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Juan Asensio Choix de chroniques électroniques, 1 2 juin 2004 – 2 novembre 2005 1

Stalker, choix de chroniques électroniques, volume 1 · 2006. 4. 5. · longuement de Claude-Edmonde Magny, que tout lecteur attentif de Monsieur Ouine connaît par son évocation,

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Juan Asensio

Choix de chroniques électroniques, 1

2 juin 2004 – 2 novembre 2005

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Sommaire

La Terreur et les lettres .............................................................................................. 4 Nihilisme et littérature : au-delà de la ligne de risque ............................................... 6 Quelques lectures du stalker....................................................................................... 9 Mars la rouge............................................................................................................ 11 Le nom du monde est Forêt d’Ursula Le Guin......................................................... 14 Quelques chevaliers de la Table ronde..................................................................... 15 Sur une île, stalker, quels livres emporteriez-vous ?................................................ 17 Quelques fantômes du passé .................................................................................... 29 Diverses lectures : Ernst Jünger, etc. ....................................................................... 31 L'Enchâssement : le stalker lisant Anders lu par Dantec lisant................................ 33 Dommage collatéral à droite .................................................................................... 35 La Zone est plus belle qu’une balle.......................................................................... 37 Fichu(s) Derrida ....................................................................................................... 39 La plume picrocholine d’Assouline ......................................................................... 42 Larvatus prodeo ou... pro deo ? ............................................................................... 44 L'expérience existentielle de l'art selon Henri Godard............................................. 46 Syntaxe ou l’autre dans la langue de Renaud Camus.............................................. 48 La Main de Dante n’est pas celle de Sollers ............................................................ 51 La Langue de Dante selon Bruno Pinchard.............................................................. 53 Maoam le bonbon fruité fun et qui fond .................................................................. 54 Rebatet, Boutang et… Asensio ! .............................................................................. 56 François Rastier ou la déontologie philologique aux orties ..................................... 61 Empêtré dans les mailles du Réseau ........................................................................ 62 Walter Benjamin, Georges Bernanos et quelques hongres... ................................... 64 Saraband d’Ingmar Bergman................................................................................... 66 Propos virtuels mais néanmoins tranchés ................................................................ 68 Le Soulèvement contre le monde secondaire ou le manifeste d’un homme droit .... 70 Ce goût immodéré pour l’hermétisme ou parabole d’une lecture bien faite............ 72 Chris Foss ou l’éveil insoupçonnable ...................................................................... 74 L’Aventure dans le plat pays de Flatland................................................................. 75 Circularité spéculaire de l’écriture ........................................................................... 77 Fair is foul, and foul is fair : Macbeth ou l’ontologie noire .................................... 81 Diapsalmata ou interlude entre diverses lectures .................................................... 82 Ens non esse facit, non ens fore ............................................................................... 84 Veni foras ou le verbe redevenu source ................................................................... 85 L'absinthe de l'origine .............................................................................................. 88 Stalker l'Obscur ou chaque homme dans sa nuit...................................................... 90 Les limites de la littérature sont celles mêmes de la critique ................................... 92 Deux monstres : les harmonies Werckmeister de Tarr, Baleine de Gadenne .......... 95 Deux tristesses : William Faulkner et George Steiner ............................................. 97 Le signe secret entre Carl Schmitt et Jacob Taubes ................................................. 99 Propos (faussement) détachés ................................................................................ 100 Jacques Chirac en Bartleby, Denis Tillinac infecté par le venin de la mélancolie 102 W. G. Sebald sur l’île de Jersey ............................................................................. 105 Damnation de Béla Tarr ou la sécheresse de l'âme................................................ 107 Hermann Broch, debout sur un monde en ruine .................................................... 109

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La pensée congelée de Perry Anderson ................................................................. 111 Les années anglaises d’Elias Canetti ..................................................................... 112 London bombing..................................................................................................... 114 Un brelan d'antimodernes : sur le dernier essai d'Antoine Compagnon ................ 115 La guerre des mondes n'aura pas lieu..................................................................... 116 Préfiguration de la Shoah : Justice sanglante de Thomas De Quincey ................. 117 Katrina pour tout le monde .................................................................................... 118 Seamus Heaney ou la familiarité de l'effroi ........................................................... 120 De l'esprit de lâcheté et de l'usurpation.................................................................. 123 Les Émigrants de W. G. Sebald ............................................................................. 125 Toile infra-verbale.................................................................................................. 126 La chair est triste, hélas... Sur Alina Reyes............................................................ 128 De Roux le provocateur, Hallier l'imposteur.......................................................... 130 Témoins du futur de Pierre Bouretz ....................................................................... 133 Asensio tient le couteau ......................................................................................... 135 Séjours à la campagne ou la manière noire de W. G. Sebald ................................ 137

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La Terreur et les lettres 2 juin 2004 Terminé, dans l’exaltation, la lecture de la bouleversante Lettre à une amie allemande de Daniel Cohen, dont j’ai déjà parlé. Je ne crains pas de dire que mon essai sur George Steiner, si j’avais pu lire ce livre avant de le livrer aux mains de ce piètre éditeur qu’est L’Harmattan, en eût été sans aucun doute changé, amendé, corrigé, densifié bref, que la lecture de ce très grand livre de Daniel Cohen, à l’érudition éblouissante et enviable, eût précisé telle ou telle proposition qui, dans mon essai, demeure elliptique, parfois abstruse. Peu importe du reste, car le cœur de ténèbres que lui et moi avons tenté de sonder, Auschwitz, est la terrible question qui nous unit, lui le Français d’origine juive qui, à présent, il me l’a dit, a peur de ce qu’il voit et entend autour de lui, sur lui, contre lui, moi, le Français d’origine basque espagnole qui, heureusement, à quelque exception près sans gravité, n’a jamais eu à souffrir de l’insulte raciste. Ce livre de Cohen devrait être au programme de n’importe quel cours universitaire consacré à la littérature allemande, tant il offre un miroir grossissant, parfois déformant, de ce que peut être une vie vouée à la littérature, qui se réfléchit (à tous les sens du verbe) en elle jusqu’au vertige et qui affirme que le monde n’est rien (en tout cas pas grand-chose) si sa chair dénervée n’est redoublé d’une parole qui la sustente et la dresse face à l’abîme ou au ciel (la même chose eût dit Barbey). Alors qu’en guise de transition entre les deux ouvrages j’ai rapidement achevé l’admirable conte d’Hawthorne (quel auteur !) intitulé L’Artiste du Beau (Allia), j’ai également terminé le curieux livre de Paulhan, Les Fleurs de Tarbes dont la langue, impeccable au demeurant comme le rappelait Boutang dans ses Abeilles de Delphes, me paraît d’un autre âge par sa volonté toute valéryenne de se maintenir à l’extrême point de Lagrange d’une neutralité toute intellectuelle plutôt que de basculer, facilement, vers l’une ou l’autre opinion dans ce livre exposées : à savoir, la langue est un carcan qui emprisonnerait la pensée, thèse défendue par les Terroristes et, au contraire, la langue est le seul biais par lequel l’homme peut donner richesse et cohérence au monde, thèse qui aurait dû constituer une suite aux Fleurs, jamais publiée par Paulhan sous une autre forme que quelques bribes, réunies en dossier dans l’édition de poche présentée par Jean-Claude Zylberstein. Toutefois, il faut noter, afin de nuancer ce propos qui placerait Paulhan du côté d’un monsieur Teste abstrait, donc irréel, les dernières phrases de l’auteur, pessimistes et presque étonnées par ce qu’elles viennent de découvrir ; Paulhan l’admet en effet, il a moins traité de rhétorique que celle-ci, dit-il naïvement, ne l’a traité, l’ouvrage se terminant par une sorte de pastiche du Tractatus de Wittgenstein, résumable à ceci : mettons qu’il n’a rien dit. Combien me paraît toutefois plus salutaire l’espèce d’angoisse exaltée et de course contre la montre (face à quoi ? La mort dont le jeune auteur a fixé les prunelles vides ?) que l’on sent sourdre, presque de façon palpable, dans l’écriture électrique du Michelstaedter de La Persuasion et la Rhétorique. Reste que certains passages du livre de Paulhan sont tout simplement remarquables (et écrits dans quelle langue !) comme s’ils étaient tout frémissants d’avoir entraperçu un secret, quelques secondes d’une lumière ayant magiquement fissuré la plate quotidienneté : «Peut-être le vent n’est-il pas du vent. Ni la mort, de la mort. Un monde inconnu nous entoure et puisqu’il n’est pas donné à l’homme de bondir hors de ses pensées, nous ne l’approcherons jamais – quitte à en soupçonner les signes et comme la trace dans une fumée, qui monte d’où ? dans une fente du mur, dans quelque influence errante, dans tout ce qui nous frappe par une allure d’absence et d’étrangeté». Et encore, je ne puis résister au plaisir de citer cet autre passage, qui aurait pu être rédigé par Paul Gadenne : «Il est des matins où il nous semble avec force que le monde vient seulement d’être achevé : l’instant d’avant la dernière motte de terre a été poussée à sa place, on a lâché la dernière abeille. Or nous devinons en même temps que ce monde n’est pas là pour toujours : une herbe penche déjà, une colline se voile. Tout est près de se briser, tout va nous manquer à la fois. Pourtant il ne faudrait pas en conclure à notre indifférence. Loin de là. Mais peut-être est-ce dans le même émerveillement, dans une angoisse pareille que nous apparaîtront désormais un langage, une pensée aussi fragiles l’un que l’autre, s’ils n’étaient pas là tout à l’heure, s’ils nous font le signe de s’effacer déjà». Commencé enfin le très beau livre de souvenirs atroces, terribles et lumineux de Jorge Semprún, L’écriture ou la vie. J'avoue, peut-être à tort, ne pas m'être plongé dans les dédales de la sombre affaire ayant uni (ou plutôt irrémédiablement désuni) Robert Antelme, Jorge Semprun, Marguerite Duras et

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Dionys Mascolo, affaire décortiquée par le livre de Gérard Streiff, Procès stalinien à Saint-Germain-des-Prés. Quoi qu'il en soit, le livre de Semprun, plus justement, eût dû s’intituler L’écriture de la vie, même si cette écriture semble subjuguée par la parole (celle par exemple d’Absalon, Absalon ! de Faulkner, auquel l’auteur réserve des phrases superbes) et les chants (le kaddish du Juif agonisant, La Paloma chanté par le jeune soldat allemand, la musique, du retour à la vie frénétique parisienne, de Louis Armstrong, etc.) qui sont autant de remparts fragiles contre la barbarie absolue, le Mal radical sondé par Kant qu’heureusement ce bourgeois, dont les promenades légendaires étaient mieux réglées qu’une pendule suisse, n’a jamais pu contempler de ses propres yeux comme Semprun l’a fait. Face à ce gouffre, remarquablement évoqué par un complexe entrelacement de souvenirs et de boucles narratives, face à ce gouffre dans lequel, rappelle l’auteur, même les plus grands écrivains comme Celan ou Levi sont tombés (tôt ou tard), il est vrai que les arguties bénédictines déployées par Paulhan pendant des pages à l’argumentation calibrée au millimètre près peuvent faire sourire et, finalement, lasser, comme a pu paraître ridicule la phrase de Wittgenstein (ce «con de Wittgenstein» qui a écrit dans son Tractatus : «La mort n’est pas un événement de la vie. La mort ne peut être vécue») au survivant de Buchenwald. Ainsi d’un copiste se contentant de corriger les virgules d’un manuscrit très précieux, son tabouret solidement calé, comme celui d’une pythie, près du rebord de la fosse, pas même incommodé par la buée de mort s’échappant du puits immonde. Et puis Semprun parle longuement de Claude-Edmonde Magny, que tout lecteur attentif de Monsieur Ouine connaît par son évocation, géniale, du dernier roman de Bernanos. Un livre magnifique donc, un des plus beaux (que l'on me pardonne cette horreur...) témoignages de ce que l'on a doctement appelé la littérature des camps.

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Nihilisme et littérature : au-delà de la ligne de risque 5 juin La mode est aux entretiens apparemment. Ainsi, après celui avec Fabrice Trochet du Grain de sable, voici que paraît dans le second numéro de Citron l’entretien dont les questions concernant la pratique critique de la littérature m’avaient été envoyées par Guillaume Bartet. J’en reproduis sur la Zone du stalker la version longue. Je dis bien longue car, sans pratiquer la moindre censure sur mes propos, Guillaume était tenu semble-t-il aux habituelles contraintes propres à ce type de revue : beaucoup de choses donc, et quelques références, passèrent à la trappe. J’auras pu lui conseiller toutefois, si j’en avais pris connaissance plus tôt, de caviarder l’inutile papier d’Alexandre Jardin, onctueux de bons sentiments, afin de réserver une place légitime à des propos plus consistants, ceux par exemple du patron des excellentes éditions L’Âge d’homme, Vladimir Dimitrijevic. C’est également d’entretien, une fois de plus sur la littérature, dont il est question dans la dernière parution de Chronic’art qui semble quelque peu gagner en consistance (je songe ainsi au très instructif et glacial entretien, encore un !, accordé par Paul Virilio à la revue). J’irai même plus avant : ce dossier sur la littérature préparé par Morgan Boedec et Romaric Sangars est assez passionnant même s'il est parfaitement critiquable… Il faut dire que, à moins de ressembler au dramatiquement insignifiant Technikart, enfoncé durablement dans la flache de la stupidité voyeuriste, replète et consensuelle, Chronic’art ne pouvait guère continuer de descendre. Je me souviens ainsi, dans un des numéros de Chronic'art paru il y a quelques mois, d’un ridicule et maigre dossier sur Solaris de Lem, abordant inévitablement les deux adaptations cinématographiques du chef-d’œuvre du romancier polonais en alignant quelques poncifs. Quoi qu’il en soit, la version complète de l’entretien (ou plutôt des deux entretiens) avec les directeurs des revues Ligne de risque et de L’Atelier du roman sont disponibles sur le site Internet de la revue. À mes yeux, les réponses de François Meyronnis sont bien plus intéressantes que celles de Lakis Proguidis et Benoît Duteurtre, et ce au moins pour deux raisons. D’abord parce que Meyronnis exprime son opposition à l’esprit, jugé bassement réactionnaire, dont ferait preuve L’Atelier : «Il y a presque une question politique là-dedans. Et ce n’est pas un hasard d’ailleurs si, à L’Atelier, il y a des énoncés profondément réactionnaires». Ensuite parce que, selon ce même auteur, les écrivains français n’auraient toujours pas pris conscience de l’époque à laquelle nous vivons, celle, déclare Meyronnis, qui a vu le triomphe du nihilisme occidental. Tous les auteurs ? Non, hormis Michel Houellebecq, dont l’œuvre romanesque est par ailleurs jugée nulle dans son écriture et, dans une mesure que ne précise pas l’intéressé, Maurice G. Dantec, ami de la revue. Je passe sur l’accusation de réaction, d’ailleurs jugée facile par celui-là même (le journaliste de Chronic’art) qui interroge Meyronnis lequel affirme, alors qu’il vient d’écrire le contraire, que parler de réaction n’est pas forcément faire référence à une position politique. Plus grave est l’accusation, découlant de la précédente, dont Meyronnis accable L’Atelier lorsqu’il affirme que, chez ces gens-là, «il y a un esprit de vengeance par rapport à toute forme d’intelligence». Où donc alors est l’intelligence ? Certes pas chez les nains des Inrockuptibles, bien peu aimés, à raison bien sûr, par Meyronnis. Mais voyons, si cette intelligence ne se trouve pas, à l’évidence, dans les pages de L’Atelier, c’est que, sans doute, elle est déposée comme une rosée perlière dans celles de… Ligne de risque, l’unique revue, je n’invente rien, qui selon Meyronnis, peut incarner «une solution au nihilisme en littérature». Il est à cet égard tout de même assez comique de noter que Meyronnis avoue en usant de bien des détours que l’un des mentors semi-officiels de sa revue n’est autre que le professionnel de l’anti-fongique, Philippe Sollers dont l’œuvre, on s’en serait douté, est plus que simple roman, forme sclérosée s’il en est, celle-là même que défend Lakis Proguidis ; au contraire, nous voici arrivés, avec les ouvrages de ce polichinelle tragique qu’est le téléphage Sollers, dans le domaine de la vraie littérature et, puisqu’il faut d’ABORD «penser la littérature» nous martèle Meyronnis, quel meilleur biais de le faire qu’en écrivant dans la collection L’Infini de Gallimard... Hum, voyons, je resterai d’une prudence de loup en faisant remarquer qu’il y a dans ce petit réseau bien huilé peu de hasard et, certainement, beaucoup de népotisme, fût-il avoué à demi-mots. Poursuivons. Qu’est ou plutôt que doit être la littérature ? Le «recroisement de la poésie et de la pensée» qui, s’il peut être évidemment opéré par le roman tel que le conçurent quelques grands écrivains comme Musil, Joyce et Broch, n’en demeure pas moins le lieu d’une anamnèse qui dépasse toute sotte contextualisation et s’évade de la rugueuse réalité clamée par le poète-voyant qui serait

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également le saint Graal recherché par les preux chevaliers de L’Atelier. En fait, Meyronnis reproche au roman de n’être qu’une sous-préfecture ringarde et anachronique (donc réactionnaire…) d’un territoire inconnu (la littérature) qui nous permettrait, s’il était correctement parcouru et exploré par quelques téméraires (Dantec et Houellebecq), de commencer à comprendre le néant qui est le nôtre, celui dans lequel s’éteint une civilisation occidentale agonique et terminale qui en a pourtant favorisé l’accomplissement et la brutale déhiscence. L’Occident est tout entier nihiliste ? Sans doute. Mais je ne puis comprendre ce mépris à l’endroit du roman qui, à mes yeux (et à ceux de Meyronnis aussi, ce qui ne laisse pas me de surprendre) permet toutes les audaces et, en cela je suis d’accord avec l’auteur, de descendre au fond du chaos pour en ramener du nouveau, selon l’exigence baudelairienne. Cela du reste ne serait qu’amusement de symboliste du dimanche si cette descente aux enfers n’était aussi, n’était d’abord, non seulement, comme l’a vu Meyronnis en rappelant l’exigence de Hölderlin, la volonté d’affronter le négatif pour le transformer en autre chose, mais aussi, œuvre mystique s’il en est, une tentative de rédemption du langage par le langage. J’ai tenté de montrer cela dans mon article sur Villa Vortex et je dois dire, une fois de plus, ma totale adhésion aux propos de Meyronnis qui affirme que Houellebecq, à la différence de Dantec, boit le négatif jusqu’à la lie, brasse à pleines mains le plomb tout en refusant de (tout en ne pouvant pas ?) le transformer en or ; l’auteur écrit significativement : «Si dans le langage il y a de la beauté, ce que vous faites en terme (sic) de destruction, d’une certaine manière, vous le réparez. Vous en avez le droit parce que vous restituez. Houellebecq ne fait pas ça». Totale adhésion ? Voyons, je ne puis suivre Meyronnis, qui évoque – et il a raison de le faire à ce moment de sa démonstration – l’expérience mystique de la voie apophatique ou négative que jusqu’au point où il affirme que l’âge de la littérature est devant nous, gommant ainsi la permanence d’une tradition que, sans doute, il a jugée réactionnaire une fois pour toutes. Non Meyronnis ! Non ! Car, si je puis vous suivre aussi loin que vous voudrez dans l’expérimentation littéraire (donc, aussi, romanesque), force est de constater que les tentatives les plus extrêmes, les plus programmatiques d’une tabula rasa dont on ne se voilera pas l’horizon d’attente politique éminemment communiste (dans sa volonté de transformer le monde par l’action plus que par la réflexion) ont à mon sens piteusement échoué, ne serait-ce qu’avec les expériences menées par l’école du Nouveau Roman. Refaire le monde, refaire la littérature ne mènera jamais, faute de génie, qu’aux lamentables faillites du lettrisme et, enrobées de ce même génie, à quelque réussite autiste comme l’est par exemple Finnegan’s Wake de Joyce, comme le sont certaines pages, à la pointe extrême de l’articulable (et parfois sombrant dans l’inarticulé) d’Artaud, comme le sont certains poèmes encore de Rimbaud, Trakl, Celan ou Pound. Aller plus loin ce sera, au choix, tomber dans le mutisme de l’illumination ou s’engluer définitivement dans la folie de l’idiot (idiotê, l’unique). Il faut revenir en arrière bien sûr, et en amont de Lautréamont tant loué par Meyronnis, non par peur de ce négatif dans lequel nous sommes de toute façon trempés jusqu’au cou mais parce que seule la tradition authentique est authentiquement révolutionnaire. Je ne veux pas cependant que cette phrase sonne comme une réclame maistrienne et m’explique. J’ai beaucoup écrit sur ce roman, que ce soit dans la revue Liberté politique ou, plus récemment, dans les Études bernanosiennes éditées par les Lettres modernes (Minard). Meyronnis ne le cite pas, soit qu’il le méprise soit que, plus certainement, il ne le connaisse pas mais a-t-il seulement lu Monsieur Ouine de Bernanos ? Voilà pourtant l’exemple même d’une œuvre extrême qui laisse loin, très loin derrière elle les bluettes insignifiantes de Sarraute et de ses épigones plus ou moins doués. Voilà un roman qui mieux qu’un autre (seuls La Mort de Virgile de Broch et Absalon, Absalon ! de Faulkner peuvent à mon sens lui être comparés) représente une véritable plongée dans le tohu-bohu primordial de la langue, plongée sans laquelle toutefois le romancier (hélas oui Meyronnis, pas le poète mais bel et bien le romancier) n’eût pu revenir à la surface, la bouche gonflée de phrases et de mots jamais entendus (pourtant exactement les mêmes que ceux de l’usage bête et quotidien), ramenés des profondeurs en somme, à leur éclat originel, les mains de l’écrivain tenant délicatement ces monstres miniatures des abysses qui, pour une fois, n’auraient pas perdu leur extraordinaire et mystérieuse luminescence rayonnant dans les profondeurs. Et Bernanos, comble de réaction rendez-vous compte aux yeux de Meyronnis, n’a probablement rien connu de ces sagesses orientales («chinoises ou indiennes») qui dans l’esprit de l’auteur paraissent devoir être absolument vitales et nécessaires pour tenter de penser le Néant ! Rien vous dis-je, rien d’autre qu’un exceptionnel génie qui pas une seconde n’a hésité à étendre sa vision (œuvre de l’intelligence dissécante) et sa charité (œuvre du cœur et, plus que cela, de l’âme) jusqu’aux damnés de l’enfer («ad in inferno damnatos extendebat caritatemn suam» selon l’extraordinaire parole de saint

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Dominique que Bernanos aimait citer), certes les mots que les Cahiers de Monsieur Ouine déchiffrés par Daniel Pézeril évoquent dans une sépulcrale œuvre de résurrection (je ne vois pas d’autre mot pour tenter de rendre ce qui sourd de ces pages bouleversantes) mais, avant tout, les visages (Ouine, Judas, Hitler, Maurras : je n’établis aucune gradation bien sûr), Le visage qui fut aussi le Verbe. De sorte que je puis encore, une fois de plus à condition d’en inverser diamétralement le sens, être d’accord avec l’auteur qui affirme que la littérature véritable, triomphante du nihilisme, est devant nous : Monsieur Ouine, les œuvres que j’ai nommées de Faulkner ou de Broch, Cœur des ténèbres de Conrad, Nostromo ou même, j’ose cette énormité, Macbeth de Shakespeare, sont devant nous plus que derrière, tout simplement, Meyronnis, parce qu’elles ont osé descendre dans la fosse de Babel décrite par Abellio en ne sous-estimant pas le risque du naufrage définitif, le fait que, à la différence de ce qui se passe in fine dans le conte de Poe, la bouteille contenant le manuscrit puisse ne pas s’échouer sur une plage où le promeneur surpris constaterait qu’il peut ainsi lire un texte préservé de la destruction. Je suis donc d’accord avec la presque totalité des analyses de François Meyronnis, même si je n’ai pas encore lu son Axe du néant. Un seul point nous oppose, essentiel, absolu, à vrai dire un nœud gordien : à mes yeux, il n’y a aucune possibilité de progrès dans les arts et tout ce qui a été une fois écrit, dit, pensé ou peint vaut à jamais, que cela plaise ou pas aux tartuffes du Monde des livres ou des Inrocks. Au mieux, l’artiste de génie, l’artiste du Beau eût dit Hawthorne (qui est aussi, bien sûr, celui du Mal absolu) peut seulement espérer redire ce qui a déjà été dit : nul désespoir pourtant, nul esclavage dans cette répétition, mot plat qu’au juste j’aurais dû ne pas écrire pour lui préférer celui, magnifique, de Kierkegaard : Répétition.

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Quelques lectures du stalker 12 juin «[…] tous avaient perdu ou gagné une chose impondérable. Ils avaient vu, entendu ou senti une chose interdite aux humains, et ils ne pouvaient l’oublier». H. P. Lovecraft, L’affaire Charles Dexter Ward. C’est l’article de Francis Moury qui m’a donné l’envie de revoir Ma nuit chez Maud d’Éric Rohmer, que je n’avais pas revu depuis une douzaine d’années ou plus, à l’époque où ce genre d’activité me paraissait devoir constituer une insupportable contrainte dans un emploi autrement chargé et intéressant. C’est bien évidemment un film magnifique, aux dialogues d’une précision et d’une intelligence qui me paraissent constituer une espèce de témoignage d’un passé englouti, définitivement aboli, une sorte de «bibelot sonore» comme l’écrivit Mallarmé, le témoignage d’une époque pourtant récente où le cinéma français avait quelque chose à nous dire, alors qu’il se contente trop souvent, aujourd’hui, et avec quels piteux résultats (voir ma critique du déchet cinématographique d’Enki Bilal : de copier le génie lyrique des productions nord-américaines. La situation décrite par Rohmer a éveillé, aussi, tellement de souvenirs dans mon esprits ! : la magie d’une première rencontre, immédiatement envoûtante, avec une femme belle et intelligente comme l’est Françoise Fabian dans le film, les nuits blanches passées autour de quelques verres à dérouler jusqu’à ses conséquences les plus radicales telle ou telle notion philosophique, que nous tentions, bien sûr et avec quel maigre succès, d’incarner par nos discours et, plus encore, nos actes. Julien Gracq évoque dans l’un de ses livres cette atmosphère de conjuration secrète unissant les élèves d’une même khâgne qui, je l’avoue sans gêne, me manque terriblement, condamné que je suis, comme le dit Trintignant, à supporter quelque ridicule conversation avec mes collègues de bureau, lui dans l’industrie du pneu (son personnage travaille dans une usine Michelin à Clermont-Ferrand), moi dans celle qui exploite une autre forme de vide remplissant non plus une chambre à air mais une baudruche de la taille d’un monde, la Bourse. Et puis... j’ai été bien près, devant les toutes dernières images du film de Rohmer, celles ou Jean-Louis, marié et père d’un enfant, retrouve par hasard celle qu’il a failli aimer un soir, Maud, de pleurer comme un enfant car j’ai alors compris que Ma nuit chez Maud pouvait être interprété comme l’illustration géniale d’un thème qui m’obsède, celui de la Reprise définie par Kierkegaard et qui hanta d’ailleurs l’œuvre romanesque de Paul Gadenne. Terminé quelques lectures, dont certaines érudites, sur le thème de la sorcellerie, du diable et de la démonologie, l’une de mes inavouables passions qui, si un enquêteur me faisait «déballer ma bibliothèque» comme le dit Benjamin à la suite d’un crime sordide dans mon quartier, me conduirait à quelque curieux et suspicieux interrogatoire au commissariat le plus proche, où ma manie (ma «démonomanie» comme l’écrivait Jean Bodin) serait scrupuleusement consignée sur une fiche informatique à ma charge. Un récent recueil d’essais universitaires tout d’abord, sous la direction de Martine Ostorero, Le diable en procès (aux Presses universitaires de Vincennes), dont on retiendra l’article d’Alain Boureau intitulé Satan hérétique : L’institution judiciaire de la démonologie sous Jean XXII. Alain Boureau justement, qui vient de publier chez Odile Jacob un essai sur le même sujet, sans doute passionnant, que je dois me procurer. Passionnant ? Voilà bien un adjectif qui ne convient pas à l’ouvrage d’Esther Cohen, Le corps du diable (chez Léo Scheer), dans lequel il ne sera guère parlé du diable et beaucoup (trop) de sexualité féminine incomprise (celle des sorcières) et de libido honteusement réfrénée par l’inquisition des Églises catholique et protestante. Ce livre, préfacé par Enzo Traverso qui semble gêné d’évoquer un sujet qu’à l’évidence il ne maîtrise guère, outre le fait qu’il ne peut en aucun cas se prévaloir d’une quelconque érudition, accumule les poncifs et les à peu près sur un sujet pour le moins extraordinairement complexe qui ne les souffre guère. La thèse de Cohen n’est pourtant pas neuve : les sorcières auraient pratiqué à la fin du Moyen Âge et surtout durant la Renaissance des rites païens enfouis sous un mince vernis chrétien. Carlo Ginzburg a beaucoup écrit sur ce sujet (Les batailles nocturnes, Le sabbat des sorcières) et avec quelle maîtrise ! pour que je m’attarde sur la prétendue nouveauté de la démonstration d’Esther Cohen. Ce n’est pas le plus grave. Je passe aussi sur le fait que Esther Cohen, dès qu’elle le peut c’est-à-dire trop souvent à mon goût, s’empresse de citer les platitudes derridiennes, apparemment toutes extraites d’un seul et unique livre, Spectres de Marx, platitudes qui confortent l’auteur dans son idée que la répression de la

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sorcellerie par la Sainte Inquisition est l’un des plus grands crimes organisés de l’histoire occidentale. Organisé, l’adjectif n’est pas anodin car c’est lui qui permet à Esther Cohen d’établir un parallèle pour le moins dangereux et saugrenu entre les meurtres de dizaines de milliers de sorcières et celui de plusieurs millions de Juifs, d’ailleurs stigmatisés et exterminés dès le Moyen Âge, comme s’ils avaient constitué l’une des premières figures repoussoir de l’humanité, préfigurant en cela la haine des sorcières, de l’Autre (Derrida et son abstrus verbiage lénifiant et tiers-mondiste n’est pas bien loin…). Esther Cohen en tout cas ne s’embarrasse d’aucune prudence et écrit sans ambages, se servant sans l’analyser de la caution prétendument apportée à ses dires par Vico : «L’histoire se répète avec des différences […]. Et peut-être l’Allemagne nazie «tira-t-elle un enseignement» de cet épisode [la chasse aux sorcières]». D’Enzo Traverso, dont il faut lire et relire le magnifique ouvrage, L’Histoire déchirée, ces mêmes éditions Léo Scheer ont d’ailleurs récemment édité un recueil d’études intitulé La pensée dispersée, moyennement intéressant mais qui donne de précieux renseignements sur un auteur peu connu en France, Siegfried Kracauer, personnage et penseur déjà évoqué par Traverso dans une monographie éditée par La Découverte en 1994. Lecture également de deux curieuses lettres, écrites en 1646 par le Père Vieira au roi du Portugal, João IV, en faveur des Juifs chassés du royaume. Ces lettres, aux préoccupations aussi eschatologiques qu’économiques, sont brièvement présentées par Sébastien Lapaque, qui lance ainsi sa collection (intitulée Signes de contradiction) chez Bayard lequel. L’entreprise est fort louable qui nous présente ce magnifique auteur portugais dont il faut lire Le salut en clair-obscur (chez Ad Solem). Également, deux textes sont parus signés par Bourdaloue et Pascal. Pour faire bonne mesure, je dois saluer le récent travail entrepris par les éditions Bayard, par exemple en offrant au lectorat français la remarquable Encyclopédie littéraire de la Bible de Robert Alter et Frank Kermode, superbement traduite par Pierre-Emmanuel Dauzat. Il est temps, grand temps, alors que l’Alma Mater française ne semble décidément pouvoir se débarrasser des rinçures verbeuses de Derrida ou Genette, que nous soient enfin proposés les travaux de ces critiques anglo-saxons subtils qui ont profondément renouvelé l’exégèse biblique et, partant, notre regard sur la littérature. D’ailleurs, deux titres de Frank Kermode doivent cette année être publiés par Bayard, The Sense of Ending (1967) et The Genesis of Secrecy (1979). J’ai enfin terminé de lire, simultanément, L’affaire Charles Dexter Ward de H. P. Lovecraft, dont il faut admirer l’art d’une horreur subtilement entrevue plus que réellement dépeinte ainsi que Matrix machine philosophique (Ellipses) qui, malgré quelques bonnes analyses de tel ou tel aspect du phénomène cinématographique, ne me semble être rien de plus qu'un juteux (sans doute) faire-valoir : en fait, ce livre eût dû comporter, en guise d’avertissement, le sous-titre «pour nous faire du fric»… Mais qui donc reprochera aux professeurs de philosophie et à leurs studieux étudiants, si menacés de battre le pavé alors que se réduit comme peau de chagrin leur privilège d’enseignement, de tenter de façon plutôt réussie quelque coup purement commercial ?

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Mars la rouge 16 juin Mes lecteurs, si je puis me prévaloir de l'existence d’une aussi improbable caste, le savent peu mais l’une de mes passions est l’astrophysique, et ce depuis le jeune âge où ma mère me mit entre les mains une encyclopédie de l’astronomie éditée par Larousse, datant je crois de 1978 ou 1979. Je l’ai parcourue récemment et j’ai souri en regardant quelques clichés de planètes, de nébuleuses et de galaxies souffrant d’une médiocre résolution. Je dois bien dire que, en l’espace de quelques années seulement, nos connaissances dans ce domaine ont fait un bond de géant. La lecture d’une multitude d’auteurs de science-fiction, le fait de m’inspirer des illustrations, parfois naïves, de Chris Foss, Tim White, Peter Elson ou Tony Roberts firent le reste : mon imagination, pardonnez-moi cette métaphore ouinienne, devint une sorte d’outre irrémédiablement ouverte aux rêveries les plus insensées. Je dois ainsi dire que je ne passe pas une journée, pourtant exemplaire petit employé de Bourse, sans consulter les différents sites Internet des missions Spirit et Opportunity, Mars Express, Cassini-Huygens ou Hubble. Je ne pouvais ainsi raisonnablement manquer de lire le passionnant dossier – à l’exclusion toutefois, il fallait s’y attendre de la part d’une journaliste, d’un article inutile rédigé (le mot est inadapté dans ce cas-ci) par Françoise Monier1 – consacré par la Revue des deux Mondes à l’exploration de la planète Mars. Les articles de Robert Zubrin, président-fondateur de la Mars Society et de Richard Heidmann, président-fondateur de l’association Planète Mars, version française de la précédente, vont dans le même sens : une fois de plus, une fois encore, les États-Unis, forts des succès des robots Viking, Pathfinder, à présent Spirit et Opportunity, conservent une immense longueur d’avance, évidemment technologique mais, pourrait-on dire surtout, culturelle. En un mot comme en mille : alors que l’Europe est tiède, l’Amérique n’hésite pas et se prépare, quoi que l’on pense du récent programme insufflé à l’industrie spatiale américaine par George W. Bush, à une exploration humaine de Mars. Heidmann a ainsi parfaitement raison d’affirmer, banalité qui semblera pourtant une énormité de transgression aux yeux de nombre de nos chercheurs somnolents et arc-boutés sur leurs privilèges, que, «si nous ne nous lançons pas de grands défis, sans rêve, sans objectifs réalisables, nous courons à notre perte». Je sais toute la naïve foi (alors que cette dernière n’est jamais naïve) que peut véhiculer pareille assertion, ainsi que celle de Robert Zubrin qui écrit qu’il y «aura dans ces histoires [d’exploration martienne] de la lâcheté et de l’avidité, autant que de la vertu et de la bravoure, des échecs et des victoires» mais ne puis m’empêcher de penser et de croire que ces scientifiques ont raison, au-delà même d’un futur qui ressemblerait très étrangement aux récits de science-fiction imaginés par un Kim Stanley Robinson. Je suis plus pessimiste néanmoins : si exploration de Mars il doit y avoir, sa conquête sera l’affaire de plusieurs siècles, quel que soit le bond astronomique qu’accomplira la science dans son fascinant objectif. Si conquête de Mars il doit y avoir, je me représente plus ces lendemains qui chantent de la façon dont les imagina Dick dans Glissement de temps sur Mars plutôt que comme tel rêve inconsistant de «terraformation», récente métamorphose de notre fantastique capacité d’arraisonnement de et par la technique. Ne doutons jamais, en effet, que, comme l’écrivait Stanislas Lem dans Solaris l’homme sera moins fasciné par l’espace que par les miroirs de son esprit qu’il y quêtera, moins hypnotisé par les découvertes certaines accomplies par la

1 Également, je note, dans l’article qui ouvre ce dossier, signé par Francis Rocard, responsable des programmes d’exploration du système solaire au CNES, deux erreurs pour le moins étranges, voire comiques : d’abord cette phrase « Depuis que l’homme a commencé à réfléchir sur Terre, il y a 5 000 ans » qui jette à la trappe le très long mûrissement du génie de l’homme préhistorique, ensuite le fait que ce scientifique ne mentionne pas même, comme terrain potentiel d’une vie extraterrestre (au sens strict du terme bien sûr) les satellites, jovien et saturnien, Io et Titan. Dans cette même revue, j’invite à considérer très attentivement l’article simple et percutant que Jean-Christophe Mounicq a rédigé sur l’islamisme et ses dangers absolument sous-estimés, bien évidemment par les imbéciles de Gauche qui bêlent systématiquement au danger de l’amalgame mais aussi, ce qui est beaucoup plus grave, par nombre de nos dirigeants. Tant que nous n’aurons pas accepté le fait que, depuis le 11 septembre (annoncé par nombre de prodromes meurtriers) l’Occident dans son ensemble et pas seulement les Etats-Unis de Bush a été attaqué par des islamistes (pas des extrémistes corses, basques ou… martiens mais bel et bien : des islamistes), nous continuerons de nous voiler la face…

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science que par une quête qui, plus que Dieu, de toute façon absent, tentera de donner réponse au mystère de notre âme. Lisons ainsi les phrases magnifiques de Pierre Boutang dans son Ontologie du secret : «Qu'étaient les rhétoriques, l'opéra fabuleux de cette mort prophétisée par Nietzsche, auprès de son épreuve, dans un déplacement indéfini à la rencontre de la divine absence, jamais déçue ? Comme, de surcroît, le secret d'énergies cachées et quasi infinies de la matière, à travers une sorte de décréation atomique, procurait l'espérance d'une fuite toujours plus lointaine, de ce que Heidegger nomme l'arraisonnement illimité de l'Univers, l'ivresse d'une dernière croisade pouvait saisir les cœurs ; on se souvient du cri d'un des premiers pionniers, rappelant qu'il n'avait pas rencontré Dieu dans les espaces... Mais, comme pour les Croisades du Saint Tombeau, le second mouvement n'est pas loin, sinon déjà commencé : la subsistance de la question, et l'évidence, dans une dimension nouvelle, de la réponse négative, que Dieu ne peut pas plus être visible dans son espace créé que le corps du Christ ressuscité dans son tombeau, envahissant sans doute l'histoire ; la réalité terrestre pourrait en être vécue tout à neuf, et les parcours, dans les quelques petits cantons abordables de l'Univers devenus allégoriques, signifier le pèlerinage dans l'être, la reconnaissance finie de la Création transcendante à nos idées du fini et de l'infini». Le célèbre titre de Koestler, Le zéro et l’infini, devrait être adapté en un moderne : L’Horreur et l’infini puisqu’il me semble que les mystérieuses bouches du gouffre et de la lumière, qui tentent de captiver l’âme de l’homme dans une lutte plusieurs fois millénaire et d’une férocité inimaginable, se sont ouvertes depuis quelques années déjà pour hurler une vérité que nous refusons d’entendre. L’une et l’autre de ces bouches hurlent, non plus de façon alternée comme le pensait Baudelaire, mais en même temps. Que faisons-nous, chaudement installés dans nos monades urbaines où l’alcool, les plaisirs virtuels et charnels (les premiers prennent le pas sur les seconds) amollissent nos forces et nos cervelles aussi malades que celle d’un Des Esseintes perclus de trouille ? Les plus imbéciles, les plus aveugles, tous les médiocres, qu’ils soient de gauche ou de droite, se bouchent les oreilles et entonnent l’antienne sale du nécessaire progrès social passant par un non moins nécessaire et salutaire abandon de la souveraineté française au profit d’une autorité désincarnée supra-nationale. Les plus lucides enragent et font ce qu’ils peuvent pour tenter d’endiguer, ne serait-ce qu’un temps, les flots de merde qui menacent de tout submerger. La Zone du stalker, oserais-je avouer ce rêve fou, est peut-être une de ces zones franches, au sens propre de l’adjectif, débarrassée donc de tout servage : chers lecteurs, vous vous trouvez ici chez vous, sur une terre de franc-alleu et je suis un de ces lucides je crois. Il y en a d’autres heureusement, beaucoup d’autres mais les plus courageux, s’il y en a encore (il DOIT y en avoir, c’est une nécessité absolue comme celle, pour la mystique juive, d’un certain nombre de justes sans lesquels le monde tomberait en poussière), se battent et font ce qu’ils doivent faire pour nous débarrasser de celles et ceux qui nous ont déclaré la guerre. Cette guerre longue, souterraine, immonde, dont la propagande, terrible nouveauté, n’est plus le fait de l’Arrière mais de l’Avant (c’est-à-dire de nos propres gouvernements pusillanimes, à moins encore que la distinction entre les deux ne soit tout bonnement devenue impossible), nous ne la gagnerons jamais tant que nous n’aurons pas retrouvé notre âme. Notre pays, lui, la France, me semble perdu. Mais son âme éternelle survivra bien dans nos cœurs et c’est là, ma foi, une place assez noble pour que nous acceptions de lui donner toutes nos forces et notre sang. 2[1] Également, je note, dans l’article qui ouvre ce dossier, signé par Francis Rocard, responsable des programmes d’exploration du système solaire au CNES, deux erreurs pour le moins étranges, voire comiques : d’abord cette phrase «Depuis que l’homme a commencé à réfléchir sur Terre, il y a 5 000 ans» qui jette à la trappe le très long mûrissement du génie de l’homme préhistorique, ensuite le fait que ce scientifique ne mentionne pas même, comme terrain potentiel d’une vie extraterrestre (au sens strict du terme bien sûr) les satellites, jovien et saturnien, Io et Titan. Dans cette même revue, j’invite à considérer très attentivement l’article simple et percutant que Jean-Christophe Mounicq a rédigé sur l’islamisme et ses dangers absolument sous-estimés, bien évidemment par les imbéciles de Gauche qui bêlent systématiquement au danger de l’amalgame mais aussi, ce qui est beaucoup plus grave, par nombre de nos dirigeants. Tant que nous n’aurons pas accepté le fait que, depuis le 11 septembre (annoncé par nombre de prodromes meurtriers) l’Occident dans son ensemble et pas seulement les États-Unis de Bush a été

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attaqué par des islamistes (pas des extrémistes corses, basques ou… martiens mais bel et bien : des islamistes), nous continuerons de nous voiler la face…

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Le nom du monde est Forêt d’Ursula Le Guin 21 juin

Pour Pauline. I long for, I long for I long for my home I long for a land where No man was ever known. PJ Harvey, The Darker Days of Me and Him. Lecture ou plutôt relecture de Le Nom du monde est forêt (The Word for World is Forest, 1972 et prix Hugo en 1973, titre qui appartient au Cycle de l’Ékumen) d’Ursula Le Guin, que j’avais lu il y a bien des années, sans que je garde de ce petit livre un souvenir aussi marquant que celui m’étant resté de Plus vaste qu’un empire, longue nouvelle qui, si ma mémoire est bonne, présente bien des points communs avec Solaris de Lem : sur un monde étranger, le premier danger auquel l’homme sera confronté ne sera que… lui-même. Peu d’idées intéressantes dans ce roman de Le Guin, auteur féministe (ou «écrivaine», le mot ridicule est à la mode…) que l’on imagine pétrie de bonnes intentions et d’une sainte horreur à l’endroit de la colonisation (bien évidemment occidentale). Peu d’idées sinon celle qui évoque la réalité troublante perçue au travers d’un langage pour lequel le mot «forêt» est le même que celui pour «monde», celle encore qui fait du traducteur un personnage dangereux, à l’intersection de deux mondes. Le Guin est une espèce d’ethnologue au rabais, qui a fait sien le premier commandement de la profession : le décentrage (bizarrement illustré par l’une des nouvelles de l’auteur, Le chêne et la mort), la ruine d’une position anthropomorphique forcément réductrice et dangereuse. J’avais lu, de ce même auteur, La Main gauche de la nuit et Les Dépossédés, sans que je garde de ces romans, une fois de plus, le moindre souvenir. Je dois les relire (Dieu ! Que de relectures !) pour étayer mon avis pour le moins mitigé. Du moins, je conseille à tous les eurosceptiques – je préfère de loin le terme suivant : réalistes – de lire Le Nom du monde est forêt s’ils gardent encore quelque ridicule doute sur les bienfaits d’une autorité supranationale… Étrange tout de même que je revienne à ces innombrables lectures de mon enfance, ces centaines de livres volés dans une librairie de la région lyonnaise (bien sûr, je me fis prendre assez bêtement d’ailleurs…), que je dévorai au cours de longues journées solitaires et paisibles, comme si tout un pan presque oublié de ma découverte de la littérature émergeait de l’ombre… Étrange alors que, aujourd’hui, pullulent les adaptations cinématographiques (souvent de qualité lorsqu’elles ne sont pas l’objet d’une ridicule prétention telle que celle d’un Bilal) d’œuvres écrites de SF, je ne songe ainsi qu’à l’exemple de Philip K. Dick, redivivus jusqu’à la nausée depuis que les petits pontes universitaires paraissent l’avoir découvert, traquant dans l’agencement démoniaque de ses simulacres telle schize, telle machine philosophique, tel «manque du manque» lacanien. Inepties bien sûr, ce langage purulent que babille l’Alma Mater tombera de lui-même, bien rapidement je n’en doute pas, dans le siphon qui l’évacuera vers la mer des Sargasses dans laquelle l’épave derridienne offre déjà un abri déconstruit à quelques pauvres poissons décolorés. J’ai poursuivi ma lecture de Lefeu ou la Démolition de Jean Améry, déporté à Auschwitz qui s’est suicidé en 1978 à Salzbourg. C’est un grand livre assurément, qui devrait être lu par tous nos petits artistes subventionnés pressés, comme le dit l’auteur, d’être cooptés pour faire partie de la «décadence clinquante», disons la scène médiatique sur laquelle des kilos de viande pourrie seront déposés à côté d’une grand-mère fixant avec ennui le public ébahi venu applaudir une telle performance… Je reparlerai sans doute, dans la Zone ou ailleurs, puisque, après tout, innombrables sont les TAZ, de ce livre faussement difficile mais propose pour l’instant à mon lecteur une critique signée de Laurent Schang sur Le Retour des caravelles de Lobo Antunes qui, selon Antoine Spire, qui il est vrai n’en est plus à une bêtise écrite ou dite, a dépassé William Faulkner. Mais voyons… ! La peste soit de ces journalistes dont les prétendus bons mots ont depuis longtemps rongé ce qui leur restait de cervelle.

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Quelques chevaliers de la Table ronde 24 juin «La corruption de l’homme est suivie par la corruption du langage. Quand la simplicité du caractère et la souveraineté des idées sont rompues par la prédominance des désirs secondaires […], et que la duplicité et le mensonge prennent la place de la simplicité et de la vérité, le pouvoir exercé sur la nature en tant qu’interprète de la volonté est perdu jusqu’à un certain point ; on cesse de créer de nouvelles images, et les mots anciens sont détournés pour représenter des choses qui ne le sont pas ; on se met à employer de la monnaie de papier quand il n’y a plus d’or ni d’argent dans les caisses». Ralph Waldo Emerson, La Nature. Lectures de plusieurs revues dont Médias, qui ne démérite pas comme je l’avais une première fois affirmé, n’ayant fait alors que parcourir quelques pages, ce qui suffit assez, bien souvent, pour se faire une idée assez précise de la qualité du travail proposé. La mise en page, d’ailleurs, est très claire, les photos assez soignées bref, on peut respirer. J’ai surtout apprécié l’entretien avec Marcel Gauchet qui évoque l’idée d’un «journalisme supérieur», aberration qui me paraît parfaitement creuse, un bon écrivain étant à mes yeux le plus grand des journalistes possibles, que dire alors d’un très grand écrivain si l’on songe à Bernanos, Malraux ou Mauriac qui donnèrent dans le journalisme. Un journaliste, inversement, fût-il le souverain pontife de ce minuscule État ayant sa propre législation discrétionnaire, ses bordels, sa police et ses cachots, ne sera dans le meilleur des cas qu’un piètre écrivain. Reste que le patron du Débat a parfaitement raison de souligner, après combien d’autres cependant, que le petit monde du journalisme français «est peuplé de militants qui ont trouvé dans les médias un autre emploi du mode de pensée militant». L’article cosigné par Robert Ménard et Pierre Veilletet sur la guérilla des altermondialistes contre l’info est tout simplement excellent, dans lequel on peut lire cette description parfaitement valable de notre époque – à l’exclusion du premier membre de phrase (et encore) – alors qu’elle s’appliquait au monde des années 70-80 : «coalition hétéroclite de régimes communistes, de despotes afro-asiatiques et d’intellectuels occidentaux tiers-mondistes» qui tente, par tous les moyens qui sont à sa disposition, de jeter au large un filet au maillage ultra-serré afin d’éviter que quelque poisson indiscipliné ne lui échappe. Alors que Chantal Delsol, dans un bel article pour l’enquête menée par Le Figaro sur l’identité française, affirme, pour une fois de façon assez claire et sans louvoyer, qu’il nous faut «redessiner sans les perdre les référents qui nous ont construits», Richard Millet, dans un magnifique texte (Le Dernier Écrivain) paru dans la nouvelle série des Cahiers de La Table ronde, écrit sans ambages qu’il voit «s’effondrer la grande verticalité européenne au profit d’une horizontalité parcellaire : la fin du christianisme, c’est-à-dire de la littérature telle qu’elle nous a portés jusqu’en ce nouveau siècle d’où elle semble se retirer […]». L’idée est intéressante (mais certes pas neuve) qui affirme que la littérature (et plus largement, à mon sens, l’art tout entier) n’a strictement plus rien à dire si la déserte la préoccupation de la transcendance. La suite mérite d’être notée qui évoque un affaiblissement de la puissance politique française concomitante d’une langue qui tous les jours perd de son sang, idée ingénieusement exposée par un autre auteur des Cahiers, François Taillandier : «La France est entrée dans la fadeur du reniement de soi, dans l’extraordinaire réticence de langue, ne nommant plus le monde, ce qui continue de s’entendre en français ne répondant déjà plus de moi, n’étant plus à la langue qui m’a constitué que le bruissement même de ma disparition et à la phrase française ce que le rock et ses dérivés sont à la musique savante». Tout est dit et dans une langue très maîtrisée qui n’est pas, heureusement, le pidgin télégrammique (ou le sabir télégraphique pour les esthètes...) employé par Nicolas Rey dans un texte insignifiant. A mon sens, c’est l’affaiblissement de notre langue qui réduit notre pays à n’être plus qu’un inlandsis de médiocrité, une toundra intellectuelle fière de ses quelques maigres arbustes. Il y a autre chose dans la constatation faite par Richard Millet : un effacement progressif de l’écrivain au monde, qui déserte la place publique piaillante de cris et de réclames pour s’enfoncer en son âme avec pour seule compagne la langue, autant dire non seulement et à l’évidence la France, toute la France depuis, au moins, les Serments de Strasbourg rédigés en 842 mais aussi les autres pays, leur histoire, les liens entre ces derniers et notre pays, l’univers tel que notre langue nous l’a donné à voir et comprendre. Le «sentiment de la langue» est ainsi une recherche,

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mieux, une quête que j’hésite à nommer mystique, une plongée dans «l’épaisseur d’une langue» qui a (pardon, qui aurait puisqu’elle ne l’a plus guère…) «le goût du secret et l’évidence cachée du monde». Quoi qu’il en soit ce premier numéro de la nouvelle série est prometteur et je me dois de saluer, quelles que soient mes critiques, la volonté de deux hommes, Denis Tillinac et Jean-François Colosimo, qui ont permis la renaissance de ce qui fut une très belle revue. Je signale d’ailleurs, pour finir, les textes de Jean-François Colosimo – sorte de journal aussi métaphysique (mais tout de même bien moins salonnard) que celui de Michel Crépu est littéraire – et de Philippe Muray même si la partie purement littéraire de la revue, je l’ai dit avec Nicolas Rey mais aussi Gabriel Matzneff et Yves Charnet, s’avère la plus décevante.

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Sur une île, stalker, quels livres emporteriez-vous ? 10 juillet «Et l’on n’entrevoit pas davantage le salut dans l’instant suivant, car le journaliste est devenu un type : individuellement il meurt, mais le Journaliste ne meurt jamais ; il se multiplie sans cesse». Søren Kierkegaard, La Dialectique de la communication. Samedi 3 juillet Bien sûr, rien de comparable, ici, aux sites magnifiques de Gavrinis, Locmariaquer dans le Golfe du Morbihan, Kerloas dans le Finistère ou le plus connu d’entre eux, Carnac, ces alignements de rochers, dolmens, cairns et ces mystérieuses gravures devenus désormais les étapes obligatoires de touristes en attente d’un sacré qu’on leur promet sans étiquette confessionnelle, et pour cause. J’ai le sentiment, tout de même, de m’être débarrassé de l’inutile et plus : d’avoir laissé se sécher au soleil une vieille peau sans intérêt qui, ici, ne ferait que m’alourdir. Tout homme quittant le continent doit avoir cette impression de légèreté je crois, tout homme y revenant se sentant de nouveau pris dans une sorte de glu invisible, pas moins réelle et contraignante cependant. Je suis depuis quelques jours sur l’île de Bréhat, dans une immense maison qu’un peintre aujourd’hui oublié, Gustave Bourgain, fit bâtir vers 1903 sur la pointe du Guerzido, en raison de l’exposition exceptionnelle du site, coupé de l’île elle-même à marée haute. Le sentiment de solitude est ainsi redoublé. Peut-être est-ce la recherche de cette solitude, plus que réelle en hiver (alors que les touristes, on s'en doute, ont déserté l'île depuis belle lurette), qui attira sur l'île des peintres comme Chagall ou Signac, des écrivains tels que Renan, Colette ou Apollinaire. Quoi qu'il en soit, après la mort en 1921 du peintre Bourgain, auquel on doit tout de même un Débarquement des troupes du Directoire sur la plage du Guerzido, c’est sa veuve qui, solitaire, obstinée, continua de perpétuer la tradition artisanale pour laquelle son époux avait bâti la demeure. On peut d’ailleurs contempler cette femme, triste silhouette blanche, sur une vieille photographie mangée par le soleil et le sel, où elle se tient, l’air un peu gauche, devant l’immense verrière. C’est donc dans cette étonnante demeure que je suis, entouré de Pauline et d’enfants dont la petite Suzanne, trois ans dix-douxième comme elle le répète avec un éclair de malice dans son regard d’un bleu presque trop intense, comme peint à la main sur d’immenses billes de porcelaine. La maison du peintre fait face à la mer nous séparant du continent, l’Arcouest et, plus loin, Paimpol, côte sans intérêt spécial d’ailleurs : quelques maisons cossues, entourées d’une verdure luxuriante qui m’apparaît presque noire depuis le lieu où je la contemple, me rappellent toutefois que, sur cette île comme sur la côte qui lui fait face, l’argent semble notoirement moins rare que le beau temps, cette perpétuelle inconnue des vacances en Bretagne. Nous sommes donc bien loin de la fameuse côte sauvage peinte par Jean-René Huguenin dans ce qui allait être son unique roman. Je l’avais déjà lu au moins deux fois mais ce roman âpre m’avait été gâché par ce qu’en avait dit quelque part Julien Gracq, comme si l’on pouvait comparer (puisque c’est bien ce que fait Gracq, au moins implicitement) les quelques jours vécus par Olivier auprès de sa sœur qui va se marier – et donc lui être arrachée pour toujours – avec les esthétismes fades et filandreux déroulés par Gracq dans ses quelques romans. Un rapprochement tout de même ? Oui, sans doute, mais ne tenant, comment dire, qu’à l’atmosphère peinte par les deux écrivains, qui se ferait alors, d’évidence, avec Un beau ténébreux que je n’ai pas relu depuis… Mon Dieu, depuis combien d’années au juste ? Ah !, peut-être suis-je injuste avec l’œuvre romanesque de Gracq, qui promet beaucoup et, finalement, n’a tendu à l’adolescent que j’étais alors qu’un poing d’avare, prudemment refermé sur quelque trésor que le rusé romancier s’échine pourtant à nous faire soupçonner et convoiter. Une fois la main ouverte, puisqu’il n’est pas bien difficile de la forcer, on reste tout étonné de voir que le magnifique mirage, qu’il s’agisse d’Argol ou bien du rivage des Syrtes, s’est réduit en quelques grains de poussière grise. Je me revois encore, seul sur les quais de Saône, avec un des exemplaires facilement reconnaissables des éditions José Corti, assis sur un des bancs plaisamment offerts à leurs contribuables par les édiles lyonnaises. Je passai des heures à lire Le rivage des Syrtes et j’étais alors, pourquoi m’en cacher, fasciné par la langue gracquienne, moins l’arme du griffon comme le prétend l’écrivain de je ne sais quel auteur que la main du maître posée sur l’épaule de l’élève et qui, le plus simplement du monde, d’une pression, lui commande d’ouvrir son regard devant le spectacle magiquement révélé par sa science et la beauté de

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sa langue. Peu importe du reste, une phrase comme celle que prononce Olivier, «Nous avons les bras cloués, nous ne pouvons rien étreindre», instaure à mon sens, entre l’œuvre du jeune prodige et celle du vieux faune maître de son art, une distance infranchissable, celle qui sépare le drame hanté par l’impuissance, la férocité, le dégoût de soi, le Mal et Dieu du texte qu’on dirait exclusivement rédigé afin de contenter l’appétit d’un fort en dissertation qui aura tôt fait de dénicher telle métaphore musicale enchâssant le mélodique verbiage d’Alan Murchison, telle phrase incroyablement étirée censée mimer la patiente saltation d’un temps dont le squelette est un serpent de sable paralysé à force de contempler le lointain horizon d’où rien ne vient, n’est jamais venu, ne viendra jamais, évidemment par les Tartares d’un autre roman. Car Huguenin, il l’a lui-même suffisamment répété dans son Journal, est de la même race que celle de Bernanos, que Julien Gracq n’évoque pas même banalement mais ridiculement, se contentant de pointer l’incongruité des curés peints par l’auteur dans un monde qui envoie quelques ânes télégéniques dans une ferme. Oui ? Ah bon ? Et alors monsieur le plus grand romancier français encore vivant, comme le disent, suintant de componction, les journalistes qui de toute façon ne savent pas lire ? Oui et alors ? N’avez-vous pas remarqué que la plupart de vos personnages, sinon tous, sont parfaitement ridicules, non seulement dans notre monde plat et horriblement efficient (pour ne pas dire, avec moins d’apprêts, efficace) mais, ce qui est à mon sens beaucoup plus grave, dans le monde imaginaire lui-même que vous avez inventé pour mettre en scène les insignifiantes aventures de ces esthètes sur le retour, ces coquilles vides – pourtant horriblement bavardes – qui n’atteignent pas même l’orteil d’une des diaboliques de Barbey, tant leurs tracas métaphysiques me paraissent boursouflés d’une sirupeuse paresse, d’un amour immodéré, quoi qu’on en dise, pour les nourritures terrestres du subtil et femmelin Gide ? Voici ce qu’écrit au contraire Jean-René Huguenin du désir d’Olivier, ce double maléfique : «Qui suis-je ? Qui étais-je ? Je ne trouverai jamais ma nuit. C’est moi que je prie, c’est moi qui m’exauce. Dieu dans sa haine nous a tous laissés libres. Mais il nous a donné la soif pour que nous l’aimions. Je ne puis lui pardonner la soif». On croirait entendre Fiodor ou, pourquoi pas, le saint de Lumbres au moment de sa plus grande rébellion ou, pourquoi pas encore, la seconde Mouchette qui, heureusement, dans la nouvelle de Bernanos, semble bien incapable de pousser aussi loin le raisonnement. Huguenin continue : «Mon cœur est vierge, rien de ce que je conquiers ne me possède ! On ne connaîtra jamais de moi que ma soif délirante de connaître. Je ne suis que curieux. Je scrute. J’explore. La curiosité c’est la haine. Une haine plus pure, plus désintéressée que toute science et qui presse les autres de plus de soins que l’amour – mais qui les détaille, les décompose. Me suis-je donc tant appliqué à te connaître, Anne, ai-je passé tant de nuits à te rêver, placé tant d’espoir à percer ton secret indéchiffrable, et poussé jusqu’à cette nuit tant de soupirs, subi tant de peines, pour découvrir que mon étrange amour n’était qu’une façon d’approcher la mort ?». Qui n’a pas vu que le Bernanos de L’Imposture ou de Monsieur Ouine eût parfaitement pu signer de telles phrases, à la virgule près ? Je suis donc ravi d’avoir aimé ce livre, de l’avoir presque découvert, comme si un visage inconnu mais déjà contemplé puis oublié, dont chaque détail se fût pourtant précisément inscrit sur le miroir que lui tendait le Journal, m’était de nouveau révélé sous une lumière particulière, peut-être celle, rasante, qui semble séparer les rochers de la surface étincelante de la mer, les couper même, l’île de Bréhat, lorsque le soleil se couche, paraissant alors flotter, pour quelques minutes de pure grâce, au-dessus des eaux. Je dois dire que c’est Sarah Vajda qui, me souhaitant de bonnes vacances, termina malicieusement son mot en évoquant mon séjour sur la côte sauvage, comme si j’avais besoin de cette anecdote supplémentaire pour me persuader que le hasard est un mot qu’utilisent les imbéciles, faute de mieux. Sans elle toutefois, qui sait combien de mois ou même d’années il m’aurait fallu avant de me décider à ouvrir de nouveau le splendide et unique roman de Jean-René Huguenin. Toute lecture véritable est une rencontre. Toute rencontre véritable est déjà le fruit mûr non pas d'une seule mais d’innombrables lectures. Dimanche 4 juillet J’ai évoqué les sites mégalithiques les plus fameux de Bretagne, tout au plus vieux de quelques milliers d’années. Un saut de puce, si l’on considère l’échelle que prennent en compte les chercheurs s’occupant d’un des mystères les plus fascinants de la science, sur lequel d’ailleurs les plus grandes sommités scientifiques, jadis, avaient déposé leur veto : l’origine du langage, auquel un numéro hors série de Science & Vie a été consacré. On y apprend par exemple qu’aucune donnée scientifique ne

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s’oppose au fait que, peut-être, pour ne pas dire sans doute, nos ancêtres les plus lointains, par exemple Homo ergaster (il y a environ 1,5 million d’années), ont été capables d’articuler un langage cohérent, l’auteur de l’article en question, Pascal Picq, évoquant même, assez curieusement (et poétiquement) il faut le noter, le fait que la domestication du feu, «outre la chaleur, la protection, la capacité de cuisson qu’il apporte, ouvre le monde de la nuit. Sa dimension favorise ainsi la réunion des individus et sa lumière est propice à l’invention de mondes imaginaires portés par le pouvoir narratif du langage». L’imagination, justement, chavire en tentant d’imaginer ce qu’a réellement pu représenter le matin de l’homme («l’émerveillement des matinées humaines» dit ainsi le poète, toujours en avance sur l’esprit scientifique), dont la science elle-même nous révèle qu’il fut très certainement beaucoup plus mystérieux que ne l’ont laissé pensé, par exemple, telle andouillerie mitonnée par Jean-Jacques Annaud ou tel incipit hélas trop célèbre de Stanley Kubrick représentant quelques singes coléreux observés par un sourcilleux mégalithe noir. Les perspectives ainsi ouvertes sont tout simplement fascinantes qui nous laissent penser que l’homme, dès son origine, s’est nourri de récits organisés transmis oralement, de génération en génération, dont les premières épopées mythiques conservées par l’écriture ne représentent sans doute que leurs très lointains descendants. Bernard Victorri, directeur de recherches CNRS au laboratoire LATTICE (Langues Textes Traitements Informatiques Cognition) va même jusqu’à affirmer que les origines du langage (ou plutôt d’une seule et unique langue, comme l’affirme Meritt Ruhlen dans L’Origine des langues, langue primordiale qui serait ainsi vieille de quelque 50 000 années…) sont à chercher dans le désir irrépressible manifesté par l’homme dès qu’il s’agit de donner un sens à ce qu’il ne comprend pas, le scandalise ou le terrorise : la mort ou le meurtre par exemple, l’interdit bafoué, qui ne peuvent être appréhendés qu’à l’unique condition qu’un récit les enchâsse et, refusant de les expliquer, affirme pourtant qu’ils ont non seulement déjà été vécus et endurés par d’autres hommes, mais que ces derniers ont survécu à l’horreur ainsi dévoilée puis contée. Je songe bien évidemment, en évoquant ces hypothèses tout simplement extraordinaires, à l’ouvrage majeur de Paul Ricœur, Finitude et Culpabilité mais aussi aux théories de Vico dont le maître ouvrage, La Science nouvelle, l’auteur nous le rappelle lui-même, ne fut guère goûté par les sommités de son époque. Ce n’est pas tout car nous apprenons, au fil de pages assez bien documentées que, contrairement à ce que laissaient penser nombre de scientifiques il y a de cela seulement quelques années, les Néandertaliens, à l’instar des hommes modernes qu’ils ont forcément côtoyés (la rencontre entre l’homme et une espèce différente n’est donc pas à quêter dans la découverte d’une hypothétique vie extraterrestre !), pouvaient parler, enterrer leurs morts et représenter symboliquement le monde dans lequel ils vivaient et mouraient. Or, ces mêmes Néandertaliens ont disparu sans que nous connaissions la cause de cette disparition, mystérieuse inadaptation à leur milieu ou bien épidémie massive. En est-on bien certain ? Je suis ainsi très étonné que nos petits penseurs, si prompts à dénoncer les crimes de l’homme blanc, occidental, crimes réels ou imaginaires, n’aient pas encore eu l’idée, semble-t-il, d’affirmer que nos ancêtres directs, en raison de je ne sais quelle supériorité technique, ont non seulement asservi mais exterminé des peuples entiers de ces Néandertaliens, ces massacres d’une ampleur inédite ayant en somme préfiguré ce que seraient, plusieurs millénaires en aval, les épurations ethniques dont furent victimes les populations amérindiennes puis noires africaines… Pardon, je dis une bêtise : je suis à peu près certain que, si je me donnais la peine de fouiller, je pourrais effectivement lire telle étude diablement convaincante étayant cette hypothèse d’un homme occidental (fût-il, dans ce cas précis, lui-même originaire du continent africain !) meurtrier de ses congénères hominidé. Pourquoi pas sous la plume de Noam Chomsky d’ailleurs, dont la théorie dite de la grammaire universelle est rapidement présentée dans ces mêmes pages, Chomsky beaucoup plus intéressant lorsqu’il évoque la portée de ses intuitions scientifiques que lorsqu’il se mêle de considérations socio-politiques que ne lui envieraient pas les guévaristes de salon du Monde diplomatique ? Lundi 5 juillet Du langage à la communication, l’illusion serait de penser qu’une minuscule différence les sépare. Quelle bêtise : autant comparer le véritable chevalier de la foi avec le plastronneur ou, pis, le cagot. Il n’en est heureusement rien, affirme Kierkegaard dans La Dialectique de la communication qui date de 1847, petit volume fort utile paru dans l’excellente collection dirigée par Lidia Breda chez Payot & Rivages. Le spécialiste du philosophe danois fera ses délices des subtiles différences qu’expose ce

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petit livre séparant la communication directe de celle qui est indirecte et le simple littéraire, bref, l’esthète (je prie mon lecteur, en lisant mentalement ce terme, de faire la moue de dégoût appropriée) que je suis se délectera des considérations sur la presse placées par l’auteur en introduction de ses leçons, du reste jamais prononcées devant la faculté de philosophie de l’Université de Copenhague. Je ne résiste pas au plaisir de donner quelques extraits de ce texte que sans doute un Karl Kraus n’a jamais lu, qui aurait pourtant pu être l’auteur de ces lignes : «la vitesse augmentant, les communications deviennent de plus en plus hâtives, de plus en plus confuses» et surtout «Voilà ce qui produit l’improbité ; les concepts sont abolis, le langage devient confus, les arguments contradictoires se croisent. Il est impossible de trouver des conditions plus favorables à tous les radoteurs, car la confusion générale dissimule leur déséquilibre personnel», Kierkegaard terminant cet éloquent paragraphe par un constat sans appel sur la presse lorsqu’il écrit que, désormais, nous sommes à «l’âge d’or des radoteurs». Il est vrai que le penseur, pris à parti assez vivement par le journal satirique intitulé Le Corsaire, n’a jamais été avare de piques acrimonieuses à l’égard des journalistes, par exemple dans son Journal contemporain de la rédaction de La Dialectique (comme on le voit avec jubilation dans ses Papirer VIII 1 A 133, 135 et 140). Kierkegaard affirme encore, sans ambages, que l’esprit de son temps ressemble au scorbut parce que lui manque la «verte primitivité», c’est-à-dire la puissance de l’Individu («Mais il est une chose dont je suis sûr : le temps viendra où, dans le monde, s’élèvera un Je qui dira tout bonnement «Je» et parlera à la première personne») et, lignes qui m’intéressent tout particulièrement en tant que critique : «La presse quotidienne accroche à son tour une foule de gens sans aucun rapport avec la littérature qu’ils freinent plutôt. Mais cette masse devient autoritaire et, à la fin, la littérature digne de ce nom doit faire des concessions», l’auteur concluant que «La littérature journalistique abandonne la critique et écrit pour la foule». La verte primitivité, pauvre Kierkegaard ! dans un monde et une époque qui n’en finissent pas de saucissonner la personne en autant de catégories ridicules que compte de rubriques tel magazine féminin. Oui, un bon retour à l’Individu dans une société dont le rêve inavoué est celui excellemment peint par Robert Silverberg dans ses remarquables Monades urbaines (1971, parues au Livre de poche, avec une préface sans saveur de Gérard Klein) que je relisai tout récemment, d’un être à la carte, indéfiniment modulable, corvéable, offert, baisable ou, si je puis dire, orlanable, bref aussi souple d’emploi qu’une carte à puce, plus souple même, puisque cette dernière est encore assujettie à un rôle spécifique, décidé par quelque instance suprême affreusement réactionnaire puisque irrécusable : «Dans la monade, il est incorrect de se refuser, à moins qu’il n’y ait sévices. Voyez-vous, le refus de toute frustration est la règle de base dans une société telle que la nôtre, où les frictions les plus minimes peuvent conduire à d’incontrôlables oscillations discordantes». Pourquoi, dans ces cas-là , on se le demande, vouloir en effet quitter la monade, meilleur des mondes imaginables ? C’est en somme le vieux rêve d’un être humain totalement désamarré de toute référence à la nature, délesté de toute loi naturelle, espèce de surgeon synthétique produit dans des cuves transparentes que nos biologistes programmeront… J’arrête là, l’antienne est connue, resucée mille fois par ce nazi plus verdâtre que vert qu’est Noël Mamère3[1] et, certes plus intelligemment, par Alien, Matrix, etc. et, j’y songe, par l’un des chefs-d’œuvre de Samuel Delany, Triton, s’inspirant d’ailleurs des travaux de Michel Foucault, dont Le Point du 1er juillet4[2] nous donne à lire un entretien assez intéressant avec Roger-Pol Droit, où il est question des tentatives menées par le penseur pour établir une archéologie du savoir. On peut y lire, à plusieurs reprises, agrémentée de clichés montrant Foucault entouré de Clavel, Sartre ou Genet lors de manifestations, l’idée que l’écriture (j’entends celle des lettrés ou des écrivains de profession) n’est rien dans l’esprit de Foucault, si ce n’est une arme, «quelque chose qui sert finalement à un 3 Je lis et je relis, sans en croire mes yeux, la réponse que Laurent Dispot a rédigée à l’attention de cet imbécile démagogique dans les pages Débats et Opinions du Figaro du 5 juillet. Je ne sais rien de l’auteur de cet excellent papier, ex-cofondateur du Fhar (Front homosexuel d’action révolutionnaire, cela existe !) et regrette amèrement qu’aucun intellectuel dit de droite n’ait eu le simple bon sens d’écrire ce que ce Dispot a écrit, par exemple que Mamère mériterait quelque séjour dûment prescrit dans un « centre de désintoxication pour démagogues, comme il y en a pour les drogués », ou encore d’affirmer que c’est l’Église catholique qui a « élaboré le mariage, jusqu’à l’élever au rang d’un sacrement », ajoutant que « c’était, cela reste, cela restera, une vision métaphysique ». Pour faire bonne mesure, j’indique le fait que Laurent Dispot mentionne lui aussi Michel Foucault, sans trop s’étendre hélas sur cette référence. 4 Dans son éditorial, Claude Imbert a parfaitement raison de mentionner la passionnante enquête menée par Le Figaro sous le titre « Qu’es-ce qu’être français aujourd’hui ? ».

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siège, à une guerre, à une destruction» et une peinture assez juste de la réalité de l’enseignement universitaire du début des années 70, presque totalement aux mains des marxistes et de leurs affidés : alors, «Rédiger une dissertation pour un président de jury d’agrégation, ou écrire, comme ça m’est arrivé, des articles que signait un dirigeant du Parti, c’était exactement le même exercice !». On veut bien le croire et ajouter que peu de choses ont changé dans ce monde figé dans son inlandsis de prétention. Mardi 6 juillet Je continue mes lectures, cette fois avec Les voix de Marrakech d’Elias Canetti. Ce n’est bien évidemment pas son plus grand livre mais qu’importe, puisque je suis là en territoire connu… Non, comment dire… En fait, c’est un peu comme si le stalker, avançant prudemment dans la Zone, ne pouvait toutefois s’empêcher de reconnaître tel ou tel détail, arbre desséché, minuscule flache jamais complètement transparente, détails justement invisibles à d’autres regards que le sien. L’unique sujet de Canetti, c’est la voix, plus largement le langage, son opacité, son avilissement, ses réussites et ses drames. C’est un beau sujet, c’est un grand sujet, sans doute le plus grand, peut-être même le seul, que Canetti a appris en lisant et surtout en écoutant Karl Kraus, auquel il voua une admiration sans bornes avant de s’en détacher, jamais complètement cependant je crois. Canetti recherche la langue mentale unique, imprononçable, totalement vierge de toute immixtion avec le réel, pure chimère qu’entendit peut-être, quelques instants avant de mourir, le Virgile d’Hermann Broch : «Je rêve d’un homme qui aurait désappris les langues de la terre jusqu’à ce qu’il ne puisse plus comprendre, dans aucun pays, ce qui s’y dit». L’autiste absolu en somme bien que Canetti sache parfaitement qu’une pareille régression, si elle pouvait être scientifiquement menée par quelque «voleur de feu», serait tout simplement abominable, quand bien même elle ne serait rien de plus qu’une aberration. L’homme, en effet, est langage ou n’est pas et celui qui désapprend le langage est plus sûrement destiné à arpenter les couloirs blancs du cabanon que de joindre ses mains dans quelque cloître profondément retiré du monde. Mercredi 7 juillet Marlon Brando est mort. Sur une île, sans télévision ni radio, il faut tout de même un certain temps pour qu’une nouvelle soit connue… pas bien longtemps toutefois. Je me souviens de ce magnifique acteur, sans doute le plus grand du siècle passé, dans Apocalypse Now bien évidemment : la rencontre entre Kurtz et Willard, dans un repaire infesté par la fièvre et l’horreur, le premier lisant au second les vers de The Hollow Men de T. S. Eliot, donne au film de Coppola tout son sens, lorsque l’on garde en mémoire que Brando n’avait pas même lu Cœur des ténèbres de Conrad lorsqu’il arriva sur les lieux du tournage. A croire qu’il n’avait guère besoin de travailler son jeu pour exprimer subtilement le désespoir lucide, la volonté démoniaque mais aussi la soif monstrueuse de justice qui dévorait chacune des actions de Kurtz, fussent-elles les plus condamnables. La version Redux du film de Coppola a beau nous offrir plusieurs scènes inédites nous montrant Marlon Brando dans son campement, je sais que dorment quelque part des dizaines de minutes pendant lesquelles l’acteur a improvisé. Je m’en souviens aussi, quoique plus confusément, distillant son désespoir dans le Dernier tango à Paris de Bernardo Bertolucci et enfin jouant un justicier bien peu fréquentable dans Missouri Breaks d’Arthur Penn, ces deux rôles me paraissant dévoiler mieux que d’autres la facilité déconcertante (le voilà, le génie de l’acteur) avec laquelle Brando était prêt à passer à autre chose, conquête, cause à défendre, rôle, peu importe, pourvu que l’homme soit une nouvelle fois capable de fouler bas la statue que les crétins qui l’encensaient (ou le démolissaient, c’était selon) construisaient à sa place, statue qu’il détestait plus que tout. Eh bien ! Ma phrase s’égarant dans les méandres de la mauvaise presse, j’ai le droit de m’étonner, à ce stade, que les journalistes n’aient pas encore osé comparer Brando à un autre génie de la vitesse… Je vais donc, soulagement indicible je vous assure, jouer au journaliste et lâcher une belle phrase, aussi ronflante que stupide ; la voici : comme Arthur Rimbaud, cet acteur de sa propre légende dont il se moquait, Marlon Brando ne détestait rien tant que le conformisme où s’endorment les imbéciles. Allez, je m’amuse une dernière fois à faire le journaliste (voire le pigiste) en faisant remarquer, comme si de rien n’était, qu’un lien, aussi ténu qu’on le souhaitera, unit quand même Marlon Brando à l’île de Bréhat. Sa nature me demanderez-vous ? C’est bien simple : Joseph

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Conrad, l’inventeur de Marlow et de Kurtz et de tant d’autres personnages qui ont durablement marqué ses lecteurs, a failli résider sur l’île de Bréhat lorsque, tout juste uni à Jessie Emeline George qu’il a épousée le 24 mars 1896, il partit avec elle en voyage de noces en Bretagne, débarqua sur l’île où il ne put se loger puis choisit de louer une chaumière à l’Île-Grande. Assez écrit. Je regarde la couverture qui illustre le fort volume des nouvelles complètes de Joseph Conrad, paru dans l’excellente collection Quarto (où j’ai trouvé l’anecdote précédente concernant le romancier) : il s’agit d’un dessin de Victor Hugo pour ses Travailleurs de la mer intitulé Bateau à vapeur : la Durande, qui représente un navire fonçant dans une mer démontée. Je lève ensuite mon regard vers l’immense houle qui cerne la maison de toutes parts, à quelques mètres à peine de moi, alors que le vent souffle en puissantes rafales fouettent les rochers de monstrueuses langues verdâtres. Force 10, apprendrais-je le lendemain dans la page météo d’un quelconque journal. Je contemple, fasciné, le changement de couleur de l’océan qui, d’un bleu glacé et profond il y a quelques heures à peine, est à présent devenu d’une teinte spectrale, comme si le ciel, maintenant monstrueusement boursouflé de sombres nuages, avait vomi ses entrailles dans un immense déversoir. Je vais éteindre l’écran de mon portable pour admirer la tempête. Qu’avait écrit Joseph Conrad dans Typhon : «Il doit faire quelque part un sale temps peu ordinaire» ? Oui, je crois que ce sont les mots que prononça le capitaine MacWhirr sans même paraître se douter de ce qui l’attendait. «De sorte que n’ayant rien et ne pouvant rien donner, ils s’abandonnent à des mots qui simulent la communication : puisque chacun ne saurait faire en sorte que son monde soit le monde des autres, ils imaginent des mots qui contiennent le monde absolu, et ils nourrissent de mots leur ennui, ils confectionnent un baume de mots contre la douleur», Carlo Michelstaedter, La Persuasion et la Rhétorique. Mardi 13 – samedi 31 juillet Reduplication… Ce mot… Je viens de terminer la lecture du deuxième tome du Journal de Kierkegaard. Je crois qu’il y a bien des années que je n’ai reçu un tel choc, accentué peut-être, en tous les cas nimbé de la mélancolie dégagée par certains des morceaux, superbes et graves, du nouvel album de Marianne Faithfull (Before the Poison que Pauline m’a permis d’écouter avant sa parution chez Naïve fin septembre), comme No Child of Mine et There is a Ghost. Non, pas même la découverte de l’œuvre de Heidegger, que je lisai avec le sentiment d’appartenir à une espèce de congrégation secrète, jouissant de son propre vocabulaire que le profane était bien incapable de comprendre, pas même la lecture des œuvres du maître de Todtnauberg n’a provoqué un tel ébranlement non seulement intellectuel mais, j’ose ce mot, physique. Car un grand auteur, c’est là sa marque la plus indiscutable, dérange nos assurances, cela ne fait l’ombre d’aucun doute mais ce dérangement ressemble à une sorte d’aspiration. Avec Shakespeare, Dante, Dostoïevski, Faulkner et Broch, nous tombons dans un vortex. En France, je ne vois d’autres auteurs que Céline et, parfois, telle ou telle œuvre de Bernanos et de Gadenne, capables de provoquer un pareil glissement de terrain (comme Gracq, je m’amuse de l’italique). Tout dans les lignes prodigieusement tendues de Kierkegaard est d’une telle acuité, une telle volonté est déployée par le solitaire pour parvenir à illustrer ce que doit être le christianisme (le scandale absolu du martyre) et ce qu’il n’est plus depuis des siècles, que l’on se sent parfois, je n’exagère rien, pris d’un vertige jubilatoire, comme si le sol s’ouvrait sous nos jambes… Comme il est terrible de tomber dans la main de Dieu… ou dans celle, plus modestement, du génie… Des gouffres, littéralement, se dévoilent sous nos yeux, sous nos pieds qui, depuis trop d’années, avaient la sotte et plate habitude de reconnaître et fouler une voie mille et mille fois aplanie, balisée, ouverte (via rupta, qui a donné le mot route, conserve une violence que nous ne percevons même plus symboliquement) par d’autres qui ont pris tous les risques pour que nous jouissons de ce rien : marcher tranquillement, reconnaître les marques inamovibles de nos sentiers battus… Quoi, un homme, bossu et énigmatiquement mélancolique depuis que son père a blasphémé, peut-être impuissant comme l’ont cru (sans doute bêtement) certains biographes, un homme qui a décidé de rompre ses fiançailles avec la seule femme qu’il a réellement aimée, et ce jusqu’à son dernier souffle de vie, un homme qui, il s’en afflige tout au long de ce lumineux journal, est moqué par n’importe quel gamin lorsqu’il se promène dans les rues de Copenhague, un homme que rien ne semble devoir

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distinguer des autres (un tel homme des foules, eût dit le poète), cette foule qu’il hait pourtant, est donc capable de sacrifier sa vie, les honneurs probables qu’il eût reçu d’une paisible place en vue dans la bourgeoisie et enfin sa propre fiancée au nom d’un idéal qui porte le nom le plus banal qui soit à nos yeux, celui de christianisme, celui de chrétien ? Je dois répondre, il faut répondre tout aussi bêtement : oui. Cet homme est Kierkegaard, penseur tragique par excellence qui a enfanté Unamuno, Bergamín, Lequier et tant d’autres (jusqu’à George Steiner, bizarrement, qui a confessé relire chaque année Crainte et Tremblement…) et qui n’a eu de cesse, en tentant de saper les fondations de l’immense muraille de l’hégélianisme, de restaurer l’éminente dignité de l’Individu, seul en face de Dieu, qui doit s’efforcer, à chaque seconde de sa vie, non pas de se laisser enseigner mais d’imiter le Christ. C’est cela la reduplication, faire ce que l’on doit faire, faire ce que tout chrétien doit faire (en fait : devrait, tout le drame du penseur danois tient dans ce conditionnel), c’est-à-dire, en appliquant à chacun de ses gestes, à chacune de ses paroles, à chacune de ses pensées, le précepte évangélique par excellence, le commandement inouï : «Suivez-moi» et abandonnez tout le reste bien sûr. Comme ce mot, ce simple mot de reduplication, que je me suis répété une bonne centaine de fois hier, est terrible, qui nous juge sans en avoir l’air. Je l’écrivai d’ailleurs dans l’un de mes billets intitulé Contrelittérairement vôtre, rédigé alors même que je poursuivai ma lecture de Kierkegaard, billet que d’aucuns jugèrent bien pessimiste alors qu’il était tout simplement d’une lucidité glaciale, pas même, d’une lucidité n’ayant rien de bien exceptionnel. Et comme ce simple mot condamne, aussi, celle qui de l’œuvre de Kierkegaard connaissait chaque ligne mieux que moi, mieux que je ne les connaîtrai jamais, celle qui, parce qu’elle n’eut pas assez de volonté, fut incapable de se tenir et se retenir dans la promesse de sa superbe parole («Après toi, je voudrais ne plus connaître d’autre homme» : là aussi, le conditionnel…) et plongea piteusement, tête la première et le cul n’étant pas loin derrière, dans les bras de son amant, parfait notable lyonnais et chirurgien réputé auquel on prédit les plus magnifiques destinées. Bien sûr, comme elle est exigeante et lucide, elle a dû tenter de faire la part du feu et, vivant comme une cocotte de luxe aux prétentions intellectualisantes, doit tout de même loucher avec colère sur ce mystérieux point noir qui décidément résiste, au fond de son âme, aux plus énergiques lavements, aux tentatives entreprises par son imbécile de mari pour distraire la belle de pensées un brin trop mélancoliques. Voyons Natacha, laissons les morts ensevelir les morts, voilà la phrase que Thierry doit prononcer dans son langage rien que banalement athée, cet idiot au cœur simple ne se doutant pas que, en fait de mort, il couche avec un cadavre… Quoi ? Ce mauvais souvenir est-il donc destiné à me survivre, se demande la pauvre jeune femme lorsqu’il lui arrive de se rappeler, mais cela devient de plus en plus rare, ces années lumineuses qu’elle refuse pourtant de goûter, de reconnaître, les dernières semaines de notre relation, terribles, pathétiques de violence et de mépris formant une espèce de petite boule noire et malodorante qui empêche la lumière de passer – mais quelle lumière au fait, puisque les souvenirs ont été avalés comme s’ils étaient tombés dans un trou noir et qu’ils ont été, tout simplement, radiés, abolis ? Certes non devrais-je lui répondre car je ne suis plus, justement, qu’un fantôme. Certes non car je n’ai le courage et, tout simplement, le génie, comme Kierkegaard, de faire le choix radical d’un suicide social qui me permettrait de me consacrer à l’unique tâche de quelque importance : me connaître moi-même, selon le vieux précepte antique avant que d’être chrétien, déplier chacun des plus minuscules plis de mon âme, ne pas hésiter à confesser le plus petit de mes mensonges, la faute d’apparence la plus anodine et sonder, quitte à ne pas résister à ce solitaire et sombre tête-à-tête avec moi-même, le fond de cette vieille histoire, au fond d’une banalité à pleurer s’il est bien vrai, ce qui est évidemment faux, que la banalité puisse faire verser une seule larme. Alors seulement, au prix de ce travail de Titan et de cette mort volontaire, pourrai-je non pas me dédouaner et encore moins oublier ce que j’ai fait mais lui pardonner et, en pardonnant à cette femme l’horrible crachat de son mépris, me pardonner, donner quelque élévation à ma bassesse, à mes innombrables mensonges et trahisons. Alors seulement, au prix de ce colossal effort, j’aurais le droit de dire, comme Kierkegaard, que j’ai aimé cette femme, que je ne puis la haïr ni même la mépriser, que je n’ai jamais pu le faire (de quel droit, mon Dieu ?) et alors me serait donnée la joie lumineuse de la Reprise, cette réelle présence obtenue de haute lutte, gagnée au prix de l’absence la plus inimaginable, la plus définitive qui soit, mortelle au sens propre de l’adjectif, une vraie mort, sans qu’il y ait dans ce mot une quelconque métaphore. J’aurai alors, comme la gamine du conte, traversé le miroir, celui par lequel nous ne voyons le monde que par énigme et victime de la déformation consécutive à la Chute. J’aurai, alors, accepté ma propre souffrance en la donnant, en l’offrant, plutôt que de la jeter, en haut de cette montagne glacée, contre le ciel vide.

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Oui mais… Cela, je ne le puis car, comme le narrateur de La Reprise, je n’ai pas trouvé le levier d’Archimède. Affirmons-le sans plus de détours : si «Redupliquer, c’est être ce qu’on dit» écrit Kierkegaard, moi, je ne puis être ce que je dis, parce que je suis un lâche et le dernier des chrétiens. Dimanche 1er août

«[…] il nous faut retrouver de toute urgence le goût du risque». Denis Jeambar, Les Dictateurs à penser. Conversation (j’ose ce mot) électronique avec Stéphane Million, de la revue Bordel à qui j’avais envoyé un long texte sur Hello, pensant un peu bêtement qu’il serait intéressé, alors même que je ne savais rien de sa revue, assez naïvement je veux bien le confesser. Comme, après plusieurs semaines, je n’avais toujours pas reçu de réponse de sa part, ne serait-ce que pour m’exprimer son refus, j’ai donc décidé de lui faire connaître, après avoir tout de même lu l’un des derniers numéros de sa revue, mon avis assez tranché sur Bordel, recueilli dans l’entretien réalisé par Fabrice Trochet pour Le Grain de sable. Le croira-ton, l’homme ne s’offusqua pas, plaisantant même à propos des cochons, ce qui m’a fait rire. Je lui envoie dès lors un texte ancien, consacré à l’immonde Technikart, pensant que, cette fois, la teneur de ce texte lui plairait davantage. Il m’a alors répondu, toujours courtoisement, que je galvaudai les auteurs dont je parlais, Bernanos, Faulkner et Benjamin entre autres, en les convoquant pour l’exécution de l’imbécile Nassif et la fumigation de ses morpions non moins dégoûtants. Oui, peut-être, j’avoue que la charge a été un peu rude et même grandiloquente mais elle s’explique assez aisément si l’on considère le fait suivant : à mes yeux, galvauder le langage est le crime par excellence, le crime mystérieux contre l’Esprit auquel il ne sera jamais pardonné. Comment pourrais-je me rendre coupable de ce péché en évoquant ces ombres tutélaires ? Peu importe d’ailleurs qu’il s’agisse de Nassif, de ses saltimbanques morpions, de Marcelle ou même de tel ou tel écrivain canonisé de son vivant comme Gracq ou Sollers (je ne les mets certes pas sur le même plan, Dieu m’en préserve !) : je le répète, affliger le langage de bêtise, de crasse et de vulgarité, cela, je ne puis le tolérer. D’où ma colère, d’où ma violence, d’où la hauteur parfois ridicule depuis laquelle, comme Gandalf face aux armées du Mordor, j’ai lâché la bride à mon coursier ! Peu importe, je ne regrette en rien mon imprécation, fût-elle disproportionnée par rapport aux limaçons mis en cause et, pour déplaire à Million qui n’a sans doute pas saisi la dialectique de cet article de plusieurs pages, voilà même que je lui ressers sans vergogne le potage qu’il n’a bu que du bout des lèvres. Voici donc ce que j’écrivais, sans que je n’ose en retirer une seule virgule : «Technikart ! Tout est dit dans ce mauvais titre qui ne laisse aucune part, selon l’exigence de Stendhal, au travail de l’imagination. Dans cet amalgame (voilà qui convient après tout à une bouche avariée), je vois la préoccupation moderniste, constante et inaliénable, qui prétend dominer les forces vives et les contraindre durablement sous la carapace de la technique ou plutôt, comme le pense justement Günther Anders, sous le corps dur de la machine, cet hybride qui n’en finit pas de se reproduire, dont les flancs sont perpétuellement gros de nouvelles machines elles-mêmes gravides. La technique journalistique de Technikart, je dis bien : sa technique plutôt que son écriture, sera donc rhizomique, deleuzienne et, comme telle, parfaitement aveugle et égalitaire : la racine blanchâtre qui jamais ne crève la surface pour s’aviser qu’un ciel existe au-dessus de son royaume de ténèbres boueuses n’en finit pas de courir vers son but improbable, tout en dispersant sa sève transparente, en clonant à l’infini ses pousses chétives qui, à leur tour, n’auront de cesse de s’étendre et de se reproduire, de se reproduire en s’étendant, de poursuivre leur course insensée par une extension inversement proportionnelle à leur capacité de compréhension. Technikart qui parle de tout, de la mode, de la littérature et ce, comble de l’ironie ! avec Virginie Despentes, des séances de psychanalyse pour frigidaires, de la musique des molaires ou des bijoux anaux, ne comprend donc rien ; pour parler de tout sans rien comprendre, sans jamais prendre le temps de faire chemin avec tel ou tel, Kraus, Bernanos ou Heidegger qui, après tout, ont mieux que ces gommeux à plume de bécasse analysé la déchéance de notre époque centrifugée, pour évoquer une multitude madréporaire de sujets, il faut donc aller vite, hachurer le texte par de l’image, beaucoup d’images, ces mêmes images n’étant parfois qu’une réunion de plusieurs autre images, dans une mise en abyme significative, afin de produire cette suspension du jugement et de la concaténation à l’œuvre, par exemple, dans le générique de Seven. Pas de linéarité

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et surtout pas de progression, c’est-à-dire, peu ou prou, de sens, non ! seulement un pêle-mêle à partir duquel, comme le Verbal Kint d’Usual Suspects, échafauder une suggestion d’histoires qui tourneront en bourrique celles et ceux à qui on sert le plat plus alléchant que réellement consistant. Ces deux exemples ne sont pas innocents, car, au-delà d’emprunts évidents au raccourci de la publicité, la charte graphique de Technikart est redevable de ses meilleurs procédés au domaine picturalement pertinent du démoniaque. Mais, là où il eut pu y avoir une volonté consciente d’elle-même, c’est-à-dire peu ou prou valable et légitime, nous ne trouvons qu’une ignorance crasse et prétentieuse. Faisons donc écrire à nos souillons du journalisme les lignes suivantes, qu’ils recopieront dix milles fois sur leur cahier d’exercices. Dans l’esthétique de Technikart, déconstruire, ce premier impératif des apôtres de la tabula rasa, vise à une totalité chaotique de laquelle n’émergera pas le moindre impératif catégorique, moral ou, à défaut, artistique. C’est même le contraire qui est visé : il s’agit d’abolir toute position éthique, de se jeter littéralement dans la rigole sale qui suinte par delà le Bien et le Mal, dans une espèce de suspension illustrée par le Des Esseintes de Huysmans qui toutefois n’en finissait pas de commenter les illustres exemples d’une tradition qu’il connaissait sur le bout des lèvres. N’est sans doute pas esthète qui veut …». Alors, galvaudage ? De qui te moques-tu Stéphane ? C’est ce même pourrissement que dénonce, au fond (mais avec beaucoup moins de panache, désolé pour cette fleur que je m’offre…), Denis Jeambar, directeur de la rédaction de L’Express dans sa récente charge contre les dictateurs à penser publiée par le Seuil. De cet essai, que l’on sent vite écrit, mal chevillé, sans aucune note et finalement peu documenté (à la différence, par exemple, du Terrorisme intellectuel de Jean Sévillia ou de Bévues de presse de Jean-Pierre Tailleur que je suis en train de lire, consterné et amusé par ce que j’y apprends sur notre presse), je me bornerai à répéter ce que j’écrivais du livre d’Élisabeth Lévy, Les Maîtres censeurs : «Pour mener la guerre, ou plutôt la guérilla, à un adversaire aussi remarquablement organisé et indébusquable que la bien-pensance intellectuelle, je me demande en effet si la tactique risquée de la cinquième colonne est la plus appropriée, elle qui n’est jamais complètement à l’abri d’une compromission coupable ou si, au contraire, il ne faut pas prôner, selon le commandement d’un auteur qui toute sa vie lutta contre la tyrannie journalistique, une guerre d’extermination totale, une espèce de djihad verbal qui tirerait sa force du sacrifice de quelques martyrs, comme Léon Bloy, à coup sûr, le fut. L’image est forcée me dira-t-on. Sans doute l’est-elle en effet. Mais faire preuve d’optimisme, dans ce domaine qui au fond touche aux réserves secrètes de la langue, à ses sources inconnues et fragiles, ce serait admettre, ipso facto, que la défense et l’illustration du langage ne valent pas que nous prenions les armes». Là encore, je ne me rétracte pas, surtout depuis que j’ai constaté (une nouvelle fois ma naïveté…) que cette honorable journaliste est invitée par le tout-Paris médiatico-politico-littéraire à honorer de sa présence ses raouts, qui n’ont pas l’ombre d’un intérêt si ce n’est de s’y montrer et d’échanger quelque agréable banalité, fût-elle doucereusement provocatrice. Jeambar, lui, bizarrement, insiste plusieurs fois sur la prétendue grandeur d’âme et la liberté d’esprit dont jouirait Bernard Kouchner : sans doute quelque retour d’ascenseur ou trouble clientélisme. Reste que Jeambar, toute approximative que me paraît sa charge, a par exemple parfaitement raison de mettre en pièces l’immonde bonne conscience de celles et ceux qui ont défendu (et continuent de défendre) le prétendu honneur sali du meurtrier Battisti ou de dénoncer l’acharnement médiatique contre Aznar ayant suivi les attentats de Madrid. Jalousie, mauvaise conscience, parodie de justice, d’équité et de courage, voici quelques-uns des maux qui selon Jeambar n’en finissent pas de puruler et d’infecter le cadavre de l’élite (s’il en reste une) intellectuelle et politique française. Certes, comme accuse l’auteur à juste titre, «les élites françaises sont une eau stagnante» mais encore faut-il, pour dénoncer la pourriture du marigot et les crapauds qui y pataugent noblement, avoir la capacité ou le courage d’en sortir et, depuis la berge, pouvoir dès lors s’amuser du spectacle. Or, je ne connais nul exemple d’un journaliste qui aurait définitivement coupé les ponts avec son honorable profession et je n’ai jamais vu ce monstre encore plus rare : un Ulysse médiatique qui serait, une fois revenu de ses illusions et de son dégoût, capable de se boucher les oreilles pour résister au chant envoûtant des sirènes… Je connais en revanche quelques crapauds à la parure chatoyante qui, depuis qu’ils observent ironiquement leurs congénères barbotant dans la flache d’eau croupie, se prennent pour des hydres de l’Herne.

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Lundi 2 août

Après une écriture aussi plate que celle de Jeambar, platement linéaire pourrais-je écrire, se plonger dans la complexité ironique, dans les infinis méandres et insinuations d’un récit d’Henry James, l’un de ses plus justement connus, La Bête dans la jungle, est à mes yeux un délice rare, un peu comme cette fameuse première gorgée de bière ridiculement mise à l’honneur par Delerm. D’ailleurs, le récit de James, d’une certaine façon, répond et fait contrepoids à la thématique fameuse de la Reprise telle que Kierkegaard l’a maintes fois explicitée : Marcher, le personnage principal de la nouvelle, est l’homme sans qualités par excellence, celui auquel strictement rien n’arrive, comme le notes James en écrivant qu’il «avait été l’homme de son temps, l’homme auquel rien du tout ne devait arriver». Inévitablement, j’aurais dû me douter que cette nouvelle ainsi que Le Motif dans le tapis, présentées toutes deux par une bonne femme, Julie Wolkenstein, me confronteraient à l’habituelle et ridicule explication par la psychanalyse. Au lieu de parler du Boutang de l’Ontologie du secret par exemple, mille fois plus lumineux, dans l’obscurité même de certains des passages de ce magistral ouvrage, qu’une encyclopédie freudienne en 200 volumes ! Il faut toujours se souvenir, dans de pareils cas, de la remarque assassine de Faulkner, d’ailleurs reprise par Dominique de Roux dans Immédiatement je crois, selon laquelle Shakespeare n’avait pas lu Freud…

De la même façon, goûter les subtilités théologiques d’Antonio Vieira, également à l’honneur, je l’ai déjà dit, de la nouvelle collection de poche dirigée par Sébastien Lapaque chez Fayard, est un plaisir sans bornes. Le titre de ce recueil de trois sermons publié naguère chez Ad Solem est d’ailleurs éloquent : Le Salut en clair-obscur, excellemment présenté par Hugues Didier. C’est le deuxième sermon, prêché au couvent royal de l’Espérance en 1669 à Lisbonne, qui me paraît le plus baroque, c’est-à-dire éclairé par une lumière qui prend soin de toujours laisser ou suggérer plutôt quelque ombre : «Et comme l’Espérance, étant désir de voir Dieu, ne serait plus Espérance si elle le voyait ; de même le Sacrement, portant en lui Dieu, ne serait plus Sacrement s’il le laissait voir […]», de sorte que l’Espérance et le Sacrement, lorsque nous verrons de nouveau le Christ, n’auront plus de raison d’être, «l’Espérance, car nous verrons déjà Dieu ; le Sacrement, car Dieu déjà ne sera plus invisible». Bloy, meurtri par les insupportables délais de la volonté divine, n’a pas mieux écrit… et voyez, pas l’ombre d’un début de ligne tentant de nous expliquer que le Père Vieira, s’il eût connu pour sa chance les pratiques de la cure freudienne, aurait mieux fait sans doute que de nous entretenir de son Çà exponentiellement sublimé… Abominables imbéciles qui, toute la journée, flairent des crottes de limaces, le nez retroussé de volupté alors que, devant eux, se dresse le Sphinx énigmatique et terrible.

Mardi 3 août Depuis quelques jours, il m’est impossible de me connecter à mon blogue et je maudis Bruno Desavoye, le patron de Haut et Fort qui, sans doute parti en vacances dans quelque coin reculé où la Toile n’a pu pour le moment tisser son infini réseau, n’a pas jugé bon de faire une excursion virtuelle sur son site, fût-elle réduite à quelques secondes. Je ne peux le blâmer bien évidemment pour éprouver un tel désir de liberté ni même lui reprocher le fait, je le sais, qu’il s’occupe seul de son site mais je peux, en revanche, critiquer son manque de prévoyance… Et que l’on ne vienne pas me dire que le principe du blogue est sa gratuité (que je dois donc m’estimer heureux, etc.) car d’abord c’est de moins en moins le cas et, ensuite, en quoi la gratuité d’un service n’impliquerait-elle pas sa qualité ? Peu importe, l’homme est sûrement honnête et, après tout, la gestion de ces blogueues est son affaire, à tous les sens du terme… Et puis, quelle importance alors que la toile offre la possibilité d’attirer des dizaines, des centaines d’inconnus, de toutes provenances (parfois les plus surprenantes…) qui, sans ce blogue, n’auraient probablement jamais entendu parler de Gadenne ou de Dávila ? Curieux tout de même de constater la façon presque maladive par laquelle la Zone du stalker m’est devenue précieuse, elle qui pourtant, je me force à le croire, n’est pas grand-chose de bien consistant et ce malgré le fait qu’elle ne cesse de s’étendre, elle qui me semble moins, même, qu’un de ces horribles néologismes à la mode, ZET ou ZEV, zone d’écriture temporaire ou virtuelle… Une allée où se perdre, un layon ou peut-être même un de ces chemins qui ne mènent nulle part… On s’en fiche : il n’y a pas de chemin, il faut marcher, no hay caminos, hay que caminar… Tout de même : quel statut accorder également à ce type d’écrits que je mets régulièrement en ligne ? Parce que je considère que ma vie n’a strictement aucune valeur d’exemplarité, je puis tout d’abord affirmer qu’il ne s’agit en aucun cas d’un de ces

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journaux intimes destinés à une publication du vivant même de l’auteur, phénomène et mode certes inepte qui horrifie Joël Gayraud (dont je lis le bizarre ouvrage intitulé La Peau de l’ombre paru chez Corti, j’en reparlerai). S’agit-il alors d’un journal extime, comme Gayraud le nomme, qui «introduit un gauchissement dans tout cela, les notations superficielles et contingentes, inévitables dans toute chronique qui avance jour après jour ou bien cherchées […] ou bien expliquées, rendues profondes […]» donc truquées alors que le vrai journal intime, faute de recul, place tous les événements sur le même plan, le bronzage de Loana avec les affres existentielles du Veilleur de Copenhague ? Quoi qu’il en soit, un livre restera à jamais, je crois, un livre, c’est-à-dire qu’il sera irremplaçable, y compris même lorsque de nouvelles technologies naîtront qui nous permettront, peut-être, de lire mentalement une histoire, je veux dire, sans que cette dernière n’ait besoin de reposer physiquement sur quelque support que ce soit qui fatiguerait inutilement nos yeux, y compris lorsque, nous annoncent les spécialistes, les hommes pourront se plonger pour s’y perdre dans une réalité virtuelle dont les dangers splendides ont été brillamment évoqués par Existenz, Matrix ou Avalon … Je précise tout de suite, pour les éventuels puristes de la chose écrite, que je me fiche comme d’une guigne de ne laisser quasiment aucune trace manuscrite de mes différents textes, n’ayant le culte des autographes que parce qu’ils témoignent d’une époque définitivement révolue : le siècle (ou plutôt les millénaires) à mains comme disait Rimbaud. Nous sommes au contraire dans le siècle des bouches cariées et, dans certains cas insignes que nous annoncent des prophètes tels que Pierre Marcelle, dans celui d’orifices beaucoup plus sales, qui curieusement toutefois paraissent doués de parole… À quelque chose malheur est bon puisque, ne pouvant à ma guise me déplacer dans la Zone, je lis de temps à autre le journal de Raphaël Juldé qui continue ses vaines démarches citoyennes d’insertion civique si je puis employer ce langage imbécile de fonctionnaire et de politicien progressistes. Je suis à peine étonné de constater qu’il lit La Geôle d’Hubert Selby Jr. Pourquoi ? Mais voyons, pour la simple et bonne raison que je lis Le Démon, du même auteur, la vie insignifiante du héros, Harry, s’accordant finalement assez bien avec mon propre sentiment et, bien évidemment, celui de Juldé. Un bémol tout de même, alors que je poursuis ma lecture de ce roman : il me semble évident qu’Harry ne va pouvoir bien longtemps supporter la banalité de son existence sans tenter d’y remédier de façon violente, puisque sa quête de débauche sexuelle n’est qu’un pis-aller. Il va continuer à s’enfoncer et ce qu’il trouvera n’aura sans doute rien à voir avec le décolleté affriolant de cette blonde croisée par Juldé derrière la caisse d’un supermarché... Étrange tout de même de constater que la rédaction d’un article pour Le Journal de la culture de Joseph Vebret coûte tant d’efforts à Juldé qui, peut-être, sait-on jamais, à force de ne recevoir que des refus, de la part des éditeurs, de publier son manuscrit, va lui aussi décider de passer à l’action, si je puis dire, comme l’un de ces innombrables et anonymes (l’homme des foules du poète…) Harry que notre société n’est pas prête de ne plus enfanter monstrueusement… Après tout, qu’y a-t-il de plus abominablement, de plus infernalement banal qu’un tueur en série comme on parle d’ouvrier travaillant à la chaîne ? Sologoub a eu raison, une fois pour toutes, de peindre le portrait insignifiant d’un de ces démons de petite envergure, Bartleby apathiques qui se jettent sur le crime comme un homme tombé à l’eau tenterait d’aspirer une ultime et illusoire boule d’air… Vendredi 6 août

Le Démon de Selby, que je termine, non sans avoir pesté, dans un premier temps, contre la lenteur de l’histoire et la banalité des aventures sexuelles que multiplie Harry White, le personnage principal. La dernière page du roman est superbe, où Harry se jette dans la mer, une fois commis son dernier crime, atroce, blasphématoire. Voici ce qu’écrit l’auteur : «[…] et il se pencha et lentement, lentement, très lentement son corps s’inclina vers l’avant et tomba et fendit son propre reflet et son ombre en forme de croix en pénétrant dans l’eau froide, et Harry fut un instant paralysé par le choc et, inconsciemment, il se mit à nager pour tenter de remonter à la surface, mais le poids de ses vêtements trempés, la force de la marée et de courants sous-marins l’attirèrent de plus en plus profondément dans les ténèbres glacées et pendant une fraction de seconde il cessa de lutter et resta immobile comme le sens véritable de son existence lui apparaissait soudain et il fit face à cette vérité pendant un bref et éternel instant, puis il ouvrit la bouche pour crier […]». Quelle est donc cette vérité infernale à laquelle Harry est confronté une première et dernière fois si ce n’est de dire qu’il a été un criminel, dès le premier instant où nous avons commencé à suivre son histoire grotesque et banale, dès le premier

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instant où il est apparu dans l’esprit de Selby ? La force du romancier, en tout cas, est de ne jamais tenter d’expliquer de quelle nature est cette attirance démoniaque qui entraîne Harry dans les sentines du Mal. Suprême culot puisque le romancier se moque même des explications qu’un psychiatre (l’un des plus éminents de New York est-il même précisé) délivre, la mine gonflée d’une ridicule prétention, à son patient (cf. p. 249). Le mystère d’Harry est pourtant d’une tragique banalité et il porte un nom, que les imbéciles freudiens saucissonnent en complexes : Harry a le goût de la déchéance et, en toute logique, parvient à son tréfonds, le meurtre puis le suicide, comme l’a analysé superbement Jean-Luc Marion dans un article sur l’enfermement démoniaque, recueilli dans le recueil intitulé Prolégomènes à la charité. De sorte que le commentaire du traducteur de ce roman, Marc Gibot, dont on se demande pour quelle raison il évoque cette œuvre, est parfaitement ridicule lorsqu’il affirme que le cri de Harry n’est pas de détresse, mais «Merde jusqu’au bout !». Ah bon monsieur le traducteur, qui traduisez Selby avec quelque liberté que rien ne vous autorise si l’on en juge par le texte original (libertés et approximations déjà bien visibles dans une vieille interview-fleuve avec l’auteur parue dans Libération) ? Apparemment, vous avez oublié de lire l’exergue emprunté par Selby aux Psaumes. Apparemment encore, vous avez oublié de lire La nouvelle histoire de Mouchette qui vous eût enseigné que, sans même commettre un quelconque meurtre, existe pour certains êtres muets une forme d’acceptation tragique de leur misère les conduisant jusqu’à un suicide qui les délivrera paradoxalement de l’emprise du démon. Cependant… Non, je corrige ma dernière appréciation sur l’œuvre, l’une des plus remarquables, de Bernanos, car la seconde Mouchette, à la différence de la première, n’est pas une petite vicieuse qui rechercherait le Mal consciemment. En ce sens, parce qu’elle ne commet aucun crime, qu’elle est la misérable absolue, la destinée de la seconde Mouchette est-elle plus pure que celle d’Harry, cet homme obsédé par la réussite et le sexe qui, d’une certaine façon paradoxale, est lui aussi une espèce de pauvre absolu, le pauvre que secrète notre société ivre de consommation et d’argent. Que tente ainsi de nous dire Selby : que l’homme moderne, débarrassé de Dieu tout autant que du diable, est désormais dramatiquement seul et incapable de comprendre la noirceur de son âme ? Sans doute. Oui, je vais lire ses autres romans. J’ai également été marqué par le sentiment d’irréalité qui empêche quiconque, y compris la femme d’Harry, d’aider le pauvre diable, que rien ne distingue d’un de ces golden boys exportés par les États-Unis dans la monde entier et qui paraît agir dans la prison invisible d’un mauvais rêve.

À part cela ? J’ai commencé à lire un ouvrage rédigé en espagnol, assez intéressant, tout entier consacré à Stalker de Tarkovski, sous la plume d’Antonio Mengs, créateur d’un site pour le moins… étrange. Cela faisait bien longtemps que je n’avais ouvert un livre écrit en espagnol, ce qui me fait me souvenir que je dois absolument lire les ouvrages dont Juan Pedro Quiñonero, un journaliste parfaitement charmant et cultivé d’ABC, est l’auteur, livres qu’il avait eu la gentillesse de m’offrir… Je continue ma lecture de La Peau de l’ombre de Joël Gayraud, traducteur de Leopardi pour les éditions Allia. C’est un inconnu qui m’a conseillé cet ouvrage ; je le lis, partagé entre une certaine admiration pour un auteur qui, heureusement, se moque de l’actualité en évoquant bellement par exemple l’art et le langage préhistoriques et une franche répugnance pour les pensées d’un païen conséquent (c’est déjà cela…) et jouisseur qui n’a jamais de mots assez durs pour critiquer le christianisme, alors même qu’il cite Jules Lequier ! Qui connaît, de nos jours, Jules Lequier ? Joël Gayraud voyons, c’est bien le plus triste…

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Quelques fantômes du passé 28 août 21 mars 2003 Amusé par la prose incolore de Josyane Savigneau parue dans Le Monde des livres («Alors, que Christine Angot redevienne vite cette rebelle que les conformistes détestent…») défendant stupidement et surtout maladroitement le dernier chef-d’œuvre de Christine Angot, Les Désaxés, je décidai subitement de relire un gros carnet que, de façon rien moins que cohérente, je tiens depuis deux années environ. En voici quelques extraits, concernant ma lecture du Vent noir de Paul Gadenne, notes retranscrites telles quelles, rédigées l’année dernière et qui mêlent considérations sur la littérature et vie privée, leur intime union en ce qui me concerne, puisque le déballage de mes misères et ridicules secrets ne m’intéresse guère s’il ne peut se réfléchir dans l’unique miroir sans tain que je contemple sans relâche : la littérature. Relecture, la troisième je crois, de l’admirable Vent noir de Paul Gadenne, cet auteur qui, je le sais à présent sans l’ombre d’un doute, est vraiment celui que je n’ai cessé de chercher : Barbey, Bloy, Bernanos, Conrad ou même Faulkner ne tiendront jamais la place que prend, lentement, depuis maintenant plusieurs années, Gadenne. Trop de majesté chez les premiers, trop de génie en fin de compte : avec Gadenne au contraire, on a l’impression de discuter avec un ami de longue date, au coin d’un bon feu de cheminée, l’or des années perdues étant le trésor impossible que l’un et l’autre nous nous efforçons d’évoquer. Luc, le personnage principal du roman, a aimé plusieurs femmes auprès desquelles il a cru trouver la vérité. Toutes, il les perd ou les a perdues. Le souffle qui anime ces pages est celui du vent noir qui emporte et recouvre tout, comme s’il s’agissait d’une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot, c’est-à-dire, étymologiquement, moi, toi, absolument seuls et pourtant désirant plus que tout un peu de cette fragile et éphémère «chaleur humaine». Quelques détails, peu aperçus je crois : la thématique des signes (carrefours, cercles, etc.) et la présence mauvaise de Mme Monge, sorte de goule ouinienne qui pervertit celles et ceux qui l’entourent. Gadenne est l’écrivain de la perte, donc de la Reprise évoquée par Kierkegaard. C’est là la raison véritable et pas même secrète ou pudique qui me le fait aimer comme un frère. Et aussi : quelle pudeur sur Dieu, tellement éloignée de la grandiloquence des trois B ! Poursuivons cette lecture, à présent que je jouis d’un peu de calme. Curieux – et triste aussi – comme le rythme vain de Paris me manque. Ce matin, lever à 5 H 45, comme à Paris puis, vers neuf heures, lorsque la Bourse ouvre, coup d’œil sur ma montre. Je suis décidément contaminé par la futilité. Paralysé par une gangue invisible, un mauvais charme de totale futilité. Extraordinaire chapitre huit, lu d’une traite et qui, immédiatement, à propos de la scène entre Luc et Edith, m’a fait penser à Natacha (Vessière), «debout et respirant à petits coups contre le mur d’un souffle qui entrouvrait ses lèvres, les yeux pleins d’un calme et insoutenable mépris». J’ai eu droit à ce regard, forcé, obstiné, alors que, pathétique, je l’avais frappée (oh ! pas bien fort, juste quelques claques désordonnées, avant de m’écrouler sur le sol, sanglotant de honte et de mépris pour ce que je venais de faire) après qu’elle m’eut dit que, désormais, définitivement, elle avait fait son choix… «Humainement, j’ai fait mon choix», voilà l’expression monstrueuse qu’elle me servit, phrase froide, vide, assassine, me condamnant déjà à l’oubli et, comme Luc, à une errance mais, pour ma part, sans crime. Puis la suite du texte de Gadenne qui évoque cette fois l’amour (ou plutôt ses gestes perdus) avec Marcelle, proche et lointaine, glaciale et tellement douce. Avant de rompre avec Natacha, non pas ce soir-là (celui de ma colère et de ma honte) ni même un autre mais au cours, si je puis dire, de plusieurs jours, de plusieurs scènes qui à présent commencent à se mêler et à se confonde dans ma mémoire, j’avais donc lu Le Vent noir, comme si mes gestes s’étaient mystérieusement conformés à un dessin qui leur eût été antérieur, un motif dans le tapis. Cela est évidemment absurde. Ce qu’il faut au contraire comprendre c’est que toute grande littérature – c’est bien le cas avec Gadenne – évoque dans l’esprit du lecteur ce sentiment invincible de déjà-vu, tout simplement parce que l’œuvre d’art, comme une sonde jetée dans les profondeurs, s’enfonce

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jusqu’à toucher une zone d’éternité, la Zone aussi, celle de Tarkovski que nous ne pouvons voir qu’à condition de nous dépêtrer de notre accoutrement quotidien, de notre masque de futile labeur. J’ai l’impression de ne pas avoir touché, que dis-je, entraperçu cette Zone depuis des années. C’est tout le contraire même qui se réalise jour après jour, une sorte de grand œuvre maléfique et absolument banal pourtant, un lent grignotement par l’ennui des quelques pauvres assurances qui étaient, pensais-je comiquement, les miennes. Parfois, comme lors de cette horrible et lumineuse journée passée à Deauville, l’ennui force la barrière et le dégoût envahit et submerge le peu de volonté qu’il me reste tout de même pour mimer l’illusion de la normalité. Ces moments sont comme des bubons qui se sont lentement concentrés jusqu’à éclater, libérant alors, d'un coup, tout le poisson du passé qui continue de circuler librement dans nos veines mais à petites doses. A quoi bon d’ailleurs tenter d’évoquer ma rupture avec Natacha lorsqu’il existe un livre tel que Le Vent noir ? A rien, cela ne servirait à rien qu’à paraître ridicule et en dessous de l’horrible vérité de ces pages haletantes et noires, écrites dans une espèce de cauchemar sans fin, comme celui dans lequel n’en finit pas de retomber le dormeur tourmenté de Gaspard de la nuit. 22 mars 2003 Terminé, dans l’exaltation, la lecture du Vent noir. Extraordinaire. Et moi qui ai pu croire un instant que ma pauvre petite histoire avec Natacha avait pu avoir quelque chose d’original. Tout est là, écrit des années avant que je ne revive l’abjecte descente, probablement écrit depuis des siècles, lettres et phrases émergeant de la vaste nuit immémoriale. Luc devient Caïn et s’échappe de la conformité des rempants à cause de (on a envie d’écrire : grâce à) son meurtre. Bouleversante prière de cet homme : ce n’est plus de la littérature mais la VÉRITÉ . Mon Dieu ! Quelle souffrance a dû vivre Paul Gadenne pour écrire cela, de telles pages brûlantes. Je n’ai évidemment strictement plus à m’interroger sur la nécessité d’écrire quoi que ce soit après ces pages emplies de colère et de désespoir suintants. Le rapprochement entre madame Monge et Ouine ne tient pas ; peut-être alors celui avec Le Tunnel de Sabato, pourtant tellement inférieur au livre de Gadenne ? Et encore, de quoi puis-je donc oser me plaindre ? Natacha a été infiniment bonne et patiente avec moi, alors que, certains soirs, j’ai dû sembler à ses yeux être devenu fou et, réellement, j’étais bien près de le devenir. Soir de la plus profonde peine, nuit du plus grand abandon. Qui, alors, y avait-il avec moi ? Aurais-je pu survivre à cette nuit s’il n’y avait eu personne ? Non, but wherefore could not I pronounce Amen… ? Cohérence organique entre Le Vent noir et La plage [de Scheveningen] : c’est l’errance de Caïn qui se poursuit d’une terre, d’un livre à l’autre. Gadenne s’est-il jamais délivré de ses fantômes ? Certaines lectures se suffisent en tous les cas à elles-mêmes : comment, après ce roman ténébreux de Gadenne, passer à l’un des récits du pourtant remarquable Gustaw Herling, Brève confession d’un exorciste ? Baisse de tension inévitable et ce malgré la densité de cette nouvelle, tout entière construite autour d’un improférable qui est moins le surgissement du Mal que l’abîme de notre volonté. Le sujet véritable de ce texte est à mon sens la fine pointe (Eckhart) de l’âme humaine dans sa relation avec Dieu et, bien évidemment, la complexe façon avec laquelle l’écriture va tenter de s’approcher de ce mystère parfaitement incommunicable. Ce récit me fait en tout cas songer à la superbe nouvelle de Borges intitulée Le Miracle secret : chez Herling, nous en avons le versant noir. 25 mars 2003 Ce qui est, aussi, admirablement décrit dans le roman de Gadenne, c’est finalement la maigreur des raisons qui font fuir Marcelle, qui la font mépriser Luc. Un malentendu… Non, moins que cela même… Commencé – mes fiches virtuelles me diront qu’il s’agit de la quatrième – le relecture de La plage de Scheveningen. Idée, à ce propos, d’un article pour Les provinciales de [Olivier] Véron sur Gadenne et la question juive. Gadenne, en effet, a fait un cauchemar terrible, contre les Juifs, duquel, en réaction, est né l’admirable roman que j’évoque. Renseignement pris, ce cauchemar a eu lieu dans la nuit du 11 novembre 1938 (cf. Carnet intitulé La Rupture). Douze ans plus tard nous apprend [Didier] Sarrou, le romancier commence donc la rédaction de l’une des œuvres les plus bouleversantes du siècle passé et, je ne crains pas de l’écrire, de la littérature française.

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Diverses lectures : Ernst Jünger, etc. 20 septembre «Dandy et transfuge de la révolution conservatrice allemande, Jünger fut pour cela même son personnage-clef, le premier et le dernier mot de l’énigme. Le comprendre, c’est comprendre les œuvres des seconds rôles, Schmitt et Heidegger. N’étant pas, tant s’en faut, des dandys, ils furent des bouffons du nazisme. Le secret de ces trois destins se trouve chez Ionesco : pas de dictateur sans clown, seul le dandy ni ne s’engage ni ne réclame ses gages.» Jean-Luc Évard, Ernst Jünger. Autorité et domination. Multitude de lectures et accablement devant la masse (ce poids de l’écriture qu’évoquait le génial Michelstaedter) de ce que qui me reste à lire (absolument tout), donc à écrire. Je ne puis comprendre, encore moins admettre, le vague à l’âme dont semble souffrir Nicolas Rehby qui, dit-il, ne sait quoi écrire. Manque de méthode plus que paresse sans doute mais ce mal bien adolescent, je ne le tolère pas même si le jeune homme, à la différence de tant d’autres, paraît vouloir se taire quand il n’a rien à écrire. C’est déjà cela me direz-vous… D’autres n’ont certes pas cette retenue qui nous affligent de leur diarrhistique prose puante bien que transparente… Quoi qu’il en soit, comme à mon habitude, je lis beaucoup : d’abord Le Journal de la Culture dont à la fois Raphaël Juldé (dans son journal du 10 septembre) et Brice Noval ont dit ce qu’il fallait dire. Je lis aussi quelques feuilles sans aucun intérêt comme Tant pis pour vous, parfois drôles tout au plus, affligées de la flétrissure commune qu’elles prétendent dénoncer : il s’agit, pour ces plumitifs, de provoquer coûte que coûte, dans une langue que maîtriserait au bout de trois heures un chimpanzé habilement dressé. Bizarre que Fabrice Trochet, d’habitude plus inspiré, aime cette revue, comme il semble d’ailleurs apprécier un autre torchon, L’Imbécile dont j’avais difficilement lu le premier numéro. Tout cela sent la contestation de petit pied (parfois fort sale), le plus souvent babillé dans une écriture qui ferait honte à Arnaud Viviant, c’est dire ! Intéressé par ce que Chronic’art pouvait écrire à propos du dernier film de Michael Mann, apparemment très apprécié (à juste raison, je crois), j’ai même acheté cette revue, ce qui ne m’était pas arrivé depuis le numéro dont le dossier (assez faible…) était consacré à Solaris, n’oubliant certes pas les stupidités récentes, sous la plume de Julien Dupuy, écrites à propos de films imbéciles comme Hell Boy qui n’ont pas même l’intérêt d’offrir un beau spectacle visuel aux spectateurs, comme le fait par exemple I, Robot de Proyas (tant attendu après le gothique Dark City et, finalement, bien décevant). De toutes les façons, que Chronic’art se rassure, il a dépassé depuis bien longtemps le niveau d’indigence absolue atteint, si je puis dire, par son ex-père Technikart. Tout cela n’est rien bien sûr, quelques friandises (parfois avariées) après un copieux repas : Ernst Jünger. Autorité et domination, magistrale étude politico-philosophique rédigée par Jean-Luc Évard et publié aux remarquables (comme toujours) Éditions de L’Éclat. Le point de départ et, plus que cela, le nœud gordien de l’étude, est la place, centrale, de Jünger dans la complexe «révolution conservatrice» allemande dont sera patiemment débrouillé l’écheveau syntagmatique, sur les brisées des travaux d’un Jean-Pierre Faye par exemple. C’est d’ailleurs là l’une des principales qualités du travail d’Évard, cette attention au langage, qui passe par un chapitre de son ouvrage, l’un d’ailleurs des plus intéressants (avec celui qui s’attache à analyser, sans fausse pudeur, honnêtement, les liens pour le moins ambigus entre Jünger et la question juive), consacré à la conception jüngérienne de la parole qui fait de l’écrivain, sans que le mot soit écrit, un authentique logocrate, d’où la présence d’auteurs tels que Bloy (l’une des passions de lecture de Jünger) et surtout Heidegger mais aussi Boutang, nom suffisamment rare pour être signalé. Un beau livre donc. J’attends avec impatience l’ouvrage de Broch, en fait un recueil de six textes, annoncé depuis des mois, Logique d’un monde en ruine, que doit bientôt publier Michel Valensi. Quoi d’autre ? Je relis La cinquième tête de Cerbère de Gene Wolfe et L’Enchâssement de Ian Watson qu’il m’a fallu acheter, c’est bien normal après tout alors que, il y a maintenant bien des années, j’avais volé, à leur parution, ces deux ouvrages, comme tant d’autres d’ailleurs, n’ayant à cette époque pas d’argent pour étancher ma soif monstrueuse de lectures. Je reste d'ailleurs toujours aussi assoiffé… Au programme encore : relectures de Tous à Zanzibar de Brunner, du Neuromancien de Gibson et des Mailles du réseau de Sterling, ceci dans l’unique préoccupation de mieux cerner le contexte dans lequel s’inscrivent les quatre romans de Dantec, dont la rentrée littéraire (celle du mois de janvier,

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puisque, désormais, deux rentrées valent mieux qu'une) s’annonce, je l’espère, j'en suis même certain puisque les imbéciles ne sont pas près de disparaître… explosive.

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L'Enchâssement : le stalker lisant Anders lu par Dantec lisant... 26 septembre «Debord reprend la "phénoménologie critique" d'Anders mais il la désincarne en niant, par sa simple absence, la notion centrale de Nous fils d'Eichmann. Que nous sommes TOUS les Fils d'Eichmann. Que nous sommes TOUS des "détenus". Que nous sommes TOUS des travailleurs, dans le cycle de la "division infinie du travail".» Courrier électronique de Maurice G. Dantec au stalker. J’ai toujours affirmé que je ne croyais pas au hasard, ce dieu de la ménagère de moins de cinquante ans. Je termine ainsi l’ouvrage de Jean-Luc Évard sur Ernst Jünger (intitulé Autorité et Domination, aux éditions de L’Éclat), que j’ai évoqué tout récemment, fascinante étude sur la tentative de transsubstantiation, par l’auteur des Falaises de marbre, du nihilisme occidental qu’il a radiographié comme nul autre, y compris Heidegger, grand lecteur, on le sait, du Travailleur. Je reçois ce matin un message de Maurice G. Dantec qui, me dit-il, a lu d’une traite le remarquable Nous, fils d’Eichmann de Günther Anders, auteur que j’évoque à maintes reprises dans mon essai sur Steiner, que Dantec a d’ailleurs terminé de lire. Je me souviens d’avoir lu ce petit ouvrage, en fait composé de deux lettres de celui qui fut le premier mari d’Hannah Arendt adressées au fils du criminel nazi, dans l’édition procurée en 1999 par Payot & Rivages, dont la première de couverture m’a toujours frappé par l’évocation d’une sereine désolation : un bâtiment désaffecté est cerné de toutes parts par une étendue d’eau qui, on le pressent, finira par ronger cette maison d’Usher abandonnée, le paysage baignant dans une lumière d’aube ou de crépuscule, on ne sait. Dans une lumière ineffablement douce de fin du monde. Or, appliquant mon «programme» de relecture systématique de romans dont je ne me souviens même plus, je viens de terminer la lecture du beau livre de Ian Watson, L’Enchâssement, qui évoque, entre autres aventures, l’engloutissement par les eaux d’une immense étendue de forêt amazonienne, dernier refuge d’une tribu brésilienne parlant un langage «enchâssé», capable de nous ouvrir les fameuses portes blakiennes de la perception pour nous faire pénétrer dans l’Autre réalité, celle-là même que poursuit dans ce livre, de monde en monde, une race extraterrestre définitivement inconsolable de la Beauté perdue, une fois entrevue, perdue justement parce qu’une fois entrevue. De sorte que l’évocation matinale d’Anders par Dantec, lequel se pose très justement la question de la double extension d’Auschwitz au triomphe de la Machine (la société dans son ensemble, chaque individu, bref : le monde devenu Machine) et de la Bombe à la Machine devenue monde m’a paru comme renforcée par ma lecture du livre de Watson et, paradoxalement, par la possibilité d’un ultime spectacle paraphant le dernier matin du temps des loups : un monde déserté, définitivement débarrassé du vacarme humain, une dernière seconde de calme absolu avant que le rire nietzschéen par lequel se termine Les racines du Mal ne déchire l’univers dépeuplé. Hormis ce courrier que Dantec ne m’en voudra pas de citer en (minuscule) partie, je dois bien avouer que ma juldéenne journée ne m’a offert aucun fait saillant, si ce n’est l’envoi, par Didier Sarrou, d’un ouvrage intitulé bellement Une grandeur impossible qui est en fait un recueil de textes en partie inédits de Paul Gadenne. Lisant la préface de ce livre, parcourant en outre le dernier numéro de la revue Nord (également envoyé par Sarrou) consacrée à l’œuvre de Gadenne, constatant alors le peu d’empressement (ou, tout simplement, leur parfait manque de curiosité…) que manifestent les universitaires dans le fait d’évoquer l’existence de mes textes sur ce magnifique écrivain, remarquant en outre que le patron (ancien collègue de khâgne) d’un site voué tout entier à Gadenne n’a toujours pas trouvé le temps (alors, m’avoue-t-il, qu’il ne travaille officiellement que 15 heures EN MOYENNE, me précise-t-il, par semaine) d’indiquer ne serait-ce qu’un seul lien vers ma Zone, je pique une franche colère et envoie à Sarrou et à l’ex-khâgneux, devenu professeur, un courrier passablement énervé. Énervé et inutile certes, l’un et l’autre de ces excellents chercheurs estimant sans doute que, plutôt que de vouloir promouvoir quelques-unes de mes lignes (ce qui n’est certes pas mon intention…), je ferais mieux de m’effacer derrière l’œuvre de Gadenne. Oui, l’argument est valable mais ils ne semblent toujours pas, l’un comme l’autre, avoir compris ce que je leur ai pourtant répondu : je suis pressé, Gadenne, oui, ne l’a jamais été, je le sais bien, brûlant d’emprunter la «petite voie» chère à Thérèse de Lisieux, Gadenne dont personne ne parle ou presque, hormis quelques étudiants désireux, pour de

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piètres raisons sans doute, de rendre un mémoire de maîtrise un peu moins gris que la majorité… Si Gadenne a constamment tenté de s’effacer, moi, je le répète, je suis pressé de servir l’œuvre de cet auteur qui, à mes yeux, je l’écris pour la millième fois au moins, est l’un des plus grands que compte notre fameuse et confraternelle République française des Lettres, qui le méprise et l’ignore superbement du haut de sa morgue de vieille Garce socialisée jusqu’à l’os. Et j’ose encore cette énormité : c’est maintenant, mort depuis des années et pratiquement inconnu du plus grand nombre, c’est maintenant plus que jamais que Gadenne ne peut souffrir le moindre retard dans le service que l’on doit rendre à son œuvre. Si je puis le faire : tant mieux. Si je puis faire que quelques dizaines de lecteurs découvrent la beauté crépusculaire de son œuvre, l’angoisse métaphysique exsudant de romans tels que Le Vent noir ou La plage de Scheveningen, tant mieux, je n’ai aucune honte à me servir de l’immense Toile et de ma modeste Zone pour tenter de répandre comme s’il s’agissait d’un rhizome le nom de cet écrivain de race. Après tout, ne suis-je pas suffisamment dégoûté de rencontrer, dans n’importe quel recoin sale de l’Internet, les madrépores blanchâtres des Deleuze, Barthes, Foucault et autres Debord du prêt-à-penser gauchiste, c’est-à-dire universel, pour que je ne tente pas d’indiquer l’existence cachée d’un arbre vigoureux, enraciné dans la terre et levant sa haute frondaison vers le ciel ? Suis-je bête ! Mais je me demande, tout simplement : un universitaire, un professeur de lycée, dans leur impassible sagesse, peuvent-ils avoir la moindre idée de ce que signifie les mots de COLÈRE et, surtout, JUSTICE ? J’en doute de plus en plus et j’ajoute que, de moins en moins pour le coup, je supporte cette bienveillante insouciance qui, pour se légitimer, se drape dans la toge froide de la rationalité universitaire. Pour vivre, Gadenne a besoin de sang, pas d’articles poussifs et érudits. Un auteur qui est seulement lu par des chercheurs, quel que soit d'ailleurs leur talent et leur sensibilité, est un auteur mort.

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Dommage collatéral à droite 30 septembre Un insidieux sentiment d’ennui n’en finit pas de m’engloutir, sans jamais vraiment parvenir à me submerger définitivement. Harry, le personnage favori de Selby Jr, avait aussi dans le ténébreux roman intitulé Le Démon de ces courtes rémissions entre deux descentes aux enfers… Discussion amicale, avant-hier, dans les locaux de Flammarion rue Racine où j’ai cru apercevoir Frédéric Beigbeder, avec Lakis Proguidis, à qui j’avais envoyé pour L’Atelier du roman (dont le prochain numéro est consacré à Audiberti) un long papier analysant Vingt ans et un jour, le dernier roman de Jorge Semprún, loué par presque tous les critiques de France et de Navarre, à la lumière du génial Absalon, Absalon ! de Faulkner, auteur et livre dont Semprun ne se prive jamais de rappeler l’influence sur ses propres écrits. Ma petite enquête montre l’évidence, la lettre volée exposée pourtant sous les yeux des plus éminents critiques : Semprún, en se comparant à l’auteur du Bruit et de la fureur, n’est rien de plus qu’un habile imposteur… Patience donc pour la lecture de ce texte, puisqu’il en faut pour qui prétend écrire et tenir la gageure constante d’être publié dans des revues… Nous évoquons avec Lakis la stupidité grossière et l’inculture de ces mêmes critiques et, plus généralement, des journalistes prétendument littéraires. Nous évoquons Dantec, dont il dit se méfier mais qui l’intéresse a priori par la teneur de certaines de ses déclarations. Je m’en méfie aussi, car rien n’est plus éloigné de ma complexion qu’une admiration béate, ce qui ne m’empêche pas de le lire et surtout de lire les auteurs appartenant à ce que j’appellerai son «horizon d’attente». Non pas Anders donc, qu’il vient de découvrir, selon ses propres termes mais Dick, Spinrad et tant d’autres que j’ai lus et, parfois, dans trop de cas, dont je ne me souviens même plus. Pour vérifier, une fois de plus, la nullité des critiques de tous bords – ici, il s’agit de celles et ceux qui font métier de «disséquer» des œuvres cinématographiques –, je suis allé voir Collateral de Michael Mann, long clip musical et nocturne que les nostalgiques de la série Miami Vice auront l’impression de revoir à l’écran. Les images sont belles, oui (et pour cause : numériques, comme s’extasient de le répéter les imbéciles), et, parfois, la musique… Et puis ? Quoi d’autre ? Rien ou plutôt, si : l’essentiel, qui peut tenir dans une courte phrase, que je soumets à la sagacité des critiques du Figaro, du Monde ou de Chronic’art, puisque apparemment ils manquent de mots pour louer le film de Mann. Cette phrase, la voici : Collateral est une œuvre dont le personnage essentiel n’est pas celui que l’on croit, Tom Cruise, et dont le sujet n’est pas, de même, celui qu’ont brillamment analysé les sots : le portrait d’un tueur. Non, le personnage essentiel est le chauffeur de taxi, Max (Jamie Foxx), et le sujet du film est aussi, inscrit visuellement dans ses images finales (les intellos parleront de discours intra-diégétique), sa lente décantation, je dirais, sans mauvais jeu de mots, son «épuration» qui, à mon sens, est restée incomplète puisque le chauffeur a sauvé une femme (Jada Pinkett) du tueur, femme qui était sa dernière cible, femme avocate que Max a embarquée fortuitement dans son taxi lors des toutes premières images du film. La boucle est donc imparfaitement bouclée. Ces deux fuyards, Max et l’avocate, voilà qui est encore trop puisqu’un seul aurait dû rester, sujet du film et de l’intérêt du tueur : le chauffeur. Mann se trompe donc. Après la mort du tueur – dont le geste banal me fait songer à la façon dont le dernier répliquant «s’endort», laissant Deckard désemparé –, il eût fallu que Jamie Foxx s’asseye en face de celui qui, d’une façon rien moins que métaphorique, a révélé son propre courage, l’a révélé en un mot et que l’un en face de l’autre, ils filent ainsi vers une destination inconnue, avalés tous deux par l’immense ville même si, je le concède, la fin choisie par Mann fait immédiatement songer à celle d’un autre fuyard, le blade runner, accompagné d’une femme lui aussi. De sorte que, pour le chauffeur de taxi, le tueur qu’il embarque n’est qu’une figure de son destin, mieux même, j’ose le terme : il est son double (double dédoublé puisque le tueur de Collateral rappelle, par son costume même, le De Niro de Heat), son âme secrète, matérialisée peut-être par le trot craintif d’un coyote que le chauffeur de taxi épargne. J’ai dit que le sujet du film était la révélation d’une figure, celle du chauffeur de taxi. C’est vrai dans un sens mais écrire cela c’est encore ne pas renoncer à une analyse somme toute banale, journalistique donc : je vais maintenant plus loin en affirmant que Collateral est une méditation sur l’inhumanité à laquelle, tous, nous sommes réduits face à la vie monstrueuse à quoi la ville moderne nous réduit. Car je suis, comme le chauffeur de taxi Max, un type qui conduit les autres et qui s’efface devant leurs désirs, qui les mène (souvent en bateau…) d’un endroit à un autre puis qui les abandonne à leur

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médiocre destin, revenant moi-même à la triste grisaille de ma vie quotidienne, de banals rêves de fortune et de gloire. Le tueur est moins, alors, mon âme débarrassée de son masque anonyme qu’une forme extrême de ma volonté, c’est-à-dire, un signe qui m’est adressé pour que je n’aie pas honte de révéler ce que je suis, ange ou bourreau, comme l’avait montré Fight Club. Ainsi, à l’exemple du tueur Vincent qui dialogue avec Max (on songe à John Doe tentant de convaincre le flic joué par Brad Pitt dans Seven), le destin (et pas le hasard) nous réserve à tous (y compris à ce moderne Bartleby qu’est le sympathique Juldé !), une rencontre capable de nous convertir, au sens étymologique de ce terme qui indique rien moins qu’une refonte de notre personne, un retournement. Max la saisit, ce qui suffit à faire de lui autre chose qu’un médiocre et, en faisant monter dans sa voiture le tueur, est lui-même «embarqué» au sens pascalien du terme. Car le tueur, comme le lui avoue d'ailleurs Vincent, n'est autre que Max : la prophétie se réalisera puisque le chauffeur abattra finalement Vincent, ayant conquis au passage, ce qui n'est tout de même pas rien, une âme vierge ou plutôt : ayant donné naissance à son âme qui restait momifiée jusqu'à cette nuit de toutes les révélations dans la grisaille et la nullité. Intéressants articles de Paul François Paoli et de Sébastien Lapaque dans Le Figaro littéraire consacrés aux intellectuels de droite. Justes remarques de ce dernier d’ailleurs, expliquant l’incapacité de ces mêmes intellectuels à se fédérer en autre chose qu’un Club virtuel de l’Horloge, aussi influent soit-il… Pendant que les intellectuels de droite pérorent, posent, se défient même en duel (ainsi de Maurras face à Jacques Landau le 7 décembre 1909), les petites taupes vivianesques de la gauche, moins flamboyantes, plus discrètes, creusent sans relâche les innombrables galeries qui leur permettront de s’organiser en réseaux d’influence plus ou moins cachée et de saper ainsi les fondations mêmes d’un pays, La France et d’une culture, judéo-chrétienne qu’ils détestent au fond, fond justement où ils mâchonnent sans fin leur haine. Il est 10 heures 20 environ au moment où je termine d’écrire ces lignes et mes yeux pleurent de douleur et de fatigue à force de fixer mon écran depuis bientôt quatre heures. Soudain, me vient cette pensée, que je trouve être parfaitement claire, lumineuse et évidente même si je ne puis en expliquer l'origine : nous sommes tous morts mais… qui est vivant ?

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La Zone est plus belle qu’une balle 8 octobre «L’humanité doit rendre grâce à la mémoire juive pour avoir conservé pieusement les archives de la Shoah. L’énigme est du côté des peuples qui ont oublié» Alain Besançon, Le Malheur du siècle. Et d’abord, une petite page de promotion comme on dit, puisque j’ai découvert cet assez bel éloge sur le blogue de Fulcanelli, à la date du 4 octobre : «Le Stalker chasse, mais quoi ? La mauvaise littérature. Sa technique consiste à viser le gibier, l’abattre de quelques tirs avec des balles sémantiques, puis à dépecer le cadavre. Cette action vise à débarrasser le champ littéraire de tous ces [sic] plumitifs. Mais aussi de dresser un constat de médecin légiste». J’avoue que l’expression «balles sémantiques» est une drôle de trouvaille, à peu près aussi considérable que ma «juldéenne» journée… D’autres amateurs de la Toile m’ont déjà, en privé ou publiquement, adressé quelques remarques, insultes ou encouragements chaleureux, à l’image des Manants du roi, dont l’une des utilités est de recenser les meilleurs titres de la presse royaliste, par exemple Les Épées que je ne reçois plus, fort bizarrement depuis que j’ai osé élever quelque salutaire critique contre cet ultime et royal carré de résistants. Quelle n’a pas été ma surprise, en outre, de constater, dans cette même page intitulée «L’autre Presse à lire», la présence des Provinciales, feuilles quarkiennes (mais de grande tenue intellectuelle) pour lesquelles j’avais écrit deux ou trois articles sur George Steiner qui n’ont jamais bien enthousiasmé Olivier Véron…, sans d’ailleurs que l’intéressé m’explique les raisons de son manque d’enthousiasme autrement que par des bribes de phrases éthérées et encore, camouflées sous mille et mille détours et circonvolutions capables de rendre fou un jésuite expert en rébus sino-chaldéens. Je rectifie : rien de ce que j’ai écrit n’a jamais enthousiasmé Olivier, amateur en revanche, et inconditionnel je vous prie, des cours du soir de catéchisme (au demeurant bien souvent passionnants…) délivrés par Fabrice Hadjadj, que Drogo, le dernier résistant royaliste, connaît parfaitement bien puisqu’il est son parrain de baptême. Le monde est petit ? Oui, surtout lorsqu’il se flatte, avec ces penseurs qui se noient dans une flache d’eau douce, de confondre un bac à sable, fût-il celui qui nous sépare, selon Drogo, des premières hordes barbares, avec l’étendue immense du désert du Néguev… Mon expression habituelle, par exemple du type «multitude de lectures», est une fois de plus de rigueur puisque je viens de terminer l’énorme et passionnant ouvrage de Jean-Luc Évard sur Jünger, dont j’ai déjà parlé, celui encore, présenté par Didier Sarrou, regroupant un certain nombre de textes de Paul Gadenne, intitulé Une grandeur impossible (chez Finitude, éditeur bordelais) et, enfin, avec beaucoup de retard si l’on se souvient que le livre a paru en 1998 chez Fayard, Le Malheur du siècle d’Alain Besançon, curieux petit livre qui a au moins l’avantage de ne pas tourner autour du pot, même si les analyses (trop rapides) qui comparent le communisme et le nazisme à de modernes hérésies chrétiennes, bien qu’intéressantes, ne sont pas nouvelles. Armand Robin, dans un livre génial (je ne crains pas de l’écrire) intitulé La Fausse parole, avait déjà pointé par le menu les affinités entre la casuistique communiste et le langage liturgique chrétien, comme Klemperer l’avait fait à propos du nazisme dans son remarquable LTI. Besançon évoque encore une intelligence angélique déchue, le diable, qu’il ne nomme pas, et parle aussi de démoniaque : «Nous sommes hors de l’humain, comme si nous nous trouvions devant une transcendance négative. L’idée du démoniaque vient alors irrésistiblement». Bon sang ! Une affirmation pareille, qui me fait immédiatement songer à une exclamation identique, sous la plume du philosophe Claude Bruaire dans un numéro collectif de la revue Communio (paru en 1979 je crois) consacré au démon, a dû faire l’effet d’une bombe dans les cervelles de nos petits intellectuels tout occupés à célébrer sempiternellement Deleuze, Foucault et Sartre et aussi dans celles, bien ramollies, de nos prêtres qui ont oublié depuis longtemps que leur ennemi n’était pas le racisme, la pauvreté ou la précarité sociale mais… le diable. Raphaël Juldé, qui travaille actuellement sur la thématique du journal, serait d’ailleurs bien avisé de lire les considérations de Paul Gadenne sur le Journal de Charles Du Bos : «car si l’on cherche l’homme, il est à peu près impossible de le distinguer des textes dont il est recouvert» écrit ainsi Gadenne de Du Bos, phrase qui s’applique à n’importe quel auteur pétri de lectures, recouvert par

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l’écriture des autres et, peut-être même encore que je ne puisse l’affirmer catégoriquement, à ce même Juldé qui me fait irrésistiblement songer à l’un de ces innombrables Bartleby – une créature qui ne peut être imaginée que comme le surgeon d’une modernité paralysée – recensés par Enrique Vila-Matas. J’arrête là cette comparaison ludique puisque Raphaël, tout de même, écrit bien que, à mon sens, écrire sur la Toile équivaut à une sorte de disparition ou plutôt, à une extension de la surface de lecture inversement proportionnelle à sa capacité de mise en branle : certes, nous nous citons les uns les autres, fascinant avantage du Réseau qui porte à merveille son nom mais… quel sera l’auteur qui, sur le papier, va reprendre telle de mes analyses, va évoquer tel désarroi de ce diariste de l’insignifiance (qui n’a strictement rien à voir, je le précise, avec un diariste insignifiant, quoique, parfois…) ? Je ne sais si la Toile, définitivement, n’a pas construit, quelles que soient d’ailleurs les innombrables passerelles ou amarres qu’elle trame et consolide sans relâche, un espace (ou plutôt, ici : un vaisseau) de plus en plus déconnecté de l’Ancien Monde, cette cale de radoub surannée, le vieux monde du papier, de l’objet, du livre, perclus dans une immobilité lacrymale qui, à l’heure de l’hyper-vitesse, n’en finira pas de devenir de plus en plus ésotérique aux yeux des jeunes générations… C’est peut-être là, du reste, la chance de l’écrit véritable (je précise : des livres de quelque valeur…) qui ne disparaîtra pas mais deviendra, comme il le fut dans les premiers siècles du Moyen Age, le refuge d’une caste quasiment secrète alors que l’immense masse des brouillons et des mauvais livres, ceux par exemple du manucuré Florian Zeller dont l’insignifiance est encouragée par son unique portier, se confondront de plus en plus avec le brouhaha médiatique et s’englueront pour finir dans une sorte de Mer des Sargasses de la médiocrité bavarde. Discussion fort plaisante avec Bruno Deniel-Laurent, à une des terrasses plantureuses (l’adjectif n’est pas seulement métaphorique) du Trocadéro. Nous évoquons les petites histoires de la presse crypto-cryptique parisienne et les travers comiques des uns et des autres dont, par un louable souci de discrétion, je tairai les noms. Il me parle aussi de ses différents projets d’écriture. Entre l'écriture et la vie, je n'ai pas de peine à penser que BDL depuis longtemps, peut-être même sans qu'il se l'avoue très clairement, a fait un choix rien moins que cornélien... Nous verrons. Je suis allé revoir Collateral de Michael Mann : je ne modifie pas d’une ligne ma récente apologie et ne m’étonne guère que deux critiques de Libération, tout en pointant certaines des faiblesses formelles de cette œuvre, n’aient à peu près rien compris à la métaphore qu’il tissait. Il y a décidément, chez la majorité des journalistes, une cécité à peu près totale à ce qui, dans une œuvre, n’est pas de l’ordre de sa plate surface mais agit en profondeur et en organise la cohérence interne : cette infirmité, congénitale sans doute, est certes manque de sensibilité mais, surtout, j’y vois une absence pathétique de culture (au sens où l'on parlait naguère de «culture générale») et, encore, l’éradication à peu près totale d’une humble curiosité, d’une attente constante de l’esprit. Ces cochons, s’il fallait gaspiller mon temps pour en proposer un classement à peu près scientifique, je les rangerais plutôt dans la catégorie regroupant différentes espèces bréhaignes de lamantins, paresseux mammifères broutant le fond océanique sans jamais se préoccuper d’une transcendance qui les cerne pourtant de toutes parts, qu’il s’agisse du gouffre lumineux qui les surplombe ou de celui, impénétrablement noir, qui surveille depuis les profondeurs leur nage insouciante. Inculte : le format de cette nouvelle revue est agréable et le moins que l’on puisse dire est que le fait d’être distribué par Les Belles Lettres est un gage d’exposition maximale, comme j’ai pu le constater en me promenant dans une Fnac parisienne. Tant mieux, même si le reproche de superficialité peut être adressé à certains des articles de cette revue : son dossier est consacré à W. G. Sebald, auteur dont j’ai bien du mal à comprendre l’originalité si on compare ses travaux à ceux d’un Anders, d’un Heidegger ou même d’un Jünger. On me dira que cette appréciation est peut-être renforcée par l’article d’Oliver Rohe sur Sebald qui ne met pas suffisamment en perspective la pensée de l’auteur, a priori intéressante. Du reste, je me souviens que les interventions de ce même Rohe m’avaient pour le moins peu enthousiasmé à l’époque du Cadavre bouge encore, ouvrage brouillon, bavard et prétentieux, hormis lorsqu’il évoquait Bloy ou Michelstaedter dans des articles cependant bien faibles, scolaires. Je n’évoque pas les notes de lecture d’Inculte, trop courtes et, de toute façon, elles aussi trop superficielles. Et puis cette manie typiquement journalistique de n’évoquer des auteurs (William Gibson, William T. Vollmann, etc.) qu’à la condition que leur actualité, comme on dit, puisse a priori intéresser un maximum de lecteurs. J’applaudirai le jour où ce type de revue branchée évoquera les noms d’un Ernest Hello ou d’un Blanc de Saint-Bonnet en m’en proposant une lecture neuve… Ce jour-là est loin.

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Fichu(s) Derrida 12 octobre «Ce qui vit de la matière meurt avant la matière. Ce qui vit dans la langue vit avec la langue.» Karl Kraus, Pro Domo et Mundo. Je remets à l'honneur un billet datant à l'origine du mois de mai, pour la simple et bonne raison que, dans l'universel Amazone médiatique des lamentations, ces quelques lignes d'humeur ne seront, tout au plus, qu'un bien modeste affluent dont l'acidité sera vite absorbée. Suivant mon texte, vous pourrez lire un excellent article de Francis Moury, qui dégonfle de quelques traits la baudruche philosophique qu'était Derrida. L'article, je le répète, est superbe, d'une colère qui a bien du mal à se retenir... Je ne me fais d'ailleurs aucun souci et m'amuse de ces phrases irrévérencieuses puisque l'eau plate abondamment déversée par les pleureuses du Monde des Livres (et, sans doute, de Libération, avec un adieu ridicule sous la plume de Jean-Luc Nancy, de Télérama, du Nouvel Observateur, du Magazine littéraire) ainsi que des plus modestes revues rhizomico-deleuziennes réalisera bien vite le miracle banal de transformer un contestataire des beaux salons parisiens, l'un des plus affreux jargonneurs en philosophe du siècle, voire du millénaire, juste après, il est vrai, messieurs Sartre, Deleuze et Foucault. Une exception toutefois, bien évidemment hors de nos frontières, sous la plume de Juan-Pedro Quiñonero pour l'influent quotidien ABC. Reste à savoir si, selon la fulgurante parole de Kraus, Derrida, qui à sa façon rien moins que grotesque a honoré la langue, jouira d'une espèce de réelle présence steinerienne plutôt que d'une froide et abjecte dessication. Quelques explications, il fallait s’y attendre, avec un plumitif écorché dans son amour-propre de nain et une réponse à Laurent James, je l’espère circonstanciée, en fait un appel puisqu’il est temps, grand temps, je le répète, que le barnum cancériste prenne la mesure du danger dans lequel il s’enferme doucement. Nous verrons. J’ai commencé de lire le dernier numéro du Magazine Littéraire, comme toujours privilégiant ces ridicules petits auteurs qu’il affectionne par-dessus tout : Bobin, Kristeva Maalouf et les acariens qui pullulent sur ce terrain infesté par le prurit de la bien-pensance béate. C’est toute la philosophie de cette revue qui est à vomir, je le constatai à l’époque où je ferraillai sur son forum inepte (depuis lors dramatiquement fermé, pour la consternation des crapauds…) cerbérisé par Simone Arous, chienne de garde à la toute mince culture pelliculaire : quelques imbéciles chantants (Raphaël Zacharie de Izarra, on se croirait dans un conte des Mille et une nuits pastiché par Groucho Marx) y clamaient leur prose d’eunuque et, au milieu de poèmes qu’un gnou acéphale eût jugé indigne de déféquer (Joseph Vasques), la compagne d’un nain hyperboréen et amateur infatué de Chomsky y rédigeait des recettes pour réussir sa purée de glands de Brocéliande. Je vous jure que je n’exagère en rien le ridicule de cette foire où Arous tentait un numéro d’équilibriste sans filet au-dessus d’une bassine d’eau croupissante. J’ai longtemps prié pour qu’elle y tombe mais il est bien connu que les médiocres jamais ne se noient, leur enflure les rendant insubmersibles. Derrida à présent, pour la deuxième fois (après un dossier paru en 1991), voilà sans doute la trace évidente d’une volonté de vendre (car le philosophe est, dans certains milieux huppés et indigents, un irrécusable phénomène de mode et, comme tel destiné à se faner misérablement ou, comme il l’écrit : un fantôme qui toutefois attire l’argent) et la différance dirimante que nous apporte le bienveillant organe progressiste et psychanalytiquement correct dirigé par Wouts (après l’évincé du bocal, Brochier). Je passe sur le ridicule (non-)entretien entre Derrida et Hélène Cixous, truffé de jeux de mots qu’un étudiant en première année de psy aurait bien du talent à légitimer. Je m’en voudrais cependant de ne pas désaltérer la soif inextinguible de mon lecteur en refusant de lui servir pareille ambroisie : «Tu es contre la mort et farouchement pour la vie. Mais autrement. In/quiètement. Quant aux titres, j’ai dû faire mon deuil en traduction de Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif. «En jeune saint juif» s’entend «en jeune singe juif». J’aurais voulu que le singe survive, mais ça n’a pas marché». Rassurez-vous, a-t-on envie de consoler Hélène Six-sous, le singe n’est pas loin – je jure d’ailleurs que j’ai parlé de «singe» (certes savant) à propos de Derrida avant même d’avoir pris connaissance de ce dossier amphigourique –, sans doute même s’amuse-t-il en ce moment à désassembler son puzzle dont le socle, le tuf primordial, nous apprend le lampiste Marc Goldschmit, est bizarrement indéconstructible, cette indéconstructibilité (pardon pour l’horreur de ces mots et de ce

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style pastiché) étant l’assurance trouble et bien labile d’une jouissive déconstructibilité menée jusqu’à son parangon d’élusif inachèvement au-delà d’une conditionnalité ontologico-phénoménologique ultra-répressive. Bien sûr serait-on tenté de dire, si tant est que nous ayons pu suivre le Maître (pardon : le non-Maître puisque l’horrible aura d’autorité charriée par ce mot réactionnaire est elle aussi déconstruite) dans ces chemins qui ne mènent nulle part. Mais alors, au nom de quel principe de précaution devrions-nous arrêter notre instinct érostratéen à telle ou telle strate et endiguer notre salutaire soif de suspicieuse mise en demeure du présupposé logocentrique de l’Occident-salopard-qui-a-imposé-son-modèle-fasciste-au-reste-du-monde-vierge-et-innocent ? Que me dira Derrida (attention allitération) si je veux, comme une taupe stakhanoviste devenue folle et imbibée de l’alcool volatil de l’œuvre/non-oeuvre, si je veux envers et contre tout principe ontologico-déconstructif, continuer de forer mon tunnel jusqu’à… Au fait, jusqu’à quoi ? L’ultime rire nietzschéen ou le fonds incréé primordial entrevu par Boëhme après les mystiques de la voie apophatique ? Dans le dernier numéro de L’Atelier du roman, j’ai écrit un texte qui, tout en pointant les qualités d’une lecture derridienne (menée par un professeur du nom de Pedot) de la nouvelle conradienne intitulée Cœur des ténèbres, affirmait dans le même temps sa contradiction interne. Pour le derridien, les phrases désespérées de Kurtz («The Horror ! The Horror !», reprises par Brando dans le film de Coppola) sont un triomphe de la parole. Pour moi, elles sont avant tout : des phrases désespérées qui proclament l’échec de la parole à tenter de dire l’horreur, voire à endiguer sa puissance primitive. En fait, ce qui gêne ces plumitifs derridiens est cela même que ne craint pas de fixer puis d’affronter tout écrivain qui se respecte, par exemple Joseph Conrad : le Mal. Ces petits cerveaux qui jouissent comme des gosses dès qu’une brique du lego/logo qu’ils déstructurent patiemment est tombée sur leur tapis de jeu sont affligés d’une bien peu reluisante tare : ils ont la trouille et, malgré leurs cris d’orfraie spectrale, ils n’osent pas s’attaquer à la racine, sur laquelle ils glosent insupportablement, convoquant Benjamin, Scholem et Celan, ce dernier sans cesse rappelé lorsqu’il s’agit de paraître profond à peu de frais, aura d’illisibilité oblige. Il est vrai que, pour un bambin, la vision d’un arbre, chêne de Mambré ou immense rameau ancestral de Jessé, arbre en fleur du Sacrifice de Tarkovski est autrement plus impressionnante que celle d’un jouet, vite cassé vite réparé ou racheté. En fait encore, ces nains (ces nains et pas Derrida qui se livre dans notre revue à un beau commentaire d'une fameuse lettre de Scholem à Franz Rosenzweig) ont peur de cela seul qui importait dans l’esprit de ces écrivains que je viens de nommer : le Nom, primordial, édénique, que s’efforcent de retrouver ces auteurs logocrates défendus par Steiner, contre Derrida et sa clique de punaises douées de parole. Pour reprendre Walter Benjamin qu’ils adorent et mélangent à toutes les sauces (contre l’avis de son ami Scholem, pour lequel Benjamin était une sorte de mystique de la ténèbre), les derridiens, parce qu’ils n’osent s’approcher du Nom, Le blasphèment en l’amoindrissant, c’est-à-dire, paradoxalement, en le surdénommant. Si le derridien ne peut qu’enrager de ne pouvoir contempler (a fortiori prononcer) le langage dans son essence première, pré-babélique, du moins tentera-t-il, coûte que coûte, d’en convoquer une prétendue manifestation vierge de tout commentaire : or, force est de constater que cette invocation ne peut que s’accompagner, dramatiquement, d’un déluge (nous sommes toujours dans la Bible) de mots et de jeux de mots, censés ouvrir ces derniers comme des figues mûres (je donne de la confiture aux groupies psychanalytiques en mélangeant ainsi jus, ouverture, figue et sens/sensualité/sangsue… Le double/fantôme/trace n’est pas loin…). En somme, si ces imbéciles (pas Derrida, qui l'a lu et l'a même dénoncé dans une de ces pétitions dont la Gauche délative est coutumière) avaient lu Boutang et ceux qu’il a génialement commentés (comme Vico, qu’Hélène Six-sous confondra sans doute avec la marque de purée qu’elle nous sert), s’ils avaient tenté de comprendre que la parole est irréductible, par son essence même qui est mystérieuse, à tout assemblage/désassemblage chomskien de petites briques, ils auraient depuis longtemps compris que, à trop vouloir démonter comme s’il s’agissait d’un mécano le langage, ils ne peuvent que tomber sur… rien ou plutôt le Rien, l’immense bavardage à quoi se réduit l’œuvre protéiforme de Derrida, théorie ou plutôt multiples strates d’archives, de spectres gramophonés, sur Rien ou ce squelette pulvérulent et sec qu’ils finiront par casser, pleins de rage et déçus de n’y point trouver la sorcellerie évocatoire du poète. Quel beau paradoxe suis-je alors en droit de jeter à la figure dé-figurée de Derrida : lui qui affirme (voir le commentaire de Scholem plus haut mentionné) que «séculariser ou désacraliser, c'est décapiter la langue en lui ôtant sa pointe, son aiguillon, son dard apocalyptique», affirmation mille

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fois répétée par Scholem, par exemple dans ses travaux sur la Kabbale ou dans ses écrits politiques récemment regroupés par les éditions de l'Eclat (voir Le prix d'Israël), comment fait-il donc pour demeurer aveugle face à cette cruelle évidence : c'est justement l'usage frelaté qu'il fait lui-même du discours (y compris médiatique puisque notre French Doctor goûte infiniment les entretiens et même les... vidéos qui lui sont consacrées...), c'est justement sa propre hargne déconstructrice qui pervertissent de l'intérieur une langue qui, selon Boutang, n'avait pas à rougir de sa précellence, le français ? Passer, alors, de Derrida à Dantec peut sembler une provocation car rien ne paraît moins derridien que l’extrême franchise du peu déridé Dantec même si, suprême paradoxe, l’écrivain nouvellement haï de nos cafards journalistes, parce qu’il donne aux réalités leur nom véritable (ce qui, en effet, lui vaudra la potence comme il le rappelle dans Je suis sioniste, et je le dis), va infiniment plus loin, pardon, plus profond (ce puits de Babel dans lequel Derrida n’en finit pas de désirer tomber et dont il effleure à peine la margelle…) que les farfadets parisiens qui obéissent au doigt et à l’œil de ce Gandalf (il en a au moins la couleur de cheveux) pour campus branché. Dantec nomme comme il ne l’a jamais fait avec autant de clarté : «je prétends disséquer les composantes géopolitiques, historiales et eschatologiques de cette Guerre, et je le dis». Il le dit en effet. Dantec nomme là où les pucerons tremblent de finir par découvrir ce que cache le cœur secret de l’oignon qu’ils n’ont de cesse de peler en pleurant de joie. Il nomme et il nomme vite et fort, ce qu’on lui reprochera à l’évidence puisque ses analyses justes et elliptiques sont à mon sens desservies par le format extrêmement bref et réducteur d’un entretien avec un journaliste (comme on dit : conversation avec un vampire), surtout lorsque l’auteur en question a l’outrecuidance insupportable de parler du génial et difficile Léon Bloy, dont l’œuvre est parfaitement incomprise, voire travestie en une insupportable et fausse salope, par le petit monde cornichonesque et bocalisateur des journalistes. Dans mon dernier papier pour Cancer !, j’ai suffisamment pointé pour à présent me taire l’inconséquence intellectuelle (en fait, sa mauvaise foi sartrienne) d’un Éric Marty lecteur du redoutable Salut par les Juifs que le pauvre homme, souhaitons-lui au moins cette salutaire punition, doit à présent relire ou plutôt lire, comme lisent les universitaires lorsqu'ils décortiquent un livre et un auteur aussi infréquentables : dans les toilettes et à l’abri de leur susceptible épouse qui pourrait leur reprocher durablement de s’acoquiner avec un irréductible et explosif fou de Dieu.

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La plume picrocholine d’Assouline 2 novembre «Si la parole humaine est, comme je le pense, le lieu essentiel de l'art et du sacré depuis que les églises se vident, s'effondrent, se vendent ou se ferment, quiconque défend le mot est de plein droit membre de l'assemblée» Pierre Boudot, Au commencement était le Verbe… Après avoir lu, avec délices, un recueil de nouvelles fantastiques5 signées de James Hogg, l’auteur du remarquable Confession du pécheur justifié, je reviens à l’une de mes passions : la critique littéraire, enfin celle qui, naguère (voire jadis) avait quelque honneur à porter ce titre, par exemple, sous la plume de Sainte-Beuve, quoi qu’on dise sur cet auteur assez mal connu et fort décrié, qui écrivait en 1858 : «Le professeur n’est pas le critique. Le critique, s’il fait ce qu’il doit (et où sont ces critiques aujourd’hui ?), est une sentinelle toujours en éveil, sur le qui-vive. Et il ne crie pas seulement holà ! il aide. Loin de ressembler à un pirate et de se réjouir des naufrages, il est quelquefois comme le pilote côtier qui va au secours de ceux que surprend la tempête à l’entrée ou au sortir du port». Lecture ainsi d’un magnifique texte d’Albert Thibaudet, Cluny, présenté par Matthieu Baumier pour les éditions A contrario. Ce texte du grand critique avait d’abord paru, en 1928, dans la célèbre collection intitulée Portrait de la France. Baumier pointe justement quelques-unes des raisons qui font que cet excellent auteur est aujourd’hui tombé, comme tant d’autres, dans l’oubli : il écrivit sur Barrès et, surtout, sur Maurras le pestiféré. Baumier dès lors a bien raison de noter que «les purgatoires ne sont rien de plus que des portes d’entrée vers d’autres Cieux». Pour l’instant, nous assistons plutôt à la rencontre émue entre deux ombres puisque j’ai pu constater une étonnante proximité, sur ce sujet magnifique qu’est Cluny, entre le texte de Thibaudet et celui de Pierre Boudot : le premier écrit ainsi que le «Cluny d’aujourd’hui n’est pas Cluny : c’est l’absence de Cluny, c’est le trou, la trouée, horrible et large plaie, qui fut faite à la terre par la démolition de l’un des deux Saint-Pierre», le second notant qu’il a fallu «cent cinquante ans pour que la mort du plus haut lieu du monde conquière sa plénitude : voici venir l'église du tombeau vide». Il est vrai que Pierre Boudot, dont les éditions de La Différence ont pourtant publié un magnifique recueil de textes intitulé Fureur et Espérance, est lui aussi un inconnu, qui plus est, comble de malchance, mort seulement voici quelques années : Boudot n’est donc pas dans un purgatoire mais bel et bien perdu dans les limbes, quels que soient les efforts que déploient ses amis afin de faire connaître son œuvre baroque et inclassable. Deux ombres donc, errant sur les ruines elles-mêmes absentes d’un haut lieu de la chrétienté qui n’est plus (qu’est-ce qui n’est plus ? La chrétienté ? Le haut lieu ? Ce doute grammatical, en tous les cas, tombe à point). Pierre Assouline, au contraire de Boudot et de Thibaudet, est un nom pour le moins largement répandu dans les boudoirs parisiens où officie ce professeur de lecture, présence a fortiori renforcée depuis que le critique émérite a décidé de créer son propre blogue, La République des lettres, sorte de phare empêchant les lecteurs perdus dans des océans déchaînés de livres de s’échouer sur quelque amer redoutable. Autre version, certes beaucoup moins poétique mais sans doute plus vraisemblable : le blogue de Pierre Assouline est une auberge espagnole visiblement bien achalandée par Le Monde. Toutes les viandes qu’on nous sert n’étant pas forcément comestibles, le talent de maquignon d’Assouline consistera donc à nous vendre un baudet des Cévennes au prix d’un pur-sang arabe, épiçant le peu alléchant steak de précieuses épices birmanes. C’est alors au moyen d’un ton vif, de billets abondants et, ma foi, d’une évidente facilité de lecture (caractéristique qui, pour beaucoup, est une denrée inappréciablement rare, on se demande bien pourquoi), que le rusé charcutier va savamment enrober ses carnes : Angot se découvre des préoccupations métaphysiques, Sollers devient une espèce de Dante revenu de son périple aux Enfers et Millet a droit d’entrée dans le panthéon des écrivains, «avec un son et une voix qui inscrivent son déballage d'organes dans la littérature». De qui se moque-t-on ? Car enfin, passe encore que notre célèbre critique évoque Celan, ou plutôt les lectures savantes que d’autres que lui réalisent sur l’une des œuvres majeures du siècle passé. Ainsi a-t-il raison de rester prudent puisqu’il paraît bien plus à l’aise en évoquant les frasques picrocholines qui décantent dans les fûts des raouts parisiens qu’en (non-)commentant Todesfuge. Passe encore que, 5 Mary Burnet et autres contes, aux éditions nantaises Le Passeur.

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nous entretenant de Dostoïevski, Assouline nous livre de remarquables et futiles opinions sur la traduction d’André Markowicz pour Babel, jugée par lui-même comme étant la meilleure, ce dont je me montrerais moins assuré, n’étant pas un spécialiste de la langue russe, comme Assouline au demeurant et me méfiant par dessus tout des phénomènes de mode. Il y a peu, les éloges couvraient ainsi les traductions de la Bible, hirsutes et abominables de parti-pris et d’ignorance crasse, dues aux inspirations laïcardes de curieux écrivains soi-disant incontournables : cela donnait Florian Zeller ou son équivalent, déjà peu maître de sa propre langue, traduisant sans peine quelque chef-d’œuvre sacré rédigé en vieux massorétique ou Isabelle Alonso nous expliquant qu’Ève était la première femme battue de l’histoire. Vous ne hurlez pas de rire ? Vous avez bien raison : les différents livres de la Bible se vendent paraît-il comme des petits pains, achetés sans doute par des lectrices qui confondent la Genèse avec un numéro pilote de Elle. Passe donc ces filouteries et quelques autres, du même tonneau percé. Ce que je ne puis en revanche comprendre, c’est pourquoi, systématiquement, Assouline musèle avec bien peu de panache (c’est là un euphémisme…) celles et ceux qui ont le malheur de le critiquer, votre serviteur vous vous en doutez. La République n’admet donc aucune critique, polie et argumentée, venant des rangs du bas-peuple néanmoins amoureux des lettres comme le sont le Roi et sa cour ? Apparemment non puisque, il faut se le dire, dans le monde prétendument lettré d’Assouline, la République dégage une curieuse odeur de viande desséchée : celle qui devait s’exhaler des celliers miteux des sovkhozes russes lorsque, par chance, ils étaient épargnés par les rats. Bref, Assouline écrit sur tout, je l’ai déjà dit et ne m’attarde donc pas sur la polygraphique faculté du critique, et c’est sans doute en raison d’un oubli lamentable, qu’il va d’ailleurs vite réparer en me lisant en cachette (traîtresses statistiques !), que nous n’apprenons pas quelles étaient les andouilles préférées d’Ernest Renan qui, comme nous le savons, s’en délectait lorsque, sur son rocher de l’île de Bréhat, il contemplait le large en méditant, jetant aux goélands (ou aux fous de Bas… Je me tais !) les restes indigestes de son festin de Guéméné. Assouline, lui, a une autre technique, qu’il ne sait pas devoir, fort indirectement il est vrai, à Sainte-Beuve, grand amateur de promenades littéraires : il contemple son large nombril et commence à tourner autour ; le parcours est certes long, l’organe étant démesuré. Quelle est la prise remarquable du chasseur ? Un sympathique bardot avec Stevenson ? De secrets paysages révélés par Julien Gracq ? Quelque nouvelle espèce de cicindèle avec Ernst Jünger ? Non, rien de plus que deux ou trois petites phrases de la taille d’un insecte qui, en guise de méthode savante de lecture, ne décortiqueront pas l’œuvre remarquable de Sollers mais nous apprendront néanmoins que l’homme, quant au fait que le Guide du routard consacré à l’éternelle Venise ne mentionne pas le nom de l’illustre romancier, demeure intraitable… Assouline écrit donc sur tout sauf… sur la littérature, comme bien de ses congénères, journalistes avant que d’être des lecteurs cultivés, soit, je précise ce qui pourrait rester flou dans l’esprit de certains : de vieilles badernes qui, sans avoir fait aucune guerre, arborent pourtant, lors de somptueux cocktails où il faut montrer patte blanche et avec une prétention de Kadhafi, toutes les médailles possibles de gloire et de mérite, de prompts écrivailleurs qui, sans avoir écrit un seul livre, fût-il de critique (car celle-ci, dans mon esprit, est bien évidemment une création à part entière lorsqu’elle s’enfonce profondément dans une œuvre), nous livrent leur avis supralumineux, et rien d’autre hélas, sur tel ou tel torchon populaire tricoté par Christine Angot ou Catherine Millet. En somme, lire Assouline peut avoir quelque intérêt, je ne le conteste pas, à condition de s’entendre sur la nature de ce dernier : non pas celui de se cultiver ou même de découvrir certaines œuvres littéraires remarquables mais celui, plutôt, d’être incollable sur la dernière mode en guise de génuflexion devant le pape de la maison Gallimard ou encore de savoir correctement placer une oreille compatissante et experte contre la planche la plus dégoûtante et graisseuse d’une arrière-cuisine de restaurant hongro-vietnamien. On ne me fera pas croire qu’un journaliste qui travaille depuis plus de vingt ans, comme lui-même le souligne sans rire, dans ce milieu de fesse-mathieux mité jusqu’à l’os, ne s’y connaît pas en matière de perruques, celle, érigée au rang de véritable légende urbaine, d’un des papes de la littérature française qu’il nomme en dégoulinant de componction mais celles, aussi, qui dans l’argot des artisans désignent d’honnêtes petites magouilles. Petites, toutes petites magouilles certes, pas même littéraires, simplement consensuelles, donc journalistiques, entre amis en somme. D’ores et déjà, nous attendons de voir la charmante dentelle dans laquelle Assouline emmaillotera probablement le frais cadavre d’ADG en faisant, guipure bien-pensante oblige, la part belle à l’auteur de Notre frère qui êtes odieux tout en prenant grand soin, bien entendu, de se démarquer de ses affreuses idées honteusement réactionnaires.

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Larvatus prodeo ou... pro deo ? 11 novembre Étonnant de constater comment bon nombre de lecteurs ne savent pas ou plus lire, se moquent de la complexité, de la difficulté et, je n’hésite pas à le dire quitte à déplaire, d’une écriture, la mienne en l’occurrence, qui avance souvent masquée (larvatus prodeo écrivait Descartes dans ses Preambula, sans qu’il soit possible d’évacuer une autre signification plus secrète et fascinante, larvatus pro deo…). Ces mêmes lecteurs ont sans doute succombé au démon de la facilité (beaucoup plus commun que celui de la perversité) qui paraît avoir fait de l’immense Toile son repaire arachnéen. Beaucoup m’ont ainsi reproché, avec mon dernier billet de n’évoquer que de lamentables histoires de sous-latrines littéraires, qui plus est parisiennes, emmaillotées dans des phrases bien trop obscures, longues, chargées de références, que sais-je. Les idiots ! Que n’ont-ils rien vu de plus ! Ont-ils prêté attention au fait que j’ai commencé ce court texte par la mention de l’échouage d’un cétacé, évoquant immédiatement l’exemple de Paul Gadenne, auteur d’une splendide nouvelle intitulée Baleine et surtout celui de Max Brod affirmant de son ami Kafka que celui-ci était contraint, pour les dire obliquement, de travestir Dieu et le divin sous des dehors totalement profanes, monstrueux, Brod parlant alors d’hétéronimie entre deux ordres radicalement séparés, celui des affaires humaines et celui du divin, à tout le moins du sacré ? Non, ils n’ont strictement rien compris au sens, pourtant obvie, de ce court texte : le Dieu des Modernes, du moins dans les arts, est obligé, pour Se manifester, de s’affubler de dehors grotesques, pathétiques à force d’être banals, voire démoniaques. De là à affirmer qu’il Se montre (le monstre n’est pas loin, étymologiquement) aussi en empruntant le masque grimaçant d’une trahison microscopique, celle de Johann Cariou à l’égard du seigneur de l’Anneau, il n’y a qu’un pas. Ces mauvais lecteurs ne paraissent même pas s’être souvenus de l’exemple de Léon Bloy qui traquait, dans son Exégèse des lieux communs, toute théophanie, fût-elle microscopiquement anodine. Bah ! qu’importe, il leur restera toujours, à ces mauvais lecteurs qui ne sont que des paresseux, les «écrits» dramatiquement, sottement plats, dépourvus du plus petit frémissement d’une quelconque inquiétude religieuse, voire de la plus anodine allusion qui nous ferait soupçonner un arrière-plan (ou hypotexte) caché, que Pierre Assouline met en ligne sur son blogue mondain pour faciliter l’apprentissage de la lecture des classes de neuvième. Revenons à notre obscurité, celle d’Héraclite et de toute la tradition de l’hermétisme alexandrin puis alchimique, celle aussi de l’ésotérisme chrétien, obscurité fascinante dès que l’on veut bien admettre, contre l’avis étrange de Primo Levi, que l’œuvre d’un Paul Celan n’a rien d’incompréhensible mais qu’elle est certes à des années-lumière de la prose édulcorée et transparente qu’affectent de chérir nos écrivains et les critiques qui les défendent minablement. Qui pourrait me reprocher de préférer cette obscurité lumineuse aux répugnantes transparences, pardon, aux simplifications éhontées que je suis fatigué de devoir proposer sous le prétexte fallacieux qu’il faut que je me mette à la portée de mon lecteur ? Qu’il se mette donc à la mienne, c’est dans ce sens, celui de l’élévation, que j’ai appris moi-même à raisonner à l’époque où je ne lâchais pas un livre de Hegel ou de Heidegger sans pleurer de rage devant ma bêtise. Qu’il me relise encore et encore s’il le veut, il m’aura toutefois bien moins lu que je n’ai lu et relu Trakl ou Celan, maudissant mon inculture et ma paresse. Quoi qu’il en soit, cette thèse selon laquelle Dieu emprunte des voies de traverse, est bien évidemment, lorsqu’elle se décèle dans la littérature ou dans l’art, plus extrême, je veux bien le reconnaître, que celle, prudemment philosophique, que Karl Löwith développe dans son maître ouvrage, Histoire et Salut, enfin traduit en français (paru chez Gallimard en 2002) après les ouvrages de Carl Schmitt (Théologie politique, Gallimard, 1988) et de Del Noce (L’Époque de la sécularisation, Syrtes, 2001. L’excellente revue Catholica a souvent évoqué l’œuvre encore méconnue de Del Noce), thèse qui tient en peu de mots : la théologie de l’histoire s’est transformée en philosophie de l’histoire ou, selon la percutante formule de l’auteur, «la philosophie de l’histoire provient de l’eschatologie du salut». Le préfacier de l’ouvrage, Jean-François Kervégan, rechigne et peste contre l’auteur, surtout lorsque Löwith démontre, assez rapidement il est vrai, que le marxisme n’est rien de plus qu’un messianisme sécularisé, idée reprise par Gershom Scholem à propos de l’œuvre «ésotérique» de son ami Walter Benjamin mais aussi par George Steiner dans l’un des meilleurs chapitres de Nostalgie de l’absolu. Löwith est on ne peut plus clair lorsqu’il écrit de Marx que, même «s’il était un Juif émancipé du XIXe siècle, résolument antireligieux et même antisémite», «était tout de même un Juif digne de l’Ancien

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Testament», le «vieux messianisme et le vieux prophétisme juifs, auxquels deux millénaires d’histoire économique, de l’artisanat à la grande industrie, [n’ayant] rien pu changer, et la foi juive persistante en une justice absolue, expliquent la base idéaliste du matérialisme historique». La thèse que défend Löwith, assez intelligemment d’ailleurs et originalement (évoquant, dans un ordre chronologique inhabituel mais logique, Proudhon, Condorcet, Vico ou Joachim de Flore), n’a jamais vraiment trouvé en moi, avant même que je la connaisse, un lecteur sceptique car, oui, il est évident que les écrivains qui comptent à mes yeux, quelles que soient au demeurant les différences restant irréductibles entre eux, ont toujours été obligés de signifier Dieu par des voies obliques (celles-là mêmes qui fascinaient le Claudel du Soulier de satin). Je parlai, encore récemment, des contes de James Hogg (Mary Burnett et autres contes), où un Dieu vengeur empruntait, c’est le moins qu’on puisse dire, des voies tortueuses pour libérer son ire. Je n’évoque pas, de peur de fouler des terrains mille fois labourés, les hiérophanies paradoxales d’un Kafka, d’un Borges ou d’un Chesterton. Que l’on ne songe encore, par exemple, qu’à Bloy (celui des Histoires désobligeantes et de la difficile exégèse du Salut par les Juifs) je l’ai dit, mais aussi au Barbey de la remarquable Histoire sans nom, dont la naïve héroïne est engrossée (comme la Mouchette du Soleil de Satan, qui perdra d’ailleurs son enfant comme Lasthénie de Ferjol, paraît grosse du démon plutôt que de son pâle amant) par un homme qui, chez Barbey représente le Mal sous des habits ecclésiastiques. Que l’on songe encore au dernier Bernanos, celui du crépusculaire Monsieur Ouine, sur lequel j’ai publié deux articles conséquents (dans le numéro 23 des Études bernanosiennes parues chez Minard) qui évoquent quelques-uns des travestissements de Dieu et qu’ensuite nul n’ose venir me bassiner avec l’absolue modernité que représenterait par exemple l’œuvre apophatique d’un Georges Bataille, obsédé, sous le masque criard de la transgression et de l’érotisme, par une inquiétude théologique dont il n’a jamais pu du reste véritablement se débarrasser… Bataille et Blanchot n’ont strictement rien inventé à mes yeux et, de toute façon, ne sont pas allés un centimètre plus avant, dans le royaume spéculaire des simulacres et des chemins torves, que ces auteurs réputés passéistes (voire dépassés) qu’étaient Barbey, Bloy, Bernanos et même Hello, tous attentifs à la monstruosité, au silence, au suicide, au mensonge, au Mal même sous lesquels ils estimaient pouvoir flairer l’odeur familière d’un cadavre qui faisait le désespoir du plus laid des hommes nietzschéens. Et que dire, pour revenir à une sphère plus strictement philosophique, de l’exemple magistral que constitue l’œuvre tout entière de Kierkegaard, attentif, selon Jean-Louis Chrétien, aux formes les plus ténues d’obliquité ! Décidément, ce monde est bien inversé dans lequel on loue bêtement et surtout consensuellement, de peur de paraître irrémédiablement prétentieux, élitiste donc, peu ou prou, réactionnaire (Lindenberg, au pied !), la simplification que l’on fait mine, au passage, de prendre pour de la simplicité alors qu’elle n’est qu’une lâcheté et une paresse commodes dont le lecteur commun se drape comme s’il escomptait nous cacher bien longtemps son insurpassable mauvaise foi.

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L'expérience existentielle de l'art selon Henri Godard 15 novembre Je suis toujours fasciné par la cohérence secrète que révèlent mes lectures, moins celle de mes goûts, après tout critiquables que celle, profonde, qui lie chacun des livres lus à celui qui l’a précédé, à celui qui va le suivre. Je vois dans cette cohérence un merveilleux sourire qui m’aide à ne pas désespérer. Ainsi, après avoir évoqué précédemment l’ouvrage de Karl Löwith consacré aux résurgences profanes voire résolument athées de la figure divine dans l’histoire politico-philosophique de l’Occident, je dévore le livre, intitulé L’Expérience existentielle de l’art (Gallimard), que l’un des plus grands spécialistes de Céline si ce n’est le plus grand, Henri Godard, a consacré à sa propre lecture de Malraux lui-même fasciné par les arts. Mon sentiment sur ce livre, comme l'écrirait Pierre Assouline, c’est-à-dire le mauvais critique ? Livre étrange, oui, moins par l’évocation d’un écrivain finalement assez méconnu, Malraux, et de sa passion pour l’art (puisque, nous apprend Godard, il a écrit son ouvrage en préparant l’édition de La Métamorphose des dieux dans la bibliothèque de la Pléiade) que par une volonté presque systématique d’affirmer, au cours de l’histoire, la progressive autonomisation du langage de l’art, surtout, ici, celui de la peinture et de la sculpture. C'est d'ailleurs cette autonomisation de l'art qui accentue l'irrécusable sentiment d'étrangeté que l'homme éprouve face au monde. La thèse est connue et ne souffre guère de contestation. En fait, l’art, selon Godard lisant Malraux, se sépare de la sphère religieuse qui, jusqu’à l’ère moderne, en formait le berceau et la destination suprême, l’icône pourrais-je dire. Dès lors, logiquement, «l’expérience existentielle» qu’évoque l’auteur est ambiguë : non un «surnaturel», non «un être ou […] des forces qui existeraient en eux-mêmes sur un autre plan de réalité que le nôtre, mais […] des données qui font partie de nous-mêmes et de notre condition […], tout ce qui nous donne le sentiment d’être dépossédés de nous-mêmes, et qui pourtant est également nous». Je passe sur la maladresse des termes employés («plan de réalité», «données») par Godard, qui à mes yeux signifie assez la gêne de l’auteur, et sans doute une fascination bien réelle qui, à l’endroit de la religion et des merveilles artistiques qu’elle a fait naître, n’est évidemment pas seulement intellectuelle. Ces forces, quelles sont-elles ? Godard nous apprend, en bon lecteur malrucien, qu’il s’agit tout d’abord de «la mort pour commencer, mais aussi l’expérience du sexe quand elle est vécue dans sa plénitude» et enfin «le soupçon d’une présence du Mal en nous et en tout homme». Qui pourrait affirmer le contraire ? Sauf que Godard refuse de subsumer ces expériences que n’eût pas désavoué un Bataille (et Blanchot, d’ailleurs évoqué dans ce même livre) sous une catégorie (le mot me fait honte), disons plutôt dans une dimension qu’un Wladimir Weidlé n’aurait pas hésité, lui, à qualifier de religieuse. Pour le dire excellemment avec Godard : «Le pouvoir de dignité métaphysique que Baudelaire et Malraux confèrent à l’art n’est pas autre chose que la suite logique, une fois effacée la croyance en ce Dieu auquel la figuration de l’art portait atteinte, de la conception qui motivait cette interdiction. Si donner forme à des êtres divins, ou même seulement animés, était l’usurpation d’un pouvoir divin, comment, en l’absence de Dieu, n’en subsisterait-il pas quelque chose en faveur des hommes ?». Karl Löwith n’est pas bien loin, quoique Godard paraisse ne pas connaître cet auteur et tant d'autres (ne serait-ce que George Steiner, alors que Godard évoque la réelle présence chère au célèbre essayiste), qu'il ne songe pas à opposer à Malraux. Oui encore donc, mais Godard, qui à mon sens borne un peu trop grossièrement la position éminemment complexe et mouvante que Baudelaire nourrissait quant à la signification religieuse de l’art, de refuser que celui-ci, désormais, ose lever son regard (et le nôtre bien sûr) vers le ciel, nous obligeant plutôt à le retourner vers une intériorité devenue le réceptacle des magies perdues, de l’émerveillement d’antan. L’homme de Godard est un mélancolique qui ne lève ses yeux, de peur d’être aveuglé, qu’à mi-hauteur, coincé entre le plus insipide matérialisme et quelque nostalgie secrète des dieux, pas même digne d’Hölderlin. Les dernières phrases d’Henri Godard sont à cet égard éloquentes, qui refusent de conclure à autre chose, au travers des âges, qu’à une espèce de sombre opiniâtreté dont ferait preuve l’homme, opiniâtreté dont on se demande bien ce qui peut en assurer la permanence : «Et nous, qui avons été habitués à trouver aussi bien la peinture dans des natures mortes ou dans des tableaux abstraits, nous continuons, dans les musées, à trouver quelque chose de plus encore à ces visages de l’art. L’attention que nous leur prêtons n’a rien à voir avec celle que nous portons aux visages qui à tout moment sont autour de nous le premier univers de nos vies, mais elle n’est pas moins passionnée. En eux, nous

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venons chercher à la fois le reflet de nos interrogations les plus profondes, et un moyen d’y faire face». Autre lecture, que j’évoquerai bientôt, celle-ci bouleversante et qui m’a enthousiasmé comme l’avait fait celle de l’ouvrage de Wladimir Weidlé : Syntaxe ou l’autre dans la langue de Renaud Camus.

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Syntaxe ou l’autre dans la langue de Renaud Camus 17 novembre «Nous avions longtemps pensé que cette dure construction de phrases, que cette grammaire tout à fait dépassée, que ce champ lexical à la fois monstrueux et misérable étaient l’expression du totalitarisme et que tout cela allait avec ce totalitarisme tomber en ruines. Et cela a en effet été détruit en même temps que le totalitarisme. Mais aucun langage pur et nouveau, aucun langage plus modeste et souple, aucun langage plus sympathique n’a vu le jour. L’usage courant de la langue, l’usage actuel de la langue allemande se contente jusque de nos jours de ces débris. Le dictionnaire du monstre est resté le dictionnaire de la langue allemande en cours, de l’écrit comme du langage parlé, telle qu’elle résonne dans la bouche d’organisateurs, de fonctionnaires d’organisations en tous genres. Ils ont apparemment tous hérité d’une part de langage totalitaire… Un monstre a donné naissance à de nombreux petits monstres». Dolf Sternberger, Aus dem Wörterbuch eines Unmenschen. Un peu de lyrisme zellérien ne nous fera point de mal. Allons donc, en affirmant que les chocs littéraires, à mesure que se dépose dans ma mémoire la marne des livres lus, sont bien sûr de plus en plus rares. Parfois, il me faut creuser profondément dans ces alluvions pour en faire jaillir, de nouveau, le plus pur étonnement, la plus grande admiration. Quelques titres, quelques titres seulement reparaissent alors, comme purifiés d’avoir traversé tant et tant de fois l’épaisseur féconde, qui, je crois, me désaltéreront comme une source jusqu’à mon dernier souffle : Macbeth, Cœur des ténèbres, La mort de Virgile, Absalon, Absalon !, Monsieur Ouine, Le Vent noir. Rien de plus. Je puis ainsi partir sur mon île. J’ai évoqué dans un précédent texte un de ces chocs, provoqués par la lecture des Abeilles d’Aristée de Wladimir Weidlé, livre sur lequel, il fallait s’y attendre, la presse dite officielle a gardé un silence méprisant. Je crois que c’est en lisant le journal de Bartleby du mois d’octobre que j’ai eu l’idée de lire Syntaxe ou l’autre dans la langue de Renaud Camus (P.O.L.), m’attardant plus particulièrement sur le premier des trois textes qui composent en fait ce qui est un recueil de conférences. Bartleby est certes un bon lecteur mais j’ai sans doute été d’abord attiré par le titre énigmatique de l’ouvrage (la première des fascinations, comme Stendhal le savait bien…) qui m’a fait penser au récent livre d’Alain Finkielkraut, Au nom de l’Autre (paru chez Gallimard) et, plus mystérieusement, à mes lointaines lectures des œuvres les plus connues de Lévinas. Ces deux noms, aux consonances claires, m’ont évidemment rappelé que quelques chiens, plus bruyants que réellement dangereux, s’en étaient récemment pris à l’auteur d’Etc. Je ne me suis pas trompé puisque, dans ce texte écrit dans une langue splendide, Camus dialogue effectivement avec Finkielkraut et Lévinas et ce, point de départ qui ne pouvait que m’intéresser au plus haut point, en prenant comme appui l’utilisation, par nos contemporains, d’un langage galvaudé, méprisé, traîné dans la boue de toutes les médiocrités, de toutes les approximations, de toutes les erreurs, de tous les mensonges en fin de compte. En fait, sur les brisées de Maistre, Bonald, Hamann, Bloy ou Scholem, Camus, qui très probablement ne souffrira pas cette pesante parenté6, fait dans ce court et lumineux texte œuvre de logocrate. Renaud Camus choisit, pour pénétrer sans trop de répugnance (et je lui tire mon chapeau) dans le bourbier du français tel qu’il est avili par nos médias, l’expression, hideuse, «Sur comment», employée à toutes les sauces, comme Klemperer, que cite d’ailleurs l’auteur, choisissait dans sa magistrale étude baptisée LTI de disséquer l’usage, fait par les nazis, de tel ou tel terme allemand, dès lors condamné à devoir être, d’une certaine façon, dénazifié. George Steiner fit scandale dans un de ses plus célèbres articles, intitulé Le miracle creux, en affirmant que la langue allemande, considérée comme un «organisme vivant», était coupable, elle aussi (et d’une

6 C’est sans doute sur la question difficile de la tradition que Renaud Camus s’écarte le plus d’auteurs tels que Joseph de Maistre et ses lecteurs, même si demeurent bien évidemment les différences, quant à la tradition, entre des auteurs tels que Boutang, Maistre et Bloy. Dans une note, Camus définit ainsi la tradition : « non pas certes un hypothétique « dernier mot » sur le sens, qui serait fourni par l’origine, mais, presque au contraire, l’indécidabilité de l’origine, l’amont perpétuel, le tremblement mémoriel, toute l’épaisseur de temps, de jeu, de strates de significations contradictoires, de malentendus, de conventions mal tenues, qui est en suspension en l’air de la phrase et en dépôt dans le moindre de ses termes – part d’ombre de la définition comme elle l’est de l’identité ».

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façon bien plus éminente que le français qui, selon Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de France, était prétendument fasciste…) du Mal commis, de l’horreur triomphante. Il y a (autre souvenir de Lévinas) un langage du jour et il y a un langage de la nuit, parlé par le misérable AH du roman de Steiner. Le nôtre n’est pas même celui, honteux, qui serait simplement gris : de plus en plus, je le trouve incolore, sans tripes sans, devrais-je dire, réelle présence. Je cite longuement un des passages les plus significatifs de ce texte de Steiner recueilli dans Langage et Silence (1969) : «[…] la langue allemande ne fut pas innocente des horreurs accomplies par le nazisme. Ce n'est pas simplement parce qu'il se trouve qu'un Hitler, un Goebbels, un Himmler parlèrent allemand. Le nazisme puisa dans le langage précisément ce dont il avait besoin pour donner une voix à sa sauvagerie. Hitler entendit à l'intérieur de sa langue natale l'hystérie latente, la confusion, la qualité de la transe hypnotique. Il plongea avec sûreté dans le sous-bois du langage, dans les zones de l'obscurité et du cri qui sont la première enfance du discours articulé, et qui surgissent avant que les mots aient acquis leur mélodie et leur charge de sens sous le toucher de l'esprit». En fait, et c’est bien le seul reproche (mais de taille) que je puis faire à cette admirable leçon de choses (le mot dissection n’est pas loin…), Camus ne va certes pas jusqu’à une telle profondeur, qui lui eût valu, assurément, après de récentes et ignobles morsures de la part des mâtins journalistiques, de nouvelles attaques. Lindenberg pourtant, en cochon surdoué, s’il lisait Syntaxe, y flairerait à n’en point douter quelque truffe réactionnaire… En fait encore, ce que Camus croit traquer, dans cette banalisation même de la barbarie quotidienne infligée à une langue, la nôtre, ce n’est qu’un des masques du Moi ou plutôt du «Moi-mêmisme» («Soi-mêmisme dans les personnes, soi-autrisme dans les civilisations et parmi les nations : ici comme là le «divers décroît» - comme si le Même et ses agents avaient partout la main gagnante»), puisque la syntaxe est, selon Camus, une figure (l’auteur parle d’idole, bizarrement à mon sens si l’on songe à la distinction célèbre et pertinente qu’opéra Jean-Luc Marion entre celle-ci et l’icône, qui ici conviendrait davantage) de l’Autre. Galvauder et meurtrir la grammaire c’est donc, ipso facto, atteindre l’Autre et, eût pu prétendre Camus s’il avait fait sienne la leçon extrême d’auteurs tels que Boutang, l’Être. Attention sur ce terme éminemment problématique : contre l’avis de Steiner, il me semble que l’Être selon Boutang est à des années-lumière de l’idée, monolithique et profane sinon profanée, que s’en fait Heidegger. Renaud Camus (c’est lui qui souligne) écrit ainsi : «Si je dis que la syntaxe est une idole – et après tout nous sommes réunis dans cet auguste amphithéâtre pour nous interroger sur le culte de la langue –, c’est qu’elle n’est pas du côté de la ressemblance, de la similitude, de l’adéquation, du Même ; mais de la distance au contraire, de l’écart, de l’étrangèreté, du jeu. Erection d’une loi étrangère à celui qui parle, ou qui pense, tiers au sein de tout échange, elle est une inadhérence à l’expression, au phénomène, au sujet ; une sortie de soi pour aller voir, comme dit Ponge, comment ça fait dehors». Dès lors, il va de soi que ce sont ceux-là même qui prétendent offrir de l’Autre (disons-le avec la vulgate bien-pensante : le pauvre immigré sans langue mais aussi le voyou de ban…, pardon, le jeune dont il s’agira, au moyen d’un opportun dictionnaire, d’éclairer l’infinie richesse de son vocabulaire… Je ne rigole pas, un tel ouvrage existe et combien d’études sociologiques chargées d’autopsier, avec émerveillement et trémolo, ce sabir prétendument plus vivant que la langue de Molière !), ce sont donc ceux-là même qui désirent offrir de l’Autre, disais-je, une vision profondément humaniste et juste, pour tout dire, républicaine, qui, sans même s’en rendre compte, massacrent la langue française, dont l’histoire et la structure prodigieusement riches sont pourtant les meilleures garantes de l’ouverture à l’Autre, et ce d’abord par la présence de millions de bouches mortes7 qui ont prononcé avant nous les mots que nous prononçons, qui ont donné à ces mots un sens qui, d’âge en âge, s’est enrichi. Lisons ce que Camus écrit de ces donneurs de leçons sous le masque souriant desquels Finkielkraut crut pouvoir flairer la bête immonde de l’antisémitisme, comme je le d’ailleurs flairai dans la prose ordurière de mon cher Pierre Marcelle :»Il ne s’agit jamais que d’œuvrer obscurément à un monde plus petit, plus étroit, moins divers, plus court, où affirmation de soi et affirmation de l’autre ne font qu’un, où la réponse avale la question, où nous sommes toujours plus serrés et mieux enserrés par les grosses ficelles d’une langue toujours plus pauvre, d’un

7 Nouveau point dans la définition de la syntaxe sous la plume de Renaud Camus qui affirme qu’elle « est un écart, j’ai beaucoup insisté sur ce point, je n’y reviens pas. Mais elle est aussi une trace, ou bien c’est l’écart qui l’est : la trace des morts, le dépôt de la parole, le signe du déjà dit, à la fois, et de l’encore dicible, du déjà pensé et du toujours pensable, de l’écrit à jamais et de l’éternellement scriptible – encore une fois, la marque de l’autre ».

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vocabulaire toujours plus court, d’une syntaxe toujours plus chétive, les uns et les autres ne prétendant servir qu’à l’expression et n’offrant dès lors à la sensation, à la perception, à la réflexion, à l’invention, à tout l’expressible de vivre, que des instruments toujours plus grossiers».

Considérez ces quelques lignes comme une entrée en matière, plusieurs ouvrages de Renaud Camus étant posés devant moi qu’il me faut lire de toute urgence.

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La Main de Dante n’est pas celle de Sollers 22 novembre «E io ch’avea d’error la testa cinta, dissi : «Maestro, che è quel ch’i’ odo ? e che gent’è che par nel duol sì vinta ?». Ed elli a me : «Questo misero modo tegnon l’anime triste di coloro che visser sanza ‘ifamia e sanza lodo». Inferno, III, 31-36. Bien évidemment, La Main de Dante, le dernier roman de Nick Tosches, n’est pas le grand œuvre que son auteur nous laissait espérer mais il n’est toutefois pas le ratage que certains, à l’évidence mal intentionnés, prétendent qu’il est. Disons que cet étrange roman américain (lequel reste, comme souvent, bien au-dessus, par son ambition même, de la presque totalité de la production romanesque française), me laisse une impression étrange, un peu la même que celle qu’a dû éprouver tel journaliste du Point, visiblement gêné. Certes, je me doute assez que nos journalistes, spécialistes, nous le savons tous, de Dante et de la cabale lourianique trouveront toujours à redire en lisant telle ou telle approximation numérologique émise par Tosches. Et alors ? Juge-ton Joseph Conrad sur ses aptitudes à reconnaître tous les amers d’une carte de la Mer de Java datant du XIXe siècle et Borges sur ses connaissances en onomastique assyro-babylonienne ? Il est vrai que, pour nous consoler de tant d’imprécisions, les journalistes français peuvent lire jusqu’à l’écœurement les romans érudits et zélés de Florian Zeller… Je pourrais évoquer bien des aspects du roman de Tosches (par exemple son intrépide charge contre le petit monde décérébré des éditeurs nord-américains qui nous vaut, au passage, une très belle défense du génie de Faulkner) mais me touche avant tout cette façon finalement assez subtile de presque confondre, dans les dernières pages du roman, l’histoire d’un Dante presque répugnant de banalité et d’aveuglement pour une coquette insignifiante (Béatrice, tout de même) et celle de Tosches lui-même, promu, par la seule volonté du romancier, grand ordonnateur du monde occulte de la pègre, un peu à la façon dont Ernesto Sabato s’était lui aussi mis en scène dans L’Ange des ténèbres. Je me contenterai toutefois de noter un passage, splendide et mystérieux comme une noire intuition, puisée peut-être dans quelque lecture de l’œuvre de Léon Bloy, pourquoi pas dans Le salut par les Juifs. Peu importe d’ailleurs que Tosches ait effectivement lu ce livre difficile et génial, puisqu’il entrevoit dans ces lignes quelque arcane de la symbolique entremêlant Dieu et l’Argent. Voici le passage en question, grondant d’une sourde colère :»Et ce tintamarre mystique, qui s’abattait ici sur lui [Dante] comme la mer s’était abattue sur lui, était la manumission de ceux dont la bourse était plate, dont la liberté était enclose dans le poing crispé du Jésus Universel faisant la mano cornuta, qui participaient à l’inconnaissable mystère et étaient emprisonnés en lui, et par conséquent lui tenaient lieu d’or, cherchant à s’échapper par le feu de l’esprit, ce feu par lequel ils auraient voulu fondre et liquéfier l’or dont ils étaient composés, afin de suinter ne serait-ce que l’espace d’un instant par les interstices de l’immense poing, avant que l’atmosphère de ce bas monde ne les fasse de nouveau durcir, les rendant à leur état de monnaie d’échange». Sur Dante, outre l’exposition au Musée du Louvre que j’avais évoquée il y a quelque temps, le lecteur curieux pourra se reporter à deux sites italiens, le premier, assez bien fait, destiné à tout un chacun et le second aux spécialistes. Je signale en outre deux remarquables ouvrages. D’abord, aux éditions Ad Solem, celui écrit par Valeria Capelli et préfacé par Benoît Chantre, intitulé, sobrement, La Divine comédie, Entrée en lecture. Pour les érudits, aux éditions Champion et sous la direction de l’auteur du Bûcher de Béatrice (Aubier), Bruno Pinchard, un superbe recueil intitulé Pour Dante, sous-titré Dante et l’Apocalypse. Un mot du premier ouvrage (en fait un guide de lecture de la Divine comédie), dans la préface duquel Benoît Chantre, à juste titre me semble-t-il, se lamente que bien peu d’études de qualité sur l’œuvre de Dante soient finalement disponibles en langue française. Assurément, nos intellectuels se moquent de Dante, auquel ils préfèrent le trio Barthes-Foucault-Bourdieu, comme ils se moquent de tant d’autres grands auteurs (Musil, Broch ou T. S. Eliot par exemple, ce dernier ayant d’ailleurs écrit sur Dante), qu’ils ne connaissent même pas à dire vrai. Ainsi, les études qu’Erich Auerbach (l’auteur du célèbre et remarquable Mimésis) a consacrées au génial florentin n’ont-elles été que tout

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récemment (et partiellement) traduites en français, sous le titre Écrits sur Dante (Macula). Mais qu’il est drôle, alors, de constater que, pour combler ce manque, certes lamentable, d’intérêt pour un poète majeur, Benoît Chantre, directeur littéraire aux éditions Desclée de Brouwer, n’a apparemment trouvé qu’un seul remède presque centenaire il est vrai, comme s’il s’agissait d’un très précieux élixir : Philippe Sollers, qui nous sert sa pseudo-science dantesque dans un livre, immodestement intitulé La Divine Comédie (celle de Sollers ?) il fallait s’y attendre largement commenté par les médias. Pauvre, pauvre édition française. Pauvre, très pauvre gloire médiatique qui, comme cette «enseigne» derrière laquelle court la longue file dolente de celles et ceux qui, sur terre, n’ont accompli ni le bien ni le mal, ont vécu, nous dit Dante, «sans infamie et sans louange», n’a pas fini de ravir quelques âmes translucides à force d’être nulles.

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La Langue de Dante selon Bruno Pinchard 25 novembre «Nel mezzo del cammin di nostra vita mi ritrovai per una selva oscura, ché la diritta via era smarrita». «C’en est fini de cette verticalité, elle est passée, déchue, maintenant c’est la pensée horizontale qui est à l’ordre du jour et à l’ordre du siècle, celle qui s’offre à la mise en mémoire et à la coordination de l’information». Jean Améry, Lefeu ou la Démolition. «Il ne faut pas aller chercher ailleurs la fascination exercée depuis des siècles par la Divine Comédie : elle est le chant qui s’avance dans la mort en mettant à profit toutes les ressources de la versification des langues vulgaires. Il n’est d’autre horizon pour saisir l’universalité de la pérégrination de Dante aux Enfers». Bruno Pinchard, Pour Dante. Je continue mon exploration des gouffres de Dante par l’admirable présentation, rédigée par Bruno Pinchard, pour le recueil intitulé Pour Dante aux éditions Honoré Champion. En fait, Pinchard y développe quelques considérations qui ne surprendront que les petits derridiens, considérations qui de la langue du Florentin font le creuset de toute expérience potentielle de création, pas seulement poétique mais ontologique. Car, si «Dante est la braise qui passe sur nos lèvres et descelle notre bouche» comme il l’affirme, c’est parce que, en plongeant dans les Enfers remplis de hurlements, la poésie de la Divine Comédie a été capable de nous révéler une langue ayant traversé la plus grande déréliction. Citant l’Art poétique de Charles Maurras («Il n’y a que le vers pour tenir dans ses griffes d’or l’appareil éboulé de la connaissance […]»), dont il tire la leçon toute boutangienne, à savoir que «Seul le chant du vers peut tenir en échec, le temps d’une vie pourtant vouée à la matière, la contingence de nos signes», Pinchard affirme tranquillement que la langue italienne telle que Dante l’a façonnée jouit d’une dimension métaphysique insigne. Il va plus loin : la langue française, contrairement à ce que croient nombre de nos écrivains décérébrés (au hasard, goûtons la prose risible et mongoloïdale de Virginie Despentes), est elle-même grosse d’une infinie potentialité créatrice et, parce que cette créativité poétique plonge ses racines dans une source immémoriale, Pinchard ouvre des abîmes de mystère pour celles et ceux qui, comme moi et quelques autres heureusement, ne peuvent supporter les outrages que des dizaines de milliers de crétins infligent quotidiennement à leur propre langue. Ainsi, «Dans le vers repose une langue d’avant la langue de la communication vérifiable, une langue plus qu’affective, intuitive parce que colorée de mille sons, dont la langue française n’est pas avare en ses combinaisons infinies». Je termine ces rapides considérations en citant longuement Pinchard qui, ici, retrouve quelques-unes des intuitions fondamentales de Vico ou de Ralph Waldo Emerson dans La Nature (1836) qui affirmait que «A mesure que nous remontons dans le temps, le langage devient plus pittoresque, jusqu’à atteindre sa petite enfance, où il est tout entier poésie, ou bien encore où tous les faits spirituels sont représentés par des symboles naturels.». Pinchard, donc, d’écrire que «Le vers sera notre dernière raison de croire qu’il y a de l’ordre dans le monde. Quoi ! une langue formée par l’usage et le chaos de l’histoire, une langue forgée non par les grammairiens mais par les peuples, détient, comme en filigrane, un ordre latent qui ne demande qu’à paraître au gré de la mémoire du poète inspiré ? La rime n’est rien d’autre que l’épiphanie de l’ordre dans le hasard de la trouvaille verbale».

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Maoam le bonbon fruité fun et qui fond 26 novembre 04 D’un nouveau lecteur de la Zone, dont je ne savais rien il y a encore quelques jours, qui ne m’en voudra pas de citer une partie de son récent courrier, ces quelques mots réconfortants : «J’ai, d’emblée, été saisi par ce que je nommerai (ne le prenez ni en mauvaise part, ni comme un éloge excessif) votre courage en découvrant votre blogue. C’est vous qui avez raison de situer la résistance, par priorité, sur ce terrain-là – celui du fer de la littérature qu’il faudrait, comme vous le faites, croiser sans relâche avec l’auto-érotisme généralisé du petit peuple des lettres. C’est en quelque sorte amusant : c’est en découvrant le blogue d’Assouline sur le site du Monde que je me suis frappé le front un matin en disant quasi à haute voix Mais c’est bien sûr !, il faut s’approprier ce type de support et ramer à contre-courant, il en restera toujours quelque chose. Et je savoure la rime riche par laquelle vous qualifiez le contenu dudit blogue…». J’ai devant moi, d’ailleurs, quelques exemples bien réels de cette résistance intellectuelle dont les mailles, quoique fines, n’en sont pas moins celles qui constituent un réseau qui, s’il s’organise, finira bien par emmailloter puis faire étouffer le vieux bœuf de la bien-pensance, ce veau de fer blanc dont les adorateurs se comptent par milliers. L’un d’entre eux, je ne le répéterai jamais assez, est Assouline, aigrefin intellectuel (enfin, intellectuel, je ne veux froisser personne, surtout pas l’intéressé…) surpuissant (cela m’a été confirmé par plusieurs anecdotes pour le moins éloquentes, à l’époque où le journaliste officiait à Lire) et critique de bien peu de poids, comme la lecture de son blogue inepte, sponsorisé par la Pravda mondaine, m’en convainc chaque jour ou plutôt, désormais, chaque quinzaine. Passons pour évoquer justement ces beaux objets que sont d’abord le n°11 du Journal de la culture dirigé par Joseph Vebret, qui mystérieusement continue de citer la pensée-soupline d’Assouline, ensuite le n°5 de l’excellente revue Égards où j’ai pu lire un trop court article de John Bryson consacré à un livre de Josef Pieper (bien évidemment non traduit en français) intitulé Abuse of language – Abuse of power (San Francisco, Ignatius Press, 1992) qui, dans la lignée du 1984 d’Orwell, sonde les influences d’une dégénérescence du langage sur le pouvoir politique ou plutôt, la façon dont ce même pouvoir, pour asseoir son contrôle sur la société, tentera de contrôler le langage. Ainsi, il s’agira d’éviscérer le langage, de l’énucléer, de lui casser l’échine bref, de le vider de sa consistance, de lui briser les reins pour en faire une sorte d’invertébré, de surcroît transparent comme les monstres des grandes profondeurs sous-marines qui ne supportent jamais la lumière et encore moins d’être exposés à une pression normale. Cette éviscération, François Taillandier, dans un récent ouvrage qui m’a paru bien moins convaincant (trop de généralités qui ne sondent que superficiellement le mésusage du français contemporain, rebaptisé «maoam») que celui de Renaud Camus et surtout grevé par un ton parfois trop plaintif, Une autre langue (Flammarion), a raison de rappeler qu’elle n’a pu se produire qu’après la mort de Dieu, une fois vidée de sa présence insigne «la maison du Père». Devenu bouillie inconsistante et insapide royalement servie dans des écuelles d’apparat pour la consommation des masses bruyantes, le langage sera ainsi considéré comme l’outil idéal pour leur contrôle anonyme et, pour tout le dire, leur transparence de Jugement dernier débarrassé de Dieu. Des pécheurs pouvant contempler leurs propres entrailles devenues translucides ? Le jugement sans la charité ?… Cela ne vous rappelle-t-il pas le drame superbement peint par le Camus de La Chute ? Cela ne vous rappelle-t-il pas encore le tourment auquel les âmes damnées sont soumises dans l’Enfer tel que Vathek le décrit ? Non, il est vrai que si vous êtes des adeptes du langage maoam, vous ne connaîtrez aucune de ces deux références et que, probablement, vous vous ficherez de n’importe quelle référence et que, encore, vous ne saurez pas lire, et encore moins parler et écrire, voilà tout. Car la chimère qui est toute proche de naître (elle est même déjà née) dans les laboratoires de nos misologues n’aura rien d’une nouvelle créature, jamais vue des expérimentateurs les plus fous, d’un monstre dangereux qui cependant se retournera lui aussi contre son créateur, comme nous le voyons dans le sombre conte de Mary Shelley. Ce monstre, notre langue phocomèle, c’est tous les jours que nous accroissons sa monstruosité, c’est tous les jours que nous lui arrachons tel ou tel organe, expérimentons telle nouvelle greffe et amollissons un peu plus sa syntaxe, cette grande colonne de mots mystérieux qu’un des personnages du Pylône de Faulkner a contemplée en rêve. Je prédis même que c’est justement notre créature, comme dans le conte gothique, ce langage vidé de sa substance et de son sang, qui fera de l’homme un être parfaitement transparent et sans la moindre saveur, l’un de

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ces fonctionnaires du néant que se plaisent à évoquer les modernes uchronies. Comme si, en somme, la créature de Frankenstein transformait en monstre (mais mou) son propre créateur… En tous les cas, pas la moindre trace de sang, ni même de colère, pas le moindre fossile sémantique ne subsistera, ne sera décelable pour affirmer, pour tel ou tel linguiste du futur, qu’aura eu lieu, sur ce champ de bataille virtuel, la plus petite bataille, elle-même témoignage effacé d’une guerre qui aura fait périr sans violence des millions d’âmes en ayant détruit leurs mots quotidiens. Le cadavre même de la littérature, certes compromettant, aura été dissout à l’acide de l’insignifiance. Dans son bel éloge du chuchotement, le troisième et dernier texte qui compose, je ne le répéterai jamais assez, le remarquable Syntaxe, Renaud Camus évoque ainsi le drame banal d’un monde, le nôtre, sans plus aucune profondeur, transformé en ce Flatland du récit de science-fiction, où le même tutoie (jemoie ?) sans relâche le même, où le même parle au même, dans un béat et insipide monologue d’idiot, non pas celui, de quelque grandeur tragique, que se tient depuis sa chute le démon selon Baudelaire, un monde sans profondeur ni grâce où le même enfin se reproduit avec lui-même dans une sorte de scissiparité monstrueuse : «Partout l’obscurité recule, et, qui l’eût dit, on dirait que la connaissance y perd, que le champ de l’entendement rétrécit d’autant, que s’appauvrit pour nous l’expérience d’être là». Puisse la Zone devenir un lieu où les ténèbres sont accueillies, et leur mystère votif, d’une absence qui est réelle présence : une écriture, des écritures, pour témoigner que certains, encore, envers et contre tout, s’obstinent à chercher dans le cadavre de la littérature française le souffle de vie le plus infime. Les médecins légistes ont parfois de ces bizarres rêves de résurrection.

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Rebatet, Boutang et… Asensio ! 2 décembre «La bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque et dont la circonférence est inaccessible.» Borges, La bibliothèque de Babel. Au menu du stalker, aujourd’hui, un nouveau plat, amère au possible puisqu’il se compose d’un brouet de bile fumante mais avant, un amical salut à l’une des plumes les plus intéressantes de ce que les savants, à moins qu’il ne s’agisse en l’occurrence des adeptes du maoam, appellent la «blogosphère» : Slothorp dont la précision, la sécheresse de la phrase me fait songer à une sorte de Lautréamont immobile et serein mais bouillonnant d’une colère de chirurgien, dépourvu quoi qu’il en soit de cette vélocité artificielle qui rend parfois insupportable la cavalcade dans l’horreur à laquelle nous sangle Maldoror. J'exagère à dessein bien évidemment. Je suis un fanatique de la lecture, certain depuis de longues années qu’une correspondance secrète me guide d’un auteur à l’autre, d’un livre à un autre, sans avoir jamais eu besoin des passerelles bien fragiles que les chercheurs établissent entre ces derniers. Il faut d’abord ne pas craindre de se perdre dans une multitude dévorante de livres avant de vouloir établir, à n’importe quel prix, de probables influences et, par le jeu des associations infinies, faire que se lève, par un nom propre, la magie allusive d’un nouveau nom propre. C’est ainsi que Borges lisait je crois et sans doute d’autres remarquables lecteurs, y compris universitaires comme Jean Bollack. On verra assez vite pourquoi je n’exclus pas, d’emblée, toute démarche universitaire, donc, peu ou prou, à visée scientifique, dans le plaisir de lire. Au demeurant, ma propre formation, cela se voit comme le nez au milieu d’une figure, doit beaucoup à l’Université. Attiré par le labyrinthe monstrueux de nouvelles lectures comme par un fanal un peu trouble perçant la grisaille quotidienne, je ne pouvais que consacrer de longues heures, je l’avoue, à m’égarer sur la Toile, elle aussi image de plus en plus évidente à mesure que s’accroît son expansion, de l’infini. Mais, alors qu’il faut à la lumière un temps toujours plus long pour nous parvenir des confins de l’espace, la Toile est rigoureusement son centre et sa circonférence. Nulle limite donc ou frontière, fascinante par ce qu’elle suppose d’inconnu au-delà de sa borne. Non, la Matrice enveloppe tout et, comme dans les livres de Dick, elle contamine la réalité même. J’ai ainsi découvert, une fois de plus bien sûr fortuitement, ce lien vers un site obscur (baptisé Texto !), en tous les cas bien peu consulté si j’en juge par son important décalage vers le rouge tel que me l’a confirmé cet étrange spectrographe de la popularité virtuelle qu’est Google. Rassurez-vous, un aussi inquiétant éloignement ne sera plus qu’un mauvais souvenir puisqu’il y a fort à parier que, désormais, la référence à la Zone du stalker ne propulse l’anonyme François Rastier tout près des artères les plus bruyamment parcourues par les internautes… Pauvre chercheur, dont la recherche sera troublée au-delà du raisonnable. Texto ! donc. Il s’agit d’un site tout entier consacré à d’érudites recherches sémiotiques menées par un certain François Rastier, dont je ne savais strictement rien avant de découvrir quelques-uns des alléchants titres de ses ouvrages : Sémantique interprétative, Sémantique et recherches cognitives ou encore Arts et sciences du texte, tous édités par les PUF dont nul n’aura l’idée de critiquer, je l’espère, l’impartialité résolument scientifique. Diable me suis-je dit, enfin, sur la Toile, une parole de quelque poids, de quelque persuasion eût écrit Michelstaedter, en tous les cas de formation universitaire ce qui, certes, n’est pas, loin s’en faut, le gage d’un quelconque intérêt, surtout lorsqu’il s’agit du CNRS, cette tour d’ivoire qui dresse sa canopée dans le ciel bleu, cent milles coudées au-dessus des terriennes préoccupations consistant, pour de pauvres hères, à tenter d’apprendre le difficile maoam. Du reste, n’évacuons pas trop vite ce langage maoam que tout le monde s’amuse à critiquer : nous le verrons, François Rastier en est un éminent spécialiste et, parfois, il le pratique, en ceci que le maoam n’est que le langage de la masse manipulée. Disons tout de même que Rastier emploie un maoam amélioré puisque c’est lui qui, ici, cherche à manipuler en caviardant, en trafiquant et en faisant mentir les mots. Une recherche sommaire me précise à qui j’ai affaire, par le truchement d’une de ces plumes insignifiantes (sans doute quelque collègue ou étudiant de Rastier qui fort légitimement s’attirera la bienveillance du «maître») et imparablement larmoyantes sous des dehors vite éventés d’impartialité :

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«François Rastier s'est montré l'un des esprits les plus inventifs dans le domaine des sciences du langage. Né à Toulouse en 1945, docteur en linguistique, directeur de recherche au C.N.R.S., son œuvre est aujourd'hui reconnue internationalement. Elle est fondée sur une audace et une originalité. L'audace est sans doute d'avoir choisi comme champ de recherche la sémantique, discipline ardue et peu courue. L'originalité est d'avoir porté cette discipline à dépasser la seule étude du signe linguistique pour l'appliquer à des ensembles de textes». Diable, une fois de plus, ai-je seulement trouvé à articuler mentalement, l’affaire se corse, ce qui, pour le Basque que je suis, ne peut que me ravir… L’article qui a donc retenu toute mon attention est consacré à George Steiner ou plus précisément au thème de «l’après-culture» telle que Steiner l’annonce et l’analyse et, le croirez-vous, mentionne votre humble serviteur en fort inquiétante compagnie (cf. note 2 de l’article intitulé L'après culture - à partir de George Steiner, à la lettre R comme Rastier) puisque c’est flanqué de Rebatet et de Boutang, au passage égratignés par un pathétique jeu de mots, que me voici punaisé par ce chasseur de nazis de haute volée et d’indéniable courage qu’est Rastier, j’oubliais de préciser ce point : seulement aux heures de loisir fort nombreuses que lui laisse son laborieux emploi du temps de chercheur, du CNRS je vous prie. Je ne résiste pas au plaisir de citer Rastier qui, sans même paraître s’en apercevoir, me décerne une palme, voire une couronne de lauriers que je n’hésite pas à poser sur le partie de mon corps la plus éloignée du sol : «Pour la relève, soulignons la présence de Juan Asensio, auteur du premier essai publié en français sur Steiner et par ailleurs collaborateur du site d’ultra-droite Subversiv.com. On peut y lire notamment des articles sur Dantec dont il justifie les lettres de soutien au groupe Bloc Identitaire et les propos sur le «gauchisme» de Le Pen par le précédent des liens entre Steiner, Rebatet et Boutang (Dantec devant les cochons, janvier 2004, note 4). Voici un extrait de son plaidoyer : «on remarquera l’art consommé du sautillement avec lequel les tiques journalistiques se sont accrochées à leur chien, qu’elles comptent bien faire crever en lui inoculant leur gonorrhée verbeuse, ces parasites étant gonflés d’un jus qui rendrait plus rafraîchissante qu’une source de montagne la Sargasse de fond de cale d’une putain taïwanaise» (consulté le 28.04.04). Tel est le grand style du principal commentateur de Steiner en France.» Cette minuscule lorgnette grâce à laquelle notre éminent chercheur grossit le talent de l’héritier de ces deux Gilles de Rais que sont Rebatet et Boutang sera la lézarde qui va me permettre de fendiller l’armure de crasse et de malhonnêteté intellectuelle sous laquelle François Rastier enrobe délicatement un article honteusement idéologique avant que d’être, c’était pourtant son présupposé, scientifique. Une fois de plus donc, armé de mon seul Petit Derrida illustré, je m’en vais déconstruire un texte qui, certes, n’était guère bien calfaté. A vrai dire même, le rafiot pourri faisait eau de toute part. Je passe d’abord très rapidement sur la lamentable attaque, pas même frontale, qui permet à Rastier de me ranger commodément et à peu de frais dans le camp des honnis ou, eut dit mon ancien professeur de philo, des infréquentables. Je passe encore sur l’étrange myopie qui lui permet d’affirmer que le site Subversiv est d’ultra-droite (pas plus, parfois, que d’ultra-gauche) ou sur la bêtise consistant à prétendre que je collabore avec lui puisque, à la différence d’un Costes, je n’ai jamais envoyé d’article à son patron. Le principe même de Subversiv, tout du moins concernant Dantec, est de proposer, une plate-forme quasi exhaustive regroupant différents articles consacrés à l’écrivain. Avançons. Une remarque, préalable, pour souligner que je ne suis pas en désaccord avec toutes les critiques que l’universitaire Rastier émet à l’encontre de l’œuvre steinerienne. Loin s’en faut même puisque j’ai tenté bien des fois de révéler certaines ruses de l’auteur (celle, kierkegardienne, que j’analyse ainsi dans la conclusion de mon essai), voire certains raccourcis intellectuels critiquables ainsi que de navrantes manies qui, à la longue, deviennent insupportables comme le sont par exemple une fausse modestie patente, l’accumulation de noms d’auteurs et de thématiques jamais problématisés ou mis en perspective ou encore une esthétisation parfois outrancière du Mal, sur laquelle je reviendrai. Je ne puis que renvoyer à mon essai sur Steiner ou, faute de mieux, aux nombreux extraits de mon Lyber ainsi qu’aux différents textes consultables dans la Zone mais je me dois de faire remarquer à Rastier plusieurs points. D’abord, Rastier n’a évidemment pas lu mon essai, ce dont je ne tire aucune peine mais nourris quelque souci à l’égard de la prétendue caution scientifique dont il affuble ses écrits. En ce qui me concerne, et Rastier ferait bien à son tour de s’appliquer ce catégorique impératif : je ne parle pas de ce que je ne connais pas et j’insulte encore moins des auteurs qu’à l’évidence je n’ai pas lus… Ensuite Rastier, pourtant expert en sémiotique qui, m’en informe mon dictionnaire, est la «théorie [et pas

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science] générale des signes et de leur articulation dans la pensée», n’analyse aucunement le discours de Steiner. Certes, il en pointe tout au plus les incohérences et encore, les plus visibles mais… Quoi de plus qui ne soit à la portée d’un étudiant en première année de Science Po, serais-je tenté de demander au cher professeur Rastier, expert, pourtant, en signes qu’il oublie toutefois de questionner ? Quoi de plus, Rastier ? Vous aurais-je mal lu ? Cela se peut, vous savez, je ne suis pas sémiologue… Mais au fait, comment se nomment les humbles lecteurs qui ne savent pas déchiffrer les signes ? Des analphabètes ? Non voyons, cela ne se peut. Des crétins ? Sans doute oui. Rastier répondrait peut-être, tout simplement, que ces lecteurs de seconde zone n’ont pas eu la chance d’avoir été initiés aux arcanes sémiologiques. Quoi de plus demandai-je ? Rien. Et c’est même sur ce rien, laborieusement étiré sur près de vingt pages imprimées, que Rastier va bâtir sa monumentale, que dis-je, sa très retorse et imparable attaque : Steiner est un antisémite qui ne l’avoue (ou ne s’avoue…) pas et, si nous lisons bien Rastier, George Steiner est un penseur pour le moins suspect qui éprouve, à l’endroit du loup nazi, une fascination digne du petit chaperon rouge devant le monstre alléchant. Les références sont, sur ce point, innombrables dans le texte de Rastier, toutes à peu près torves et jamais franches, il faut bien le dire, comme le soulignent la multitude de petites piques qui, en début d’article, reprochent au «maître à lire» d’être médiatiquement connu. En effet, Steiner est plus connu que Rastier, ce que ce dernier semble ne point lui pardonner, masquant son aigreur par une fausse ironie, qui ne trompe personne. De même, le chercheur se plaint, cette fois en fin d’article, que trop de prétendus intellectuels cautionnent les «travaux» de Steiner… J’ai déjà mentionné l’allusion, peut-être l’une des moins voilées, aux «iréniques voisinages» que représentent Rebatet et Boutang, dont Rastier a oublié de lire, une fois de plus (mais au fait, qu’a donc lu Rastier des auteurs qu’il critique ?), l’un des ouvrages les plus essentiels, un dialogue justement, et avec son ami Steiner, une dispute au sens médiéval du terme, puisque Boutang, on s’en serait douté, ne laisse rien passer comme le disent les journalistes… Qu’il le lise, il changera peut-être d’avis, à tout le moins, s’il est honnête ce dont je doute, il nuancera ce même avis sur la question de l’antisémitisme prétendu de Pierre Boutang. Steiner donc, est naz…, pardon, antisémite, ce qui, sous la plume insinuante du bravache Rastier, est beaucoup je puis vous l’assurer mais pas tant que cela puisque, à une reprise au moins, notre chercheur, qu’on devine alors pianotant furieusement sur son clavier, nous donne l’estocade : «Il serait discourtois d’étiqueter le respectable professeur Steiner comme un antisémite juif, un extrémiste mitigé, un nazifiant affable.» Une telle insulte, en effet, serait, bel euphémisme, «discourtoise» mais c’est pourtant bien celle que Rastier profère à l’encontre de Steiner, enfonçant même le clou lorsque Steiner sous la plume du chercheur devient un véritable schizophrène («quand un discours se contredit de manière systématique et cache ses contradictions, non pas ponctuellement, mais sur quarante ans, on peut conclure à un double langage : un discours couvre l'autre, le laisse transparaître et permet de prendre à témoin de sa sincérité.»). Les indices que Rastier nous demande de considérer sont multiples qui soulignent les dangereuses accointances du penseur : d’abord, son écriture est grevée d’un insurmontable pathos, «pathos catastrophiste» nous dit le sémiologue, pathos qui lui-même n’est rien de plus qu’une des nombreuses «ruses apocalyptiques» censées hâter la venue de «l’après-culture» chère à Steiner, pathos lui-même loué, rappelons-le, par tant d’auteurs allemands et français qui ont dangereusement exalté la force brute et un goût vaseux pour d’obscures légendes parlant d’un anneau fabuleux. Rastier écrit ainsi : «Frappant d’inanité toute compréhension historique, Steiner déploie les ressources infinies du pathos : la culpabilisation générale de l’Europe, de la Culture, voire de l’Humanité, exonère de fait les bourreaux, devenus simples instruments du destin ; la rhétorique de l’intense esthétise le crime ; bref les ruses des langages prophétiques, appliquées à l’histoire contemporaine, sont mises à profit pour nous assurer que les derniers jours sont bel et bien advenus.» Je ne vois pas par quel tour de magie notre bon chercheur voudrait nous faire croire que l’esthétisation à laquelle procède effectivement Steiner (qui n’a pas connu les camps de concentration comme il le rappelle) absoudrait les bourreaux de leur crime. Je ne vois pas par quelle argumentation fallacieuse l’esthétisation du Mal, chez Steiner, évacuerait telle ou telle piste historique d’interprétation de la Shoah. Ce n’est pas mon seul reproche à la démarche de Rastier car, en accusant l’esthétisation steinerienne du Mal (que nous pourrions nommer avec notre chercheur le «kitsch» de Steiner), je crois que Rastier n’a tout simplement rien compris, d’abord à un pan entier de la littérature allemande (Trakl, Benn, etc.), ensuite à certaines des plus grandes créations d’une parole (poétique ou romanesque) née de

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l’enfer d’Auschwitz. En effet, c’est avoir bien mal lu l’œuvre de Paul Celan (alors que Rastier évoque Bollack, génial commentateur du poète) que d’affirmer que «Dans ses techniques, la littérature de l’extermination refuse le sublime, l’obscurité, l’opacification verbale ; dans ses finalités, le plaisir, l’art pour l’art, l’autotélisme ou l’autoréférentialité du mythe ; dans son rapport au lecteur, le pathos et la séduction.» Rastier, une fois de plus, ne sait pas de quoi il parle et reproche à Steiner, sans même s’en aviser, ce que Primo Levi, d’ailleurs critiqué par Steiner, reprochait à Paul Celan (à savoir, l’hermétisme de sa langue poétique). Sans doute Rastier songe-t-il, ici, à certaines œuvres d’Imre Kertész, de Levi ou même d’Améry qui effectivement refusent de tendre de trop visibles guirlandes de tripes et d’atrocités au-dessus des personnages qu’ils évoquent. Je rappelle toutefois à notre chercheur émérite que deux des trois auteurs que je cite ont mis fin à leurs jours… Hermétisme, quand tu nous tiens. Mais que sait au juste Rastier des admirables chants juifs, nés de la Shoah, rassemblés par Rachel Ertel dans un remarquable recueil intitulé Dans la Langue de personne ? Leur reprochera-t-il aussi leur pathos boursouflé et apocalyptique ? Il est vrai que, pour un chercheur du CNRS, l’apocalypse ne doit pas être grand chose de plus qu’un signe comme un autre, aisément dissécable par le scalpel sémiologique, celui-ci dût-il être passablement émoussé. Poursuivons. Rastier affirme que Steiner donne de la Shoah une interprétation «sociobiologique» à la différence de celle d’Agamben, «biopolitique». Extraordinaire bêtise et lecture pathétiquement nulle d’une œuvre dont Rastier n’a fait que goûter l’écume alors qu’il n’a même pas paru apercevoir son cœur ténébreux : chez Steiner comme chez ces «logocrates» qu’il a analysés, tout, absolument tout, est affaire de langage. Rastier s’occupe des signes mais, à force d’ausculter les arbres, il n’a pas vu que ceux-ci n’étaient que les lettres d’une immense phrase forestière… Rastier, le sémiologue myope ! Rastier, le bûcheron reître, qui abat des arbres entiers en se demandant où est passée la forêt magnifique et sombre ! Si, donc, explication «sociobiologique» il y a, elle ne peut être que superficielle, sous la plume d’un énigmatique Steiner qui lie en fait, comme je m’en suis expliqué ici, l’effondrement d’Auschwitz (ou son trou noir, pour employer une image que le penseur répète volontiers…) à la déhiscence ténébreuse du Golgotha. En somme et pour résumer lamentablement l’idée, mieux, l’intuition de Steiner (devant donc me contenter, hélas, de renvoyer le lecteur à mon article), l’effondrement bestial de la parole n’est lui-même que la conséquence mystérieuse de la mort – et dans quelles conditions ignobles – du Verbe. Comme Bloy, Steiner établit un lien spéculaire (le reproche, facile, de manichéisme, est ainsi écarté) entre l’absolu du Mal et l’absolu du Bien. En somme encore, et pour asséner à ce drôle son coup de grâce, Rastier n’a pas une seule fois légitimé sa critique de l’œuvre de Steiner en la plaçant sur le terrain qui aurait pourtant dû être le sien : le langage ! Un tel flagrant manque de discernement suffit, à mes yeux, à discréditer l’attaque d’un prétendu scientifique qui, arguant que la science est supérieure à l’amateurisme tel que le pratiquerait Steiner, oublie en fin de compte de retourner à ce même amateur des arguments eux-mêmes scientifiques, c’est-à-dire étayables, démontrables, pouvant être reproduits dans de rigoureuses conditions expérimentales selon la célèbre définition que donnait Claude Bernard de la démarche scientifique. Il n’y a pas de science chez Rastier, tout au plus quelques présupposés idéologiques qui le font condamner des auteurs auxquels il n’a strictement rien compris, si tant est qu’il les a lus… Et Rastier, ainsi, de se contredire, une fois de plus sans paraître s’en apercevoir, lorsqu’il affirme que la méthode (ou plutôt : la non-méthode) suivie par Steiner, propre au règne de «l’après-culture», serait «Dominée par le bon plaisir, indifférente à toute déontologie philologique qui la ramènerait au principe de réalité, farouchement antirationaliste, cette culture [abominant] les sciences humaines et sociales qui précisément sont sorties de l’essayisme». Fort bien Rastier mais il me semble que vous-même êtes en plein dans cette zone dangereuse où vous enfermez ceux que vous critiquez tout en paraissant vous en exclure allègrement, ayant, n’est-ce pas, nous l’avons vu et de quelle façon, de votre côté la caution de la «déontologie philologique». De plus, vous ne semblez pas même avoir compris que, pour Steiner, le Mal est un principe ontologique (je crois même qu’il suppose, comme la tradition chrétienne lorsqu’elle évoque, prudemment, Satan, une intention angéliquement perverse à la racine du Mal…) qui jamais n’est réductible, médiatisable et encore moins explicable par les sciences, d’où un «irrationalisme» (et non pas un antirationalisme) évident qui est pourtant plus proche d’un mysticisme désordonné que d’une apologie de la Réaction contre les forces dites du Progrès. Bref, Rastier ne peut que condamner la pensée de Steiner parce que, à sa différence et c’est là le point essentiel, il ne croit absolument pas au Mal en tant que principe actif de malfaisance, il ne croit pas au langage en tant que trace insigne du Verbe.

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Je pourrais bien sûr développer d’autres points qui, tous, démontreraient au final cette évidence : Rastier, prétendu «maître à lire», est parfaitement incapable de déconstruire Steiner, qu’il n’a lu que d’un œil et encore, en plaçant systématiquement sous son regard de myope sémiologue la grille gauchissante d’un parti-pris idéologique qui transparaît dans ces quelques lignes, d’une bêtise surprenante, un vrai cri du cœur et, pour tout dire, une profession de foi quasi loanesque : «Steiner s’oppose bien entendu à «une anthropologie envahissante, relativiste, refusant les jugements de valeur», c’est-à-dire la reconnaissance de la supériorité occidentale. Cependant, une culture ne peut être comprise que dans le corpus des autres cultures, étrangères et antiques. Chacune recèle des traits qui peuvent prétendre à une valeur universelle, quand bien même cette valeur lui resterait voilée par des préjugés d’appartenance. De cette universalisation naît le cosmopolitisme ou citoyenneté mondiale qui garantit l’existence de l’humanité, indépendamment de tout patrimoine génétique.» Mon Dieu me suis-je répété, consterné, en relisant plusieurs fois le témoignage aussi saugrenu d’une ridicule confiance placée dans l’humanité s’avançant joyeusement vers le soleil du Progrès, mon Dieu, pourvu que jamais un moderne barbare, découvrant le vieux professeur François Rastier penché sur des lignes qu’il aura de plus en plus de mal à déchiffrer, pourvu que jamais un de ces barbares décrits par le kitschissime Steiner ne s’avise de contraindre le fragile François Rastier, adorateur du cosmopolitisme sans visage, pourvu que jamais un de ces barbares ou une horde d’entre eux ne contraignent le pacifique professeur, comme le firent tant de fois les criminels nazis avec des rabbins, à nettoyer avec sa langue les égouts où ils rêvent, eux, de conduire l’humanité.

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François Rastier ou la déontologie philologique aux orties 3 décembre Quelques lignes avant de prendre une semaine de repos. Comme il fallait s’y attendre, ni François Rastier, ni aucun de ses collègues chercheurs, qui apparemment sont très occupés à chercher (quoi ? Rien. Ils cherchent voyons, c’est bien assez, comme le chat Chessire ne fait que sourire…), ne m’ont répondu. J’ose l’écrire : ces pseudo-savants ne sont que des prétentieux. Des lâches de surcroît. Des chercheurs d’opérette certes (qui sans doute n’ont pas dû manquer de signer de très récentes pétitions) mais des ténors, je vous prie, du caviardage et du gauchissement. Des menteurs, stricto sensu et en un seul mot. Je reproduis à toutes fins utiles quelques lignes d’un très beau courrier que m’a envoyé Serge Rivron : «Cher Juan, cette courte réponse sans doute peu rassurante et pas du tout secourable au sens où vous semblez en attendre, pour vous dire que j’ai pris connaissance avec aucun étonnement du point de vue pseudo-scientifique émis par l’éminent linguiste Rastier sur votre «position» critique. Aucun étonnement parce que je me farci, étant moi-même d’entre eux à l’origine et sincèrement, à l’origine aussi, admirateur de leur méthodologie, les linguistes et certains sémioticiens et autres pragmaticiens depuis 25 ans, comme lecteur, et souvent comme (ex)-ami. Et que fort de ces fréquentations, j’ai dû me faire à l’idée qu’hélas leur empire comme leurs analyses manquaient au final totalement à l’être, et par conséquences à l’exhaustivité autant qu’à l’objectivité dont leur recherche pourtant est née et dont elle se pare. Une pénible suite de polémiques ridicules, menée heureusement par mail et hors blogue, m’a récemment fâché (surtout elle, d’ailleurs) avec l’une des plus brillantes linguistes de notre époque, *** ***-***, qui avait été il y a plus de 20 ans mon professeur, que j’admirais et qui était restée mon amie jusqu’au jour où nous avons eu la «mauvaise idée» d’échanger quelques mots, puis phrases, puis références et articles de foi, à partir du film de Gibson sur La Passion. Après bien des défections, ce dernier effarement concernant le simple niveau culturel (pourtant étonnamment plus riche que le mien à de très nombreux égards) du énième linguiste à me décevoir m’a fait comprendre en quoi cette «école» reposait tout entière sur une idéologie (le matérialisme, en l’occurrence, et le plus souvent d’obédience marxiste), au lieu que les philologues dont elle se prétend la descendance s’ingéniaient à les réfuter en bloc. Moyennant quoi les vrais héritiers des philologues ont donné Steiner et quelques autres, tandis que les linguistes, à l’abri des projecteurs après les avoir retenus des années 75 à 85, alimentent à coup de pseudo-science la cohorte des idées reçues les plus désespérantes et parfois les plus totalitaires, tant leur dogmatisme est intransigeant.» Je n’ai pas un mot de plus à ajouter (ou à retirer) à mon texte-charge d’hier mais continue de m’étonner du peu d’indignation que les propos scandaleux et surtout profondément stupides de François Rastier suscitent même si milite en ma défaveur le fait que je n’ai pris connaissance de ce texte que bien longtemps après sa mise en ligne. Quelques réponses tout de même (le courrier cité plus haut en fait d’ailleurs partie), encourageantes, à la missive amicale et quelque peu ironique que j’ai envoyée hier au virtuel réseau de résistance qui ne cesse de grandir. Si dans quelques jours je n’ai pas plus de réactions, je devrai alors me résoudre à changer de place l’adjectif «virtuel» pour l’accoler à résistance. Alors, cet adjectif s’accordera au féminin j’en ai bien peur.

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Empêtré dans les mailles du Réseau 14 décembre J’aime assez l’idée, aussi vieille que le mythe platonicien de la Caverne ou l’interprétation kabbalistique des rêves (voir le petit livre de Moshe Idel paru aux excellentes édition Allia), selon laquelle la réalité dans laquelle nous vivons n’est pas la bonne. La nôtre n’est qu’illusoire, simulacre, duquel il s’agira de s’extraire, comme en témoigne, assez grossièrement à mon sens, la suite de Ghost in the shell, Innocence de Mamoru Oshii. Une fois de plus, je ne puis comprendre comment certains critique prétendument cinématographiques peuvent s’ébahir devant ce qui n’est qu’une suite (parfois splendides, je ne le nie pas) d’images de synthèse mais, tout autant, et c’est là que le bât blesse, de poncifs pseudo-ésotériques dignes d’un Pierre Marcelle lecteur du Zohar. Peu importe, le film du Japonais n’est tout de même pas au niveau du pathétique navet prétentieusement bricolé par Enki Bilal, Immortel (et encensé, bien sûr, par nombre de critiques). Heureusement mais c’est une bien maigre consolation. J’émets les mêmes réserves sur le livre, récemment relu, de William Gibson, le célèbre Neuromancien bien compliqué dans sa progression et ses digressions romanesques même si, je le sais, Gibson a été pillé par les frères Wachowski et tant d’autres, ce qui n’excuse pas une inventivité qui n’est, en fin de compte, qu'exercice : soit la trame de telle œuvre de Dick mais tirée, cette fois-ci, jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes afin de parachever la rupture narrative et la désorientation presque totale du lecteur. Dantec n’est pas loin non plus qui s’est inspiré, sans jamais le cacher d’ailleurs, de plusieurs thématiques que Gibson développe, au moins dans Neuromancien : l’acheminement d’une IA vers un degré supérieur de conscience, voire une sorte d’au-delà de l’intelligence (en somme, son ouverture à la divinité décrite par Herbert dans son Incident Jésus), l’histoire creusée par la Mort tapie au plus secret de la réalité et le motif de la «plage du monde» comme Zone terminale de laquelle, pourtant, il faudra bien revenir afin de délivrer au monde des vivants le message qui bouleversera (ou pas) leur triste existence, comme on le voit dans le chef-d’œuvre de Dick, Le Maître du haut-château. Quoi qu’il en soit, cette idée jamesienne d’un motif dans le tapis est à mes yeux fascinante qui, appliquée à mes lectures, me fait tenter quelque travail critique par exemple peu banal puisqu’il s’agit, ici, de rapprocher l’hermétisme démoniaque défini par Kierkegaard de l’exemple de Monsieur Ouine de Bernanos (voir le numéro 23 des Études bernanosiennes éditées par Minard) et là de considérer la structure aporétique d’une œuvre telle que Cœur des ténèbres de Joseph Conrad en la comparant avec l’astre exotique que les astrophysiciens désignent sous l’appellation de trou noir. Nous sommes donc à des années-lumière, c’est le cas de le dire, des gentilles petites métaphores qu’un Jean-Pierre Luminet consigne en relevant les occurrences littéraires des soleils noirs… Cette idée d’une réalité seconde, cachée, rien moins que spirituelle (bien plus qu’ésotérique car le secret est avant tout celui du divin) est celle bien évidemment d’un Léon Bloy (et de tant d’autres comme Kafka ou Borges) dans chacune de ses œuvres, fût-ce la moins géniale et, bizarrement, celle qu’exprime W. G. Sebald à propos de l’histoire des Allemands postérieure au désastre de la Deuxième Guerre mondiale dans De la destruction comme élément de l’histoire naturelle (chez Actes Sud) où il écrit, idée à faire se dresser les cheveux transparents de tous les imbéciles de Télérama et des Inrockuptibles que : «le catalyseur [de l’histoire allemande] était une donnée purement immatérielle : c’était ce flot d’énergie psychique, intarissable jusqu’à ce jour, dont la source est le secret gardé par tous les cadavres emmurés dans les fondations de notre système politique ; un secret qui a lié les Allemands dans les années de l’après-guerre, qui continue encore de les lier bien plus efficacement que tout objectif concret n’aurait su le faire – et je pense ici à la réalisation de la démocratie.» D’une certaine façon, nous ne sommes pas très loin de L’Âme de Napoléon de Bloy, ce que ne semblent pas avoir remarqué les rédacteurs de la revue Inculte, revue qui, je le rappelle, avait consacré son premier numéro à quelques bien sommaires analyses de l’œuvre de Sebald. Évidemment encore, d’autres influences peuvent être citées comme celles de Günther Anders ou même de Klemperer lorsque Sebald écrit ainsi : «La réalité de la destruction totale, qui échappe à la compréhension tant elle paraît hors norme, s’estompe derrière des tournures toutes faites comme «la proie des flammes», «la nuit fatidique», «le feu embrasait le ciel», [etc.]. Leur fonction est de masquer et de neutraliser des souvenirs vécus qui dépassent le concevable.»

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Finalement, comme Kraus le rappelle quelque part dans l'une de ses paradoxales propositions, la Première Guerre mondiale n’était rien si on la comparait à la destruction, concomitante, du langage cancérisé par la clabauderie médiatique.

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Walter Benjamin, Georges Bernanos et quelques hongres... 28 décembre «Certes, ce que n’a pas la mer, je l’ai : le tourment ininterrompu des intentions passées et du travail futur, de mes différentes aspirations insatisfaites ; la conscience de ma nullité en ce monde qui vit autant par l’action que par la pensée et l’art ; la conscience de ma vie qui se consume dans on ne sait quelle attente. Dans l’illusion d’une formation progressive qui n’existe pas, d’une accumulation qui ne se produit pas sinon comme celle du sable que les flots charrient et dispersent de nouveau.» Lette de Carlo Michelstaedter à Gaetano Chiavacci, 4 août 1908, in Épistolaire (Éditions de L’Éclat, 1990). Je recopie quelques lignes de mon journal, à la date du 20 mars 2003. Les ajouts sont signalés entre crochets. Terminé la lecture de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, paru aux excellentes éditions Allia. Ai-je besoin d’en préciser l’auteur : Walter Benjamin bien sûr, largement commenté (depuis qu’il est moins pillé) par les intellectuels de tous bords, y compris de cuvette. Ce petit livre ne m’a guère enthousiasmé. L’aura, la fameuse aura dont Steiner saura se souvenir lorsqu’il évoquera la réelle présence, y est présentée comme une espèce de survivance d’une ancienne présence votive, sacrée, cultuelle, une inaccessible façon, pour le proche, de rester lointain. L’aura donc est encore visage, ce que rappelle l’auteur, terminant par quelques considérations il me semble assez justes sur la différence entre le fascisme (esthétisation de la politique) et le communisme (politisation de l’esthétique). Dans la foulée, relecture, pour la cinquième ou sixième fois je crois, d’un des textes les plus admirables de Benjamin, qui impressionna durablement Gershom Scholem (au point qu’il le lisait à haute voix), recueilli dans le premier tome (il y en a trois) que la collection Folio Essais a consacré au philosophe. Ce texte s’intitule Sur le langage en général et sur le langage humain et je ne puis résister au plaisir de citer ce passage, que tous les petites tiques accrochées au flanc de Derrida feraient bien de méditer : «L’homme est celui qui connaît dans le langage même dans lequel Dieu est créateur. Dieu a créé l’homme à son image, il a créé celui qui connaît à l’image de celui qui crée. […] Tout langage humain n’est que reflet du verbe dans le nom». Terminé également, il y a quelques jours, la rédaction de mon (très long) article sur le Soleil de Satan de Bernanos, pour le n°24 des Études bernanosiennes, où je compare l’apparition satanique devant les yeux de l’abbé Donissan à celle que l’inquisiteur en pays de Labourd, Pierre de Lancre, décrivait admirablement dans son Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons (Aubier). Nous avons donc cet article et les deux qui vont paraître dans le n°23 de ces mêmes Études bernanosiennes que, jeune élève puis étudiant, je dévorai, me demandant si, un jour, je parviendrai à rejoindre ces grands noms de l’Université. C’est fait et je n’en tire aucune vaine gloriole, ayant en outre rencontré de visu la plupart de ces professeurs, parfois bien décevants dans leur conversation (et leurs travaux…). Les deux livres de Sébastien Lapaque, sur Bernanos, valent finalement plus que cent thèses sur l’œuvre du Grand d’Espagne. Je l’ai bien sûr toujours su mais j’ai tenté, à ma façon, d’écrire ces articles universitaires avec une sincérité et une urgence peu communes je crois dans ce tranquille temple de la Recherche et surtout, je crois, en veillant à me débarrasser de quelques tranquilles et sots clichés masquant la terrible puissance de vision de l’œuvre romanesque. [Qu’on vienne ensuite me chauffer les oreille avec le louvoyant Gide ou avec l’hongre Gracq !…]. Petit mot de Stéphane G. qui, à propos de mon article sur La Maison un dimanche de Pierre Boutang (La Différence), me reproche deux choses : d’abord, me dit-il, une conception erronée du Mal qui ne tiendrait pas la route théologiquement et, ensuite, le fait que cet article se risque à indiquer du doigt un domaine qui n’est pas proprement littéraire. Bien sûr voudrais-je répondre à ce prudent, auteur d’une biographie sur T. S. Eliot (Jean-Claude Lattès). Évoquant de plus l’impossibilité de la Reprise chère à Kierkegaard, il était presque banal, de ma part, d’évoquer celle que j’ai perdue. Sur le Mal : je me suis pourtant contenté de dire que, le Christ étant absent du roman de Boutang, on ne pouvait tout de même pas faire comme si l’Adversaire était vaincu, n’est-ce pas ? Quelle peste contagieuse que ces mauvais

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lecteurs qui réintroduisent dans telle œuvre inquiète ou paradoxale, contre la volonté même de l’auteur qu’ils croient bien lire, le Christ par la petite porte ! Courte vue, sur cette question, de G. Sa prudence qui me hérisse. Il est vrai qu’il est plus maurrassien que bernanosien […]. Bref, ma collaboration avec Les Épées, avant même d’avoir commencé, paraît bien compromise. A ce propos : horrible dîner, voici quelques semaines, avec l’équipe de cette revue. J’étais placé à côté de quelques sombres arrogants qui, en fait, m’ont toisé et méprisé : «Tiens, c’est donc toi l’auteur, bizarre tout de même c’est un euphémisme, qui écrivait dans Les Brandes ?». Pardon jeunes fats tout enduits du saint chrême royaliste : qui les rédigeait plutôt de A à Z, sans l’aide de Pierre ou de Paul et surtout pas, grands dieux non, de vos minables plumes d’ânes savants. Je n’oublierai pas ce dîner. D’ailleurs, je n’oublie rien.

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Saraband d’Ingmar Bergman 29 décembre Il est vrai que, pour sa distraction et sa réflexion, mais surtout pour sa distraction, l’amateur de cinéma français peut tout de même s’honorer, nous disent les médias, des réalisateurs les plus intelligents du monde, des scénarios les plus fins, des intrigues les mieux ficelées, des images les plus somptueuses, d’une générosité, le mot est lâché et il va mordre les méchants réactionnaires, bien digne de nos idéaux de tolérance et de mixité sociale. J’en fais trop ? Je ne fais pourtant que répéter les plus chers de nos lieux communs martelés par nos expansifs plumitifs. Voyons : cela donne, si je ne me trompe, quelques sphérules prétentieuses et malodorantes à force de clichés psychanalytiques éculés que les bousiers journalistiques ont toutes les peines du monde – on les comprend pour une fois – à pousser vers quelque amateur inconditionnel du septième art. Cela donne encore : A boire donc de Marion Vernoux, Victoire de Stéphanie Murat, Les temps qui changent d’André Téchiné, Le silence d’Orso Miret, Les sœurs fâchées d’Alexandra Leclère et, sponsorisé, téléramé jusqu’à l’écœurement d’un spécialiste de la propagande, Rois et reine d’Arnaud Desplechin, le dauphin des bien pensants. J’oubliais le glandulaire et explicite Tu vas rire mais je te quitte de Philippe Harel, qui, réjouissez-vous pauvres âmes éprises d’absolu, ne va pas tarder à être projeté sur des centaines d’écrans eux-mêmes grassement subventionnés pour promouvoir, selon les termes une fois de plus consacrés par le tout-Paris, le «rayonnement culturel du génie français». Vous en avez assez ? Moi aussi. Je suis donc allé voir Saraband à L’Arlequin, le dernier film (une fois de plus, le dernier, après pourtant Fanny et Alexandre, le précédent dernier, tourné uniquement pour le cinéma) d’Ingmar Bergman, unanimement salué par la presse. Dans ce concert d’éloges (après tout faciles car qu’aurait-elle pensé, la critique, d’un tel film, s’il n’était pas venu «couronner», selon ses termes, la carrière de Bergman mais s’il avait lancé celle d’un inconnu ? J’arrête-là mon ironie…), dans ce concert d’éloges donc, bien des banalités : sur la maîtrise que démontre le vieux maître (Jean Roy pour L’Humanité), sur la simplicité de la réalisation (Thomas Baurez pour Studio Magazine, Jean-Philippe Tessé pour Chronic’art), sur la lucide cruauté des rapports dévoilés entre personnages (François Maupin pour le Figaroscope, Olivier De Bruyn pour Le Point) qui n’excluent pas, bien au contraire, une bouleversante harmonie, plus fragile d’être seulement entrevue (Thomas Sotinel pour Le Monde, Didier Peron pour Libération). Bien, et alors ? Je ne suis vraiment pas qualifié pour parler de cinéma mais je demande néanmoins, benoîtement : où est le critique ayant affirmé que le prologue et l’épilogue entourant le film proprement dit constituaient une espèce d’enchâssement (un seuil métaphorique, ouvert et refermé par ce messager, ce véritable ange qu’est Marianne) nous permettant de goûter la subtilité d’une structure plus essentielle, mélodique, celle d’une sarabande où s’isolent toujours, dans le film (et dans la danse française à trois temps, voisine du menuet), deux personnages qui se font face ? Où est le critique ayant remarqué le caractère démoniaque, je dis bien démoniaque, sans aucune afféterie stylistique, d’Henrik (Börje Ahlstedt), le fils de Johan (Erland Josephson), caractère qui n’est jamais plus exacerbé que lorsque ce personnage tourmenté discute avec Marianne (Liv Ulmann) dans une église ? Je rappelle que, selon Kierkegaard, l’hermétisme infernal appelle de ses vœux – et redoute bien sûr – l’ouverture que représente le Bien, symbolisé, dans le film, par la prière bouleversante de Marianne, hermétisme lui-même tragiquement signifié par le suicide d’Henrik, qui illustre cette vérité bernanosienne : la haine absolue est d’abord celle que témoigne à sa propre âme celui qui ne s’aime pas. Qui a d’ailleurs remarqué, hormis Didier Peron pour Libération que Johan, recevant son fils, lit Enten-Eller (Ou bien…Ou bien) de Kierkegaard justement, le vertige des possibles étant en somme annulé par la haine que se vouent les deux hommes, le père et son fils, par cette sorte de raideur de Johan à l’endroit de la grâce, peut-être entrevue et refusée lors de la splendide scène de «nuit spirituelle» que traverse le vieil homme, pleurant, suant et nu, cherchant un peu d’amour auprès de celle qui fut sa femme ? Qui a analysé ce film en privilégiant son motif secret, ce visage d’Anna, prénom de l’épouse disparue d’Henrik et premier titre du film de Bergman (qui ne pouvait songer qu’à sa propre épouse, Ingrid von Rösen, décédée d’un cancer de l’estomac en 1995), en comprenant alors quelle espèce de Reprise kierkegaardienne, mais inversée, incestueuse, démoniaque, Henrik, le père torturé, jouait avec sa fille, Karin (Julia Dufvenius) ? Qui a vu qu’à la mort de la femme aimée correspondait, dans un jeu spéculaire qui renvoie à l’admirable Sacrifice de Tarkovski, la renaissance,

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fût-elle bien éphémère (un bref sourire) de la fille, enfermée à l’asile psychiatrique, de Marianne ? Ainsi Bergman nous fait-il entrevoir qu’une reprise est bel et bien possible mais que, inattendue et miraculeuse, elle est par définition libre comme le souffle de l’Esprit. Sur ce dernier point toutefois, je suis de mauvaise foi car Jean-Michel Frodon, pour Les Cahiers du cinéma, a effectivement analysé cette thématique qui est, sans doute, le motif dans le tapis du film de Bergman. Pauvre, pauvre cinéma français, enfoncé sous des kilomètres de merde commercialement odorante et incapable, hormis de bien trop rares exceptions, de sonder quelque gouffre que ce soit, non pas ceux (les mêmes ?) de la damnation ou de la grâce – mon Dieu, ceux-là sont totalement hors de sa portée de nain ! – mais uniquement celui d’un solipsisme bavard et d’une insignifiance prétentieusement commentée, d’un onanisme frénétique et d’une hilarante sottise.

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Propos virtuels mais néanmoins tranchés 6 janvier «Un excès de réflexion rend malheureux ou mystique. Finalement, Wittgenstein était un mystique, comme Kafka. Sauf qu’il travaillait avec un autre matériau : la logique. Il lui a fallu détruire des mondes jusqu’à ce que sous les ruines scintille soudain sa foi, comme une pierre précieuse.» Imre Kertész, Un autre. En France, le phénomène que décrit Hubert Guillaud est encore certes peu répandu mais, à plus ou moins court terme sans doute, les principales maisons d’édition françaises (et les petites devront ne pas négliger les sites de critiques littéraires (qui fleurissent comme des champignons sur de la matière en décomposition…), non par une générosité difficilement conciliable avec les impératifs économiques auxquelles elles sont soumises mais plutôt parce qu’elles auront pris conscience du phénomène tout simple (en fait, redoutablement complexe) décrit, celui du bon vieux «bouche à oreille» qui, sur la Toile, devra désormais changer de nom : quelle expression lui préférer sinon la piètre «Des yeux aux yeux» ? Admettons mais je ne puis que m’interroger, exemple personnel à l’appui puisque j’ai publié, dans la Zone, de nombreux et longs extraits de mon essai sur l’œuvre de George Steiner, sans toutefois mesurer une quelconque «explosion» des ventes de ce livre très mal édité, il faut le dire, par L’Harmattan. Il est vrai que, ayant eu la curiosité de taper «George Steiner» dans les moteurs de recherche propres aux principaux sites de vente en ligne, j’ai pu constater une progression sensible de mon livre dans le classement des «titres les plus recherchés» par les internautes qui l’ont peut-être même commandé. Pas de quoi toutefois, je vous le jure, m’acheter une agréable mansarde dans quelque lande isolée d’Irlande. Autre exemple, auquel les intéressés seuls pourront répondre (j’ai toutefois ma petite idée là-dessus…), c’est-à-dire Joseph Vebret, Matthieu Baumier et Alain Santacreu : je ne suis pas certain que la publicité virtuelle faite à propos de leurs revues respectives, Le Journal de la culture, La Sœur de l’ange et Contrelittérature, soit forcément un gage de ventes sonnantes et trébuchantes puisque se posent ici aussi des problèmes bien concrets de distribution en kiosque ou en librairie, au moins pour les deux derniers de ces très beaux objets… Beaux mais rares. En fait, je rappelle aux analystes de tout poil captivés par le phénomène, bientôt interplanétaire on nous le promet, des blogueues, cette évidence : de plus en plus, les crétins avinés de télévision qui jusqu’à présent étaient frustrés de ne pouvoir nous délivrer leurs impérissables vues eschatologiques sur le derrière affriolant d’Alizée, ont vite fait de comprendre le formidable relais que constituait la Toile pour leurs épanchements de morne synovie. En général, ces flots d’ordure, pour laisser reposer leur limon puant, choisissent pour se déverser cet inestimable fosse à purin que constitue le principe du forum virtuel. Les forums ! Dieu que j’en ai arpentés depuis mes premières explorations de la Toile, en rapportant parfois d’étranges maladies de peau, plus douloureuses que des écrouelles ! Celui par exemple, aujourd’hui disparu et d’assez grande qualité, d’Immédiatement, celui, étonnant, de Subversiv qui est une mine d’informations en tous genres, celui, scandaleusement débile, du Magazine littéraire, forum que j’avais fait littéralement imploser sous son propre poids de crasse et de bêtise, celui encore de Chronic’art et, fangeusement abject et hanté par deux marsupiaux énucléés, paraît-il fort célèbres, Koozil et Donz Soprano, de Technikart. Combien d’autres encore, comme ce cloaque malodorant pour lilliputiens nabiques. Très vite, je me suis rendu compte d’une vérité inattaquable, d’un dogme qui devrait être gravé au burin sur tous les frontons de ces latrines sans existence autre que virtuelle : il est pratiquement impossible de nourrir une discussion intelligente sans qu’un putride crétin, en général anonyme, ne vienne polluer le débat en cours. D’où mon refus, mal compris de certains, de laisser ouverts mes commentaires. D’où ma décision qui, à l’usage, s’est révélée fort concluante : la Zone est ouverte à qui le souhaite, comme lors de la fameuse «dispute» à deux (Moury/Rivron) puis à trois et quatre au sujet de la catastrophe en Asie du Sud-Est. Quitte à déplaire aux nombreux gribouilles stochastiques qui ne pensent, en écrivant, qu’à s’amuser ou presque, je répète cet impératif kantien : la prise de parole doit être un risque, celui auquel s’expose comme à une corne de taureau celui qui dialogue. Un risque et aussi un effort de

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distanciation critique, de non-immédiateté, id est de médiateté, de retenue, de réflexion et de solitude, de silence ou, nous dit Dominique Autié, de «taciturnité», principes élémentaires qu’ignore le forum, royaume de l’à peu près, de l’éjaculation (précoce) pseudo-intellectuelle et surtout, surtout, d’une invincible mauvaise foi qui, elle, ne demande qu’à se répandre largement, comme une vague de merde emportant tout sur son passage. J’oubliais mais les lecteurs de philosophes tels que Platon auront complété en silence ma petite liste de vertus que Renaud Camus a intelligemment faites siennes dans l’un de ses remarquables ouvrages, Syntaxe ou l’autre dans la langue : il manque, condition essentielle, sine qua non de tout dialogue, l’amitié, tuf primordial du désir de vérité sans lequel nous ne ferons rien de plus que bavarder, parfois sans talent. Drôle de texte sous la plume virtuelle d’Alina Reyes écrit à la date du 5 janvier 2005, où elle évoque, pêle-mêle, un coq qu’elle a vu en demi-rêve ou plutôt trois puisque sont également mentionnés les deux qu’étudie, en effet génialement, George Steiner dans ses Passions impunies (No Passion spent ; en fait, l’édition française ne reprend que quelques textes de l’édition originale). Elle cite, une fois de plus, Baleine de Gadenne mais pas un autre de ses romans, La Rue profonde, où le narrateur, la nuit tombante, est hanté par le martèlement des sabots d’un cheval, qu’il faut peut-être, comme le cétacé échoué sur la plage du monde, sauver de l’horreur et des ténèbres. Curieux, aussi de considérer que certains des noms qu’elle cite dans ce texte, Wittgenstein, Agamben, me sont fort connus. Du premier je ne recommanderais jamais assez la lecture des bouleversantes Remarques mêlées plutôt que celle, difficile tout de même, de son Tractatus logico-philosophicus, où j’ai retrouvé cette observation, lourde de sens à notre époque et si l’on se souvient, ici même, de la remarquable «disputatio» entre Francis Moury et Serge Rivron : «J’ai dit un jour, et peut-être à juste titre : De l’ancienne culture il ne restera qu’un tas de décombres, et pour finir un tas de cendres, mais il y aura des esprits qui flotteront sur ces cendres «. Agamben ? Ce philosophe politique m’a longtemps passionné, surtout par son usage intelligent, presque boutangien, des trésors déposés dans l’étymologie des langues. J’ai tellement lu de ses ouvrages (d’abord Le Langage et la mort, puis, sans ordre bien précis, Idée de la prose, Homo Sacer, L’Ouvert, Ce qui reste d’Auschwitz, La Fin du poème, etc.) avant que son parti-pris communiste, voire révolutionnaire n’apparaisse un peu trop systématiquement. Journal du 16 septembre 2003 «Idée d’un article sur Cœur des ténèbres après la lecture stimulante du livre de [Sven] Lindqvist [Exterminez toutes ces brutes, publié par le Serpent à plumes en 1999] qui, hélas, à mon sens, se sert du conte maléfique comme d’un prétexte assez vite éventé. Son interprétation extrême, je la partage pourtant et la fais mienne, en étudiant ainsi l’épuisement de la voix de Kurtz, son évaporation [que j’évoque longuement dans mon article paru dans Le Journal de la culture]. A mon sens, cette lecture symbolique qui voit dans ce conte un trou noir est plus valable que celle de l’habile suédois : [car], même métaphysique, ma lecture est d’abord littéraire. Belle idée de ce voyage au désert sur lequel l’auteur ne donne guère d’explications, si ce n’est, assez fortement, de retrouver ce qui était déjà là, en germe. J’ai même fait, pour cet article qu’il me reste à écrire [refusé par La Revue des deux mondes et publié, je l’ai dit, par Le Journal de la culture], un petit schéma fastidieux qui entremêle Conrad, Sologoub, Broch, Bernanos, Steiner et combien d’autres !».

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Le Soulèvement contre le monde secondaire ou le manifeste d’un homme droit 10 janvier «Entre les forces de la tradition et celles de l’avancée permanente, de la mise à l’écart, de la destruction, il y aura la guerre.» Botho Strauss, Le Soulèvement contre le monde secondaire.

À Lucien Suel.

J’avoue, à ma grande, honte, que je ne savais pratiquement rien de Botho Strauss avant que Lucien Suel n’ait l’excellente idée de m’en parler, m’adjurant de me procurer l’ouvrage intitulé Le Soulèvement contre le monde secondaire (L’Arche, 1996) et précisant que c’était dans ce livre que, pour la première fois, il avait lu le nom de Nicolas Gómez Dávila. En fait, c’est un article qui a servi de postface à la traduction allemande des Réelles présences de George Steiner qui a donné son titre à ce recueil composé de trois textes. Selon Strauss donc, le «monde secondaire» dont il s’agit s’oppose point par point au «monde primaire» si je puis dire (le monde «premier» ou «réel» conviendraient mieux), c’est-à-dire à celui de la «réelle présence» dans lequel «la doctrine sacramentelle élargie à l’art, est convaincue que le portrait de la jeune fille ne montre pas une jeune fille, mais qu’il est cette jeune fille même sous l’aspect de la couleur et de la toile». Ce texte de commentaire plus que de présentation est remarquable même si je suis quelque peu en désaccord avec Strauss lorsqu’il affirme que «Le livre de Steiner [Réelles présences donc] est écrit dans la claire perception que le minuit de l’absence a été franchi». Non, c’est bien mal connaître le pessimisme foncier caractérisant l’œuvre steinerienne, hantée par la déréliction et la surrection concomitante, partout triomphante, de la médiocrité journalistique. Sur les œuvres de George Steiner comme sur celle de Wladimir Weidlé évoquée dans ces lignes d’ailleurs, bien abusive serait l’interprétation optimiste (de gauche ?) insinuant que nous aurions franchi «le minuit de l’absence». Il est vrai que, pour cette même gauche culturelle, partout triomphante, il n’y a jamais eu de Vendredi, de Samedi ou de Dimanche mais un merveilleux premier matin désireux, sur la «vieillerie poétique» donc réactionnaire, de darder ses puissants rayons destructeurs… Passons, les cadavres finiront bien par laisser la place, sur les tréteaux où ils se produisent, à quelques vivants. Je suis parfaitement d’accord en revanche sur cette notation, que j’ai à ma façon illustrée dans un des textes (consacré à Ernest Hello et Arthur Rimbaud) composant ma Littérature à contre-nuit, à paraître aux éditions A contrario : «La langue ne nous abandonne pas dans le silence, mais seulement dans l’a-logos, dans le déliement de la forme, du sens, et de l’auctoritas de la signification».Le deuxième texte de ce livre est consacré à un écrivain quasi inconnu, Rudolf Borchardt (aux éditions Verdier a paru un ouvrage intitulé Déshonneur et c’est… bien tout ce que j’ai pu trouver de cet auteur en langue française, ce qui n’étonnera personne je crois…). Voici ce qu’écrit Strauss de Borchardt : «Il n’a pas fait moins pour le surgissement du passé que n’a fait Musil pour faire naître la modernité et le monde contemporain. Et il n’est plus si facile de définir ici clairement laquelle de ces deux productions est la plus importante et la plus lourde de conséquences, puisque désormais nous sommes soumis à ces deux héritages dans la même mesure et dans le même temps».Le troisième texte enfin, intitulé Le chant tragique monte, extraordinaire je ne crains pas de l’écrire, à vrai dire même l’une de mes enthousiasmantes découvertes récentes, à l’exemple de ma lecture de Syntaxe de Renaud Camus (d’ailleurs, Strauss écrit, comme Camus, que «L’immédiateté du Moi est la ruine des sentiments») ou de Stalag de Jean Védrines (j’ai écrit un petit texte critique sur ce splendide roman que Joseph Vebret m’a promis de publier dans la prochaine livraison du Journal de la Culture, faute de place dans le numéro qui paraît dans quelques jours…). Il faut lire intégralement ce petit bijou de perspicacité et de colère qui propose, de l’homme de droite (bien sûr, Strauss n’est pas un naïf qui remarque judicieusement que : «L’homme de droite – quand droite a quelque chose à faire avec rectitude – est un homme en marge») une définition que je tiens pour définitive et que nous devrions tous apprendre par cœur pour la jeter à la figure non seulement des hommes (s’il en reste) de gauche mais aussi (je suis bien certain qu’il n’y en aurait plus guère selon les critères de Strauss !) de droite. Je me permets donc de citer in extenso cette définition rien moins que métaphysique : «Être de droite, non par conviction bon marché, pour des visées vulgaires, mais de tout son être, c’est céder à la puissance supérieure d’un souvenir, qui s’empare de l’être

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humain, et pas tant du citoyen, qui l’isole et l’ébranle au milieu des rapports modernes et éclairés où il mène son existence habituelle. Cette pénétration n’a pas besoin de la mascarade abominable et ridicule d’une imitation servile, ni qu’on aille fouiller la brocante de l’histoire du malheur. Il s’agit d’un acte de soulèvement autre : soulèvement contre la domination totalitaire du présent qui veut ravir à l’individu et extirper de son champ toute présence d’un passé inexpliqué, d’un devenir historique, d’un temps mythique. A la différence de l’imagination de gauche qui parodie l’histoire du Salut, l’imagination de droite ne se brosse pas le tableau d’un royaume à venir, elle n’a pas besoin d’utopie, mais elle cherche le rattachement à la longue durée, celle que rien n’ébranle, elle est selon son essence souvenir de ce qui gît au fond de nous, et dans cette mesure elle est une initiation religieuse ou protopolitique. Elle est toujours et existentiellement une imagination de la Perte et non de la Promesse (terrestre). C’est donc une imagination de poète, depuis Homère jusqu’à Hölderlin». C’est dit, le grand écrivain, ce que nous savions déjà depuis belle lurette, ne peut qu’être de droite, à condition que nous entendions ce terme dont se réclame même, paraît-il, le grand Mamamouchirac, dans le sens défini par Strauss et uniquement dans ce sens-là. Inversement, la gauche, elle, «est dans les cercles intellectuels publics, ces esprits avertis et contrits, gardiens de la conscience qui utilisent la station verticale essentiellement pour accéder au micro ou à la première estrade venus, et à présent s’acharnent, tous autant qu’ils sont, à l’effort désespéré de procéder à une conjuration par des moyens rationnels, comme s’ils visaient à obtenir, du moins pour eux-mêmes et pour leurs discours, cette autorité magique et sacrée qu’en tant que gardiens bien droits ils combattent avec la dernière énergie». Je me demande enfin si nous ne pourrions pas appliquer cette dernière réflexion de Botho Strauss au phénomène des blogueues, particulièrement au mien, combien de fois taxé d’élitisme par des imbéciles qui ont oublié de se nettoyer les pieds avant de franchir le seuil de la Zone : «Élitiste ! – aujourd’hui comme hier, c’est là une injure, alors qu’au contraire «élite» circule de nouveau dans nos salons – quoi qu’il en soit, pour nos fins propos, il s’agit d’une notion dérisoire, face au fait qu’il n’est plus de survie possible que dans d’étroites enclaves littéraro-écologiques, dans des «réserves» de la pensée et du sentiment. Quant au reste : il s’agit d’eaux trop pleines de nitrates, à la suite d’une vidange des canaux publics». «Une vidange des canaux publics»… L’éboueur infatigable, voire insatiable que je suis n’a pu que sentir, le long de son épine dorsale, un délicieux frisson explosant, dans les terminaisons nerveuses de ses narines, en bouquet de fragrances putrescentes.

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Ce goût immodéré pour l’hermétisme ou parabole d’une lecture bien faite 24 janvier «À l’homme en tant qu’information, ne peut guère faire face que l’homme en tant que silence.» Paul Celan, Le Méridien. Alors que je suis plongé, depuis quelques jours, dans la lecture exaltante (et difficile, voilà de quoi me réjouir) d’un passionnant ouvrage d’Hadrien France-Lanord consacré aux liens subtils qui ont unis Paul Celan et Martin Heidegger (publié chez Fayard, dans une magnifique collection dirigée par Pierre Legendre, j’y reviendrai), le salut le plus élémentaire que je puisse adresser à ces millions de morts est bien d’évoquer Auschwitz, au travers d’extraits de mon livre sur George Steiner. Deux textes donc, d’abord L’aporie d’Auschwitz ou le triomphe de la Machine puis Auschwitz est-il un Golgotha en creux ? Dans bien des conversations que j’ai eues avec mon ami le plus proche, Thomas, à qui je dois finalement mon installation à Paris (et le sentiment d’une force nouvelle après des semaines d’errance et de vide, à Lyon, et la réalisation, peu ou prou, d’une espèce de Reprise qui est une grâce…), revenait avec une insistance douloureuse ce reproche qu’il me faisait, celui de me complaire dans une écriture difficile, tortueuse, surchargée de références, parfois d’énigmes que je disposais çà et là comme autant de clins d’œil déchiffrables par de petits lettrés, voire de pièges. En bref, plus qu’une prose «surécrite» selon le terme employé par Borges parlant de la rédaction de ses fictions, un facile refuge dans l’hermétisme déchiffré par quelques happy few dont il ne faisait pas, à l’évidence, partie, voilà bien la critique essentielle qu’il me fallait tenter de contrer sans relâche, y compris maintenant. J’ai toujours très mal accepté ce reproche, cause d’une colère qui allait grandissant dès que nous revenions à cette question, n’y voyant, de la part de mon contradicteur occasionnel et finalement si peu littéraire, pardon de le dire, qu’une invincible paresse et un refus, épidermique et de ce fait bien incapable d’être argumenté, de la difficulté, je dirais même : une peur panique devant la difficulté, celle d’un style mais aussi d’une pensée. Je n’aurais pas l’outrecuidance ridicule de prétendre que ma pensée est originale, n’ayant rien de ces professeurs de philosophie qui tutoient Nietzsche, Kierkegaard ou Heidegger en faisant montre d’une dégoûtante familiarité à l’égard de ce tout-autre qui les dépasse de mille, de cent milles coudées : une pensée justement, non un commentaire, aussi savant fût-il, voire génial (ce que le leur n’est assurément pas et ne sera jamais !), et une pensée indissociable d’une vie marquée par l’épreuve, marquée au fer rouge de ce qu’exigeait de sacrifices, de douleurs et de solitude immense le chemin entrevu et, une fois chois, inébranlablement poursuivi jusqu’au péril extrême de la folie ou de l’échec. Non, je n’ai rien d’un penseur puisque tout ce que j’écris, y compris des livres, ressort en dernière analyse au genre du fragment, brillamment illustré par quelques modèles comme Joubert, Novalis, Lichtenberg ou, bien sûr, Nietzsche. Pourtant, quitte à déplaire, je dois affirmer que j’ai un style et que, bon an mal an, celui-ci doit bien tenter d’évoquer quelque chose de ma pensée, de ses contradictions, de ses errances, de ses fantômes et, parfois mais bien rarement, de la lumière interlope, conquise en somme à contre-nuit, qui accueille le marcheur exténué au sortir d’une forêt. La clairière ne marque rien de plus qu’une halte temporaire car, de nouveau, nous devons pénétrer dans le haut massif de bois sombres qui se tient devant nous et avale la douceur de cette lumière qui n’aura donc été, lueur frôlant les sables mouvants plutôt que le seuil véritable, que l’entre-deux trompeur, l’orangeraie qu’évoque Yves Bonnefoy, où l’on peut se retenir afin de puiser de nouvelles forces ou, au contraire, s’endormir, croyant que nous sommes parvenus au bout de l’effort. Or, non, celui-ci reste à accomplir, comme le chemin d’ailleurs qui mobilise ses plus secrètes ressources. J’oubliais : no hay caminos, hay que caminar… c’est une évidence, de même que celle consistant à affirmer que mon esprit répugne à l’esprit de synthèse, systématique autant que systémique, et ce depuis mes années de lointaine scolarité, comme le constata d’ailleurs bien vite mon professeur de philosophie de khâgne, qui jamais ne me crut bon penseur, et il n’avait pas tort de le croire, bien sûr, si l’acte de pensée signifiait, d’abord et quoi qu’on en dise, le fait de rendre dans les temps une jolie petite copie à la

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mécanique si bien huilée qu’en quatre pages doubles quadrillées, elle se vantait de pouvoir apporter une solution au mystère, pardon, au problème philosophique du Mal... L’un des indices, à vrai dire plus que cela : l’indice même qui me convainc que je suis en face d’une pensée est le style, son style justement, le style même de cette pensée qui, quelle qu’en soit la difficulté (celle-ci, parfois surestimée, n’est que bien souvent l’effet d’un manque d’habitude ou d’accoutumance, tant il est vrai que le fait de se plonger dans une écriture est une drogue, dispensatrice de dangers et de délices…), jamais, jusqu’à présent, ne m’a poussé à abandonner la lecture d’une œuvre. L’inverse est vrai et s’est ainsi en revanche systématiquement vérifié : alors que j’ai avancé et continue de le faire avec difficulté mais sans témoigner de relâche dans les écrits d’un Husserl, d’un Wittgenstein ou d’un Heidegger, il m’est parfaitement impossible d’achever le livre d’un de ces auteurs mineurs que les ruses de l’édition remettent ou tentent de remettre au goût du jour : Jacques Ellul, largement réédité par La Table ronde. Se revendiquant pourtant d’une prestigieuse lignée bloyenne, j’avoue éprouver toutes les peines du monde à terminer la Nouvelle exégèse des lieux communs de cet infatigable polygraphe qu’était Ellul et, si je ne puis parvenir à refermer ce livre, c’est que, je n’ai pas tardé à me l’avouer (aveu qu’explique ma répugnance presque maladive à abandonner quelque livre que ce soit, y compris le plus franchement mauvais), son écriture en est bâclée, que le style est l’inconnue – la seule – de cette équation posée par Ellul et prétendant sonder le problème d’une modernité secrétant des truismes s’en jamais paraître en extraire leur jus le plus subtil. A l’inverse, même truffés de fautes de frappe dues à une absence tout de même assez choquante de relecture et de correction pour un éditeur jouissant d’une réputation (justifiée) de sérieux, j’ai littéralement dévoré les Cheminements et Carrefours de Rachel Bespaloff (qui se suicida le 6 avril 1949), recueil d’articles réédité par Vrin, l’édition originale datant de 1938 qui fut publiée par les soins de Louis Gouhier, convaincu du talent de Bespaloff grâce à l’amicale insistance de son ami Gabriel Marcel. Dans ces articles (en fait, de véritables études, parfois étonnantes de pénétration attentive, ainsi du texte consacré à La Répétition du philosophe danois) consacrés à Green, Malraux, Kierkegaard, Marcel ou Chestov, indiscutablement, se lit une pensée et s’écoute, puisqu’il s’agit bien d’une petite musique à laquelle d’ailleurs Rachel Bespaloff est elle-même extrêmement sensible lorsqu’elle devient lectrice, un style. Finalement, dans ce domaine de l’art que l’on croit à tort désincarné et que l’on réduit ignoblement, de fait, à un sordide et éthéré esthétisme de salon, c’est comme toujours la volonté ou son absence maladive qui dégage une ligne de crête entre ceux qui savent lire et ceux qui ne le savent pas. C’est la peur je crois de se confronter à l’inconnu qui déplaît parce qu’il risque de faire sortir de ses gonds bien huilés la porte battante de l’habitude et la certitude refusée, contre tous les conformismes à la petite semaine entretenus par la faune bavarde des mauvais lecteurs, qu’une véritable lecture doit bouleverser une existence. Tout le reste n’est que sirop d’universitaire ou glu de conversation de troquet, si affronter une nouvelle voix, lutter contre la prégnance invincible d’une grande œuvre c’est aussi, c’est d’abord n’est-ce pas, accepter de s’exposer à la lumière brûlante d’une rencontre et c’est bien elle et elle seule qui nous terrorise.

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Chris Foss ou l’éveil insoupçonnable 26 janvier Bien des années avant que je ne découvre les œuvres d’un Goya, d’un Rembrandt ou d’un Dürer, je suis resté dans ma chambre, durant de longues journées d’une réclusion délicieuse, rêveuse, à feuilleter un album que m’avait offert l’un de mes cousins, graphiste de métier et qui n’ignorait pas mon goût prononcé pour la science-fiction. Ce livre, paru en 1978 je crois et aujourd’hui épuisé, je le feuillette encore de temps à autre, n’y trouvant plus, le contraire eût été pour le moins suspect, le charme et l’invitation au voyage que je croyais y lire durant mes jeunes années. Ce livre est un album réunissant les œuvres les plus connues de Chris Foss, que je m’amusai alors à reproduire, tout comme celles d’un Tim White. Mes dessins, parfois réussis, doivent dormir quelque part, alors que l’album de Foss est parfaitement visible dans la bibliothèque de mes parents, ceux-ci ayant poussé le luxe jusqu’à décider de le faire relier à neuf, tant mes consultations avaient endommagé ce livre, que les bien des amateurs du genre doivent chérir comme l’un de leurs trésors de guerre. Je me demande parfois ce qui a tant pu m’attirer dans les dessins certes impeccables de l’illustrateur britannique, qui avait travaillé pour les projets de Dune (l’adaptation qu’en rêvait de réaliser Jodorowsky), d’Alien (son vaisseau, le Nostromo, reste toujours impressionnant de puissance) ou de Superman (avec les superbes décors de la planète Krypton) avant qu’ils ne soient tous abandonnés au profit de maigres œuvres d’imagination. A l’inverse d’un piètre Siudmak ou même d’un Gyger parfois surestimé, Foss ne se mêle pas de métaphysique, ne délivre presque jamais le moindre «message» : il dessine et c’est bien assez. Ses machines versicolores et hirsutes, impeccablement exécutées à l’aérographe, semblent ainsi parfaitement adaptées à leur unique mission, qu’il s’agisse de fendre les brumes épaisses de quelque planète inhospitalière, s’enfoncer dans un espace que l’on devine bien évidemment inconnu et riche de découvertes ou transporter vers quelque destination périlleuse des millions de fantassins suréquipés comme ceux de Starship Troopers d’Heinlein. En un mot, ses vaisseaux spatiaux sont improbables et, parce qu’ils indiquent une cohérence certes organique, mais avant tout esthétique, entre leur milieu exotique et le génie d’une espèce (rien ne nous prouve qu’il s’agisse de l’homme…) qui a dû les construire pour s’en affranchir ou bien l’explorer, ils sont beaux. Ainsi, à mille lieues des impératifs techniques rigoureux auxquels doivent bien se plier les techniciens de la Nasa ou de l’ESA s’ils veulent que leurs sondes d’une laideur caractéristique puissent tout de même survivre au vide de l’espace, c’est la parfaite inutilité des machines inventées par Foss qui confère à ces dernières une étrange lueur ou même, je n’ai pas peur de l’écrire, une espèce d’aura que je ne retrouve plus, et encore, bien rarement, que lorsque, rêvant, je m’imagine arpentant le tarmac d’un spatioport écrasé de lumière aux côtés d’une Rydra Wong, l’héroïne de Babel 17. C’est aussi, je crois, le fait de contempler, émerveillé, les carlingues futuristes imaginées par Foss qui, je ne saurais trop à présent démêler le complexe écheveau des appels, des incitations, des paresses, des procrastinations, des influences et des refus ayant dégourdi mon imaginaire, c’est donc le fait de lire et, d’une certaine façon, de tenter de déchiffrer les rébus colorés que me proposaient les meilleurs illustrations de Foss qui m’a ouvert l’infini des lectures. Comment pourrais-je donc taire cette influence lointaine, peut-être (certainement) ridicule mais néanmoins séminale ? Tous les commencements de quelque sincérité, n’est-ce pas, sont non seulement minuscules mais aussi insoupçonnables.

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L’Aventure dans le plat pays de Flatland 28 janvier «Lait noir de l'aube nous le buvons le soir le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit nous buvons et buvons nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré.» Paul Celan, Fugue de mort. La polémique déclenchée jadis par les propos d'Hannah Arendt sur la banalité du Mal, celle, inepte et bien évidemment journalistique, ayant lamentablement accueilli la récente adaptation cinématographique des dernières heures d'Hitler reçoivent pourtant, chaque minute, une confirmation par l'évidence qu'il ne nous appartient même plus de contester. Enfer moderne, donc plat et refusant la moindre transcendance, fût-elle négative, enfer ridicule, ouinien, banalisé à l'extrême, sponsorisé même, mais oui, par la plus crasse vulgarité commerçante. De combien de gosses cet ogre s'est-il repu ? Il continuera à dévorer, n'en doutons pas car le Moloch est insatiable. La gamine qui sur ce blogue (depuis fermé), exprimait sa douleur dans un langage à peine articulé se serait, selon Le Monde, jetée du haut d'une falaise avec une amie. Au rebours du misérable discours psycho-sociologique qui légitime aujourd'hui n'importe quelle révolte, y compris les moins admissibles, je me demande pourtant si ce n'est pas, finalement, l'incapacité de trouver un langage autre qu'estropié, pitoyable mais fun, défait pour dire le Mal et le désespoir, qui accélère la chute de ces pauvres dans l'abîme incolore. Attendons aussi, car il faut toujours que le sordide paraphe l'abject, attendons le message suintant de fausse tristesse et de componction miséreuse que ne manqueront pas de rédiger les patrons de Skyblogue. Alors que l’avenir éditorial de l’écrivain semble de nouveau incertain, Marc Alpozzo a parfaitement raison de défendre Dantec car, quoi que l’on pense des défauts de ses textes (je n’ai jamais été, faut-il le rappeler, un lecteur permissif), de ses outrances verbales ou de ses positions politiques, il faut tout de même ouvrir les yeux et admettre cette évidence : Dantec est l’un des rares (je reste mesuré) écrivains français qui tente de penser la sortie de l’Occident hors du nihilisme (annoncé par Nietzsche, avec quel éclat prophétique ! et maintes fois génialement analysé par Heidegger) dans lequel il a sombré, malgré les beaux discours de nos dirigeants et de certaines de nos admirables consciences morales qui nous assurent que notre avenir, quoique sombre, finira par voir le triomphe du Bien sous les dehors du Progrès de la Civilisation. Dantec est, à sa façon, un aventurier du Verbe. Je ne voudrais pas que l’on considère cette phrase comme une vulgaire accroche journalistique tentant comme il se doit de faire saliver les fans de l’écrivain en leur distillant quelques maigres informations habillées d’une fumeuse ambiance néo-gothique. Il y a des professionnels du cirque pour distraire les foules en délire et je crois qu’elles s’amusent suffisamment dans notre belle République depuis maintenant plusieurs dizaines d’années. Répétons donc que Dantec n’est pas une sorte de Gourou halluciné mais un écrivain, ce qui est à la fois une espèce bien plus commune et pourtant d’une tout autre épaisseur existentielle. Je suis pour ma part l’homme le plus sérieux du monde toutes les fois que j’évoque l’œuvre de Dantec qui, en ces jours de commémoration faisant verser aux animalcules libérés (de quoi ? Pas de leur maigreur intellectuelle et de leur antisémitisme viscéral…) quelques fausses larmes de compassion, tente, à sa façon, de fouiller l’insondable gouffre dans lequel la parole est tombée. Car la parole, je reste volontairement flou, a chuté, n’en doutons pas. Car l’écriture de Dantec, qui n’a bien évidemment pas connu dans sa propre chair l’horreur des camps à la différence d’un Primo Levi, d’un Jean Améry ou d’un Imre Kertész, est elle aussi pourtant née d’Auschwitz, est elle aussi hantée par l’horreur, ne craint pas elle aussi de tenter la descente aux Enfers, sans être bien certaine d’escalader ensuite quelque montagne auréolée de lumière. En lisant ces lignes, les imbéciles (y compris parmi les mauvais lecteurs de Dantec, il y en a bien sûr…) riront sans doute aux éclats. Peu importe, ces rieurs sont probablement ceux-là mêmes qui estiment que l’écriture n’a pas à se soucier de pareil gouffre dévorant alors que, quelle que soit la parade d’insouciance exécutée par ces paons, rien à faire, le langage tombe dans le puits en dégageant de formidables quantités d’énergie, qui seules

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peut-être empêchent que l’univers ne s’effondre puis se dissipe en une pulvérulente néance (je dis biens : néance, à la fois néant et béance). Encore faut-il savoir lire, et (donc) écouter. Alors que, comme les myriades d’étoiles composant notre galaxie gravitent autour d’un immense vortex, toute parole qui se risque, délivre, avant de sombrer à son tour dans le gouffre, la clarté d’un éveil. Assurément, la parole de Dantec est de celles qui se risquent et risque beaucoup et, en risquant son salut, nous éveille et éclaire. Que cette clarté soit douloureuse n’est finalement qu’une caractéristique de sa nature.

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Circularité spéculaire de l’écriture 31 janvier «Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit te buvons à midi la mort est un maître d'Allemagne nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons la mort est un maître d'Allemagne son oeil est bleu il t'atteint d'une balle de plomb il ne te manque pas un homme habite la maison Margarete tes cheveux d'or il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une tombe dans le ciel il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître d'Allemagne.» Paul Celan, Fugue de mort. Comment concentrer, en une seule phrase et, si la gageure se révélait décidément impossible, en quelque court texte, l’essence d’une journée – je veux dire le moindre de ses instants, les faits et gestes les plus importants qui en charpentent la monotonie, évidemment les pensées les plus diverses voire contradictoires, elles-mêmes le fruit de lectures abondantes mais peut-être hâtives (dans ce monde de vitesse, la lecture est un plaisir de pure lenteur…), voire paradoxales –, comment faire jaillir d’une simple et banale journée son secret le mieux gardé, le nœud gordien tenant solidement ajointées les minuscules îles temporelles que représentent chaque seconde s’écoulant tout au long d’une journée et qui composent, en dépit même du paradoxe de Zénon d’Élée, cela, connu de tous, cette réalité pourtant indéfiniment fractionnable, atomisable, dissécable : une journée ? Peut-être cette mission est-elle rigoureusement impossible puisque, selon Novalis (Pollen, extrait de Semences paru chez Allia), «l’art d’écrire des livres n’est pas encore inventé» mais, ajoute-t-il toutefois en pensant sans doute à son propre travail et à l’œuvre à venir, il «est sur le point de l’être», affirmant encore que des «fragments de ce genre sont des semences littéraires» qui finiront bien, quel que soit le nombre élevé des «graines sèches» par éclore. Voyons si je puis, à mon tour, jeter au vent quelque graine fertile. Ainsi, si je voulais tenter cette salutaire fragmentation de l’écriture ou plutôt cette condensation de l’insignifiant en signifiant, en sens, il me faudrait trouver quelque relation entre l’irresponsabilité truande des patrons de Skyrock qui, on s’en doute, clament-ils pour se défendre, ne pouvaient imaginer un seul instant que l’une des gamines dont ils hébergeaient les hautes pensées existentielles allait se jeter du haut d’une falaise après avoir été lue par des centaines de paires d’yeux anonymes et les trémolos contrariés que poussent les journalistes commentant les morts et l’horreur qui, en Irak, pour la première fois depuis des décennies, ont accompagné l’exercice difficile, astreignant, quotidien (je reprends les lieux communs propre à cette engeance palabrante) et, là-bas (mais certes pas en France), meurtrier, de la démocratie. Ce lien du reste est parfaitement visible et tient en peu de mots : notre pays, qui s’est fait le champion de la transparence, crèverait littéralement de trouille s’il devait, pour élire ses représentants politiques, braver les éructations (et leur rigoureuse traduction en odieuses actions meurtrières) de quelques fous de Dieu. Les Irakiens eux, crèvent pour de bon, déchiquetés par les bombes des illuminés – que l’irresponsable Nabe, cet imprécateur nanométrique en bas de soie, magnifie on le sait – pour devenir libres mais, évidemment, nos «commentateurs» ne retiennent que les conditions dans lesquelles se déroule ce premier vote, conditions ô combien, à leurs yeux de prudents, peu démocratiques : présence de l’occupant (je parle des troupes américaines, bien évidemment, pas de quelques milliers sans doute de djihadistes étrangers qui, à l’égard du peuple irakien, témoignent d’un respect pour le moins peu visible et sans doute bien peu démocratique et qui, eux, n’ont strictement aucune raison de se trouver en terre irakienne si ce n’est pour y faire régner le chaos…), désir exprimé par ce même occupant «d’imposer la démocratie» (alors qu’il ne s’agissait d’abord, comme ils prétendent nous le faire croire, que de renverser un dictateur malade de son pouvoir sous de faux motifs d’intervention, voire des mensonges) ce qui, n’en finissent pas de gloser les imbéciles, est tout de même quelque peu contradictoire n’est-ce pas ? D’un côté donc, l’apologie d’une démocratie née pourtant, sur son propre sol, dans l’horreur révolutionnaire et les tueries qui l’ont suivie, accompagnée, langée allais-je écrire, démocratie et liberté pour lesquelles aucun Français

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qui se respecte (et les Français se respectent tous, c’est bien connu monsieur…), ne serait prêt à verser son sang. De l’autre, la fascination hypocrite pour une mort en quasi direct, ou, si l’on veut, en léger différé (j’ai pu ainsi parcourir le blogue en question, depuis lors fermé, quelques minutes après que j’eus appris la nouvelle du probable décès de la jeune fille), devant une gamine qui, quoi que l’on pense de son geste sordide, fait au moins ce qu’elle dit. Nous avons perdu le sens du sacrifice mais sommes parfaitement à même, sans jamais exprimer le moindre dégoût ou alors auréolé d’une sainte moraline, de venir renifler, qu’importe que les lieux du meurtre soient virtuels, les traces de sang laissées par une de ces adolescentes malades de ne pouvoir réellement dialoguer, d’être simplement vue et, ainsi exposée, moquée de tous, surtout de ceux, chiens hypocrites, qui lui ont assuré grâce à leurs moyens techniques une plateforme, disons plutôt une scène de théâtre qui, fût-elle ridicule, n’en offrira pas moins aux foules désemparées un réjouissant et propitiatoire spectacle. Nous ne sommes plus capables de risquer nos vies mais, devant la victime consacrée par la horde beuglant des mots incompréhensibles (allez donc faire un tour sur n’importe quel Skyblogue hébergé par la radio, d’une vulgarité sidérante, Skyrock, la nausée vous surprendra bien vite à la lecture de ces milliers de pages totalement dépourvues de la plus petite charpente et consistance ontologiques qui signifieraient encore, à tout le moins, que nous pourrions donner une réponse à un message provenant d’une de ces innombrables bouches déformées par la bêtise et la vulgarité…), nous traçons, non pas en silence mais en commentant le sacrifice à haute voix, le cercle que forment spontanément les badauds autour d’un accident. La parabole est donc parfaitement claire. Nous craignons la mort, que nous ne savons plus voir ailleurs que sur un écran mais devons toutefois, pour apaiser l’Idole, lui livrer quelques victimes, courageuses en Irak, paumées et malades d’ennui et de désespoir en France. Parfaitement clair, disais-je ? Il me faut pourtant poursuivre, puisque le nœud que je prétendais nouer entre les différentes pensées ayant éclot durant ce maussade dimanche, est rien moins que lâche, continuer afin de rendre viable et grosse peut-être, de quelque future plante, cette graine que Novalis même n’a sans doute jamais rêvé de pouvoir tenir au creux de sa main. Continuer ainsi : Vertiges, selon le beau titre d’un ouvrage de W. G. Sebald où se croisent les voix tourmentées de Stendhal, Kafka, Casanova et l’auteur lui-même bien sûr, où se lisent en filigrane celles d’un Roberto Bazlen (auteur de Trieste, traducteur en italien de Kafka et de Musil, Bazlen lui-même évoqué par Enrique Vila-Matas dans Bartleby et compagnie et par Daniele Del Giudice dans Le stade de Wimbledon, Bazlen qui fut l’ami de Roberto Calasso, l’auteur de l’étrange et labyrinthique Ruine de Kasch mais aussi d’un livre qui m’avait laissé sur ma faim intitulé La littérature et les dieux, Calasso qui est le directeur des éditions Adelphi ayant justement publié l’unique livre de Bazlen, qui plus est posthume et qui n’a rien, après tout, d’un livre…) ou d’un Claudio Magris. Vertiges me dites-vous, est-ce bien de ce sentiment de nausée, d’angoisse, c’est-à-dire d’un rétrécissement que l’on devine, à terme, mortel pour celui qui le subit, que vous me parlez, est-ce bien lui que vous vous proposez d’éclairer des exemples précédents, parfaitement anodins dans la monstruosité qu’ils nous dévoilent pourtant, vertiges m’affirmez-vous, m’assurant cette fois que le pluriel même du mot traduit quelque peu de la sensation de chute vertigineuse et sans cesse reconduite éprouvée par le narrateur du Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand qui n’en finit pas, au moment même de se réveiller d’une nuit mauvaise, de tomber de cauchemar en cauchemar, vertiges donc serait-il le terme, les termes multipliés sans relâche, comme reflétés par une myriade de miroirs, que vous choisiriez pour évoquer cette mise en abyme démoniaque par laquelle notre époque tente de se dédire et, en manquant à sa parole, de dire toutefois quelque chose de son essence labile, volatile, fausse, pour tout le dire : corrompue ? «[…] le poème est factif en ceci qu’il n’est pas un étant là-devant ; le poème est à faire être : ce qui est dit a à être chaque fois éprouvé par chacun et n’est que dans cette expérience singulière où un être humain en vient à se laisser être soi-même le là du poème. Telle est aussi sa temporellité : en tant qu’esquisse projective du Dasein, il est pure possibilité, c’est-à-dire chaque fois à venir. Et dans la mesure où le Dasein est toujours cooriginalement être-soi-même et être-ensemble, le toi auquel s’adresse le poème lui est toujours déjà donné, même si personne n’est effectivement là.» Hadrien France Lanord, Paul Celan et Martin Heidegger Le sens d’un dialogue (Fayard, coll. Les quarante piliers), 2004.

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Vertiges, oui, encore creusés, si je puis dire, lorsque je me suis rendu compte que l’acteur suisse qui incarne dans le film d’Oliver Hirschbiegel les dernières heures de Hitler, Bruno Ganz, est aussi celui qui, pour le label ECM, a enregistré des lectures de poèmes de Hölderlin ou T. S. Eliot, comme si se trouvait confirmée, par un abrupt et insoupçonnable détour, cette évidence, douloureusement méditée par Celan et Heidegger (par le premier plus que par le second, comme a raison de l’écrire George Steiner dans l’un de ses articles parus dans le TLS ; mes remerciements vont à Mateu Villalonga qui m’a indiqué l’existence de ce texte et ce lien), à savoir : poésie et horreur ont toujours eu maille à partir… et, oserais-je écrire en ces temps de placide commémoration du Mal absolu, ont été mutuellement fascinées l’une par l’autre. Foin de vertige m’objectera le scientifique ; si tout est relatif, et nous savons bien que tout est relatif dans notre monde, le vertige est un pur non-sens puisqu’il ne fait qu’indiquer le déséquilibre absolu entre deux états ou conditions eux-mêmes absolument relatifs. Hadrien France-Lanord tente au moins, dans une belle étude publiée chez Fayard, de montrer que les relations entre ces deux monstres (il n’y a pas là qu’une plaisante métaphore…) de poésie et de philosophie, ne pouvaient à tout le moins être réduites à quelque opinion journalistique qui aurait au passage fait mine d’oublier qu’elle se base sur une méconnaissance totale de l’œuvre de Heidegger, laquelle, faut-il encore le rappeler, est en cours de publication en Allemagne... L’étude de France-Lanord est du reste rigoureuse et s’appuie sur des documents bien souvent inédits comme des lettres envoyés par le poète au maître du Todtnauberg (à dire vrai, ces lettres sont toutefois accessibles depuis la parution d’un remarquable ouvrage en deux tomes, la Correspondance entre Paul Celan et sa femme, Gisèle Celan-Lestrange, aux éditions du Seuil) ou des exemplaires personnels des ouvrages de Heidegger ayant appartenu au poète qui, on le constate, ne cessa de méditer douloureusement les écrits du philosophe, balayant la critique leur reprochant leur incompréhensibilité ou leur sombrée dans un jargon abstrus et ridicule. Pourtant belle, toute proche parfois de céder au vertige (et ce sont alors les meilleures pages de France-Lanord) face à la béance qui s’ouvre sous les poèmes de Celan, rigoureuse mais certes pas impartiale (comment le serait-elle ?), cette étude, parfois, tombe dans un ridicule galimatias pseudo-heideggérien (cf. exergue) que l’auteur a beau jeu, alors, de reprocher à Jean Bollack, lecteur érudit de Paul Celan. Je n’ai évidemment pas la compétence philologique indispensable pour critiquer telle ou telle proposition de lecture émise par Bollack sur l’œuvre du poète, qui plus est sur un texte rédigé dans une langue allemande extraordinairement elliptique et complexe mais je ne puis toutefois résister au plaisir de brocarder le ridicule de cette colère toute universitaire, témoignée par un chercheur à l’égard d’un autre, colère et mépris qui, bouillonnant l’une et l’autre, restent encore bien sages : sans doute nous trouvons-nous entre gens qui, se détestant, se détestent toutefois poliment, les tours et détours propres aux carrières grandissant à l’ombre protectrice de l’Alma mater exigeant, on s’en doute, quelque précaution ou bourdon apposé sur le buccin de l’imprécation qui ne fera certes s’écrouler aucune muraille… Au moins, Pierre Legendre, le directeur de cette superbe collection que sont les Quarante piliers, est beaucoup plus direct lorsque, en guise de présentation d’un recueil de textes de Kantorowicz (Mourir pour la patrie, publié dans la collection citée plus haut), il affirme, à mon sens fort justement, que «c’est au compte-gouttes que sont acceptées, dans nos sociétés prétendues scientifiques, certaines mises à découvert et les violences de la vérité, dès lors qu’un savoir érudit s’accompagne d’une pensée». De quoi parle-t-il donc ? Des évidences que l’œuvre encore méconnue et parfois décriée de Kantorowicz révèle sur notre époque : «Ses considérations sur le désenchantement du monde et les valeurs éthiques venant se dissiper comme de la fumée nous touchent, non comme un retour sur un passé englouti, mais parce qu’elles s’inscrivent dans le mouvement de liquidation de la construction humaine parvenu à l’âge gestionnaire où s’organise le meurtre indolore du sujet sous la forme d’une désinstitution de masse». Bah, allez, je vous livre un aveu : j’ai bien peur de n’avoir point assez de science pour faire germer la petite graine que Novalis, sans doute, s’il lui avait été donné de pouvoir se plonger dans son infini, eût pu confonde avec l’aleph tel que le décrivit Borges dans l’un de ses contes les plus énigmatiques. Toutefois, comme terminer mon texte sur cet aveu d’échec serait une assez triste reculade, je ne puis résister au vertige d’évoquer les derniers instants de Paul Celan, tels que France-Lanord les rapporte : «Paul Celan se donna la mort dans la nuit du 19 au 20 avril 1970. Sur son bureau restait ouverte la biographie de Hölderlin (Das Leben Friedrich Hölderlins, Frankfurt am Mail, Insel 1967) par Wilelm Michel à la page 464 où se trouve souligné l’extrait d’une lettre de Clemens Brentano : «Parfois ce

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génie devient obscur et sombre dans le puits amer de son cœur». Brentano écrivait alors à Philipp Otto Runge à propos du poème Die Nacht publié dans l’Almanach des Muses de 1807-1808 de Seckendorf – poème qui n’est autre que la première strophe de ce qui sera la grande élégie sur la nuit et le deuil sacrés du temps de détresse : Pain et vin.»

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Fair is foul, and foul is fair : Macbeth ou l’ontologie noire 2 février Macbeth, actuellement joué (et ce jusqu'au 5 mars) sur la scène londonienne de l'Almeida Theatre, est, je crois, le texte (admirable dans la traduction que Pierre Jean Jouve en a donnée, précédée d'une superbe préface signée G. Wilson Khight) que j'ai le plus relu (j'en connais de mémoire plusieurs pages...), la pièce de théâtre dont j'ai goûté le plus d'adaptations, qu'elles soient musicales, théâtrales ou cinématographiques. Macbeth a toujours reçu, de plus, la faveur des peintres. Ainsi, à la clarté certes menaçante et grosse de futurs désastres que John Martin peint dans une toile somptueuse, j'avoue préférer les scènes plus sombres, comme peintes à contre-nuit par John Henry Fuseli. Il y aurait, il y a, évidemment, des milliers de façons d'analyser cette pièce ténébreuse (existent ainsi, en seule langue anglaise, plusieurs centaines d'études sur le sujet !) mais, alors que je suis plongé dans un recueil de textes de Kantorowicz intitulé Mourir pour la patrie, je ne veux retenir que le désordre universel ou plutôt l'inversion démoniaque de toutes les valeurs qui, dans la pièce de Shakespeare, est la conséquence du meurtre du roi Duncan. Aussi, Dominique Autié m'y a fait penser par la lecture de l'un de ses superbes textes, me fascine dans Macbeth l'impression qu'ont les personnages de vivre un mauvais rêve duquel ils ne peuvent s'échapper (Kierkegaard affirme de Macbeth, dans son Traité du désespoir : «Son moi, tout égoïsme, culmine en ambition. Le voici roi et, cependant, en désespérant de son péché et de la réalité du repentir, c'est-à-dire de la grâce, il vient de perdre son moi ; incapable même pour lui-même de le soutenir, il est exactement aussi loin d'en pouvoir jouir dans l'ambition que de saisir la grâce.»), tentant sans relâche de combler l'irréductible distance qui sépare leurs pensées de leurs actions, leurs cauchemars de leurs actes maléfiques. Où est le Mal ? Dans l'esprit fiévreux des personnages ou dans leurs gestes ? S'est-il glissé justement entre les deux, ce qui reviendrait à dire que le Mal spirituel n'est rien, n'est pas bien grave en somme (cette remarque peut s'appliquer à bien des problématiques liées à la morale), s'il ne tente pas de capturer le réel même, comme il le fait dans la pièce de Shakespeare, non seulement par le meurtre de l'Autorité mais par le boulversement de l'univers ? Et, si nous disons que le Mal est décidément spirituel ou n'est pas, comment pouvoir affirmer que Macbeth était vierge, avant même de rencontrer les trois sorcières, de toute contamination ? Ne faut-il pas alors prétendre que le Mal est, en quelque sorte, ce toujours-déjà-là qui me précède, dont les plus braves même (car Macbeth, n'en doutons point, est un brave) ne sauraient se protéger efficacement ? Macbeth, dont on pourrait dire je crois, comme Günther Anders parlant des peintures de Grosz (dans un texte récemment paru chez Allia), qu'il s'agissait d'une ontologie noire, est décidément la pièce de tous les vertiges, c'est-à-dire de tous les actes de lecture.

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Diapsalmata ou interlude entre diverses lectures 7 février «O solitude, my sweetest choice ! Places devoted to the night, Remote from tumult and noise, How ye my restless thoughts delight !». Traduction libre d'un poème de Saint-Amant par Katherine Philips, mis en musique par Henry Purcell. Quelques modifications (et non point rétrogradations, chers Joseph et Thibault...), pour commencer, dans mes listes de liens. Quelques nouveaux liens aussi, il faut contribuer n'est-ce pas à l'extension du domaine de la Toile, qui finira bien par enserrer complètement un monde devenu transparent, desséché, comme cette araignée évidée qu'évoque quelque part Gadenne, reprenant d'ailleurs une image de saint Jérôme. Une araignée desséchée, suspendue à un coin de poutre, ou bien cette coquille de noix abandonnée sous un meuble dont parle Jean Blanzat dans un étrange roman, oublié de tous, Le Faussaire, voilà ce que je suis, certainement pas le loup solitaire qui de loin contemple les hommes et s'en retourne, trottinant de travers, au plus profond des bois silencieux. En attendant, peut-être, la traduction française d'une monumentale biographie sous la plume de Joakim Garff dont le numéro du 28 janvier de TLS se fait l'écho, lecture, dans l'excellente collection de poche publiée par les éditions Allia (que je mentionne assez souvent dans la Zone), des Diapsalmata (en fait, il s'agit du deuxième texte de la première partie de L'Alternative) de Kierkegaard et immédiate, douce évidence que, comme pour Bernanos, Bloy, Gadenne, je devrai TOUT lire de ce génial imprécateur, de ce médecin légiste d'un christianisme mort plutôt que moribond, qui sur lui exerce son art avec une ironie tranchante. Haine et dégoût, par la même occasion et puisque je reçois nombre d'invectives depuis que j'ai écrit ce papier, de ces lecteurs du dimanche qui sans pudeur aucune estiment que j'exagère, que je file trop loin certaines métaphores de mauvais goût, qui en fait tripotent Bernanos comme Matzneff les petits enfants, un sourire aux lèvres et le vit mollement gonflé, qui remplissent leur dé à coudre d'émotions dans l'immense et inquiétante marmite bloyenne alors qu'il faudrait s'y plonger comme dans une bassine de plomb fondu : vous verriez alors comment l'âme, tordue de mille façons exotiques, pousserait d'étranges cantiques, les mêmes peut-être que ceux de ces malheureux condamnés à bouillir dans le taureau de Phalaris et dont les hurlements étaient transformés en mélopées au moyen de flûtes dissimulées dans les naseaux de l'animal... Que ne suis-je allé plus loin dans l'effronterie, dans l'impolitesse suprême qui eût consisté, après les avoir indisposés, à définitivement dissoudre ces mouches de pissotière sulpicienne et heureusement tout de même que je n'ai pas affirmé que j'éprouvai, à l'égard de certains de ces idiots qui se plaignent des brutalités de reître que je fais subir à leur petite cervelle formolisée, heureusement que je n'ai pas écrit cette jouissive banalité : j'éprouve un plaisir sans borne à rudoyer, lorsqu'il me lit avec ses lunettes sales de petit gommeux de gauche, mon adversaire, à le provoquer, non pas à le tuer (Dieu, quel aveu terrible qui eût affuté, au-dessus de mon cou gracile, la lame de la bien-pensance !) mais à le blesser, pourquoi pas, puisqu'il est bien vrai que la parole est une arme, ce que semblent avoir oublié la cohorte interminable de ces puceaux stakhanovistes du bavardage qui se vident de leurs insignifiantes jérémiades dans le bidet virtuel de Pierre Assou(p)line ou bien, sur tel ou tel forum, nous convient sur leur esquif mité à faire le tour de la seule île dont ils connaissent les amers ô combien dangereux : leur propre nombril. J'ai noté cette réflexion de Kierkegaard, l'une des dernières des Diapsalmata, qui me plonge dans un abîme d'étrangeté et me fait immédiatement songer à quelque digression borgésienne : «Tout ce qui est d'ordre fini et accidentel tombe dans l'oubli et s'efface. Alors, je reste comme un vieillard aux cheveux gris, livré à mes pensées ; j'explique les images à voix basse, presque, en murmurant ; à mes côtés est assis un enfant qui écoute, bien qu'il se rappelle tout dès avant mon récit.» J'ai aussi pensé, poursuivant ma lecture du terrible Automne allemand de Dagerman qui stigmatise l'attitude de certains journalistes occidentaux contemplant l'Allemagne en ruines, qu'il n'était pas inutile de préciser la parfaite conception que Kierkegaard se faisait des journalistes lorsqu'il écrivait, cette fois en ouverture de son texte : «Bien entendu, le critique ressemble au poète comme un frère,

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moins les tourments au cœur et les accents mélodieux sur les lèvres. Et c'est pourquoi j'aimerais mieux, poursuit le Danois, garder les porcs à Amagerbro et être compris d'eux, que d'être un poète que les hommes comprennent tout de travers.»

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Ens non esse facit, non ens fore 10 février «Et le langage n’est par conséquent l’ombre pâlie de rien, mais Création du Verbe, incarnation ou mise en partage du Verbe. A charge, pour les hommes, de ne pas désincarner le langage…». André Hirt, L’Universel reportage et sa magie noire. «Mais les hommes sont comme celui qui rêve de se lever et qui s’apercevant qu’il est encore couché, ne se lève pas mais se remet à rêver qu’il se lève – ainsi, sans se lever et sans cesser de rêver, il continue à souffrir de l’image vive qui trouble la paix de son sommeil et de l’immobilité qui rend vaine l’action dont il rêve.» Carlo Michelstaedter, La persuasion et la rhétorique.

Cette idée qui me fascine, dont l’origine complexe est exposée, avec quelle érudition sereine, par Ernst Kantorowicz (dans Mourir pour la patrie et autres textes, recueil publié par Fayard dans la collection de Pierre Legendre), selon laquelle le pape de nihilo facit aliquid ut Deus, de rien fait quelque chose comme Dieu, a été transformée par la suite, dans les Addimenta d’Hostiensis (Henri de Suze), en celle-ci, encore plus troublante : Ens non esse facit, non ens fore, à savoir que le pape fait qu’une chose qui est, ne soit pas, et que ce qui n’est pas, soit. Kantorowicz commente cette mutation en écrivant que «aux gloses de ses prédécesseurs, Hostiensis ajoute ainsi le pouvoir inverse, et peut-être plus convaincant, du pape de faire qu’une chose réelle ne soit plus rien, ce qu’il explique par la prérogative de mutare etiam naturam rei.» Ayant depuis des années l’habitude maladive de lire tout ce qui se rapporte à la question du démon, j’ai immédiatement songé aux vers de la sombre tragédie, décrivant dans ce cas l’action démoniaque qui peu à peu détruit le royaume de Macbeth devenu roi, «and nothing is but what is not» (que nous pourrions traduire par «et rien n’est que ce qui n’est pas»), ainsi qu’aux innombrables textes rédigés par les inquisiteurs pour lesquels les pompes du diable n’étaient que prodiges, simulacres, fausses apparences. Inutile de préciser que cette pensée peut parfaitement être appliquée au monde creux érigé par les journalistes ou plutôt, par une parole journalistique devenue folle (comme la toupie dont parlait Chesterton) et entièrement autonome, déracinée de la réalité. Elle finira bien, cette parole journalistique ou ce mauvais rêve, comme toute création humiliée par son créateur, l’homme, par avaler ce dernier. De la digestion qui s’ensuivra naîtra alors, probablement, non pas l’homme nouveau des vieux mythes pagano-progressistes (voir la peinture de Jean Delville intitulée Prométhée) mais un homme dévalué, le médiocre absolu si je puis dire qui, pour prix de sa renaissance, aura traversé les limbes grouillantes de phrases dépourvues de sens, de demi-mensonges et de demi-vérités, sans gagner la moindre virginité, sans rapporter la plus petite parcelle de savoir volé aux ténèbres gémissantes. Au fait, cette description sommaire ne correspond-elle pas, déjà, à notre situation d'êtres fripés, comme si nous n'étions plus que ces chairs saponifiées d'avoir été décongelées que Paul Rebeyrolle peint avec une implacable clairvoyance ?

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Veni foras ou le verbe redevenu source 14 février «You don't know what you've got till the whole thing's gone, The days are dark and the road is long.» Simple Minds, This is your land. J'ai commencé à lire un ouvrage imposant consacré à l'étude phénoménologique des romans de William Faulkner, sous la plume savante, précise et lyrique de Claude Romano, étude intitulée Le chant de la vie (Gallimard). Dans le premier chapitre de son livre, évoquant l'une des nouvelles les plus étranges de l'auteur du Bruit et la fureur, Carcassonne, Romano cite une lettre célèbre où Faulkner écrit ces mots, qui lestent d'une gravité inattendue la doucereuse mélancolie de l'Irlandais Jim Kerr, fond musical anodin d'une lecture difficile, comme j'en goûte très souvent l'alliance : «C'est mon ambition d'être, en tant qu'individu, supprimé, évacué de l'histoire, sans y laisser aucune trace, aucun déchet hormis mes livres imprimés ; il y a tente ans, j'aurais dû être assez clairvoyant pour ne pas les signer, comme certains auteurs élisabéthains. Mon but, auquel tendent tous mes efforts, est que la somme et l'histoire de ma vie tiennent dans la même phrase qui sera à la fois ma nécrologie et mon épitaphe : Il fit des livres et il mourut» (lettre à Malcolm Cowley du 11 février 1949). La problématique, ainsi posée dans ses termes les plus clairs, qui paraît radicalement séparer la vie (la vraie vie disait Rimbaud, antienne reprise par tous les puceaux poétiques et les paroliers de boulevard, à moins qu'il ne s'agisse des mêmes premiers communiants dans les deux cas) de l'écriture romanesque, condamne par avance l'ignoble dégorgement de ces milliers de flatulences égotistes qui pullulent sur la Toile et, encore plus clairement, gomme l'être labile et incolore (qu'en est-il de leur essence ?) de ces centaines de milliers de texticul(e)s entretissant leurs rets plus ténus que des fils d'araignée, tissant, chaque nouvelle seconde, une mantille virtuelle qui saucissonne le monde, devenu, encore plus qu'avant (avant que l'écrit ne flotte ainsi dans la virtualité), arrière-monde, orangeraie spectrale, marche d'empire sans Prince ni frontière. Peut-être Faulkner, beaucoup moins inculte que l'image d'Épinal (qu'il a du reste lui-même savamment entretenue) n'a prétendu nous le faire croire, connaissait-il cette phrase de Rilke, écrite dans une lettre datée du 22 novembre 1920, où le poète au triste regard écrivait que «L'art ne peut provenir que d'un centre rigoureusement anonyme», centre ou moyeu in absentia (comme la métaphore, invisible mais présente) qui réduisait à néant la quête d'un Proust, exposée dans Le temps retrouvé dans les termes suivants : l'art, dit-il, est «le vrai Jugement dernier» de la vie, qui confère à l'artiste la vie éternelle, «la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue», ajoute le romancier, étant dès lors, à ses yeux, la littérature. Claude Roman a raison, je crois, d'affirmer que Faulkner, maître d'une plantation sudiste hantée par les fantômes d'un Sud aboli, aimant les chevauchées interminables (il mourut d'ailleurs des suites d'une mauvaise chute faite à cheval), se serait grassement moqué de l'opinion de Proust. Il aurait eu raison. Autant le dire, quitte à décontenancer les mauvais lecteurs de Rimbaud, qui lui aussi cessa d'écrire (il ne fut pas le seul, loin de là : Melville ainsi décida et souffrit un silence littéraire de quelque trente années, et combien d'autres Bartleby, anonymes ou célèbres qu'éclipse l'exemple blet du Mage du Harare) pour tenter, dans le désert, de vivre la vie (l'étrange et maladroite tournure doit dire la difficulté d'objectiver, de réifier ce qui est indissociable de chacun d'entre nous, comme Husserl le savait qui déclarait, sans peur des reproches : la terre ne se meut pas ; de même, paradoxalement, notre corps), vivre donc une vie, non plus rêvée, non plus ouverte au(x) possible(s) par la magie évocatoire de sa parole incandescente, non, la vie, toute bête, banale, au sens premier de l'adjectif qui évoque la chaleur commune du pain à partager entre tous les hommes, compagnons (cum-panem) petits ou grands, célèbres ou obscurs, sa lente gravité, sa pondération ennuyeuse et pourtant nécessaire, vitale, ses rythmes naïfs, ses refrains niais : la vraie vie n'est point cet ailleurs improbable patiemment reconquis sur l'oubli, l'indifférence, la séparation ou la mort, par une parole souveraine, encore douée de son antique grandeur édénique, où chaque mot, nous apprend Walter Benjamin, était présence. La vie, tout simplement, tout bêtement, la vraie vie c'est l'ici et maintenant les plus anodins. La vraie vie, c'est la mienne, sans qu'il soit possible à quelque conscience souveraine d'accorder à cette dernière

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plus d'importance ou de plénitude qu'à celle de l'être le plus admirable qui soit, par exemple Arnaud Viviant. Car c'est elle que nous avons perdue, la vie, elle qui ne subsiste justement même plus à l'état d'aura (un autre terme, bien connu, du vocabulaire de Benjamin), de mandorle dorée irradiant la puissance d'un invisible qui serait la trame même de tout visible, la profondeur secrète qui infuse par exemple, selon Merleau-Ponty, les extraordinaires dessins de Lascaux. Dès lors, combien est tentante, pour celui (tel écrivain attendant de naître ou tel tribun sûr de son génie) qui sait détenir la puissance d'évoquer, devant les faces blêmes et interdites de stupéfaction craintive, la présence, non point de s'afficher comme à l'étal du boucher ou de se putaniser en rasant les murs des salons cossus, sur lesquels votre ombre paraît avoir moins de consistance qu'un fantôme mais, au contraire, se taire, s'effacer, disparaître, faire taire la horde de toutes ces pitoyables impostures existentielles (la gigue du Moi, du Toi, du Surmoi, du lézardien Ça) pour laisser advenir le chant remonté des tréfonds et emprunter l'unique voie, l'obscure, la solitaire et longue. C'est ainsi par exemple que je tente de lire la trilogie romanesque d'Ernesto Sabato (ce texte a été recueilli dans ma Littérature à contre-nuit), comme l'irruption d'une source venue des profondeurs, qui est parvenue à se frayer un chemin minuscule en perforant, patiemment, les monstres rocheux qui jamais n'ont vu la lumière, charriant alors vers la surface lointaine tout un tas de créatures qui, à la différence de celles ramenées des abîmes marins, survivent et s'acclimatent à l'exceptionnelle atmosphère qu'est, finalement, un grand livre. Cette remontée n'a pu se faire qu'à l'unique condition que l'auteur, en somme, abolisse son trop haïssable moi, s'oublie, comme on le dit si justement, cesse, à l'instar du Voyant, de cultiver d'horribles verrues sur son âme mais, en rendant transparente cette dernière, en se contractant au sein même de sa propre création, n'empêche point que l'envahissent les monstres inconnus des hommes, que la littérature nomme, ou plutôt tente de nommer. Heidegger, détournant pour la vitaliser (je reste optimiste...) une idée mille fois redite par les Pères chrétiens des vieux âges, avait parfaitement raison d'affirmer que la parole de l'écrivain n'était d'importance et de génie qu'à la condition que, d'abord, elle soit écoute, c'est-à-dire effacement, volonté de se laisser remplir par l'infiniment autre et immémorial. Faulkner, dans une lettre du 29 avril 1953 à Joan Williams, pouvait ainsi déclarer, sans la moindre coquetterie d'écrivain et au contraire à son propre indicible étonnement : «Je ne sais pas d’où cela m’est venu. Je ne sais pas pourquoi Dieu ou les dieux ou quiconque d’autre m’ont choisi comme réceptacle. Il faut me croire : ceci n’est pas de l’humilité, de la fausse modestie mais simplement de la stupéfaction.» C'est dans cette cacophonie qu'il faut tenter de faire silence et aussi se laver les yeux violés par tant d'images qui ne sont plus icônes, qui crachent sur celles-ci en moquant leur pure transparence, afin que regagne sa cave sale et humide le seul et risible «affect du lecteur», ce degré zéro de la conscience, qui caractérise peut-être, et encore, l'attention dont serait capable une chèvre face à une peinture de Rembrandt. C'est à cette aune d'une formidable exigence qu'il faut alors juger les microbiennes tentatives de tous ces blogueurs proliférant sans rémission, cancers foudroyants prenant la place et la nature de l'organe qu'ils parasitent et évident, drôles de gelées informes colonisées par des animalcules qui, pour se protéger du violent ressac, s'agrègent, se caparaçonnent les uns aux autres afin de former d'immenses murailles madréporaires et, sans relâche, se vider comme s'il s'agissait d'eaux usées de leurs petits bavardages immédiatement dissous par le sel du grand large. Mieux vaut se taire plutôt que rien dire. Tant d'autres, moins désireux à l'évidence d'accorder quelque rémission à notre regard fatigué, feraient bien de suivre son exemple. Il va sans dire que la Zone du Stalker, rigoureusement ventousée à l'indirecte et ironique méthode kierkegaardienne, ne saurait taire pour l'instant une parole, la mienne, aussi immodeste qu'on la souhaitera, qui ne peut que retourner de stupeur et de dégoût le poulailler surnuméraire des imbéciles, poules et coqs invinciblement entremêlés dans une copulation bruyante et interminable. Qui ne voit ainsi que la lecture même d'une œuvre doit tenter de se faire pure transparence et cela, a raison de le noter Claude Romano, d'autant plus que l'écrivain est «un plus grand romancier» ? Je louerai donc Claude Romano qui témoigne dans son acte de lecture d'une modestie bien rare qui finalement, au rebours de toutes les prétentieuses défigurations qu'infligent les lèpres structuralistes ou déconstructionnistes, essaie coûte que coûte de s'effacer, de respecter le texte qu'il étudie sans lui substituer une baudruche sonore, déclarant ainsi : «La question qui nous aura guidé au long de ces

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pages n'a pas tellement été : qu'est-ce que la phénoménologie apporte à la lecture de Faulkner ? mais plutôt : qu'est-ce que la lecture de Faulkner apporte à la phénoménologie ?». Qui ne voit aussi que le goût de Faulkner pour d'étranges portraits bizaremment hiératiques tel que Henri Cartier-Bresson en signa plusieurs (dont un, célèbre entre tous, en 1947), qui ne voit que ce goût pour l'image est lui-même obstacle et cause de fascination des foules en transe devant la magie de l'icône : regardez la quête spasmique à laquelle n'importe quel mauvais lecteur de Rimbaud ou de Lautréamont se livre lorsqu'il se pique de dénicher le plus anodin cliché du premier et, de guerre lasse, s'apitoie sur le fait que, du second, ne demeurent que de bien maigres traces photographiques... Faulkner au moins, n'aura pas menti, dans ces clichés dignes d'un passeport qui le représentent en péquenot anodin au verbe irrésistible. Que faire alors ? Parier sur la certitude que le regard d'un homme, tôt ou tard, s'il sait attendre la lumière propice (j'allais écrire : propitiatoire, revenant coupablement à la magie païenne), finira bien par capter quelque peu de l'essence de la beauté, aussi frileuse et légère que cette fillette, éternellement gaie et insouciante, qui parcourt la forêt de nos contes ?

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L'absinthe de l'origine 16 février

À Juan Pedro Quiñonero qui, lors d'une discussion mémorable, me montra l'imposture.

«En campo de azur, una banda, de plata. Otro: Escudo cuartelado 1º y 4º de azur con un brazo armado de plata moviente del flanco siniestro empuñando una rama de ajenjo de sinople. 2º de gules con un castillo de piedra aclarado de oro y un cerrojo de sable en la puerta, acompañado de tres torres de piedra aclaradas de oro más pequeñas que el castillo. 3º de oro con un árbol de sinople. En 1532 el emperador D. Carlos I concedió a D. Diego de Asensio, vecino de Antequera en el valle de Oaxaca (Nueva España) las siguientes armas: En campo de gules un castillo de oro sobre ondas de agua y saliendo de su homenaje dos banderas blancas. Medio partido de oro con dos hachas de armas en sotuer y cortado de ondas de azur y plata. Bordura de azur con ocho estrellas de oro.»

Voici un texte qui ne va vraiment pas, aux yeux des imbéciles, dégonfler la baudruche de ma prétention supposée. J'accepte ce reproche, l'atténuant (ou le dégonflant) peut-être quelque peu en avouant tranquillement la fascination (de ce point de vue fort banal, je ne suis que l'un de ces millions de Français supposés enquêter sur leur passé, faute de présent sans doute), presque froide ou même clinique, que j'éprouve à l'endroit de toute origine ou plutôt de l'origine, de son œil d'or, comme l'écrivait Georg Trakl, étirant toutefois la perspective temporelle vers la patience obscure de la fin. Je crois que je n'ai guère besoin de traduire les phrases suivantes traitant de l'histoire du nom (apellido) Asensio qui, lorsque je les parcourus pour la première fois, créèrent cet imperceptible frisson de volupté que l'on éprouve lorsque l'on tombe, quelques secondes à peine avant de fendre l'eau glacée. Voici ce que je lus, dans une langue dépouillée de toute afféterie, elle aussi, d'une certaine façon, se voulant strictement objective : algunos detalles parecen acusar que los Asensio tiene alguna relación con los Asenjo (linaje de origen Vasco, que pasó a Navarra, Cataluña y Valencia). Nous savons en outre que certains de ces nobles représentants de la famille Asensio prouvèrent leur bravoure, peut-être par de hauts faits d'armes dont l'éclat lointain doit dormir dans quelque fort ancien volume rongé de vieillesse : probó su hidalguía ante la Real Chancillería de Valladolid (1549) y en la Orden de Santiago (1715). Creusons encore. Plongeant dans le passé et nous rapprochant de la racine de ce nom, nous pouvons établir un lien entre les noms Asensio et Asenjo, qui tous deux trouvent leur origine dans le mot ajenjo (en algunas armas del linaje Asensio figura un brazo armado con un manojo de ajenjos en la mano). Voici deux définitions de ce mot, d'abord : planta herbácea perenne, perteneciente a la familia de las compuestas, medicinal, amarga y aromática, ensuite bebida alcohólica (cela me va) elaborada con esta planta y otras hierbas aromáticas : el ajenjo es un licor muy fuerte. También se conoce como absenta. Patrice Ventura, dont l'excellent site m'a été bien évidemment très précieux dans la collecte de ces renseignements, m'a confirmé que l'origine d'Asensio était bel et bien le mot ajenjo, absinthe... Cette seule idée suffit à m'enivrer. J'apprends également que cette noble et antique lignée, este noble y antiguo linaje tuvo diferentes casas solares en Aragón, Cantabria, Castilla, Cataluña, Navarra, País Vasco y La Rioja et que nous (ils ? mais je suis tout de même un peu d'eux, de ce qu'ils furent, de leur poussière...) avons goûté sans mesure les voyages lointains puisque pasaron a Argentina, Bolivia, Colombia, Cuba, Chile, Ecuador, Estados Unidos, Francia (selon toute apparence, c'est mon cas et celui de mes parents), Filipinas, Guatemala, México, Perú, Puerto Rico, República Dominicana, El Salvador, Uruguay y Venezuela. Continuons de creuser, pour cette fois dénicher la racine la plus ancienne, en tous les cas telle qu'un texte a pu en conserver l'empreinte terreuse, de mon nom : este linaje está documentado en los códices de Santillana del Mar (Cantabria) en 1199 y en un libro-becerro de la Abadía de Oña, en 1245.

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Je me souviens de la chance exceptionnelle, à mes yeux réellement miraculeuse, alors que je n'étais qu'un gamin rêveur et prisonnier de ses lectures, d'avoir pu contempler les merveilles que recèle la grotte d'Altamira, à quelques pas d'un des plus remarquables villages d'Espagne, Santillana del Mar, célèbre dans notre pays depuis que Lesage consigna les picaresques aventures de Gil Blas, souvenir étincelant où je revois maintenant un adolescent qui, avec l'un de ses plus proches cousins, restait des journées entières à tenter de séduire de belles gamines et ma foi y parvint parfois, en dépit d'un léger accent français (paraît-il irrésistible). L'un de mes oncles, ayant travaillé dans ce village comme domestique durant des années dans une antique famille de nobles (la casa del Marqués qui, aux dires de cet excellent homme, possédait une immense bibliothèque renfermant plusieurs manuscrits inestimables de sainte Thérèse d'Avila !), connaissait le gardien de la grotte (depuis fermée et dupliquée à l'instar de celle de Lascaux : c'est toutefois ce que je crois, à moins que l'accès de la grotte réelle n'ait été tout simplement drastiquement réglementé), lequel nous guida dans les profondeurs humides et chichement éclairées puis, faisant halte dans une salle grossièrement circulaire, nous demanda de faire silence (conseil qui fut parfaitement inutile) et de lever les yeux vers le plafond presque totalement obscur puis de retenir notre souffle. Je le retins, croyez-moi. Alors les bisons écarlates sortirent de la pierre (j'étais à cette époque incapable de me douter que Merleau-Ponty avait usé de semblable métaphore dans L'Œil et l'Esprit), alors les troupeaux d'animaux s'animèrent d'une vie magique, alors se gravèrent à tout jamais la féérie enfantine d'une noria dansante de créatures oubliées que les hommes cherchaient à charmer (au sens premier du mot), ravir ou conjurer par des signes indéchiffrables, eux aussi rouges sang. Et, continuant de lire la très belle étude d'un William Faulkner phénoménologue sous la plume de Claude Romano, je ne puis qu'évoquer l'article que j'ai écrit il y a quelques mois pour L'Atelier du roman (Lakis finira bien par le faire paraître !) dont le sujet était un rapprochement entre le colossal Absalon, Absalon ! et le lilliputien (mais immense par la prétention affichée) Vingt ans et un jour de Jorge Semprún, ancien ministre et intemporel imposteur. car, dans ces deux romans, il s'agit bien de retrouver le geste initial, de dégoût ou de meurtre, la pierre (de scandale bien sûr, l'étymologie ne ment jamais) qui, jetée dans le lac, n'en finira pas de créer des vagues qui se propageront vers le futur des générations ébranlées et choquées, avides de retrouver, sous les paroles monstrueuses et spectrales, l'écho initial, originel, le mot qui lança toute l'affaire, les trahisons, les crimes, les passions, les incestes, la décadence. Voici ce que j'écris dans cet article (pour l'instant, seulement virtuel) à propos du roman de Faulkner : «Car ce salut, impérativement il faut le trouver, hic et nunc, pour des fautes commises pourtant il y a des lustres, pour réparer l’affront de Thomas Sutpen et pour réparer le meurtre de Charles Bon. L’œuvre d’abord, comme on le dit face à l'horreur incompréhensible, doit être de mémoire, être ou devenir une de ces histoires racontées à un jeune par un plus vieux, lors d’une de ces interminables et suffocantes après-midi du Sud des États-Unis. Et cette histoire, la magie de l’écriture faulknérienne est de nous la donner, non pas à lire, mais à écouter car si le Mal, pour être approché, se doit d’être incarné, c’est la parole d’une femme, d’un homme ou celle de deux jeunes amis qui va tenter tour à tour de cerner les contours de cette chair mauvaise, c’est la parole, elle-même émanation subtile d’une chair, qui va circonscrire la zone où l’on devine que se déchaîne l’orage. C’est la parole et, plus que celle-ci, sa c'est sa transmission effective, de bouche à oreille, de bouche en bouche, de chair en chair outragée et d'esprit en esprit interloqué, désireux de comprendre. Et c’est alors que se lève, comme la longue averse qui va rédimer le sol brûlé, de Miss Rosa «la voix qui ne s’arrêtait pas mais disparaissait puis reparaissait à de longs intervalles, comme un filet d’eau, un ruisselet courant d’une étendue de sable sec à une autre, et le fantôme enivré [Thomas Sutpen] d’une spectrale docilité, comme si c’eût été la voix qu’il hantait au lieu d’une maison». Et c’est ainsi par l’unique pouvoir évocateur de la voix d’une vieille femme que Sutpen va revenir à la vie, à mieux que la vie, à une sorte d’ubiquité démiurgique et de prolongation incessante et diabolique de son existence comme estampillée par le fer sulfureux du pacte avec le Démon : «en raison inverse, eût-on dit, des éclipses de la voix, le fantôme évoqué de l’homme [...] commençait à prendre une sorte de consistance, de stabilité».

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Stalker l'Obscur ou chaque homme dans sa nuit 22 février

«Mais le signe extérieur ici est parfaitement égal, ici où l'hermétisme, c'est-à-dire une intériorité, dont le secret s'est brouillé, est avant tout la chose à sauvegarder. Les formes les plus inférieures du désespoir, sans intériorité réelle ni rien en tout cas à en dire, on devrait les peindre en se bornant à décrire ou indiquer d'un mot les signes extérieurs des individus. Mais plus le désespoir se spiritualise, plus l'intériorité s'isole comme un monde inclus dans l'hermétisme, plus deviennent indifférents ces dehors sous lesquels le désespoir se cache.» Kierkegaard, Traité du désespoir. «Who's the cat that won't cop out When there's danger all about ?». Isaac Hayes, Shaft.

J'ai versé du plomb fondu dans un grand trou d'eau froide, creusé à même le sol gelé, puis, après un court instant pendant lequel j'ai fermé les yeux, j'ai regardé au fond pour voir l'image qui s'y était formée. Rien... qu'une petite boule grisâtre, parfaitement sphérique, sans la moindre aspérité, comme si elle était mordue par un acide invisible, attirée sur son propre centre par quelque force mauvaise, très concentrée, sans autre souci que celui de ne pas se gaspiller, s'éparpiller et peut-être même s'étendre. J'écrivais naguère ces drôles de phrases dans un texte assez hermétique intitulé La chanson d'amour de Judas Iscariote, en référence à Faulkner (Pylône) mais aussi, bien sûr, au triste Prufrock de T. S. Eliot. J'avoue que, depuis plusieurs années, je ne cesse de relire et de modifier ce texte étrange, de l'élaguer, d'en rassembler les membres épars, sans pouvoir toutefois me décider à l'abandonner. Qu'il se concentre en secret, loin des regards prostitués et des langues rouquines. Aussi obscures qu'on le voudra, ces phrases décrivent pourtant le processus qui, dès à présent, commence d'affecter irrémédiablement cette Zone ne cessant de s'étendre et qui va, sous peine de dissolution (si elle ne veut pas, tendue à se rompre, partir en lambeaux de mots et de phrases), se concentrer sur elle-même pour devenir une petite boule d'apparence insignifiante. Le monstre, condamné à se dégonfler comme une baudruche d'inanité sonore, devra ainsi contracter ses rhizomes et, creusant sans relâche, continuer de forer, de s'enraciner, imitant bien lointainement le processus par lequel un astre devient trou noir. Alors que la surface dévastée est balayée par des vents pestilentiels de mots errant comme des fantômes, je me dis que les catacombes doivent être de plus en plus profondément enfouies si elles veulent tenter d'abriter quelques horribles travailleurs, ceux-là qui n'ont guère besoin de la lumière du jour pour accomplir leur sale besogne, aussi abjecte que nécessaire. Aveugles, ils fixent de leurs prunelles vides un feu intérieur qui les empêche de trouver le repos, le soleil noir qu'évoquait Blake dans une vision monstrueuse. Sourds, ils doivent tenter d'écouter, avant de parler ou même d'oser écrire, l'immense chant dont chaque auteur a pu déchiffrer puis prononcer quelque note. Dans le péril croît ce qui sauve et pourquoi pas alors (je modifie un vers de Hölderlin extrait de Germanie), ne pas s'enfoncer dans le pays sombre, puisque, pour nous, fini de luire ? Prosaïquement défini, voici quel est mon plan d'action : tout ce qui ne me semble pas essentiel à la croissance verticale (vers les profondeurs comme la canopée car il s'agit du même formidable pilier) de cet espace de parole qu'est la Zone, bourgeons suintants, greffes entées maladroitement sur le tronc et plantes saprophytes, feuillages bien trop luxuriants et, parfois, paresseux homochromiques et nasiques sautant de branche en branche, je vais le couper, l'élaguer impitoyablement, l'arracher, le cautériser, l'éliminer, faisant preuve d'une froideur et d'un courage après tout bien modestes si on les compare à la dextérité mécanique d'un médecin légiste. La petite communauté virtuelle qui ici avait pris ses aises aura dès lors beau, tour à tour, se montrer déçue, scandalisée, colérique voire méprisante, rien à faire. Intelligente, elle comprendra qu'elle ne fait, que nous ne faisons qu'ajouter des mots aux mots, des images aux images, mots et images que nous sommes les premiers à critiquer lorsque nous en sentons la vulgarité chez les autres. Stupide ou de mauvaise foi, elle fera silence et entourera le stalker devenu paria d'une hermétique colonne de pénitence. Nous verrons bien.

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Et puis, pour être tout à fait franc, comme j'en discutai avec Slothorp vendredi passé (je dois être un des très rares à avoir eu cette chance de le rencontrer en chair et en os même si ses textes, n'ont guère besoin, pour se tenir, de la béquille commune des rencontres entre blogueueurs), j'en ai assez de tous ces textes qui tournent autour de leur propre nombril sans pourtant jamais tomber dans ce minuscule vortex qui n'endommagerait pas l'esquif de gaze d'une fée. J'en ai assez de ces textes qui n'osent pas (qu'oseraient-ils d'ailleurs si ce n'est se répéter ?) qui, encore plus souvent mal écrits que pensés, se contentent de réagir (la réaction est toujours mauvaise conseillère, n'est-ce pas ?...), et ce quel que soit le domaine concerné (politique, littérature, société, arts, etc.), aux informations délivrées par les médias. Le comble d'une sereine complaisance n'est-il pas atteint lorsque certains nous narrent la parution de tel de leur livre comme s'il s'agissait, pour eux, d'accoucher d'un géant ? A parturition minuscule, hurlements de Titan, à événement picrocholin, raout pantagruélique, voilà sommairement résumée l'exagération coupable des modernes. Que puis-je dire ? Mon deuxième livre vient de paraître et il est pourtant, à mes yeux, plus étranger que pour le serpent l'enveloppe transparente et sèche dont il vient de se dépouiller. Cela ne veut pas dire que je ne l'aime point et que, attaqué, je ne puisse le défendre. Tout simplement, je dois confesser que le fait d'écrire ne fait pas de moi un auteur. Une dernière précision. La concentration de la Zone, je pourrais écrire, parodiant quelque ami, sa contraction, n'est pas de l'autisme. Elle est même tout l'inverse du monologue du fou qui, la nuit, arpente sans relâche les rues de Paris mouillées de lumières en contemplant un spectacle dont il a seul le secret : une ouverture, non pas celle, angoissée, du démoniaque qui, selon Kierkegaard, se caractérise par sa douloureuse fascination devant le Bien qui le force et le tente, mais au contraire celle qui, parce qu'elle a puisé dans ses propres ressources encore intactes (mais pour combien de temps encore ?), peut servir l'Autre et l'attendre. C'est en descendant dans ce lieu proscrit où flamboient les mots de haine que je pourrai peut-être, tel un Enée pitoyablement faible, chanter quelque nouveau cantique et, comme l'autre, rapporter du nouveau, moins peut-être, tenir, seulement, le pas gagné. Allons, foin de ce lyrisme (encore ce poison universel) disproportionné. Disons tout simplement que je continuerai à lire les textes de celles et ceux qui m'intéressent et me semblent, tout bonnement, de quelque force et pertinence. Ils sont peu nombreux, bien moins que ne le laissait penser l'abondance passée de mes liens, conséquence d'une politique (presque) systématique de politesse et de remerciement qui, dans ma pratique de la lecture, est pour moi une évidence. Je continuerai bien sûr à ouvrir la Zone à qui demande au Stalker de le conduire vers la Chambre des miracles même si, comme dans le film de Tarkovski, la ligne droite n'est pas le plus court chemin et que, dans ces délicates affaires, quelque patience est de mise. Le stalker, qui après tout n'est qu'un homme, sans doute même le plus démuni et désespéré des hommes si, parfois, la blondeur rieuse d'un ange ne venait détendre son front soucieux, le stalker est toutefois d'une complexion rien moins que bizarre, parfois même : imprévisible. Et puis, pourquoi ne pas le dire tout de go ? J'en ai plus qu'assez de perdre mes heures à suivre la trace scintillante laissée par les escargots alors que j'aimerais tant me redresser pour, à la brune, écouter le hurlement des loups, animal, on en conviendra, plus intéressant et noble. Mais... Il est temps, il est grand temps de descendre. Ne voyez-vous donc pas que le sombre guide qui se tient devant moi commence à s'impatienter ? Celui-là, j'ai comme l'idée que nul ne saurait le faire attendre.

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Les limites de la littérature sont celles mêmes de la critique 3 mars Une année de Stalker... L'événement ne méritait-il pas quelque ironique salutation ? Je remercie celles et ceux, de plus en plus nombreux d'ailleurs, qui ont pris la peine de m'écrire tout au long de ces mois de travail. «Dans leur grotesque absurdité, dans leur contradiction générale avec le réel, et dans l’attachement fanatique des liturges de ces lieux communs, il faut voir décisivement une opération de magie et d’exorcisme. […] Le lieu commun c’est la formule incantatoire de nos jours fondée sur une évidence fausse, mais grâce à quoi nous prétendons échapper à ce qui nous inquiète, nous trouble et nous menace.» Jacques Ellul, Éxégèse des nouveaux lieux communs.

Dans un livre mémorable (le très célèbre La persuasion et la rhétorique) qui, je crois pour chacun de ses lecteurs, a constitué un choc rien moins que physique, Carlo Michelstaedter déclarait de son propre travail, aussi désespérément lucide que secrètement serein : «Moi je sais que je parle parce que je parle mais que je ne persuaderai personne ; et c’est une malhonnêteté […]. Et pourtant ce que je dis a été dit tant de fois et avec tant de vigueur qu’il semble impossible que le monde ait encore continué après qu’eurent résonné ces mots.» C’est poser, pour celui qui se mêle d’écriture, une double nécessité, celle de se taire, pour écouter en soi le vrai langage, celui de la persuasion contre celui, sec et stérile, de la rhétorique ou langage technique («Avant d’atteindre le règne du silence chaque mot sera un [ornement de l’obscurité, Gorgias, 492c] : apparence absolue, efficacité immédiate d’un mot qui n’aura pour tout contenu que le plus infime et obscur instinct de vie. Tous les mots seront des termes techniques lorsque l’obscurité sera voilée pour tous de la même façon, les hommes étant tous dressés de la même façon. Les mots se référeront à des relations déterminées pour tous selon un même mode»), et celle, contradictoire, d’écrire pourtant, coûte que coûte, le corps et l’esprit fatigués de mener une lutte intellectuelle et spirituelle plus dure que la bataille d’hommes. Peu importe la nature même de l’écriture, poésie, roman ou commentaire : nulle part je crois Michelstaedter n’affirme qu’il tient en peu d’estime la critique, sauf si, bien sûr, se réduisant elle aussi à n’être que rhétorique, celle-ci s’assèche et se momifie doucement en pompant les eux vives de la parole, l’œuvre prétendument pure que commente cette critique. «Vivre les choses pour soi-même et non présumer les avoir vécues du fait que l’on en parle, cela est le sérieux», déclare encore l’auteur dans une lettre à Nino Paternolli (datée du 21 février 1910, in Épistolaire), sans que nous ne puissions aussitôt penser à l’exemple, glosé jusqu’à la nausée, de Rimbaud crevant d’ennui et tiédi à petit feux bourgeois dans quelque désert de poussière où il a enfoui ses «rinçures». Ici encore l’exigence poétique la plus haute, telle qu’elle est posée par Michelstaedter, affirme qu’il faut ne pas craindre de se détacher des mauvais rêves que tous nous bâtissons de nos mots trompeurs, de nos mains suintantes, de nos bouches torves. La vraie vie est certes absente, mais la vie rêvée ou écrite est, pour sa part, néant, contre l’avis même d’innombrables auteurs (comment éviter l’exemple, extrême, de Marcel Proust ?) ayant affirmé que la vie n’était rien si ne la transcendait le verbe par lequel ils lui ont conféré une dimension extraordinaire, réellement miraculeuse : en un adjectif, démiurgique. Quoi qu’il en soit, une secrète parenté lie je crois ces deux textes qui se répondent à l’évidence : la persuasion ou langue pleine, de quelque poids, lourde de présence, est retrait et écoute, écoute puis retrait avant que ne se lève le grondement venu des profondeurs, qu’il s’agira bien de mettre en forme, d’exorciser, de chanter. Cette écoute est silence qui commande la retraite, s’il est vrai que seul le silenciaire doit, s’il veut chanter, écouter ce qui le précède et dans lequel il baigne, la phrase presque inaudible et pourtant connue de tout un chacun pourvu qu’il ose se taire, à condition qu’il se taise et laisse en son âme chanter la mélopée immémoriale, retourne au bain de silence duquel la vie nous arrache brutalement. Dans ce silence se lisent des qualités qui, n’en doutons point, tendent à devenir aujourd’hui non pas le bagage minimum requis tel que l’exigent nos bahuts fonctionnarisés et polarisés par le tropisme de la réussite mais l’exploit de plus en plus rare de celui qui, en se retenant, en écoutant et en faisant silence, disparaît, se réduit, se contracte, réduit sa voix à une basse qui, modulée, travaillée, sans cesse accordée à l’autre voix, l’intérieure, la plénière, formera tôt ou tard une

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secrète mélodie d’où le chant futur, reconquis, rédimé, s’élancera pour mêler sa voix aux multitudes d’autres voix qui façonnent et sculptent notre monde non pas silencieux mais accablé de tristesse, donc frappé de mutisme, comme le remarquait, dans une de ses coutumières et géniales intuitions, Walter Benjamin. Pour parler il faut se taire et pour écrire, il faut se taire aussi, apparent paradoxe qui est quotidiennement – l’expression chaque minute, voire seconde désignerait une temporalité maudite plus proche de notre réalité inexorablement accélérée – bafoué par nos médiatiques plumes et par celles, virtuelles mais déjà jouisseuses d’une célébrité de cour d’école, de nos ineptes chroniqueurs de la banalité. Je ne puis ainsi comprendre, bien que je la respecte au demeurant, la position d’un Jean-Jacques Nuel qui tente, avec une belle lucidité, une lucidité rare, d’accompagner la parution de son roman, Le Nom, comme on couvre (quelque marathon ou événement sportif ?) de soins le nouveau-né et tente de le guider dans un monde qui, sans lui être férocement hostile, se moque toutefois de son innocente présence. Mon étonnement est encore redoublé lorsque cet auteur nous déclare qu’il en va, dans cet accouchement difficile et les soins attendris qui le suivent – et le précèdent –, d’une expérience «vitale». Il me faut être parfaitement clair. Je ne dénigre en aucun cas le livre de Nuel, que je n’ai pas encore lu. Je ne sais en outre rien de la somme, sans doute bien réelle, de souffrances qui s’est solidifiée dans cette œuvre vivante qu’est un livre, en tout cas un bon livre et les bizarres rêves et sordides cauchemars qui se sont pétrifiés, glacés par l’implacable charme de l’écriture. Il me semble toutefois que la métaphore de la parution considérée comme le bel art par excellence (sa réussite à vrai dire) de la parturiente confine, et ce depuis des lustres, au lieu commun. Et que penser encore de cette bizarre défiance à l’endroit de la parole critique (ou de ce que tel philosophe un peu trop célèbre appelait des «langages seconds»), évidemment stérile, évidemment envieuse de l’autre, celle qui serait couronnée des palmes de la création, défiance qui était déjà, à l’époque où Gautier (dans sa Préface de Mademoiselle de Maupin) se croyait spirituel de la punaiser, une vilaine mouche des plus communes : «Je plains de tout cœur le pauvre eunuque obligé d’assister aux ébats du Grand Seigneur» ? Nuel écrit ainsi, se souvenant peut-être de certain agacement (cf. Stalker l'Obscur ou chaque homme dans sa nuit) bien visible sous ma plume : «A la différence d’un critique littéraire qui publie le produit de son activité ou le recueil de ses articles, un créateur naît de ses propres œuvres. Un auteur est le père d’une œuvre, laquelle, devenue livre, le fait naître à son tour.» Fort bien mais il serait après tout assez facile d’opposer à la cacochyme image, devenue catachrèse à force de bégayer, une bonne douzaine de textes (sous les plumes pour le moins autorisées de Sainte-Beuve, Barbey, Du Bos, Béguin, Blin, Poulet, Steiner, etc.) affirmant qu’une œuvre critique, à la condition expresse bien évidemment, je le disai plus haut, qu’elle se soit dépouillée de toute vanité, touche parfois (disons même : rarement), à la condition apparemment fort enviée de l’œuvre d’art, faux pléonasme qu’il me faut bien écrire, au risque même d’en accroître le simulacre. Une œuvre est effacement et ce, quelle que soit sa nature, littéraire ou critique, je veux dire sans même garder à l’esprit le commandement fameux de Lanson qui écrivait en 1895 dans ses Hommes et Livres : «Notre métier ne vaut que par l’effacement de notre personne» ou sans même encore craindre ce futur, à vrai dire ce présent, ce futur devenu présent, que pointait lucidement Anatole France dans un article du Temps : «La critique est la dernière en date de toutes les formes littéraires ; elle finira peut-être par les absorber toutes». Gardons-nous toutefois des généralités car, ayant écrit que l’œuvre réelle était effacement, je n’ai absolument pas dit qu’il fallait s’en défier ou l’abandonner à son sort. C'est même tout le contraire. Je n’ai ainsi pas eu l’impression, en écrivant mes articles de critique, d’avoir simplement évacué le «produit de [mon] activité» ni même d’avoir contrevenu aux règles, édictées plus haut, de discrétion. Non, j’ai offert un livre, dont les membres épars ont été rassemblés dans et par une préface, aussi imparfaite qu’on le voudra mais néanmoins gage d’un sens, donc d’une direction. Du reste, je ne ferai pas à mon contradicteur l’injure de lui soumettre l’évidence suivante : si je suis parvenu à lier ensemble, à fagoter toutes ces gerbes n’ayant ni la même texture ni le même âge, c’est bien que mon travail est ordonné par quelque sombre faisceau ou, plus prosaïquement, qu’il n’est pas si mal fagoté que cela. Simplement, et je pense que j’écrirai rigoureusement la même chose si j’étais romancier (dans le beau recueil de nouvelles érudites, Le plomb d'Arnaud Bordes, l'expérience de l'écriture, sous de multiples et fascinants masques borgésiens plus que décadents, confine à une disparition bien réelle de l'auteur, comme le montre la première nouvelle, intitulée Disjecta Membra), simplement je ne puis me considérer comme un auteur, alors même pourtant que mon travail critique n’a strictement rien d’une petite bluette universitaire (ainsi s’emporte-t-il contre le sacro-saint dogme de l’objectivité

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scientifique), pour la simple et bonne raison que me manque, pardon : que nous manque l’autorité. Sans autorité c’est-à-dire tuteur, modèle, est-ce folie de penser que la frêle tige d’une plante, aussi résistante soit-elle (et Dieu sait que les herbacées basques (Cf. L’absinthe de l’origine) ont toujours offert aux sorcières quelques diaboliques cordiaux), est condamnée à se courber puis se faner misérablement ? Je ne le crois pas et ne cherche rien tant, probablement, qu’à assurer de quelque tuteur une écriture évidemment fragile, inquiète, modeste sous une livrée chatoyante qui ne trompe que les mauvais lecteurs. Trop d’auteurs, trop de livres, trop d’œuvres alors que je ne vois que mauvais pères, claironnantes fanfreluches et enfants morts-nés pas mêmes capables d’agiter un bibelot d’inanité sonore. Un peu de modestie ne nous ferait pas de mal je crois, de marches en altitude aussi, là où la végétation rabougrie, pour survivre, mêle sa parcimonieuse sève aux roches les plus dures. Un peu de cette sublime modestie qui était aussi, sous la plume de Claude-Edmonde Magny, la plus formidable et intrépide originalité qui n'avait ainsi pas craint, avant de reparaître timidement, d'explorer les gouffres du silence, en un mot, de s'oublier. Voici ce qu’écrivait ainsi cet auteur bien peu connu dans son Essai sur les limites de la littérature (sous-titré Les sandales d'Empédocle) paru en 1945 : «C'est dans la mesure où notre progrès spirituel est jalonné d’œuvres imparfaitement transcendées que nous pouvons parler de celles-ci. Ainsi je n'entrevois pas encore distinctement la ou les vérités qu'il y a dans le Bruit et la Fureur de Faulkner, c'est que je ne suis pas encore pris et comme englué dans la trame temporelle du livre. Je puis espérer qu'un jour viendra où elles se découvriront à moi avec la simplicité de ligne d'un dessin d'Hokusaï, cet Hokusaï qui précisément espérait qu'à cent et quelques années le moindre trait issu de sa plume saurait cerner l'Absolu. Il y a d'autres livres, Ulysse, par exemple, où j'ai l'impression d'entrevoir des directions, des amorces de vérités ; de ceux-là, je puis parler ou écrire. Mais quand je serai au terme de l'ascension vers la vérité, quand j'aurai repoussé du pied le livre comme l'escabeau du suicidé, alors la parole me quittera comme elle a quitté Lord Chandos, comme le dessin peut-être a quitté Hokusaï le jour où l'Absolu s'est révélé à lui sans médiation aucune [...]. Ce jour-là, je serai sorti de la littérature, et de la critique, pour entrer en un autre domaine ; et les quelques mots que je pourrai écrire pour exprimer ce que j'ai compris, je sais d'avance qu'ils ne seront que des allusions ésotériques à un secret indicible, coups frappés par le prisonnier aux murs de sa prison, que nul ne peut les comprendre de ceux qui n'ont pas, eux aussi, lu et assimilé Joyce et Faulkner, qui n'en sont pas au même point que moi. Ainsi, la critique, finalement, n'est utile à personne de ceux qui pourraient la comprendre et le gros livre que je viens d'écrire n'est rien que le témoignage de mon imperfection.» Et le grand critique de conclure, répondant par avance à tous les égolâtres de la plume et accoucheurs d’œuvres, dans un beau paradoxe (rappelant, au passage, les textes cités de Michelstaedter) qu’ils méditeront utilement : «Les limites de la littérature sont celles mêmes de la critique.»

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Deux monstres : les harmonies Werckmeister de Tarr, Baleine de Gadenne 7 mars «You know, I don't believe in God. This is my problem. If I think about God, okay, he has a responsibility for the whole thing, but I don't know. You know, if you listen to any Mass, it looks like two dogs when they are starting to fight. And always, I just try to think about what is happening now.» Béla Tarr à propos des Harmonies Werckmeister.

Quelle enfantine certitude remplit le travail de ces derniers jours ? Peut-être la douce assurance, à vrai dire l'évidence, qu'aucun événement n'est le fruit blet du hasard, l'une de ces pommes opportunément tombée sur la tête de quelque savant rêveur. Ansi, Actes Sud vient de rééditer (pour la troisième fois je crois) l'extraordinaire Baleine de Paul Gadenne (d'abord publiée dans la revue Empédocle, dirigée par Camus), une nouvelle qui, si nos professeurs n'étaient pas de sinistres cuistres aussi incultes que sottement laïcards, devrait figurer au programme des classes de collège, à l'égal du sempiternel Petit prince. Dans cet admirable texte de Gadenne, la pure simplicité de la prose, sa presque transparence n'est pas l'infantilisme doctement enseigné à des gamins rêvant de dragons et de fiers combattants harnachés pour les routes dangereuses plutôt que de renardes gamineries (j'aurais pu parler, rappelant l'adjectif mignardise et surtout le célèbre Roman éponyme, de renardises) mais la pauvreté évangélique découverte sur la plage du monde, cernée par la lointaine rumeur de la guerre. La carcasse immense du cétacé échoué sur le sable devient ainsi la promesse d'une nouvelle naissance, la rupture du cycle impassible qui enferme l'homme dans une redite terrifiante, alors même que les deux personnages imaginés par Gadenne contemplent, fascinés, le lent travail de la pourriture fouaillant l'énorme cadavre. Voici ce que j'écrivais de cette nouvelle dans un article paru récemment dans l'excellente revue Liberté politique dirigée par Philippe de Saint-Germain : «Gadenne décrit dans ces pages une baleine qui s’est échouée sur une plage, une rencontre entre un homme et une femme, leur compréhension du mystère qui se déroule sous leurs yeux, celui de la mort à l’œuvre sur la carcasse immense du cétacé. Pourrissant lentement sur le rivage, la baleine est cet énorme animal qui déjà commence à dégoûter les curieux venus assister à l’agonie. Pourtant, le personnage central de la nouvelle a le pressentiment que cette rencontre entre lui et la créature mourante ne doit rien au hasard, elle qui réunit deux êtres sur une plage — l’homme et sa jeune amie — en présence d’un troisième, la baleine : «il y avait une coïncidence entre les bouleversements de notre époque, le miracles des âmes qui se reconnaissent, et les hasards des remous côtiers». Dans le cadavre de l’animal, le romancier va certes voir les fermentations admirables de la pourriture et de la mort ; il va surtout comprendre que la baleine est chargée de signifier quelque chose, qu’elle est comme le signe avant-coureur d’une Venue et d’un Règne qui ne sont absolument pas ceux des hordes barbares qui d’ailleurs, on le devine par quelque notation, perdent la guerre lointaine. Car, peu à peu, sous les yeux du personnage, le cadavre de la baleine «entrait dans sa vraie gloire». Qu’importe alors si l’univers dans lequel s’est échoué le cétacé est encore tout claquant des rumeurs de la guerre, et, qu’en somme, la décomposition de l’animal signifie la folie des hommes. Qu’importe cela, puisque la Présence dont Léviathan est le héraut abolira le royaume de la Mort, par sa propre agonie : «sur cette vase étrange où la mort est grouillante, se lèvera le blé des pharaons». Puisque va naître, on le pressent formidablement, du cadavre abjecte, de la charogne puante, le secret, mieux, le mystère d’une vie nouvelle : «nous étions là, attendant [...] la forme qui allait sortir du creuset où clapotait le monde en ébullition». Qu'importe enfin puisque, outre qu’elle permet une rencontre, qu’elle favorise la création d’un lien entre deux êtres, la baleine est le médiateur de la prière du personnage, elle est cette prière même, extraordinaire, miraculeuse sous la plume d’un auteur qui très rarement cède au vertige d’une phrase s’élançant sur son rythme : «Que ton règne arrive — ah, qu’il arrive ! Nous avons soif de ce qui dure. Nous avons assez respiré le soufre des flambées éphémères, assez pleuré sur les cycles fermés du temps !...». Alors la Mort est vaincue. Alors le cadavre, comme celui sorti du tombeau par l’ordre souverain, va revenir à la vie, s’il est vrai que «cette défaite, cet effacement silencieux», l’agonie du monstre échoué, vont devenir «une présence». Et si les personnages, devant ce spectacle, peuvent affirmer qu’ils étaient bien sûrs, alors, de leur «solidarité avec le monstre», c’est qu’ils ont compris que cet

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événement ne servirait à rien, n’aurait aucun sens s’il n’était la chance, pour eux, d’une rencontre souveraine.» ... le lent travail de la pourriture fouaillant l'énorme cadavre. C'est peut-être cette décomposition d'une baleine (souvenons-nous de la fin de la Dolce Vita) qui fait sombrer les tranquilles villageois décrits par Béla Tarr dans la folie criminelle, même si le personnage que suit le réalisateur, Janos Valushka (un homme simple, un poète, un rêveur, un fou ?) rattache explicitement, dans une intuition d'une émouvante simplicité, le monstre des profondeurs à la puissance, au jeu de Dieu, la créature biblique (Béhémoth, mais aussi Léviathan, ici confondus) ayant souvent été rattachée par certains Pères (tels Grégoire de Nysse, Ruffin et Grégoire le Grand dans ses Moralia in Job commentant le livre 40 de Job) au royaume du Mal, le Christ leur ayant même paru remplir le rôle d'une sorte de hameçon chargé de capturer Satan pour défaire sa puissance et, d'une certaine façon, le clouer lui aussi à la Croix. C'est peut-être, surtout, cette voix fanatisée (au rebours de celle de Janos qui, au début du film, parvient à plonger des ivrognes dans la magie de l'enfance) de celui que l'on appelle le Prince, que nous ne verrons jamais si ce n'est par l'intermédiaire d'une ombre contrefaite et d'une voix traduite de l'étranger, voix démoniaque comme annoncée par les rumeurs de désordres qui parviennent au village dès l'arrivée du convoi transportant la baleine, c'est peut-être cette voix qui est l'épicentre du Mal. C'est peut-être l'invention de l'Allemand Werckmeister ayant brisé l'harmonie du clavecin, harmonie première que s'efforce de retrouver le savant musicologue, Monsieur Eszter, qui a constitué le foyer (insoupçonnable) d'infection de l'irrémédiable pandémie courant désormais d'homme en homme, de siècle en siècle, de (fausse) mélodie en (fausse) mélodie. Peu importe que nous ne puissions déterminer l'origine du Mal (l'ancienne femme d'Eszter, décrite par ce dernier comme une catin ? Ces deux enfants devenus incontrôlables ? Quelque bouleversement cosmique comme l'éclipse métaphorique du début ?), qui est ce toujours-déjà-là évoqué par Paul Ricœur et dramatiquement mis en scène, sans que nous puissions découvrir dans le tableau du maître un quelconque responsable de ce tohu-bohu, par Brueghel le Vieux, l'un des rares peintres (avec Bosch) qu'avoue aimer Tarr.

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Deux tristesses : William Faulkner et George Steiner 9 mars «Le réel excède toutes les questions et toutes les réponses que la philosophie et même la théologie pourraient donner.» Claude Romano, Le chant de la vie.

Je viens de terminer la lecture de deux ouvrages qui m’ont laissé le sentiment d’une étrange tristesse. Le premier, superbe, de Claude Romano, déjà évoqué dans un précédent billet et plus longuement ici, est une étude phénoménologique consacrée à quelques œuvres de William Faulkner intitulée Le chant de la vie. J’avais évoqué naguère, dans un article paru dans la défunte revue Cancer !, un Faulkner délavé sous la plume de Pierre Bergounioux. Saluons donc le travail de Claude Romano, aussi intelligent et stimulant que le précédent était verbeux et fade. D’abord une évidence générale, bellement décrite par Romano, à propos de la lecture qui en rien ne saurait être considérée comme une espèce de sotte extériorité, une mise à distance, par notre esprit, d’un ailleurs informulable autrement qu’imaginativement. Non, la lecture est langage qui est monde qui est corps qui est pensée qui est style donc langage, indissociablement. Romano écrit ainsi : «Celui qui se plonge dans un roman se meut dans le langage non comme devant le théâtre d’ombres d’une caverne platonicienne, mais en pleine lumière, en pleine réalité ; à l’image de l’écrivain, il existe dans l’écriture comme le nageur se meut dans l’eau, il s’y enfonce et s’y abîme comme un plongeur happé par les courants, non pour en ramener à l’air libre les astéries, les coquillages, les débris étincelants de corail, mais pour en suivre les visions englouties et éphémères de fonds tremblants et de paysages marins. Cela serait impossible si le style n’était déjà pour l’écrivain une manière d’habiter sa langue, donc aussi d’habiter le monde, un partage originaire d’expériences, un dialogue d’être à être, de monde à monde. L’écrivain habite sa langue et voit le monde à travers un style qui est le prolongement de son corps, et qui s’adresse déjà à notre manière d’être corporelle au monde, à l’espace sonore, au silence.» Plusieurs remarques ensuite, à vrai dire des interrogations plutôt que des critiques, toutes forcément rapides j'en ai bien peur. Et d’abord : pourquoi l’auteur n’a-t-il pas étudié le splendide Parabole ou, à la naissance de l’écriture faulknérienne, l'emblématique Sartoris ? Il y a dans cette étude passionnante (mais parfois un peu trop digressive et infirmant la modestie de la démarche critique annoncée en introduction, louchant maladroitement vers des hors-textes philosophiques qui alourdissent l’ensemble) de belles et riches pages consacrées à Absalon, Absalon !, à mon sens l’un des plus grands romans du siècle passé, avec Nostromo peut-être de Joseph Conrad. Fort bien : mais pourquoi alors ne pas avoir évoqué la question du Mal (à mon sens essentielle) dans son rapport complexe avec les différentes voix narratives à l’œuvre dans ce roman monstrueux ? Et, si Claude Romano a parfaitement raison d’évoquer en ces termes (aveux de la difficulté entrevue et de l’échec, peut-être, de la méthode phénoménologique face à ce noir monolithe) ce génial roman : «Définitivement «ésotérique», Absalon, Absalon ! appelle ainsi son propre style, baroque, surchargé de métaphores […] qui s’empilent sans rien démontrer, ces longues phrases qui s’enroulent comme des vagues expirantes et s’échouent sans jamais aboutir, qui se relancent, retombent, renaissent, cette interminable litanie constamment à bout de souffle, évoquant la fuite du réel, son essentielle, inconclusive ouverture», comment admettre en revanche que la tentative d’élucidation phénoménologique menée par le chercheur puisse s’accorder avec cet étrange ésotérisme souligné plus haut qui devrait rebuter au contraire toute exploration philosophique ? Romano, ici, n'a-t-il pas été effrayé par la complexité effarante du roman qu'il s'était proposé d'étudier et, si oui, pourquoi ne pas le dire tout simplement ? Bien plus, si l’œuvre de Faulkner est dite inconclusive, peut-être un peu trop facilement, que dire, dans l’étude de Romano, de cette conclusion pour le coup précipitée, bâclée, qui n’évoque qu’en passant, je pourrais écrire, honteusement, le «christianisme tragique» de Faulkner ? Christianisme tragique qui, il me semble, eût permis au chercheur de tenter de débrouiller l'écheveau étrangement (paradoxalement, en fait) christocentrique d'un roman tel que Parabole. Je pose ainsi la question de façon plus abrupte : pourquoi diable Claude Romano a-t-il jugé bon de (mal) conclure son livre au moment où celui-ci, au contraire, eût dû s’élancer ? Limites de la philosophie sans doute plus que de la littérature...

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«Sommes-nous en droit de demander pourquoi la pensée humaine ne devrait être joie ?» George Steiner.

Le deuxième ouvrage, au titre étrange (Dix raisons (possibles) à la tristesse de pensée) est signé de George Steiner. L'éditeur a eu la bonne idée de présenter le texte original en regard de la traduction, toujours impeccable, de Pierre-Emmanuel Dauzat, à moins qu'on ne soupçonne Albin Michel d'avoir artificiellement gonflé un livre qui, sans ce procédé quelque peu grossier, n'eût pu décemment accueillir un seul article (ce qu'est ce texte), même long, de Steiner. En fait, l'étrange titre de cet ouvrage est trompeur puisque, à la place de l'adjectif possible, Steiner semble s'être ingénié à nous montrer que la tristesse (ou ce qu'il nomme, précieusement, tristitia) consécutive à l'exercice de la pensée est... certaine. Pourquoi ? Les réponses qu'apporte Steiner sont multiples, parfois même fort convenues mais toutes je crois peuvent être regroupées sous une unique bannière, que Steiner refuse de voir claquer au vent du grand large, lui qui se définit comme un bizarre anarchiste platonicien (qu'est-ce qu'une telle formule peut bien vouloir signifier sinon que Steiner aime s'amuser et musarder ?) : Dieu, son éclipse, son absence, sa mort. En fait, c'est Steiner qui est contaminé par ce «virus de l'inaccomplissement» dont il parle, niché au plus secret de l'espoir, c'est Steiner qui est mélancolique, mélancolique à en désespérer ses lecteurs et non pas la pensée, Steiner qui refuse non pas la possibilité de Dieu (sans laquelle, nous répète-t-il inlassablement avec d'autres comme Weidlé, l'art court à son épuisement) mais le fait de s'agenouiller devant Lui, tout simplement, de croire en sa réalité. On m'objectera que bien des auteurs n'ont pu se résoudre à embrasser ce dont ils avaient pourtant la claire conscience. Certes : au moins avaient-ils la décence de pleurer sur leur idéal perdu plutôt que de danser une sarabande savante, pleine de pas feintés et de glissades, devant l'idole d'un Moi qui, d'année en année, se transforme en un poteau de couleurs de plus en plus vives, autour duquel s'agitent quelques fidèles peinturlurés. Pour le dire franchement ? Un orgueilleux donc, voilà ce qu'est ce penseur qui n'a pas écrit un véritable livre, je veux dire un livre qui ne soit pas une nouvelle réédition en format poche ou la mise au propre de cours (ainsi de Grammaires de la création et de Maîtres et disciples), depuis le remarquable Réelles présences, et qui désormais se contente d'égrener, d'article en article pieusement recueilli par les journalistes (et celles et ceux qui, comme Cécile Ladjali, sous couvert d'écriture, font en fait le métier de journaliste), de livre en livre plus ou moins artificiellement fabriqué, la même rengaine, après tout utile : notre monde, sans Dieu, n'est rien, qui n'est pas même sauvé par le miracle de la musique, dernier tabernacle, pour l'auteur, d'une possible, délicate et mystérieuse réelle présence. Assurément George Steiner, notre monde n'est rien sans Dieu. Mais... Mais alors, pardonnez-moi cette sotte naïveté, pourquoi traiter systématiquement d'illuminés, voire d'intégristes hystériques, les penseurs (il y en a tout de même quelques-uns, devrais-je vous rappeler le regretté Pierre Boutang, qui fut votre ami ?) qui tentent encore de sonder ce Retrait et n'ont pas peur d'affirmer qu'une joie de la pensée existe qui force tous les secrets d'une Nature qui lui fut donnée, Nature elle-même accablée de tristesse selon Walter Benjamin puisqu'elle semble s'être définitivement séparée de la pensée, de l'homme, de la pensée de l'homme ? Cher George Steiner, quand donc allez-vous vous dépouiller de cette posture pseudo-kierkegaardienne (voir la conclusion de mon premier ouvrage dans la partie (Sur la table de dissection) bien faite pour tromper seulement la crasse inculture des journalistes qui vous méprisent, vous flattent et vous craignent tout à la fois, quand donc allez-vous faire tomber ce masque pseudonymique, de plus en plus grimaçant, derrière lequel, de plus en plus solitaire aussi, avec la question essentielle vous rusez depuis de bien trop longues années ? Car je vous le dis avec la plus amicale franchise, moi qui ne suis après tout que l'un de vos lecteurs, certes très attentif : vous vous trompez, ce n'est pas la pensée ou son exercice qui sont tristes George Steiner, ce n'est pas même le monde privé de parole ou, selon l'antique tragédie, cette mystérieuse hauteur qui élève l'homme «au-dessus de tous les autres êtres vivants», c'est votre propre pensée, moins crépusculaire que grise, de plus en plus timide à vrai dire, flairant des dangers et des pièges que nul ne se préoccupe de vous tendre si ce n'est votre maladive prudence, pensée percluse hélas, se répétant désormais sans avancer autre chose que des truismes pieusement édités, arc-boutée sur un orgueil grandissant de jour en jour qui finira bien par abolir la force d'une voix naguère libre.

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Le signe secret entre Carl Schmitt et Jacob Taubes 6 avril

«En effet, même si elle n’est ni nécessité, ni caprice, l’histoire, pour le réactionnaire, n’est pourtant pas une dialectique de la volonté immanente, mais une aventure temporelle entre l’homme et ce qui le transcende. Ses œuvres sont des vestiges, sur le sable labouré par la lutte, du corps de l’homme et du corps de l’ange. L’histoire selon le réactionnaire est un haillon, déchiré par la liberté de l’homme, et qui flotte au vent du destin.» Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique. Noté cette idée, lue dans une lettre adressée à Armin Mohler (le 14 février 1952), sous la plume de Jacob Taubes (En divergent accord. A propos de Carl Schmitt, Rivages Poche, coll. Petite bibliothèque, 2003) : «Qu’est-ce qui aujourd’hui n’est pas théologie (en dehors du bavardage théologique) ? Ernst Jünger, est-ce moins de la «théologie» que Bultmann ou Brunner ? Kafka, en est-ce moins que Karl Barth ?». ? J’y retrouve ainsi la notion, par exemple chère à Gershom Scholem, selon laquelle le sacré souffle où il veut et, particulièrement, sur les grandes œuvres de la littérature qui, quoi que prétendent les imbéciles de stricte obédience laïcarde, ne peuvent (et ne semblent vouloir) se passer de Dieu. C’est d’ailleurs à propos de Carl Schmitt que Taubes, qui fut l’un de ses plus exigeants lecteurs, tentant même de comprendre les errements du grand juriste sans jamais le condamner81, écrivit : «Carl Schmitt était juriste, et non théologien, mais un juriste qui foula le sol brûlant dont s’étaient retirés les théologiens». Taubes poursuit, cette fois rappelant Benjamin : «Si je comprends un tant soit peu ce que Walter Benjamin construit là comme vision mystique de l’histoire en regardant les thèses de Carl Schmitt, tout cela veut dire : ce qui s’accomplit extérieurement comme un processus de sécularisation, de désacralisation et de dévinisation de la vie publique, et ce qui se comprend comme un processus de neutralisation allant par étape jusqu’à la «neutralité axiologique» de la science, indexe de la forme de vie technico-industrielle – comporte également un virage intérieur qui témoigne de la liberté des enfants de Dieu au sens paulinien, et donc exprime un parachèvement de la Réforme». Évidemment, puisque nous le savons tout, absolument tout est lié, je ne pouvais, poursuivant la lecture de cet excellent petit livre, que finalement découvrir le nom qui, selon Taubes, reliait Maritain à Schmitt : Léon Bloy, qualifié de «signe secret». Après Kafka saluant le génie de l'imprécation bloyenne, c'est au tour de Taubes. Il n'aura évidemment échappé à personne que l'un et l'autre furent juifs... La boucle est bouclée.

8 Sur ce refus de condamner Schmitt, comme le font beaucoup de nos midinettes intellectuelles, Jacob Taubes a des mots sublimes : «Nous [les Juifs] avons bénéficié d’une grâce, en ce sens que nous ne pouvons être de la partie. Non parce que nous ne voulions pas, mais parce qu’on ne nous laissait pas en être. Vous, vous pouvez juger, parce que vous connaissez la résistance, moi je ne peux être sûr de moi-même, je ne peux être sûr de moi-même ni de quiconque, je ne peux être sûr que personne ne soit à l’abri d’une contamination par cette infection du «soulèvement national» et ne joue un jeu fou pendant une ou deux années, sans scrupule, comme le fut Schmitt.»

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Propos (faussement) détachés 8 avril «Les eaux de l’Occident sont corrompues, mais leur source est restée pure.» Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique. Je me laisse aller à quelques méditations sans fil directeur bien visible, venant juste de recevoir le troisième numéro de l'excellente revue Libres que dirige mon ami Raphaël Dargent. Je n'ai pas encore eu le temps de lire ce dossier conséquent consacré à la vieille (et sans doute obsolète depuis des lustres, tout du moins en France) opposition entre droite et gauche structurant notre vie politique, ni même de parcourir les pages critiques de cette revue, accablé par le nombre des livres qu'il me reste à lire le plus rapidement possible, dont la pièce de théâtre de Joseph Vebret, intitulée En absence. Pour être tout à fait honnête, j'hésite désormais à ouvrir ce livre après avoir lu le drôle de texte, mi-figue mi-raisin, que Joseph a consacré à la réouverture de son blogue. Drôle de texte dans la mesure où, commençant par se plonger dans la nécessité du silence puis convoquer deux grands noms de la littérature (Cesare Pavese et Paul Claudel), il se termine en eau de boudin, par un bandeau publicitaire qui, finalement, contredit l'ensemble de la méditation, ainsi résumable : oui, certains écrivent parce qu'ils ne savent rien faire d'autre, les fous, les possédés, les malades du verbe, qui sont nos guides. Ce sont eux les phares tentant de trouer les épaisses ténèbres accumulées sur les villes humaines, les cernant de toutes parts. Eux qui, par avance, ont porté nos propres fardeaux et rudoyé, rarement défait, leurs démons qui sont aussi les nôtres. Combien de personnes sauvées de la dépression par la lecture du pourtant fort piètre Face aux ténèbres de Styron ? Oui, certains écrivent au contraire pour évoquer la dangereuse exploration de leur aven nombrilique, ce gouffre paraît-il sans fond où d'étranges concrétions prennent bizarrement la forme grotesque de vits tumescents. Non, conclut enfin Joseph Vebret, ne me demandez pas de dire ce que je pense puisque ces deux conceptions de la littérature sont aussi respectables l'une que l'autre, d'une part, je le rappelle, une souffrance et donc une position, qu'on le veuille ou pas, christique (le mâtin est lâché qui va mordre les fesses tendres des peureux et des geignards, des petits apôtres d'un plaisir refoulé qu'il faudrait laisser éclater en geysers libidino-stochastiques) et, bien entendu à l'inverse mais c'est finalement la même chose nous murmure-t-on, une souffrance et une position priapistique si je puis dire, turgescente, position ou plutôt posture contemplée, commentée par une foule admirative s'extasiant devant l'exploit du petit organe dressé, auquel il faut bien rendre, comme à toutes les idoles, un culte propitiatoire. Nous voici donc bien avancés, à équidistance du gouffre entrevu mais refusé et d'une légèreté que l'on veut nous faire croire paradisiaque alors qu'elle n'est que veule, et insouciante, et irresponsable, et bien sûr bavarde en fin de compte. Bizarre erreur, frappante dans le fait de croire que certains auteurs ont amadoué nos propres terreurs, au prix de leur souffrance insigne, alors même que, justement et nous le savons bien, tout ayant été dit, jamais pourtant nous ne sommes ni ne serons dispensés de la quête périlleuse. Artaud en enfer, et Trakl, et Bernanos, et Hölderlin, et Strindberg, et Rimbaud, et Nietzsche, et Lowry et tant d'autres qui n'ont pas refusé la descente, jamais ces vivants terribles ne nous serviront d'excuse esthétique (voilà tout le problème, le relativisme esthétique) à nos propres faiblesses. Car lire ces auteurs, en comprendre les peurs puis, dans le même mouvement, les renier en allant jouer à quelque marelle journalistique, voilà bien le brouillis aigre mitonné par notre époque qui se plaît à mêler de façon ignoble, comme autant d'ingrédients, les esthétiques les plus différentes, sans jamais rappeler que le vieil alambic, quoi qu'on en dise, est plusieurs fois centenaire et que la règle impérieuse à laquelle obéit l'opération délicate de distillation a pour nom : l'éthique. Garçon, servez-moi donc de ce brouet alléchant où flottent de bizarres et indéfinissables morceaux que mon estomac saura bien absorber et mélanger puis ma digestion évacuer ! Que me dites-vous là ? C'est le plat le plus cher de votre carte ? Mais qu'importe voyons, puisque cette soupe versicolore est, si je puis dire, universelle, mélangeant dans une belle diversité bigarrée les fragrances du monde entier. Garçon, c'est donc une soupe d'essence républicaine que j'ai sous le nez ou je ne m'y connais pas en brouets, une soupe tolérante en somme, mieux, c'est la soupe de la tolérance, ah !, je repasserai la trouvaille aux journalistes de Libération qui seront ravis ! Incontestablement, Otto Weininger aurait sa place dans ce que nous pourrions appeler, pastichant le papal Sollers qui lui aussi jouit d'un conclave, une théorie des fous littéraires, Weininger qui déclarait

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dans son posthume Livre de poche, retour d'une nuit de cauchemar : «J’ai entendu un chien aboyer. Jamais encore je n’avais entendu des aboiements aussi terribles. C’était certainement un chien noir. C’était l’esprit malin. J’ai lutté avec lui. J’ai lutté avec lui pour mon âme. Cette nuit, j’ai déchiré les couvertures de mon lit tant j’avais peur. Depuis cette nuit, je sais que je suis un meurtrier. Voilà pourquoi il faut que je me tue.» On sait que Weininger se tua, lui qui pourtant écrivit dans le Livre de poche cette phrase sans la moindre ambiguïté : «Le suicide par incapacité à guérir d’une maladie est une désertion et un manque de foi, au même titre que le suicide commis pour échapper à un crime.» Artur Gerber, le plus fidèle ami de Weininger, put ainsi déclarer, après avoir contemplé la face du suicidé : «Aucune trace de bonté, aucun éclat de sainteté ni d’amour sur le visage du mort. Aucune douleur non plus, simplement une expression qu’il n’avait jamais eue de son vivant : quelque chose de terrible, d’effrayant, quelque chose qui lui avait mis l’arme à la main : l’idée du mal.» Et je retrouve, continuant ma lecture de cet excellent petit ouvrage, cette idée toute bernanosienne (mais d'abord évidemment chrétienne) d'une solidarité non seulement dans le Bien mais aussi, voilà ce qui inquiète Weininger, dans le Mal : «Le bien n’est pas seul à être Un dans l’homme, le diabolique aussi. Chaque victoire du bien chez un être humain aide tous les autres – et inversement.» Je connais mal Weininger, je n'en fais point secret mais j'avoue que ces quelques lignes m'ont d'emblé intéressé, tout comme ce commentaire sous la plume d'August Strindberg, dans une lettre du 8 décembre 1903 : «Comme Weininger, je suis aussi devenu religieux par crainte de devenir un monstre.» Les fins lecteurs remarqueront là, tout compte fait, chez l'auteur d'Inferno, une volonté par défaut, non pas lâche mais biaisée, se réfugiant dans la lumière par crainte des ténèbres et non pour la lumière elle-même. Pourtant, et je n'ai pas honte de le dire, moi le chrétien le moins exemplaire, le plus mécréant et lâche, moi qui ai sondé sans relâche et médité la figure historico-littéraire d'un Gilles de Rais, pourtant une telle décision n'en est pas une et reflète, tout au plus, le désarroi, la paralysie de la volonté qui fossilise notre époque. Cette paralysie est celle-là même qui englue Joseph dans de pieusement subtiles distinctions entre une prétendument vraie littérature, qui à mon sens n'est rien d'autre que LA littérature et une fausse, qui est tout ce que l'on voudra SAUF, c'est le point, de la littérature : Angot, Despentes, Nothomb, Assouline, Viviant, etc. Un exemple, de ceux qui, en matière de littérature, m'agacent justement au possible. Je viens ainsi de terminer la lecture du premier ouvrage de Jacques de Guillebon, Nous sommes les enfants de personne (aux Presses de la Renaissance) où tout est cavalcade, la nuit tombant, entre hommes partis découvrir le Graal et chevauchant, sans y prêter la moindre attention, sur les ruines puantes de notre société. Certes, ce livre se jette d'un très bel élan sur notre idéal dévasté, réduit en poussière par la pornocratie triomphante mais j'aimerais que son auteur, complétant quelques trop brèves envolées sur la nécessaire conversion de nos volontés (souvenir, cher Jacques, de l'article d'Hadjadj intitulé Pour le grand Jihad ?) ainsi que l'amour opposé au règne de la Machine, me dise quoi faire, quoi lire, quoi dire. Mais pardi, il te l'a dit, quoi faire, ne sais-tu donc pas lire pauvre stalker ? Tu dois te convertir, te retourner, comme un gant oui, comme auraient dû le faire les deux hommes farouches et raides que le stalker, justement, accompagne dans la Zone. C'est donc la lumière qu'il faut choisir, sans loucher sur les ténèbres nichées dans le coin le plus sale de la pièce. C'est donc pour elle qu'il faut se faire pure transparence, sans même rêver, au préalable, d'une périlleuse acclimatation au froid de l'Enfer. Directement, dans le gouffre de lumière, dans le bain de métal en fusion, sans la moindre hésitation. Ah ! Cela je ne le puis parce que, douloureuse confession, comme Kierkegaard je ne puis trouver le levier d'Archimède. Je le cherche pourtant oh oui !, comme un loup maraudant dans les forêts, je flaire chaque trace du divin, fût-elle pratiquement indécelable, mais, de n'être parvenu à le trouver, j'enrage et me cogne alors le front contre ma cellule, cet in-pace où l'on enfermait jadis les fous et les hérétiques, comme un loup pelé je hurle de douleur avant de reprendre ma ronde sans fin. Vous l'aurez compris, je ne suis donc pas celui, je ne puis être celui qui à bon droit, écrivant non pas sur le sol mais sur son clavier, lancera sur Strindberg ou sur Vebret les premières pierres, surtout si ce dernier, comme je viens d'en prendre connaissance en terminant ces mots, est prêt à braver, tel un moderne Gauvain, les dangers infinis de notre capitale pour se procurer un exemplaire de Monsieur Ouine. Et pourtant, je sais, et ce savoir m'est brûlure, que tolérer ne fût-ce que trente secondes, comme préalable piètrement consensuel (donc relativiste) à toute discussion, l'idée selon laquelle deux conceptions de la littérature (disons, pour tenter de choquer, William Shakespeare et Dan Brown) peuvent parfaitement coexister et s'enrichir mutuellement, je sais que tolérer cette monstruosité crassement démocratique n'est strictement rien de plus que la conséquence de ma propre lâcheté.

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Jacques Chirac en Bartleby, Denis Tillinac infecté par le venin de la mélancolie 26 avril «Personne n'ose se l'avouer. Il faut tordre le cou à un gros mensonge : la compatibilité de la modernité avec nos fondements spirituels, intellectuels, moraux, esthétiques. Donc, politiques. Aucune civilisation n'est compatible avec la modernité.» Denis Tillinac, Le venin de la mélancolie. «Le péché mortel du critique, c’est de songer secrètement qu’il pourrait perfectionner l’auteur.» Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique. Je viens de terminer la lecture du Venin de la mélancolie (édité par La Table ronde) de Denis Tillinac, une mine savoureusement explorée pour qui souhaite comprendre l'étrange personnage qu'est notre président, Jacques Chirac, moins porion (si l'on veut et pour emprunter au lexique des mineurs deux de ses métiers oubliés) que nivelleur, voire simple taupe. Aucun scoop bien sûr dans ce livre, l'auteur s'en fiche mais une confirmation en revanche, pour qui l'ignorait encore : Chirac navigue à vue, ce qui ne laisse pas d'être paradoxal lorsque l'on parle de taupe, ce qui ne laisse pas aussi d'inquiéter si l'on évoque un maître de navire plutôt qu'un petit mammifère aveugle. Mieux même puisque notre marin à la petite semaine ne sait probablement pas qui il est, ou plutôt quel personnage il s'amusera à jouer au gré des flux et reflux politico-médiatiques qui le porteront ou le feront dériver, c'est tout comme. Car l'homme, volontiers sanguin selon ses proches (y compris de l'avis même de Tillinac) alors que ne me semble couler dans ses veines rien de plus qu'un peu d'eau douce, voire plate, se moque de fixer quelque amer lointain pourvu qu'il estime la carlingue de son rafiot assez bien calfatée pour tenir jusqu'au prochain Conseil des ministres, où il fera escale temporaire avant de repartir, sans plus de destination qu'il n'en avait jusqu'alors, l'esprit aussi vierge qu'est bourrelé de remords et de doutes celui de Lord Jim. Conrad, Stevenson, Melville ou encore Lowry ont imaginé, après l'immense Coleridge, des marins métaphysiques qui, avant d'épuiser leurs forces et la hargne avec laquelle ils interrogeaient leurs actions et pensées, auraient pu bourlinguer sur les mers du globe durant des millénaires. Aucun de ces auteurs n'aurait pu toutefois deviner et encore moins peindre les affres transparentes d'une conscience vide, d'une âme à ce point terne, celles de notre Président de la République française, timonier de pacotille, capitaine décomplexé d'un vaisseau fantôme, pressé de s'aventurer au-delà de l'horizon, non pour y découvrir quelque nouvelle terre qu'il proclamera française, donc universelle, mais simplement pour fuir sa propre vacuité, bien capable après tout de l'avaler, comme s'il s'agissait d'un de ces monstrueux Krakens que représentaient les anciennes cartes ou d'un de ces vortex sans fond engloutissant les limites des océans inexplorés. Certes, j'oublie un peu vite l'exemple de Bartleby, personnage de fiction finalement assez proche de la texture translucide (peut-être même transparente) de notre Président qui murmure lui aussi un obstiné Je préférerais ne pas, par exemple Je préférerais ne pas imaginer que figure dans le Traité tant commenté la mention des racines gréco-romaines et chrétiennes de l'Europe, ou bien Je préférerais ne pas tenter de comprendre que la France est malade, malade à en crever de mon inaction et de mon vide. La phrase chiraquienne par excellence est une fois de plus une pâle copie de l'originale, romanesque plutôt que papale. Il est cependant vrai que nous ne pouvons nous empêcher de flairer, en bon lecteur, quelque drame secret sous la nullité existentielle du célèbre copiste de Melville alors que, sous celle de notre Président, un microscope à balayage électronique ne suffirait sans doute pas à faire se lever un Everest de la taille d'une particule atomique. Chirac. Plusieurs pages du Point, visiblement inspirées par le bouquin de Tillinac paru fin 2004, tournent autour de ce mystérieux poisson et n'arrivent pas à l'enserrer dans leurs mailles, il est vrai assez lâches. Ce n'est pas que le poisson soit gros ou immortel comme celui du conte gentiment adapté à l'écran par Tim Burton mais bien plutôt qu'il se laisse porter par les courants, déjouant ainsi toute tentative de le repérer grâce à une balise : son art de la navigation se résume à une dérive, peu lui chaut finalement si la gabare France, rouillée et qui fait eau de toute part, s'encalmine lamentablement sur une plage où les touristes du monde entier viendront la photographier. Chirac. Son étiage est le Neutre absolu, comme monsieur Teste, dont il n'a bien évidemment pas, dois-je le préciser, l'intelligence souveraine, à vrai dire diabolique ni même la volonté de se cloîtrer dans son propre esprit pour y faire la nique à l'univers, moins mystérieux qu'une coquille de noix sous le regard scrutateur de notre

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cérébral personnage. Chirac pue au contraire la cordialité populacière, ce charisme de fête foraine, malaxe la joue des gamins, fait la bise à telle meunière au visage érubescent ou caresse voluptueusement la large croupe d'une vache primée, à moins que ce ne soit l'inverse. La ruse politique ou plutôt politicienne lui suffit en guise de portulan et un flair de requin selon Tillinac, qui se lamente du fait que le prestigieux exercice ait perdu sa non moins glorieuse majuscule et sa dimension mystique tout en ne pouvant s'empêcher, chaque fois qu'il le peut, de nous rappeler qu'il est, lui Denis, corrézien et surtout faulknérien, particulièrement bien introduit dans le cercle, le premier, qui n'est pas rouge mais gris pâle, celui des intimes de Chirac. Du reste, ce serait mentir que de prétendre que les pages, parfois superbement écrites, du Venin de la mélancolie ne nous proposeraient qu'un portrait (un de plus) de Jacques Chirac, portrait qui n'en est pas un on l'aura deviné, à moins qu'il ne faille loucher du côté de ces ready-made, aussitôt déclarés obsolètes qu'ils étaient abandonnés par Duchamp à leur existence fragmentaire, labile, insignifiante. Il y a autre chose, un lent poison circulant dans les veines de Tillinac et, n'en doutons pas, dans les nôtres, dans celles de tout Français qui ne reconnaît plus, dans ce pays divisé, corporatisé, balkanisé mais oui, assisté, pays qui autrefois, naguère encore, fut grand et qui à présent parodie sa grandeur passée, remâchant comme une chique amère telle ou telle commémoration d'un haut fait d'armes, d'un geste de courage, d'un sacrifice. Pas de méprise. Le poison n'est pas cette grandeur, ni même cette mélancolie de la grandeur mais bel et bien le définitif avachissement dans lequel nos esprits lassés de tout ont été pris comme dans une puissante colle, figés par je ne sais quel maudit sortilège, poison qui nous entretient dans l'illusion de notre grandeur, c'est-à-dire dans notre grandiloquence alors que, nous Français, n'en doutons point, sommes devenus des nains relativistes, adeptes de la réussite, du confort, des nabots vantards que plus personne ne se donne la peine d'écouter. Définitif ? Non car Tillinac a parfaitement raison de le souligner même s'il redoute que le choc (il parle, prudemment, de métamorphose) ne puisse décidément être autre qu'apocalyptique, la démocratie (je préférerai le mot patrie) «ne sera sauvée [...] que par un truchement extérieur au monde politique». Lequel, des cosaques ou de l'Esprit Saint, voire des disciples de Ben Laden qu'évoque l'auteur, censés pacifier une société décomposée, pourrie jusqu'à l'os ? Peu m'importe puisque dans le Mal croît aussi ce qui sauve, ce dont ne semble pas s'aviser Tillinac qui, rêvant comme Jacques de Guillebon nouvelle chevalerie et révolution spirituelle (je me dois de préciser que le livre du premier est plus convaincant que le second...), file pourtant, en attendant l'ouverture du septième sceau, dîner dans tel restaurant fameux où il sera salué d'un déférent Monsieur Tillinac... Le prestige, fût-il d'arrière-cour plutôt que de cour, ne souffre aucune procrastination n'est-ce pas ? Bah, à l'heure dite, dont nul à l'avance ne peut prévoir l'irruption fatale, Tillinac n'aura, nous n'aurons pas même quelques secondes pour nous dépêcher de jouir, sans doute moins de temps qu'il n'en faut pour que notre bouche se referme sur la luxueuse bouchée que nous lui tendons. Je me souviens avoir dîné, un soir, quelque temps après mon arrivée à Paris, avec l'homme, Tillinac, pas Chirac. Sympathique, affable même, volontiers gouailleur et drôle, c'est Chantal Delsol qui avait eu la gentillesse de me le présenter, afin que je lui vante, comme je le pouvais, les mérites bien évidemment innombrables que cet éditeur (puisqu'il est le patron de La Table ronde) ne manquerait pas de tirer des ventes copieuses de mon essai sur Steiner, que je lui soumettais craintivement. Je pense que Tillinac n'avait pas lu alors une seule ligne de ce livre, tout obsédé qu'il était par l'impact commercial qu'aurait cet ouvrage, que, sans tricher, je lui présentais comme difficile, tout de même moins que ne l'est La littérature à contre-nuit. J'ai bien fait. Toujours aussi amicalement, Tillinac ne me donna, le soir même, le lendemain ou le surlendemain, aucune réponse, qu'elle soit positive ou négative, quant à l'avenir de ce livre que je n'arrivais pas à publier, bien que, sur le chemin du retour, il n'hésita pas à me demander de réfléchir à une possible réédition de classiques (les vrais, ceux dont la plume et l'esprit étaient de droite...) quelque peu méconnus. Je lui parlais alors de Hello, qu'il ne connaissait pas, lui précisant que l'auteur de L'Homme avait inspiré bien des pages de celui qui fut son phénoménal ami, Léon Bloy. Vous imaginez sans peine la suite de l'histoire : Tillinac n'édita pas mon Steiner (livre qu'il n'a d'ailleurs sans doute toujours pas lu) et je ne donnai pas suite à sa proposition me conviant au labeur difficile et ingrat de l'exhumation puis de la présentation, avec étiquettes dûment collées et exhibition muséographique, de vieux squelettes desséchés qui n'intéressent plus personne. Il faut dire que, à cette époque, il y a maintenant près de cinq années, coulait dans mes veines un poison autrement plus redoutable que celui de la mélancolie, après tout voluptueux si l'on en croit

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Monsieur de Phocas ou Des Esseintes, ces éternels contaminés qui jamais ne meurent : celui de la tristesse, venin lent qui, quelle que soit la durée de la rémission observée, finit toujours pas pourrir définitivement le sang.

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W. G. Sebald sur l’île de Jersey 4 mai «Pour comprendre un texte il faut tourner lentement autour de lui, car personne ne peut y pénétrer sinon par d’invisibles poternes.» Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique. Dans ses somptueux et mélancoliques Anneaux de Saturne, W. G. Sebald ne se doute probablement pas que l'une de ses descriptions ressemble à s'y méprendre à celle contenue dans un roman presque inconnu lorsqu'il est signalé par son titre d'origine, Pique-nique au bord du chemin, assez célèbre en revanche lorsque le désigne celui que Tarkovski donna à son propre film, qui n'est rien de plus que l'adaptation, certes travaillée et comme épurée, du roman des frères Strougatski, Stalker. Sebald, visitant une région désolée du nom d'Ofordness qui servit, il y a quelques années, de terrain d'expérimentation pour les militaires britanniques, écrit en effet que plus il s'approchait «des ruines, plus se dissipait l'image d'une mystérieuse île des morts et plus je me crus, ajoute-t-il, au beau milieu des vestiges de notre propre civilisation anéantie au cours d'une catastrophe future. Exactement comme à un étranger, né ultérieurement et qui se retrouverait, sans rien savoir de la nature de notre société, parmi les montagnes de débris métalliques et de machines détruites que nous aurions laissés derrière nous, tout cela se présentait, à moi aussi, comme une énigme indéchiffrable, et j'étais là à me demander quelles étaient les créatures qui avaient vécu et travaillé ici jadis, et à quoi avaient bien pu servir ces rails d'acier sous les plafonds, ces crochets aux murs encore partiellement carrelés, ces pommeaux de douche grands comme des assiettes, ces rampes et ces puisards.» Je ne sais pourquoi mais, outre le souvenir de la description de la Zone (dont nul ne sait trop si elle correspond, pour les très rares hommes capables d'en déjouer les pièges, à un miracle ou à une damnation), je n'ai pu m'empêcher de songer à un livre terrible de Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment (récemment réédité en poche chez Actes Sud), notamment un passage ou l'écrivain décrit la pièce où il a été torturé et, bien sûr, les tortures qu'il a subies, pourtant indescriptibles comme il l'avoue lui-même : «Celui qui voudrait faire comprendre à autrui ce que fut sa souffrance physique en serait réduit à la lui infliger et à se changer lui-même en tortionnaire.» Pastichant un célèbre essai de linguistique, je pourrais ainsi écrire, de la torture : quand ne pouvoir dire, c'est faire... Pourquoi ai-je pensé au livre d'Améry en lisant celui de Sebald ? Peu importe me direz-vous, tout lecteur, même modeste, sait parfaitement que sa lecture obéit à de subites impulsions, à des nécessités inexplicables, à de souveraines et incompréhensibles déhiscences, à des correspondances énigmatiques en somme qui ne le sont que pour une seule raison : le lecteur n'a pas été capable de déchiffrer les motifs complexes et souterrains qui président au tissage de sa lecture intérieure, je veux parler ici non pas de la quotidienne (je ne parle que de mon cas, hélas...) lecture de livres mais de celle du Livre puisque, d'auteur en auteur, nous poursuivons la lecture d'un seul et même ouvrage. Ainsi, si l'écrivain n'écrit qu'un seul livre selon l'adage, il n'est pas faux je crois d'avancer que le lecteur, semblablement, ne lit qu'un seul livre. Peut-être cette imbrication des références a-t-elle été rendue possible, tout simplement encore, par le souvenir que je garde de ma récente arrivée sur les docks de Jersey, l'une des îles anglo-normandes où je me suis promené durant de longues heures d'une marche silencieuse, contemplative, faisant d'abord halte au lieu dit Devil's Hole avant de parcourir une partie de la côte, assez sauvage, du nord-est de l'île. J'ai toujours trouvé particulièrement inhumain le décor des ports, surtout sous un ciel gris (c'était le cas à Jersey en débarquant d'un rutilant ferry venu de Saint-Malo) et lorsque leur activité est étrangement réduite à quelques pantomimes de grues. Allons, plus juste serait de dire que mon humeur même était mélancolique puisque je lisais Les Anneaux de Saturne durant mon petit voyage. L'interrogation n'est certes pas nouvelle sous la plume erratique de Sebald puisque le thème de l'anéantissement de l'homme (qui est évidemment son propre bourreau et celui de la planète qui le porte) est commun à chacun de ses livres. Ainsi peut-on lire, dans un texte intitulé All'Estero et recueilli dans Vertiges, ces lignes lucidement fatalistes : «Au fil des années, j’en suis arrivé à la conclusion que la vie désormais naît de tout ce fracas, celle qui vient après

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nous et qui lentement nous mènera à notre perte, comme nous menons lentement à sa perte tout ce qui a été là longtemps avant nous.»

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Damnation de Béla Tarr ou la sécheresse de l'âme 4 juin «Frères dans la damnation, ou frères dans le paradis retrouvé ? Frères dans la masse des frères ? Frontières humaines, mes frontières, triste condition humaine. Quoi, haut les cœurs, la main dans la main ! Damnation pour damnation, mais que le malheur d'être un homme soit au moins un immense chant de victoire à la face du dieu crevé, idole des vautours, des possesseurs, des détenteurs légaux du droit à l'or, du droit aux sublimités de l'art, de l'amour et des rêves. C'est la dernière heure, frères, il faut à la fois vaincre et mourir.» Georges Ribemont-Dessaignes, Smeterling (Allia, 1988). Finalement, je ne vois guère de différences entre les paysages de désolation que décrivent JG Ballard dans Sécheresse (The Drought, 1966) et Béla Tarr dans Damnation (1987, Rose de bronze au Festival du film de Bergame), alors même que les rapproche la nature de l'élément, liquide, qui est en cause, ici dans son absence (temporaire, comme une apocalypse de pacotille), là dans sa surabondance (comme une apocalypse s'étirant indéfiniment, constamment ajournée) : un soleil de feu dévastant une terre assoiffée livrée à la folie de quelques survivants et une terre boueuse gorgée d'eau où errent une poignée d'ombres incapables d'échanger entre elles (hormis peut-être le temps, périssable, d'une superbe valse...) le moindre sentiment humain. L'identité, chez Ballard, semble s'émietter comme une statue de sel rongée par le vent alors que dans le film du Hongrois, l'être même paraît devoir se liquéfier, l'homme (Karrer) redevenant animal, prostré des heures derrière sa fenêtre à regarder le ballet monotone de bennes suspendues à des câbles disparaissant à l'horizon ou bien aboyant avec les chiens errants, une fois sa damnation scellée, sa trahison consommée. Je me souviens ainsi d'une drôle de distinction que Benjamin Fondane établissait dans un somptueux ouvrage, Baudelaire ou l'expérience du gouffre où il évoquait Dante et le poète tutélaire, m'interrogeant donc sur la définition qu'aurait pu donner Fondane de la sensibilité de Tarr face au désespoir : «[...] le Dante sent la pitié, mais ne pense que la damnation. On pourrait, au sujet de Baudelaire, renverser les termes ; Baudelaire sent, quant à lui, la rigueur de la damnation, l'approuve même, mais il pense la pitié et lui fait une place de choix sur le plan spéculatif et théologique.» Je me souviens aussi, je me souviens, de jours d'errance dans une ville, Lyon pourtant minuscule et où, comme dans tant d'autres villes, nul ne peut se perdre ni même incendier, si l'envie mauvaise lui en prenait et à la différence de Néron qui eut tout de même une certaine grandeur dans sa folie, rien de plus que quelques poubelles en plastique ou voitures sagement garées, je me souviens de la décision subite et de la sensation d'air s'engouffrant dans mes poumons que j'en éprouvai, de partir dans ce monastère isolé que me conseilla une amie, je me souviens ainsi, dans l'air glacé de la haute montagne redevenant presque accueillante au sortir de l'hiver dont la froidure prenait encore les routes verglacées, je me souviens d'une marche vide, vers le vide, d'une après-midi entière me tenant tout droit face au ciel bleu infini, avec, sous mes pieds, le Lac Léman, immense et scintillant comme un miroir de feu sous le soleil, la neige étouffant les sons et les traces, qui ne paraissaient découpées, sur le sol, que pour mieux se confondre avec l'aveuglante blancheur. Blancheur de l'enfer, que l'on ne me raconte plus de contes pour enfants. J'ai vu l'enfer, moi qui ne suis pas bien vieux et qui n'ai pas labouré les chairs des femelles capturées à l'ennemi fanatisé, je l'ai vu et il avait la monotonie d'une immensité blanche. Alors, sous le dôme vide, je marmonnai l'horrible prière, l'ignoble échange, que je n'ai jamais révélé à personne et qui me tient, je veux dire, qui tient mon âme, la noue, qui empêche l'éclat de la joie et de la sincérité puis, immédiatement après l'infernale supplique, un hurlement, le mien, de bête alors que, quelques minutes plus tôt, comme un démon, j'avais fui l'eucharistie qui m'était tendue, offerte, le corps du Christ pauvre pécheur, mort sur la Croix pour Toi, pour que tu puisses proférer ton ridicule blasphème et que tu craches sur son Corps livré pour toi, pour ton salut, pour ton âme que tu vautres dans la boue et tue d'une mort plus cruelle que n'importe quelle mort réelle, que tu perverties en la faisant mentir, te mentir, se mentir, pauvre petit Judas de foire. Je suis toujours là-haut, même ici dans la Zone suffisamment achalandée de pièges et de traquenards, je suis toujours là-bas, sur ce sommet dont chaque arrête de gel se découpe encore, lorsque je me noie dans des cauchemars qui vident des journées pourtant simples et ordinaires, lorsque je ferme les yeux plus de quelques secondes, chaque saillie de glace comme s'il s'agissait, en la frappant, de me brûler

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les mains et de fouiller l'une de mes blessures, je suis encore là-haut pourtant si bas, surplombant de plusieurs centaines de mètres de bois et de rochers le havre de paix refusée, rejetée, trahie. Je suis toujours là-bas, brûlé moins par le soleil que par le feu d'une haine qui, je crois, à certain moment, eût pu transpercer des murailles de diamant comme un distillat très pur.

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Hermann Broch, debout sur un monde en ruine 13 juin «Parce que le logos voit le divin devant lui et ne peut regarder en arrière, il doit donc aussi vouloir le nouveau dans la connaissance irrationnelle et traquer de nouvelles valeurs : la réalisation du logos, telle est la tâche religieuse de l’art, la tâche de sa connaissance irrationnelle». Hermann Broch, Logique d'un monde en ruine (L'Éclat, 2005). De Broch, je viens de terminer un passionnant recueil d'études, intitulé Logique d'un monde en ruine, publié, après bien des retards, par les courageuses éditions de L’Éclat qui annoncent, devant paraître à la fin de l'année, un ouvrage sur Pic de la Mirandole et la mystique juive. On peut lire, dans le texte qui a donné son titre à l'ouvrage, la tentative menée par Broch pour traquer les dernières traces du divin, réfugiées, selon l'auteur des Irresponsables, dans un langage mythique qui serait encore à inventer ou plutôt, à retrouver (le romancier tente pareille gageure dans son Tentateur et, bien sûr, dans La Mort de Virgile), langage seul capable de fonder ces valeurs, ou plutôt de les refonder, puisque, devenues caduques, elles ne peuvent empêcher l'immense écroulement de notre monde, sa cassure. Il est tout de même assez comique de constater que le vieux Barthes, tout proche de mourir, allait se souvenir mais un peu tard de cette perte de transcendance, déclarant ainsi dans La préparation du roman (éditions du Seuil-Imec, 2003), que «les romans actuels, c'est-à-dire une poussière de romans [...] ne semblent plus être le dépôt d'aucune intention de valeur», mot souligné par Barthes lui-même, comme s'il voulait donner à ce dernier une particulière coloration. Sur la décadence des valeurs, ici analysée par Hermann Broch par l'intermédiaire de l'effacement du style, pas seulement littéraire : «L’être au repos est aboli, au profit de la fonction : le centre de valeur n’a plus la force de générer un véritable style, et tout comme l’espace physique a perdu sa validité, le style a perdu son pouvoir d’organiser l’espace d’une manière efficace […]». Ne nous y trompons pas : cette décadence est résultat mais, tout autant, signe (donc : trouble) d'une détérioration plus substantielle, quoique difficilement analysable, qui concerne le langage. Broch commence donc par poser le décentrement qu'a subi l'Occident, décentrement qui est, d'abord, une consomption, une dévaluation du langage : «La langue divine s’est désintégrée en langues ésotériques qui ne sont plus guère des langues, mais tout au plus des signaux : correspondances d’affaires, formules mathématiques, commandements militaires, dessins industriels et données statistiques». Ensuite, l'écrivain, animé d'une espèce d'énergie du désespoir qui, selon Antoine Compagnon, caractérise nombre d'auteurs dits conservateurs ou plutôt antimodernes, tente une voie de sortie pour le moins originale, même si peut se lire l'influence en creux de Walter Benjamin, affirmant que, en somme, rien n'est perdu puisque tout se conserve, y compris le divin (la musique, selon Broch, est le plus éclatant témoignage de ce dernier), surtout le divin devrais-je écrire, comme le prouve selon l'auteur la capacité de traduire d'une langue à une autre, idée que l'on retrouvera dans l'Art poétique de Pierre Boutang : «une époque d’abstraction radicale et de langages devenus muets est elle-même, dans sa propre réalité, une simple condition abstraite, et la possibilité de traduire une langue dans une autre est la garantie que l’on puisse retrouver son propre verbe, la garantie de survie du logos et de sa capacité à surmonter toute connaissance positiviste […]». Cette croyance en une permanence cachée du logos est troublante, dont la redécouverte passerait par une réappropriation mythique, poétique, de la langue, par exemple telle qu'elle est exposée dans un texte intitulé Réflexions relatives au problème de la connaissance en musique où Hermann Broch écrit, à propos d'une vision conservatrice du monde : «Toute attitude conservatrice, de quelque manière qu’elle se manifeste, est fondée en fin de compte dans le savoir relatif à notre perception statique, irrationnelle, du monde, qui englobe la mort et la vie ; elle est fondée dans l’esprit, auquel même le simple d’esprit peut avoir part – peut-être même lui plus que quiconque ; elle est fondée dans l’existence de l’œuvre d’art, du poème et du chant, qui sont la connaissance du simple d’esprit. Aussi rien ne suscite plus la défiance de l’esprit conservateur que le progrès, qui représente à ses yeux l’intellect, la chute dans le mal et dans la mort. Et à toutes les époques qui ont vu l’intellect trahir l’esprit, se couper de son origine spirituelle première, la perception conservatrice du monde a eu raison de se montrer défiante. Mais c’est son destin – assurément tragique – que de devoir aussi, pour cette

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raison précisément, perdre de vue que rien au monde n’est à même d’enrayer une évolution quelle qu’elle soit, parce que rien au monde ne peut s’opposer au logos qui opère dans le progrès». J'ai prolongé la lecture de Logique d'un monde en ruine par celles de l'Autobiographie psychique datant de 1942 (L’Arche, 2001) et de L'Autobiographie comme programme de travail (texte posthume rédigé en 1941) dans lequel je trouve cette définition du problème qui occupa Broch toute sa vie, celui donc de «la perte de l'absolu, le problème du relativisme pour lequel il n'y a pas de vérité absolue, pas de valeur absolue et par là non plus pas d'éthique absolue, bref c'est le problème et le phénomène de ce gigantesque machiavélisme qui intellectuellement a été préparé depuis à peu près cinquante ans et dont nous vivons aujourd'hui dans la réalité les conséquences apocalyptiques».

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La pensée congelée de Perry Anderson 15 juin «[…] le désenchantement du monde a progressé rapidement, et les anciennes valeurs éthiques qui ont partout fait l’objet d’abus et d’exploitations misérables sont sur le point de se dissiper comme de la fumée. […] Nous sommes sur le point de demander au soldat de mourir sans proposer un quelconque équivalent émotionnel réconciliateur en échange de cette vie perdue. Si la mort du soldat au combat – pour ne pas mentionner celle du civil dans les villes bombardées – est dépouillée de toute idée embrassant l’humanitas, fût-elle Dieu, roi ou patria, elle sera aussi dépourvue de toute idée anoblissante du sacrifice de soi. Elle devient un meurtre de sang-froid, ou, ce qui est pire, prend la valeur et la signification d’un accident de circulation politique un jour de fête légale.» Ernst H. Kantorowicz, Mourir pour la patrie et autres textes (Fayard, coll. Les quarante piliers, 2004).

Quel dommage finalement, que cette charge contre la décrépitude de la France intellectuelle provienne d'une plume pour le moins suspecte. Perry Anderson, vieille baderne rouge dont le regard angélique semble ne s'être jamais penché sur certains gouffres et crimes du XXe siècle perpétrés par son camp (communiste, je le précise à tout hasard), affirme dans La pensée tiède (Seuil, 2005 ; les deux textes d'Anderson ont d'abord été publiés en septembre 2004 dans la London Review of Books), entre autres reproches ma foi assez justifiés, que la critique littéraire française, si on avait le culot de la mettre en regard de celle qui s'exerce courageusement dans les pays anglo-saxons, serait réduite en bouillie (cf. p. 28). Il a raison. Et l'auteur de continuer en écrivant que la «disparition de tout ce que la France a représenté culturellement et politiquement, dans son éblouissante différence, serait une perte dont l'ampleur est encore difficile à estimer» (p. 96). Sur ce point, je suis avec quelque réticence notre optimiste essayiste britannique, même s'il parle d'une France passée, l'état clinique de la France présente pouvant à mes yeux être assimilée à celle de mort clinique, voire cérébrale, à moins que nous osions évoquer, avant sa complète évaporation, les derniers soubresauts ectoplasmiques d'un spectre. Que répond, dès lors, Pierre Nora (directement mis en cause par Anderson qui lui prête un rôle certain dans la léthargie intellectuelle ayant gagné la France depuis quelques années) à son contradicteur, dans un court essai intitulé La pensée réchauffée publié dans le même volume que le précédent texte ? Mais voyons, qu'il a bien moins de pouvoir qu'Anderson ne le prétend, même s'il est le patron, il ne peut tout de même pas le nier, du Débat, revue accusée par Anderson de s'être ralliée à l'ordre établi, disons frileux, conservateur, bien éloigné en tous les cas de l'audace révolutionnaire jadis (voire naguère avec Mai 68) illustrée par le génie français. Et Pierre Nora, chargeant sur l'adversaire en montant un curieux destrier bicéphale (puisque sont mêlés les noms de Joseph de Maistre et de Robespierre), de répondre à Anderson qu'il «se refuse obstinément à voir que le révolutionnarisme français, tel qu'il se maintient aujourd'hui, est l'expression d'un fondamental et tragique conservatisme français» (p. 137). Faut-il donc rappeler à Nora, généralement peu enclin aux approximations, que la contre-révolution chère à Joseph de Maistre était, justement, tout le contraire de la Révolution, aujourd'hui parodiée, d'ailleurs, par quelques imbéciles faussement extrémistes et en vérité profondément petits bourgeois qui, tout comme leurs ennemis irréductibles de gauche et de droite, n'en sont pas moins contaminés par les idées de cette tyrannie molle et invisible selon Renaud Camus ?

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Les années anglaises d’Elias Canetti 30 juin «C'est à cela, à rien d'autre, que tend mon écrit sur l'Angleterre : à ce que des mots me trouvent. Peut-être que je le ressens comme une nécessité parce qu'ils n'ont pas été employés depuis des années. Peut-être les mots perçoivent-ils leur oisiveté et se présentent-ils avec d'autant plus de force : je suis là, je suis encore là, je suis là plus que jamais : regarde-moi, emploie-moi»

Elias Canetti, Les années anglaises. On sait Canetti fort préoccupé par la connaissance que pouvaient apporter les premiers mythes de l'humanité. Poursuivant ma lecture des Années anglaises, j'avoue que ce genre de nouvelle9, traduction récente et sans imagination d'un article paru dans The Independent le 11 juin, ne laisse pas de me fasciner et fait écho en somme aux intuitions les plus profondes de l'auteur, même si nous ne savons encore rien de la langue parlée par cette civilisation première, j'ai envie d'écrire : primesautière. En 1947, Canetti écrivait significativement (Le territoire de l’homme , Le livre de poche, coll. Biblio, 1998) : «Pour moi, les mythes signifient plus que les mots. Par cela, je diffère profondément de Joyce. Mais j’ai aussi une autre façon de respecter les mots. Leur intégrité m’est presque sacrée. […] En tant que poète, je vis encore au temps d’avant l’écriture, au temps des appels». Et encore, cette fois dans les Notes de Hampstead (Le Livre de poche, coll. Biblio, 1999) : «Les noms : de tous les mots, les plus énigmatiques. Une intuition, qui me poursuit depuis des années et provoque en moi un trouble grandissant, me dit que l’élucidation de leur nature réelle nous livrerait la clé de l’Histoire. […] Il est évident que tout mythe se rattache au nom. Dans le mythe, le nom est encore frais [c'est moi qui souligne]. Dans les religions, il s’épuise en se démultipliant. Les grandes religions représentent le plus énorme épuisement de noms qu’on puisse imaginer, tout en leur restant liées même dans cet état d’extrême dilution». Peu de choses, dans cet ouvrage, sur les noms, leur pouvoir étrange car, hormis quelques savoureuses anecdotes sur des personnages anglais célèbres (comme le rire démoniaque de Bertrand Russell, la hargne avec laquelle Kathleen Raine cherche à gravir les échelons de la société, encore l'intelligence d'Enoch Powell et un portrait au vitriol d'Iris Murdoch, ancienne maîtresse de l'auteur), la lecture de ces Années anglaises posthumes n'est pas d'un intérêt fondamental pour le lecteur familier des principaux ouvrages de Canetti. L'ouvrage, selon Jeremy Adler qui en a écrit une éclairante postface, constitue un «véritable panorama de la vie anglaise», dont les trous et les béances, que Canetti acceptait comme le témoignage du nécessaire inachèvement de toute vie (et, de façon remarquable, de toute vie de créateur), avaient pour charge secrète de triompher de la mort de l'auteur, en obligeant le lecteur à accepter de ne point tout savoir et, partant, à admettre qu'il en savait moins que le rusé fantôme de l'écrivain. Il est étonnant tout de même de constater la facilité avec laquelle Canetti, exilé à Londres dès 1939 et jusqu'en 1971, a pu sans trop de peine fréquenter tout ce que l'Angleterre comptait d'intelligences et de célébrités, comme T. S. Eliot, l'immense poète pour lequel il n'a jamais de mots assez durs (ainsi parle-t-il des «crachats d'un raté» à propos des vers d'Eliot), alors que ses goûts littéraires (et peut-être aussi son amitié, qu'il ne mentionne guère) allaient vers un autre poète, Dylan Thomas. A le lire, lui, le pauvre écrivain allemand dont seulement quelques lecteurs anglo-saxons passionnés connaissaient à l'époque son roman, Autodafé (Die Blendung), il semblerait tout de même qu'il ait pu devenir le centre d'attraction des raouts les plus prisés, un peu à la façon dont

9 En date du 13 06 05, sur le site du Sciences et Avenir : Une civilisation très ancienne aurait construit des dizaines de temples monumentaux il y a 7 000 ans, soit environ 2 000 ans avant la construction des pyramides d’Égypte et les mégalithes de Stonehenge, a révélé le quotidien britannique The Independent. Des archéologues ont découvert plus de 150 temples sur une zone de 600 km de long, partagée entre l’Allemagne, l’Autriche, la Slovaquie et la République tchèque. Ces temples auraient été érigés entre 4 800 et 4 600 avant JC, alors que jusqu’à présent on ne connaissait pas d’architecture monumentale en Europe avant l’âge du Bronze, soit 3 000 ans plus tard. Le plus complexe de tous ces temples, faits de bois et de terre, se situe sous la ville de Dresde, en Allemagne. Une place centrale sacrée est entourée de palissades, de remblais et de fossés, vraisemblablement destinés à protéger les lieux des non-religieux.

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George Steiner, dans Errata, évoque lui aussi ses prestigieuses amitiés, dont quelques-unes si je ne m'abuse étaient bien connues de Canetti (comme Bertrand Russell). Je ne puis résister au plaisir de noter (p. 53) cette remarque borgésienne dans les entrelacements qu'elle suppose : «Il [H. N. Brailsford] s'intéressait alors à tout ce qui avait trait aux Balkans mais aussi aux juifs d'Espagne et avait acheté à vil prix sur un barrow l'ancienne édition (XVIIe siècle) de l'histoire des Turcs, de Rycent. Cet ouvrage est d'une grande importance parce qu'il contient une biographie de Sabattai Zevi écrite à son époque. Brailsford m'offrit ce livre pour la seule raison que j'étais juif d'origine espagnole. C'était l'ouvrage le plus ancien de ma bibliothèque et il valait sûrement une fortune. Je l'offris plus tard à Gershom Scholem lorsqu'il me rendit visite à Hampstead.»

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London bombing 8 juillet «London calling to the faraway towns Now war is declared – and battle come down London calling to the underworld [...]». The Clash, London calling. Je crains bien, désormais, ne faire rien d'autre que répéter une pesante banalité : nous perdrons cette guerre, celle des descendants timorés des croisés contre leurs antiques ennemis. Nous l'avons pour tout dire déjà perdue, pour la simple et bonne raison que nous sommes parfaitement à l'aise dans un nihilisme qui définit nos si modernes sociétés occidentales depuis plus d'un siècle à présent alors que nos ennemis, ceux que l'on décrit comme des barbares, des fous de Dieu, des sauvages ou, pour parler comme les journalistes, des islamistes radicaux (tiens, que peut donc bien vouloir signifier un islamiste modéré ? Qu'il ne vous tranchera, l'heure venue, qu'une moitié de la gorge ? Qu'il ne vous estropiera que modérément à la suite d'un demi-attentat-suicide ?), alors que nos ennemis donc, eux, ces chiens de l'enfer détestés de tous sauf de Nabe et sans doute de quelques joyeux artistes du réel, rejettent, haïssent ce nihilisme tiède dans lequel nous nous embaumons, bandelette après bandelette, paisiblement. Ils sont vivants et nous sommes morts, je mesure bien toute l'horreur de ce que je viens d'écrire. Oui, ils sont vivants et nous sommes morts car, aussi fanatisés qu'on les voudra, aussi incultes, intolérants, anti-féministes, homophobes déclarés, horriblement non-républicains et surtout, cela est parfaitement impardonnable, résolument ennemis de l'esprit tellement vertueux, internationaliste et humaniste du Baron de Coubertin, ils défendent encore une conception illuminée de la vie à coups de morts et de suicides et nous ne défendons rien si ce n'est, avec quelle maigre réussite, une joviale et bigarrée société multi-ethnique, l'appui de la candidature parisienne à Singapour, la si noble et nécessaire PAC et, ne l'oublions pas, le classement en zone protégée de nos si belles côtes encore quelque peu sauvages, c'est-à-dire considérées comme perdues pour les loups du tourisme de masse qui se nourrissent, cela au moins est connu, de moutons huilés de crème solaire. Et que l'on ne vienne pas m'amuser de quelque pirouette dialecticienne qui, magiquement, affirmerait que les islamistes eux aussi, plus que nous, sont déjà mort puisqu'ils ont consommé leurs noces avec le nihilisme, qu'ils en sont les nouveaux apôtres, qu'ils auraient même lu quelques volumes de Dostoïevski et, pour les plus intrépides d'entre eux, de Glucksmann. Que faire ? Continuer à dormir ? C'est ce que nous faisons. Se bercer de paroles lénitives, consensuelles et qui évitent, Dieu nous rende grâce de notre impeccable sagesse, tout amalgame ? C'est ce que nous faisons, alors même que, selon les conjectures les plus prudentes, plusieurs milliers de fanatiques (en fait, de 5 à 10 000) sont prêts à passer à l'action sur notre propre sol. Reste une dernière voie, la seule qui affirmera, sinon notre victoire, en tous les cas notre honneur, moins que cela, un dernier soubresaut de notre honneur retrouvé, reconquis. Car ces morts-vivants, ces hommes (que seraient-ils donc, bon sang, sinon des hommes ?) prêts à mourir en chantant, outre le fait de démembrer quelques malchanceux Occidentaux obnubilés par la perfection de leur corps, parviendront peut-être mais j'en doute, à réveiller quelques-uns d'entre nous, les plus braves ou bien celles et ceux qui, eux aussi, ne craignent point la mort, pour aller défendre le territoire sacré du parc européen où gambadent et broutent en toute insouciance quelques millions de gras moutons.

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Un brelan d'antimodernes : sur le dernier essai d'Antoine Compagnon 12 juillet «Je n’aime ni ne comprends rien d’actuel, j’aime et je comprends l’inactuel ; je vis le Temps comme une dégradation des Valeurs». Roland Barthes, La Préparation du roman. Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, éd. Nathalie Léger, (éd. Du Seuil-Imec, 2003), p. 360. Quel est donc l'auteur de pareille phrase, tellement extrême dans son esprit qu'elle fut biffée par ce dernier sur le manuscrit, depuis publié : «la menace de dépérissement ou d’extinction qui peut peser sur la littérature sonne comme une extermination d’espèce, une sorte de génocide spirituel» ? S'agit-il des antimodernes Bloy, Bernanos ou même Boutang ? Non. L'auteur de cette singulière phrase n'est autre que l'un des thuriféraires du structuralisme et du post-structuralisme, j'ai nommé Roland Barthes (in La Préparation du roman, op. cit., p. 190), tel que le présente et, ma foi, nous le fait pratiquement redécouvrir, Antoine Compagnon dans une fort épaisse étude intitulée Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, parue chez Gallimard. Hormis ce chapitre qui est le dernier de l'ouvrage, c'est la première partie de l'ouvrage, qui étudie les différentes thématiques propres à la pensée antimoderne (comme la détestation des Lumières, un pessimisme foncier, la langue, commune, de la vitupération ou la doctrine du péché originel), qui m'a semblé la plus pertinente, le reste du livre, consacré à des auteurs tels que Chateaubriand, Maistre, Lacordaire, Thibaudet, Péguy, Benda ou bien encore Gracq n'étant qu'un recueil de textes antérieurs que Compagnon a bien dû tenter d'harmoniser. C'est justement cette tentative qui me paraît plus qu'artificielle car enfin, une fois que l'on a défini la pensée antimoderne comme redevable, en premier et dernier ressort, de la doctrine du péché originel, quel intérêt y a-t-il à évoquer des auteurs qui la refusent, comme Julien Gracq et Roland Barthes, y compris, nous dit-on, si ce dernier a semblé, quelques années avant de disparaître, s'éloigner des parages souillés de Tel Quel ? Antoine Compagnon lui-même d'ailleurs, s'est parfaitement rendu compte de cette bizarrerie, mentionnant en conclusion de son ouvrage des réactionnaires de charme qui me paraissent constituer l'antithèse même d'auteurs tels que Barbey (à peine nommé), Bloy (évoqué, et assez justement, quant à la question juive) ou Bernanos (pratiquement ignoré, comme l'admet Compagnon). Autre bizarrerie, j'ai l'impression que Compagnon, éprouvant parfois quelque gêne face aux auteurs qu'il étudie (par les temps qui courent, il n'a peut-être pas complètement tort...), se contraint par avance de les dédouaner de tout tropisme réactionnaire en insistant à maintes reprises sur l'une des caractéristiques de ces antimodernes qui, selon l'auteur, sont d'abord et avant toute chose des perdants, magnifiques peut-être, mais des perdants tout de même. Ainsi peut-il écrire (p. 446), significativement : «Il y a chez les antimodernes une fêlure et une indiscipline inaliénable qui en font le contraire des centristes, car la droite les pense de gauche, et la gauche de droite. Hors place, ils perdent sur les deux tableaux, avant de transformer leur échec en gain». Ces réserves indiquées, le livre de Compagnon se dévore avec un réel plaisir, ouvrage imposant qui se conclut, page 447, par ces quelques mots assez justes mais tout de même trop vagues à mon sens, qui font le grand écart entre un Maistre et, reprenons notre exemple, un Barthes : «L’antimoderne est le revers, le creux du moderne, son repli indispensable, sa réserve et sa ressource. Sans l’antimoderne, le moderne courrait à sa perte, car les antimodernes sont la liberté des modernes, ou les modernes plus la liberté». Leur liberté et, devrais-je ajouter, leur style, tant il est vrai que les grands écrivains de notre pays ont été, quoi que pensent les tiques progressistes, des hommes de droite. Cette idée, ou plutôt ce simple constat d'ailleurs ne sont pas bien nouveaux puisque Albert Thibaudet les exprimait déjà dans ses Idées politiques de la France (Stock, 1932, p. 32) où il écrivait : «Les idées de droite, exclues de la politique, rejetées dans les lettres, s’y cantonnent, y militent, exercent par elles, tout de même, un contrôle, exactement comme les idées de gauche le faisaient, dans les mêmes conditions, au XVIIIe siècle, ou sous les régimes monarchiques du XIXe siècle».

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La guerre des mondes n'aura pas lieu 15 juillet «Pourquoi attaqueraient-ils un tigre quand il y a autant de moutons partout autour d'eux ?» Un expert britannique du terrorisme, cité par Valeurs actuelles, n° du 15 au 21 juillet 2005. La guerre des mondes, comme celle de Troie, n'aura pas lieu parce que notre ennemi ne trouvera aucun résistant dressé sur sa route, parce que, comme l'explique l'un des personnages du roman de H. G. Wells (sa toute récente adaptation cinématographique réalisée par Spielberg, truffée d'incohérences, ne vaut que par certaines de ses scènes de destruction les plus spectaculaires) au narrateur, les Martiens, pour les moutons que nous sommes devenus par évolution génétique de notre espèce, seront (ou sont) une bénédiction : «de jolies cages spacieuses, de la nourriture à discrétion ; un élevage soigné et pas de soucis» (Gallimard, coll. Folio, 2005, p. 270). Nous retrouvons ainsi la prédiction du Grand Inquisiteur de Dostoïevski parlant au Christ : l'homme vit heureux à condition que sa destinée soit prise en charge par plus puissant que lui, plus clairvoyant, en bref par un maître qui, nous dit le romancier russe, est dans une certaine mesure capable de se sacrifier pour garantir le bonheur de ses ouailles. Ce même personnage imaginé par Wells, qui prudemment, pour atténuer son discours radical, le fait déclarer quelque peu fou par le narrateur, va jusqu'à penser qu'une partie de ces hommes capturés par les Martiens deviendront, pour leurs semblables réduits à se cacher dans les souterrains, de redoutables chasseurs chargés d'étancher la soif de sang humain de leurs maîtres. On connaît la fin du roman d'anticipation, élément d'ailleurs fidèlement retranscrit par Spielberg : les Martiens invulnérables sont anéantis par les microbes terriens, contre lesquels ils ne peuvent rien, comme si la puissance la plus formidable était strictement démunie face aux décrets de l'Invisible. Eh bien, la puissance occidentale, elle aussi, semble ne rien pouvoir faire contre l'ennemi invisible, contre l'ennemi plus invisible qu'une cinquième colonne, qui est déterminé, c'est le moins que l'on puisse dire, à la faire trembler et vaciller sur ses pieds d'argile, à sectionner, qu'importe le nombre de prétendus martyrs qu'il devra employer pour parvenir à ses fins apocalyptiques, ses trois longues pattes que sont l'Argent, l'Orgueil et le Plaisir. On connaît le mot du général Franco, rapporté par Alexandre Koyré (La cinquième colonne [1945], Allia, 1997), p. 8) : «Les quatre colonnes qui s’approchent de Madrid seront aidées par une cinquième qui s’y trouve déjà». J'invite aussi les sceptiques et les prudents élémentistes qui tentent de promouvoir une sotériologique et brumeuse voie de conciliation que l'on nous promet triomphante dès que le nouvel homme naîtra, à bien méditer la phrase qui suit, signée de Koyré : «L’existence de «l’ennemi intérieur» implique et indique la présence au sein de la Cité de groupes non-intégrés, non embrassés par le lien social ; de groupes qui se refusent à s’identifier avec le Tout de la Cité, ainsi que de se solidariser – dans ce Tout – avec les autres groupes qui le composent et le constituent ; de groupes qui s’isolent – ou qui se trouvent isolés – dans ce Tout ; qui s’opposent à ce Tout ; qui, l’opposition s’intensifiant et s’exaspérant, passent de l’opposition à l’hostilité, de l’hostilité à la haine ; le cas échéant la lutte sourde se transformera en lutte ouverte : la sédition fera son entrée dans l’État».

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Préfiguration de la Shoah : Justice sanglante de Thomas De Quincey 23 août «La pièce est sans murs ; ils ont disparu dans un abîme sans fond ; alentour rien, si ce ne sont de frêles courtines ; nuit épaisse dont le silence est rompu par le bruissement à distance de chuchotements ; l’obscurité répond à l’obscurité comme une clameur répond à une autre tandis que chez le dormeur, du centre de son cœur rayonnent au-dehors les fils de l’inimaginable chaos grâce auquel des privations imaginaires de silence deviennent des réalités positives et terrifiantes.» Thomas de Quincey, Justice sanglante [1839] (José Corti, coll. Romantique n° 52, traduit de l’anglais par Roger Kann, 1995), pp. 13-4. Préfiguration de la Shoah, ai-je écrit en titre. L'image est exagérée, peut-être même, je ne me le pardonnerai point, journalistique. Dans cette histoire de vengeance où un sombre héros, un peu trop byronien tout de même, châtie jusqu'au dernier les coupables, de paisibles bourgeois allemands ayant humilié puis décimé les membres de sa propre famille, juive, importe à mes yeux l'atmosphère de terreur et de ténèbres tombantes, tout entière inscrite dans les quelques lignes placées en exergue, davantage que le trop évident canevas de l'enquête policière, la première du genre disent les spécialistes, ayant effectivement paru deux années avant le célèbre Double assassinat dans la rue Morgue de Poe qui du reste avait lu Justice sanglante. Bien. Comme si l'événement indicible de la Shoah avait projeté ses éclats de lumière noire non seulement vers le futur, donc notre présent, mais également vers le passé. Je ne parle pas, cela a déjà été noté bien des fois, de quelque don de prescience de la part d'écrivains tels que Sade, Bloy, Conrad, Kafka (voire, chez les peintres, l'admirable Goya) ni même d'une lente diffusion par capillarité, dans les sphères intellectuelles de l'Allemagne pré-hitlérienne, des signes et insignes de la catastrophe comme le fait avec talent Jean-Luc Evard. Non. Je veux dire que, comme un trou noir, le gouffre de la Shoah n'a pu surgir qu'au prix d'une inimaginable dévoration d'espace-temps, qu'elle a encore, d'une certaine façon, contracté le temps, l'a ramassé et, aussi, étendu à l'infini. Ainsi, de même que la destruction méthodique de millions de personnes est un événement que les historiens datent avec précision (même si la surrection des camps de la mort continue de demeurer une énigme), j'affirme que la Shoah est un événement invisible qui non seulement se poursuit encore mais se poursuivra jusqu'à la fin des temps. De telle sorte que la littérature, du moins celle qui, selon Richard Millet, a quelque chose à nous dire, ne pouvait pas et ne peut désormais plus ignorer les ténèbres dans lesquelles, avec les voix innombrables d'innocents, elle est descendue.

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Katrina pour tout le monde 2 septembre J'entends et je lis encore et encore les imbéciles s'amusant de Maurice G. Dantec décrivant l'état de notre civilisation post- (ou pré-, c'est selon...) apocalyptique, et ce dans à peine quelques dizaines d'années. Comme ils ont vite fait de le taxer de fou, d'illuminé, de prophète de foire amateur de drogues et de mauvais bouquins de SF. J'entends et je lis ces mêmes imbéciles, séparés du chaos qui gronde par une paroi dont l'épaisseur est plus fine que celle de la très mince couche de vernis constituant leur maigre culture, j'entends ces crétins s'exclamer que la Raison poursuit sa marche triomphale vers les champs élyséens de la Sérénité, du Bonheur, de la Béatitude vivifiante d'un Occidental enfin débarrasé de ses mauvais démons, sorti, droit comme un i et tout de même aidé par la béquille des droits de l'homme et du citoyen, des profonds marécages où son ancêtre pataugeait lamentablement il y a encore quelques siècles à peine. Il est vrai que celui-ci, pauvre singe, ne connaissait pas les tranchantes vertus du progrès révolutionnaire. J'entends et je lis ces gras collaborateurs d'une Europe sans âme tout entière devenue la putain de quelques gestionnaires perclus de frousse au fond d'un bureau sordide ; ils nous promettent, mais oui c'est bien pour demain, la résolution de tous les conflits dans un continent enfin pacifié donc, dans leur esprit, déchristianisé et tolérant à l'égard de l'Autre fût-il turc ou même, pourquoi pas, martien ; ils nous promettent un joug paisible sous le regard placide d'un Grand Inquisiteur bureaucrate ; ils nous promettent la découverte de nouveaux mondes de plaisirs et de joies que le Divin Marquis n'avait même pas osé imaginer ; ils nous promettent, contre Kierkegaard, contre Stirner, contre Nietzsche, la disparition de l'Individu, de l'Unique et de l'Inactuel et la venue du bonhomme massifié, l'homme des foules de Poe bien sûr débarrassé de ses penchants au meurtre grâce à quelque traitement homéopathique. J'entends et je lis ces promesses de lendemains meilleurs, j'en suis gavé depuis mon plus jeune âge comme si j'étais une oie dont on se proposerait de parfaire l'alimentation à des fins pour le moins certaines, inéluctables. Et je vois, détournant mon regard de ces faces maladivement pâles, déjà tavelées par la Mort, et j'entends, refusant d'écouter ces filets limoneux de voix pourries, et j'entends et je vois venir l'horreur, le chaos, le déchaînement des instincts les plus bas que ces petits professeurs de morale croyaient définitivement ensevelis sous des millénaires de massacres, de sacrifices et de déprédations inhumaines. C'est maintenant le triomphe d'un Kurtz boueux qui a enfin pu s'échapper de son repaire tapi au plus profond de la jungle, qu'importe qu'il arbore une face de noir aux yeux injectés par la haine. Une autre face n'est pas moins redoutable pourtant, celle-ci livide et sans âme, celle du petit-bourgeois européen réglant consciencieusement le thermostat du four de crémation. Si notre belle capitale devait connaître un événement, je dis bien un seul, un seul événement même moins grave, infiniment moins grave, quelques dizaines de morts tout au plus (moisson d'un banal attentat après tout...), que celui, inimaginable (et pourtant nous dit-on, auquel il fallait bien s'attendre) qui vient de balayer la Nouvelle-Orléans et lâcher les bêtes sauvages dans ses rues, je n'ai aucun doute, pas le moindre doute sur l'issue de la catastrophe : en France, dans n'importe quelle ville de France, le chaos serait total et, en moins de quelques minutes, toute l'infecte charogne que nos pieux gouvernements, nos douces consciences morales et nos sereins professeurs de droit humanitaire s'obstinent à ne point voir et à prétendre même qu'elle est le fruit de notre imagination intolérante, toute cette boue hurlante dégorgerait avec la puissance d'un fleuve dans les tranquilles avenues parisiennes, pour la consternation des petits-bourgeois qui se dépêcheraient d'ailleurs, en toute légalité bien entendu monsieur, de s'armer pour sauver leur peau blême. Je ne donne pas cher alors des capiteuses putains qui s'exhibent au Trocadéro ni de leurs cousines étiques, cette multitude discrète d'assistantes de rédaction et d'attachées de presse maladives mais tout aussi rongées par la vérole. Je ne donne pas cher des petits cancrelats, souvent les amants de ces dernières, politiciens, journalistes, écrivains, admirables consciences de gauche et de droite sans parler du centre qui regorge de belles âmes, je ne donne pas cher des réseaux en tous genres, visibles ou invisibles, de clientélisme et de népotisme qui font de la société française une vaste pantalonnade médiatique. Non, je ne donne pas cher de notre capacité à affronter semblable événement qui révélera sans doute l'ange mais aussi, surtout, la bête. Et, voyez-vous, pour tout vous dire : je m'en réjouis. Je me réjouis de voir la France crever sans même plus rêver qu'elle ose, enfin, une dernière aventure

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perdue d'avance mais où elle risquerait au moins son âme comme ce fut le cas, peut-être pour la dernière fois (la Résistance, tout de même...) lors de la Révolution. Alors coulait le vin de vigueur chanté par le poète, que m'importe qu'il fût poisseux comme le sang versé de milliers d'innocents. Alors la France vivait qui se souciait de régenter le monde en en chassant, magnifique paradoxe qui ne tarderait pas à se retourner contre elle, la tyrannie royale ! Quelle est la grandeur du peuple américain ? Il est vivant. Nous, nous ne sommes que des Européens, c'est-à-dire que nous sommes des morts. Comme tout vivant véritable, ce peuple est donc confronté à l'extrême (terrorisme, menaces diverses, guerres, etc.), à ce que Günther Anders appelait d'un terme assez laid le supra-liminaire, confrontation épique qui ne risque point de nous surprendre vu que nous sommes déjà morts et que rien, pas même l'extrême qui n'a que faire de cadavres, ne peut ni surtout ne veut nous réveiller. Car, nous les morts, comment donc prétendriez-vous pouvoir nous effrayer ?

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Seamus Heaney ou la familiarité de l'effroi 18 septembre «Do not waver Into the language. Do not waver in it». Seamus Heaney. Je ne savais pratiquement rien de Seamus Heaney avant de lire les deux recueils tout récemment publiés par Gallimard, La lucarne et L'étrange et le connu. Je ne savais pratiquement rien de ce grand poète et voici que, lisant l'entretien accordé par Michel Déon à L'Atelier du roman paru en septembre, je note ces lignes (pp. 32-33) : «Je suis heureux que vous me parliez de Seamus Heaney. Je l'aime beaucoup. L'homme est absolument exquis. [...] Et puis c'est un grand poète, un poète naturel, complexe parfois, mais sans que cela en ait l'air. Jamais il ne force son talent, un peu comme T. S. Eliot à qui il me fait penser. Rien à voir avec le pauvre Char et la plupart des poètes français contemporains». Ce qui m'a surpris, je crois, dans les poèmes de cet Irlandais ayant reçu le Prix Nobel de Littérature, est effectivement l'étonnant mélange entre simplicité, je pourrais dire rusticité et rutilance, irruption inopinée du nouveau, et, parfois, éclair de la grâce. Un mot sur cette lecture des poèmes d'Heaney, laquelle aurait été je crois parfaitement impossible à Paris ou dans toute autre grande ville, s'il est vrai que certains lieux perdus, préservés, sauvages, non seulement orientent le sens de nos lectures, mais se mêlent au livre lui-même, lui communiquent en quelque sorte leur silence, deviennent ce livre. Et le silence, quelle sottise de croire qu'il est le même, et ce quel que soit le lieu où nous tentons de l'écouter, de comprendre ce qu'il veut nous dire : il y a autant de silences qu'il y a de langues, même si, comme celles-ci, les silences se réduisent comme peau de chagrin à la surface de notre globe hurlant. Chaque haut-lieu s'enrobe et, en échange de notre attention et de notre écoute, laisse sourdre un silence qui lui est propre, à nul autre pareil. Car, s'il est bien vrai qu'un grand texte est comme l'éclosion d'un possible infini, un paysage grandiose peut tout aussi bien, comme s'il était le rival du livre en train d'être lu, nourrir ses pages et celui qui les lit d'un silence tout bruissant de mille voix tragiques et oubliées. Ainsi, extrait de La lucarne, ce poème, splendide : For certain ones what was written may come true : They shall live on in the distance At the mouths of rivers. For our ones, no. They will re-enter Dryness that was heaven on earth to them, Happy to eat the scones baked out of clay. For some, perhaps, the delta’s reed-beds And cold bright-footed seabirds always wheeling. For our ones, snuff And hob-soot and the eat off ashes. And a judge who comes between them and the sun In a pillar of radiant house-dust. Je cite la traduction de Patrick Hersant, à mon sens, et c'est hélas une constante tout au long de ces deux recueils, parfois bien éloignée de l'évidence dans laquelle semblent frappés les mots anglais : Pour certains, ce qui était écrit pouvait s’avérer Ceux-là continueront de vivre au loin A l’embouchure des fleuves. Pour les nôtres, non. Ils retrouveront

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L’aridité qui fut pour eux ciel sur la terre, Heureux de manger les galettes moulées dans l’argile. Pour certains, peut-être, les roseaux du delta Et le survol des froids oiseaux de mer aux pattes vives. Pour les nôtres, quelques reniflements, La suie des cheminées, la chaleur des cendres. Et un juge dressé entre eux et le soleil Dans une éclatante colonne de poussière. Je me permet de citer un autre extrait de poème (intitulé Continuer in L’étrange et le connu [1996] (Gallimard, coll. Du monde entier, 2005), pp. 34-5. Cette scène-là, où Macbeth éperdu s’abandonne Au cauchemar – car voici de nouveau les sorcières Et les visions sorties du chaudron – Avait quelque chose de familier. Qu'a écrit Seamus Heaney dans sa langue ? Voici : That scene, with Macbeth helpless and desperate In his nightmare – when he meets the hags again And sees the apparitions in the pot – I felt at home with that one all right. Dans ce poème de Seamus Heaney, Macbeth n'est donc pas seulement éperdu mais impuissant et désespéré dans son cauchemar, les sorcières n'arrivent pas comme par enchantement mais il est dit que le héros les rencontre, sans que la moindre relation de cause ne soit établie entre les deux actions, le cauchemar et la rencontre maléfique, sans que nous devions donc encore supposer une défaillance de sa volonté ou bien le réveil heureux suivant le mauvais rêve : il les rencontre parce qu'il le désire et les voit parce qu'il refuse, figé de peur, de fermer les yeux. De plus, si la trivialité bonhomme de la dernière expression est maladroitement atténuée par la traduction qu'en donne Hersant, que dire encore du terme choisi pour pot, si ce n'est que notre langue en gomme l'aspérité presque ordurière, le mot pot (et encore, nous tenons compte d'un usage vernaculaire propre à l'anglais parlé au Canada) ne signifiant chaudron que lorsqu'il suit l'adjectif cooking ? Peu importe du reste puisque l'édition donnée par Gallimard offre aux lecteurs du poète le texte d'origine qui, selon l'adage, aussi ancien que certain, est trop souvent trahi par les approximations d'Hersant (à mon sens insuffisamment pointées par l'article assez complaisant, sur ce point de la traduction, de Clíona Ní Ríordain paru dans la plus récente livraison de la Quinzaine littéraire). Quelques extraits de poèmes, indifféremment choisis dans les deux recueils, offrent je crois une idée assez précise de l'écriture de Heaney : The first words got polluted Like river water in the morning Flowing with the dirt Of blurbs and the front pages. My only drink is meaning from the deep brain […]. Dans la traduction d'Hersant : Les premiers mots furent pollués

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Comme l’eau du fleuve au matin Coulant avec la crasse Des jaquettes glorieuses et des éditoriaux. Je m’abreuve au seul sens surgi de l’esprit profond […]. Et encore, premier poème d'un recueil intitulé Le rameau d'or, évident souvenir de Frazer mais aussi de T. S. Eliot : And now this is «an inheritance» – Upright, rudimentary, unshiftably planked In the long ago, yet willable forward Again and again and again, cargoed with Its own dumb, tongue-and-groove worthiness And un-get-roundable weight. C’est aujourd’hui «un héritage» – Vertical, rudimentaire, inébranlablement ancré Dans l’autrefois, mais transmissible à nouveau Encore et encore et encore, tout chargé De sa propre valeur muette, mortaises et tenons Comme de sa masse incontournable. Et, pour finir, extrait d'Ajustages : All gone into the world of light ? Perhaps As we read the line sheer forms do crowd The starry vestibule. Otherwise They do not. What lucency survives Is blanched as worms on nightliness I would lift, Ungratified if always well prepared For the nothing there – which was only what had been there. Partis vers la lumière ? A la lecture de ce vers De pures formes viendront peupler, qui sait ? Le vestibule étoilé. Sans cela Rien de tel. Ce qu’il reste de lueur A la pâleur des larves de mes pêches nocturnes, Décevantes toujours malgré ma préparation A l’absence – cette ancienne présence.

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De l'esprit de lâcheté et de l'usurpation 26 septembre «Lorsque de certaines idées se sont associées à de certains mots, l’on a beau démontrer que cette association est abusive, ces mots reproduits rappellent longtemps les mêmes idées». Benjamin Constant, De l'esprit de conquête et de l’usurpation. Lecture passionnée, haletante, de L'esprit de conquête et de l’usurpation que Benjamin Constant publia en 1814, livre fulgurant dont Calasso cite de très larges extraits dans sa somptueuse Ruine de Kasch. Entre tant d'analyses qui étonnent par la justesse de leur prescience, me retiennent les lignes que l'auteur d'Adolphe a écrites pour définir le despotisme, tout en prenant soin de différencier ce phénomène de l'usurpation qui est, dans son esprit, une parodie. Le mot n'a pu que me rappeler les analyses spectrales qu'Armand Robin consigna dans La fausse parole à propos du mauvais génie de la propagande communiste, qui est de contrefaçon. Voici ce qu'écrit Constant : «Le despotisme étouffe la liberté de la presse ; l’usurpation la parodie. Or quand la liberté de la presse est tout à fait comprimée, l’opinion sommeille, mais rien ne l’égare. Quand au contraire des écrivains soudoyés s’en saisissent, ils discutent, comme s’il était question de convaincre ; ils s’emportent, comme s’il y avait de l’opposition ; ils insultent, comme si l’on possédait la faculté de répondre». Constant poursuit avec ces phrases que nous pourrions lire comme une étonnante préfiguration non seulement des aveux imaginaires que les juges des procès de Moscou exigeaient de leurs prisonniers mais, en fin de compte, également comme une vue impitoyable de notre époque où triomphe le mandarinat insidieux de la petite-bourgeoisie : «Le despotisme, en un mot, règne par le silence, et laisse à l’homme le droit de se taire. L’usurpation le condamne à parler ; elle le poursuit dans le sanctuaire intime de sa pensée ; et le forçant à mentir à sa conscience, elle lui ravit la dernière consolation qui reste encore à l’opprimé». Car c'est la force de ce livre que d'avoir compris cette évidence, dont nul ne paraît vouloir s'apercevoir : le Mal n'est rien, rien de plus qu'une parole vide, s'il n'a d'abord tenté de ravir notre volonté et notre parole, non pour les détruire mais, en quelque sorte, pour les parodier ou, selon ce verbe éminemment poétique, les chantourner... Et que dire, pour finir, de cette fulgurance qui, si elle pouvait être connue, plus encore, lue de nos petites âmes douillettes de censeurs (journalistes, artistes recycleurs, hommes de réseaux, écrivaillons, bien souvent les mêmes, tous se connaissant en tous les cas par la magie de l'échange des maîtresses, vieilles putains de naissance et vagues attachées de presse...), creuserait jusqu'au vertige le vide qui les nourrit : «L’ami perfide, le débiteur infidèle, le délateur obscur, le juge prévaricateur, trouvèrent leur apologie écrite d’avance dans la langue convenue». Cette noria de mots salis, truqués ne peut pas être la langue d'un peuple jeune mais, nouvel éclair de Constant, le babil monotone de vieillards fatigués de tout et d'abord de l'infini des possibles qu'ouvre la langue splendide et tendue au-dessus du tohu-bohu grondant. Oui, après avoir pu discuter quelques heures avec Maurice G. Dantec, hagard, fatigué d'avoir accordé tant d'entretiens qui ne seront point lus et de paroles qui ne seront point comprises ni même écoutées, après avoir découvert, en un éclair, la gentillesse et la fragilité immenses de cet homme sur lequel tant de gnomes osent cracher, gentillesse et fragilité qui sont la carapace des violents réels, je veux dire la violence salvatrice de ceux qui écrivent parce que leur parole est action, j'ai su, cette fois-ci avec une évidence irrécusable, que rien n'arrêterait l'homme en lutte mortelle contre la parole putanisée de nos bavards. C'est la putain bien sûr qui, montée sur sa bête magnifique, gagnera la partie, je connais assez la puissance du Mal, ses capacités infinies de métamorphose, pour ne pas me faire la moindre illusion. Je connais aussi, surtout, notre immense lâcheté. Ne suis-je pas le frère chétif et pâle du plus petit de nos modernes Judas ? Mais je sais une chose, qui m'empêche de désespérer tout à fait : l'honneur de l'écrivain de race n'est point de triompher ou de remporter une victoire, fût-elle de courte durée, contre l'Hydre aux bouches sans cesse renaissantes. Non, son honneur est de se lever, d'avoir osé se lever, cette image se confondant dans mes souvenirs avec celle de ces deux soldats anonymes qui, dans The Thin Red Line de Terence Malick, sont fauchés par les balles sitôt que l'ordre de la charge est donné, la scène se déroulant dans un splendide paysage d'herbes ondulantes au soleil. Dans le regard que les deux hommes ont un instant échangé avant de

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tomber, j'ai lu la peur, la résolution soudaine et, avant tout, la certitude tranquille de la mort rôdant comme un lion cherchant qui dévorer. Mais ils ont fait face. Voici l'homme.

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Les Émigrants de W. G. Sebald 29 septembre Chacun des quatre récits qui composent Les Émigrants (Die Ausgewanderten, Gallimard, coll. Folio, 2003) de W. G. Sebald est en tout point remarquable mais, si je devais ne retenir que quelques lignes de ce livre (admirablement traduites, soulignons-le, par Patrick Charbonneau, également traducteur de Vertiges et, à paraître chez Actes Sud, de Séjours à la campagne), ce sont celles-ci, extraites du texte, le dernier des quatre, consacré à Max Ferber, où l’auteur écrit : «Il faisait une journée aussi limpide qu’à l’époque et quand, au bord de l’épuisement, j’eus atteint le sommet, je vis une nouvelle fois le paysage du Léman, absolument inchangé, semblait-il, et immobile, si l’on excepte les rares bateaux minuscules qui avec leur lenteur inimaginable traçaient leurs sillages blancs sur le bleu profond des eaux et, sur la rive opposée, les trains qui passaient par intervalles dans un sens ou dans l’autre. Ce monde à la fois proche et repoussé à une distance inaccessible, dit Ferber, l’avait attiré avec une telle force qu’il avait craint de devoir s’y précipiter, et l’aurait sans doute fait si, tout à coup – like someone who’s popped out of the bloody ground –, ne s’était trouvé devant lui un homme d’une soixantaine d’années tenant un grand filet à papillons de gaze blanche et qui, dans un anglais aussi élégant qu’en définitive impossible à identifier, l’avait prévenu qu’il était temps de songer à redescendre si l’on voulait encore arriver à Montreux pour le dîner» (p. 227). Pourquoi cette dilection pour ces quelques lignes que l’intrusion, coutumière sous la plume de Sebald, de phrases en anglais non traduites, ne parvient sans doute pas à tirer de l’insignifiance ? Justement parce que s’y joue le drame même de l’insignifiance et, sans vouloir trop m’amuser avec de faciles jeux de mots, l’insignifiance de tout drame, la banalité de ce qui se dit dans ce court passage étant comme renforcée par l’intrusion proprement surnaturelle de l’étrange personnage du chasseur de papillons, qui à vrai dire semble parcourir les pages du livre tout entier de Sebald, à la recherche d’une mystérieuse créature que, bien sûr, il ne parviendra jamais à capturer. Le fait, aussi, que ces phrases, lues alors que je marchai, un soir d'été, dans le décor irréel de Molitg-les-Bains, me rappellent une vieille tentation qui fut mienne il y a quelques années, tentation hideuse comme une hydre qui me saisit à la gorge dans le même paysage ou peu s’en faut (voire la même région) que décrit Sebald, tentation surmontée, non... repoussée, éloignée, dans les larmes et les hurlements lancés vers le ciel d'un magnifique bleu sans pourtant que j’aperçoive le moindre chasseur de papillons, ce fait disais-je, est purement anecdotique, terriblement banal et, en somme, d’aucune valeur.

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Toile infra-verbale 5 octobre Nuques raides, oreilles et cœurs incirconcis, toujours vous résistez à l'Esprit Saint. Actes des apôtres, 7, 51. Dégoût, immense dégoût d'à peu près tout ce que je lis sur la Toile. Oui, l'écriture pseudo-dialogique tant vantée par les petits Bonhomet de la virtualité béate est décidément une farce sordide, qui de plus a le désavantage d'être diablement, vulgairement, infatigablement sonore. Ici, on s'extasie à n'en plus contenir ses propres fluides corporels sur une pornographie inoffensive alimentée par de vagues miasmes religieux, décriant au passage, belle ruse de midinette, les clichés les plus pitoyables de la tartufferie journalistique pour mieux les reprendre à son compte, dès que se lève la plus petite brise de contestation. J'appelle ce comportement, typique d'une gauche sclérosée, je veux dire de convenance, de posture ou de pose, de la mauvaise foi. Là on affiche sans la moindre pudeur la tête d'ange de ses propres enfants, livrés aux regards de milliers de nains, et que dire de leurs commentaires mêlant psychanalyse de boutiquière et oracles de foire ? On sent presque les haleines aigres soufflant sur ces innocents, idoles de quelques minutes évacuées avec les menstrues de l'information. Ici, on évoque les minuscules lampées (auprès desquelles une simple gorgée de bière semblerait un Niagara) d'une petite vie confite dans l'insignifiance et qui le sait, et qui le dit, l'écrit patiemment, jour après jour, prospère comme un chancre mou sur une plaie de quelques millimètres, pourtant suffisamment large pour contaminer un corps autrefois (mais quel mur secret et immense faudra-t-il traverser pour me rafraîchir d'une seule gorgée d'eau pure, vive et cristalline comme l'aube des premiers âges ?), peut-être, autrefois, sain. Là encore, de fragiles et dolentes tiges poussant sur du fèces de poule sont régulièrement alignées, pour la joie des clowns, armicules qui se veulent coupantes comme la dague d'un Joubert et ne provoquent, en fait, qu'un ennui profond, convenu, une blessure rhizomique par où suinte le vide, goutte après goutte, jusqu'à la fin des cycles du temps. Et que penser, limon des profondeurs capable de combler mille fosses des Marianne empilées les unes sur les autres, et que dire de la multitude grouillante, du cataplasme purulent de tous ces protozoaires dont le mode d'expression insulterait le génie d'une larve de moustique ? Nous méritons de périr d'une façon aussi peu glorieuse : les yeux et les oreilles remplis de la merde religieusement mâchée par toutes les bouches tavelées, avalée pieusement, en vacarme, comme une hostie immonde censée nous offrir la réelle présence, le Corps d'un Christ sans parole ou plutôt qui les aurait toutes prononcées, mêlant, jusqu'à exaspérer le diable lui-même, la vérité et le mensonge dans une bouillie infecte, dégorgée par un immense orifice ouvert comme le cloaqua maxima qui serpentait sous les pavés de Rome. Oui, comme un rapace, je survole depuis de longs mois tous ces minuscules lapins multicolores qui se rêvent proies d'une bouchée et ne trouve point ce que je cherche, quelque chose dont je puisse me nourrir, avant de m'écraser, Icare de foire, sur le sol : une parole solitaire, fière, irrésistible, froide, glacée même, capable de forer l'acier. Car il n'y a, sur la toile, que quelques mouches engluées dans leur propre sueur fétide, tout occupées à se frotter les pattes, à se lécher les ailes transparentes qui ne les porteront pas beaucoup plus loin que ne le permet le saut d'une crotte à une autre. Car il n'y a, sur la toile, qu'une triste araignée sèche, simulacre de celle de saint Jérôme, morte depuis sa naissance, dont la carcasse a été vidée de sa chair transparente. Mais de Verbe qui est acte, point, de parole qui est chair, pas le moindre lambeau. La Croix éventre, dressée haute sur la colline du Crâne, un ciel vide. Le Fils de l'homme marche dans un désert sans fin, et aucune pierre miraculeuse pour laisser couler la sève rafraîchissante, et pas même le diable pour tenter de conclure un marché de dupes. La bouche d'ombre, ouverte sur l'horreur grouillante des charniers, s'est refermée, pétrifiée comme une énigme de sel. Il n'y a plus rien. D'écriture capable de ravir, de scandaliser, d'ouvrir le ventre de nouveaux univers, de dépecer quelques cerveaux rétifs, pas même la syllabe la plus courte. D'écriture qui soulève, une dernière fois, l'haleine de Lazare revenu du tombeau, pas la plus fragile et unique lettre chargée, comme l'aleph des contes, de tous les rêves, de toutes les joies, de tous les portages du temps.

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C'est à croire que nous nous déplaçons dans un monde creusé de galeries virtuelles, toutes fausses, où nous errons comme des termites aveugles, où la Parole ne résonne même plus, fût-ce lointainement, de galerie en galerie, à peine capable désormais de provoquer, sur la peau immonde et couverte de scrofules du cadavre qui crève mais ne meurt décidément pas, plus que quelques ondulations épileptiques, quelques démangeaisons larvées d'une fatuité bavarde. Moignons de volonté, langues atrophiées, yeux qui ne savent pas, qui ne veulent pas voir, âmes recroquevillées sur un secret mille fois éventé, plates gribouilles de la médiocrité confondue avec de la sincérité. Ah oui, vraiment, qu'on en finisse et que se déchirent une dernière fois les orbes identiques où l'homme consume ses forces, la gueule rentrée fendant le sillon monotone ouvert par sa volonté courbée comme un dos paysan. Nous sommes devenus vieux et notre parole, comme le babil des enfants, n'est plus qu'une exaspération de bave, le filet de l'idiot pissant son cauchemar incompréhensible de brute. Que se lève, enfin, nous l'attendons depuis tant de siècles, chargée de la chaleur pulvérulente du désert, la voix capable de dévoiler la vérité fondue dans un corps et une âme à étreindre, la parole qui nous dépouille de la lèpre nous rongeant à petits coups de langue. Et que disparaissent à tout jamais les mornes litanies crachées par le vieillard increvable.

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La chair est triste, hélas... Sur Alina Reyes 8 octobre Je m'accuse, publiquement, d'avoir déshonoré la Zone en acceptant d'y publier, et ce par deux fois, des textes ridicules, ampoulés, mêlant sans force ni talent méditations bibliques loufoques et érotisme ludique, d'Alina Reyes. Car il n'aura fallu qu'une poignée d'échanges directs, violents, sans la moindre concession de ma part à quelque sotte proclamation de bonheur de midinette et de vie d'artiste, pour que se révèle, sous l'apparence douce et timide, le visage véritable de notre romancière polygraphique et, elle n'aime pas le mot qui la cantonne comme une professionnelle de la chair, pornographique. Et dire que, par souvenir lointain de certaine émotion coupable, à la lecture, dès sa parution, du fameux Boucher, j'avais décidé de ne point dire à cette dame charmante ce que je pensais, réellement, de ses petites dégoulinades traduites, se fait-elle une fierté de nous le rappeler, en trente-huit langues dont le moldavo-tchétchène, histoire que les fous de Dieu, combattants d'une juste cause et goûtant tout de même la vie placide du bivouac guerrier, n'ignorent plus rien de la double pénétration, fût-elle repoussée je vous prie, héroïquement, pendant six nuits et en guise de cerise acidulée de la septième et dernière, par quelque bourgeoise parisienne en mal d'aventures, rejouant le drame plat d'une Création sans naissance mais avec éruption de douloureuses hémorroïdes... Alina, donneuse de leçons (de choses bien sûr) sous vos airs de n'y point toucher, leçons applicables aux autres mais que vous vous gardez bien, n'est-ce pas, d'infuser dans vos propres textes, dès fois que leur bavardage serait, immédiatement, réduit en poussière, voilà bien le masque de cette écrivaine de monomaniaque penchant qui ne parvient pas, nous dit-elle, à faire publier son manuscrit de réflexions personnelles, on se demande bien pourquoi. Peut-être, chère madame, parce que nul tenancier de gargote ne se risquerait à servir une telle soupe où les ingrédients sont jetés, pêle-mêle, par une cuisinière peu regardante. J'ai il y a quelques mois, ici même, servi deux gamelles de semblable potage, depuis vidées dans l'évier (pardonne-moi, LKL, d'avoir ainsi supprimé tes dessins), m'étant avisé, en les goûtant du bout des lèvres, qu'ils étaient, si je renifle leurs grumeaux théologiques, de très peu de farine et, considérant cette fois leur écriture, de bien maigre substance, quelques croûtons à peine, flottant comme des bouchons sur une tambouille saumâtre. Peut-être encore, chère madame, ne parvenez-vous point à faire lever cette pâte parce que vous avez laissé votre petit-œuvre érotique se nicher, comme un ténia foreur, dans les surplis les plus secrets de carnes mille et mille fois retournées sans veiller à donner à cette écriture quelque repos, quelque solidité, quelque densité : un peu d'air, oui, un peu d'air pour le long ver des profondeurs les plus sales de notre pauvre corps. Artiste (elle me l'a répété suffisamment, la bouche fière : je suis une artiste, et ne manque jamais une seule occasion de le répéter à ses benoîts lecteurs...) ou plutôt artisane, puisque chacun de ses romans, gage de qualité et de sincérité prétendument rustiques, est le fruit d'une parturiente douloureuse, de quelques mauvais livres inoffensifs qui n'auront pas même provoqué, sur l'océan immense qu'est la seule littérature érotique, plus que l'infime frémissement d'une patte d'éphémère, Alina se veut ouverte, béante même mais... Attention cher ami, ne vous méprenez pas, ne vous jetez pas dans cette béance trompeuse, l'ouverture, comme tout ce qui n'existe qu'en simulacre, a un prix, la largesse a tout de même un empan, celui-là même qui vous permet de mesurer votre souveraine tolérance au fait de vivre dans un quartier à la mode qui, probablement, a vue directe, depuis le balcon mais ce n'est déjà pas si mal, sur la misère habituelle, tragiquement habituelle des rues de Paris. Cette misère heureuse du prétendu artiste qui, sans être vécue (car alors, banal tout de même : point d'écriture), vous permet toutefois d'écrire des livres qu'aucun clochard, fût-il ancien lecteur et amateur frustré des enfantillages amoureux, n'aura même l'idée de consulter pour y humer l'air éditorial du temps. Alors, rien de plus me direz-vous que ce boudoir de nonchalance bohème dans lequel l'acéré et pâle Laclos eût tremblé de rage de se laisser emprisonné, rien de plus que cette imposture placide qui aurait provoqué, chez le dangereux spartiate de la luxure qu'était Bataille, une grimace de mépris ? Non, rien de plus mais après tout me dira la belle, qu'importe la taille de la lucarne cerclée d'or consensuel, si l'on peut y contempler, niellée de paillettes, la crasse sereinement mise à distance, l'exacerber même par l'écriture de romans qui jetteront une deuxième fois les pauvres dans la rue et les confineront dans les latrines de leur propre misère sexuelle, comme disent les journalistes ? Vous n'écrivez donc point, Alinartiste, vous répétez la même chansonnette à quatre notes facilement apprise par une petite fille rêveuse et, distraitement, vous promenant dans la rue enjouée (puisque décidément le monde crasseux, sous votre

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regartiste, semble se parer des ors d'un éternel champ élyséen), sifflez l'air qui ne hantera plus de quelques secondes, je vous l'assure, l'attention labile du plus amène poivrot. J'appelle cette insouciance une trahison (l'horrible mot doit buter devant vos lèvres délicatement parfumées), j'appelle cette mascarade angotienne trahir les pauvres, et je vous assure que je n'ai point eu le besoin de consulter mon petit Bernanos pour vous l'écrire. Si au moins on devinait, dans vos livres, des gouffres autres que corporels. Non, pas une Mouchette dans vos romans pour se jeter sur quelque amant méprisable, qui lui aura néanmoins appris le goût de cendre de la corruption, rien que d'évasives belles de jour qui se donnent des frissons en croisant le regard niais de Gilles de Rais bourgeois, tranquillement vicelards, lisant Libération à la terrasse du Rostand. Dans vos bluettes, la moindre Laure, sainte de l'abîme, que dis-je, la plus sotte Lolita nourrie de lait aurait rang, dans le pandémonium femelle dont vous êtes le Satan d'opérette, de Lilith carnassière. J'appelle cela, maladie jumelle de la précédente qui tavèle vos pages d'une légère mais persistante pruine rance, de la mauvaise foi, fièvre parisienne bénigne connue de longue date (certains médecins, le thermomètre entre les dents, vont même jusqu'à parler de mal français), typique somme toute, c'est là votre rhume des foins contracté depuis un certain mois de mai éthéré comme du pollen, de la gauchiste rentrée que vous êtes, comme celle consistant à ne pas publier ma dernière réponse à votre odieux, votre stupide texte stambouliote puis, ensuite, sans m'aviser de rien et alors même que nous échangions quelques messages clairs, à écrire, publiquement, que je vous avais insultée. Insultée Alina ? Maintenez-vous, sans rire, que je vous ai insultée ? Je ne vois rien, moi qui suis pourtant expert en recyclage d'ordures, rien que votre fierté d'artiste (décidément, j'aurais préféré plus d'intermittence dans le pauvre spectacle...) blessée et votre inanité intellectuelle, vous-même, encore une fois, me l'écrivez. Êtes-vous donc assez piètre lectrice pour confondre votre cas avec celui de ces chiennes occidentalisées à outrance, millionnaires salopes que Paris Match, chantant récemment les vertus incomparables d'une adhésion de la Turquie à l'Europe à bout de course, a choisies comme bayadères représentatives d'une société, nous dit-on, laïquement islamiste ou, c'est équivalent, sauvagement modérée ? Est-ce cela ? Voyons, je vous ai tout juste dit ce que je pensais de vos procédés de contournement, d'échappatoires grotesques, de non-réponses méprisantes plus que légères, que vous vous amusiez encore à jouer la chattemite, à votre âge tout de même, bien capable d'exacerber la patience d'un bonze castré. Je vous ai simplement rappelé que votre optimisme béat, votre comique appropriation, à fins exclusives de tolérance et d'ouverture (pigeon à deux têtes plus rare qu'un Phénix que vous êtes, sans doute depuis votre balcon, la seule à avoir pu observer) des vertus d'accueil, l'éternelle rengaine viciée et fausse de la France balayée par tous les vents, seraient aussi, un jour prochain, le couteau qui, manié par la main experte du boucher, se retournerait contre votre jolie petite gorge rose. Voilà ce que vous ne pouvez entendre, chère Alina, voilà ce que l'onctueuse vertu de tolérance que vous pommadez, d'une main légère, sur le dos de vos amis journalistes et de vos nombreux et délicats lecteurs, voilà ce que votre artistique irresponsabilité ne peut supporter plus de quelques secondes, et encore, vous fermez les yeux, vous êtes bien incapable de fixer l'insoutenable éclat d'une indigence, d'une inconsistance dont vous refusez de considérer qu'elles sont, tout simplement, vos propres rejetons, petits monstres ricanants et nains difformes enfantés par une écriture plus fade que blanche, vidée, avilie d'avoir été contrainte de tant se prostituer pour, finalement, répéter cette pauvre vérité, que tous les clichés du monde ne parviendront pas à voiler : la chair, y compris celle, boucanée à outrance et qui se complaît sur l'étal de vos petites histoires saucissonnables à volonté, est affreusement triste que l'esprit ne nourrit point.

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De Roux le provocateur, Hallier l'imposteur 15 octobre «Nous devons être avec vous les initiateurs de quelque chose en formation. Constater tragiquement la littérature, c’est appeler la vengeance». Lettre de Dominique de Roux à Raymond Abellio (9 juin 1966) citée par Jean-Luc Barré. «S'il te semble, me lisant, être un peu figurant dans ta propre biographie, ne l'impute qu'au flou de ta pensée et à tes compromissions dans le siècle qui rendent difficile la libre parole». Sarah Vajda. Notre longue discussion (dans un bar où, selon ses propres termes, on peut tout de même s'entendre) avec Pierre-Guillaume de Roux, a eu lieu finalement dans son bureau surchargé de livres et de manuscrits mais j'ai été ému de revoir ce placide géant, ayant terminé, la veille, ma lecture de la superbe biographie (publiée par Fayard) que Jean-Luc Barré a consacrée à son père : le provocateur, l'intempestif, l'inactuel Dominique de Roux, ici présenté en quelques bonne lignes. Outre les portraits subtils et émouvants consacrés par Barré à Robert Vallery-Radot (quel lecteur de Georges Bernanos a pu oublier le rôle que joua ce confesseur des âmes auprès du tragique romancier ?), Michel Bernanos dont les romans crépusculaires demeurent hélas méconnus et Ezra Pound qui comme tant d'autres furent fascinés par la frénésie prodigieuse de l'auteur de Maison jaune, cette très belle biographie est capitale quant à un aspect, à mon sens encore méconnu, de l'éditeur et écrivain : on y prend conscience de l'admirable, du fulgurant talent d'épistolier de Dominique de Roux. Un exemple, parmi une multitude réellement fascinante, de lettre, écrite à Robert Vallery-Radot, le 9 mars 1967 : «Il faut revenir à la Parole, à la simplicité évangélique de l’Écriture, et pour cela nous débarrasser de tant de vieux stocks de mots, de tant de livres, de tant de haines historiques récentes, repartir avec dans la valise les quelques livres choisis pour l’Ordre, pour recréer dans l’île déserte». De toute urgence, il faut que paraisse un recueil des lettres de Dominique de Roux pour rendre justice à son génie de l'ellipse ; j'ai été, sur ce point, rassuré, sans que je puisse pour le moment en dire davantage. D'autres qualités sont à noter dans cette somme de Barré, par exemple la minutie de l'analyse consacrée par l'auteur à la période, dernière, touffue, riche en légendes et fantasmes de toutes espèces, que nous pourrions définir d'un terme barbare : esthético-politique. Non seulement le ralliement de Dominique de Roux à une sorte de gaullisme intemporel mais plus encore sa prescience d'une régénération définitive, messianique, qu'il croira dénicher dans les forêts de l'Afrique et au creux scintillant des vieilles légendes lusitaniennes. Comme, je le répète souvent, les hasards n'existent point, Sarah Vajda a fini par retrouver un exemplaire de sa propre biographie consacrée à Jean-Edern Hallier (parue chez Flammarion en 2003) qui on le sait connut longuement Dominique de Roux, avant, comme toujours, de se séparer de son ami. Je viens juste d'en commencer la lecture, à vrai dire passionnante. Un point tout de même, que je confirmerai ou infirmerai en cours de route : plus qu'une biographie, cet ouvrage prolixe, au style surchargé, bien souvent d'une fulgurance assassine, est un essai sur le mal français, sur le mal dont souffre l'écriture française depuis, au moins, plusieurs décennies. En quelques mots qui auront valeur de diagnostic : les écrivains n'écrivent plus mais parlent et, surtout, jouent à se vouloir écrivains, alors qu'ils ne sont que de pathétiques bavards... En fait, cette biographie corrosive, en s'attaquant au simulacre bavard que fut Hallier, a dénoncé et fait éclater, avec courage et, surtout, je l'ai dit, un style éclatant auquel nous ne sommes hélas plus habitués, la baudruche du petit monde parisien des arts et lettres, gonflée à l'hélium sollersien, qui par tous les moyens tenta de s'engouffrer dans le siphon halliéresque. Comme je comprends que ce livre de feu ait dérangé les imbéciles, qui ont dû paraître tout penauds de se voir dépouillés de leur masque et, d'abord, la petite cohorte des fous d'Hallier !... Ainsi, sur l'ouvrage de Charles Ficat, Stations, dont l'un des trois textes chante le génie halliéresque, Sarah Vajda rappelle qu'il «omet simplement de se souvenir du poids d'or [qu'Hallier] tentait de recevoir en échange, des intermédiaires qui vendaient les dessins qu'il signait et des à-valoir reçus pour des livres-fœtus, comme des voyages offerts pour des

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reportages jamais rendus, servant de décor à des romans à demi écrit» (278). Déjà, en lisant ces quelques lignes, on imagine le danger réel qui guette notre pauvre biographe. Mais, bien vite, son cas va devenir réellement désespéré, l'auteur risquant cette fois un lynchage en règle pour avoir osé certaines de ses attaques. Ainsi, ce qui semblera aux imbéciles parfaitement impardonnable est le crime de lèse-majesté que commet Sarah Vajda en critiquant la bouffonnerie triomphante, généralisée : «Ce fut un siècle où Hallier ne faisait pas rire en se comparant à Homère, à Tacite ou à Tite-Live, un siècle où un journal à scandale, où fleurissait l'insulte, se réclamait de Karl Kraus pour qui l'injure privée relevait de l'idéologie petite-bourgeoise et devait, pour cela, être bannie» (280). Car écrire sur Hallier c'est sonder le ventre pourri de la France : «Si tu n'as pas écrit l'histoire du XXe siècle comme tu te plaisais à le rêver, tu en as si bien épousé les courbes que, désormais, vos visages se superposent, comme il m'a plu d'assembler les lignes de ta vie jusqu'à dessiner un portulan de France» (402). Dès lors, Sarah Vajda semblera une déicide en puissance en reniflant la pourriture française, imputant, au passage, la rapidité de la contamination à quelques agents insignes, hérités d'une période trouble : «Que le régime de Vichy, héritier en bien des points de la IIIe République, ait fort mal obéi aux lois de l'hospitalité dans un pays où l'immigration ne représente guère une des constantes du génie national, n'indique pas qu'elle doive s'étendre aux citoyens qui, à leur tour, en useraient fort mal et que le loup une fois dans la bergerie, il faille laisser impunis les crimes commis par les victimes proches et lointaines du colonialisme et de l'esclavage. Ce grand désordre de la pensée française s'enracine dans la dangereuse culpabilité vichyste de l'après-guerre. Sollers, plus encore qu'Hallier contribuera à fortifier le méchant mythe des deux France où se font face, en un éternel combat, une France-fée née de l'affaire Dreyfus, entrée, presque unanime, en résistance et son double noir, sorcière nationale, entrée, massive, en collaboration» (132). L'attaque est rude mais ne faut-il point crier au scandale lorsque l'on lit la suite et qu'en un éclair nous comprenons que Sarah Vadja paraît déterminée à enfoncer la dague jusqu'au plus profond de la blessure française ? : «Hélas pour nos Jivaros, quelques esprits chagrins ont travaillé à l'anéantissement de ce mensonge que les manuels scolaires débitent à l'envi, mensonge vivifié dans les années 1980-1990, chargé d'exorciser le pays maudit. Quiconque refuse cette version se voit qualifié d'ennemi du genre humain : ennemi de cette belle France née casquée, armée, sous son nimbe de Lumières, à l'instant précis où Camille Desmoulins arrachait une feuille de platane dans les jardins du Palais-Royal et inventait ce qui deviendra la cocarde tricolore, qu'aucun sang pur ne saurait ternir. Aux armes bon docteur Guillotin ! A ce conte fameux, les gauchistes français, en dépit de leurs flirts avec le PC et de leurs trahisons successives, apporteront leur caution. Tout ce qui ne fleure pas bon la gauche pour Philippe Sollers s'avoue résurrection de Vichy, cadavre puant sorti des placards nationaux. Vichy-fiction, toujours. La question juive a servi d'écran au pays pour éviter de poser sur la balance le poids des idéologies, des folies et des passions françaises» (133). Jubilatoire ! Férocité implacable de la vérité, que le biographe ne peut que malaisément étayer (mais la vérité a-t-elle besoin de démonstrations pesantes ?) si ce n'est en exposant une intuition terrible : «[...] le nazisme n'a montré un visage humain aux Français travaillant en Allemagne, que parce que les juifs avaient, à l'avance, servi de monnaie d'échange» (404). Car, les derniers chapitres de la biographie, boursouflés et fiévreux, en témoignent, la question juive, à laquelle Hallier parut ne strictement rien comprendre que de grossier et de parodique, est le centre secret du livre de Sarah Vajda, le trou noir dévorant toute écriture : en tombant dans le vortex, les hautes paroles rayonnent une dernière fois et les mauvaises, les fausses (singulièrement donc, celles d'Hallier) se contentent, ma foi, de chuter sans gloire. Entre ces deux ouvrages irremplaçables, de nombreuses passerelles, de nombreux passages. Aucun, je crois, sauf peut-être, l'évocation d'Abellio, commune aux deux auteurs, n'est plus attirant et secret que le portrait d'Ezra Pound, un de mes actes de lecture manqué lorsque, en hypokhâgne je crois, je commençais à lire les Cantos dans une édition de poche, le regard dubitatif, soupçonneux de mon professeur de français ajoutant à mon embarras face à une prose aussi complexe, essentielle, hermétique bien souvent. Résumons-nous : la fine biographie écrite par Jean-Luc Barré m'a donné envie de lire ou de relire Dominique de Roux, celle de Sarah Vajda m'a dissuadé de lire les bizarres ouvrages de celui, Hallier, qui se rêva grand écrivain et ne fut que pitre surnuméraire, leur préférant et de loin les propres livres de Sarah, comme cette biographie de Barrès que je vais lire de toute urgence. C'est que Barré est un

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ouvrier honnête (je tiens ce qualificatif pour un compliment) et Vajda, dans la démesure et, parfois, la confusion de son écriture, un véritable écrivain qui eût dû, pour maîtriser le flot torrentiel, confronter sa propre maîtrise littéraire aux fulgurantes sécheresses d'un Dominique de Roux. Hallier, en somme, ressemble trop à son biographe si je puis dire et, par avance, en incarne les démons contradictoires. Pour finir, ces deux livres me conduisent, de nouveau, devant les figures solitaires et terriblement silencieuses, injustement tues et effacées, de Pound et d'Abellio. Parfois, comme par miracle, un siècle tout entier est sauvé de l'insignifiance par quelques brefs éclats d'amitiés remarquables.

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Témoins du futur de Pierre Bouretz 18 octobre «Quand l’édifice d’un monde s’écroule, les pensées qui l’inventèrent, les rêves qui l’entourèrent, disparaissent sous les décombres. Qui pourrait se hasarder à prédire ce qu’apportera l’avenir éloigné, quel nouveau, quel insoupçonné, quel renouvellement de ce qui fut perdu ?» Franz Rosenzweig, Hegel et l’État, cité par Pierre Bouretz in Témoins du futur. «Nous avons perdu toutes les traditions qui faisaient tout simplement autorité auxquelles nous puissions nous fier, nous avons perdu le nomos qui nous donnait avec autorité une direction à suivre, et cela parce que nos maîtres et les maîtres de nos maîtres ont cru à la possibilité d’une société purement et simplement rationnelle.» Leo Strauss, Qu’est-ce que l’éducation libérale ?, cité par Pierre Bouretz in Témoins du futur. Quelque trois cents pages de notes et d'index divers donnent assez il me semble l'idée du travail monumental accompli par Bouretz dans ce remarquable ouvrage sous-titré Philosophie et messianisme (Gallimard, coll. Nrf essais, 2003) et consacré aux principaux philosophes juifs du siècle passé. Quelques noms tels que Herman Cohen, Franz Rosenzweig, Walter Benjamin, Gershom Scholem, Leo Strauss, Hans Jonas, Martin Buber ou enfin Emmanuel Lévinas, au travers de longs chapitres qui, parfois, à l'exemple de ceux consacrés à Benjamin, Scholem et Strauss, de loin les plus passionnants à mon sens, peuvent être considérés comme de véritables essais. Pourquoi Bouretz parle-t-il de «témoins du futur» ? Lui-même l'explique dans son introduction : si, «dans les temps les plus sombres» écrit-il, ces auteurs «demeurent nos contemporains», c'est en premier lieu parce qu'ils «protègent l’idée d’un horizon» qui demeure «lointain» (p. 22), à vrai dire, aujourd'hui, bien oublié : celui de l'attente et de la réparation messianiques. Toutefois, si l'étude de ces noms immenses de la pensée est par elle-même source d'une profonde jubilation intellectuelle, lorsque l'on constate justement que tous, peu ou prou (à l'exception toutefois de Herman Cohen), ont tenté de contrebalancer la toute-puissance de la Raison («A l’inverse, c’est un rationalisme dont il reconnaît les sources anciennes dans la tradition juive que Scholem récusera chez Cohen, attestant de ce fait que celui-ci joue à son époque une partition qui était celle de Maïmonide dans la sienne : la défense d’une intellectualisation de la Loi qui satisfait l’esprit mais risque d’éteindre la ferveur», p. 102), l'intérêt de ces études est autre. Il réside je crois dans la continuité que Bouretz s'efforce de tisser entre ces auteurs qui, tous, se connurent (je n'insiste pas sur l'amitié, exceptionnelle et discutée d'abondance, qui a uni Benjamin et Scholem), en tout cas se lurent les uns les autres. Significativement, Pierre Bouretz écrit d'ailleurs : «[…] comme si le travail de la pensée construisait des fidélités sans emprunt, des accords qui n’ont pas besoin de preuves, des idées qui se répondent mieux que les textes» (110-1). Cette lecture perpétuelle ou, mieux, ce commentaire infini si typiquement juif nous permettent de traverser les siècles («Lorsqu’il le discute [Scholem discutant Cohen], c’est toujours au sommet, en le considérant comme le successeur moderne de Maïmonide. C’est aux deux représentants du rationalisme qu’il reproche d’altérer le sens de la Halakhah pour la rendre compatible avec la philosophie» (115)), traversée qui est elle-même volonté, en sondant le chaos du présent, de trouver, je l'ai dit, les ferments de l'espérance, parfois les traces apocalyptiques d'un messianisme diversement pensé par ces auteurs : «Indifférent aux séductions des royaumes de la terre, étranger à leurs guerres qui fixent le battement des heures de l’histoire, le peuple juif se tient donc impavide et intact face aux structures illusoires de l’expérience du monde, vivant déjà dans l’éternité de la promesse la proximité de Dieu» (199). Cette enquête sur les métamorphoses du sacré ne peut avoir lieu, on s'en doute, que lorsque la question même du divin, ou plutôt sa disparition, se pose. D'où la présence, par le biais des pages consacrées à Benjamin et Scholem, d'auteurs tels que Kafka. Bouretz cite ainsi (p. 247), dans le chapitre intitulé Walter Benjamin : l’ange de l’histoire et l’expérience du siècle, cette remarque troublante de Scholem : «Il ne suffit pas de dire, comme Kafka, que le maître de maison s’est retiré à l’étage supérieur. Il a bien quitté la maison et il est devenu introuvable. C’est là un état d’insondable désespérance. Mais c’est là, comme l’enseigne la religion, que l’on découvre Dieu». Du reste, alors

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que les écrits de Walter Benjamin sont depuis quelques années devenus la coqueluche de tout ce que le monde des petits penseurs compte de matérialistes, Pierre Bouretz rappelle utilement (p. 260) que, pour cet auteur, l'horizon eschatologique était une nécessité vitale bien plus qu'une commodité intellectuelle : «Jamais je n’ai pu chercher et penser autrement que dans un sens, si j’ose ainsi parler, théologique, c’est-à-dire conformément à la doctrine talmudique des quarante-neuf degrés de signification de chaque passage de la Torah» (W. Benjamin, lettre à Max Rychner du 7 mars 1931, avec copie pour G. Scholem, Correspondance II (1929-1940), trad. G. Petitdemange (Aubier, 1979), p. 44). Je pourrais multiplier, sur cet auteur fascinant, les passages du livre de Bouretz qui tous affirment la profondeur, parfois, il faut bien le dire, les contradictions flagrantes desquelles pourtant se nourrissait la pensée de l'auteur de Sens unique : «Quant à Walter Benjamin, ce n’est sans doute pas la moindre étrangeté de son œuvre que de pratiquer mieux que nulle autre cet art visant à percer l’intimité de la Tradition : en l’entourant encore, mais sans toujours le savoir» (249). Cet autre extrait encore (tiré de Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages), à la métaphore saisissante : «Ma pensée se rapporte à la théologie comme le buvard à l’encre, elle en est totalement imbibée. Mais s’il ne tenait qu’au buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit». Gershom Scholem à présent (dans un chapitre remarquable intitulé La Tradition entre connaissance et réparation), dont Pierre Bouretz affirme avec justesse qu'il est «l’un des plus beaux esprits du temps» (302). L'auteur écrit : «La force de l’œuvre de Scholem tient au fait qu’elle sait à la fois dessiner de vastes structures et les remplir de miniatures, déceler des origines jamais entrevues et saisir des débouchés mal perçus, pratiquer la dialectique sans imposer une logique à l’histoire. Son charme procède quant à lui de la manière dont l’impulsion savante et l’intuition métaphysique se relaient, s’épaulent pour poser des questions, se détachent lors du travail visant à les résoudre, se coordonnent à nouveau au moment de conclure» (464). De Scholem encore, il faut lire le superbe recueil d'essais publié aux éditions de L'Éclat, intitulé Le prix d'Israël. Je n'évoque point, faute de place, les longues études sur Martin Buber (dans un chapitre intitulé L'humanisme à l’époque de la mort de Dieu), Emmanuel Lévinas (L’histoire jugée) ou encore Ernst Bloch (Une herméneutique de l’attente, chapitre contenant des pages superbes sur la musique, notamment celle de Schoenberg) mais m'attarde par contre sur Leo Strauss, sur les ouvrages duquel Pierre Bouretz développe une thèse bien argumentée : «En parfaite similitude avec le projet de Maïmonide tel qu’il le comprend, celui de Leo Strauss consisterait donc moins à trancher le conflit des interprètes pour apporter une solution définitive aux questions controversées, qu’à sortir de l’oubli où l’ont enfermé les Modernes le problème fondamental que les Médiévaux affrontaient en toute conscience : celui de la tension entre Loi et raison, philosophie et Révélation» (730, je souligne). Dès lors, le testament de Leo Strauss peut être ainsi défini : «un éloge de la philosophie où doit pourtant s’entendre la reconnaissance d’une limite de la philosophie attachée au mystère ultime des choses ; un plaidoyer en faveur de la redécouverte du sens authentique de la Loi qui suppose que l’on préfère la fidélité à la probité ; un appel au retour qui se nourrit d’une critique radicale de l’assimilation tout en dessinant son horizon au-delà de la terre retrouvée (770)». De Leo Strauss encore, qui connaît depuis quelque temps déjà un regain d'intérêt, tant universitaire qu'éditorial, je signale, en édition de poche (Biblio essais), deux titres, La Cité et l'Homme et La philosophie politique et l'histoire. Sur cet auteur, mentionnons enfin la Biographie intellectuelle de Daniel Tanguay (dans la même collection que les deux ouvrages précédents) et, publié par Vrin, l'essai de Corine Pelluchon, intitulé Leo Strauss, une autre raison, d'autres Lumières.

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Asensio tient le couteau 19 octobre Il y a de cela plusieurs mois, je déjeunai avec Juan Pedro Quiñonero qui tint, à l'encontre de Jorge Semprún, des propos peu amènes, à vrai dire très durs, parlant d'imposture à propos des romans d'un auteur qui, pour survivre dans les camps, trahit ses amis prisonniers, donna leur nom à l'ennemi qui, tous les vieux communistes repentis (s'il en reste encore...) savent cela, fut d'abord un ami, certes dangereux mais fascinant. Je ne savais à l'époque presque rien de Jorge Semprún, si ce n'est, ce qui m'exaspérait bien sûr, la trop grande facilité avec laquelle cette sirène d'un nouveau genre chantait sa propre louange à une poignée d'Ulysse s'étant depuis longtemps décrochés du mât de la galère médiatique, si ce n'est encore les contre-vérités (bien sûr selon les termes de Juan Pedro) que je venais de lire dans L'Écriture ou la vie, autobiographie qui, pour être tout à fait franc, me passionna par l'usage virtuose qu'elle faisait des techniques narratives apprises à l'évidence dans le corpus faulknérien. Cependant, me gêna immédiatement l'étalage plus que complaisant de cette virtuosité : Semprún, en élève doué, peut-être même brillant je ne conteste pas ce point, trouvait toujours, au détour de quelque louvoyante incise, où placer sa vénération du maître et le fait, implicitement évoqué, qu'il avait dépassé l'art de ce diable de sudiste s'étant mêlé comme nul autre de littérature. J'ai, depuis cette première lecture, comblé quelques-unes de mes lacunes, au moins romanesques, en lisant par exemple le dernier roman de Semprún, consacré aux remous de la Guerre d'Espagne, Vingt ans et un jour, dans lequel la présence de William Faulkner est une nouvelle fois une évidence criante. Apparemment, si j'en juge par la façon pour le moins enlevée dont Juan Pedro Quiñonero a présenté mon récent article justement consacré à une étude (hélas peut-être, strictement littéraire, cher ami...) de l'art narratif de Semprún à l'aune de celui du Faulkner d'Absalon, Absalon !, l'homme n'a pas renié ses propos et encore moins apaisé sa vieille colère, évoquant la dangereuse cécité affectant le regard de nos belles consciences dès qu'il s'agit de fixer la boue de la Deuxième guerre mondiale, comme le rappelait Sarah Vajda dans sa remarquable biographie halliérienne à propos de l'immédiat après-guerre en France. Que les choses soient bien claires : je ne sais pratiquement rien de cette histoire sordide à propos du passé d'un homme aujourd'hui couvert d'honneurs et habile à tisser de puissants réseaux mais, par principe, je ne peux mettre un instant en doute la parole de Juan Pedro, homme remarquablement informé, alors même que d'autres auteurs, comme Carlos Semprún Maura, évoquent les actes inavouables de celui qui n'était désigné que par ces deux lettres, Sp. Je me permets de traduire librement un paragraphe du livre, à paraître, de Carlos Semprún Maura (auteur de Révolution et contre-révolution en Catalogne aux éditions Nuits rouges) : Antelme, revenant des camps nazis, alors qu'il était moribond, resta de longs mois à l'hôpital. Lorsqu'il en sort en 1946, il s'encarte au PCF. José Corti lui écrit pour le blâmer : «Comment peux-tu t'affilier à un parti qui a tué mon fils et qui s'est mis à la botte des SS dans les camps ?» Le fils en question, de vingt ans, déporté au camp de Dora, avait fait partie de ces commandos de travail forcé, comme du reste Antelme lui-même, dans lesquels les hommes mouraient comme des mouches. A Dora, comme à Buchenwald et dans d'autres camps, c'étaient les kapos communistes qui décidaient de ceux qui seraient intégrés dans ces mêmes commandos et de ceux qui resteraient dans les camps, sort tout de même moins risqué. Ils décidaient aussi de ceux qui seraient livrés aux exécutions exigées par les nazis en guise de représailles. La réponse que donne Antelme à Corti, envoyée à la direction du PCF (en l'occurrence, Raymond Guyot) afin de prouver qu'il était un bon communiste, est parfaitement révélatrice de l'étique totalitaire. Après avoir rappelé la vérité absolue selon laquelle les camps nazis et les nazis eux-mêmes étaient les seuls qui détenaient le pouvoir, confiant seulement quelques menues tâches aux kapos, Antelme écrit : «Qui étaient les hommes qui, raisonnablement, logiquement, surtout en considérant la logique d'une telle lutte, devraient, dans la mesure du possible, ne point partir, sinon ceux-là seuls avec lesquels il fallait raisonnablement compter dans le futur pour liquider le fascisme responsable des camps, à savoir les communistes ?». Lorsqu'ils sont le fait d'hommes qui vivent depuis des années en toute liberté et prodiguent, en France et ailleurs, leurs immondes vérités truquées, certains aveuglements idéologiques mériteraient, en guise d'expiation et de réparation du sang versé des Justes, non point le poteau d'exécution qu'un Brasillach

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n'eut point le déshonneur de fuir mais une mort lente, affreusement lente, sans cesse retardée par la main experte d'un maître-bourreau...

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Séjours à la campagne ou la manière noire de W. G. Sebald 2 novembre «J'ai toujours tenté dans mon propre travail de rendre hommage à ceux par qui je me sentais attiré, de mettre pour ainsi dire chapeau bas devant eux en leur empruntant une belle image ou quelque formule particulière, mais c'est une chose de faire un signe à un collègue qui s'en est allé, et c'en est une autre d'avoir le sentiment que l'on vous en a adressé un, depuis l'autre rive». W. G. Sebald, Séjours à la campagne. En règle générale, je ne lis que très rarement les textes de présentation ou bien encore les portraits que les éditeurs français, dans un souci bien moderne de transdisciplinarité disent-ils, jugent trop souvent utile de joindre à la traduction de tel ouvrage d'un auteur étranger. Ainsi, m'apprêtant à ne point lire, comme de coutume, le court texte que le peintre Jan Peter Tripp écrivit après la mort de son ami W. G. Sebald, je fus tout de même arrêté par une expression qui évoqua immédiatement mon propre travail de critique placé sous l'éclairage paradoxal de la contre-nuit. Je ne reviens pas sur la définition de cette technique de gravure mais je m'étonne en revanche de n'avoir pas songé à évoquer la manière noire (en français dans le texte) à propos du lent travail de résurrection opéré par la prose mélancolique de Sebald. Voici ce qu'écrit Tripp : «L'appropriation du monde et sa description par W. G. Sebald m'ont toujours semblé procéder d'une méthode analogue. Loin du mode expressif de la gravure sur bois, il installe de vastes panoramas d'une densité et d'une intrication presque incroyables» (190). Dans ce nouveau recueil de textes (consacrés au peintre Tripp, à Robert Walser, à Jean-Jacques Rousseau, à Gottfried Keller et à Johann Peter Hebel), remarquablement traduits, une fois de plus, par Patrick Charbonneau, m'a retenu, plus que la peinture intime (voire intimiste) de ces destinées crépusculaires d'écrivains, l'évocation, discrète mais pas moins réellement présente, d'un horizon chargé d'orages : «Et pourtant, des deux côtés de cette paix apparemment éternelle subsiste la peur d'une époque dont le cours se précipite et conduit au chaos. Lorsque Mörike commence à écrire, il a derrière lui les bouleversements du tournant du siècle, tandis qu'à l'horizon se dessinent déjà les horreurs de l'industrialisation, les turbulences nées de l'accumulation du capital et les manœuvres de centralisation entreprises par un nouveau pouvoir étatique aussi dur que la fonte» (77-80). W. G. Sebald n'est jamais plus efficace, le sentiment de terreur sourde que distille sa prose n'est jamais plus insidieux que lorsqu'il décrit, sans avoir l'air d'y toucher, les mutations irréversibles que la modernité a introduites dans une époque princière, charnelle, pleine, dont les ors fastueux, pourtant, se laissent imperceptiblement contaminer par une lumière torve, étrange, que l'on dirait maléfique. Dans les livres de Sebald le mélancolique (c'est son ami peintre qui le qualifie de la sorte...), l'aube des temps modernes se lève sans gloire, baignant dans une lumière livide, lourde de menaces inconnues comme, dans les paysages de campagne qu'Hercules Seghers nous donne à voir, la nuit s'exhale de la terre fatiguée, illuminée par un dernier rayon de lumière rasante. On ne sait si le soleil reviendra. On ne sait si le règne des ténèbres institue, par cette cérémonie funèbre, sa première nuit de pouvoir absolu, si le chasseur lance sur la proie ses hordes de loups noirs qui ne vont pas tarder à la déchiqueter. Dans les livres de Sebald, les ténèbres sont là, elles sont même toujours-déjà-là, on dirait exsudées de quelque puits creusé dans le sol obscurci, recouvert d'une végétation épaisse de lierres, de sorte que nul ne l'a vu, qu'aucun habitant de la triste contrée n'a même semblé se souvenir de sa présence en cet endroit. Sur le modeste bureau, l'écrivain évoqué, l'ombre invoquée par Sebald écrit ses dernières phrases, sans même que nous soyons assurés que le jour se lèvera de nouveau sur la table de travail, avant que la fin tragique, sordide ou honteuse de l'artiste ne soit elle-même rappelée par l'écriture acharnée de Sebald (aux «couleurs cassées, ajoute Tripp, comme sur les tableaux ardoise de Giacometti»), je veux dire témoignant d'un acharnement véritable quant à sa volonté de susciter le souvenir des morts, de rendre justice à celles et ceux qui ne sont plus, à présent, qu'un peu de poussière chassée par le vent et l'oublieuse mémoire des hommes. Rendre justice aux morts, apaiser les âmes dolentes, leur faire garder un silence qui ne soit pas bourdonnant de paroles mauvaises et hantant les vivants, c'est la tâche la plus humble mais aussi l'une des plus nobles de l'écriture.

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C'est aussi mais on l'aura compris, ce que j'ai tenté de faire dans ma Littérature à contre-nuit, par exemple dans le texte clôturant ce recueil, consacré à Ernest Hello dont plus personne ou presque, aujourd'hui, ne se souvient.

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