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Stéphane Yerasimos - Transcaucasie : Le Retour de La Russie

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Stéphane Yerasimos, "Transcaucasie : le retour de la Russie", Hérodote, n° 81, avril-juin 1996.

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Hérodote (Paris)

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Hérodote (Paris). 1996/04-1996/06.

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Transcaucasie : le retour de la Russie

Stéphane Yerasimos

En 1917, la Russie tsariste s'écroulait et les peuples du Caucase accédaient à l'indé-pendance. Cela donnait les républiques de l'Arménie, de PAzerbaïdjan et de la Géorgie,tandis que le nord du Caucase tentait de se fédérer sous l'appellation de la Républiquedesmontagnards. Moins de quatre ans plus tard, au printemps 1921, les troupes soviétiques,en occupant la Géorgie, complétaient leur mainmise sur la région. Entre-temps, il y avaiteu une invasion turque, poussant à travers l'Arménie jusqu'à Bakou et au-delà vers leDaghestan,une occupation britannique, un protectorat allemand sur la Géorgie, les arméesrusses blanches de Denikin occupant le nord du Caucase, plusieurs guerres arméno-azéries,une guerre arméno-géorgienneet une guerre arméno-turque, sans compter la révolte desmontagnards contre les armées blanches et ensuite contre l'Armée rouge, celle desAbkhazes contre les Géorgiens, celle des musulmans du Nakhitchévan contre les Armé-niens1...

Soixante-dixansplus tard, assiste-t-onà un remake du mêmeprocessus ? L'effondrementde l'URSS a été suivi par l'indépendance des États constituésen 1917, se référant d'ailleursexplicitement à leur expérience précédente, mais aussi par la résurgence des conflits iden-tiques, mis à profit par la Russie pour opérer son retour dans le Caucase. Mais si l'histoirene se répète pas — et ce n'est pas faute d'avoir essayé —, ce sont les vieux réflexesappliqués à des situations nouvelles qui en changent le cours, souvent à l'insu des prota-gonistes.

1. Pour une synthèse rapide de cette période, voir S. YERASIMOS, Questions d'Orient, frontièreset minorités desBalkans au Caucase, La Découverte,Paris, 1993, partie III : « Le Caucase ».

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La décolonisation par le conflit ethnique

Avant de chercher l'origine des conflits qui agitent aujourd'hui le Caucase jusque bienavant dans la période soviétique, il faut être conscient qu'une telle approche, qui est quasila seule tentée aujourd'hui sous la pression de l'actualité, risque de conférer à l'histoirerécente des peuples de la région un aspect par trop unidimensionnel, faisant du conflit eth-nique le révélateurunique de l'identité nationale, de l'indépendanceet même de la liberté.Force est toutefois de constater que quelles qu'aient été à l'origine les aspirations à l'éman-cipation et à la dignité, l'affirmation de soi-même ne trouva de meilleure expression quedans la haine de l'autre et que si la Russie tsariste et soviétique fut bien la prison — maisaussi le musée — des peuples, l'espace post-soviétique risque d'apparaîtrecomme le labo-ratoire du nettoyage ethnique.

En revenant en 1920-1921 dans le Caucase, la Russie, devenue soviétique, se borna leplus souvent à entériner les frontières établies pendant son absence momentanée, tout eny aménageant des enclaves d'autonomie.Même le cas du Haut-Karabagh,peuplé d'Armé-niens, dont l'attribution à l'Azerbaïdjan est imputée avec véhémence à Staline commepreuve absolue de son iniquité, n'est pourtant que la confirmation par le dictateur d'unedécision prise en 1919 par les occupants britanniques. Par la suite, la collectivisation, lespurges des années trente et les déportations de plusieurs peuples et groupes ethniques dunord et du sud du Caucase (les Tchétchènes, les Ingouches, les Karatchaïs et les Balkarsau nord, les Mskhets et les Kurdes au sud) pour cause de connivence avec les forces alle-mandes ou de soupçons de panturquisme bouleversèrent encore le paysage. Ainsi, toutetentative de libéralisation du régime soviétique fut marquée dans la région par des reven-dications autonomistes.

Les peuples de la Géorgie

La Géorgie soviétique comprenait deux républiques autonomes, celles de l'Abkhazie etde l'Adjarie, et la région autonome de l'Ossétie du Sud, ainsi que bon nombre de minoritésethniques dont les plus importantes appartenaient aux républiques voisines : Russes, Armé-niens, Azéris.

Les Abkhazes, peuple caucasien attesté depuis l'Antiquité sur les rivages nord-est de lamer Noire, entre les fleuves Psou et Ingouri et sur les contreforts caucasiens del'arrière-pays,ont été soumis à l'influence culturelle et politique géorgienne. C'est en tantque vassaux des rois géorgiens que la famille chrétienne des Chervachidze dirigea le paysdu XIVe au XIXe siècle, tandis qu'une bonne partie de la paysannerie s'islamisa à la suite desefforts ottomans visant à freiner la poussée russe. Celle-ci l'emporta au début du xix= siècle.Suite à une révolte contre l'occupation russe en 1866, une majorité des Abkhazes

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musulmans se réfugia en Turquie et fut remplacée par des Géorgiens, des Russes et desArméniens 2. Des révoltes séparatistes abkhazes furent également matées par la Républiquegéorgienne de 1918-1921 et, suite à la soviétisation de celle-ci, par un traité d'union signéen décembre 1921, l'Abkhazie fut dotée du statut de république de l'Union soviétique, touten faisant partie de la République soviétique de Géorgie 3. Ce statut fut toutefois suppriméen 1931 et les Abkhazes, qui constituaient en 1926 environ 20 % de la populationde leurrépublique, durentaccepter en 1938 le remplacement de l'alphabet cyrillique — récemmentimposé — par l'alphabet géorgien, tandis qu'en 1945-1946 les écoles en langue abkhazeétaient fermées et la radio abkhaze cessait d'émettre 4.

C'est en 1978 que les Abkhazes, musulmans et chrétiens, devenus minoritaires dans leurpropre pays, lancent la première campagne pour la sécession de leur république et son rat-tachement à la Fédération russe. Pour ne pas braquer les Géorgiens, Moscou refuse maisaccorde une autonomie culturelle plus large, entraînant la création d'une université, et uneimplication plus grande des Abkhazes dans la vie politique de leur république. Grâce à laperestroïka, le Forum Abkhaze, en mai 1989, organise dans le village de Likhni (dans lagrande banlieue de Goudaouta, ville où les Abkhazes sont le plus fortement représentés)une manifestation qui réunit quelque 30 000 personnes, lesquelles signent une pétitiondemandant que l'Abkhazie devienne un État de l'Union soviétique 5. A cette date, selon lerecensement de 1989, la population abkhaze constitue 17,8 % de la république autonome(contre 45,7 % de Géorgiens, 16 % de Russes et 15 % d'Arméniens) pour un total de506 000 habitants.

Entre-temps, les vents de laperestroïka soufflent aussi à Tbilissi, la capitale géorgienne,où, dès octobre 1987, sept anciens dissidents fondent la Société Ilia Tchavtchavadze — dunom d'un héros du mouvement national du xixe siècle canonisé à cette occasion par l'Églisegéorgienne — dont le programme est fondé sur trois principes sacrés, « langue, religion,patrie ». La radicalisation rapide du mouvement et les conflits personnels amènentdéjà unescission au printemps suivant et quatre partis politiques nationalistes et indépendantistessont créés avant la fin de l'année 1988, dont celui de Zviad Gamsakhourdia, intellectueldissident et fils d'un écrivain célèbre. Face à cette flambée nationaliste, le Parti communistegéorgien (PCG) ne survit qu'en faisant de la surenchère. Il publie le 3 novembre 1988 un

2. Voir l'article « Abkhazes» de YEncyclopédiede l'islam, Éditions Brill, Leyde, et l'article « Abkhazie» du Dic-tionnaire de géopolitique (Y. LACOSTE éd.), Flammarion,Paris, 1993.

3. Cf. ElizabethFULLER, « Abkhaziaon the BrinkofCivilWar ? », RFE/RL ResearchReport,1/35,4 septembre1992,p. 3.

4. Cf. Stephen F. JONES, « Glasnost, Perestroïka and the Georgian Soviet Socialist Republic», Armenian Review,XLIII/2-3, été/automne 1990, p. 131.

5. JONES, op. cit., p. 132, et ElizabethFULLER, « Georgia, Abkhazia, and Checheno-Ingushetia», RFE/RLResearchReport, 7 février 1992, p. 5.

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« programme étatique de la langue géorgienne » en vue de la « géorgianisation » des ins-titutions et en février 1989 deux autres programmes de défense des monuments historiqueset de promotion de l'histoire de la Géorgie 6.

Les nouvelles du mouvement abkhaze arrivent donc en Géorgie dans ce climat sur-chauffé. Dix mille manifestants se réunissent le 5 avril devant le bâtiment du Conseil desministres à Tbilissi et entament une grève de la faim pour protester contre la sécessionabkhaze qu'ils estiment poussée par Moscou. Les slogans devenant de plus en plus indé-pendantistes, le bureau du Parti communiste géorgien demande le 7 l'intervention destroupes de la Sécurité intérieure (MVD). L'aval donné par Moscou le lendemain entraînela première répression sanglante de la perestroïka (vingt morts et plusieurs centaines deblessés), ce qui pousse le plupart des Géorgiens à revendiquer l'indépendance.

Ce processus est toutefois tant sécessionniste que répressif des revendications internesd'autonomie,perçues comme autant de cinquièmes colonnes manipuléespar Moscou. C'estainsi que l'identité nationale s'affirme en réprimant celle des autres et en entraînant desréponses tout aussi violentes.

A Soukhoumi (Soukhoum en abkhaze), capitale abkhaze, la population géorgienne, quiconstitue la majorité relative, manifeste à son tour contre l'émancipation abkhaze, et satentative en juillet 1989 de rattacher la section géorgienne de l'université abkhaze à l'uni-versité de Tbilissi, entraîne les 15 et 16 juillet, après des semaines de manifestations et decontre-manifestations, des heurts sanglants faisant vingt-deux morts et cinq cents blessés.

C'est alors que les dirigeants abkhazes appellent à l'aide les peuples du nord du Caucase,groupés dans des républiques autonomes de la Fédération de Russie, où vivent d'ailleursquelque 34 000 Abkhazes musulmans — comptabilisés sous le nom d'Abaza dans les sta-tistiques soviétiques — dans la région autonome de Karatchaévo-Tcherkessie,c'est-à-diresur le versant septentrional du Caucase, immédiatement au nord de la frontière séparantl'Abkhazie de la Russie 7. Ainsi des représentants abkhazes, adyghes, abazas, ingouches,kabardes, tcherkesses et tchétchènes se réunissent en août 1989 en un premier congrès despeuples montagnards du Caucase, transformé en Assemblée des peuples montagnards duCaucase, référence directe à la république qu'ils avaient constituéeen 1918. Si l'Assembléeprétendait soutenir dans l'immédiat la politique du PCUS, elle ne visait pas moins deuxautres objectifs à moyen et long terme : la transformationde ses territoires et régions auto-nomes et leur fusion en une République fédérale du Caucase avec Soukhoumi pour capi-

6. JONES, op. cit., p. 135-136,142,et Charles URJEWICZ,« La Géorgie à la croiséedes chemins : archaïsmes et moder-nité », Hérodote, nM 54-55, 4e trimestre 1989, p. 201-202.

7. Voir art. « Caucase», Dictionnaire de géopolitique, op. cit., et Bernhard GEIGER, Tibor HALASI-KUN, Aert N.KUIPERSet Karl H. MENGES, Peoples and Languages ofthe Caucasus,Mouton and Co„ La Haye, 1959, p. 17.

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taie 8. On voit ainsi apparaître la double constante de l'association d'intérêts des peuplesdu Nord-Caucase et des Abkhazes : fidélité à la Russie, et opposition à l'« impérialismegéorgien ».

En mars 1990, des représentants de l'Ossétie du Nord (république autonome de la Fédé-ration russe) et de l'Ossétie du Sud (région autonome de la République géorgienne) sontadmis à cette Assemblée. Les Ossètes, seul peuple du nord du Caucase à langue indo-européenne (de la branche iranienne) et en grande partie chrétiens, possèdent une impor-tance stratégique puisqu'ils détiennent le col de Darial (Daryali en géorgien), seul point depassage de la chaîne du Caucase, en dehors des routes longeant les côtes de la Caspienneet de la mer Noire. Descendantsdes Alains, peuple qui s'installa au VIe siècle sur le versantnord, les Ossètes descendirentprogressivement à partir du XVIIP siècle vers le sud, devenantpour cela des alliés précieuxdes Russes qui suivirent la même voie à la fin du même siècle,fondantau nord du passage la ville de Vladikavkaz (Ordjonikidze pendantla période sovié-tique), capitale actuelle de la République d'Ossétie du Nord.

Par leur position, leur histoire et leur religion, les Ossètes constituèrent, aussi bien pen-dant la périoderusseque soviétique, la clientèle principale de la Russiedans la région. Ainsiles Ossètes du Sud, qui prirent parti pour les Soviets pendant la période de l'indépendancegéorgienne en 1918-1921, se trouvèrent dotés d'une région autonome au sein de la Géorgiedès 1922, tandis que les Ossètes du Nord, constitués en région autonome en 1924 et enrépublique autonome en 1936, non seulement restèrent en place lors de la déportation deleurs voisins de l'Est, les Tchétchènes et les Ingouches, et ceux de l'Ouest, les Balkars en1944, mais ils héritèrent de la majeure partie des territoires ingouches dont ils ne rendirentqu'une partie au retour de ces derniers en 19579.

Au printemps 1989, le Frontpopulaire (Ademon Nykhas) ossète, nouvellement constitué,alarmé des mesures nationalistes du Parti communiste géorgien et d'une baisse de la popu-lation ossète, qui constituait en 1979 les deux tiers de la région autonome, annonçait sonappui au mouvementabkhaze, s'attirant le courroux géorgien. Au même moment, à Tbilissi,dans l'attente du congrès qui devait réunir en juin les partis d'opposition géorgiens en unfront national, quatre des formations les plus radicales — dont celle de Zviad Gamsa-khourdia — fondaient, juste après les événements d'avril, un Comité de salut public. Desgroupes de ces inconditionnels, connus d'ailleurs sous le nom d'« irréconciliables » pro-voqueront les premiers affrontements avec les Ossètes à l'occasion du 26 mai, anniversairede la fondation de la République géorgienne en 191810.

8. FULLER, « Georgia... », art. cit., p. 5.9. Article« Ossétie», Dictionnairede géopolitique,op. cit. ; GEIGERet al., op. cit., p. 46-47 ; FULLER, « Georgia... »,

art. cit., p. 3.10. JONES, op. cit., p. 14 ; FULLER, « Georgia... », art. cit., p. 4.

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Le 10 novembre 1989, le soviet régional d'Ossétie du Sud se réunit avec les activistesde YAdemon Nykhas pour demander l'érection de l'Ossétie en république autonome. Le23, quatre cents cars remplisde sympathisantsdes « irréconciliables», parmi lesquelsexcel-laient les partisansde Gamsakhourdia,convergeaientvers Tskhinvali(en ossète Tskhinval),capitale de l'Ossétiedu Sud. Les troupes soviétiques prévinrentun affrontementdirect, maisles attaques continuèrent pendant les mois suivants, les Ossètes accusant les Géorgiensd'« atrocités ».

Le Soviet suprême géorgien, prêt à toutes les surenchères, fit adopter en août une loiélectorale interdisantles partis dont l'activité était confinéeà une partie de la Géorgie. Celan'empêcha ni les partisans de Gamsakhourdiade gagner les élections du 31 octobre 1990avec 57 % des suffrages, ni les Abkhazes et les Ossètes de prendre un peu plus leurs dis-tances par rapport à Tbilissi, en votant l'indépendance de leurs républiques,tout en deman-dant leur adhésion à ce titre à l'Union soviétique. Tbilissi comme Moscou déclarèrentcesdécisions nulles et non avenues. Mais quand le nouveau Parlement géorgien, dominé parles partisans de Gamsakhourdia, décida en décembre d'abolir le statut d'autonomie del'Ossétie du Sud, Mikhaïl Gorbatchev répliqua par un décret déclarant cette abolitioninconstitutionnelle et demandant le retrait des troupes géorgiennes de la région. Tbilissirefusa de s'y soumettre en janvier et la guérilla devint endémique en Ossétie du Sud. Descentaines de personnes furent tuées et des milliers d'Ossètes se réfugièrent en Ossétie duNord 11.

Dans ces conditions, Abkhazes et Ossètes votèrent massivement au référendum du17 mars 1991 pour le maintien de l'Union soviétique. Aussitôt après le référendum,BorisEltsine, alors présidentdu Parlementrusse et amorçantsa lutte contreGorbatchev, rencontraGamsakhourdia, pour apporter son soutien à l'adversaire de l'URSS. Les deux hommessignèrent un protocole visant à établir une commission mixte entre les ministères desAffaires intérieures russe et géorgien afin de désarmer les « formations illégales armées »dans la région. Mais dès le retour d'Eltsineà Moscou, le Parlementrusse adoptaitune réso-lution demandantà la Géorgiede restaurer l'autonomie ossète. Commençaitainsi la longuepalinodie des accords signés pour être bafoués, où se distinguaitdéjà la volonté des forcespolitiques de Moscou d'utiliser le Caucase comme un pion dans leurs propres rapports deforce avec cette région en attendant d'y opérer leur retour.

Les Abkhazesde leur côté, désespérantd'obtenirl'aide russe ou soviétique, s'attachaientà l'idée d'une fédération caucasienne,mais la montée de l'homme fort de la Tchétchénie,Djokar Doudaev, et ses rapports privilégiés avec Gamsakhourdia rendaient la situationencoreplus complexe. Après la proclamationde l'indépendancegéorgienne, le 9 avril 1991,et l'élection à la présidence de Gamsakhourdia, le 31 mai, avec 87 % des voix, celui-ci

U.Ibid.

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semblait envisager, en accord avec Doudaev, la création d'un commonwealth caucasien,qui aurait l'avantage d'affaiblir le soutien des montagnards — devenus alliés de la Géorgie

— aux Abkhazes. Toutefois, l'image impérialiste de la Géorgie aux yeux des peuples duNord-Caucase se maintenaitet les Abkhazes réussirentà réunir en novembre à Soukhoumile troisième congrès des peuples montagnards du Caucase qui décida la création d'une Fédé-ration caucasienne autour de l'Abkhazie 12.

Entre-temps, au fur et à mesure que le despotisme de Gamsakhourdia provoquait l'oppo-sition de la classe politique géorgienne, Doudaev frayait son chemin en Tchétchénie. Lecomité exécutif du Congrès pan-national du peuple tchétchène prenait le pouvoir en sep-tembre et, en octobre, Doudaev était élu président de la République tchétchène. Celle-ciproclamait son indépendance le 2 novembre et quand Eltsine, oubliant sa sollicitude pourles leaders sécessionnistes de l'Union soviétique, envoyaitdes troupes à Grozny, la capitaletchétchène, pour mater la premièresécession de la Fédération de Russie, le Parlement russeavait beau jeu d'annuler son décret. De même, Gamsakhourdia, voyant en Doudaev uncontrepoids face à la turbulence des peuples du Nord-Caucase menés par les Abkhazes,l'appuya dans sa résistance contre Moscou.

Pendant ces années d'accession à l'indépendance, les autres minorités géorgiennes,qu'elles soient arménienne, azérie ou adjare, entraînèrent bien moins de conflits, non seu-lementparce qu'elles ne constituaient pas d'entités administratives bénéficiantd'une auto-nomie garantie par Moscou, mais aussi parce qu'elles appartenaient au deux autres répu-bliques transcaucasiennes dont la bienveillance, ou du moins la neutralité, s'avéraitnécessaire à la Géorgie pour régler ses problèmes avec ses voisins du Nord.

Le conflit arméno-azéri

Si le nationalisme géorgien se situe à moyen terme entre celui des Russes et celui despeuples soumis à la Géorgie, créant ainsi une hiérarchie, qui n'empêche pas — bien aucontraire — l'alliance des extrêmes, les nationalismes arménien et azéri se renvoient leurimage comme dans un miroir déformant, comme s'ils ne pouvaient exister que par l'oppo-sition à l'autre. Quoi de plus naturel alors que le conflit soit focalisé sur une région peupléed'Arméniens mais incluse en territoire azerbaïdjanais — situation foncièrement inaccep-table par les deux parties —, celle du Haut-Karabagh.

Or, la tragédiepermanente que constituent les relations entre Arméniens et Turcs — dontles Azéris sont considérés comme une branche par les premiers — résulte de cette imbri-

12. Voir FULLER, « Georgia... », art. cit., p. 6 ; et Charles URJEWICZ, « De l'URSS à la CEI : le début ou la fin dela Russie ? », Hérodote, n° 61, 1er trimestre 1992, p. 42-43.

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cation historique où, le pouvoir étant le plus souvent détenu par les Turcs, les Arméniensdeviennent les perdants, ce qui les pousse alors à s'appuyer sur un pouvoir qui leur estfavorable, notamment celui des Russes. Ainsi, il serait inutile de chercher dans la régiondes territoires qui seraient à telle où telle époque « ethniquementpurs », à moins de remon-ter, évidemment, aux périodes antérieures à l'arrivée des Turcs au XIe siècle. Tout au plusconstate-t-on un glissement progressif des populations arméniennes,au XIXe et au début duXXe siècle, des territoires appartenant aujourd'hui à la Turquie vers le Caucase russe, cetterecolonisation arménienne du Caucase russe alimentant à l'infini la querelle du premieroccupant.

Après l'éradication complète de la population arménienne de l'Est anatolien en1915-1917, l'exode de 300 000 réfugiés sur le territoire de la République arménienne de1918, la prise de contrôle, après de longs combats entre 1918 et 1921, du Nakhitchévanpar les Azéris et du Zanguezour (le sud de l'Arménie actuelle entre le Nakhitchévan etl'Azerbaïdjan) par les Arméniens entraîna des nettoyages ethniques réciproques visant àrendre le territoire de chaque république le plus homogène possible. Dans le cas du Haut-Karabagh, la présence arménienne massive assura son maintien tandis que les pressionspolitiques azéries amenèrent les Britanniques,en 1919, suivis par les Soviétiques,à déciderde maintenir la région sous tutelle azerbaïdjanaise avec un statut d'autonomie13.

La question du Karabagh, sous le régime soviétique, refait surface à chaque période delibéralisation relative. Ainsi, des pétitions sont adressées en 1963 — sous Khrouchtchev

— et en 1965 à Moscou, par les dirigeants arméniensdu Karabagh,pour dénoncer la « poli-tique chauviniste » de l'Azerbaïdjan et demander le rattachement à l'Arménie. La mêmedemande est réitérée en 1966 par Erevan sans résultats tangibles 14. Avec le déclenchementde la perestroïka, l'Académie des sciences d'Arménie prépare en août 1987 une adresse àGorbatchev, signée par plusieurs centaines de milliers de personnes, demandant le ratta-chement du Karabagh à l'Arménie,mais aussi celle du Nakhitchévan— où le recensementde 1979 comptait 3 400 Arméniens contre 229 700 Azéris (81 300 Azéris contre53 700 Arméniens en 1914) 15. La présence alors d'un état-major composé d'intellectuelsarméniens autour de Gorbatchev, dont l'économisteAbel Aganbeguianet Sergeï Mikoyan,le fils du vieux militant bolchevique Anastas Mikoyan, considéréscomme l'avant-garde de

13. Pour les positions historiques réciproques, voir : Gérard J. LIBARIDIAN (éd.), DossierKarabagh,faits etdocumentssur la question du Haut-Karabagh 1918-1988, InstitutZoryan, Paris, 1988 ; Patrick DONABÉDIAN et Claude MUTAFIAN,

Artsakh, Histoiredu Karabagh, Sevig Press, Paris, 1991 ; Ramiz ORBAKIet Aydin GANDJALI,Garabagh entre le passéet le futur, Paris, 1991.

14. DONABÉDIAN et al, op. cit., p. 95-96.15. Ibid., p. 98, et LIBARIDIAN,op. cit., p. 79-81, qui cite le texte en lui attribuant 75 000 signataires. Pour les chiffres,

voir Claire MOURADIAN,« The Mountainous Karabagh Question : Inter-Ethnic Conflict or Decolonization Crisis ? »,Armenian Review, XLIH72-3, été/automne 1990, p. 7.

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laperestroïka,donnait des espoirs à Erevan, relayés par la diaspora arménienne, notammentaprès une visite d'Aganbeguianen Europe occidentale, en novembre 1987. L'éloignementde l'Azéri Gheïdar Aliev du Politburo en octobre 1987 étaitconsidéré comme un autre signeencourageant.

Les 17 et 18 octobre 1987, des manifestations sont organisées à Erevan pour réclamerla fermeture des usines polluantes, dont la centrale nucléaire de Medzamor, quand arriventles nouvelles d'affrontements dans le village de Tchardaklou, situé en territoire azerbaï-djanais, mais en dehors de l'enclave du Haut-Karabagh (au nord-ouest de celle-ci), où lapopulation arménienne refuse la nomination d'un chef de kolkhoze azéri. Les slogans éco-logiques laissent alors la place à la demande d'annexiondu Karabagh et du Nakhitchévan 16.

Les expéditions punitives engagées par les Azéris contre le village rebelle entretiennentl'émoi de l'opinion publique 17, tandis que des pressions s'exercent sur les villages azérisde l'Arménie, entraînant les premières émigrations vers l'Azerbaïdjan. Trois vagues suc-cessives totalisant environ 4 000 personnes arrivent le 25 janvier, les 18 et 23 février 1988,et ces populations sont installées dans des conditions précaires à Soumgaït, dans la grandebanlieue industrielle de Bakou 18.

Le 18 février, une nouvelle série de manifestations écologiques commence à Erevanquand, le 20, le Soviet du Haut-Karabagh adopte une résolution demandant aux Sovietsd'Azerbaïdjanet d'Arménie de tout faire pourparvenir à une « décision positive concernantle transfert de la région de la RSS d'Azerbaïdjan à la RSS d'Arménie ». Cette premièreabsolue dans l'URSS d'alors fait l'effet d'une bombe. Un « Comité Karabagh », premièrestructure d'opposition, se crée à Erevan et envoie deux de ses représentants, avec le catho-licos, chef spirituel des Arméniens, s'entretenir avec Gorbatchev. Celui-ci fait une décla-ration qui se veut apaisante et prometteuse, dont le principal effet est de décevoir les Armé-niens et d'inquiéter les Azéris.

Ceux-ci se voient tout d'un coup menacés par ce qui leur semble être une orchestrationinternationale, dans ce qui leurparaîtêtre un droit acquis. Les manifestationsqui s'étendentau Karabagh prennent là-bas un caractère plus violent et la télévision azerbaïdjanaise parlede deux morts azéris. Il suffit alors d'un moment d'hésitationou de complaisance des auto-rités pour que les ingrédients traditionnels : la peur et la haine raciale, le dénuement, ledésoeuvrement et le désir de vengeance des récents réfugiés, et, au-delà, la convoitise durural déraciné pour les richesses de la ville, se réunissent dans un heu des plus défavorisés :

16. JournalAsbarez du 24 octobre cité par LIBARIDIAN,op. cit., p. 81.17. Cf. DONABÉDIANet al., op. cit., p. 98-99, et MOURADIAN,op. cit., p. 15, avec quelques contradictionsdans la

chronologie.18. A. YOUNOUSSOV, « Les pogroms en Arménie en 1988-89 », Express-Khronika, n° 9, 26 février 1991. Le même

documentfait remonter les premiers réfugiés aux années 1986 et 1987 sans plus de précision.

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Soumgaït,banlieue industrielle sinistrée,et pour que la vieille habitude des pogromsrefassesurface. Du 27 au 29 février, des attaquesde propriétésarméniennes,des pillages, des viols,des affrontements feront selon les chiffres officiels 32 morts, dont 26 Arméniens et6 Azéris 19. Mais, les Arméniens s'accordent à le multiplier au moins par dix 20. Les évé-nements de Soumgaït, qui sont loin d'être les plus graves par rapport à ceux qui suivront,creusent de nouveau un gouffre entre les deux communautés.

Désormais, deux objectifs sont visés, le nettoyage ethnique de ce qui reste d'Arméniensen Azerbaïdjan — en dehors du Haut-Karabagh— et d'Azéris en Arménie et la sécessiondu Haut-Karabagh, ce qui n'implique pas forcément son annexion à l'Arménie. Les opé-rations de nettoyage, qui concernent en gros 200 000 personnesde chaque côté 21, semblentavoir été menées plus systématiquementet étalées dans le temps en Arménie et plus parà-coups violents en Azerbaïdjan (Bakou, juin 1988 ; Gandja, novembre 1988 ; Bakou, jan-vier 1990).

Le 23 mars 1988, le Présidiumdu Soviet suprêmede l'URSS rejette la demandede séces-sion du Haut-Karabagh en échange de quelques mesures sociales et culturelles22. Le len-demain, le communiqué du bureau de la Fédération révolutionnairearménienneDachnak-tsoutioun (Dachnak),le grand parti traditionnelarménienet le plus influentdans la diaspora,rompt également les ponts en plaçant la lutte au premier plan : « Il ne peut y avoir ni paixni coopération sincère entre les nationalités tant que ne seront pas rétablis les droitsspoliés 23. » Il fera désormais de la question du Karabagh son affaire. Le Comité Karabaghse radicalise également.

En juin, la tension monte encore. Le 7, quatre-vingt-sixmaisons d'Azéris sont détruitesdans la ville de Masis entre Erevan et la frontière turque. Le 13, des manifestationsà Bakouterrorisent la population arménienne.Le 15, le Soviet d'Arménie vote à l'unanimité le rat-tachement du Karabagh, ce que refuse deux jours plus tard le Soviet d'Azerbaïdjan. Le28 juin, à la 19e conférence du PCUS à Moscou, Gorbatchev écarte toute éventualité demodification des frontières. En réponse, une grève générale est déclenchéeen Arménie etl'occupation de l'aéroport de Zvarthnots se soldera par un mort. Entre-temps, les Azéris

19. Bulletin de l'agence Tass du 29 mars 1988, rendant compte des résultats de l'enquête, cité par LIBARIDIAN, op.cit., p. 111.

20. Taline TER MINASSIAN,« Les développements du drame en Arménie », Hérodote, n0! 54-55, 4e trimestre, 1989,

p. 253, parle d'un «nombre vraisemblable [de] plus de 350», et Claire MOURADIAN (op. cit., p. 16) de «plusieurscentaines ».

21.DONABÉDIAN(op. cit., p. 106) donne 180 000 «Turcs» et 250 000 Arméniens, YOUNOUSSOV (op. cit., p. 2)200 000 Azéris.

22. DONABÉDIAN, op. cit., p. 101, et texte de la résolution, p. 126.23. Texte entier dans LIBARIDIAN, op. cit., p. 125-127.

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essayent d'empêcher l'envoi d'aide et de renforts au Karabagh par le couloir de Latchine,ce qui provoque des affrontements24.

Tout se passe comme si les Arméniens profitent de la formidable mobilisation à proposdu Karabagh dont la diaspora, comme une caisse de résonance, renvoie l'écho amplifié,pour isoler et écarter progressivementle pouvoir soviétique, tout en se préparant à une luttepolitiqueet militaire ; tandis qu'en revanche la directionazerbaïdjanaiseessaye de maintenirle statu quo, en comptant sur le goût pour l'immobilisme de Moscou.

C'est dans ces conditions, et tandis que 165 000 réfugiés azéris affluent à Bakou, quenaît en août 1980 le Frontpopulaire d'Azerbaïdjan 25 comme un refus à l'inertie du pouvoirpolitique. Mélange tout aussi hétéroclite que les autres fronts populaires des peuples del'URSS, il sera dès le début l'otage de la question du Karabagh, ouvert à toutes les hési-tations et à tous les excès. Et il est remarquable que les mouvementsd'oppositionarménienet azerbaïdjanais,nés au nom de l'émancipation du régime soviétiqueet de la décolonisationpar rapport à la Russie, ne songent pas un instant à se concerter et que, aussi bien à l'oppo-sition qu'au pouvoir, ils participent activement à la diabolisation de l'adversaire.

Entre-temps, le nettoyage ethnique continue et même s'accélère. Les Azéris s'attaquentaux districts à majorité arménienne situés entre Gandja et le nord de la frontière du Haut-Karabagh, donc sous juridiction azerbaïdjanaisedirecte. Ensuite, à partir du 21 novembre,c'est le tour de Gandja (ex-Kirovabad)où vivent environ40 000 Arméniensqui sont chassésde la ville 26. En réponse, les Arméniensdéclenchent,àpartirdu 27, l'étape finale de l'expul-sion des Azéris de leur territoire27. Le 2 décembre, le Comité Karabagh parle de120 000 Arméniens ayant quitté l'Azerbaïdjan et reconnaît que 80 000 Azéris ont quittél'Arménie28. Évidemment, chaque côté parle de départs volontaires, mais mis à partquelques villages qui, voyant l'inévitable, procèdent à des échanges négociés, commentévaluer la « volonté » du départ ?

Le terrible tremblement de terre de Spitak en Arménie, le 7 décembre 1988, accélèrel'évolution politique29. Profitant de la stupeur causée par la catastrophe, Moscou décidel'arrestation, entre le 10 décembre et le 7 janvier, de onze membres du Comité Karabaghet décide le 12janvier de prendre directementen charge l'administration du Haut-Karabagh.

24. Ibid., p. 4-5 ; et DONABÉDIAN, op. cit., p. 102.25. TadeuszSWIETOCHOWSKI, « Azerbaïdjan : Between Ethnie Conflict and Irredentism », Armenian Review,XLID7

2-3, été/automne 1990, p. 43-44.26. DONABÉDIAN, op. cit., p. 103.27. YOUNOUSSOV, op. cit., p. 6-7.28. DONABÉDIAN, op. cit., p. 104.29. Sans oublierles rumeurs arméniennes selon lesquelles le tremblement de terre aurait été provoqué par une explo-

sion nucléaire souterraine du fait des Russes ou des Turcs et l'explosion de joie de quelques Azéris pour la punitiondivine de leurs ennemis.

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Si cette décision soustrait l'enclave au contrôle de Bakou, elle rend en même temps ino-pérants les organes locaux fonctionnant de plus en plus au profit de la sécession.

Toutefois, les passions semblent relativement se calmer pendant la première moitié del'année 1989. Le 31 mai, les membresdu ComitéKarabagh sont libérés et rentrentà Erevan.En juin, le Comité donne naissance au Mouvementnationalarménien (Hayots HamazgayinCharjoum, MNA), dans lequel se détache la figure de Levon Ter Petrossian, linguisteréputé. En même temps se déroule à Bakou le congrès fondateur du Front populaire azer-baïdjanais (FPA). Enfin, le 16 août, les membres arméniens du Soviet du Karabagh, sus-pendu en janvier, se constituent en un Conseil national, qui va prendre progressivementenmain le sort de l'enclave et où le parti Dachnak prédomine.

Cependant, le 1er décembre 1989, le Parlement arménien proclame l'union du Karabaghet de l'Arménie. En janvier 1990, les Azéris attaquent les villages arméniens des districtsde Khanlar et de Chaoumianovskentre la frontière nord du Karabagh et Gandja. Le mêmejour, le FPA, qui avait déjà montré sa force en détruisantdes bornes frontières et des bar-belés sur la frontière entre le Nakhitchévan et l'Iran, réunit une manifestation à Bakoudemandant la démission du gouvernement,incapable selon lui de résoudre la question duHaut-Karabagh,et menace d'organiser une marche sur ce territoire. En quelques jours, laflambée devient générale, des hélicoptères et des véhicules blindés font même leur appa-rition des deux côtés et les manifestations de Bakou tournent en un nouveau pogromanti-arménien.

Les Izvestiadu 16 janvier annoncent56 morts, dont 27 Arméniens, 9 Azéris, 2 membresdes forces de l'ordre et 156 blessés tandis que des milliers d'Arméniens sont évacués enavion ou en bateau vers Krasnovodsk, sur la rive est de la Caspienne. Mais les Azérisproches du FPA, relayés par la presse de la Turquie, accusentMoscoude monteren épingleces événements pour justifier l'intervention de l'Armée rouge qui aura lieu le 10 janvier1990. Celle-ci, doubléede la proclamationde l'état d'urgence, entraînelamort de 170per-sonnes les 19 et 20 janvier à Bakou.

Sous le choc de ces événements,Arméniensdu MNA et Azéris du FPA acceptentde serencontrer à Riga à l'initiative des Fronts des pays baltes. Dans cette première et dernièreréunion bilatérale, tenue le 3 février, les Arméniens avancent le droit à l'autodéterminationet les Azéris, le principe de respect des frontières ; et les choses en restent là. Désormais,c'est la course à l'armement, mais tandis que les Arméniens attaquent régulièrementles

casernes russes et reçoivent également des armes de l'étrangergrâce aux filières Dachnak(notammentvia Beyrouth30),les Azerbaïdjanaissemblentse fier à l'armée russe et à l'effi-

30. Voir notamment les Izvestia du 1er février sur les tentatives de l'armée russe pour récupérer du matériel voléprécédemment, causant la mort d'un ouvrier arménien (CD, XLQ75,p. 8) ; les Izvestia des 28 et 29 mai sur les attaquesarméniennes en vue de la saisie de matériel militaire, causant 23 morts (CD, XLII/12, p. 7-8) ; les Izvestia du 22 mai

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cacité du blocus décrété contre le Karabagh et l'Arménie.Effectivement, l'arméerusse sem-ble engager la répression dans le Karabagh pour le compte des autorités de Bakou. Maiscela ne semble pas entraver sérieusement ni l'organisation ni la combativité des habitantsdu Karabagh, qui s'attaquent désormais aux soldats russes. Douze sont tués dans le Haut-Karabagh en 1990 et quatorze pendant les quatre premiers mois de 199131. Levon TerPetrossian, élu en août 1990 président du Soviet suprême d'Arménie, parle de dialogue, decompromis, mais la situation semble lui échapper et le conflit suivre sa propre logique.

Mais bientôt l'échec du putsch du 19 août 1991 à Moscou va renverser le cours desévénements. Le Karabagh devientun enjeudans la dernière phase de la lutte pour le pouvoirentre Gorbatchevet Eltsine, tandis que le Conseil national du Karabagh réuni le 3 septembreà Stepanakert proclame la République du Nagorno-Karabakh De son côté, Eltsine tente uneaction d'éclat. Après avoir effectué une visite à Bakou, Erevan et Stepanakert, avec sonhomologue kazakh Noursultan Nazarbaiev, il entraîne Ter Petrossian et Ayaz Moutalibov,le présidentazerbaïdjanais, à la station thermale de Jeleznovodsk pour signer ce qui resteracomme le premier de l'infinie série des cessez-le-feu mort-nés, tous entachés du mêmedéfaut, celui de ne pas reconnaître, sous pression de la partie azerbaïdjanaise, les autoritésde fait du Haut-Karabagh comme partie contractante, ce qui les dispense d'honorer ce quia été signé sans leur accord. Aussi les combats continuent-ils.

Un mois plus tard, c'est au tour de Gorbatchev de réunir les présidents Moutalibov etTer Petrossian. Nouvel échec, la partie arménienne refusant la proposition d'une zone tam-pon de 10 kilomètres, contrôlée par les troupes du MVD entre les deux républiques, ce quiaurait pour effet de stopper l'aide en hommes et en matériel de l'Arménie au Karabagh.Le 20 novembre, les derniers espoirs de paix sombrent en même temps que l'hélicoptèrequi s'écrase dans le district de Martouni, la partie orientale de l'enclave, tuantses vingt-deuxoccupants, tous officiels, dont le commandant et l'administrateur russes de l'enclave, lechef du KGB, le procureur d'Azerbaïdjan, des représentants des ministères russes etkazakhs, etc. On ne saura jamais s'il s'agissait d'un accident, ce qui permettra à chacund'avoir des opinions bien arrêtées sur la question.

Le 8 décembre 1991, un référendum organisé par la population arménienne de la « Répu-blique du Nagorno-Karabagh » obtient 99 % de « oui » en faveur de l'indépendanceet, le12 décembre, les autorités de l'enclave demandent leur adhésion à la CEI, la Communautédes États indépendants qui vient d'être créée après la disparition de l'URSS. Le 24 décem-

à propos de l'entretien avec le vice-ministre soviétiquede la Défense V. Varennikovestimant à deux chars, quatrevéhiculesde combat,onze véhiculesblindés,un mortier, un canon antiaérien et 1 291 armes de combat le matériel voléentrejanvieret mai (ibid., p. 10-11), ainsique l'articlede Claude-MarieVADROT, au Journaldu dimanchedu 21 janvier1990 au sujet de l'aide extérieure.

31. Izvestia du 5 février 1991 (CD, XLIII/6,p. 16), et Izvestia du 8 mai 1991, citant la conférencede presse de M.Gorbatchev,donnée le 6 mai à Paris (CD, XLIII/19,p. 17).

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bre, le général commandant les troupes russes dans l'enclave annonce leur évacuationrapide, comme conséquence du vide juridique laissé par la disparition de l'URSS. Le len-demain, 600 Arméniens armés attaquent les postes militaires à Stepanakert s'emparantd'armes et de véhicules blindés.

Sur le plan militaire, à la fin de cette année cruciale, les forces arméniennes du Haut-Karabagh ainsi que celles de l'Arménie paraissaient mieux organisées, plus aguerries etbien plus déterminées que celles d'Azerbaïdjan. Tandis que l'Arménie abrite plusieursgroupes paramilitaires liés à différentes organisations, le parti Dachnak semble contrôlerle Karabagh où affluent également des combattants d'Arménie32. Côté azerbaïdjanais, lesvelléités de créer une armée nationale, manifestées à partir du mois d'octobre, étaient loinde se matérialiser à la fin de l'année et la police, quoique bien armée, démontrait qu'ellen'était capable d'agirque dans l'ombre des troupes russes. Sur le plan politique, la passivitédes dirigeants communistes de Bakou, ayant attendu jusqu'à la fin que la solution viennede Moscou, se révélait dès lors désastreuse,entraînantune démoralisationgénérale,capablede se manifesterpar des accès de colère, lesquels,habilementexploitéspar la partie adverse,ne servent qu'à noircir l'image de l'Azerbaïdjandans l'opinion publique internationale.

Ainsi, la période de formation des républiques indépendantesdu Caucase, contrairementà ce que l'on pourrait attendre, fut marquée beaucoup moins par la lutte contre un pouvoirimpérial en liquéfaction que par les luttes intra- ou interrégionales.Quel que soit le poidssymbolique dans l'opinion publique interne et externe des morts arméniens et azéris, dufait des interventions russes, ils ont été infiniment moins nombreux que ceux tombés dansles conflits ethniques. Ce sont finalement ceux-ci qui ont forgé les nouvellesidentitésnatio-nales, bien plus que la lutte contre l'impérialismerusse ou soviétique. Par ailleurs, pendantcette période, Moscou fut davantage tentée d'utiliser les pays en question et les événementsqui s'y sont dérouléspourses luttes intestinesque d'y maintenircoûteque coûte saprésence.Ainsi, pendant la dernière phase de dislocation de l'URSS, Boris Eltsine et les forces quile soutenaient semblent avoir appuyé bien plus les forces centrifuges que celles fidèles àl'ancien régime, incarné par Mikhaïl Gorbatchev. A partir de 1992, le nouveau pouvoirrusse, malgré ses divisions internes, continuerade soutenirles forces sécessionnistesau seindes républiques caucasiennes, dans le cadre d'une politique de récolonisationde la région.

32. Rapport Reuter du 14 novembre 1991 et correspondance du journal The European du 27 février 1992, cités parElisabethFULLER, « Paramilitary Forces Dominate Fighting in Transcaucasus », RFE/RLResearchReport, II/25, p. 74,ainsi que l'article de Pavel FELGENGAUER dans la Nezavisimaya Gazeta du 21 février 1992 (CD., XLIV/8, p. 10-11).

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Le conflit ethnique, moyen de récolonisation

Géorgie, la guerre civile permanente

L'allégeance des dirigeants communistesaux instigateurs du putsch manqué du 19 août1991 sonna le glas de leur pouvoir et il en fut paradoxalement de même pour le très dis-sident, très antisoviétiqueet très antirusseZviad Gamsakhourdia,le présidentde la Géorgie.Il est vrai que celui-ci, issu d'un monde politique dans lequel s'agitait plus d'une centainede partis, avait besoin d'un bon coup de balai pour asseoir son pouvoir. Et c'est sans doutebien plus sa précipitation à se débarrasser de ses adversaires que sa paranoïa dictatorialequi causa sa perte, puisque, détesté par la classepolitique, il avait su rester populaire auprèsdes masses. En février 1991 déjà, Gamsakhourdiaordonnait l'arrestation de plusieurs dou-zaines de membresde l'organisation paramilitairela plus importantedu pays les Mkhedrioni(« Chevaliers») de Djaba Iosseliani. Après son élection à la présidence de la Républiqueen mai, avec 86,7 % des suffrages, il éloignait à la mi-août son Premier ministre TenguizSigoua. Enfin, faisant semblant de se soumettre à la demande des putschistes de Moscou,il essayait de désarmersa Garde nationaleet de limoger son commandantTenguiz Kitovani.Celui-ci, sculpteur de son état et ami de longue date du président, avait monté une vraiegarde prétorienne,organismeautant militaireque politique, soutien de la coalitionqui avaitamené Gamsakhourdia au pouvoir. Ce sont ces trois hommes brimés qui formeront untriumvirat, chargé de liquider le président et de prendre en main les destinées de la Géor-gie 33.

Le coup d'envoi est donné par le départ de Tbilissi de 13 000 à 15 000 hommes de laGarde sous le commandementde Kitovani qui vont rejoindre les Mkhedrionide Iosseliani,laissant derrière quelque 1 500 hommes fidèles à Gamsakhourdia. C'est sans doute le sou-tien populaire au président, à Tbilissi même mais aussi en province, qui lui a permis derésister jusqu'aux premiers jours de 1992, avant de fuir en Arménie.

Il apparaissaitaussitôt que l'éviction de Gamsakhourdiapar le triumvirat de ses anciensfidèles n'était qu'une péripétie de l'interminable crise géorgienne. Après avoir tenté unemarche sur Tbilissi à partir de l'Abkhazie, Gamsakhourdiase réfugiait à Grozny, chez sonallié Doudaev, le président de la Tchétchénie. Le 7 mars, Chevardnadze,qui avait été chefdu Parti communiste géorgien de 1972 à 1985 avant de devenir le ministre des Affairesétrangères de Gorbatchev, arrivait à Tbilissi grâce aux efforts de Iosseliani et, trois joursplus tard, un Conseil d'État était constitué en tant qu'instancedirigeante suprême compre-nant le triumvirat précédent plus Chevardnadze.

33. Cf. FULLER, art. cit., «The Transcaucasus : Real independence...», p. 49-50, et FULLER, art. cit., «Paramili-tary... », p. 80.

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Celui-ci devenu président de la Géorgie aurait pu être le garant, auprès de l'ONU, de larespectabilitéde la Géorgie, et l'artisan du rapprochementavec la Russie. Mais c'était sanscompter avec les luttes pour le pouvoir et les nationalismes à Tbilissi et à Moscou, lesirrédentismes des peuples de la Géorgie et le guêpier du Nord-Caucase.

Dans cette région, la complexité des intérêts, liée au mélange des peuples, défie souventtoute tentative d'explication rationnelle. D'une façon générale, les peuples traditionnelle-ment alliés de la Russie, les Ossètesmais aussi les Abkhazes,cherchentà provoquerl'inter-vention de celle-ci contre l'« impérialisme» géorgien. Ils cherchent aussi l'alliance desautres peuples du Nord, dont la proximité rend l'aide plus efficace. Or, ceux-ci sont, à desdegrés peut-être différents, surtout désireux de secouer la domination russe.

Le premier à franchir le pas de l'indépendance est le TchétchèneDjokar Doudaev, aprèsavoir été promu président du peuple le plus nombreux du nord du Caucase (957 000 en1989), et aussi le plus réputé, à cause de ses fréquentes révoltes contre le pouvoir russe,le plus farouche,mais également le plus pauvre. En même temps, Doudaevest l'allié affichéde Gamsakhourdia,le plus outrancièrementnationaliste des Géorgiens. Les deux hommessignent le 20 février 1992, à Grozny, un communiquéappelant à la création d'une « Uniondes États caucasiens».

L'idée d'une Républiquedes montagnardsfait égalementson cheminet les Adyghé (Cir-cassiens), qui ont fondé le mouvement Adyghe-Khasdans leur région autonome, semblentégalement y adhérer, ce qui conduit les conservateursrusses à crier au danger islamique34.

Entre-temps, le quatrième congrès des peuples montagnards du Caucase proclame uneconfédération, sans que celle-ci ait la moindre réalité territoriale, et annonce un cinquièmecongrès le 24 avril en Ossétiedu Sud, promettantà cette dernière une aide de deux bataillonsde montagnards pour lutter contre les Géorgiens. Tbilissi essaye de désamorcer le brûloten négociant directement avec les Ossètes du Nord et en promettant le retour des réfugiésau sud. L'Ossétie du Sud refuse tout compromis, affirmant la nécessité d'un « rideau defer » avec la Géorgie et réclamant des soldats russes pour se protéger. Avec l'arrivée duprintemps, la guerre reprend en Ossétie du Sud et il semble que, malgré les efforts de Che-vardnadze, les différentes formations militaires géorgiennes soient décidées à en finir.Tandis que le 10 juin 1992 le président géorgien signe un nouvel accord avec le présidentdu Soviet de l'Ossétie du Nord prévoyant un cessez-le-feu et le déploiement des troupesdes deux républiques sur la ligne de démarcation, la Garde nationale géorgienne envahitl'Ossétie du Sud et assiège sa capitale.

Cette situation donne à la Russie l'occasiond'intervenir. Le 15 juin, le président du Par-lement russe, Rouslan Khasboulatov(d'origine tchétchène), fait une déclarationdure accu-

34. Déclarations d'Oleg Roumiantsev, secrétaire de la commission constitutionnelle du Parlement russe à la Ros-siiskaya Gazeta du 4 février 1992 (CD, XLIV/8, p. 6-7).

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sant la Géorgie de génocide envers les Ossètes et de déstabilisation du nord du Caucase.Le 18, les forces russes présentes dans la région lancent des attaques terrestres et aériennescontre les assiégeants géorgiens. Répondant aux protestations de Chevardnadze, le gou-vernement russe exige le 20 des négociations immédiates entre représentants de la Géorgie,de l'Ossétie du Nordet du Sud et de la Russie. En même temps, un conflit éclate à Tbilissientre Chevardnadze et Kitovani, le chef de la Garde nationale, qui veut en finir avec lesOssètes. Eltsine et Chevardnadze se retrouvent le 24 à Sotchi, sur les bords de la mer Noire,et signent un accord imposant la présence d'une force d'interposition russe. Celle-ci metfin au conflit en soustrayant de fait l'Ossétie du Sud au contrôle géorgien et en assurantla présence russe des deux côtés des défilés du Caucase central 35.

Cet accord ne clôt pas pour autant les troubles dans cette région. En s'y intéressant, leParlement russe avait également reconnu dans la foulée, au début du mois de juin, uneRépublique ingouche, sans lui préciser ni son territoire ni ses statuts. Les Ingouches(237 000 en 1989) avaient déjà bénéficié d'une région autonome de 1924 à 1934. Lors deleur déportation, en même temps que les Tchétchènes en 1944, leurs terres ont été occupéespar les Ossètes et rendues seulement en partie à leur retour en 1957. Ainsi, notamment ledistrict de Prigorodny, comprenant les banlieues de Vladikavkaz, situées sur la rive droitedu Terek, restaen territoire ossète. En novembre 1991, les Ingouchesn'ont pas voulu suivrela proclamation d'indépendancetchétchène et demandèrent de rester dans la Fédération deRussie. C'est donc pour les récompenser de leur fidélité que le Parlement russe leur faisaitcadeau d'une république. Ce qui a eu comme effet immédiat la revendication ingouche surle district de Prigorodny, et le début d'un conflit avec les Ossètes.

L'arrivée en Ossétie du Nord de quelque 100 000 réfugiés d'Ossétie du Sud, dont unepartie installée dans le district en question où vivaient déjà 30 000 Ossètes et30000 Ingouches, ne faisait d'ailleurs qu'aggraver la situation 36. Les affrontements, quicommencent dès l'été 1992, se généralisent à partir du 31 octobre, date à laquelle lesIngouches, attaquant la police ossète, récupèrent des armes et des véhicules blindés touten prenant en otages quatre-vingts recrues russes. Mais les Ossètes, qui ont l'avantage dunombre et les faveurs des forces russes, prennent rapidement le dessus. Déjà, à la mi-novembre, Nazran (la capitale ingouche) parle de 18 000 Ingouches chassés en Ossétie.L'intervention russe réussit à fixer le 17 novembre la frontière entre la Tchétchénie et

35. MoskovskiyeNovosti du 21 juin 1992 et Nezavisimaya Gazeta du 26 juin 1992 (CD, XLIV/25, p. 5-7).36. Voir articles « Ingouche (peuple) » et « Ossétie», dans Dictionnaire de géopolitiqueainsi que la Nezavisimaya

Gazeta du 10 juin 1992, (CD, XLIV/23, p. 24) et du 8 juillet 1992 (CD, XLIV/27, p. 26).

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l'Ingouchie, mais le nettoyage ethnique continuejusqu'à ce que, par des accords signés le16 janvier 1993, les Russes assurent l'administration militaire des deux républiques 37.

En ce qui concerne la Géorgie, le règlement du conflit ossète en faveur de la Russie nefut perçu par les différentes parties que comme une invitation à rouvrir le conflit abkhaze.A la fin juin 1992, les députés géorgiensdu Parlementabkhaze annonçaientune campagned'insubordination, appelant la populationgéorgienne de Soukhoumi à faire grève. La situa-tion était compliquéeà souhait puisque les Géorgiens de l'Abkhazie étaient divisés en unefactionpro-Chevardnadzeetune factionpro-Gamsakhourdia, ce dernierétanten pourparlersavec Ardzinba, le président abkhaze pour utiliser son territoire comme une base de recon-quête du pouvoiren Géorgie. A l'intérieurdu clan Chevardnadze, les forces des Mkhedrionidépendant de Djaba Iosseliani et celles de la Garde nationale dépendantde Tenguiz Kito-vani, toutes les deux présentes à Soukhoumi, ne semblaient pas non plus s'entendre entreelles 38.

Le 23 juillet 1992, trente-cinq des soixante-cinqdéputés abkhazes votent l'abolition dela Constitution de 1978 et son remplacementpar celle de 1925 conférant à l'Abkhazie lestatut de république de l'Union. Ardzinba, tout en demandant l'adhésion de l'Abkhazie« indépendante» à la CEI, se rend à Ankara pour obtenir la reconnaissancede son payset l'aide de l'importante communautéabkhazede la Turquieen faisantvibrer la corde isla-miste 39.

Le prétexte pour l'ouverturedes hostilitésest donnépar les partisans de Gamsakhourdia.Ceux-ci attaquenten Mingrélie,débutjuillet, des hommes de la milice des Mkhedrioni. Cesderniersrépliquentpar des représaillessanglantes contre lapopulation locale. Chevardnadzetente une médiation, mais les médiateurs sont pris en otages par les hommes de Gamsa-khourdia. Le ministre de la Défense géorgienTenguiz Kitovani monte une puissanteexpé-dition punitive qui pénètre dans Soukhoumi, d'où s'enfuient les officiels abkhazes. Laguerre civile entre Abkhazes et Géorgiens vient de commencer 40.

Aussitôt la Confédération des peuples montagnards du Caucase annonce son aide.Chevardnadzeessaie d'obtenir d'Eltsine la fermeture de la frontière entre la Géorgie et laRussie, mais déjà, une semaineplus tard, on annonce l'arrivée en Abkhazzie de 5 000 volon-taires du Nord41. Un cessez-le-feu, signé à Moscou le 3 septembre entre Géorgiens,

37. Nezavisimaya Gazeta du 18 novembre 1992 (CD, XLIV/46, p. 28), du 22 décembre 1992 (CD, XLIV/51,

p. 25-26).38. Cf. FULLER, « Abkhazia... », art. cit., p. 4, et Moskovskiye Novosti du 5 juillet 1992 (CD, XLIV/26, p. 31).39. FULLER, « Abkhazia... », art. cit., p. 4, et le journal turc Cumhuriyet,du 28 juillet 1992.40. FULLER, « Abkhazia... », art. cit., p. 1 ; Elizabeth FULLER, « Transcaucasia : Ethnie Strife Threatens Democra-

tization », RFE/RL Research Report, II/l, 1er janvier 1993, p. 23 ; Izvestia du 13 août 1992 (CD, XLIV/32, p. 20),Nezavisimaya Gazeta du 15 août, Izvestia des 17 et 19 août 1992 (CD, XLIV/33, p. 14-15).

41. Izvestia du 26 août 1992 (CD, XLIV/34, p. 22).

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Abkhazes et Russes et prévoyant le retraitde ces volontaires, reste inopérant et, en revanche,c'est le Parlement russe qui demande, le 25, le retraitdes troupes géorgiennes et un embargodes armes contre ce pays. Cette menace réunit de nouveau Eltsine et Chevardnadze à Mos-cou le 28 septembre, mais la connivence supposée des deux hommes face aux conservateursdu Parlement russe, en faisant de la Géorgie un enjeu des luttes politiques internes russes,n'avance pas réellement sa cause. D'ailleurs, le seul résultat tangible de cette réunion estla promesse d'une autre rencontre, le 13 octobre. Sur le terrain, de nouveaux affrontementsautour de la ville d'Otchamtchira,au sud du territoire abkhaze, deviennent le prétexte d'unrefus de retrait des montagnards. Ceux-ci, tout en considérant la Russie comme un « satan »,deviennent les exécuteurs de ses besognes dans la région, en formant le gros des bataillonsde la reconquête abkhaze42.

Le 1er octobre, les forces abkhazes et nord-caucasiennes attaquent, à l'aide de chars T-72Gagra, la ville la plus importante du nord de l'Abkhazie, évacuée en grande partie par lestroupes géorgiennes, conformément aux accords du 3 septembre,et l'occupent le lendemain.Le 4, un congrès extraordinaire de la Confédération des peuples montagnards du Caucasese réunit à Grozny et reconnaît l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud endécidant de s'appeler désormais Confédération des peuples du Caucase. Le 6, les Abkhazesoccupent Gantiadi et Leselidze, les deux dernières villes du Nord, proches de la frontièrerusse et leurs avant-postes arrivent à Echera à 15 kilomètres au nord-ouest de Soukhoumi,où Djaba Iosseliani fait appel aux montagnards Svanes pour la défense de la ville contrele siège imminent 43. Le 11, Chevardnadze est élu, avec 90 % des suffrages, président duParlement géorgien, le plus haut poste d'un pays exsangue. Tandis que 70 000 réfugiésgéorgiens affluent du nord de l'Abkhazie, la Géorgie décide de suspendre en décembre sespourparlers bilatéraux avec la Russie 44.

Pendant que les combats marquentun temps d'arrêt au cours de l'hiver, Chevardnadzeessaye d'utiliser son ancien prestige de chef de la diplomatie soviétique pour faire appelaux instances internationales.Mais l'ONUest plus que réticente à un engagement qui dépas-serait l'envoi de quelques observateurs.

Le front établi pendant l'hiver sur le fleuve Goumista, immédiatement au nord-ouest deSoukhoumi, se ranime à partir du 16 mars 1993. Les Abkhazes traversent le fleuve au nordde la ville et tentent en même temps des opérations amphibies. Le matériel dont ils dis-posent, une quarantaine de chars T-72, des lance-roquettes Grad et de l'artillerie lourde,indique la participation russe. L'attaque est repoussée avec plus de cent morts du côté géor-

42. Izvestia du4 septembre 1992(CD,XLIV/36, p. 15) ; NezavisimayaGazeta des 26et 29 septembre et du 1er octobre1992, et Izvestia du 28 septembre 1992 (CD, XLIV/39, p. 6-8).

43. Izvestia des 2, 5 et 7 octobre 1992 (CD, XLIV/41, p. 12-15).44. Izvestia du 18 décembre 1992 (CD, XLIV/51, p. 25).

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gien. Parmi les morts et les prisonniers du camp adverse, cinq seulement seraient desAbkhazes, les autres étant des cosaques, des Nord-Caucasiens,des Arméniens45.

L'aggravation de la situation militaire ne réduit pas les cabales politiques internes, bienau contraire. Tenguiz Kitovani est accusé de comploter avec les Russes et les chefs mili-taires géorgiens du sud de l'Abkhazie et de la Mingrélie, dont les anciens fidèles de Gam-sakhourdia. Il est obligé de démissionner de son poste de ministre de la Défense le 7 mai,mais au profit d'un de ses protégés, un vétéran de l'Afghanistan âgé de vingt-sept ans,Gheorgui Karkarachvili,tandis que, pour faire bonne mesure, Djaba Iosselianidémissionneégalement de toute fonction officielle, tout en restant à la tête des Mkhedrioni46.

A la fin du mois de mai, un nouveau cessez-le-feuest signé, suite aux négociationsentreChevardnadze et Eltsine, en même temps que des accords de retrait de l'armée russe duterritoire géorgien à partir de juin 1993 et d'un transfert à la Géorgie des bases navales deBatoumi, Poti et Otchamtchira47. Il s'agit à l'évidence d'un marché des dupes, puisqueOtchamtchira est attaquée dès le début juin par les Abkhazes, qui lancent également unegrande offensive début juillet contre Soukhoumi. Les Géorgiens, qui accusaientdepuis unedizaine de jours les Russes de préparer cette attaque, annoncent que 2 000 soldats russesavaient franchi le fleuve Psou, séparant la Russie de l'Abkhazie. C'est plutôt l'incapacitédes assaillants comme des défenseurs d'obtenir un résultat après un mois de combats quiconduit à un cessez-le-feu respecté de part et d'autre le 29 juillet. Il ne servira en réalitéqu'à rendre les forces abkhazes réellement opérationnellespour l'attaque finale du mois deseptembre48.

En attendant, ce cessez-le-feuqui prévoit le retour des dirigeants abkhazes à Soukhoumiet le retrait progressif des forces géorgiennes est mal accueilli à Tbilissi où l'opposition,Tenguiz Kitovanien tête, accuse Chevardnadzede capitulation. Le 6 août, Tenguiz Sigoua,le Premier ministre, démissionne laissant Chevardnadzeseul en première ligne. Pourtant,celui-ci sembleencore croire à une possibilitéd'ententeavec Eltsine, garantissantl'intégritéterritoriale de la Géorgie, en contrepartie d'une autonomie substantielle accordée àl'Abkhazieet à l'Ossétie. Mais Eltsine tient à recevoirArdzinbadeuxjours après avoir reçuChevardnadzeet sur le même pied d'égalité. A un moment où le présidentrusse se prépareà lancer l'attaque finale contre son Parlement, il a besoin du soutien de l'arméeet ce soutienvaut bien la Géorgie.

C'est encoreà Gamsakhourdiad'ouvrir la dernièreétape du conflit. Ses forcess'emparentà la fin août des villes stratégiquesd'Abacha,Senakiet Khobi,interceptantles voies ferrées

45. hvestia des 17 et du 18 mars 1993 (CD, XLV/11, p. 14-15).46. hvestia du 21 avril et du 8 mai 1993 (CD, XLV/16, p. 22 et XLV/19, p. 18-19)47. FULLER, « Paramilitary forces... », art. cit., p. 82.48. hvestia des 3, 6 et 30 juillet 1993 (CD, XLV/27, p. 19 et XLV/31, p. 20-21).

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reliant Tbilissi au port de Poti et à l'Abkhazie ; le 2 septembre, ses partisans se réunissentà Zougdidi pour former un parlement alternatif. Le 7, ils occupent Gali au sud del'Abkhazie, encoreaux mains des Géorgiens, et attaquentdes dépôts d'armes, ce qui conduitles forces d'interposition russes à accuser les Géorgiens de manquementaux conditionsducessez-le-feu.Le 14, ils attaquent Samtrediaqui contrôle l'embranchement ferroviaire versBatoumi. Chevardnadze,mettant sa démission en jeu, obtient les pleins pouvoirs et la sus-pension des travaux du Parlement pour deux mois. Le lendemain, il part pour Koutaïssiafin de coordonner la contre-offensive contre les zviadistes, les partisans de Zviad Gam-sakhourdia. Le même jour, les Abkhazes lancent l'assaut contre Soukhoumi49.

Le ministre russe de la Défense, le général Gratchev, arrivant sur le terrain, estime quesi les Abkhazes ont ouvert le feu les premiers, c'est parce que les Géorgiens ne se sont pasretirés à temps. Il propose d'envoyer des forces russes pour désarmer les deux parties, sonhomologue géorgien refuse, mais quand, le lendemain, Chevardnadze lui téléphone pouraccepter la proposition,Gratchev déclare qu'il est trop tard et que la seule solution est quela Géorgie évacue complètement l'Abkhazie. Effectivement, les Abkhazes et leurs alliés,qui ont parfaitementmis à profit le cessez-le-feupour achever leurs préparatifs,progressent.Le 22, ils sont dans les faubourgs de la ville, laquelle résisterajusqu'au 27 grâce à la pré-sence de Chevardnadze50. La veille, celui-ciavait essayédéjouer sa dernièrecarteen offrantà Moscou son adhésion à la CEI, mais on y avait encore une fois estimé qu'il était troptard. De retour à Tbilissi, il affirmait qu'il ne pouvait plus en être question, mais il restaitune dernièremanche à jouer dont l'adversaire désigné serait, encoreune fois, Zviad Gamsa-khourdia.

Avant que les forces abkhazes achèvent la conquête de l'Abkhazie, prenant Tkvartchelile 29, Otchamtchiraet Gali le 30, pillant tout sur leur passage et poussant devant eux surla route la totalitédes 250 000 Géorgiens de l'Abkhazie, Gamsakhourdia, le présidentdéchude Géorgie, était de nouveau à Zougdidi, prêt à relancer sa croisade. Tandis que lesAbkhazes atteignaient le 1er octobre la frontière sur l'Ingouri, ses partisans, les « zvia-distes », occupaient le lendemain Poti, et le 3, Vani et Khoni sur la route de Koutaïssi.

Le 8, quatrejours après la prise d'assaut du Parlementà Moscou, Chevardnadzeannonce,à l'issue d'une rencontre avec Boris Eltsine, que son pays allait entrer dans la CEI. Lelendemain, un accord signé à Moscou entre les chefs d'état-major russe et géorgien ouvreles ports et les aéroports géorgiens aux unités russes 51. Après quelquesjours d'hésitation,pendant lesquels les généraux russes annoncentque « tout soutien armé à un côté ou l'autreest exclu », les zviadistesoccupentla ville de Samtrediaet les partis géorgiens tergiversent ;

49. RFE/RLNews Briefs (Annexe au RFE/RLResearch Report).50. Sevodnya du 21 septembre 1992 ; Izvestia du 22 septembre 1992 (CD, XLV/38, p. 27-28).51. Cumhuriyetdu 10 octobre 1993.

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il est décidé, le 20, que des troupes géorgiennes, arméniennes et azerbaïdjanaises seraientdéployées, en même temps que les troupes russes stationnées en Transcaucasie, le long dela voie ferrée internationale. En fait, ce sont les troupes russes, toujours stationnées en Géor-gie, qui y seront déployées. Le 21, des navires russes apparaissent au large de Poti et àpartir du 22, jour où Chevardnadze signe le décret d'entrée de la Géorgie dans la CEI, lestroupes géorgiennes, convenablement équipées, reprennent l'offensive. Le 7 novembre, lesforces géorgiennes occupent Zougdidi. Gamsakhourdia se réfugie en Abkhazie, tandis queles Russes préviennent les Géorgiens contre toute tentative de refranchir l'Ingouri.

Le 1er décembre 1993, un accord signé à Genève entre Abkhazes et Géorgiens est censémettre fin au conflit, ce qui est possible, vu que le nettoyage ethnique s'est accompli. Pourle reste, le répit donné par la guerre semble être l'occasion de raviver les luttes politiquesinternes en Géorgie. La non-ratification de la décision d'entrée dans la CEI, qui fut prisependant la suspension du Parlement, risque d'être à la base de nouveaux tiraillementsinternes ou externes. Toutefois, la Géorgie a signé le 23 décembre à Achkhabad le traitéde défense commun auquel participentsept pays de la CEI, dont l'Arménieet l'Azerbaïdjan.

Le Haut-Karabagh, un conflit à vocation internationale

Malgré le blocus appliqué à l'Arménie et l'isolement du Haut-Karabagh, l'Azerbaïdjanpartait perdant lors de cette première année d'indépendance. L'ancien appareil bureaucra-tique, orphelin du communisme, n'avait plus aucune base pour asseoir son pouvoir, sonprestige international était au plus bas et, privé du soutien russe, il était incapable d'imposerune solution militaire au conflit qui l'opposait à l'Arménie. Celle-ci, en revanche, jouissaitd'un fort capital de sympathie, du soutien de la diaspora et d'une équipe dirigeante qui, nedevant rien à l'ancien régime, pouvait regarderavec plus de confiance l'avenir, à conditionde ne pas devenir prisonnière de l'irrédentisme. Le président Ter Petrossian, conscient dece danger, essaya de rétablir des relations avec la Turquie, seul voisin capable de lui fournirdes débouchés économiques et un accès vers les marchés internationaux, sans poser le préa-lable de la reconnaissance par celle-ci du génocide arménien de 1915, malgré les pressionsexercées sur lui aussi bien par l'opposition interne, communistes compris, que par la dias-pora, dominée par le parti Dachnak. Les dirigeants turcs, contents de ne pas voir remuercette tache noire, ruineuse pour l'image de leur pays, emboîtaient le pas, sachant très bienque le lourd contentieux arméno-turc interdisait à la Turquie de prendre des mesures derétorsion active contre l'Arménie, quelle que soit l'évolution du conflit arméno-azéri, sansde graves répercussions internationales, et qu'en revanche une aide économiqueà l'Arménieet des facilités de transit rendraientla jeune république plus docile à son égard. C'était sanscompter avec les rêves de la diaspora arménienne, matérialisés par la stratégie de la tensionmenée par le parti Dachnak. Cette politique est inspirée par le cas israélien, où le génocide

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subi par le peuple juif et la menace pesant sur l'existence de l'État d'Israël, relayés par ladiaspora, lui assurèrent aussi bien une aide matérielle considérable que l'indulgence del'opinion publique internationale. Elle consiste à entretenir par tous les moyens l'imaged'un peuple, avant-gardede l'Occident chrétien, sous la menace permanente d'annihilationpar son environnement turc, irrémédiablement hostile. La lutte des habitants de l'enclavedu Haut-Karabagh constituait en cela un exemple parfait à mettre au service de cette poli-tique, et du moment que le parti Dachnak prenait en main cette lutte, l'objectif ne pouvaitplus être une simple autonomie,ou même indépendance,de l'enclave,mais dans un premiertemps un moyen pour infléchir la politique pragmatique d'Erevan et, à plus long terme, unoutil pour la poursuite de la stratégie de la tension.

C'est ainsi que le centre d'analyse Artur M., contestant la doctrine militaire défensived'Erevan, publiait un manifeste demandant que « la doctrine militaire de l'Arménie soitmodelée sur celle d'Israël, c'est-à-dire que ses forces armées soient intensivemententraînées et disciplinées, maintenues à un haut degré de préparation et capables de lancerdes attaques éclairs contre l'ennemi d'une intensité suffisante pour assurer la victoire etobtenir la capitulation en trois ou quatre jours 52 ».

Sur le terrain, la première phase consistait à libérer les villages arméniensde la répressionde la police azerbaïdjanaise et ensuite de nettoyer l'enclave de toute présence azérie.

La majorité de ces derniers étant concentrée à Choucha, dont la proximité de Stepanakertrendait possible des bombardements réciproques, c'est sur cette ville et l'axe reliant lesdeux villes à Bakou que se sont concentrés les premiers efforts. A la fin du mois de janvier1992, une attaque arménienne faisant 26 morts et 70 prisonniers chez les Azéris permettaitl'occupation des villages proches de Choucha. En même temps, l'attaque d'un hélicoptères'apprêtantà atterrir à Chouchapar un missile Stinger, le 28 janvier,réduisait les possibilitésd'approvisionnement par air. Une offensive menée par les Azéris à l'est de l'enclave, auxvillages de Khramort et de Nakhitchevanik, dénoncée à l'ONU par le Conseil national duKarabagh,se trouvait vite stoppée53. La volonté affichée des Azéris de constituerune arméenationale semblait se réduire à une source de pots-de-vin perçus par les fonctionnaires duministère de la Défense en échange de l'exemption des recrues, et l'armement importantrécupéré ou volé aux Russes finissait le plus souventpar aboutir, grâce à des trafics lucratifs,aux mains des... Arméniens 54.

Les Azéris se contentent alors de bombarder, à partir de Choucha, Stepanakert, ce quisert principalement à lui donner aux yeux de l'opinion internationaleun statut de ville mar-

52. Epokha du 6 mars 1993, cité in FULLER, « Paramilitary forces... », art. cit., p. 75.53. hvestia du 29janvier 1992 (CD, XLIV/4, p. 25) et Nezavisimaya Gazeta du 1er février 1992 (CD, XLIV/5, p. 27).54. Cf. Elizabeth FULLER, « Azerbaijan After the Presidential Elections », RFE/RL Research Report, 1/26, 26 juin

1992, p. 6.

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tyre et à irriter le 366e régiment motorisé d'infanterie russe qui s'y trouve toujours. Aprèsavoir subi un bombardementintense les 22 et 23 février, ceux-ci attaquentde concert avecles forces arméniennes le village de Khodjalou, peuplé d'Azéris mais aussi des TurcsMskhets, chassés par les pogromsd'Ouzbékistanet installés là par Bakou. La prise de Khod-jalou le 26 est suivie par un massacre de civils faisant 450 morts. Toutefois, l'événementpasse inaperçu au milieu d'un ballet diplomatique, où la tentativede médiationdu ministreiranien des Affaires étrangères, Ali Akbar Velayati, en vue de signer un cessez-le feu pre-nant effet le 26 à 9 heures — le jour de Khodjalou — suscite l'émoi dans les capitalesoccidentales. La presse occidentalenote tout simplement que le cessez-le-feu est violé parune attaque azérie contre le district d'Askeran (à l'est de Khodjalou) le 2755.

La prise de Khodjalou, annoncée par la presse russe le 3 mars, entraîne un sursaut àBakou. Des manifestationsd'une centaine de milliers de personnes entraînentun débat auParlement qui se termine par la démission du président Ayaz Moutalibov, le 6, avant quecelui-ci ne puisse ratifier la décision de faire entrer son pays dans la CEI. Cette démissionest considéréecomme le premier succès du Front populaireet tandis que le doyen de l'Ins-titut médical de Bakou, Yakoub Mamedov, est nommé président intérimaire, des électionsprésidentielles sont prévues pour le 7 juin. En attendant, le Front populaire demande letransfert du pouvoir du Soviet suprême, où dominent les anciens communistes, au Conseilnational, organe consultatif formé en octobre 1991 sous la pression du Front, où celui-ciet l'ancienne nomenklatura sont représentés à égalité 56.

La vengeancede Khodjalouest, toutefois, la principalerevendication que le Front natio-nal est capable de formuler et celle qui lui a ouvert la route vers le pouvoir. Or, les recruesazerbaïdjanaisessont loin de pouvoir former une armée, d'après les témoignages des jour-nalistes russes 57, tandis que les forces paramilitaires arméniennes continuent d'attaquer lesforces russes stationnées en Arménie pour récupérer des armes 58.

Au début du mois d'avril, le ministre russe des Affaires étrangères, Andreï Kozyrev,entreprend une tournée de médiation dans la région. Il signe le 6 un traité d'amitié et decoopération avec l'Arménie, dont l'article 3 prévoit une aide militaire. La ratification dutraité, qui entraîne des réticences à Moscou, semble être liée à la réussite d'une médiation

55. Le Times du 28 février 1992, cité par Elizabeth FULLER,« Nagomo-Karabakh : Internai Conflict Becomes Inter-national », RFE/RL ResearchReport, 13 mars 1992 (l'article rédigé le 4 mars ne mentionned'ailleurspas le massacrede Khodjalou). Voir aussi les hvestia des 24, 26 et 27 février 1992 (CD, XLIV/8, p. 11-13), les Moskovskiye Novostidu 7 juin 1992 (CD, XLIV/23, p. 24-25), ainsi que les hvestia du 13 novembre 1992, cités par le RFE/RLResearchReport 1/47 du 27 novembre 1992.

56. Cf. Elizabeth FULLER, « The Ongoing Political PowerStruggle in Azerbaijan », RFE/RLResearch Report, 1/18,1er mai 1992, p. 11-13, et les hvestia du 7 mars 1992 (CD, XLIV/10, p. 19-20).

57. Correspondance de Mikhaïl Cheveliov dans Moskovskiye Novosti du 22 mars 1992 (CD, XLIV/12, p. 28).58. hvestia du 11 mars 1992 (CD, XLIV/10, p. 22-23).

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russe en commençantpar l'obtention d'un cessez-le-feu. Or, à l'arrivée de Kozyrev à Ste-panakert, les dirigeants arméniens lui annoncent que, devant la persistance du blocus azer-baïdjanais, ils sont obligés d'ouvrirun couloir vers l'Arménieà travers Chouchaet Latchineet semblent réticents à la conclusion d'un cessez-le-feu59.

Deux jours plus tard, le président du Parlement du Haut-Karabagh, Arthur Mkrtchian,est assassiné chez lui par des inconnus. Son remplaçant, Gheorgui Petrossian, représentantdu parti Dachnak dans la région, écrit le 21 avril à Kozyrev pour lui faire part du rejet dela médiation russe 60.

Le 9 mai 1992, au moment où le président arménien Ter Petrossian signe avec les Azer-baïdjanais un accord de cessez-le-feu à Téhéran, Choucha est conquise à la suite d'uneoffensivelancée le 9. La populationcivile ayant évacué la ville, on compte, selon les sourcesarméniennes,30 morts et 80 blessés. Les mêmes sourcesestiment à 111 le nombre de mortscausés par le bombardement de Stepanakert à partir de Choucha61.

L'émoi causé parcette conquêteen Turquie, aggravépar des tirs depuis la frontière armé-nienne contre Sadarak, ville du Nakhitchévan,dont la Turquie se considère garante d'aprèsle traité de Kars de 1921, ne sert finalement qu'à démontrer que celle-ci, liée par ses enga-gements internationaux et par son passé, ne pourra pas intervenir militairement contrel'Arménie. Côté Bakou, l'événement est encore une fois la cause d'un règlement decomptes. Le 12 mai, les partisans du président démissionnaireMoutalibov assiègent le Par-lement demandant sa réunion. Celui-ci se réunit le 14 pour examiner les responsabilités dumassacre de Khodjalou ; il conclut à la négligence mais non à la trahison de Moutalibovet, après un débat confus, celui-ci est réinstallé dans ses fonctions, tandis que le Conseilnational est dissous. Cette fois-ci, c'est le tour des partisans du Front populaire de passerà l'attaque : une manifestation monstre oblige Moutalibov à s'enfuir le lendemain. LeConseil nationalest réinstauréet prend le pouvoir sous le nom d'Assembléenationale (MilliMadjlis), puisque c'est le Parlement, c'est-à-dire le Soviet suprêmede l'ancien régime, quiest dissous le 18. Un historien de trente-cinq ans, Isa Gambarov, est élu président par inté-rim, et les élections présidentielles sont maintenues pour le 7 juin 62.

Ces événementsmontrentqu'il n'y a pas de danger de réaction immédiate aux conquêtesarméniennes. Alors les Arméniens, en pleine crise azerbaïdjanaise, occupent Latchine le16, ouvrant enfin le premier cordon ombilical reliant l'Arménie au Karabagh. Pour fairebonne mesure, le maréchal Chapochnikov,ministre de la Défense russe, ajoute que toute

59. Nezavisimaya Gazeta du 7 avril 1992 ; MoskovskiyeNovosti du 12 avril 1992 (CD, XLIV/14, p. 24-25) ; hvestiadu 13 avril 1992 (CD, XLIV/15, p. 20-21).

60. Nezavisimaya Gazeta des 16 et 24 avril 1992 (CD, XLIV/15, p. 23-24 ; XLIV/17, p. 21).61. Nezavisimaya Gazeta du 13 mai (CD, XLTV/19, p. 7-8).62. Cf. FULLER,« Azerbaijan... », art. cit., p. 1-7 ; et les hvestia des 15,16et 19 mai 1992 (CD, XLIV/20, p. 10-11).

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intervention de la Turquie dans le conflit arméno-azéri pourrait entraîner une troisièmeguerre mondiale 63. En même temps, la présence d'un nombre important de Kurdes dansle district de Latchine, ainsi que dans celui de Kelbadjar au nord et de Koubatli au sud,soulève la question d'une alliance arméno-kurde dans la région, tandis que, dès le 18 mai,un représentant du comité kurde Yakbun à Moscou demande la restauration de la régionautonome kurde existant entre 1923 et 1929. Toutefois, après son occupation, la ville deLatchine sera vidée de sa population kurde64.

Au momentde la victoireaux élections présidentielles du 7 juin en Azerbaïdjan d'Aboul-faz Eltchibey, leader du Front populaire, historien et linguiste, comme son homologueLevon Ter Petrossian, et considéré comme proche de la Turquie, le bilan du conflit établipar les hvestia est le suivant : 56 villages azéris du Karabagh et presque autant de villagesarméniens (dont près de la moitié lors des opérations russes en mai 1991) détruits ;100 000 nouveaux réfugiés azéris du Karabagh, de Choucha et de Latchine ajoutés aux200 000 ayant fui l'Arménie les années précédentes ; tandis que 20 000 à 30 000 Arménienssubsistent en Azerbaïdjan (hors Karabagh) sur une communauté proche de 500 000 per-sonnes 65.

A cela il faut ajouter le délabrementéconomique, plus grave encore en Arménie, dis-posant de moins de ressources et subissant le blocus azerbaïdjanais. Pour cette raison, lesréponses de Ter Petrossian aux protestations de forme qui lui sont adressées par Russes etOccidentaux au sujet de la violation des frontières azerbaïdjanaises, où celui-ci affirmequ'Erevan ne dispose pas de moyens de pression sur Stepanakert, ne semblent pas releverdu seul bluff diplomatique. Parce que, si l'aide massive de l'Arménie à la cause nationalequ'était pour elle le Karabagh est incontestable, cela n'implique pas qu'en ce printemps1992 les uns et les autres visaient la même politique. De même, le fait qu'Erevan renonçaità l'annexion du Karabagh et demandaitdes garanties d'autonomie suffisantes à Bakou nesemble pas avoir été non plus une clause de style. Tout simplement, Ter Petrossian pensaitqu'il fallait régler honorablementle conflit pour procéder ensuite à la remise sur pied dela républiquearménienne, tandis que Stepanakert devenaitun instrument de la stratégie dela tension et de l'irrédentisme grand-arménien.

C'est sans doute dans ce sens qu'il faut interpréter la lettre adressée le 2 juin 1992 parle président arménien au Premier ministre turc Siileyman Demirel. Il y déclare qu'il feratout son possible pour empêcherque le conflit dégénère en affrontement entre chrétiens etmusulmans. Il affirme être pour le droit à l'autodéterminationdu Karabagh, mais pense

63. Izvestia du 21 mai 1992 (CD, XLIV/20, p. 12).64. Agence ITAR-TASS,citée par FULLER, « Kurdish Demands...», art. cit., p. 14, et MoskovskiyeNovosti du 7 juin

1992 (CD, XLIV/23, p. 24-25).65. hvestia du 10 juin 1992 (CD, XLIV/23, p. 15).

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qu'aucune solution n'est possible sans le consentementde l'Azerbaïdjan. Il demande enfinla normalisation des rapports avec la Turquie, par un accord de coopération économique,par l'ouverture des frontières aux marchandises et par une coopération dans le domaine destransports 66. Ce message est envoyé le lendemainde la première réunion à Rome, réunionpréparatoire à une conférence prévueà Minsk, sous l'égidede la Conférence pour la sécuritéet la coopérationen Europe (CSCE), qui accroche sur la question de la représentationduHaut-Karabagh. Mais, étant également envoyé à la veille des élections du 7 juin, il est enmême temps adressé au futur président azerbaïdjanais. Le Front populaire veut pourtantmarquer son avènement par une victoire militaire et les choses continuent comme avant.

Ainsi, dès le lendemain de l'élection d'Eltchibey, les forces azerbaïdjanaises attaquentle district de Mardakert au nord-est et de Martouni au sud-est de l'enclave occupant sixvillages, tandis que des villages situés en Arménie sont bombardés par-delà la frontière.Le 15, Chaoumianovsk, situé au-delà des frontières nord de l'enclave mais inclus dans la« République du Nagorno-Karabagh », est occupépar les Azéris. Les Arméniens attribuentces succès à la participation des experts militaires turcs, envoyés à partir du mois de maidans le cadred'unaccordscientifiqueet techniqueturco-azerbaïdjanais, mais laraisonprin-cipale semble être liée à l'utilisation des armes — et notammentdes chars — laissées selonles accords signés avec la Russiesur la répartitiondes forces du Caucase 67. Le 18, les Azérisoccupent Mardakert, chef-lieu du district nord de l'enclave, et avancent vers Latchine.

Au même moment, la réunion de Rome piétine parce que les Arméniens du Karabaghrefusent d'y participer, tandis que l'opposition Dachnak au Parlement d'Erevan demandeque soit proclaméela réuniondu Karabagh avec l'Arménie et accuse Ter Petrossiand'incu-rie. Il devientévident, vers la fin du mois, que dans une atmosphère de « patrie en danger »les Dachnaks essayent de prendre le pouvoir. Ter Petrossian contre-attaque alors et, dansun discours télévisé du 29 juin, accuse Gheorgui Petrossian, le président du Conseil duKarabagh, de mettre l'Arménie en dangeren refusantde participeraux pourparlers de Romeà l'instigation des instances du parti Dachnak, dont le responsable, Giraïr Maroukhian, setrouve à Erevan. En demandantle départde celui-ci dans les quarante-huit heures, il accusele parti d'avoir dépensé uniquement40 000 dollars — le prix de 230 Kalachnikov — des5 000 000 dollars collectés dans la diasporaet d'utiliser le reste pour les structures du partien Arménie même. Il accuse égalementMaroukhian de connivence avec le KGB local en1988 en vue de créer un contrepoids au Comité Karabagh, dont Ter Petrossian est issu.

66. Cumhuriyetdes 4, 6 et 7 juin 1992.67. Cumhuriyetdes 4 mai, 9 et 16 juin 1992 ; FULLER, « Paramilitary... », art. cit., p. 79-80 ; FULLER, « Azerbai-

jan... », art. cit., p. 7.

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Cette dernière information sera confirmée quelques jours plus tard par le chef du KGBarménien à cette date 68.

Ter Petrossian conserve le pouvoir, mais doit faire des concessions. Le 7 juillet, unegrande manifestation à Erevan et un front constitué par sept partis de l'opposition obligentle Parlement à adopter une résolution affirmant son appui aux droits de la population armé-nienne du Karabagh, tandis que les réunions de Rome sont suspendues sine die. Face à denouvelles pressions pour qu'il démissonne, le président arménien réagit à la mi-août enréussissant un coup à Stepanakert où le Conseil national abandonne le pouvoir exécutifàun Comité de défense présidé par Robert Kotcharian, un fidèle de Ter Petrossian 69.

Entre-temps, les Arméniens stabilisent le front nord, mais les combats continuent pendantl'été et l'automne. Le ministère de la Défense azerbaïdjanais annonce fin août la récupé-ration de 59 localités entre le 19 juillet et le 21 août, 205 morts côté azéri et 567 côtéarménien. Des sources occidentales attribuent les succès azéris à un très fort taux de pertes,de l'ordre de 10 000 personnes 70. Toutefois, les Azéris échouent dans leurs attaquesrépétées contre Latchine et contre Stepanakert à partir de l'est. Vers la fin de l'année, lesArméniens consolident et élargissent le couloir de Latchine et commencent à attaquer lesvillages en bordure de l'enclave vers le sud. Entre-temps, Erevan essaye de normaliser sesrelations avec la Turquie et sacrifie pour cela son ministre des Affaires étrangères RaffiHovanissian, membre de la diaspora. Ankara, tout en essayant de soutenir Ter Petrossianpour empêcher l'avènement des Dachnaks, est prisonnier de son alliance avec Bakou etpose toujours le préalable du retrait des troupes arméniennes de Choucha et de Latchine,demandé par les Azerbaïdjanais.

A partir de la fin février 1993, notamment après le limogeage du ministre de la Défenseazerbaïdjanais Rakhim Kaziev, qui avait réussi à organiser relativement l'armée, les forcesarméniennes du Karabagh reprennent l'offensive, récupérant le district de Chaoumianovsk.

Février 1993 est également la date où Boris Eltsine demande que les instances interna-tionales accordent à la Russie des « pouvoirs spéciaux comme garants de paix et de sta-bilité» dans l'espace ex-soviétique 71. Cela signifie, dans la question du Haut-Karabagh,un glissement des initiatives de la CSCE, donnant lieu à d'interminables et tout aussi ino-pérantes réunions à Rome, vers une médiation russe. Toutefois, Eltchibey refuse ces pou-voirs spéciaux, consentant à la rigueur à une initiative commune turco-russe. Celle-ci se

68. hvestia des V et 6 juillet 1992 (CD, XLIV/26, p. 27).69. Cumhuriyetdu 8 juillet et du 16 août 1992 ; Nezavisimaya Gazetadu 18 août 1992 (CD, XLIV/33, p. 25) ; FULLER,

« Transcaucasia : Ethnie Strife... », art. cit., p. 17-19.70. Cumhuriyet du 26 août 1992, et FULLER, « Paramilitary... », art. cit., p. 79.71. Cf. Elizabeth FULLER, « Russia's Diplomatie Offensive in the Transcaucasus », RFE/RL Research Report LT/39,

1er octobre 1993, p. 30.

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précise au début du mois de mars lors de la visite du ministre turc des Affaires étrangères,Hikmet Çetin, à Moscou et elle est acceptée à la mi-mars par Erevan et Bakou.

Mais, tandis que des représentants russes et turcs se réunissent à Genève pour mettre aupoint un plan de paix, une opérationcombinée des forces arméesdu Karabaghet de l'Armé-nie occupe, le 2 avril, Kelbadjar, au nord du couloir azerbaïdjanais, ouvrant ainsi undeuxième cordon ombilical permettant de ravitailler plus rapidement le nord du Karabagh,où des offensives arméniennesse développenten direction de Gandja. Des 60 000 habitantspris en tenaille entre le cordon de Latchine et celui de Kelbadjar, 40 000 sont évacués encatastrophe et le reste est bloqué. En même temps une offensive arménienne se développecontre la ville de Fizouli, en lisière sud-est du Karabagh et à une vingtaine de kilomètresde la frontière iranienne.

Ces offensives, qui concernent désormais des territoires non peuplés d'Arméniens etsitués en dehors du Haut-Karabagh,entraînent une grande nervosité dans la région. Ankara,pressée par son opposition et son opinion publique, est réduite à des gesticulations diplo-matiques et militaires : appel à l'ONU, mise en alerte de la troisième armée, qui ne fontque démontrer son impuissance, tout en donnant l'image d'une Arménie menacée par sonpuissant voisin. En même temps, elle est obligée de refuser la demande d'hélicoptèrespourl'évacuationde la populationcivilebloquée dans le couloir, faite parBakou,puisque ceux-cidoivent traverser le territoire arménien. Pour faire bonne mesure, Téhéran se déclare toutaussi inquiet du rapprochement des combats de sa frontière. A Bakou, Eltchibey, tout enfustigeant la désorganisationde son armée, accuse les Russes d'avoir fourni une aide logis-tique à partir de l'Arménie à l'offensive de Kelbadjar, en vue d'obliger l'Azerbaïdjan àentrer dans la CEI. De leur côté, les négociateurs russes à Genève insistent pour faire par-ticiper les Arméniens du Karabagh72.

Une tentative de médiation russe conduit à un cessez-le-feusigné à Sotchi le 8 avril, maisnon appliqué. Ankara réplique en réussissant à réunir Eltchibey et Ter Petrossian lors desfunérailles du président turc TurgutÔzal, le 21, et à redémarrer le processus de médiationturco-russeprévoyantcette fois-ci un retraitde Kelbadjarcontre la reconnaissancede l'auto-nomie du Haut-Karabagh.Un calendrier soumis le 4 mai rencontre des objectionsà Erevan.De nouvelles propositions sont élaborées et la Turquie consent à la participation du Kara-bagh aux pourparlers de paix. Le 26 mai, de nouvelles propositions sont acceptées parBakou et Erevan, mais refusées par Stepanakert qui rejette en même temps la médiationturque 73.

Entre-temps, le 25 mai, les dernières troupes russes cantonnées en Azerbaïdjan quittentGandja. Cette évacuation accélérée par les pressions du gouvernement du Front populaire,

72. Cumhuriyet du 3 au 8 avril 1993 ; Nezavisimaya Gazeta des 6 et 8 avril 1993 (CD, XLV/14, p. 22-24).73. Cumhuriyet des 22, 23 et 24 avril, 5, 8, 14 et 22 mai 1993 ; et FULLER, « Russia's... », art. cit., p. 33.

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culminant aux accusations de participation russe à la prise de Kelbadjar, fait de l'Azer-baïdjan la première république de l'URSS (pays baltes compris) à ne plus avoir de troupesrusses sur son territoire. Ce point extrême du désengagement marqueraen même temps ledébut de la reconquête.

Sourat Ghusseinov était, pendant l'ère soviétique, directeur d'une usine de textile àYevlakh, à l'est de Gandja. Devenu très riche par des trafics de coton pendant la périodede transition, il accepta de mettre sa fortune au service de la cause nationale pour financerdes détachements azéris lors de l'offensive de l'été 1992 au nord du Karabagh. Il fut ainsinommé colonel et même héros national de l'Azerbaïdjan. En retirant son armée pour desraisons mal éclaircies en février 1993, il avait causé l'effondrement du front à Mardakertet, par voie de conséquence, le limogeagede son protecteur, le ministre azéri de la DéfenseRakhim Kaziev. Depuis, il ruminait sa colère à Gandja, où il avait déjà tenté de fomenterun coup fin mars. C'estsur ce chef de guerre queplacerases espoirs la nomenklaturaazérie,orpheline de l'armée russe, dont le chef de file Gheïdar Aliev, membre du Politburo duPCUS sous Brejnev, attendait des jours meilleurs dans le fief qu'il s'était taillé, commeprésident du Soviet du Nakhitchévan74.

C'est donc le 4 juin, dix jours après le départ des troupes russes, que les hommes deGhusseinov s'emparent à Gandja des casernes et des armes laissées par elles. Une tentativede reprise de la situation en main ayant fait une soixantaine de morts, Ghusseinov demandala tête des responsables en faisant monter progressivement les enchères jusqu'à exiger ladémission d'Eltchibey. Tandis qu'un autre « colonel » proche de Ghusseinov, AlikramGoummatov, se révolte à Lenkoran, chef-lieu du sud d'Azerbaïdjan, peuplé de Talychs,peuple d'origine iranienne, GheïdarAliev propose sa médiation. Lors de ses navettes entreEltchibey et Ghusseinov — ce dernier avançant à chaque fois ses troupes vers Bakou —,il pose ses propres exigences et, malgré l'appui affiché de la Turquie et des États-Unis àEltchibey, cette comédie aboutit à l'élection, le 15 juin 1993, de Gheïdar Aliev à la têtedu Soviet suprême azerbaïdjanais, de nouveau ressuscité, à la fuite, le 18, d'Eltchibey versson village natal au Nakhitchévanet à la nomination, le 30 juin, de Ghusseinov au postede Premier ministre. Moscou se félicite dès le 15 de ces changements, augurant l'amélio-ration des relations russo-azerbaïdjanaises.

Entre-temps, Ter Petrossian, se rendant à Stepanakert le 14, avait imposé l'acceptation,par un vote de six contre cinq et malgré la démission de Gheorgui Petrossian de la pré-sidence du Conseil national, du plan de paix pour le Karabagh. Or, dix jours plus tard, lenouveau président du Conseil, Karen Baburian, annonce lors d'une visite à Erevan qu'iln'est pas questiond'évacuerKelbadjaret l'offensive reprend. Mardakert au nord, conquise

74. FULLER, « Paramilitary... », art. cit., p. 79 ; Cumhuriyetdu 24 mars et du 1er juillet 1993 ; hvestia du 15 juin1993 (CD, XLV/24, p. 2-3).

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l'année précédentepar les Azéris, est repris et les forces arméniennesavancentvers Agdam,située à l'est de la frontière du Karabagh sur la route de Bakou75. Au cours du mois dejuillet, tandis que le médiateur de la CSCE fait ses « navettes » entre Bakou, Erevan etStepanakert, des combats acharnés faisant des dizaines de milliers de réfugiés azéris sedéroulent autour d'Agdam, finalement occupée par les forces arméniennesle 23. Après uncessez-le-feu d'une dizaine de jours pour enterrer les morts et échanger les prisonniers,l'offensive arménienne reprend alors en direction de Fizouli au sud-est. Cette fois-ci lesprojecteurssont tournés vers la frontière iranienneoù Alikram Goummatov, qui s'était déjàmanifesté en juin, proclame à Lenkoran la « République autonome de Talych-Mougan».Si cette nouvelle aventure se termine par la fuite de Goummatov dix jours plus tard 76, lesforces du Karabagh occupent les villes azerbaïdjanaisesde Fizouli le 18 et de Djebraïl le19, lançant quelque 150 000 réfugiés vers la frontière iranienne. Stepanakert refuse toutcalendrier proposé par les médiateurs et demande des pourparlers directs avec Bakou. Le21, Serge Sarkissian, membre du parti Dachnak et commandant des forces du Karabagh,devient ministre de la Défense de l'Arménie. Conclusion logique, du moment que ce sontles forces armées du Karabagh qui ont phagocyté celles de l'Arménie, mais qui ne laisseplus aucune marge de manoeuvre à Ter Petrossian. Désormais, la stratégie de la tensiontriomphe, stratégie dont la Russie va se servir dans un premier temps pour ramener l'Azer-baïdjan au bercail.

Tandis qu'au référendum organisé le 29 août 97,5 % des Azerbaïdjanais approuvent ladestitution du président Eltchibey, les Arméniens s'appliquent à réduire la poche azerbaïd-janaise située au sud du couloir de Latchine, entre l'Arménie, le Karabagh et la frontièreiranienne, c'est-à-dire les districts de Zenguelan et de Koubatli, poussant des centaines demilliers de réfugiés vers l'est, certains essayant de transiter par le territoire iranien. Pendantque les troupes azerbaïdjanaisesrefluent en désordre, abandonnant, le 1er septembre, Kou-batli, et que des nouvelles venant de Bakou font état de gradés incitant leurs soldats à lafuite pour vendre le matériel militaire aux Arméniens,des détachementsiraniens traversentla frontière avec l'intentiond'établir une zone de sécurité, causant un grand émoi. Ankarase croit obligée de surenchérir, mettant ses troupes en alerte, ce qui attire les protestationsdes troupes russes chargées de la protection de la frontière turco-arménienne77.

Dès l'obtentiondes résultats officiels du référendum, Aliev, muni d'une autorisation duParlement pour ouvrir des négociations directes avec le Karabagh, s'envole pour Moscou.Là, après avoir rencontré Eltsine, Kozyrev, Khasboulatovet le ministre de la Défense, ilannonce son intention d'adhérer à la CEI, y compris l'Union économique et le traité de

75. Cumhuriyet des 16 et 25 juin 1993 ; hvestia du 16 juin 1993 (CD, XLV/24, p. 4).76. hvestia du 18 août 1993 (CD, XLV/33, p. 14), et Sevodnya du 27 août 1993 (CD, XLV/34, p. 17-18).77. Cumhuriyet des 2, 3, 4 et 5 septembre 1993.

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sécurité collective78. Dès la semaine suivante, des représentants du Karabagh et de l'Azer-baïdjanse rencontrent à Moscou et un cessez-le-feu est établi. Le 21 septembre, le Parlementazerbaïdjanais approuve l'entrée de la république dans la CEI et celle-ci s'officialise lorsdu sommet de Moscou le 24. Deuxjours plus tard, Ter Petrossian et Aliev se rencontrentà Moscou et se déclarentoptimistes, tandis qu'en même temps une première rencontreestorganisée entre Aliev et Robert Kotcharian, le président du Conseil des ministres du Kara-bagh, décidant de prolonger le cessez-le-feu jusqu'au 7 novembre.

Il reste un dernier obstacle, les élections présidentielles azerbaïdjanaises du 3 octobre,qu'Aliev gagne sans surprise avec un score digne du personnage : 98,8 %. Pourtant, lesnégociations piétinent sur des questions de délai, d'étendue du retrait arménien et de levéesimultanée de l'embargo azerbaïdjanais et le 24 les Arméniens, rompant le cessez-le-feu,occupentGoradis et atteignent sur une largeur de quarante kilomètres la frontière iranienne,isolant la poche de l'extrême Sud-Ouest azerbaïdjanais. Le 29, elles occupent Zenguelanet avancentvers Beylagan, réduisant ainsi de plus en plus cette poche. Profitantde la dété-rioration de la situation, Moscou essaie d'imposer une force d'interpositionrusse qu'Alievrefuse, en essayant de faire face à la situation militaire par l'achat de chars en Ukraine etl'enrôlement de moudjahidin afghans.

A la fin de l'année 1993, les Arméniens occupent 10 000 kilomètres carrés de territoireazerbaïdjanais en plus des 4 000 kilomètres carrés du Karabagh. Aliev semble avoir donnéson accord de principe pour un retour des troupes russes en Azerbaïdjan, mais Moscou,profitant de la mauvaise posture militaire de Bakou, essaie d'obtenir carte blanche pour lerèglement du conflit arméno-azéri. Entre-temps, les combats continuent.

La reprise en main de l'Azerbaïdjan par la Russie, presque accomplie en cette fin del'année 1993, risque de marquer les limites d'une certaine connivence avec l'Arménie. Enreprenantson rôle de puissanceprotectricedans la région, la Russie doit rétablirun certainéquilibre et, même si elle appuie une large autonomie du Haut-Karabagh, proche d'uneindépendance de fait, il paraît exclu qu'elle puisse tolérer une stratégie de tension dans unezone qu'elle voudra stable une fois qu'elle sera redevenue sienne. Si l'équilibre et lacomplexité d'intérêts entre États rendront sans doute moins probables les risques d'ingé-rence ou de provocation en Azerbaïdjan de la part des pays voisins, la Turquie et l'Iran,il n'en sera peut-être pas de même avec la diaspora arménienne et ses forces politiques,

une fois que ses objectifs, aujourd'hui concordants avec la politique russe, se trouverontêtre en contradiction. Déjà, si les informations sur l'établissement des bases du Parti destravailleurs du Kurdistan (PKK) en Arménie se vérifient, l'internationalisationde la stra-tégie de la tension risque de franchir une autre étape, pas nécessairement conforme auxintérêts de la Russie et des puissances occidentales. A plus long terme, l'Azerbaïdjanpeut

78. Sevodnya des 7 et 9 septembre 1993 (CD, XLV/36, p. 18-19).

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espérer que sa populationplus nombreuseet surtout ses ressourcespétrolières, capables delui procurer ressources et alliés intéressés, lui permettront de prendre le dessus, ce qui nefera qu'attiser son intransigeance. Tout est alors en place pour que le conflit, aigu ou latent,s'éternise et que l'irrédentisme, à son habitude, se dévore lui-même.

La dimension régionale

Le retour de la Russie dans le Caucase consiste à réoccuper un espace faisant tradition-nellementpartie de son orbite avant que d'autres puissancesprofitent du vide pour s'y ins-taller. Parmicelles-ci, l'Iranet la Turquietiennentpar leur situationde voisinagela premièreplace. Mais si le fondamentalismeiranien ne semble pas avoir eu beaucoup d'effet sur lespeuples musulmans du Caucase, malgré les allégations d'intégrisme concernant le Frontpopulaire azerbaïdjanais à ses débuts, la Turquie a paru, vue de Moscou, comme un dangerbien plus grand, non seulement par ses affinités ethno-linguistiques avec les Azéris etd'autres peuples du Nord-Caucase,mais surtout parce qu'elle sembla vouloir devenir, avecla bénédiction des États-Unis, une puissance intermédiaire,visant à détourner le Caucase,et au-delà l'Asie centrale, de l'influence russe pour les accrocher à l'Occident. L'aspect leplus tangiblede ce détournementest le projet d'oléoduc dont l'histoirea été tracéeci-dessus.Des coïncidences troublantesentre les différents états des projets et des négociationset larecrudescence des combats dans la région font croire que le contrôle de la production etdu transport pétroliers dans la région est un des éléments de la reprise en main russe dansle Caucase.

Un autre élément, qui rappelle fortement la situation entre 1917 et 1921, est que si laRussie a pu remplir de nouveau le vide stratégique dans le Caucase, cela a pu se faire parceque les autres grandes puissances n'ont pas jugé utile ou possible de le faire et que lespuissances régionales, notamment la Turquie, n'ont pas reçu l'appui espéré de la part desOccidentaux. De plus, ces derniers ont cédé depuis le printemps 1993 — au moins en cequi concerne le Caucase — aux demandes de Boris Eltsine à maintenir sous son contrôlel'espace ex-soviétique, afin d'assurer le soutien de l'armée au président russe dans saconfrontationavec le Parlement. La demanded'accroissementdes forces russes dans le norddu Caucase en violation du traité des forces conventionnelles en Europe (FCE) est carac-téristique à cet égard.

Le 21 septembre 1993, le jour même où il signe le décret dissolvant le Parlement russe,Eltsine adresse une lettre à son homologue turc, Suleyman Demirel, demandant à releverle plafonddes armes conventionnelles (chars, véhicules blindés, artillerie, avions de combat,hélicoptères offensifs) prévu par le traité de Vienne 79. Ankara répond le 26 que cette

79. Cumhuriyetdu 26 septembre 1993 ; hvestia du 28 septembre 1993 (CD, XLV/39, p. 31-32).

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demande impliquerait la remise en chantier du traité. Il apparaît toutefois que, suite à dessondages entrepris dès le début de l'année auprès des Occidentaux, Eltsine avait adressédes lettres similaires depuis le 19 septembre aux vingt-neufsignataires du traité, demandantnotamment l'accroissementdu nombre des chars dans le Caucase, dont le plafond était fixéà 500. Ce qui inquiète le plus Ankara est qu'Américains et Britanniques n'opposent pasun refus catégorique, comme elle l'aurait souhaité, mais proposent de renvoyer la questiondevant le comité technique bilatéral russo-américain. Il n'en faut pas plus pour que la Tur-quie commence à se demander si le parapluie de l'OTAN lui serait aussi utile que pendantla guerre froide80. Les accords de réinstallation de l'armée russe signés avec la Géorgie enoctobre et le retour prévu en Azerbaïdjan ne sont pas faits pour calmer ses inquiétudes. Demême, la compréhension avec laquelle est accueillie l'opposition de la Russie à l'entréedes pays de l'ex-pacte de Varsovie à l'OTAN semble être l'indication de la volonté occi-dentale de ne pas s'opposer à la récupération à terme par celle-ci de sa traditionnelle zoned'influence stratégique, quitte à conserver un droit de pénétration économique 81.

Six ans de conflits dans le Caucase ont causé de dizaines des milliers de morts et plusd'un million de réfugiés. Au 31 décembre 1993, aucun conflit n'avait été réglé. La totalitédes républiques et des régions autonomes du nord du Caucase — à l'exception notable duDaghestan — était impliquée dans des conflits internes et externes, la Géorgie écarteléecontinuait d'être la proie de troubles civils, l'Arménie et l'Azerbaïdjan se trouvaiententraînés dans un conflit sans fin, le niveau de vie et les indicateurs économiques avaientchuté de plusieurs dizaines de points par rapport à l'époque soviétique.Pis encore, s'y trou-vaientplantées des graines de discorde et de haine, certes léguées par les siècles antérieurs,mais capables de durerpour les siècles à venir. Essayant de secouer le joug d'une idéologieet d'un empire, les peuples du Caucase n'ont pu prendre conscience d'eux-mêmesque parle refus de l'autre. Ils semblent maintenant prêts à sacrifier leur liberté sur l'autel de l'irré-dentisme. Essayant de retrouver son empire, la Russie a su montrer qu'elle pouvait semerle désordre quand et où elle le voulait. Il lui reste maintenant à démontrer qu'elle peut aussiapporter l'ordre sans la répression. Enfin, les Occidentaux se sont bornés à reproduire leursreprésentations, à encourager « leurs » bons, à sermonner « leurs » méchants, pour finir parabandonner cette chose trop compliquée qu'est le Caucase aux mains de ceux qui savents'y reconnaître.

80. Cumhuriyet des 27 et 29 septembre, des 7 et 10 octobre 1993.81. Cf. Suzanne CROW, « Russia Asserts Its Stratégie Agenda», in RFE/RL Research Report, H/50, 17 décembre

1993, p. 1-8.