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EHESS Passeportisation, statistique des migrations et contrôle de l'identité sociale Author(s): Nathalie Moine Source: Cahiers du Monde russe, Vol. 38, No. 4, Statistique démographique et sociale (Russie- URSS): Politiques, administrateurs et société (Oct. - Dec., 1997), pp. 587-599 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20171063 . Accessed: 12/06/2014 22:06 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers du Monde russe. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.203 on Thu, 12 Jun 2014 22:06:40 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Statistique démographique et sociale (Russie-URSS): Politiques, administrateurs et société || Passeportisation, statistique des migrations et contrôle de l'identité sociale

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Passeportisation, statistique des migrations et contrôle de l'identité socialeAuthor(s): Nathalie MoineSource: Cahiers du Monde russe, Vol. 38, No. 4, Statistique démographique et sociale (Russie-URSS): Politiques, administrateurs et société (Oct. - Dec., 1997), pp. 587-599Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/20171063 .

Accessed: 12/06/2014 22:06

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NATHALIE MOINE

PASSEPORTISATION, STATISTIQUE DES MIGRATIONS ET CONTR?LE DE L'IDENTIT? SOCIALE

On relie g?n?ralement l'introduction d'un passeport interne en URSS en

d?cembre 1932 ? l'important mouvement de population engendr? par le premier plan quinquennal, principalement mouvement des campagnes, confront?es aux violences de la collectivisation et de la famine, vers les villes, relativement mieux ravitaill?es et fortement demandeuses de main-d' uvre.

L'?tablissement de ce lien revient ? donner au passeport une fonction avant tout de r?gulation et d'enregistrement des flux migratoires internes ? l'URSS. Or, on sait bien que la croissance de la population urbaine s'est poursuivie tout au long des ann?es 1930, bien que de fa?on plus ralentie, et qu'elle a connu une nouvelle vigueur au sortir de la guerre, ? nouveau dans un contexte de famine et de d?sordre des cam

pagnes. En d'autres termes, le passeport interne n'a, semble-t-il, jamais r?ussi ?

emp?cher de fa?on significative l'exode rural1.

Cependant, au lieu d'y voir une faillite du syst?me de passeportisation, ne faut il pas plut?t comprendre l'adoption du passeport interne dans une autre perspective, qui n'a que des liens indirects avec la r?gulation des migrations internes? L'instau ration d'un passeport interne ne rend-elle pas compte en fait de la volont? de rendre

plus efficace le contr?le de l'identit? sociale des individus ? Mesure avant tout poli ci?re donc, dans une logique de fichage de la population qui n'a pas forc?ment de

rapport avec celle de son recensement, de comptage, encore moins de r?gulation des flux.

On examinera ici successivement la fa?on dont est pens?e et mise en uvre l'id?e d'une migration planifi?e des populations rurales, comment l'appareil statis

tique rend compte de la mesure des mouvements migratoires, comment enfin la

logique qui pr?side ? l'introduction du passeport interne et s'approfondit au cours des ann?es 1930 rel?gue au second plan la pr?occupation de planification et de

comptage des mouvements de population.

1. Migration et planification

Le contr?le des flux de population est tr?s vite devenu une pr?occupation du

pouvoir. Ce dernier observe dans les campagnes de certaines r?gions de la Russie

d'Europe des poches de surpopulation qu'il veut utiliser pour procurer une main

Cahiers du Monde russe, 38 (4), octobre-d?cembre 1997, pp. 587-600.

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d' uvre indispensable aux usines, aux nouveaux chantiers, mais aussi ? l'agriculture des r?gions difficiles de la Sib?rie, de l'Extr?me-Orient, du Kazakhstan, etc. Dans le cadre d'une ?conomie planifi?e, le pouvoir se donne pour t?che de canaliser tout ou

partie des migrations vers des objectifs planifi?s. ? partir des ann?es 1930, cette t?che se r?v?le colossale, cons?quence des fortes perturbations dans les campagnes li?es ? la collectivisation, qui se traduisent par un mouvement de reflux hors des villes suivi d'un gigantesque exode rural. Dans le m?me temps, la course ? l'indus

trialisation, la d?concentration g?ographique des p?les choisis de d?veloppement et les d?vastations de la collectivisation confrontent le pouvoir au manque aigu de

main-d' uvre dans certaines branches et certaines r?gions. D?s 1925, un d?cret gouvernemental d?cide l'organisation d'une migration orga

nis?e dans les r?gions de la Volga, de la Sib?rie, de l'Extr?me-Orient, des r?publiques de Bouriatie-Mongolie et de Iakoutie. Un Comit? des migrations est cr?? aupr?s du Comit? central ex?cutif d'URSS.

Au cours de l'ann?e 1930, alors que se d?veloppe l'id?e d'une extension de la pla nification ?conomique et que l'industrie et la construction, en pleine explosion, se retrouvent ? court de main-d' uvre, la volont? du pouvoir de recourir enti?rement ? une embauche organis?e de la main-d' uvre se fait de plus en plus explicite. En d?cembre 1930, un d?cret gouvernemental pr?conise l'embauche de la main-d' uvre

uniquement par les organes du commissariat au Travail. D?s novembre 1930, les bourses du travail sont remplac?es par des d?partements des cadres, sur r?solution du commissariat au Travail et lors de la conf?rence pan-union des agences du travail du

m?me mois, I.A. Kraval', alors vice-commissaire au Travail2, se f?licite de cette ?vo lution vers une disparition compl?te de la notion de ? march? du travail ? qui n'a pas lieu d'?tre dans un ? ?tat prol?tarien ?3.

La mise en application de cette politique est ? la fois tumultueuse et inefficace. On conna?t les conflits au cours du premier plan quinquennal autour de cette question du recrutement de la main-d' uvre : est-ce la t?che exclusive du commissariat au Tra

vail ou des entreprises elles-m?mes? Quelle souplesse donner ? l'arriv?e spontan?e des travailleurs aux portes des usines ? Le conflit le plus aigu ?tant peut-?tre celui qui oppose les directeurs de kolkhozes aux repr?sentants de cette politique de recrutement d'une nouvelle main-d' uvre industrielle puisqu'elle revient ? les priver des ?l?ments les plus dynamiques de la population rurale. Pour finir, la tentative de s'appuyer exclusivement sur un organisme unique et centralis?, responsable de l'administration et de la planification de la main-d' uvre, est progressivement abandonn?e4.

Pour certains objectifs, cependant, une instance centrale subsiste. En ao?t 1933, le Comit? des migrations est plac? sous l'autorit? du Sovnarkom. Il s'occupe ? la fois de la migration planifi?e vers les r?gions ? aux vastes espaces cultivables ? et de l'installation des ? pionniers ? dans leurs nouvelles exploitations agricoles. C'est lui

qui d?termine les zones de d?part et qui s?lectionne les candidats au d?part. Il pos s?de pour cela un r?seau de comit?s locaux. Ainsi en 1935,3 000 foyers kolkhoziens volontaires sont partis coloniser des zones agricoles de Sib?rie orientale; 1000 foyers provenaient de la R?publique tatare, 1000 autres du kraj de Gorkij (Niznij-Novgorod), 1000 enfin de Voblast* de Voronez. Les agents recruteurs doi

vent s'efforcer d'attirer comme colons des activistes du kolkhoze, membres du parti ou du komsomol, avec quelque qualification. Les rapports du Comit? font ? nouveau

?tat de la mauvaise volont? de la direction des kolkhozes ? laisser partir leurs meilleurs ?l?ments. Toujours en 1935, le Comit? d?place 1000 familles de soldats

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PASSEPORTISATTON, STATISTIQUE ET CONTR?LE 589

d?mobilis?s et les installe dans le kraj d'Extr?me-Orient : il s'agit ? la fois de d?mo

bilis?s c?libataires, de d?mobilis?s dont on fait venir la famille d'Ukraine, des oblasti

de Voronez, Kursk, du kraj de Gorkij, des familles de parents de d?mobilis?s, et enfin

de soldats de l'Arm?e rouge qui se sont mari?s dans le kraj d'Extr?me-Orient5. Le Comit? est ?galement charg? d'observer les d?placements de population

effectu?s sur ordres sp?ciaux du gouvernement par des commissariats comme le

NKVD, les commissariats aux Transports, aux Sovkhozes ou ? l'Agriculture. La ges tion des d?placements ? involontaires ? en revanche n'est pas de son ressort. Pour

tant, en 1933, le Comit? passe sous l'autorit? du NKVD, jusqu'en 1939. D faut noter de plus que d'autres structures pouvaient organiser la migration et

l'installation de colons agricoles, comme le Secteur des ressources fonci?res et des

migrations aupr?s du commissariat ? l'Agriculture, qui mena en particulier la cr?a

tion d'une colonie juive en Extr?me-Orient.

Enfin, on a laiss? ici de c?t? les d?placements forc?s de population, li?s en parti culier ? la d?koulakisation puis aux d?portations de populations non russes, bien que ces mesures soient loin d'?tre ?trang?res ? l'obsession de la recherche d'une alloca

tion ? rationalis?e ? de la main-d' uvre.

Cependant, les migrations de population ne sont pas toujours d?finitives et le

pouvoir lui-m?me, bien que privil?giant la formation d'une main-d' uvre indus trielle permanente, joue ?galement sur un volant de main-d' uvre saisonni?re, sans

compter les d?parts saisonniers ? spontan?s ? de paysans. Uothodnik, migrant sai

sonnier, figure fondamentale ? la fois de l'industrialisation et de la modernisation des

campagnes ? l'?poque pr?-r?volutionnaire, se rencontre donc encore fr?quemment durant les ann?es 1930, malgr? une l?gislation restrictive : au d?but des ann?es 1930,

l'obligation d'obtenir avant son d?part l'autorisation de la direction du kolkhoze ainsi qu'un passeport renoue avec la tradition d'un ?tat s'alliant aux autorit?s de la communaut? rurale pour contr?ler l'exode de ses membres vers le travail urbain6.

Cependant, pas plus qu'? l'?poque tsariste, elle ne repr?sente un v?ritable frein aux

d?parts temporaires ou d?finitifs. Le nombre d'othodniki est-il vraiment moins

important ? la fin des ann?es 1930 qu'? la veille de la r?volution ? Il semble bien sur tout que la pratique de Y othodni?estvo se soit largement maintenue, malgr? les contraintes impos?es par les autorit?s centrales et l'hostilit? de la direction des kol khozes. L'introduction d'un nombre minimal de trudodni (journ?es de travail) en

mai 1939, le d?cret de la m?me ann?e contre la vente ou la location ill?gale de lopins de terre par les kolkhoziens indiquent clairement qu'? la fin de la d?cennie le d?tour nement des biens et des ? privil?ges ? du kolkhoze par une large frange de paysans absents de leur exploitation, pour une plus ou moins longue p?riode et en dehors de toute planification, reste un ph?nom?ne massif7.

Ainsi, le discours th?orique sur la n?cessit? de planifier les migrations, con?ues

uniquement en termes d'allocation de main-d' uvre dans des r?gions et des branches d?ficitaires, coexiste avec une application pour le moins tr?s partielle de cette th?orie : en r?alit?, l'allocation planifi?e de main-d' uvre est effective (sinon efficace) uniquement l? o?, de fait, la situation g?ographique, les conditions de tra vail et de vie sont ? ce point d?plorables qu'un march? du travail n'aurait aucune chance de fournir la main-d' uvre n?cessaire. La r?gulation des flux impliquait de

prendre des mesures c rcitives face ? l'h?morragie des campagnes et le passeport est pr?sent? officiellement comme un outil adopt? pour optimiser la distribution et la

migration de la population, et pour permettre une meilleure allocation des ressources

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en main-d' uvre8. Cependant, la priorit? ? l'industrialisation et aux secteurs d'acti vit? urbains, affirm?e par le r?gime, fonctionnait comme une invitation tacite ? gros sir les rangs d'une nouvelle population urbaine, m?me au prix d'une violation des

r?gles du d?part. C'est ce ph?nom?ne, au c ur des contradictions du r?gime, que

l'appareil statistique avait pour charge de mesurer.

2. Compter la population

L'introduction du syst?me de passeportisation et d'enregistrement (propiska) d'une partie de la population de l'URSS, essentiellement la population urbaine9, devait permettre un bien meilleur d?compte de la population dans les p?riodes inter censitaires. En effet, deux op?rations relient le travail de la milice ? celui des organes

statistiques : dans un lieu passeportis?, chaque nouvel arrivant devait se faire enre

gistrer aupr?s de la milice et recevoir la propiska. ? cette occasion, une fiche d'arri

v?e, contenant les m?mes renseignements que le passeport, ?tait alors envoy?e au

bureau d'adresse tenu par la milice. Le talon d?tachable de cette fiche ?tait destin? au travail des organes locaux de la statistique nationale. De m?me, quittant un lieu

passeportis?, un individu devait enregistrer ce d?part (yypiska) : une feuille de d?part ?tait alors mise ? la place de la feuille d'arriv?e dans la cartoth?que du bureau d'adresse avant d'?tre d?truite au bout de deux ans, tandis que le talon de cette nou

velle feuille ?tait ? son tour envoy? aux organes statistiques. Ce principe de comptage courant du mouvement m?canique de la population se

trouva, dans les faits, appliqu? avec un certain manque de z?le. Un premier probl?me ?tait li? ? l'absence de propiska d'une partie de la population urbaine, bien que ce f?t totale

ment ill?gal, ainsi qu'? l'omission, bien plus courante, de la vypiska. Un autre type de pro bl?me ?tait li? au personnel ? la fois des bureaux d'adresse et des organes de statistique :

manque de formation, n?gligence dans l'envoi des talons, puis de leur d?compte. Ces insuffisances sont soulign?es dans une circulaire du NKVD de sep

tembre 1935 qui demande qu'? la fin de l'?change des passeports issus en 1933 pour une dur?e de trois ans, il soit imm?diatement proc?d? ? un renouvellement de toutes les cartoth?ques des bureaux d'adresse, en exigeant des g?rances d'immeubles de

remplir ? nouveau pour tous les habitants des fiches d'arriv?e destin?es ? remplacer les anciennes10. En avril 1936, une nouvelle circulaire confirme qu'un nombre impor tant de citoyens vivant sans propiska ou partis sans vypiska est d?couvert chaque

mois. On y d?plore le remplissage incomplet des fiches d'arriv?e, le mauvais travail de la milice, des g?rances d'immeubles, des concierges, etc., pourtant l?galement responsables du travail d'enregistrement des adresses. En cas de d?couverte d'infrac

tion, les amendes inflig?es ?taient trop peu cons?quentes pour ?tre vraiment dissua sives. La direction de la milice demandait donc que soient ? nouveau v?rifi?s les

registres d'immeuble11. ? l'?t? 1938, ? l'occasion d'une inspection de la CUNHU

(Central'noe upravlenie narodnohozjajstvennogo uceta ? Direction centrale de la

comptabilit? de l'?conomie nationale) charg?e de mener le travail pr?paratoire au recensement de 1939, la mauvaise tenue des registres d'immeubles est une nouvelle fois not?e12. En juillet 193613, un changement de formulaire pour les fiches d'adresse ?tait annonc? ? afin d'obtenir des statistiques plus exactes ?. Une m?me injonction est faite en septembre 1938. Dans cette derni?re circulaire, il ?tait pr?vu de plus de mettre fin ? l'envoi aux services statistiques des talons des fiches d'arriv?es des personnes se

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PASSEPORTISATION, STATISTIQUE ET CONTR?LE 591

d?pla?ant pour une tr?s courte p?riode (s?jour ? la datcha, en maison de repos, etc.) afin de rendre plus efficace le travail statistique14. En novembre 1939, la direction de

la milice se faisait l'?cho de l'insatisfaction de la CUNHU quant ? la mani?re dont

?tait appliqu?e la circulaire de septembre 1938 et proposait que la formation des per sonnes responsables de la propiska et de son contr?le soit men?e conjointement avec

des repr?sentants des organes statistiques. D'autre part, les bureaux des passeports devaient d?sormais remplir quotidiennement une fiche de d?compte du mouvement

de la population et en informer mensuellement les organes statistiques15. ? la fin de la d?cennie, la direction statistique avoue au pouvoir politique la tr?s

mauvaise qualit? de son information sur ce sujet des mouvements de population : en mars 1937, Kraval'16 transmet ? Stalin et Molotov un rapport dans lequel il expose

les donn?es pr?liminaires du recensement qui vient d'?tre effectu?. Une de ses

conclusions est que les chiffres du recensement ne correspondent pas aux donn?es du

d?compte courant de la population. Il incrimine ? la fois le mauvais travail d'enre

gistrement du ZAGS (Bjuro zapiski aktov grazdanskogo sostojanija ? Bureau d'?tat

civil) et l'organisation, indigente, selon lui, du syst?me d'enregistrement des arriv?es et des d?parts accompli par la milice dans les villes. En ce qui concerne la popula tion rurale, il parle d'une totale absence de d?compte du mouvement m?canique de la population. La situation est insatisfaisante, m?me dans les grandes villes o? le contr?le est pourtant plus efficace. Il ?value ainsi ? au moins 300 000 le nombre de

personnes vivant sans propiska ? Moscou. Il pr?conise donc de durcir le r?gime de

passeport l? o? il existe d?j? (soit pour 40 % de la population sovi?tique) et de

passeportiser la population rurale17. Du point de vue du statisticien, le syst?me du

passeport interne n'est donc efficace que s'il est universel. En d?pit de ce rapport, la correspondance entre services de la statistique d?mo

graphique et pouvoir politique ne concerne qu'exceptionnellement le mouvement

m?canique de la population. Trait?es uniquement comme un probl?me d'allocation de main-d' uvre, les migrations rel?vent donc de la statistique du travail.

Si l'on s'en remet aux services en charge de la statistique du travail, on constate la m?me impression de confusion. Ainsi, dans une note dat?e du 19 mai 1939 adres s?e au conseil ?conomique aupr?s du Sovnarkom, le vice-pr?sident du Gosplan, I. Sautin, explique que le recrutement de main-d' uvre dans les kolkhozes ? est rendu extr?mement difficile aujourd'hui ? en raison de l'absence de toute informa tion par rajon (district) sur le nombre d'othodniki et sur leur destination. Il propose que la CUNHU fasse une enqu?te sur ce sujet pour le 15 juin 1939, en demandant ?

chaque kolkhoze et chaque selsovet de produire une liste nominative de ses othod

niki, en indiquant leur sp?cialit?, leur destination, la dur?e de leur s?jour18. Deux notes du secteur du travail du Gosplan de 1939 sur la situation du recrutement de main-d' uvre expriment, quant ? elles, une certaine inqui?tude face au d?ficit de main-d' uvre dans des secteurs difficiles et montrent la volont? de traquer les

d?parts clandestins des kolkhozes : ? travers les enqu?tes sur les budgets kolkho

ziens, les administrateurs du Gosplan veulent comptabiliser le nombre de personnes dans chaque foyer kolkhozien travaillant effectivement sur les terres du kolkhoze, et combien de jours par an. D s'agit ? la fois de d?celer des ? gisements inexploit?s ?

de main-d' uvre, en particulier les femmes, mais aussi les hommes absents, partis travailler en dehors du syst?me d'embauch? organis?. Cette volont? inlassable de

planifier le ? r??quilibrage ? en main-d' uvre en faveur des zones d?ficitaires est d'autant plus m?ritoire que les m?mes notes, faisant le bilan de cette politique pour

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592 NATHALIE MOINE

les deux derniers plans quinquennaux, insistent sur ses ? insuffisances ?, le nombre d'embauch?s ?tant toujours bien inf?rieur aux pr?visions du plan. Quant au nombre d'embauch?s effectivement transport?s sur leur nouveau site de travail, il serait encore bien plus faible, sans compter le fort turn-over une fois sur place, etc.19.

On peut pour le moins en conclure que la capacit? ? mesurer et ? planifier les mouvements permanents ou saisonniers de main-d' uvre ne s'est gu?re am?lior?e en une d?cennie.

3. Passeportiser : avant tout une m?thode de contr?le de Videntit? sociale

Fallait-il vraiment compter sur la passeportisation pour esp?rer am?liorer le tra vail statistique et le contr?le des flux migratoires ? C'est bien un des deux objectifs proclam?s en pr?ambule au d?cret de d?cembre 1932 instituant la possession obli

gatoire d'un passeport interne pour la population urbaine20. Cependant, le deuxi?me

objectif, purger les villes de leurs ?l?ments nuisibles et parasites, et par l? m?me contr?ler l'identit? de tous les habitants des villes et de tout nouvel arrivant, para?t ?tre bien plus fondamental pour ceux qui sont en charge de son application.

La question du contr?le de l'identit? sociale n'est pas nouvelle pour le pouvoir sovi?tique. Cette identit? est d?finie de fa?on multi-dimensionnelle par le nouveau

r?gime : l'activit? du moment, ou l'activit? de la personne dont l'individu est ? charge ne sont pas seules en cause. Comptent ?galement ses activit?s dans le pass? et, ?ven

tuellement, celles de ses parents, y compris pour une personne adulte. Cette s?rie de

crit?res, d'ailleurs plus ou moins fluctuants, cr?e des cat?gories de population dis tinctes dans leurs droits, voire dans leurs chances de survie. L'assignation ? telle ou

telle cat?gorie peut en effet avoir des cons?quences terribles, depuis la discrimination institutionnalis?e en mati?re de droits ?lectoraux mais aussi d'acc?s ? un logement, ?

un travail, au rationnement, comme c'est le cas pour les USency11, au sort plus terrible

encore de la d?portation dans les contr?es les plus inhospitali?res du pays, r?serv? aux familles des koulaks de la premi?re cat?gorie et aux koulaks de la deuxi?me cat?gorie.

Encore faut-il que le r?gime puisse ne pas perdre la trace de ses victimes, une fois celles-ci d?sign?es. Le passeport appara?t alors comme une solution r?pondant ? la n?cessit? de fixer cette identit?, afin que le stigmate social ait un support facilement

rep?rable22. En effet, dans les ann?es 1920, alors que la pr?sence de groupes stigmatis?s par le

pouvoir caract?rise la soci?t? sovi?tique d?s les lendemains de la r?volution, une cer

taine confusion r?gne quant ? la question des papiers d'identit?. ? la fin du commu

nisme de guerre, les mesures d'enregistrement que n?cessitait une politique de planifi cation stricte de la main-d' uvre et du rationnement sont en effet abolies. Cependant, le r?gime tente rapidement de r?introduire un syst?me d'enregistrement de la popula tion urbaine, reposant ainsi le probl?me des papiers d'identit?. Une s?rie de documents sont alors d?sign?s comme pouvant servir ? cet usage : certificat de naissance, carnet de paye, carte syndicale, etc., puis un d?cret de 1927 tente de cr?er une carte d'identit?

uniforme, mais sa possession n'est pas obligatoire. Ainsi, au tournant des ann?es 1930,

plusieurs types de documents peuvent encore servir ? identifier un individu23. La question d'?tablir un document unique et obligatoire se pose alors avec

d'autant plus d'acuit? que le nombre d'individus vis?s par la politique discrimina toire du pouvoir s'est consid?rablement accru, dans un contexte de p?nurie du ravi

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PASSEPORTISATION, STATISTIQUE ET CONTR?LE 593

taillement, de logement, etc., ? un moment surtout de forte mobilit? g?ographique et

professionnelle de la population. Or, les t?tonnements observ?s durant les arm?es 1920 r?v?lent trois types de

probl?mes : quelle doit ?tre la nature de ce document (livret de travail, carte d'iden

tit?) ? quelle est l'institution responsable de son ?tablissement (lieu de travail, milice, etc.) ? troisi?me point crucial : quelles sont les informations qui doivent appara?tre dans ce document d'identification ? Le second point implique la capacit? de mettre en

place, dans les faits et sur l'ensemble du territoire, une op?ration de cette envergure. On peut donc interpr?ter le projet de livret de travail ouvrier, ?voqu? ? partir de

l'automne 1930 par les autorit?s du commissariat au Travail, comme une tentative d'introduire un document de ce type24. L'exp?rience est m?me men?e grandeur nature ? Stalingrad durant l'?t? 1931, dans une des villes les plus soumises aux bou leversements du premier plan quinquennal. Pourtant, l'initiative fait long feu, le commissariat au Travail sommant en d?cembre 1931 le soviet de la ville d'abroger le d?cret par lequel ce dernier avait institu? un nouveau livret et de revenir aux

anciens documents de travail pr?vus par la loi25. Ce qui n'emp?che pas les fonction naires du commissariat au Travail, sous la houlette du vice-commissaire, I.A. Kra

val', de se r?unir ? plusieurs reprises, ? partir semble-t-il du printemps 1931 et durant une partie de 1932, pour discuter de diff?rents projets de d?crets instaurant un livret de travail. Les discussions impliquent ?galement la direction des syndicats et le parti. Les points de dissension portent sur la liste des informations que doit contenir le livret : celui-ci va en effet bien plus loin qu'une simple identification par le nom, le lieu et la date de naissance, la qualification professionnelle, le salaire, etc., propre ? un document de travail. Les projets les plus inquisiteurs y ajoutent ?galement des

rubriques sur le comportement du travailleur, signalant ? la fois les r?compenses obtenues, la participation ? la comp?tition socialiste, mais aussi les bl?mes et leurs causes (ivresse, absent?isme, etc.) ainsi qu'une description compl?te du profil social du travailleur selon les crit?res du pouvoir : rubriques sur le pass? du travailleur indi

quant son origine sociale, sa participation ? l'Arm?e blanche, rubrique sur une ?ven tuelle privation de ses droits civiques, ou encore sur le maintien de liens avec le

village, ou la liste des membres de sa famille et des personnes ? sa charge26. La possession d'un tel livret aurait ?videmment rendu inutile celle de tout autre

document de travail ou papier d'identit?. Que le projet n'ait pas abouti au d?but des ann?es 1930 s'explique sans doute par le fait que le commissariat au Travail, ? la veille de sa liquidation, n'a pas les reins assez solides pour effectuer cette gigan tesque t?che et se heurte ? des incoh?rences l?gales, reflets des vestiges d'une cer taine culture l?galiste qui a encore ? c ur de prot?ger le travailleur et non de le sus

pecter syst?matiquement d'?tre un ennemi du r?gime. Ainsi, lors des purges d'entreprises lanc?es au d?but de 1933, le commissariat au Travail re?oit-il des cour riers de dirigeants syndicaux perplexes : d'un c?t?, on exige de l'administration de

l'entreprise d'indiquer clairement la cause du licenciement, de l'autre une circulaire du commissariat ? la Justice de 1932 rappelle qu'il est interdit de porter dans les documents de travail des indications d'ordre politique ou id?ologique sur leur pos sesseur et d'inscrire d'autres causes de licenciement que celles pr?vues par le code du travail de 1922. Le commissariat au Travail envoie alors ? tous les organes en

charge de mener les purges une note explicative stipulant qu'il est imp?ratif, pour l'efficacit? de la mesure, d'indiquer tr?s clairement que la personne licenci?e fait

partie des ? ?l?ments ?trangers ? (cuzoj element) et de pr?ciser en quoi exactement27.

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594 NATHALIE MOINE

Le livret de travail n'est finalement introduit qu'en d?cembre 193828 mais en r?a

lit?, en ?tablissant le passeport interne, le pouvoir se dote d'un outil autrement plus puissant : il va servir d'instrument de fichage et de surveillance de l'ensemble de la

population urbaine29, de plus il est plac? entre les mains non plus des administrations des entreprises mais des organes de police.

La mise en place de la passeportisation, dont est charg?e la milice en

d?cembre 1932, permet donc dans un premier temps de ? purger ? les villes de leurs ?l?ments ? ind?sirables ?30. Op?ration de grande envergure, la distribution de passe ports ? la population concern?e n?cessite la mobilisation des efforts non seulement de la milice, mais aussi des lieux de travail. On commence par passer au crible les travailleurs des plus grandes entreprises, pour finir par les cat?gories de population non encadr?es dans un lieu de travail. Un rapport souligne alors que le taux de refus de d?livrer un passeport augmente lorsque la passeportisation se fait parmi ces der

ni?res, selon le lieu de r?sidence : la concentration d'? ?l?ments d?class?s, commer

?ants, lisency (individus priv?s de droits civiques), etc. ? y est forc?ment plus ?lev?e31. H est cependant difficile, du moins d'apr?s les archives disponibles, de

quantifier l'ensemble de la population qui s'est vu refuser un visa lors de cette pre mi?re phase d'instauration du passeport. Dat? d'ao?t 1934, un rapport du chef du

d?partement des passeports du NKVD dresse le bilan de la passeportisation et

indique que 3,3 % de la population des lieux soumis ? un ? r?gime sp?cial ?32 se sont vu refuser un passeport33. Quant aux rapports (svodk?) consult?s dans les archives, ils donnent des chiffres qui restent incomplets puisqu'ils ne concernent qu'une

p?riode restreinte, g?n?ralement entre le d?but de l'op?ration et la date de r?daction de la note. Ils montrent des variations importantes selon les lieux : si le taux de refus

pour la ville de Moscou tourne toujours autour de 3 %, d'autres villes sont encore

plus s?rieusement touch?es ; ainsi une note du 20 avril 1933 indique un taux de 3,5 %

pour Moscou, mais de 10,9 pour Bakou, 10,2 pour Kiev, 8,3 ? Stalingrad. Uoblast' de Moscou, avec un taux de 4,1 %, conna?t donc un nombre de refus plus important que la capitale. Cependant, les ? ?l?ments socialement ?trangers ? n'attendent pas tous de se voir d?couverts. ? l'annonce de la passeportisation, beaucoup ont fui. L?

encore, impossible d'avancer un chiffre d?finitif : un rapport de la fin mars 1933 estime ? tr?s exactement 76 638 (!) personnes la baisse de population dans la capitale depuis le d?but de la passeportisation, 97 861 un mois plus tard, sur une population initiale de plus de 3,6 millions ? la fin de l'ann?e 1932. La d?crue est bien plus impressionnante dans les villes-chantiers et les nouveaux centres industriels. ?

Magnitogorsk, autour de l'usine automobile de Gor'kij, ? Stalinsk, on ? liquide ? des centaines de huttes qui avaient servi d'abri ? des ? mastroquets, USency, petits voleurs et koulaks en fuite ?34. De fait, le pouvoir a donn? une grande publicit? ? la campagne de passeportisation : meetings dans les entreprises, explications dans la presse, r?unions dans les immeubles, etc., ont pr?par? les esprits. Des brigades de tra vailleurs assistent la milice dans les grandes entreprises lors de la remise des passe ports. Certaines auraient pouss? le z?le jusqu'? partir en exp?dition dans les villages pour v?rifier l'identit? des ouvriers embauch?s, permettant par exemple de d?mas

quer 800 ? ?l?ments ?trangers ? (anciens koulaks, USency, ...) dans une usine de Har'kov35. De m?me, les d?nonciations afflueraient, constituant un mat?riau que le chef du point de passeportisation doit examiner et v?rifier, au m?me titre que les listes de USency et autres documents compromettants transmis par les organes offi ciels (soviet du quartier, etc.).

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PASSEPORTISATION, STATISTIQUE ET CONTR?LE 595

Apr?s cette premi?re ?tape de remise des passeports qui s'?tale sur plusieurs mois, le passeport reste un instrument de contr?le. En particulier, la milice peut reti rer un passeport lorsqu'elle consid?re que celui-ci a ?t? d?livr? ? tort. Les ?changes de passeport apr?s l'?coulement du d?lai de trois ans (fin 1935-1936) sont une nou

velle occasion de v?rification. Cependant, les instructions du NKVD enjoignent fer mement aux responsables de l'op?ration de travailler dans la plus grande discr?tion,

pour ?viter les ? erreurs ? de 1933, notamment les d?livrances abusives de passeport, ou au contraire les refus injustifi?s, le vol de passeports, le gaspillage d'argent. Cer tains rapports de 1933 avaient ?galement signal? des cas de passage ? tabac de mili ciens ayant refus? de d?livrer un passeport, mais aussi d'activistes et de responsables des comit?s de gestion d'immeubles qui avaient transmis ? la milice du mat?riel

compromettant concernant certaines personnes. De fait, les auteurs d'un rapport sou

lignaient l'ambiance d?l?t?re r?gnant dans certains immeubles, o?, ? dans le but d'obtenir une pi?ce suppl?mentaire, on s'accusait l'un l'autre d'?tre 'un sp?culateur, un ?l?ment ?tranger, etc.', sans preuves ?36.

Quelles sont les informations contenues dans ce document dont l'introduction n?cessita tant d'effort du pouvoir et suscita tant de remous dans la population ?

Une instruction de mai 1933 portant sur la fa?on de remplir les diff?rentes

rubriques du passeport souligne bien que ? la t?che essentielle au moment de la d?li vrance du passeport aux citoyens est de d?finir avec soin leur position sociale

(social 'noe polozenie) ?. Elle demande ? cet effet de respecter la d?finition de l'iden tit? sociale ? plusieurs ? niveaux ? ?voqu?e plus haut : le chef du bureau de passe

portisation devait, le cas ?ch?ant, ne pas se contenter des principales cat?gories mises ? sa disposition : ? ouvrier ?, ? paysan ?, ? employ? ?, mais pr?ciser s'il s'agissait d'un artisan (kustar *), de personnel de maison, d'un artiste, etc. Surtout, il fallait

adjoindre une remarque sur le pass? de l'individu s'il y avait lieu, du type ? ouvrier, ancien koulak ?, ? employ?, ancien serviteur du culte ?, etc. Il ?tait ?galement pr?vu de noter si l'individu faisait partie des personnes priv?es de droits civiques (USency), cat?gorie elle-m?me en grande partie d?finie en se fondant sur des crit?res sociaux, ? cot? des USency pour condamnations p?nales. En revanche, les passeports des enfants de ces individus ?g?s de plus de 16 ans, s'ils avaient rompu tout lien avec leurs parents et vivaient de fa?on ind?pendante d'un travail ? socialement utile ?, ne devaient porter aucune mention de la position sociale pass?e et pr?sente des parents

mais uniquement celle des enfants, au moment de la remise du passeport. En ce qui concernait les passeports des membres du parti et du komsomol, ils ne devaient rien contenir sur la position sociale pass?e de leur d?tenteur, mais en cas de soup?on, l'information devait ?tre transmise ? la commission de contr?le correspondante37.

Cependant, les autorit?s se rendent bien compte qu'elles n'ont pas de moyens suffisamment efficaces pour mener ? bien une identification aussi pouss?e38. Le

r?glement sur les passeports de janvier 1935 pr?voit une cat?gorie unique, ? sans

occupation d?termin?e ? regroupant ? l'?l?ment d?class? [...], les individus sociale ment ?trangers ne travaillant pas et ne se trouvant pas ? charge de travailleurs, ainsi

que les personnes vivant de revenus ne provenant pas d'un travail ?. Le pass? en tant

que tel de l'individu n'est donc plus indiqu?39. Le r?glement de 1940 reprend les m?mes cat?gories que celui de 1935.

Cependant, les pages du passeport vont progressivement accumuler des indica tions annexes, en r?alit? de la plus grande importance pour parfaire l'identification de l'individu, aussi bien ? son entr?e en ville que sur un nouveau lieu de travail40.

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596 NATHALIE MOINE

Ainsi, il doit y avoir en principe un tampon de l'entreprise dans lequel il est embau

ch?, puis un tampon ? son d?part. En 1938, une circulaire ordonne d'inscrire la lettre A pour toute personne condamn?e par le tribunal ? payer une pension alimentaire et

la nouvelle disposition sur les passeports de 1940 pr?voit en outre un tampon du ZAGS en cas de mariage ou de divorce.

Surtout, de nouvelles indications vont tenter d'emp?cher que la d?livrance du

passeport n'aille de pair avec une totale libert? de mouvement. Ainsi en est-il de la circulaire de f?vrier 1935 portant sur la d?livrance d'un passeport aux koulaks d?por t?s, r?tablis dans leurs droits civiques : d'une part ce passeport ne leur donne pas pour autant le droit de quitter leur lieu de r?sidence, d'autre part il doit comporter une indi cation du fait qu'il a ?t? d?livr? sur liste de la komendatura du lieu de d?placement.

De la m?me fa?on, un d?cret du Conseil des commissaires du peuple d'octobre 1938 donne le droit aux enfants de specpereselency (d?plac?s sp?ciaux), ? partir de 16 ans, de recevoir un passeport, selon les conditions g?n?rales, afin qu'ils puissent

quitter le lieu de d?portation et partir sans obstacle travailler ou ?tudier; mais sur

ordre du NKVD, leur passeport doit comporter l'indication que le d?tenteur appar tient ? la cat?gorie des personnes interdites de s?jour dans les lieux ? r?gime sp? cial41. ? partir de 1936, un autre tampon signale les personnes ayant purg? un certain nombre de peines. Apr?s l'?t? 1936, tout passeport d?livr? ? une personne interdite de s?jour dans un lieu passeportis? de r?gime sp?cial doit en porter mention42.

Jusqu'alors, le passeport devait rester vierge de toute indication de ce type : en cas de refus de d?livrer un passeport dans un lieu ? r?gime sp?cial, une fiche sur l'indi vidu ?tait conserv?e dans une cartoth?que sp?ciale ainsi qu'au bureau d'adresses de la ville mais on lui rendait intacts les documents qu'il avait fournis. De la m?me

fa?on, si un individu se voyait refuser l? propiska, il ?tait fich? mais son passeport ne

devait pas en principe garder la trace de ce refus. Lorsqu'une personne recevait son

passeport dans un lieu non soumis au r?gime sp?cial mais qu'elle tombait sous le

coup d'une interdiction de s?jour dans un lieu ? r?gime sp?cial, l? encore le passe port ne devait pas en faire mention, mais une fiche ?tait issue. Conserv?e dans une

cartoth?que sp?ciale, elle comportait l'ensemble des renseignements compromet tants, ainsi que l'adresse personnelle de cette personne et son lieu de travail, que la

milice se donnait le droit d'informer, si elle jugeait le poste occup? par la personne incompatible avec son pass?43. Cependant, au cours de la d?cennie, le NKVD fit sys t?matiquement valoir que ces cartoth?ques ne constituaient pas un instrument suffi sant pour que la milice puisse ex?cuter correctement son travail : la lecture du

passeport devait imm?diatement indiquer ? qui on avait affaire. On le voit, les ? am?liorations ? essentielles sur le contenu du passeport au cours

des ann?es 1930 tourne autour de l'identification sociale, comprise au sens large, puisqu'elle part de crit?res socio-?conomiques mais va de plus en plus y m?ler des notations sur le pass? criminel.

Par comparaison, l'identification par la nationalit? n'appara?t pas tout d'abord comme un sujet sensible et sa d?finition ne fait pas l'objet de recommandations par ticuli?res dans les instructions. Du moins pas avant la fin de la d?cennie : en

juin 1938, le NKVD juge n?cessaire de pr?ciser ? ses subordonn?s que la nationalit? est exclusivement d?finie par la nationalit? des parents, et non par le lieu de nais

sance, l'exemple donn? n'?tant pas innocent : un Allemand ou un Polonais ne doit

pas ?tre inscrit comme russe, bi?lorusse, ou ukrainien, m?me s'il est n? ou habite la

Russie, la Bi?lorussie ou l'Ukraine44. Le nouvel int?r?t des instructions pour cette

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PASSEPORTISATION, STATISTIQUE ET CONTR?LE 597

rubrique ? nationalit? ? signale clairement que des individus d?finis par l'apparte nance ? une minorit? nationale sont aussi d?sormais objets de traque.

Le r?glement de 1940 ne fera qu'approfondir cette logique : il doit ?tre pr?cis? syst?matiquement dans le passeport si la personne est interdite de s?jour dans les lieux ? r?gime sp?cial de premi?re cat?gorie, ceux de deuxi?me cat?gorie, ou encore

si elle n'a droit de s?journer que sur un espace r?duit du territoire de l'URSS. Ces

restrictions concernent ? la fois des cat?gories p?nales, des cat?gories d?finies au

moins en partie par l'identit? sociale, comme les specpereselency, mais aussi des

cat?gories ? ethniques ? (Tsiganes nomades, Cor?ens d?port?s en Ouzb?kistan et au

Kazakhstan, etc.)45.

Conclusion

Les responsables de la statistique ont-ils donc ?t? flou?s dans cette op?ration de

passeportisation ? On a certes voulu montrer que la logique qui pr?sidait avait ?t? celle du fichage, la mise en place d'un instrument rendant possible le contr?le des indivi

dus, et non celle du d?compte, qui aurait impliqu? un syst?me uniforme pour tous les individus et sur l'ensemble du territoire. Car c'est tout le contraire d'une uniformisa tion qui s'est produit, la hi?rarchisation sociale et spatiale du syst?me de passeporti sation se compliquant consid?rablement au cours de la d?cennie46. La grande gagnante est bien la milice47 qui, arguant de ses nouvelles t?ches, a pu d?velopper ses

effectifs, mettre en place un syst?me de fichage pour les ?l?ments douteux parall?le ment au fichage g?n?ral des cartoth?ques des bureaux d'adresse, elle a litt?ralement ? enr?l? ?, dans sa mission de surveillance, les g?rants d'immeubles, les concierges, etc. ; l'efficacit? de ce r?seau est une autre question. Cependant, on ne saurait rester

trop prudent face ? toute interpr?tation opposant trop fortement les administrations, ce

qu'illustre bien le parcours de LA. Kraval', chef malheureux de la statistique en 1937, mais qui, en stalinien convaincu, avait insist? au d?but des ann?es 1930 en sa qualit? de vice-commissaire au Travail, sur la n?cessit? d'introduire un livret de travail plus ? informatif ?. En d'autres termes, si l'on a pu voir que la logique de la milice ?tait en contradiction avec celle des services statistiques, une certaine culture commune ? l'ensemble des ? ?lites ? staliniennes ne pouvait que faire triompher la premi?re.

Enfin, il faut souligner le r?le sp?cifique de l'?tat sovi?tique dans la fixation de l'identit? sociale des individus : le travail de passeportisation ne peut ?tre ramen? ? la t?che colossale de tout ?tat moderne pour enregistrer efficacement sa population.

Dans le cas de l'?tat lib?ral, la d?finition d'un groupe social par l'?tat et sa capacit? ? ?tiqueter les individus restent toujours des activit?s plus ou moins autonomes du

mouvement m?me de structuration de la soci?t?. Dans le cas sovi?tique, l'individu est clairement dans la n?cessit? de compter avec l'identit? que lui a assign?e le pouvoir, qu'il la fasse sienne ou non. Ainsi conf?r?e, l'identit? rel?ve en fait du statut et la d?li vrance du passeport joue donc un r?le essentiel dans la structuration de la soci?t?.

Paris, 1997.

Institut National d'?tudes D?mographiques 27, rue du Commandeur F-75675 Paris Cedex 14

e-mail : [email protected]

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598 NATHALIE MOINE

1. Cynthia Buckley, ? The myth of managed migration : Migration control and market in the

Soviet period ?, Slavic Review, 54,4,1995, pp. 896-916.

2. Sa nomination ? ce poste en ao?t 1930, ainsi que celle de Cihon ? la t?te du commissariat en

remplacement d'Uglanov, correspond ? la mise en place d'une ligne stalinienne, apr?s la purge du

commissariat de ses ?l?ments ? droitiers ?. Cf. R.W. Davies, The Soviet economy in turmoil, 1928

1930, Londres, Macmillan, 1989, pp. 342-343

3. Ibid,p. 422.

4. S. Fitzpatrick, ? The great departure : Rural-urban migration in the Soviet Union, 1929

1933 ?, in W.G. Rosenberg, L.H. Siegelbaum, eds, Social dimensions of Soviet industrialization,

Bloomington, Indiana University Press, 1993, p. 21.

5. GARF (Gosudarstvennyj Arhiv Rossijskoj Federacii), f. 5446, op. 18a, d. 211,11.2-34. 6. J. Burds, ? The social control of peasant labor in Russia : The response of village communi

ties to labor migration in the central industrial region, 1861-1905 ?, in E. Kingston-Mann, T. Mix

ter, eds, Peasant economy, culture and politics of European Russia, 1800-1921, Princeton, Prince

ton University Press, 1991, pp. 52-100.

7. S. Fitzpatrick, Stalins peasants : Resistance and survival in the Russian village after collec

tivization, New York, Oxford University Press, 1994, pp. 164-173.

8. Cf. Farticle ? Pasportnaja sistema ? (Le syst?me du passeport), in Bol'Saja sovetskaja enciklo

pedija (Grande encyclop?die sovi?tique), Moscou, 1939, col. 322, cit? in C. Buckley, art.cit., p. 903.

9. Cf. plus loin les cat?gories exactes de population concern?es.

10. GARF, f. 9401, op. 12, d. 127,1.250. 11. GARF, f. 9401, op. 12, d. 127,1. 272.

12. GARF, f. 9401, op. 12, d. 233,1.1,1.473. 13. GARF, f. 9401, op. 12, d. 127,1. 276.

14. GARF, f. 9401, op. 12, d. 233, t. 1,1.466. 15. GARF, f. 9401, op. 12, d. 233,1.1,1.400. 16. ? la t?te de la CUNHU depuis 1935. 17. RGAE (Rossijskij Gosudarstvennyj Arhiv Ekonomiki), f. 1562, op. 329, d. 142,11. 9-10.

18. RGAE, f. 1562, op. 1, d. 1093,1. 30

19. RGAE, f. 4372, op. 37, d. 1028,1030. 20. Plus exactement, la population permanente, ?g?e de plus de 16 ans, habitant les villes et

bourgs industriels, les personnes travaillant dans les transports, les sovkhozes, sur les grands chan

tiers, auxquelles il faut ajouter la population, tant rurale qu'urbaine, d'espaces frontaliers d?sign?s dont le nombre ira croissant. Pour une description d?taill?e de la l?gislation sur les passeports, cf.

V.P. Popov, ? Pasportnaja sistema v SSSR (1932-1976 g.g.) ? (Le syst?me des passeports en URSS,

1932-1976), Sociologi?eskie issledovanija, 1,1995, pp. 3-14; 8,1995, pp. 3-13.

21. Cf. N. Moine, ? Pouvoir bolchevique et classes populaires : la mesure de privation de droits

civiques ? Moscou au tournant des ann?es 1930 ?, Les Cahiers de VIHTP, 35, 1996, pp. 141-159

(? Pour une nouvelle historiographie de l'URSS ?). 22. Cf. S. Fitzpatrick, ? Ascribing class : The construction of social identity in Soviet Russia ?,

Journal of Modern History, 4,1993. 23. Cf. Mervyn Matthews, The passport society, Boulder, CO, Westview Press, 1993, pp. 15-21.

24. D. Filtzer, Soviet workers and Stalinist industrialization, the formation of modern Soviet pro duction relations, 1928-1941, Armonk, NY, 1986, p. Ill ; R. Davies, op. cit., p. 423.

25. GARF, f. 5515, op. 20, d. 28a, 11. 114,194. 26. GARF, f. 5515, op. 20, d. 28a, 11. 3-18, 37-41,59-75, 80-85.

27. GARF, f. 5515, op. 33, d. 55,11.78,168,219-221. 28. D. Filtzer, op. cit., p. 233.

29. Sans compter les zones du territoire, notamment aux fronti?res, d?sign?es en nombre crois

sant comme sensibles et donc ?galement soumises ? la passeportisation. 30. ? vrai dire, ce n'est pas la premi?re fois, m?me si cela n'avait encore jamais ?t? men? ? une

telle ?chelle. Cf. une lettre de KravaF au Conseil des commissaires du peuple d'octobre 1932 sur la

conciliation de trois objectifs : purger les villes, trouver de la main-d' uvre pour les chantiers et

permettre la r??ducation de 1'? ?l?ment d?class? ? urbain (? mis?reux, mendiants, ?l?ments crimi

nels ?) : sur autorisation du commissariat au Travail, 1000 personnes en provenance de Moscou ont

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PASSEPORTISATION, STATISTIQUE ET CONTR?LE 599

ainsi ?t? envoy?es travailler sur des chantiers lointains, 5 000 autres devaient suivre, dont 2 000

?taient d?j? en route. De plus, ? l'exemple de Moscou, plusieurs grandes villes (Leningrad, Har'kov,

etc.) proc?dent au rassemblement de 1'? ?l?ment d?class? ?. GARF, f. 5446, op. 13a, d. 1049,1.4. 31. GARF, f. 5446, op. 14a, d. 740,11. 94-95.

32. D?s 1933, on distingue les lieux non passeportis?s, et parmi ceux o? la population doit avoir

un passeport, les lieux ? r?gime sp?cial qu'un certain nombre de cat?gories dans la population ne

peuvent habiter, et les lieux passeportis?s sans r?gime sp?cial. Un certain nombre de villes vont

alors demander ? faire partie de ces lieux ? r?gime sp?cial et leur demande est parfois satisfaite. ?

partir de 1940, une nouvelle distinction est faite entre lieux ? r?gime sp?cial de premi?re cat?gorie et les lieux ? r?gime sp?cial de seconde cat?gorie.

33. Cf. les rapports d?j? publi?s dans N.Werth, G. Moullec, Rapports secrets sovi?tiques ? La

soci?t? russe dans les documents confidentiels, 1921-1991, Paris, Gallimard, 1994, pp. 43-47.

34. GARF, f. 5446, op. 14a, d. 740,11. 71, 83-84.

35. GARF, f. 5446, op. 14a, d. 740,1. 73.

36. GARF, f. 5451, op. 43c, d. 26,1. 3ob.

37. GARF, f. 5446, op. 15a, d. 1096,11. 9-14.

38. Les bureaux de passeportisation utilisent une attestation de l'employeur, ils doivent b?n?fi

cier ?galement des informations communiqu?es par le soviet du rajon, la liste des USency, sans

compter les informateurs ext?rieurs, sous forme de d?nonciation (cf. plus haut). Tout ceci se r?v?le

particuli?rement insuffisant et peu s?r dans le cas de nouveaux arrivants.

39. GARF, f. 9401, op. 12, d. 137,1. 83.

40. Le passeport contenait, outre la rubrique pour la situation sociale, une rubrique pour le nom, la date et le lieu de naissance, la nationalit?, ainsi que l'adresse de l? propiska.

41. GARF, f. 9401, op. 12, d. 233, t. 1,1. 453.

42. GARF, f. 9401, op. 12, d. 137,1. 156.

43. GARF, f. 9401, op. 12, d. 137,11.94ob-95ob; 1. 82ob.

44. GARF, f. 9401, op. 12, d. 137,1. 502. Ceci est r?p?t?, avec les m?mes exemples, dans l'ins

truction de 1940.

45. GARF, f. 9401, op. 12, d. 233, t. 1,1. 6.

46. Cf. note 32.

47. Cf. le travail en cours de Paul Hagenloh (Texas University) sur la milice de Moscou dans les

ann?es 1930.

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