sophocle. J’aidonc vraiment essayé de mettre en valeur des acteurs sur un plateau nu, et rien d’autre. Tout devaitpasser par la parole, sans illustration, pour être au plus proche du théâtre grec, et même du théâtre

60 racinien. J’ai épuré jusqu’à ce qu’il ne reste que le blanc et le noir, le rapport entre le passé et leprésent.

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Séquence 2-C'est une tragédie !

Paroles de The Logical Song, Supertramp.

When I was young, it seemed that life was so wonderful, a miracle, oh it was beautiful, magical. And all the birds in the trees, well they'd be singing so happily, oh joyfully, oh playfully watching me. But then they send me away to teach me how to be sensible, logical, oh responsible, practical. And then they showed me a world where I could be so dependable, oh clinical, oh intellectual, cynical.

There are times when all the world's asleep, the questions run too deep for such a simple man. Won't you please, please tell me what we've learned I know it sounds absurd but please tell me who I am

Now watch what you say or they'll be calling you a radical, a liberal, oh fanatical, criminal. Won't you sign up your name, we'd like to feel you're acceptable, respectable, oh presentable, a vegetable!

But at night, when all the world's asleep, the questions run so deep for such a simple man. Won't you please, please tell me what we've learned I know it sounds absurd but please tell me who I am, Who I am !!!

Séquence 2-C'est une tragédie.La scène d'exposition comme signe d'un renouveau de la tragédie.

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En quoi ces scènes d'exposition peuvent-elles paraître déroutantes ? En quoi ces scènes d'exposition participent-elles de la tragédie et permettent-elles de la renouveler ?

Texte 1-En attendant Godot, Samuel Beckett, 1952.Texte 2-Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1990.Texte 3-Littoral, Wajdi Mouawad, 1999.DOCUMENT ANNEXE :Eugène Ionesco, Notes et Contre-notes (extrait), Gallimard 1962

Texte 1-En attendant Godot, Samuel Beckett, 1952.

1 Route à la campagne, avec arbre.Soir.Estragon, assis sur une pierre, essaie d'enlever sa chaussure. Il s'y acharne des deux mains,

en ahanant. Il s'arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu.5 Entre Vladimir.

ESTRAGON (renonçant à nouveau) : Rien à faire.VLADIMIR (s'approchant à petits pas raides, les jambes écartées) : Je commence à le

croire. (Il s'immobilise.) J'ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, soisraisonnable. Tu n'as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. (Il se recueille, songeant au

10 combat. A Estragon.) Alors, te revoilà, toi.ESTRAGON : Tu crois ?VLADIMIR : Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours.ESTRAGON : Moi aussi.VLADIMIR : Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t'embrasse.

15 (Il tend la main à Estragon.)ESTRAGON (avec irritation) : Tout à l'heure, tout à l'heure.Silence. VLADIMIR (froissé, froidement) : Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ?ESTRAGON : Dans un fossé.

20 VLADIMIR (épaté) : Un fossé ! Où ça ?ESTRAGON (sans geste) : Par là.VLADIMIR : Et on ne t'a pas battu ?ESTRAGON : Si... Pas trop.VLADIMIR : Toujours les mêmes ?

25 ESTRAGON : Les mêmes ? Je ne sais pas.Silence. VLADIMIR : Quand j'y pense... depuis le temps... je me demande... ce que tu serais

devenu... sans moi... (Avec décision) Tu ne serais plus qu'un petit tas d'ossements à l'heure qu'il est,pas d'erreur.

30 ESTRAGON (piqué au vif) : Et après ?VLADIMIR (accablé) : C'est trop pour un seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D'un

autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a uneéternité, vers 1900.

ESTRAGON : Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie.35 VLADIMIR : La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les

premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter.(Estragon s'acharne sur sa chaussure.) Qu'est-ce que tu fais ?

ESTRAGON : Je me déchausse. Ça ne t'est jamais arrivé, à toi ?VLADIMIR : Depuis le temps que je te dis qu'il faut les enlever tous les jours. Tu ferais

40 mieux de m'écouter.ESTRAGON (faiblement) : Aide-moi !VLADIMIR : Tu as mal ?

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ESTRAGON : Mal ! Il me demande si j'ai mal !VLADIMIR (avec emportement) : Il n'y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas.

45 Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m'en dirais des nouvelles.ESTRAGON : Tu as eu mal ?VLADIMIR : Mal ! Il me demande si j'ai eu mal !ESTRAGON (pointant l'index) : Ce n'est pas une raison pour ne pas te boutonner.VLADIMIR (se penchant) : C'est vrai. (Il se boutonne.) Pas de laisser-aller dans les petites

50 choses.ESTRAGON : Qu'est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment.VLADIMIR (rêveusement) : Le dernier moment... (Il médite) C'est long, mais ce sera bon.

Qui disait ça ?ESTRAGON : Tu ne veux pas m'aider ?

55 VLADIMIR : Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. ( Ilote son chapeau, regarde dedans, y promene sa main, le secoue, le remet.) Comment dire ? Soulagéet en même temps... (il cherche) ...épouvanté. (Avec emphase.) E-POU-VAN-TE. (Il ote à nouveauson chapeau, regarde dedans.) Ca alors ! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose,regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin... (Estragon, au prix d'un suprême effort, parvient à

60 enlever sa chaussure. Il regarde dedans, y promene sa main, la retourne, la secoue, cherche parterre s'il n'en est pas tombé quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à nouveau dans sachaussure, les yeux vagues.) Alors ?

ESTRAGON : RienVLADIMIR : Fais voir.

65 ESTRAGON : Il n'y a rien à voir.

Texte 2-Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1990.

PROLOGUE

1 LOUIS. – Plus tard‚ l’année d’apres– j’allais mourir à mon tour –j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚l’année d’après‚de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚

5 de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚l’année d’après‚comme on ose bouger parfois‚à peine‚devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un

10 geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚l’année d’après‚malgré tout‚la peur‚prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚

15 malgré tout‚l’année d’après‚je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le voyage‚ pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision– ce que je crois –

20 lentement‚ calmement‚ d’une manière posée– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours étéun homme posé ?‚pour annoncer‚dire‚

25 seulement dire‚ma mort prochaine et irrémédiable‚

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l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚et paraître– peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le

30 plus loin que j’ose me souvenir –et paraître pouvoir là encore décider‚me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encoreque je ne connais pas (trop tard et tant pis)‚me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même

35 et d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.

Texte 3-Littoral, Wajdi Mouawad, 1999.

ICI1-Nuit

1 Nuit.

WILFRID. C'est en désespoir de cause, monsieur le juge, que j'ai couru jusqu'ici pour venirvous voir. On m'a dit que vous étiez la bonne personne pour ce genre de choses, alors je n'ai pashésité et j'ai couru sans savoir quoi dire ni comment répondre avec la catastrophe par-dessus le

5 marché puisqu'hier encore je n'étais rien et du jour au lendemain, par la terreur des circonstances, jesuis là devant vous et vous me dites : racontez-moi un peu qui vous êtes comme si j'étais unehistoire. Mais rien, je ne suis rien, un quidam ou alors je ne sais pas ou je n'ai jamais su! Maintenant, il faut ce qu'il faut et pour raconter je veux bien essayer de dire, comme vous dites, un peu qui jesuis, même si un peu je ne sais pas et qu'importe la quantité puisqu'un peu ou beaucoup ça va être

10 long alors pour commencer par une vérité, mettons que je m'appelle Wilfrid et que je suis très presséà cause des lois de la nature qui vont attaquer de tous bords tous côtés, je peux dire aussi que cettehistoire, si histoire il y a, a commencé il y a trois jours de façon remarquable.

J'étais au lit avec une déesse dont le nom m'échappe, Athéna ou Héléna ça n'a pasd'importance d'autant qu'elle ne se souvenait pas plus du mien. On baisait et c'était formidable. Je l'ai

15 appelée Françoise, Chantal, Claudine, Marie et Ursule ; elle m'a appelé William, Julien, John,Moustafa et Jean-Claude, elle m'a appelé aussi Gérard et Germain et c'était bon. Cette fille avait uncul comme je n'en ai jamais encore tenu un, pourtant, des culs, monsieur le juge, j'en ai tenubeaucoup. C'est vous dire le cul. Je ne veux pas insister sur les détails parce que ce n'est pas le lieu,mais c'est important que vous sachiez qu'à cet instant je tirais la baise de ma vie ! C'était bon, c'était

20 gourmand, c'était cochon, c'était écoeurant ! Et quand j'ai joui, j'ai joui en même temps que letéléphone avec l'impression de décharger de trois sonneries ; alors sans prendre la peine ni deréfléchir ni de me retirer, sexe à sexe, j'ai décroché!Il y en a qui ne croient pas au destin, je ne lesenvie pas car de toutes les façons, moi non plus je n'y crois pas mais un coup de téléphone à troisheures du matin ça reste un coup de téléphone à trois heures du matin et ce coup-là, justement au

25 moment de l'éjaculation, , m'annonçant la mort de mon père, si ce n'est pas le destin, qu'est-ce quec'est bordel ? Quel sens Dringallovenezvotre pèreestmort ça peut avoir sinon !Qu'est-ce que ça peutsignifier ?Alors on raccroche mais c'est comme si on n'avait rien fait, alors on raccroche encore maisc'est terminé et on a beau raccrocher encore et toujours, ce n'est plus la même tonalité qu'avant, c'estfini parce que c'est toujours le téléphone à la main et à jamais Dringallovenezvotre pèreestmort dans

30 les oreilles !Il fallait reconnaître le corps, le corps était à la morgue et la morgue était fermée à cause d'un

problème technique ! Elle n'ouvrait qu'à sept heures ! Il fallait attendre, mais comment attendrequand le monde tombe ? Je ne suis pas resté à la maison parce que Dringallovenezvotre pèreestmortalors je ne voulais plus être quelque part ; je suis sort pour trouver un ailleurs mais ce n'est pas

35 évident quand vous avez le cœur dans les talons, qui est une expression stupide. J'ai cherché partoutun ailleurs mais je n'ai rien trouvé:partout c'était toujours ici, et c'était crevant !

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Séquence 2- C'est une tragédie.

Quelques photogrammes de la mise en scène d'Incendies

1-Mise en scène de Wajdi Mouawad

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2-Mise en scène de Stanislas Nordey

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Séquence 3 Pères et fils

Objet d'étude Le personnage de roman du XVIIème siècle à nos jours

Un groupement de textes romanesques autour de la figure paternelle

Problématiques • Comment se fabrique un personnage de roman ?• Quelles relations unissent l'auteur et ses personnages.

Notions abordées • L'évolution du personnage de roman • Biofiction, autofiction : une certaine tendance du roman

contemporain.

Lectures analytiques Texte 1-Stendhal, Le Rouge et le Noir. Extrait du chapitre IV. 1830.

Texte 2-André Gide, Les Faux-Monnayeurs, 1925.

Texte 3-Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit,1952.

Texte 4-Jean-Marie Gustave Le Clézio, L'Africain.2004.

Documents complémentaires • Autour du texte de Stendhal :

◦ Extrait de La Gazette des tribunaux : l'affaire Berthet.◦ Extrait de La Vie d'Henry Brulard de Stendhal.

• Autour du texte d'A.GideAutre extrait des Faux-Monnayeurs d'André Gide.

• Corpus de textes sur l'évolution du personnage de roman ◦ Extrait de Lancelot ou le le chevalier à la charrette de Chrétien

de Troyes.◦ Extrait de La Princesse de Cleves de Madame de Lafayette.◦ Extrait de L'Histoire du chevalier des Grieux et de Manon

Lescaut de l'Abbé Prévost.◦ Extrait de La Chartreuse de Parme de Stendhal.◦ Extrait de Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert.◦ Extrait de Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline.◦ Extrait de La Nausée de Jean-Paul Sartre.◦ Extrait de La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet.◦ Extrait de Le Romancier et ses personnages de François

Mauriac.

• Extrait du film Starbuck de Ken Scott. 2011.• Le Caravage, Le Sacrifice d'Isaac, 1597-1598. • Reportage sur l'exposition au Musée des Augustins :

comparaison du Sacrifice d'Isaac du Caravage et du Sacrifice d'Abraham de Rembrandt. https://www.youtube.com/watch?v=KJux3AWLXIY

Activités complémentaires • La figure du père :

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◦ ✍ Ecrivez une « définition » de ce qu'est un père selon vous.

◦ ✍ Ecrivez un court paragraphe dans lequel vous expliquerez ce qu'est un père selon vous.

• La « dissolution du personnage » en question :◦ Extrait de Pour en finir avec le personnage de roman

d'A.Robbe-Grillet.◦ Extrait de Le Don des morts de Danièle Sallenave.◦ Extrait de L'effet-personnage de Vincent Jouve.

✍ Robbe-Grillet envisage la disparition du personnage qu'ilassimile à une « momie » tandis que Danièle Sallenave en fait unecomposante indispensable du genre romanesque.

Laquelle de ces deux thèses privilégiez-vous ?

Présentez votre point de vue en recourant à des argumentsprécis illustrés par au moins un exemple.

Lecture cursive Stendhal, Le Rouge et le Noir, Partie I

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SÉQUENCE 3- Pères et fils

LES TEXTES DE LECTURE ANALYTIQUE

Texte 1-Stendhal, Le Rouge et le Noir. Extrait du chapitre IV.

Texte 2-André Gide, Les Faux-Monnayeurs, 1925.

Texte 3-Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit,

Texte 4-Jean-Marie Gustave Le Clézio, L'Africain.2004.

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Texte 1-Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre IV. « Un père et un fils »

1 En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor 16 ; personne nerépondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèce de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient 17 les troncs de sapin, qu’ils allaient porter à la scie.Tout occupés à suivre exactement la marque noiretracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils

5 n’entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il cherchavainement Julien à la place qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six piedsde haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de toutle mécanisme, Julien lisait. Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné àJulien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais

10 cette manie de lecture lui était odieuse : il ne savait pas lire lui-même.Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme

donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de sonpère. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de làsur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que

15 tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdrel’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine enaction, qui l’eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche comme il tombait.

« Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es degarde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. »

20 Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de sonposte officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur p h y s i q u e ,que pour la perte de son livre qu’il adorait.

« Descends, animal, que je te parle. » Le bruit de la machine empêcha encore Juliend’entendre cet ordre. Son père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur

25 le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre les noix, et l’en frappa sur l’épaule. Àpeine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers lamaison. Dieu sait ce qu’il va me faire ! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement leruisseau où était tombé son livre ; c’était celui de tous qu’il affectionnait le plus, le Mémorial deSainte-Hélene18.

30 Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C’était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin 19. De grandsyeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animésen cet instant de l’expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas,lui donnaient un petit front, et dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les innombrables

35 variétés de la physionomie20 humaine, il n’en est peut-être point qui se soit distinguée par unespécialité plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur.Dès sa première jeunesse, son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné l’idée à sonpère qu’il ne vivrait pas, ou qu’il vivrait pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous àmaison, il haïssait ses frères et son père ; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était

40 toujours battu.

16 Voix de stentor: Stentor est personnage de L'Iliade dont la voix était plus forte que celle de cinquante soldats. « une voix de stentor » est une voix très forte, retentissante.

17 Équarrir : tailler à angles droits.18 Le Mémorial de Sainte-Hélene est une œuvre de Napoléon Ier écrite durant son exil.19 Aquilin se dit d'un nez fin et recourbé en bec d'aigle.20 Physionomie : ensemble des traits du visage ayant un caractère particulier et exprimant la personnalité.

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Texte 2-André Gide, Les Faux-monnayeurs, 1925.Alors qu'il révise son « bachot », Bernard Profitendieu a trouvé une lettre adressée à sa mere qui lui faitcomprendre qu'il est un « batard » et que le juge Profitendieu n'est pas son pere comme il l'a cru jusque là.Ilaccueille la nouvelle avec beaucoup de distance et un certain soulagement : « Ne pas savoir qui est son père,c'est ça qui guérit de la peur de lui ressembler. » Dans le passage suivant, le juge vient de rentrer chez lui etdécouvre la lettre que lui a adressée Bernard.

1 « Monsieur,

J'ai compris, à la suite de certaine découverte que j'ai faite par hasard cet après-midi, que jedois cesser de vous considérer comme mon père, et c'est pour moi un immense soulagement. En mesentant si peu d'amour pour vous, j'ai longtemps cru que j'étais un fils dénaturé ; je préfère savoir que

5 je ne suis pas votre fils du tout. Peut-être estimez-vous que je vous dois la reconnaissance pour avoirété traité par vous comme un de vos enfants ; mais d'abord, j'ai toujours senti entre eux et moi votredifférence d'égards, et puis tout ce que vous en avez fait, je vous connais assez pour savoir que c'étaitpar horreur du scandale, pour cacher une situation qui ne vous faisait pas beaucoup honneur-et enfinparce que vous ne pouviez faire autrement. Je préfère partir sans revoir ma mère, parce que je

10 craindrais, en lui faisant mes adieux définitifs, de m'attendrir et aussi parce que devant moi, ellepourrait se sentir dans une fausse situation-ce qui me serait désagréable. Je doute que son affectionpour moi soit bien vive ; comme j'étais el plus souvent en pension, elle n'a guère eu le temps de meconnaître, et comme ma vue lui rappelait sans cesse quelque chose de sa vue qu'elle aurait voulueffacer, je pense qu'elle me verra partir avec soulagement et plaisir. Dites-lui, si vous en avez le

15 courage, que je ne lui en veux pas, de m'avoir fait bâtard ; qu'au contraire, je préfère ça à savoir queje suis né de vous. (Excusez-moi de parler ainsi ; mon intention n'est pas de vous écrire des insultes ; mais ce que j'en dis va vous permettre de me mépriser, et cela vous soulagera.)

Si vous désirez que je garde le silence sur les secrètes raisons qui m'ont fait quitter votrefoyer, je vous prie de ne point chercher à m'y faire revenir. La décision que je prends de vous quitter

20 est irrévocable. Je ne sais ce qu'a pu vous coûter mmon entretien jusqu'à ce jour ; je pouvais accepter de vivre à vos dépens tant que j'étais dans l'ignorance, mais il va sans dire que je préfère ne rienrecevoir de vous à l'avenir. L'idée de vous devoir quoi que ce soit m'est intolérable et je crois que sic'était à recommencer, je préfèrerais mourir de faim plutôt que de m'asseoir à votre table.Heureusement il me semble me souvenir d'avoir entendu dire que ma mère, quand elle vous a

25 épousé, était plus riche que vous. Je suis donc libre de penser que je n'ai vécu qu'à sa charge. Je laremercie, la tiens quitte de tout le reste, et lui demande de m'oublier. Vous trouverez bien un moyend'expliquer mon départ auprès de ceux qui pourraient s'en étonner. Je vous permets de me charger( mais je sais bien que vous n'attendrez pas ma permission pour le faire).

Je signe du ridicule nom qui est le vôtre, que je voudrais pouvoir vous rendre, et qu'il me30 tarde de déshonorer.

BERNARD PROFITENDIEU.

P.S : -Je laisse chez vous toutes mes affaires qui pourront servir à Caloub plus légitimement, jel'espère pour vous. »

Monsieur Profitendieu gagna en chancelant, un fauteuil. Il eût voulu réfléchir, mais les idées35 tourbillonnaient confusément dans sa tête. De plus, il ressentait un petit pincement au côté droit, là,

sous les côtes : il n'y couperait pas : c'était la crise de foie. Y-avait-il seulement de l'eau de Vichy à lamaison ? Si au moins son épouse était rentrée ! Comment allait-il l'avertir de la fuite de Bernard ?Devait-il lui montrer la lettre ? Elle est injuste cette lettre, abominablement injuste. Il devrait s'enindigner surtout. Il voudrait prendre pour de l'indignation sa tristesse. Il respire fortement et à chaque

40 expiration un « ah ! Mon Dieu ! Rapide et faible comme un soupir. Sa douleur au côté se confondavec sa tristesse, la prouve et la localise. Il lui semble qu'il a du chagrin au foie. Il se jette dans unfauteuil et relit la lettre de Bernard. Il hausse tristement les épaules. Certes, elle est cruelle pour lui,cette lettre ; mais il y sent du dépit, du défi, de la jactance. Jamais aucun de ses autres enfants, de sesvrais enfants, n'aurait été capable d'écrire ainsi, non plus qu'il n'en aurait été capable lui-même ; il le

45 sait bien car il n'est rien en eux qu'il n'ait connu de reste en lui-même. Certes il a toujours cru qu'ildevait blâmer ce qu'il sentait en Bernard de neuf, de rude, et d 'indompté ; mais il beau le croire

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encore, il sens bien que c'est précisément à cause de cela qu'il l'aimait comme il n'avait jamais aiméles autres. »

Texte 3-Louis Ferdinand Céline, Mort à crédit.1952.Alors qu'il était censé faire des « commissions , le narrateur rentre chez lui fort tard ; sa mere s'est inquiétéecar elle a eu peur que son fils ne soit impliqué dans des bagarres aux Tuileries. Son pere est furieux.

1 Il se remonte encore la pendule!...Il se surpasse ! Il se gonfle à bloc!...Il se dégrafe tout ledevant de la chemise...il se dépoitraille...

«Tonnerre de bordel de Nom de Dieu ! Mais il est canaille jusqu'au sang ? Il s'arrêtera plusdevant rien!...Tu devrais tout de même savoir!...Ne rien lui confier!...Pas un centime! Pas un

5 sou!...Tu me l'avais juré quinze fois! Vingt fois! Cent mille fois!...Et quand même il faut que turecommences! Tu es incorrigible!»

Il rebondit dessus son tabouret. Il vient exprès pour m'insulter en face...Il traverse encoretoute la pièce. Il me bave dans la tronche, il se boursoufle à plein...il s'enfurie vis-à-vis...C'est saperformance d'ouragan!... Je vois ses yeux tout contre mon blaze...Ils se révulsent drôle... Ils lui

10 tremblotent dans ses orbites... C'est une tempête entre nous deux. Il bégaye si fort en rage qu'ilexplose de postillons... Il m'inonde, il me trouble la vue, je suis éberlué... Il se trémousse avectellement de force qu'il s'en arrache les pansements du cou. Il regigote doublement... Il se met detraviole pour m'agonir...Il m'agrafe...Je le repousse et je fais à cet instant un brutal écart...Je suisdéterminé aussi... Je veux pas qu'il me touche le sale fias...Ça l'interloque une seconde...

15 -Ah! Alors? Qu'il me fait comme ça...Ah! Tiens! Si je me retenais pas!...-Vas-y, que je lui dis...Je sens que ça monte...-Ah! Petit fumier! Tu me défies? Petit maquereau! Petite ordure! Regardez cette

insolence ! Cette ignominie ! Tu veux notre peau ? Hein ? N'est-ce pas que tu la veux ? Dis-le donctout de suite !...Petit lâche ! Petite roulure !...Il me crache tout ça dans la tête...Il retourne aux

20 incantations.«Bordel de Bon Dieu de saloperie! Qu'avons-nous fait ma pauvre enfant pour engendrer

une telle vermine? Pervertie comme trente-six potences!...Roué21! Canaille! Fainéant! Tout! Il esttout calamité! Bon à rien! Qu'à nous piller! Nous rançonner! Une infection! Nous écharper sansmerci!...Voilà toute la reconnaissance pour une vie de sacrifices! Deux existences en pleine

25 angoisse! Nous les vieux idiots! Les sales truffes, toujours!...Hein, dis-le encore! Dis, cancre àpoison! Dis-le donc! Dis-le tout de suite que tu veux nous faire crever!...Crever de chagrin! Demisère! Que je t'entende au moins avant que tu m'achèves! Dis, gouape22 infecte!

Ma mère alors se soulève, elle se ramène à cloche-pompe, elle veut s'opposer entre nous...«Auguste! Auguste! Ecoute-moi, voyons! Ecoute-moi! Je t'en supplie! Voyons, Auguste!

30 Tu vas te remettre sur le flanc! Songe à moi, Auguste! Songe à nous! Tu vas te remettre tout à faitmalade! Ferdinand! Toi, va-t-en, mon petit! Va dehors! Reste pas là!...

Je bouge pas d'un pouce. C'est lui qui se rassoit.Il s'éponge, il grogne!...Il tape un, deux coups d'abord sur encore les lettres du clavier...Et

puis il rebeugle...Il se tourne vers moi, il me pointe du doigt, il me désigne...Il fait le solennel...

35 «Ah! Tiens! Je peux bien l'avouer aujourd'hui!...Comme je le regrette! Comme j'aimanqué d'énergie! Comme je suis coupable de ne pas t'avoir salement dressé! Nom de Dieu de BonDieu! Dressé! Quand il était temps encore! C'est à douze ans, m'entends-tu! C'est à douze ans pasplus tard qu'il aurait fallu te saisir et t'enfermer solidement! Ah oui! Pas plus tard! Mais j'ai manquéd'énergie!...T'enfermer en correction...Voilà! C'est là que tu aurais été maté!...Nous n'en serions pas

40 où nous sommes!...A présent, les jeux sont faits!...La fatalité nous emporte! Trop tard! Trop tard!

21 Roué : terme littéraire : se dit d'un individu sans principes et sans moralité.22 Gouape : argot. Voyou.

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Texte 4-Le Clézio, L'Africain, 2004.

1 Tel était l'homme que j'ai rencontré en 1948 à la fin de sa vie africaine. Je ne l'ai pasreconnu, pas compris. Il était trop différent de tous ceux que je connaissais, un étranger, et mêmeplus que cela, presque un ennemi. Il n'avait rien de commun avec les hommes que je voyais enFrance dans le cercle de ma grand-mère, ces «oncles», ces amis de mon grand-père, messieurs d'un

5 autre âge, distingués, décorés, patriotes, revanchards, bavards, porteurs de cadeaux, ayant unefamille, des relations, abonnés au Journal des voyages, lecteurs de Léon Daudet et de Barrès.Toujours impeccablement vêtus de leurs complets gris, de leurs gilets, portant cols durs et cravates,coiffant leurs chapeaux de feutre et maniant leurs cannes à bout ferré. Après dîner, ils s'installaientdans les fauteuils de cuir de la salle à manger, souvenirs de temps prospères, ils fumaient et ils

10 parlaient, et moi je m'endormais le nez dans mon assiette vide en écoutant le ronron de leurs voix.L'homme qui m'est apparu au pied de la coupée, sur le quai de Port Harcourt, était d'un autre

monde : vêtu d'un pantalon trop large et trop court, sans forme, d'une chemise blanche, ses souliersde cuir noir empierrés par les pistes. Il était dur, taciturne. Quand il parlait en français, c'était avecl'accent chantant de Maurice, ou bien il parlait en pidgin, ce dialecte mystérieux qui sonnait comme

15 des clochettes. Il était inflexible, autoritaire, en même temps doux et généreux avec les Africains quitravaillaient pour lui à l'hôpital et dans sa maison de fonction. Il était plein de manies et de rituelsque je ne connaissais pas, dont je n'avais pas la moindre idée : les enfants ne devaient jamais parler à table sans en avoir eu l'autorisation, ils ne devaient pas courir, ni jouer, ni paresser au lit. Ils nepouvaient pas manger en dehors des repas, et jamais de sucreries. Ils devaient manger sans poser les

20 mains sur la table, ne pouvaient rien laisser dans leur assiette et devaient faire attention à ne jamaismâcher la bouche ouverte. Son obsession de l'hygiène le conduisaient à des gestes surprenants,comme de se laver les mains à l'alcool et les flamber avec une allumette. Il vérifiait à chaque instantle charbon du filtre à eau, ne buvait que du thé, ou même de l'eau bouillante (que les Chinoisappellent du thé blanc), fabriquait lui-même ses bougies avec de la cire et des cordons trempés dans

25 la paraffine, lavait lui-même la vaisselle avec des extraits de saponaire. Hormis son poste de radiorattaché à une antenne suspendue au travers du jardin, il n'avait aucun contact avec le reste dumonde, ne lisait ni livres ni journaux. Sa seule lecture était un petit livre relié de noir que j'ai trouvélongtemps après et que je ne peux ouvrir sans émotion : L'Imitation de Jésus-Christ. C'était un livrede militaire, comme j'imagine que les soldats d'autrefois pouvaient lire les Pensées de Marc-Aurèle

30 sur le champ de bataille.Dès le premier contact, mon frère et moi nous sommes mesurés à lui en versant du poivre

dans sa théière. Cela ne l'a pas fait rire, il nous a chassés autour de la maison et nous a sévèrementbattus. Peut-être qu'un autre homme, je veux dire un de ces « oncles » qui fréquentaientl'appartement de ma grand-mère se seraient contentés d'en rire. Nous avons appris d'un coup qu'un

35 père pouvait être redoutable, qu'il pouvait sévir, aller couper des cannes dans le bois et s'en servirpour nous en frapper les jambes. Qu'il pouvait instituer une justice virile qui excluait tout dialogue et toute excuse.

[…]Il m'est possible aujourd'hui de regretter d'avoir manqué ce rendez-vous.Il aurait fallu grandir en écoutant un père raconter sa vie, chanter des chansons, accompagner

ses garçons à la chasse aux lézards ou à la pêche aux écrevisses dans la rivière Ayia, il aurait fallu40 mettre sa main dans la sienne pour qu'il montre les papillons rares, les fleurs vénéneuses, les secrets

de la nature qu'il devait bien connaître, l'écouter parler de son enfance à Maurice, marcher à côté delui quand il allait rendre visite à ses amis, à ses collègues d'hôpital, le regarder réparer sa voiture ouchanger un volet brisé, l'aider à planter les arbustes et les fleurs qu'il aimait, mes bougainvillées, lesstrelitzias, les oiseaux-de-paradis, tout ce qui devait lui rappeler le merveilleux jardin de sa maison

45 natale à Moka. Mais à quoi bon rêver ? Rien de tout cela n'était possible.Au lieu de cela, nous menions contre lui une guerre sournoise, usante, inspirée par la peur

des punitions et des coups.

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SÉQUENCE 3- Pères et fils

LES DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES

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Séquence 3-Pères et filsDocuments complémentaires

Document 1- L'affaire Berthet. Extrait de la Gazette des Tribunaux, décembre 1827.

1 L'accusé est introduit et aussitôt tous les regards se lancent sur lui avec une avide curiosité. On voitun jeune homme d'une taille au-dessous de la moyenne, mince et d'une complexion 23 délicate ; unmouchoir blanc passé en bandeau sous le manteau et noué au-dessus de la tête, rappelle le coup,destiné à lui ôter la vie, et qui n'eut que le cruel résultat de lui laisser entre la mâchoire inférieure et

5 le cou deux balles dont une seule a pu être extraite. Du reste, sa mise et ses cheveux sont soignés ; sa physionomie est expressive ; sa pâleur contraste avec de grands yeux noirs qui portent l'empreinte dela fatigue et de la maladie. Il les promène sur l'appareil qui l'entoure ; quelque égarement s'y faitremarquer. Pendant la lecture de l'acte de l'accusation et l'exposé de la cause, présenté par M. l eprocureur général de Guernon-Ranville, Berthet conserve une attitude immobile. On apprend les faits

10 suivants : Antoine Berthet, âgé aujourd'hui de 25 ans, est né d'artisans pauvres, mais honnêtes ; sonpère est maréchal-ferrant dans le village de Brangues. Une frêle constitution, peu propre aux fatiguesdu corps, une intelligence supérieure à sa position, un goût manifesté de bonne heure pour les étudesélevées, inspirèrent en sa faveur de l'intérêt à quelques personnes ; leur charité plus vivre qu'éclairéesonge à tirer le jeune Berthet du rang modeste où le hasard de la naissance l'avait placé, et à lui faire

15 embrasser l'état d'ecclésiastique. Le curé de Brangues l'adopta comme enfant chéri, lui enseigna lespremiers éléments des sciences, et grâce à ses bienfaits, Berthet entra en 1818 au petit séminaire deGrenoble. En 1822, une maladie grave l'obligea de discontinuer ses études. Il fut recueilli par le curé,dont les soins suppléèrent avec succès à l'indigence de ses parents. À la pressante sollicitation de ceprotecteur, il fut reçu par M. Michoud qui lui confia l'éducation d'un de ses enfants ; sa funeste

20 destinée le préparait à devenir le fléau de cette famille. Mme Michoud, femme aimable et spirituelle,alors âgée de 36 ans, et d'une réputation intacte, pensa-t-elle qu'elle pouvait sans danger prodiguerdes témoignages de bonté à un jeune homme de 20 ans dont la santé délicate exigeait des soinsparticuliers ? Une immoralité précoce dans Berthet le fit-il [sic] se méprendre sur la nature de cessoins ? Quoi qu'il en soit, avant l'expiration d'une année, M. Michoud dut songer à mettre un terme

25 au séjour du jeune séminariste dans sa maison. Berthet entra au petit séminaire de Belley pourcontinuer ses études. Il y resta deux ans, et revint à Brangues pendant les vacances de 1825. Il ne put entrer dans cet établissement. Il obtint alors d'être admis au grand séminaire de Grenoble ; mais,après y être demeuré un mois, jugé par ses supérieurs indigne des fonctions qu'il ambitionnait, il futcongédié sans espoir de retour. Son père, irrité, le bannit de sa présence.

Texte 2-Stendhal, La Vie d'Henry Brulard. 1835.Ecrit en 1835, La Vie de Henry Brulard raconte la jeunesse de Stendhal, romancier déjà célebre à l’époque.Ce récit étonnant, inachevé, au titre ambigu, parsemé de dessins ne sera publié qu’en 1890. Apres Stendhal,(pseudonyme de Henri Beyle ) l’écrivain adopte ici un nouveau nom, Henry Brulard, ce qui traduit surtout àtravers le refus du patronyme, le rejet de son pere. La mort de sa mere, survenue quand l’auteur avait septans est une rupture fondamentale dans la vie de Stendhal. Seul contre-modele dans l’enfer familial : legrand-pere maternel Henri Gagnon.

1 Jamais peut-être le hasard n’a rassemblé deux êtres plus foncièrement antipathiques que monpère et moi.

De là, l’absence de tout plaisir dans mon enfance, de 1790 à 1799. Cet âge, que la voix detous dit être celui des vrais plaisirs de la vie, grâce à mon père n’a été pour moi qu’une suite

5 de douleurs amères et de dégoûts. Deux diables étaient déchaînés contre ma pauvre enfance, ma tanteSéraphie et mon père qui dès 1791 devint son esclave.

Le lecteur peut se rassurer sur le récit de mes malheurs, d’abord il peut sauter quelquespages, parti que je le supplie de prendre, car j’écris à l’aveugle, peut-être des choses fort ennuyeusesmême pour 1835, que sera-ce en 1880 ?

10 En second lieu je n’ai presque aucun souvenir de la triste époque 1790-1795 pendant

23 Complexion désigne ici le teint.

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laquelle j’ai été un pauvre petit bambin persécuté, toujours grondé à tout propos, et protégéseulement par un sage à la Fontenelle24 qui ne voulait pas livrer bataille pour moi, et d’autant qu’encas de bataille son autorité supérieure à tout lui commandait d’élever davantage la voix, or, c’est cequ’il avait le plus en horreur ; et ma tante Séraphie, qui je ne sais pourquoi m’avait pris en guignon, 25

15 le savait bien aussi.Quinze ou vingt jours après la mort de ma mère, mon père et moi retournâmes coucher dans

la triste maison, moi dans un petit lit vernissé fait en cage, placé dans l’alcôve 26de mon père. Ilrenvoya ses domestiques et mangea chez mon grand-père qui jamais ne voulut entendre parler depension. Je crois que c’est par intérêt pour moi que mon grand-père se donnait ainsi la société

20 habituelle d’un homme qui lui était antipathique.Ils n’étaient réunis que par le sentiment d’une profonde douleur. A l’occasion de la mort de

ma mère ma famille rompit toutes ses relations de société, et, pour comble d’ennui pour moi, elle adepuis longtemps vécu constamment isolée. M. Joubert, morne pédant27 montagnard (on appelle cela à Grenoble bet, ce qui veut dire un homme grossier né dans les montagnes de Gap), M.Joubert qui

25 me montrait le latin, Dieu sait avec quelle sottise, en me faisant réciter les règles du rudiment28,chose qui rebutait mon intelligence et l’on m’en accordait beaucoup, mourut. J’allais prendre sesleçons sur la petite place Notre Dame ; je puis dire n’y avoir jamais passé sans me rappeler ma mèreet la parfaite gaieté de la vie que j’avais menée de son temps . Actuellement, même mon bon grand-père en m’embrassant me causait du dégoût.

Séquence 3-Pères et filsDocument complémentaire André Gide, Les Faux-Monnayeurs, Deuxième partie.Bernard est en tête-à-tête avec Laura à qui il vient de déclarer son amour. C'est Bernard qui parle d'abord.

24 Fontenelle est un auteur et philosophe précurseur du siècle des Lumières.25 Prendre en guignon : prendre en grippe.26 Alcôve : renfoncement dans le mur d'une chambre, dans lequel on peut placer un lit.27 Pédant est un terme péjoratif qui qualifie quelqu'un qui fait l'étalage de son savoir.28 Rudiment : Petit livre comportant les principes de base d'une discipline, notamment de grammaire latine.

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1 « J’imaginais l’amour comme quelque chose de volcanique ; du moins celui que j’étais népour éprouver. Oui, vraiment je croyais ne pouvoir aimer que d’une manière sauvage, dévastatrice, àla Byron29. Comme je me connaissais mal ! C’est vous, Laura, qui m’avez fait me connaître ; sidifférent de celui que je croyais que j’étais ! Je jouais un affreux personnage, m’efforçais de lui

5 ressembler. Quand je songe à la lettre que j’écrivais à mon faux père avant de quitter la maison, j’aigrand-honte, je vous assure. Je me prenais pour un révolté, un outlaw, qui foule aux pieds tout ce qui fait obstacle à son désir ; et voici que, près de vous, je n’ai même plus de désirs.

[…] »Il y eut un très long silence. Bernard reprit :« Est-ce que vous croyez qu’on peut aimer l’enfant d’un autre autant que le sien propre,

10 vraiment ?– Je ne sais pas si je le crois ; mais je l’espère.– Pour moi, je le crois. . Et je ne crois pas, au contraire, à ce qu’on appelle si bêtement “la

voix du sang”. Oui, je crois que cette fameuse voix n’est qu’un mythe. J’ai lu que, chez certaines peuplades des îles de l’Océanie, c’est la coutume d’adopter les enfants d’autrui, et que ces enfants

15 adoptés sont souvent préférés aux autres. Le livre disait, je m’en souviens fort bien, “plus choyés”.Savez-vous ce que je pense à présent ?… Je pense que celui qui m’a tenu lieu de père n’a jamais riendit ni rien fait qui laissât soupçonner que je n’étais pas son vrai fils ; qu’en lui écrivant, comme j’aifait, que j’avais toujours senti la différence, j’ai menti ; qu’au contraire il me témoignait une sorte deprédilection, à laquelle j’étais sensible ; de sorte que mon ingratitude envers lui est d’autant plus

20 abominable ; que j’ai mal agi envers lui. Laura, mon amie, je voudrais vous demander… Est-ce quevous trouvez que je devrais implorer son pardon, retourner près de lui ?

– Non, dit Laura.– Pourquoi ? Si vous, vous retournez près de Douviers…– Vous me le disiez tout à l’heure, ce qui est vrai pour l’un ne l’est pas pour un autre. Je me

25 sens faible ; vous êtes fort. Monsieur Profitendieu peut vous aimer ; mais, si j’en crois ce que vousm’avez dit de lui, vous n’êtes pas faits pour vous entendre… Ou du moins, attendez encore. Nerevenez pas à lui défait. Voulez-vous toute ma pensée ? C’est pour moi, non pour lui, que vous vousproposez cela ; pour obtenir ce que vous appeliez : mon estime. Vous ne l’aurez, Bernard, que si jene vous sens pas la chercher. Je ne peux vous aimer que naturel. Laissez-moi le repentir ; il n’est pas

30 fait pour vous, Bernard.– J’en viens presque à aimer mon nom, quand je l’entends sur votre bouche. Savez-vous ce

dont j’avais le plus horreur, là-bas ? C’est du luxe. Tant de confort, tant de facilités… Je me sentaisdevenir anarchiste. À présent, au contraire, je crois que je tourne au conservateur. »

29 Byron est un poète romantique anglais.

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Séquence 3-Pères et filsDocuments complémentaires

Document 1- L'affaire Berthet. Extrait de la Gazette des Tribunaux, décembre 1827.

1 L'accusé est introduit et aussitôt tous les regards se lancent sur lui avec une avide curiosité. On voitun jeune homme d'une taille au-dessous de la moyenne, mince et d'une complexion 30 délicate ; unmouchoir blanc passé en bandeau sous le manteau et noué au-dessus de la tête, rappelle le coup,destiné à lui ôter la vie, et qui n'eut que le cruel résultat de lui laisser entre la mâchoire inférieure et

5 le cou deux balles dont une seule a pu être extraite. Du reste, sa mise et ses cheveux sont soignés ; sa physionomie est expressive ; sa pâleur contraste avec de grands yeux noirs qui portent l'empreinte dela fatigue et de la maladie. Il les promène sur l'appareil qui l'entoure ; quelque égarement s'y faitremarquer. Pendant la lecture de l'acte de l'accusation et l'exposé de la cause, présenté par M. l eprocureur général de Guernon-Ranville, Berthet conserve une attitude immobile. On apprend les faits

10 suivants : Antoine Berthet, âgé aujourd'hui de 25 ans, est né d'artisans pauvres, mais honnêtes ; sonpère est maréchal-ferrant dans le village de Brangues. Une frêle constitution, peu propre aux fatiguesdu corps, une intelligence supérieure à sa position, un goût manifesté de bonne heure pour les étudesélevées, inspirèrent en sa faveur de l'intérêt à quelques personnes ; leur charité plus vivre qu'éclairéesonge à tirer le jeune Berthet du rang modeste où le hasard de la naissance l'avait placé, et à lui faire

15 embrasser l'état d'ecclésiastique. Le curé de Brangues l'adopta comme enfant chéri, lui enseigna lespremiers éléments des sciences, et grâce à ses bienfaits, Berthet entra en 1818 au petit séminaire deGrenoble. En 1822, une maladie grave l'obligea de discontinuer ses études. Il fut recueilli par le curé,dont les soins suppléèrent avec succès à l'indigence de ses parents. À la pressante sollicitation de ceprotecteur, il fut reçu par M. Michoud qui lui confia l'éducation d'un de ses enfants ; sa funeste

20 destinée le préparait à devenir le fléau de cette famille. Mme Michoud, femme aimable et spirituelle,alors âgée de 36 ans, et d'une réputation intacte, pensa-t-elle qu'elle pouvait sans danger prodiguerdes témoignages de bonté à un jeune homme de 20 ans dont la santé délicate exigeait des soinsparticuliers ? Une immoralité précoce dans Berthet le fit-il [sic] se méprendre sur la nature de cessoins ? Quoi qu'il en soit, avant l'expiration d'une année, M. Michoud dut songer à mettre un terme

25 au séjour du jeune séminariste dans sa maison. Berthet entra au petit séminaire de Belley pourcontinuer ses études. Il y resta deux ans, et revint à Brangues pendant les vacances de 1825. Il ne put entrer dans cet établissement. Il obtint alors d'être admis au grand séminaire de Grenoble ; mais,après y être demeuré un mois, jugé par ses supérieurs indigne des fonctions qu'il ambitionnait, il futcongédié sans espoir de retour. Son père, irrité, le bannit de sa présence.

Texte 2-Stendhal, La Vie d'Henry Brulard. 1835.Ecrit en 1835, La Vie de Henry Brulard raconte la jeunesse de Stendhal, romancier déjà célebre à l’époque.Ce récit étonnant, inachevé, au titre ambigu, parsemé de dessins ne sera publié qu’en 1890. Apres Stendhal,(pseudonyme de Henri Beyle ) l’écrivain adopte ici un nouveau nom, Henry Brulard, ce qui traduit surtout àtravers le refus du patronyme, le rejet de son pere. La mort de sa mere, survenue quand l’auteur avait septans est une rupture fondamentale dans la vie de Stendhal. Seul contre-modele dans l’enfer familial : legrand-pere maternel Henri Gagnon.

1 Jamais peut-être le hasard n’a rassemblé deux êtres plus foncièrement antipathiques que monpère et moi.

De là, l’absence de tout plaisir dans mon enfance, de 1790 à 1799. Cet âge, que la voix detous dit être celui des vrais plaisirs de la vie, grâce à mon père n’a été pour moi qu’une suite

5 de douleurs amères et de dégoûts. Deux diables étaient déchaînés contre ma pauvre enfance, ma tanteSéraphie et mon père qui dès 1791 devint son esclave.

Le lecteur peut se rassurer sur le récit de mes malheurs, d’abord il peut sauter quelquespages, parti que je le supplie de prendre, car j’écris à l’aveugle, peut-être des choses fort ennuyeusesmême pour 1835, que sera-ce en 1880 ?

10 En second lieu je n’ai presque aucun souvenir de la triste époque 1790-1795 pendant

30 Complexion désigne ici le teint.

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laquelle j’ai été un pauvre petit bambin persécuté, toujours grondé à tout propos, et protégéseulement par un sage à la Fontenelle31 qui ne voulait pas livrer bataille pour moi, et d’autant qu’encas de bataille son autorité supérieure à tout lui commandait d’élever davantage la voix, or, c’est cequ’il avait le plus en horreur ; et ma tante Séraphie, qui je ne sais pourquoi m’avait pris en guignon, 32

15 le savait bien aussi.Quinze ou vingt jours après la mort de ma mère, mon père et moi retournâmes coucher dans

la triste maison, moi dans un petit lit vernissé fait en cage, placé dans l’alcôve 33de mon père. Ilrenvoya ses domestiques et mangea chez mon grand-père qui jamais ne voulut entendre parler depension. Je crois que c’est par intérêt pour moi que mon grand-père se donnait ainsi la société

20 habituelle d’un homme qui lui était antipathique.Ils n’étaient réunis que par le sentiment d’une profonde douleur. A l’occasion de la mort de

ma mère ma famille rompit toutes ses relations de société, et, pour comble d’ennui pour moi, elle adepuis longtemps vécu constamment isolée. M. Joubert, morne pédant34 montagnard (on appelle cela à Grenoble bet, ce qui veut dire un homme grossier né dans les montagnes de Gap), M.Joubert qui

25 me montrait le latin, Dieu sait avec quelle sottise, en me faisant réciter les règles du rudiment35,chose qui rebutait mon intelligence et l’on m’en accordait beaucoup, mourut. J’allais prendre sesleçons sur la petite place Notre Dame ; je puis dire n’y avoir jamais passé sans me rappeler ma mèreet la parfaite gaieté de la vie que j’avais menée de son temps . Actuellement, même mon bon grand-père en m’embrassant me causait du dégoût.

31 Fontenelle est un auteur et philosophe précurseur du siècle des Lumières.32 Prendre en guignon : prendre en grippe.33 Alcôve : renfoncement dans le mur d'une chambre, dans lequel on peut placer un lit.34 Pédant est un terme péjoratif qui qualifie quelqu'un qui fait l'étalage de son savoir.35 Rudiment : Petit livre comportant les principes de base d'une discipline, notamment de grammaire latine.

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Séquence 3-Pères et filsDocument complémentaire André Gide, Les Faux-Monnayeurs, Deuxième partie.Bernard est en tête-à-tête avec Laura à qui il vient de déclarer son amour. C'est Bernard qui parle d'abord.

1 « J’imaginais l’amour comme quelque chose de volcanique ; du moins celui que j’étais népour éprouver. Oui, vraiment je croyais ne pouvoir aimer que d’une manière sauvage, dévastatrice, àla Byron36. Comme je me connaissais mal ! C’est vous, Laura, qui m’avez fait me connaître ; sidifférent de celui que je croyais que j’étais ! Je jouais un affreux personnage, m’efforçais de lui

5 ressembler. Quand je songe à la lettre que j’écrivais à mon faux père avant de quitter la maison, j’aigrand-honte, je vous assure. Je me prenais pour un révolté, un outlaw, qui foule aux pieds tout ce qui fait obstacle à son désir ; et voici que, près de vous, je n’ai même plus de désirs.

[…] »Il y eut un très long silence. Bernard reprit :« Est-ce que vous croyez qu’on peut aimer l’enfant d’un autre autant que le sien propre,

10 vraiment ?– Je ne sais pas si je le crois ; mais je l’espère.– Pour moi, je le crois. . Et je ne crois pas, au contraire, à ce qu’on appelle si bêtement “la

voix du sang”. Oui, je crois que cette fameuse voix n’est qu’un mythe. J’ai lu que, chez certaines peuplades des îles de l’Océanie, c’est la coutume d’adopter les enfants d’autrui, et que ces enfants

15 adoptés sont souvent préférés aux autres. Le livre disait, je m’en souviens fort bien, “plus choyés”.Savez-vous ce que je pense à présent ?… Je pense que celui qui m’a tenu lieu de père n’a jamais riendit ni rien fait qui laissât soupçonner que je n’étais pas son vrai fils ; qu’en lui écrivant, comme j’aifait, que j’avais toujours senti la différence, j’ai menti ; qu’au contraire il me témoignait une sorte deprédilection, à laquelle j’étais sensible ; de sorte que mon ingratitude envers lui est d’autant plus

20 abominable ; que j’ai mal agi envers lui. Laura, mon amie, je voudrais vous demander… Est-ce quevous trouvez que je devrais implorer son pardon, retourner près de lui ?

– Non, dit Laura.– Pourquoi ? Si vous, vous retournez près de Douviers…– Vous me le disiez tout à l’heure, ce qui est vrai pour l’un ne l’est pas pour un autre. Je me

25 sens faible ; vous êtes fort. Monsieur Profitendieu peut vous aimer ; mais, si j’en crois ce que vousm’avez dit de lui, vous n’êtes pas faits pour vous entendre… Ou du moins, attendez encore. Nerevenez pas à lui défait. Voulez-vous toute ma pensée ? C’est pour moi, non pour lui, que vous vousproposez cela ; pour obtenir ce que vous appeliez : mon estime. Vous ne l’aurez, Bernard, que si jene vous sens pas la chercher. Je ne peux vous aimer que naturel. Laissez-moi le repentir ; il n’est pas

30 fait pour vous, Bernard.– J’en viens presque à aimer mon nom, quand je l’entends sur votre bouche. Savez-vous ce

dont j’avais le plus horreur, là-bas ? C’est du luxe. Tant de confort, tant de facilités… Je me sentaisdevenir anarchiste. À présent, au contraire, je crois que je tourne au conservateur. »

36 Byron est un poète romantique anglais.

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Séquence 3-Pères et filsL'évolution du personnage de roman

1-Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, trad. J. Frappier, éd. Champion, vers 1176.Déjà vainqueur à deux reprises de Méléagant, à qui il a laissé la vie sauve, Lancelot doit affronter une dernierefois son ennemi juré qui l'avait emprisonné pour l'empêcher de tenir sa promesse de venir au combat. . . Lancelota réussi à s'échapper: c'est donc d'un combat à mort qu'il va s'agir cette fois-ci. . .

1 Lancelot fond sur Méléagant avec une fureur bien digne de sa haine. Avant de l'attaquer, il luicrie cependant d'une voix menaçante ::

- Venez par là: je vous fais un défi et tenez pour certain que je ne voudrai pas vous épargner .Il éperonne alors son destrier1 et retourne en arrière à une portée d'arc pour prendre un peu de

5 champ. Puis les deux combattants se précipitent l'un sur l'autre au plus grand galop des chevaux. Deleurs lances bientôt ils ont heurté si fort leurs solides écus2 qu'ils les ont transpercés. [. . .] Étriers3],sangle, courroies, rien ne put empêcher leur chute : il leur fallut vider leur selle4et par-dessus lescroupes des chevaux tomber sur le sol nu. Les coursiers fous de peur errent de tous côtés; en ruant, ilsvoudraient eux aussi s'entre-tuer.

10 Les chevaliers jetés à bas se sont bien vite relevés d'un bond. Ils tirent leurs épées où des devisessont gravées. L'écu à la hauteur de leur visage, ils pensent désormais au moyen le meilleur de se fairedu mal avec l'acier tranchant. Lancelot n'avait pas la moindre crainte : il s'entendait deux fois plus queMéléagant à jouer de l'épée, car il avait appris cet art dans son enfance.

Ils frappent tous les deux si bien sur leurs écus et sur leurs heaumes 5 lamés d'or que les voilà15 fendus et bosselés. Mais Lancelot de plus en plus presse Méléagant : d'un coup puissant il tranche le

bras droit pourtant bardé de fer que l'imprudent aventurait à découvert par-devant son écu. En sesentant si ma1mené, Méléagant (…) est presque insensé de rage et de douleur.

Il s'estime bien peu, s'il n'a recours à quelque fourberie. Il fond sur l'adversaire en comptant lesurprendre. Mais Lancelot se donne garde : avec sa bonne épée, [ . . . ] il le frappe en effet au nasal 6

20 qu'il lui 20 enfonce dans la bouche en lui brisant trois dents. Dans sa souffrance et sa fureurMéléagant ne peut dire un seul mot. Il ne daigne non plus implorer la pitié, attendu que son coeur, enmauvais conseiller, l'enferme dans les rets7 de son aveugle orgueil. Son vainqueur vient sur lui : ildélace son heaume et lui tranche la tête. Méléagant ne jouera plus de mauvais tour à Lancelot : le voilàtombé mort.

Texte 2-Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678.

1 Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire quec'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé àvoir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame1 de Chartres, et une des plusgrandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la conduite de madame

5 de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donnéses soins à l'éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté ;elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginentqu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame

10 de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour ; elle luimontrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait dedangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les

1 Cheval de combat du chevalier.2 Écu : bouclier.3 Étriers:anneaux sur lesquels le chevalier appuie le pied lorsqu'il est en selle.4 Vider leur selle : descendre de selle.5 Le heaume désigne le casque protégeant la tête et le visage.6 Nasal : partie du heaume qui protège le nez.7 Rets : filet pour capturer les animaux ; ici le mot est au sens figuré.1 Vidame : titre de noblesse héréditaire.

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malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelletranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une

15 personne qui avait de la beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il étaitdifficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin des'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée.

Texte 3-L'Abbé Prévost, Histoire de Manon Lescaut et du chevalier des Grieux, 1731Le jeune chevalier des Grieux raconte ici sa rencontre avec Manon Lescaut.

1 J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt !j'aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cetteville, étant à me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d'Arras,et nous le suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que

5 la curiosité. Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, quis'arrêta seule dans la cour, pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui paraissait lui servir deconducteur, s'empressait pour faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante que moi,qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au

10 transport. J'avais le défaut d'être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêtéalors par cette faiblesse, je m'avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu'elle fût encore moinsâgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l'amenait àAmiens et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu'elle yétait envoyée par ses parents pour être religieuse. L'amour me rendait déjà si éclairé, depuis un

15 moment qu'il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs.Je lui parlai d'une manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentéeque moi. C'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant auplaisir, qui s'était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens.

Texte 4-Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839.Fabrice Del Dongo, le héros de Stendhal se retrouve sur le champ de bataille à Waterloo.

1 Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois la peur ne venaitchez lui qu’en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles.L’escorte prit le galop ; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et cechamp était jonché de cadavres.

5 -Les habits rouges ! les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de l’escorte, et d’abordFabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua qu’en effet presque tous les cadavres étaient vêtus derouge. Une circonstance lui donna un frisson d’horreur ; il remarqua que beaucoup de ces malheureuxhabits rouges vivaient encore ; ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne nes’arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour

10 que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L’escorte s’arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pasassez d’attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.

-Veux-tu bien t’arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s’aperçut qu’il était àvingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avecleurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il

15 vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d’un air d’autorité et presque deréprimande ; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler, à luidonné par son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à sonvoisin :

-Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?20 -Pardi, c’est le maréchal !

-Quel maréchal ?-Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu’ici ?Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l’injure ; il contemplait, perdu

dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskowa, le brave des braves.

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25 Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant,une terre labourée qui était remuée de façon singulière. Le fond des sillons était plein d’eau, et la terrefort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatrepieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à lagloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui : c’étaient deux hussards qui tombaient, atteints

30 par des boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui semblahorrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur une terre labourée, en engageant ses piedsdans ses propres entrailles : il voulait suivre les autres ; le sang coulait dans la boue.

Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Mevoici un vrai militaire. A ce moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c’étaient

35 des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d’où venaient lesboulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflementégal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plusvoisines ; il n’y comprenait rien du tout.

Texte 5-Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881. Lorsqu'il prépare son projet en 1872, Flaubert définit ainsi le roman qu'il imagine déjà : « Je vomirai sur mescontemporains le dégoût qu'ils m'inspirent. Cette chose est Bouvard et Pécuchet, sorte de roman philosophique d'uncomique grinçant. » Pour cela, il lui faut des « héros » : ce sont Bouvard et Pécuchet, deux médiocres copistes.

1 Deux hommes parurent.L'un venait de la Bastille, l'autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le

chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dansune redingote marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue.

5 Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s'assirent à la même minute, sur le même banc.Pour s'essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa près de soi ; et le petit homme aperçutécrit dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la casquette duparticulier en redingote le mot : Pécuchet.

- Tiens ! Dit-il, nous avons eu la même idée, celle d'inscrire notre nom dans nos couvre-chefs.10 - Mon Dieu, oui ! on pourrait prendre le mien à mon bureau !

- C'est comme moi, je suis employé.Alors ils se considérèrent.L'aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet.Ses yeux bleuâtres, toujours entreclos, souriaient dans son visage coloré. Un pantalon à grand-pont,

15 qui godait par le bas sur des souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise à la ceinture ; - etses cheveux blonds, frisés d'eux-mêmes en boucles légères, lui donnaient quelque chose d'enfantin.

Il poussait du bout des lèvres une espèce de sifflement continu.L'air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard.On aurait dit qu'il portait une perruque, tant les mèches garnissant son crâne élevé étaient plates et

20 noires. Sa figure semblait tout en profil, à cause du nez qui descendait très bas. Ses jambes prises dans destuyaux de lasting manquaient de proportion avec la longueur du buste ; et il avait une voix forte, caverneuse.

Cette exclamation lui échappa : - « Comme on serait bien à la campagne ! »

Texte 6-Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932. L’extrait suivant se situe peu avant la fin du roman. Celui-ci a relaté les années d’errance de Bardamu, enAfrique puis aux Etats-Unis, puis en tant que médecin dans la banlieue parisienne.1 J'avais beau essayer de me perdre pour ne plus me retrouver devant ma vie, je la retrouvais

partout simplement. Je revenais sur moi-même. Mon trimbalage à moi, il était fini. (…) Pour endurerdavantage j'étais plus prêt non plus !... et cependant j’avais même pas été aussi loin que Robinsonmoi dans la vie !... J'avais pas réussi en définitive. J'en avais pas acquis moi une seule idée bien

5 solide comme celle qu'il avait eue pour se faire dérouiller. Plus grosse encore une idée que celle dema tête, plus grosse que toute la peur qui était dedans, une belle idée, magnifique et bien commodepour mourir... Combien il m'en faudrait à moi pour que je m'en fasse ainsi une idée plus forte quetout le monde ? C'était impossible à dire ! C'était raté ! Les miennes d'idées elles vadrouillaient plutôtdans ma tête avec plein d'espace entre. C'étaient comme des petites bougies pas fières et clignoteuses

10 à trembler toute la vie au milieu d'un abominable univers bien horrible.

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Ça allait peut-être un peu mieux qu'il y a vingt ans, on pouvait pas dire que j'avais pas faitdes début de progrès mais enfin c'était pas à envisager que je parvienne jamais moi, commeRobinson, à me remplir la tête avec une seule idée, mais alors une superbe pensée tout à fait plusforte que la mort et que j'en arrive rien qu'avec mon idée à en juter partout de plaisir, d'insouciance etde courage. Un héros juteux.

Texte 7- Jean-Paul Sartre, La Nausée, 1938

1 J'existe. C'est doux, si doux, si lent. Et léger: on dirait que ça tient en l'air tout seul. Ça remue. Ce sont des effleurements partout qui fondent et s'évanouissent. Tout doux, tout doux. Il y a de l'eau mousseuse dansma bouche. Je l'avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse - et la voila qui renaît dans ma bouche, j'aidans la bouche à perpétuité une petite mare d'eau blanchâtre - discrète - qui frôle ma langue. Et cette mare, c'est

5 encore moi. Et la langue. Et la gorge, c'est moi.Je vois ma main, qui s'épanouit sur la table. Elle vit - c'est moi. Elle s'ouvre, les doigts se déploient et

pointent. Elle est sur le dos. Elle me montre son ventre gras. Elle a l'air d'une bête à la renverse. Les doigts, cesont les pattes. Je m'amuse à les faire remuer, très vite, comme les pattes d'un crabe qui est tombé sur le dos. Lecrabe est mort: les pattes se recroquevillent, se ramènent sur le ventre de ma main. Je vois les ongles - la seule

10 chose de moi qui ne vit pas. Et encore. Ma main se retourne, s'étale à plat ventre, elle m'offre à présent son dos.Un dos argenté, un peu brillant – on dirait un poisson, s'il n'y avait pas les poils roux à la naissance desphalanges. Je sens ma main. C'est moi, ces deux bêtes qui s'agitent au bout de mes bras. Ma main gratte une de ses pattes, avec l'ongle d'une autre patte; je sens son poids sur la table qui n'est pas moi. C'est long, long, cetteimpression de poids, ça ne passe pas. Il n'y a pas de raison pour que ça passe. A la longue, c'est intolérable... Je

15 retire ma main, je la mets dans ma poche. Mais je sens tout de suite, à travers l'étoffe, la chaleur de ma cuisse.Aussitôt, je fais sauter ma main de ma poche; je la laisse pendre contre le dossier de la chaise. Maintenant, jesens son poids au bout de mon bras. Elle tire un peu, à peine, mollement, moelleusement, elle existe. Jen'insiste pas: ou que je la mette, elle continuera d'exister et je continuerai de sentir qu'elle existe; je ne peux pas

20 la supprimer, ni supprimer le reste de mon corps, la chaleur humide qui salit ma chemise, ni toute cette graissechaude qui tourne paresseusement comme si on la remuait à la cuiller, ni toutes les sensations qui se promènentlà-dedans, qui vont et viennent, remontent de mon flanc à mon aisselle ou bien qui végètent doucement, dumatin jusqu'au soir, dans leur coin habituel. Je me lève en sursaut: si seulement je pouvais m'arrêter de penser, ça irait déjà mieux.

Texte 8-Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, 1957. Partant du principe que le réel est insaisissable et que chacun n'en a qu'une vision parcellaire qui passe par le prismede la subjectivité, Alain Robbe-Grillet illustre par son oeuvre l'idée que le monde n'est « ni signifiant ni absurde », il« est », tout simplement. Dans la Jalousie, il trompe le lecteur sur le véritable énonciateur du roman et l'enferme dansla répétition de séquences sérielles – les gestes sans cesse repris de A. et de Franck- qui empêchent toute constructionnarrative.1 Maintenant la maison est vide.

A... est descendue en ville avec Franck, pour faire quelques achats urgents. Elle n'a pas précisélesquels.

Ils sont partis de très bonne heure, afin de disposer du temps nécessaire pour leurs courses et pouvoir5 cependant revenir le soir même à la plantation.

Ayant quitté la maison à six heures et demie du matin, ils comptent être de retour peu après minuit, ce qui représente dix-huit heures d'absence, dont huit heures de route au minimum, si tout marche bien.

Mais des retards sont toujours à redouter avec ces mauvaises pistes. Même s'ils se mettent en route àl'heure prévue, aussitôt après un dîner rapide, les voyageurs peuvent très bien n'être rentrés que vers une heure

10 du matin, ou même sensiblement plus tard.En attendant la maison est vide. Toutes les fenêtres de la chambre sont ouvertes, ainsi que ses deux

portes, sur le couloir et la salle de bains. Entre la salle de bain et le couloir la porte est aussi ouverte en grand,comme celle donnant accès depuis le couloir sur la partie centrale de la terrasse.

La terrasse est vide également ; aucun des fauteuils de repos n'a été porté dehors ce matin, non plus15 que la table basse qui sert pour l'apéritif et le café.

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Texte 9- François Mauriac, Le Romancier et ses personnages, 1933Dans son essai, Mauriac interroge la notion de personnage. Il souligne son artificialité et ainsi, met au jour ladifférence entre la littérature et le réel.1 Acceptons humblement que les personnages romanesques forment une humanité qui n'est pas une

humanité de chair et d'os, mais qui en est une image transposée et stylisée. Acceptons de n'y atteindre le vraique par réfraction. Il faut se résigner aux conventions et aux mensonges de notre art.

On ne pense pas assez que le roman qui serre la réalité du plus près possible est déjà tout de même5 menteur par cela seulement que les héros s'expliquent et se racontent. Car, dans les vies les plus tourmentées,

les paroles comptent peu. Le drame d'un être vivant se poursuit presque toujours et se dénoue dans le silence.L'essentiel, dans la vie, n'est jamais exprimé.Dans la vie, Tristan et Yseult parlent du temps qu'il fait, de la dame qu'ils ont rencontrée le matin, et

Yseult s'inquiète de savoir si Tristan trouve le café assez fort. Un roman tout à fait pareil à la vie ne serait10 finalement composé que de points de suspension. Car, de toutes les passions, l'amour, qui est le fond de

presque tous nos livres, nous paraît être celle qui s'exprime le moins. Le monde des héros de roman vit, si j'osedire, dans une autre étoile, l'étoile où les êtres humains s'expliquent, se confient, s'analysent la plume à la main,recherchent les scènes au lieu de les éviter, cernent leurs sentiments confus et indistincts d'un trait appuyé, lesisolent de l'immense contexte vivant et les observent au microscope.

15 Et cependant, grâce à tout ce trucage, de grandes vérités partielles ont été atteintes. Ces personnagesfictifs et irréels nous aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous-mêmes. Ce ne sont pas leshéros de roman qui doivent servilement être comme dans la vie, ce sont, au contraire, les êtres vivants quidoivent peu à peu se conformer aux leçons que dégagent les analyses des grands romanciers. [...]

Les héros des grands romanciers, même quand l'auteur, ne prétend rien prouver ni rien démontrer,20 détiennent une vérité qui peut n'être pas la même pour chacun de nous, mais qu'il appartient à chacun de nous

de découvrir et de s'appliquer.Et c'est sans doute notre raison d'être, c'est ce qui légitime notre absurde et étrange métier que cette

création d'un monde idéal grâce auquel les hommes vivants voient plus clair dans leur propre coeur et peuventse témoigner les uns aux autres plus de compréhension et plus de pitié.

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Séquence 3-Pères et fils.Le personnage de roman.

Est-il possible de renoncer au personnage romanesque ?

Texte 1-Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, 1963Dans Pour un nouveau roman (ensemble d'études écrites entre 1956 et 1963), Robbe-Grillet dénonce les notions, qu'il juge "périmées", de personnage, d'histoire ou d'engagement.

1 Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir.Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plussérieux essayistes, rien n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe siècle.C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté quoique postiche au

5 milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le « vrairomancier « : « il crée des personnages »...

Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzacnous a laissé Le Pere Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peutplus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue

10 notre histoire littéraire.Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque,

anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir unnom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Ildoit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un

15 « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicteses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteurde le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour son nom à un typehumain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême.

Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une20 catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour

devenir universel. On pourra, pour varier un peu, se donner quelque impression de liberté, choisir unhéros qui paraisse transgresser l'une de ces règles : un enfant trouvé, un oisif, un fou, un homme dontle caractère incertain ménage çà et là une petite surprise... On n'exagérera pas, cependant, dans cettevoie : c'est celle de la perdition, celle qui conduit tout droit au roman moderne.

25 Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normesde la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée o udans L'Étranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité quede considérer ces livres comme des études de caractère ? Et Le Voyage au bout de la nuit, décrit-il unpersonnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première

30 personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit. Faulknerdonne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du Chateau, il se contented'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ; probablement même n'est-il pasdu tout arpenteur.

On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens35 traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de

croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle quimarqua l'apogée de l'individu.

Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle dunuméro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute

40 de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée,héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir.Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'étaitimportant, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps,l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un visage dans un

45 univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.

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Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il arenoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Leculte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moinsanthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros.

50 S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue.S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvellesdécouvertes.

Texte 2-Danièle Sallenave, Le Don des morts. 1991.

1 Il faut le dire et le redire sans compter : il y a un lien indestructible entre le roman et lepersonnage ; qui attente au second ne peut que porter atteinte au premier. La catharsis ne peut sepasser du personnage. C’est une énigme, et c’est un fait : nous avons besoin de projection, detransfert, d’identification. Pour que la fiction opère, nous avons besoin de croire à l’existence d’un

5 personnage en qui se résument et se concentrent les actions qu’organise la fable. Le fonctionnementmême du texte le veut : sa vérité est obligée de passer par des simulacres de mots ; et la vie même etl’âme de l’auteur de se couler vivantes dans la figure de papier qui le représente. Et qui, dans lemême temps, le sauve [...].

Est-ce à dire que notre lecture hallucinée oublie de voir dans le personnage un être de fiction,10 et nous fait croire à son existence hors du texte ? Non pas. Le personnage vit, sans doute : mais nous

savons fort bien de quelle vie. C’est la vie d’une illusion. Ni plus ni moins. Le personnage existe,mais dans la fiction, d’une existence fictive. Comme le roi Lear « existe » sur la scène, d’uneexistence scénique.

L’illusion littéraire suppose un consentement à la croyance temporaire dans la réalité15 imaginaire des choses fictives. « Héros » d’Homère ou personnage de Balzac, ou simple voix, sans

corps ni sexe, de la fiction moderne, le personnage est « entre deux mondes », issu de l’expérienceimaginaire ou réelle de l’auteur, et de l’agencement « mimétique » de ses actions, le personnagevient vers le lecteur comme une proposition de sens à achever. Pour parvenir à cette fin, l’auteur a dûlui-même se métamorphoser en un être de fiction, en une figure de pensée, le narrateur, qui se

20 constitue dans l’ordre même qu’il impose à ses objets. L’auteur, en un sens, est devenu unpersonnage de son propre roman, il se met lui aussi à exister « entre deux mondes », entre le mondede la fiction et le monde vrai auquel il appartient encore un temps. C’est sur ce modèle que le lecteur va plus tard se couler.

Ce battement du réel et de l’imaginaire qui nous saisit pendant la lecture est l’essence de la25 fiction dramatique ou épique. Une feinte, tout entière au service de la création romanesque, du

bonheur du lecteur, du fonctionnement de la fiction. Car l’essentiel est là : le relais maintenant peutêtre pris ; c’est au lecteur d’agir. La pensée s’est emparée de son objet, les actions (et les passions) ;elle en a constitué la figuration nécessaire pour que nous puissions y entendre notre voix, et tenter,espérer, d’y « éclairer notre énigme ». À la compréhension des causes s’adjoint alors l’allègement

30 des passions passées par le filtre de la raison.

Le personnage me fait accéder à mon tour au grand règne des métamorphoses. C’est par luique le roman peut se faire expérience du monde, en m’obligeant à devenir moi aussi un êtreimaginaire. En lisant, je me livre, je m’oublie ; je me compare ; je m’absorbe, je m’absous. Sur lemodèle et à l’image du personnage, je deviens autre. Comme disait Aragon : « Être ne suffit pas à

35 l’homme / Il lui faut / Etre autre».

Texte 3-Vincent Jouve, L'Effet-personnage dans le roman. 1998.

Il se propose d'analyser la réception du personnage chez le lecteur et il distingue :

• Le lecteur comme « lectant » qui refuse l'illusion romanesque. Le personnage est conçu comme un« pion ». C'est l'effet-personnel. Le lecteur est dans une une posture critique, il s'interroge sur la

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technique du romancier.

• Une autre catégorie de lecteur est sensible à l'illusion romanesque. Le personnage est reçu commeune personne : c'est l'effet-personne. La crédulité du lecteur est une survivance de l'enfance. Lemoi s'identifie au personnage et lui permet de se construire.

• Dans l'effet prétexte, le lecteur envisage le personnage comme celui qui lui permet de vivre certainsfantasmes par procuration. Le lecteur libère ainsi ses pulsions et investit son inconscient dans lalecture romanesque.

1 « Les trois effets-personnages (pion, personne, prétexte), s’ils se complètentharmonieusement, font de la lecture une expérience enrichissante sur les plans intellectuel, affectif etfantasmatique. » Leur hiérarchisation varie selon l’objectif visé par le roman.

Ces considérations acquises, on peut distinguer une première catégorie de textes : ceux dont5 la réception s’organise autour de l’effet-prétexte du personnage, ne jouant que sommairement de

son effet-personne et de façon quasi nulle de son effet-personnel. Le but affiché de ces romans («littérature de gare », récits érotiques, romans à l’eau de rose, séries noires), que l’on peut ranger sous l’étiquette « littérature de masse », est de séduire le lecteur dans une visée ouvertement mercantile.L’efficacité des ressorts utilisés n’est plus à démontrer : les collections « SAS » et « Brigades

10 mondaines » sont, depuis longtemps, des best-sellers. Dans un autre registre, le succès de lacollection « Harlequin » est tout aussi éloquent.

Une autre catégorie recouvrirait l’ensemble des récits utilisant pleinement les trois effets du personnage, mais privilégiant tantôt l’effet-personnel (dans une visée didactique et militante), tantôt l’effet-personne (dans un souci de peinture réaliste et d’authenticité psychologique). Les romans de

15 Rabelais et de Diderot relèvent du premier cas. Les géants de l’humanisme, Jacques et son maître oule neveu de Rameau, sont d’abord à lire comme personnel herméneutique. Il s’agit, pour le lecteur,de relier ces personnages au projet qui les a fait naître : affirmation de l’esprit de la Renaissance chezRabelais, combat politique et culturel des Lumières chez Diderot. [...] La réception du personnagecomme personne domine, elle, la littérature réaliste. Retranscrire le réel suppose une représentation

20 fidèle des êtres et des choses. L’effet-personne doit, sinon éliminer, du moins dissimuler les effetsprétexte et personnel. Les personnages de Balzac, de Zola ou des frères Goncourt ont pour souciconstant de faire oublier leur nature linguistique. ...]

Enfin, une troisième catégorie, celle du Nouveau Roman et d’une partie des textescontemporains, réduit au minimum (voire, tente d’éliminer) le personnage-personne et lepersonnage-prétexte pour surévaluer le personnage-pion. L’objectif avoué de ces textes est dedévelopper la conscience critique du lecteur.

✍ Robbe-Grillet envisage la disparition du personnage qu'il assimile à une « momie » tandis queDanièle Sallenave en fait une composante indispensable du genre romanesque.

Laquelle de ces deux thèses privilégiez-vous ?

Présentez votre point de vue en recourant à des arguments précis illustrés par au moins un exemple.

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Séquence 3 : Pères et fils

Le Caravage, Le Sacrifice d'Isaac, 1597-1598Huile sur toile, 104 x 135 cmGalerie des Offices, Florence.

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https://www.youtube.com/watch?v=KJux3AWLXIY: analyse

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Séquence 3-Pères et fils. Starbuck de Ken Scott. 2011.

« C'est vraiment un vrai choc » « je pense que c'est la plus belle chose qui puissem'arriver. »

« David, t'es libre, t'es un homme libre. Crois-moi, David, tu peux pas avoir d'enfant.C'est des espèces de trous noirs qui te sucent toute ton énergie, ton temps, ton énergie. »

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(voix hors champ) : « Vous êtes donc le géniteur de 533 enfants...

… dont 142 d'entre eux veulent connaître votre identité. Vous êtes le géniteur de 533 enfants..

« Yo no soy David Wozniack...Yo no soy Starbuck. »

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