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DE L'ENQUÊTE POLITIQUE COMME VOYAGE Les agents itinérants des ministères de la Police et de l'Intérieur sous la Restauration et la monarchie de Juillet Pierre Karila-Cohen Publications de la Sorbonne | « Sociétés & Représentations » 2006/1 n° 21 | pages 135 à 146 ISSN 1262-2966 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2006-1-page-135.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pierre Karila-Cohen, « De l'enquête politique comme voyage. Les agents itinérants des ministères de la Police et de l'Intérieur sous la Restauration et la monarchie de Juillet », Sociétés & Représentations 2006/1 (n° 21), p. 135-146. DOI 10.3917/sr.021.0135 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Publications de la Sorbonne. © Publications de la Sorbonne. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.9.114.223 - 22/12/2015 12h46. © Publications de la Sorbonne Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.9.114.223 - 22/12/2015 12h46. © Publications de la Sorbonne

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Le siècle du voyage

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DE L'ENQUÊTE POLITIQUE COMME VOYAGELes agents itinérants des ministères de la Police et de l'Intérieur sous la Restauration et lamonarchie de JuilletPierre Karila-Cohen

Publications de la Sorbonne | « Sociétés & Représentations »

2006/1 n° 21 | pages 135 à 146 ISSN 1262-2966

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2006-1-page-135.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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DE L’ENQUÊTE POLITIQUE COMME VOYAGE :

LES AGENTS ITINÉRANTS DES MINISTÈRES DE LA POLICEET DE L’INTÉRIEUR SOUS LA RESTAURATION ET LAMONARCHIE DE JUILLET

Pierre Karila-Cohen

Dans La Guerre et la Paix, Tolstoï estime que les « événements européens du débutdu XIXe siècle » se résument à un « mouvement guerrier des masses populaires d’Europe,de l’Occident vers l’Orient, puis de l’Orient vers l’Occident »1. On ne saurait ramasseravec plus de concision toute l’histoire diplomatique et militaire de l’Europe au temps deNapoléon : sous la plume du grand auteur russe, des milliers d’événements, grands oupetits, se consument en un immense déplacement, aller et retour. Avec Tolstoï, on peuts’autoriser à considérer une partie des affaires politiques du siècle dans une sorte d’épuredu mouvement, au sein de laquelle viendraient s’accumuler pour faire sens des faits d’im-portances diverses. L’histoire politique saccadée de la France au XIXe siècle est ainsi richede retours d’exil ou d’émigration, de départs, volontaires ou non, vers l’étranger, de fuitespiteuses, de débarquements auréolés ou non de succès. Dans ces perspectives, le noble etle révolutionnaire, le communard et le prince partagent une soumission commune à lanécessité sporadique du déplacement. Bien plus que ces péripéties, qui conditionnentchaque quinzaine d’années ces départs et ces retours, de profondes transformations dansl’art de gouverner contribuent à effacer la possibilité de l’immobilité en politique. LeXIXe siècle systématise le déplacement royal puis présidentiel2, institue la tournée admi-

1. Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix (1869), Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1952, p. 1490.2. Sur ces voyages au XIXe siècle, on peut lire, entre autres contributions : Alain Corbin et Nathalie Veiga,« Le monarque sous la pluie. Les voyages de Louis-Philippe Ier en province (1831-1833) », in Alain Faure,Alain Plessis et Jean-Claude Farcy (dir.), La Terre et la Cité. Mélanges offerts à Philippe Vigier, Paris,Créaphis, 1994, pp. 227-231 ; ou Nicolas Mariot, « “Propagande par la vue”. Souveraineté régalienne etgestion du nombre dans les voyages en province de Carnot (1888-1894) », Genèses, n° 20, 1995, pp. 24-47.

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nistrative régulière, invente la campagne électorale3 ou encore le voyage militant4. Au-delà de l’amélioration des conditions matérielles du voyage, améliorations beaucoup plussensibles dans la seconde moitié du siècle que dans la première, la raison d’un tel ébran-lement, tant pour ceux qui exercent le pouvoir que pour ceux qui y aspirent, est simple :depuis la Révolution française, il n’est plus possible de gouverner sans tenir compte,d’une manière ou d’une autre, d’un vis-à-vis du pouvoir, que l’on nomme, au gré desinspirations, « société », « nation », « opinion publique » ou encore « pays ». Passé l’épi-sode napoléonien, dénoncé après 1814 comme une forme d’autisme politique, partir,selon diverses modalités, à la rencontre de ce pays s’impose vite et durablement commel’alpha et l’oméga d’un système politique libéral puis démocratique.

Les missions d’observateurs itinérants chargés d’aller enquêter sur « l’état des esprits »dans les départements5, font partie de ces déplacements nés tout aussi bien de l’instabi-lité institutionnelle de la France que des pratiques politiques nouvelles qui caractérisentle siècle. Travaillée par un doute profond et déchirée par des luttes gouvernementales trèsvives, la Restauration a multiplié ces envois dans ses premières années, fondatrices enmatière d’enquêtes politiques. Entre 1814 et 1818 se succèdent ainsi plusieurs vaguesd’observateurs, aux titres et aux missions divers. Ce sont d’abord, entre avril et juillet1814, une vingtaine de commissaires du roi envoyés dans les divisions militaires pouraccélérer le passage au nouveau régime et renseigner le ministère de l’Intérieur sur l’es-prit public dans les départements. Ce sont ensuite six délégués de police, au moins, quiparcourent pendant près de cinq mois, de fin juillet à début décembre 1814, une tren-taine voire une quarantaine de départements pour le compte de la direction de la Policedu Royaume. Ce sont aussi les nouveaux délégués qu’emploie Decazes à l’automne 1815puis divers hauts fonctionnaires de police qu’il charge de la préparation des élections de1816, 1817 et 1818. Ce sont enfin, à l’automne 1815, les enquêteurs ultras du ducd’Angoulême, lui-même lancé plusieurs mois sur les routes des départements méridio-naux. Encore ne s’agit-il là que des missions les plus repérables : la restauration, en tantque processus politique, s’est effectuée dans une atmosphère saturée par la poussière et lasueur de ces chevauchées6.

La monarchie de Juillet naissante paraît moins prompte à employer ce genre de délé-gués. Moins nombreuses, les missions sont également de moindre ampleur. Ce contraste

3. Sur cette invention, voir notamment Éric Phelippau, L’Invention de l’homme politique moderne. Mackau,l’Orne et la République, Paris, Belin, 2002, 367 p.4. Tel celui mené par Flora Tristan d’avril à septembre 1844 auprès des ouvriers d’Auxerre, Avallon, Dijon,Châlons-sur-Saône, Mâcon et d’autres villes encore et qui a fait l’objet d’un journal de voyage resté long-temps inédit : Le Tour de France. Journal inédit 1843-1844, Paris, La Découverte, 1980, 2 vol.5. Sur l’observation de l’esprit public dans les départements sous la monarchie constitutionnelle, je renvoieà ma thèse « L’État des esprits ». L’Administration et l’observation de l’opinion départementale en France sousla monarchie constitutionnelle (1814-1848), Université Paris 1, 2003.6. Atmosphère magnifiquement rendue par Aragon dans La Semaine Sainte (1958), qui raconte la fuitevers Gand des Bourbons et de leurs partisans au retour de Napoléon de l’île d’Elbe.

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Extrait d’un rapport de Pierre Pierre au Directeur général de la Police du Royaume, 11 août 1814.

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avec la Restauration s’explique par la plus grande confiance en eux-mêmes qu’éprouventles hommes au pouvoir, persuadés d’incarner à eux seuls « l’opinion publique », et par lavaste épuration du corps préfectoral à laquelle ils procèdent immédiatement, ce qui leurpermet de compter dans les départements sur des hommes absolument sûrs, chance dontla Restauration n’a pas bénéficié à ses débuts. L’appel à des observateurs politiques itiné-rants, lancés sur les routes de France, ne disparaît toutefois pas. Le régime de 1830,comme celui des Bourbons, peut faire appel à des professionnels de la police pourinspecter des départements difficiles. En novembre 1831, d’Aubignosc, ancien directeurgénéral de la police de Hambourg sous l’Empire, est ainsi envoyé par Casimir Perier enVendée, puis, dès son retour à Paris, dans le Midi et à Lyon, tout juste bouleversé par l’in-surrection des canuts, afin qu’il établisse une expertise de la situation et propose des solu-tions de sortie de crise7. L’originalité de la monarchie de Juillet consiste toutefoisdavantage en la promotion d’un nouveau type d’observateur : l’amateur éclairé, ami dupouvoir, qui accepte d’assumer de brèves missions. À la fin de l’été 1830, Armand Carrelparcourt ainsi les départements de l’Ouest à la demande de Guizot « avec mission d’enobserver l’état et d’y porter des paroles d’équité et de paix »8. Les mêmes départementssont l’objet de la visite, en 1831, d’un ancien journaliste du Globe, Adolphe Dittmer,dépêché par Perier pour en comprendre l’agitation9. Enfin, il est possible de repérer desvoyages de reconnaissance électorale au printemps 1831, pendant lesquelles Perier envoie« de divers côtés des observateurs intelligents ». Vitet, inspecteur des monuments histo-riques, en fait partie et profite de son statut officiel pour enquêter en Bourgogne « sansexciter l’attention »10. C’est en 1835, enfin, qu’apparaît la figure littéraire qui incarne leplus parfaitement ces observateurs : Lucien Leuwen, jeune homme de bonne famillechargé, au début de la monarchie de Juillet, par le ministre de l’Intérieur de Vaize d’allervérifier le travail électoral des préfets du Calvados et du Cher.

À travers ces pérégrinations s’invente ce que l’on peut considérer comme une formeparticulière de voyage, avec ses règles, ses rythmes, ses manières de voir et de rapporter,des voyages très explicitement désignés comme tels par les contemporains. « Je prie VotreExcellence de regarder cette dépêche comme un très véridique journal de voyage » écritainsi le délégué de police Pierre Pierre au ministre Beugnot11, qui lui-même explique aux

7. D’Aubignosc évoque ces missions dans l’ouvrage suivant : La haute police ou police d’État sous le régimeconstitutionnel ; son application spéciale aux départements de l’Ouest et du Midi de la France et à la nouvellepossession d’Alger, Paris, impr. de Rignoux, 1832, XVI-158 p.8. François Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, Paris, Michel Lévy, 1858-1867, t. IV,p. 136.9. Information donnée par Charles de Rémusat, alors conseiller de Casimir Perier, Mémoires de ma vie,présentés et annotés par Charles-Hippolyte Pouthas, Paris, Plon, 1958-1967, t. II, p. 482.10. Ibid., pp. 488-489.11. AN, F/7/4338. Rapport du délégué de police Pierre Pierre au Directeur général de la Police duRoyaume, le 11 octobre 1814.

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délégués dans ses instructions qu’ils doivent se considérer comme des « voyageurs accré-dités »12. Quant à Stendhal, grand connaisseur en la matière, il ne désigne pas autrementque par les mots « les voyageurs » Lucien et son secrétaire Coffe partis battre la campagnedans tous les sens du terme13. Il s’agit donc ici de prendre au sérieux cette assimilation,établie par les contemporains eux-mêmes, entre l’enquête politique et le voyage. La défi-nition donnée du voyage par Sylvain Venayre, dans une approche d’histoire culturelle –un déplacement dans l’espace caractérisé par la rencontre de l’autre – nous paraît propiceà ce cheminement parmi les enquêtes politiques itinérantes de la monarchie constitu-tionnelle.

Du déplacement…

Même si leur terrain d’enquête et d’observation se réduit à la France, les observateursitinérants des ministères de l’Intérieur et de la Police ont peu à envier aux voyageurspartis vers des horizons plus lointains, en termes de kilomètres parcourus, de fatigueaccumulée et de chevaux épuisés. Chaque fois que l’on peut reconstituer leur itinéraireexact, les distances parcourues paraissent en effet considérables. Le délégué de policePierre Pierre, parti inspecter l’esprit public dans les départements bretons, la Mayenne etla Manche au cours d’une longue mission de quatre mois, parcourt ainsi plus de 1 500kilomètres, sans compter l’aller et le retour depuis et à Paris, et visite vingt-neuf préfec-tures et sous-préfectures, de Nantes à Brest et de Morlaix à Saint-Lô. Au même moment,et pour ne donner que cet exemple, son collègue, Fourcade, s’enfonce vers le sud à partirde Bordeaux et gagne les Basses-Pyrénées en passant par le Gers, le Lot-et-Garonne, leTarn, la Haute-Garonne, la Dordogne et les Landes14. Eymard, autre délégué de policede 1814, utilisé à maintes reprises comme observateur par Decazes dans les annéessuivantes, connaît lui aussi ces longues chevauchées qui durent plusieurs semaines ets’étendent sur des centaines de kilomètres. En 1814, au cours de la même mission quePierre Pierre, il parcourt ainsi les départements de l’Ardèche, du Gard, de l’Hérault, dela Lozère et de la Haute-Loire. En 1816, entre mai et août, alors qu’il est chargé d’en-quêter sur l’affaire Didier et ses répercussions dans les départements voisins, il passequatre mois à chevaucher dans les départements de l’Isère, des Hautes et des Basses-Alpes, de la Drôme, du Gard et de l’Hérault15. En 1817, il détaille dans un état comp-

12. AN, 124/AP/1, Papiers Eymard. Instructions du Directeur général de la Police du Royaume aux délé-gués de police, le 16 juillet 1814.13. Lucien Leuwen (1835), t. II, Paris, rééd. Gallimard, coll. « Folio », pp. 185-311.14. Toutes les données factuelles sur les missions des délégués de police de 1814 procèdent de reconstitu-tions à partir du dépouillement de leur correspondance en F/7/4338. Ces missions sont étudiées plusexhaustivement dans ma thèse, citée plus haut.15. AN, 124/AP/1. Papiers Eymard. Brouillon comptable d’Eymard titré « État de ma tourné de mai, juin,juillet et août ».

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table le périple qui l’a occupé du 13 mars au 25 juin, soit 104 jours selon ses proprescalculs : parti de Paris, il gagne Montpellier, Nîmes et Montélimar, repasse parMontpellier puis se dirige vers Narbonne, Toulouse et Auch, revient une dernière fois àMontpellier et poursuit son périple par Agen, Langon, Bordeaux, Périgueux, de nouveauBordeaux, La Rochelle, Niort, Nantes, Rennes, Alençon et Paris16. Ce vaste mouvementn’est sans doute pas le seul déplacement d’Eymard en 1817, et le même homme laisse enoutre pour 1818 un carnet de voyage « sur la Normandie, le Midi et l’Est de la France »,régions dont on peut constater d’emblée qu’elles ne sont pas franchement voisines.

Alors que se construit à travers certains de ces observateurs une figure d’expert desphénomènes d’opinion, leur capacité à parcourir le territoire en tous sens et à vive allureentre dans la définition du personnage. Les premières caractéristiques de l’enquête poli-tique comme voyage apparaissent à l’examen de ces longs itinéraires et des calendriersdans lesquels ils s’insèrent. Le souci d’accumulation, dérivé de l’ambition toute policièred’exhaustivité, paraît premier : comme on le voit avec l’exemple des délégués de 1814,l’essentiel consiste en la multiplication des stations destinée à collecter une informationabondante. La rationalité propre de ce genre de voyage trouve un autre fondement dansle rythme rapide des déplacements, d’une visite à l’autre. Il ne s’agit pas pour les obser-vateurs de s’arrêter trop longtemps dans chacune des localités visitées. Seules les missionsles plus longues, comme celle que confie Beugnot aux délégués de police en 1814,peuvent donner lieu à des arrêts conséquents, qui restent néanmoins limités dans letemps. Les missions électorales des agents de Decazes en septembre 1816 dans la fièvrequi suit la dissolution de la Chambre introuvable obéissent, elles, à un rythme beaucoupplus soutenu. Le 25 septembre, soit vingt jours après la dissolution, l’inspecteur généralBlondeau a déjà parcouru neuf départements de l’Ouest et du Centre, de l’Orne à laCorrèze, et il annonce la poursuite de sa tournée, dont le terme est fixé au 4 octobre, jourdes élections, jusqu’aux départements de l’Ain et de la Côte d’Or17. Dès lors, les enquê-teurs en sont très souvent réduits à chevaucher la nuit. « Les circonstances ne me laissantpoint de tems à perdre, écrit le commissaire spécial Alexandre de Saint-Léon, j’ai accé-léré, autant que possible, la marche de la mission que Votre Excellence a daigné meconfier, en passant les jours avec MM. les préfets et les nuits à courrir (sic) la poste »18.Un an et demi auparavant, Pierre Pierre s’excusait quant à lui à la fin de sa mission de neplus pouvoir voyager de nuit à cause d’une fluxion des yeux19.

16. AN, 124/AP/2. Papiers Eymard. Brouillon de lettre d’Eymard au service de la comptabilité du minis-tère de la Police générale le 7 juillet 1817.17. AN, F/7/4348. Surveillance des élections. Lettre de Blondeau au ministre Decazes, le 25 septem-bre 1816.18. AN, F/7/4348. Rapport de De Saint-Léon à Decazes, le 23 septembre 1816.19. AN, F/7/4338. Rapport de Pierre Pierre au Directeur général de la Police du Royaume, le 1er décembre1814.

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Le caractère très soutenu du rythme du voyage procède logiquement de son caractèreutilitaire. Qu’il s’agisse d’enquêter sur les chances électorales des candidats gouverne-mentaux ou de constater l’état des esprits dans des départements qui connaissent ouviennent de connaître une forte agitation, le but même de l’enquête consiste à fournir leplus rapidement possible une information utile à l’action. Mais cette rapidité tient aussilieu d’éthique pour l’observation itinérante. Il s’agit en effet de ne pas tomber dans lespièges « des coteries et des localités »20, et de préserver – du moins théoriquement – ladistance d’un regard étranger aux hommes et aux réalités observés. C’est ainsi que l’onpeut comprendre l’interdiction formulée dans les instructions de Beugnot aux déléguésde police de demeurer plus de huit jours dans les préfectures et deux jours dans les sous-préfectures. L’observateur lui-même voit la preuve de son savoir-faire dans cette capacitéà expertiser de manière aussi rapide que juste une situation mal jugée par les adminis-trateurs sédentaires. « Je n’ai passé […] qu’un mois dans la Vendée, que quinze jours àLyon. Ce temps m’a suffi pour apprécier l’état réel de chacun de ces pays, et pouvoir indi-quer ce qui convenait à la situation de chacun d’eux »21, écrit ainsi fièrementd’Aubignosc, qui prend de la sorte le public à témoin de l’injustice qui lui est faite par lamonarchie de Juillet puisque celle-ci n’a pas jugé bon l’employer durablement après lesmissions ponctuelles de 1831.

Les distances considérables parcourues, l’accumulation des visites, le rythme soutenudes déplacements, l’écriture enfin de longs rapports qui constituent la finalité de cesmissions engendrent chez les enquêteurs fatigue et même lassitude. Ces sentiments sontd’autant plus faciles à saisir qu’ils sont dits, très explicitement, dans leurs rapports.Blondeau, dont il était question plus haut, évoque ainsi à la fin de l’un d’entre eux sa« longue et pénible course »22. Jules de Polignac, commissaire extraordinaire du Roi dansla 10e division militaire, est plus disert encore. Le 11 juin 1814, cinq à six semaines aprèsle début de sa mission, il écrit au ministre que « le manque de forces [l’]a forcé de revenirde Carcassonne à Toulouse » et l’empêche de se rendre à Perpignan pour inspecter ledépartement des Pyrénées Orientales, pourtant prévu parmi ses visites. Le commissaireextraordinaire rappelle qu’il vient d’être libéré d’une longue captivité, au cours delaquelle il est resté peu actif, et explique que, tout à son zèle, il a parcouru pendantplusieurs semaines quelques centaines de kilomètres dans des départements du Sud-Ouest peu propices aux déplacements car n’y « passe aucune route de poste »23. Cettefatigue explique que le désir du retour se fait peu à peu sentir. Mortier, autre commis-saire extraordinaire de 1814, demande ainsi à plusieurs reprises au ministre de l’autoriserà rentrer. Eymard obtient une pause au cours de l’un de ses périples et l’autorisation deprendre du repos en famille dans la Drôme, qui est l’un des départements visités. Le

20. D’Aubignosc, La haute police ou police d’État sous le régime constitutionnel…, op. cit., p. 74.21. Ibid., p. 5.22. AN, F/7/4338. Rapport au ministre de la Police générale, le 25 septembre 1816.23. AN, F/7/7028. Rapport au ministre de l’Intérieur, le 11 juin 1814.

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voyage politique, ainsi, possède un coût : financier d’abord, comme en témoignent lesétats comptables établis lors de ces missions ; physique ensuite puisque ces hommes sontsoumis à de longs déplacements accomplis à des rythmes qui transforment les chevau-chées en cavalcades ; moral, enfin, dans certains cas, lorsque s’insinue le désir d’en finiret de rentrer chez soi. Mais ces plaintes ne doivent toutefois pas nous induire en erreur :il existe aussi une ivresse particulière à découvrir des paysages inconnus et à se rendremaître de la topographie physique, morale et politique des départements traversés.Haussmann, jeune sous-préfet à Yssingeaux, exprime bien dans ses mémoires cette joieprofonde qui consiste à découvrir la sous-préfecture à cheval et, à peine nommé, à étalerdevant ses supérieurs sa connaissance des lieux et des hommes24.

Les nombreux rapports des enquêteurs politiques des premières années de laRestauration peuvent bel et bien être envisagés comme d’authentiques journaux devoyage. On y lit les courses harassantes et la succession des relais de poste, on y devineles mauvais chemins et les nuits sans sommeil. Mais on voit aussi se succéder dans lechamp de vision des observateurs des hommes et des lieux.

… à la rencontre

Au cours de leurs pérégrinations, les agents itinérants des ministères de l’Intérieur etla Police conversent avec une grande quantité d’interlocuteurs. Ces rencontres consti-tuent la finalité première des enquêtes politiques : il s’agit de jauger la fidélité politiqueet les capacités des préfets et des sous-préfets et de discuter avec les notables afin dedresser une statistique personnelle et morale complète du département ou de l’arrondis-sement. De même que les étapes du voyage sont prédéfinies par la carte des préfectureset des sous-préfectures, les personnes à approcher appartiennent à une liste plus ou moinsrestreinte, parfois indiquées dans les instructions. Celles de Beugnot en 1814 indiquentainsi, dans un ordre qu’il convient de respecter, les visites à effectuer : sitôt arrivé dans lapréfecture, le délégué de police doit se présenter successivement au préfet, au maire de laville, au procureur général ou royal, à l’autorité militaire, éventuellement enfin aux autreschefs d’administration en rapport avec la police. L’ordre des visites est tout aussi strictdans les sous-préfectures dans lesquelles le délégué de police doit converser avec le sous-préfet puis le maire, le juge de paix, le ou les commissaires de police. Qu’il s’agisse d’unepréfecture ou d’une sous-préfecture, ce sont ensuite « les personnes les plus estimables dupays » qui doivent être approchées. En respectant ces instructions, le délégué Pierre Pierreprend ainsi contact en une dizaine de jours d’octobre 1814 avec plus de vingt personnesdans quatre arrondissements des Côtes-du-Nord et d’Ille-et-Vilaine, entre autres les curésde Lamballe, de Moncontour et de Dinan, plusieurs hobereaux locaux et quelques

24. Mémoires du baron Haussmann, t. I : Avant l’Hôtel de Ville, Paris, Victor-Havard, 4e éd., 1890, pp. 72-85.

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minuscules fonctionnaires comme le directeur de la poste aux lettres de Plancoët. Durantl’ensemble de son périple, il pourrait ainsi avoir rencontré près de trois cents personnes :on peut dès lors bel et bien parler d’une exploration en profondeur de dizaines de petitessociétés locales. Toutes les enquêtes d’agents itinérants ne sont certes pas aussi minu-tieuses. Les agents électoraux de Decazes, dont on se souvient de la rapidité de la progres-sion, volent pour ainsi dire de préfets en préfets, tout en cherchant néanmoins àrencontrer quelques autres personnes de confiance aptes à leur donner des informationssur les candidats et sur leurs chances respectives. Quant aux commissaires extraordinairesdu printemps 1814, leur mission, beaucoup plus officielle, obéit à un protocole qui lesmet certes en contact avec une grande quantité de personnes mais brièvement et, pourl’essentiel, dans le cadre de cérémonies publiques. Complètement à l’inverse, les missionsconfiées à d’Aubignosc en 1831 ont ceci de particulier que l’observateur reçoit interdic-tion de conférer avec les autorités afin que son jugement n’en soit pas faussé.

Si les modes d’approche des sociétés locales – ou, plus restrictivement, de la sociétélocale, au sens de bonne société – sont diverses, le résultat attendu par le ministèrecommanditaire de l’enquête est toujours le même : la rédaction d’un rapport completdonnant l’ensemble des informations obtenues sur les personnalités saillantes du dépar-tement ou de l’arrondissement. Stendhal saisit très bien ce moment particulier queconstitue dans la mission la mise en forme des notes sur les personnes. Sur la route quiles mène de Blois à Caen, Lucien Leuwen et son secrétaire, Coffe, s’arrêtent ainsi « quatreheures dans un bourg » et écrivent « plus de quarante pages sur MM. Matot, Blondeauet Riquebourg »25, c’est-à-dire sur les deux principaux candidats des élections à venir etsur le préfet du Cher. Il est vrai que la veille au soir, peu inspirés, ils n’avaient réussi àécrire que vingt lignes. Les rapports des observateurs réels fourmillent ainsi de portraits,plus ou moins fouillés et plus ou moins exacts sur les personnalités locales et donnent àcette occasion des détails qui dépassent les seules considérations politiques. En 1814,Fourcade, à Bordeaux, évoque dans cette veine la passion du secrétaire général de préfec-ture pour la botanique, l’avarice d’un membre de la cour royale de Bordeaux, le caractèreinfluençable du président du tribunal de première instance26. En 1816, Blondeau jettesur le papier des avis rapides et ironiques sur les notables de la Loire-Inférieure saisis lorsdes élections, évoquant par exemple « le bilieux médecin Richard qui veut traiter le corpspolitique aussi violemment que le corps humain »27. On ne se situe évidemment pas dansune approche de type anthropologique, caractéristique de voyages lointains ou portantsur des couches sociales beaucoup moins considérables. Toutefois, l’altérité de notableslocaux, dont les stratégies et les attentes politiques ne sont pas forcément les mêmes quecelles des commanditaires de l’enquête, n’en constitue pas moins la raison même de l’en-

25. Stendhal, Lucien Leuwen, op. cit., p. 236.26. AN, F/7/4338. Rapport du délégué Fourcade au Directeur général de la Police du Royaume, le29 juillet 1814.27. AN, F/7/4338. Rapport déjà cité du 25 septembre 1816.

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quête comme l’un de ses résultats. Celle-ci met en effet en valeur la complexité de ladistribution des affects politiques dans les départements, complexité qu’il s’agit d’ana-lyser afin de pouvoir la travailler et l’instrumentaliser. On se situe là dans une logique deconquête du territoire, au sens politique et métaphorique du terme.

Au-delà du cercle étroit des électeurs et des personnes « les plus estimables », c’est unemarqueterie de territoires politiques distincts que mettent à jour ces explorations. Larencontre s’effectue aussi avec des « pays ». Les observateurs itinérants dont la mission nese limite pas à la seule prospective électorale s’efforcent ainsi de saisir d’un arrondisse-ment à l’autre, d’une localité à l’autre, des tempéraments politiques et les lignes de forcesgéographiques, historiques, religieuses, sociales qui les sous-tendent. On oscille dès lorsdans leurs rapports entre des descriptions très fines de l’état des esprits, résultat d’unedémarche que l’on pourrait qualifier de compréhensive, et une folklorisation rapide desaffects politiques locaux. Dans la première catégorie, on peut placer les descriptionsqu’établit Pierre Pierre de l’esprit public de villes comme Paimbœuf, Vannes,Châteaubriant, Château-Gontier ou encore Pontivy. La pénétration de ce délégué – quiétablit par exemple la haine des habitants de Pontivy pour le régime déchu, alors qu’il luiaurait été facile, comme on le lui avait suggéré à Vannes, de faire de l’ex-Napoléonvilleun bastion bonapartiste – n’est pas partagée par tous. De La Coste, son collègue, établitpour sa part des types plus grossiers dans les arrondissements de Maine-et-Loire. Ilévoque ainsi le caractère « intrépide » et « entreprenant » de l’habitant de Segré, habituéà la contrebande et à la chouannerie, et « l’indépendance », notamment politique, decelui de Saumur, influencé par les habitudes du commerce28. Quelle que soit finalementla qualité de la description et de l’analyse, ce qui apparaît le plus clairement dans l’en-semble de ces rapports, c’est la rencontre avec l’étrange diversité d’un espace national quiparaissait finalement plus uniforme avant qu’après l’enquête.

Ces diverses missions reposent donc sur un ensemble de rencontres, avec despersonnes et des lieux dont il faut saisir l’âme, rencontres qui sont formalisées et décryp-tées dans les rapports adressés au ministre. Mais il faut insister ici sur la difficulté de cesrencontres et sur les calculs auxquelles elles donnent lieu de la part de l’ensemble desacteurs impliqués. Une partie de ces difficultés sont classiques. Avant leur mission, biendes observateurs n’ont ainsi jamais mis les pieds dans les départements qu’ils doiventinspecter. D’Haussez avoue dans ses Mémoires que, nommé préfet des Landes, il s’ima-gine d’abord trouver « un pays de sable à la surface duquel se détacheraient, à unehauteur de six pieds, de rares habitants montés sur des échasses »29. Le cas de certainscommissaires extraordinaires du printemps 1814, des nobles tout juste revenus d’émi-gration, qui n’ont pas revu la France depuis vingt ans ou plus, est tout aussi symptoma-

28. AN, F/7/4338. Rapport de De la Coste au Directeur général de la Police du Royaume le 24 août 1814.29. Mémoires du baron d’Haussez, dernier ministre de la Marine sous la Restauration, t. I, Paris, Calmann-Lévy, 1896, p. 230. « Je fus agréablement surpris en arrivant à Mont-de-Marsan », précise-t-il immédiate-ment après.

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tique d’une méconnaissance profonde, à l’heure du départ, des réalités qui vont êtreabordées. Enfin, comme pour tout autre voyageur, la part dans les observations de cesagents de préjugés, d’attentes et de déceptions n’est jamais mince. L’enquête politiqueitinérante se caractérise pourtant par un obstacle qui lui est plus particulier : délégués etcommissaires semblent devoir pénétrer par effraction dans un monde qui non seulementest opaque mais se dérobe, voire se modifie à leur contact. Les commanditaires de l’en-quête comme les observateurs eux-mêmes savent qu’il leur sera difficile d’obtenir despersonnes rencontrées tous les renseignements désirés sur l’esprit du pays. Ils savent aussique ces personnes auront peut-être intérêt à leur mentir ou à chercher à les utiliser pourtrancher en leur faveur des différends locaux. Toutes les rencontres des enquêteurs poli-tiques avec leurs interlocuteurs sont donc biaisées. On assiste continuellement à un jeude dupes, chacun cherchant à dissimuler ses objectifs et à deviner ceux de l’interlocuteur.Les membres de l’administration notamment – comme Stendhal l’a encore une foisremarquablement mis en valeur dans la rencontre très tendue entre le préfet Boucaut deSéranville et Lucien Leuwen – supportent très mal ce qu’ils considèrent, pas vraiment àtort, comme une intrusion.

Pour surmonter l’écran de la manipulation ou du silence, les enquêteurs mettent aupoint diverses stratégies. L’une d’entre elles est l’usage du secret. Les délégués de Beugnotdisposent ainsi de doubles instructions, les unes patentes, qu’ils doivent produire commeaccréditation, les autres secrètes qui leur indiquent les renseignements confidentiels àobtenir, notamment sur les fonctionnaires en place. Il s’agit parfois carrément de piégerles interlocuteurs, comme le rapporte fièrement Fourcade en 1814, expliquant qu’il s’estentretenu avec les principaux fonctionnaires de Bordeaux « afin de connaître leur avis surl’opinion, et pouvoir les juger eux-mêmes sans qu’ils se doutent de [son] but »30. Au-delàde ces ruses un peu dérisoires, la plupart des enquêteurs réfléchissent plus profondémentaux possibilités d’accès à la vérité et retrouvent par là même ce qui fait le fondement del’inquisitio médiévale, ancêtre de toute enquête, le nécessaire recoupement des témoi-gnages. Très diserts sur leurs méthodes, ils guettent l’approbation du ministre. « Depuisquatre jours, j’interroge les diverses opinions, peut-être parviendrais-je au milieu de leurconflit à la vérité », écrit ainsi de la Coste en août 181431. C’est précisément pour contre-balancer les dires des fonctionnaires et pour évaluer leur action et l’estime dont ils béné-ficient que les délégués de police et autres commissaires royaux cherchentsystématiquement à recueillir la parole des notables. L’accumulation des témoignages, lamultiplicité des entretiens particuliers, la recherche d’un équilibre entre les dires des unset des autres constituent les éléments importants d’un savoir faire en constitution qui sedit, parfois longuement, dans les rapports. Ces précautions, quand elles sont prises, nesuffisent souvent pas : l’observateur est plus d’une fois considéré comme le vecteur

30. AN, F/7/4338. Rapport déjà cité de Fourcade, le 29 juillet 1814.31. AN, F/7/4338. Rapport du délégué De La Coste au Directeur général de la Police du Royaume, le8 août 1814.

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commode d’une parole que l’on voudrait voir porter jusqu’au pouvoir. Les sociétés visi-tées ne sont ainsi jamais inertes face à l’enquête et à l’enquêteur. Celui-ci ne cesse de rece-voir des dénonciations diverses, auxquelles il donne ou non foi. Il peut être trèssincèrement roulé, comme semble l’être Fourcade en 181432, mais il peut aussi choisir,par commodité ou idéologie, de répercuter sans véritables précautions ce que l’on veutlui faire dire. Paul Viard écrit très justement du chevalier de Tessières, dont il étudie lamission dans le département de la Côte d’Or en 1816, qu’il ne fut la plupart du tempsqu’« un écho »33. On pourrait en dire tout autant de bien des commissaires royaux de1814 et du duc d’Angoulême lui-même en 1815 qui choisissent, pour des raisonsdiverses, de se faire les porte-parole de tel ou tel parti dans les départements visités.

Les voyageurs dont nous parlons ne découvrent pas Tombouctou et ne se perdent pasà la recherche des sources du Nil. Mais ils consacrent de longs mois à l’exploration poli-tique d’un pays divisé et font de leurs rapports de véritables relations de voyage, qui parelles-mêmes constituent une appropriation discursive du territoire. Par leurs déplace-ments, leurs rencontres, leurs récits, ils nous semblent donc manifester au même titre qued’autres voyageurs une volonté de savoir qui peut s’exercer sur d’autres rives. Leursmissions constituent d’autre part l’une des modalités de ces « voyages en France » aucours desquels cheminent sur les mêmes routes et pendant les mêmes années, écrivains,peintres, enquêteurs sociaux et tout nouveaux « touristes »34. Si, comme l’estime MauriceAgulhon, la richesse et la diversité de la nation sont mieux connues des élites vers 1850que vers 180035, ces enquêtes politiques y ont incontestablement leur part, du moinsdans les cercles du pouvoir auxquels leurs résultats sont réservés. On ne peut toutefoiss’empêcher d’observer que les relations complexes qui s’y font jour entre enquêteurs et« enquêtés » ont valeur de métaphore, métaphore qui procède en sens inverse de celle parlaquelle nous débutions. Désir, rejet, curiosité, compromis, dissimulation, instrumenta-lisation réciproque : ce ne sont plus les mille détails de la politique qui finissent pardessiner, comme chez Tolstoï, les contours d’un gigantesque déplacement, mais les milledétails du voyage qui concourent à produire une épure des rapports entre gouvernants etgouvernés dans la France au XIXe siècle. ■

32. À plusieurs reprises, Fourcade reçoit des admonestations de la Direction de la Police, qui lui reprochede faire naïvement siennes les assertions des notables locaux.33. Paul Viard, « Une enquête politique dans l’arrondissement de Dijon en 1816 », Annales révolution-naires, 1922, pp. 387-413.34. Voir la belle anthologie de Jean-Marie Goulemot, Paul Lidsky et Didier Masseau, Le Voyage en France.Anthologie des voyageurs français et étrangers en France aux XIXe et XXe siècles (1815-1914), Paris, RobertLaffont, coll. « Bouquins », 1997, 1282 p.35. Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la république. 1848-1852, Paris, Le Seuil, 1973, p. 14.

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